Là il me donna son coeur
Là il m'enseigna une science pleine de suavité,
Et moi je lui donnai en réalité
Tout ce qui est à moi, sans me rien réserver,
Là je lui promis d'être son Épouse.
Dans cette strophe l'Épouse raconte comment les deux partis,
c'est-à-dire Dieu et elle, se sont données mutuellement dans ce mariage
spirituel. Elle raconte que dans ce cellier intérieur d'amour il y eut union par
échange: Dieu s'est livré à elle en lui donnant désormais librement les trésors
de son amour, et en lui enseignant sa sagesse et ses secrets; de son côté, elle
s'est livrée à lui, en se donnant désormais en fait et tout entière, sans se
rien réserver ni pour elle-même ni pour autrui, en proclamant qu'elle est sienne
à jamais. Elle dit donc ce vers :
Là il me donna son coeur.
Donner à quelqu'un son coeur, c'est lui donner son amour et
son amitié; c'est, en outre, lui découvrir ses secrets comme à un ami. Par ces
paroles: « Là il me donna son coeur », l'âme déclare que Dieu lui a donné son
amour et communiqué ses secrets, car c'est là ce que Dieu fait à l'âme en cet
état. Mais le Seigneur fait encore ce que l'âme dit dans le vers suivant:
Là il m'enseigna une science pleine de suavité.
La science pleine de suavité qui lui a été enseignée, comme
elle le dit, est la théologie mystique, ou science secrète de Dieu; les
personnes spirituelles l'appellent contemplation; elle est pleine de suavité,
car c'est une science qui se fait par l'amour: lui seul est le maître de l'âme
et rend tout savoureux. Dès lors que Dieu communique à l'âme cette science et
cette connaissance dans l'amour par lequel lui-même se communique à l'âme, elle
est pleine de suavité pour l'entendement, étant une science et, pour ce motif,
de son ressort; elle est aussi pleine de suavité pour la volonté, puisqu'elle
s'opère dans l'amour, lequel relève de la volonté. Voilà pourquoi elle ajoute:
Et moi je lui donnai en réalité
Tout ce qui est à moi, sans me rien réserver.
Grâce à ce délicieux breuvage du ciel, l'âme, nous l'avons
dit, s'est enivrée de la divinité d'une manière très libre, elle s'est donnée à
Dieu tout entière avec la plus grande suavité. Son désir a été de lui appartenir
complètement, et de ne jamais souffrir en elle quelque chose qui lui déplaise.
Dans cette union Dieu a opéré en elle cette pureté et cette perfection qui
étaient nécessaires pour cette fin. En la transformant en lui-même, il l'a faite
sienne complètement et il l'a purifiée de tout ce qui déplaisait à son regard.
Voilà pourquoi ce n'est plus seulement par ses désirs, mais encore par ses
oeuvres, que l'âme se donne en fait tout entière à Dieu, sans réserve aucune,
comme Dieu s'est donné librement à elle. De la sorte ces deux volontés, celle de
Dieu et celle de l'âme, se sont payées mutuellement de retour; elles se sont
données réciproquement; elles sont satisfaites l'une de l'autre; aussi elles ne
manqueront pas à la fidélité et au serment des divines épousailles. Ce qui fait
dire encore à l'âme:
Là je lui promis d'être son Épouse.
L'Épouse ne dirige son amour, sa sollicitude et ses oeuvres
que vers son Époux. Ainsi en est-il de l'âme en cet état. Les affections de sa
volonté, les pensées de son entendement, sa sollicitude, ses oeuvres, ses
facultés, tout en un mot chez elle est dirigé vers Dieu, parce qu'elle est comme
toute divinisée; aussi elle n'a même plus de premiers mouvements contre ce
qu'elle croit être la volonté de Dieu. Une âme imparfaite se sent très
ordinairement portée au mal ou à une imperfection, du moins dans ses premiers
mouvements, par l'entendement, la volonté, la mémoire et ses puissances. Au
contraire, l'âme élevée à cet état dont nous parlons est tellement aidée par les
secours du ciel, tellement ferme dans le bien, et si parfaitement orientée dans
la voie parfaite, que d'une façon ordinaire ces mêmes facultés la portent et
l'inclinent naturellement vers Dieu. Voilà ce que David nous fait comprendre
très bien, quand, parlant de l'âme en cet état, il dit: « Est-ce que par hasard
mon âme ne sera pas soumise à Dieu? Si, car c'est de lui que j'attends le salut;
il est mon Dieu et mon Sauveur; il est mon refuge; je ne serai plus ébranlé (Pl.
LXI, 2). » Quand il appelle Dieu son refuge, il signifie que son âme, étant
établie en Dieu et unie à lui, comme nous venons de l'exposer, n'a plus à
craindre désormais le moindre mouvement de ses facultés contre Dieu.
Mon âme s'est employée
Ainsi que toutes mes richesses à son service;
Désormais je ne garde plus de troupeau,
Et je n'ai plus d'autre office:
Ma seule occupation est d'aimer.
Dans la strophe précédente, l'âme ou plutôt l'Épouse a dit
qu'elle s'est donnée à l'Époux tout entière sans se rien réserver; dans la
strophe présente, elle montre de quelle manière elle tient sa promesse.
Désormais son corps et son âme, toutes ses facultés et toute son habileté,
s'emploient non plus à ce qui la concerne elle-même, mais à ce qui regarde la
gloire de son Époux. Elle ne recherche donc plus son propre gain, ni ses goûts
personnels; elle ne s'occupe plus d'autre chose que de Dieu; elle n'a plus de
rapports avec ce qui est étranger ou opposé à Dieu. Même dans ses rapports avec
Dieu, tout se réduit à l'exercice de l'amour. Elle a complètement changé son
ancienne méthode; elle ne s'occupe plus qu'à aimer, comme nous allons le dire
maintenant.
Mon âme s'est employée.
Par cette expression l'âme rappelle le don qu'elle a fait
d'elle-même au Bien-Aimé dans cette union d'amour. C'est là qu'elle s'est dédiée
et consacrée avec toutes ses facultés, c'est-à-dire son entendement, sa volonté
et sa mémoire, au service du Bien-Aimé; elle emploie son entendement à connaître
ce qui importe le plus à la gloire de Dieu et à l'accomplir; elle applique sa
volonté à aimer tout ce qui plaît à Dieu et à se servir de tout pour lui
témoigner son amour. Enfin elle ne se sert de sa mémoire que pour rechercher ce
qui contribue à la gloire de Dieu et ce qui lui sera le plus agréable. C'est le
sens de ce qu'elle dit:
Ainsi que toutes mes richesses à son service.
Par cette expression l'âme entend tout ce qui appartient à la
partie sensitive, et la déclare consacrée également au service de Dieu comme la
partie raisonnable ou spirituelle dont nous avons parlé dans le vers précédent.
Par là elle désigne le corps avec tous ses sens et ses puissances intérieures et
extérieures. Elle désigne, en outre, comme nous l'avons dit, sa capacité
naturelle et raisonnable, à savoir les quatre passions, les facultés naturelles
et spirituelles, ainsi que tous les autres biens que l'âme a déjà consacrés au
service de l'Époux. Car le corps ne s'occupe déjà plus que des choses de Dieu;
les sens intérieurs et extérieurs, l'âme les régit et les gouverne selon Dieu et
fait converger leurs actions vers lui. Quant à ses quatre passions, elles sont
également occupées de Dieu. L'âme n'a plus de joie ni d'espérance qu'en lui;
elle n'a de craintes que de lui, elle ne s'attriste que selon lui. Tous ses
désirs et toutes ses préoccupations ne tendent qu'à lui. Toutes ses facultés, en
un mot, sont tellement appliquées à lui, que même les premiers mouvements de
chacune d'elle se portent à agir en Dieu et pour Dieu; l'entendement, la volonté
et la mémoire se dirigent immédiatement vers lui; les affections, les sens, les
désirs, les facultés, l'espérance, la joie, s'inclinent d'instinct vers lui,
bien que l'âme, je le répète, ne remarque pas qu'elle agit pour lui. Aussi cette
âme agit très souvent pour Dieu, s'occupe de Dieu et de sa gloire sans y penser
et sans s'en souvenir; elle en a tellement l'habitude qu'elle n'a plus besoin de
cette attention et de cette diligence ou de ces actes fervents dont elle faisait
précéder autrefois ses actions. Toutes ses richesses sont donc employées au
service de Dieu de la manière que nous avons exposée, elle jouit nécessairement
aussi de la faveur signalée par le vers suivant:
Désormais je ne garde plus le troupeau.
Ces paroles signifient: Je ne vais plus à la suite de mes
goûts ni de mes désirs. Je les ai fixés en Dieu et je les lui ai consacrés; mon
âme ne les nourrit plus et ne les garde plus pour elle-même. Non contente de
dire qu'elle ne garde plus le troupeau, elle ajoute encore:
Et je n'ai plus d'autre office.
L'âme remplit beaucoup d'offices inutiles avant d'arriver à
faire la donation complète d'elle-même et de toutes ses richesses au Bien-Aimé.
Car, on peut bien le dire, toutes les habitudes imparfaites qu'elle avait,
étaient comme autant d'offices qu'elle remplissait, et qui concernaient ses
paroles, ses pensées ou ses oeuvres; elle était accoutumée à s'en servir d'une
façon qui n'était pas conforme à la perfection. L'âme, en effet, a toujours
quelque tendance vicieuse qu'elle n'achève jamais de surmonter tant qu'elle
n'emploie pas toutes ses facultés au service de Dieu; car alors, nous le
répétons, toutes ses paroles, pensées et oeuvres sont de Dieu; elle ne murmure
plus, son langage est irréprochable et il n'y a plus d'imperfections dans ses
facultés. Elle dit donc: Je ne m'occupe plus, je ne m'entretiens plus des
passe-temps ni de toutes les vanités du monde;
Ma seule occupation est d'aimer.
Voici la signification de ces paroles: Désormais toutes les
puissances et toute l'habileté des facultés de mon âme et de mon corps, que je
consacrais précédemment quelque peu à des choses inutiles, je les emploie à
l'exercice de l'amour. (C'est ici que dit David: Fortitudinem meam ad te
custodiam [ce memebre de phrase est une addition du Saint au manuscrit de
Sanlucar de Barrameda. Cf. t. II, p.7, de l'édition du P. Silverio, Burgos,
1928]: « Je conserverai ma force pour vous [Ps. LVIII, 10] »), c'est-à-dire:
toutes les facultés de mon âme et de mon corps se meuvent par amour; tout ce que
je fais, je le fais par amour; tout ce que je souffre, je le souffre par amour.
Remarquons-le quand l'âme est arrivée à cet état, tout ce
qu'elle accomplit par sa partie spirituelle ou sa partie sensitive, ses actions
comme ses souffrances de quelque façon que ce soit, tout en un mot cause sans
cesse en elle plus d'amour pour Dieu et plus de délices pour lui. L'exercice
même de l'oraison et des rapports avec Dieu, durant lesquels elle se livrait
ordinairement à diverses considérations ou méthodes, est maintenant tout entier
un exercice d'amour. Aussi qu'elle s'occupe du temporel ou du spirituel, elle
peut toujours dire que désormais son unique occupation est d'aimer.
Heureuse vie et heureux état! Heureuse l'âme qui y parvient!
Là tout est désormais substance d'amour, joie et délice du divin Mariage.
L'Épouse peut en toute vérité adresser à l'Époux divin ces paroles de pur amour
qu'elle exprime en ces termes au livre des Cantiques: Omnia poma nova et vetera
servavi tibi: « Tous les fruits nouveaux et anciens, je les ai gardés pour vous
(Cant. VII, 13). » En d'autres termes, ô mon Bien-Aimé, tout ce qui est amer et
pénible je l'accepte par amour pour vous, et tout ce qui est suave et savoureux,
je le veux pour vous. Le sens de ce vers serait donc celui-ci: L'âme en cet état
de Mariage spirituel vit d'une manière ordinaire d'une union d'amour avec Dieu;
sa volonté est pour ainsi dire constamment sous l'influence de l'amour de Dieu.
Si donc sur la place publique
Je ne suis à partir de ce jour ni vue ni rencontrée,
Vous direz que je me suis perdue,
Que marchant comblée d'amour,
Je me suis constituée perdue, et j'ai été gagnée.
Dans cette strophe l'âme répond à un reproche tacite que les
partisans du monde font d'ordinaire à ceux qui se consacrent véritablement à
Dieu. On les accuse d'être exagérés et de se singulariser; on leur reproche leur
séparation du monde et leur manière d'agir; on les traite d'inutiles pour les
affaires d'importance et ne comptant plus pour tout ce que le monde estime et
apprécie. A ces reproches l'âme répond d'une excellente manière; elle se montre
courageuse et intrépide devant cette accusation et envisage de même tout ce que
le monde pourrait lui imputer. Elle est arrivée à posséder au vif l'amour de
Dieu; tout le reste lui importe peu. D'ailleurs elle le proclame elle-même dans
cette strophe; elle se fait un honneur et une gloire d'avoir renoncé à tout ce
que le monde estime et à elle-même par amour pour son Bien-Aimé. L'âme prévient
donc les mondains: s'ils ne la voient plus continuer avec eux ses rapports
d'autrefois, ou se livrer à leurs passe-temps, ils peuvent dire et croire
qu'elle est perdue pour eux et qu'elle n'est plus qu'une étrangère à leur égard.
Elle y voit même un tel bien qu'elle a voulu elle-même se perdre ainsi pour
aller à la recherche de son Bien-Aimé pour lequel elle est embrasée d'amour.
Aussi, afin de leur montrer le gain qu'elle retire de ce qu'ils appellent sa
perte, et qu'on ne la taxe pas de folie ou d'illusion, elle ajoute que cette
perte est devenue son gain et que c'est à dessein qu'elle a voulu cette perte.
Si donc sur la place publique
Je ne suis à partir de ce jour ni vue ni rencontrée.
On appelle généralement place publique un terrain commun où
le peuple a coutume de se réunir pour se reposer et se récréer, et où les
bergers font paître les troupeaux. Or l'âme par ce mot signifie l'univers, où
les mondains ont leurs passe-temps et leurs relations qui sont une pâture pour
le troupeau de leurs passions. L'âme dit donc aux mondains que s'ils ne la
voient plus et ne la trouvent plus sur cette place qu'elle fréquentait
d'ordinaire avant d'être toute à Dieu, qu'ils la regardent comme perdue sous ce
rapport et qu'on se le dise. D'ailleurs elle s'en réjouit elle-même, et son
désir est qu'on le publie, car elle ajoute:
Vous direz que je me suis perdue.
Celui qui aime Dieu ne rougit pas devant les hommes des
oeuvres qu'il fait pour lui; il ne les cache pas comme s'il était confus de les
accomplir, alors même que le monde tout entier devrait les condamner. Car si
quelqu'un rougit de confesser le Fils de Dieu devant les hommes par
l'accomplissement des bonnes oeuvres, le même Fils de Dieu, comme le dit dans
saint Luc, rougira de lui devant son Père (Luc, IX, 26). Aussi l'âme, pleine de
ce courage que lui donne l'amour, se glorifie de ce que l'on voie ses actions
pour son Bien-Aimé et qu'elle est perdue pour tout ce qui est ici-bas. D'où ces
paroles:
Vous direz que je me suis perdue.
Il y a peu de spirituels à montrer tant de hardiesse et de
générosité dans les oeuvres. Sans doute quelques-uns s'imaginent suivre cette
ligne de conduite: ils se croient même du nombre de ceux qui y sont très
avancés, et cependant ils n'arrivent jamais à se perdre en certains points qui
concernent le monde ou leur propre nature; ils n'accomplissent pas pour le
Christ des oeuvres qui soient parfaites et qui annoncent le détachement absolu,
ils sont encore retenus par le qu'en dira-t-on et le respect humain. Aussi ils
ne pourront prononcer ces paroles: Vous direz que je me suis perdue; car ils ne
sont pas perdus à eux-mêmes dans leurs oeuvres; ils rougissent encore de
confesser le Christ par leurs oeuvres devant les hommes; ils sont esclaves du
respect humain; ils ne vivent pas vraiment de la vie du Christ.
Que marchant comblée d'amour.
C'est-à-dire que, tout embrasée d'amour, je pratique toutes
les vertus.
Je me suis constituée perdue et j'ai été gagnée.
L'âme qui est vraiment embrasée d'amour de Dieu se laisse
perdre aussitôt à tout le créé pour se retrouver avec plus de gain dans celui
qu'elle aime. C'est pour cela qu'elle s'est perdue elle-même. Elle l'a fait de
deux manières.
D'abord, elle s'est perdue elle-même, sans faire cas d'elle,
en rien; elle ne songeait qu'au Bien-Aimé, elle s'est consacrée à lui de bon gré
sans rechercher le moindre intérêt personnel, ni le moindre gain. En second
lieu, elle s'est perdue à toutes les choses créées; elle n'en a fait aucun cas,
et n'a estimé que celles qui concernent le Bien-Aimé. Voilà ce qui s'appelle se
perdre, c'est-à-dire manifester le désir d'être gagnée. Ainsi en est-il de celui
qui est embrasé de l'amour de Dieu. Il ne recherche ni salaire ni récompense. Il
n'a d'autre but que de tout perdre et de se perdre lui-même en Dieu; voilà ce
qu'il regarde comme son gain. Et c'est l'exacte vérité, car saint Paul a dit:
Mori lucrum: « Mourir » spirituellement pour le Christ à toutes les choses
d'ici-bas et à moi-même, « voilà mon gain ». C'est pour ce motif que l'âme dit:
J'ai été gagnée, parce que celui qui ne sait pas se perdre ainsi ne sait pas se
gagner; il se perd plutôt, comme le dit Notre-Seigneur dans l'Évangile: « Celui
qui voudra gagner pour lui-même son âme la perdra; celui qui la perdra par amour
pour moi la trouvera (Mat. XVI, 25) ».
Mais si nous voulons entendre ce vers dans un sens plus
spirituel et plus en rapport avec notre sujet, il faut savoir ceci: quand l'âme
progressant dans la voie spirituelle en est arrivée au point d'être perdue à
toutes les méthodes et à tous les moyens naturels dont elle se servait dans ses
rapports avec Dieu; que désormais elle ne le recherche plus par des
considérations, des formes, des sentiments ou autres moyens que lui fournissent
la créature et les sens; quand passant au-dessus de tout cela, elle s'élève
au-dessus de ses propres méthodes et manières d'agir pour traiter avec Dieu et
jouir de lui par la foi et par l'amour, alors on dit qu'elle a vraiment gagné
son Dieu. Car elle s'est vraiment perdue à tout ce qui n'est pas Dieu et à tout
ce qu'elle est en elle-même. (Ce dernier membre de phrase: y a lo que es en si,
est ajouté par le Saint. Cf. t. II, p. 5, édition du P. Silverio).
De fleurs et d'émeraudes
Cueillies dans les fraîches matinées,
Nous ferons des guirlandes
Fleuries dans votre amour
Et tressées par un seul de mes cheveux.
Dans cette strophe l'Épouse s'adresse de nouveau à l'Époux
pour lui parler d'amour et s'y complaire. Elle lui parle de la consolation et
des délices dont elle et le Fils de Dieu jouissent à posséder en commun le
trésor des vertus et des dons qui leur appartiennent. Elle lui parle également
de l'usage qu'ils font de ce trésor en se communiquant mutuellement leur amour.
C'est le sens de ce vers: Nous ferons des guirlandes riches de dons et de
vertus, qui auront été acquises et méritées dans un temps propice et favorable.
Ces guirlandes auront la beauté et la grâce que le Bien-Aimé leur donnera selon
l'amour qu'il porte à son Épouse et celle-ci leur donnera la fermeté et la durée
selon l'amour qu'elle porte au Bien-Aimé. Voilà pourquoi jouir de ces vertus
signifie dans son langage en tresser des guirlandes, parce que toutes réunies
sont comme autant de fleurs mises en guirlandes dont l'Époux et l'Épouse
jouissent dans l'amour mutuel qu'ils se portent.
De fleurs et d'émeraudes.
Les fleurs sont les vertus de l'âme, et les émeraudes sont
les dons qu'elle a reçus de Dieu. Or ces fleurs et ces émeraudes elle les a
Cueillies dans les fraîches matinées.
Cela veut dire : gagnées et acquises au temps de la jeunesse,
représentée par les fraîches matinées de la vie. L'âme dit les avoir cueillies,
car les vertus qui s'acquièrent au temps de la jeunesse sont précieuses et très
agréables à Dieu. C'est l'époque, en effet, où les vices opposent le plus
d'obstacles à leur acquisition et où la nature éprouve le plus d'inclinaison et
de facilité pour les perdre. Pratiquées alors, les vertus sont beaucoup plus
parfaites et précieuses.
Les années de la jeunesse sont appelées de fraîches matinées;
car de même qu'au printemps la fraîcheur du matin est plus agréable que les
autres moments du jour, de même les vertus de la jeunesse sont plus agréables
aux yeux de Dieu que celles des autres périodes de la vie. On peut entendre
encore par ces mots les actes d'amour qui servent à l'acquisition des vertus, et
qui ont plus de charme pour Dieu que les fraîches matinées n'en ont pour les
enfants des hommes. En outre, les oeuvres accomplies dans le temps de la
sécheresse ou de l'aridité spirituelle sont symbolisées par la fraîcheur des
matinées de l'hiver; ces oeuvres exécutées pour Dieu sont très méritoires à ses
yeux. L'âme est alors admirablement disposée pour acquérir les vertus et les
dons. Les vertus acquises au milieu de ces difficultés et de ces épreuves sont
d'ordinaire plus précieuses, plus achevées et plus solides que celles qui ne
s'acquièrent qu'au milieu des jouissances et des consolations spirituelles; car
en effet la vertu prend racine dans l'âme, au temps de la sécheresse, des
difficultés, des épreuves ou des tentations. Dieu nous l'affirme par l'organe de
saint Paul: Virtus in infirmitate perficitur: « La vertu se perfectionne dans
l'infirmité (II Cor. XII, 9). » Aussi pour rehausser l'excellence des vertus qui
sont destinées à tresser des guirlandes pour le Bien-Aimé, est-il dit fort à
propos qu'elles ont été
Cueillies dans les fraîches matinées.
Car ce qui plaît beaucoup au Bien-Aimé, ce ne sont pas les
vertus imparfaites, mais seulement les fleurs et les émeraudes, vrais symboles
des vertus comme aussi des dons choisis et parfaits. Voilà pourquoi l'âme,
Épouse du Fils de Dieu, déclare pour lui :
Nous ferons des guirlandes.
Pour comprendre ce vers, il faut savoir que toutes les vertus
et tous les dons que l'âme possède en elle-même conjointement avec Dieu sont en
elle comme une guirlande de fleurs variées qui lui confère une beauté admirable,
comme ferait un vêtement de splendide variété.
Le vers se comprendra mieux encore par une comparaison: Voyez
les fleurs naturelles, on les cueille les unes après les autres, et au fur et à
mesure on en forme une guirlande. Aussi en est-il des fleurs spirituelles des
vertus et des dons; elles s'acquièrent peu à peu; mais au fur et à mesure elles
se fixent dans l'âme. Une fois leur acquisition terminée, la guirlande de
perfection est achevée. L'âme et l'Époux se réjouissent de la beauté et de
l'éclat qu'elle leur a procurés; c'est alors l'état de perfection. Telles sont,
dit-elle, les guirlandes que l'âme doit tresser avec l'Époux. Elle doit
s'envelopper et se ceindre de cette variété de fleurs et d'émeraudes,
c'est-à-dire de vertus et de dons à l'état parfait, afin que, revêtue de ces
beaux et précieux ornements, elle soit digne de paraître devant le Roi, mérite
qu'il la traite comme son égale, et la place à sa droite comme une reine. Ce qui
lui a valu cet honneur, c'est l'éclat incomparable de sa parure. Aussi David,
s'adressant au Christ dans un cas semblable, a dit: Astitit regina a dextris
tuis in vestitu deaurato, circumdata varietate: « La reine s'est assise à votre
droite, toute couverte d'or et resplendissante de beauté (Ps. XLIV, 10). » En
d'autres termes: Elle s'est placée à votre droite, revêtue d'un amour parfait et
toute resplendissante de dons et de vertus à l'état parfait. Elle ne dit pas: Je
serai seule à faire les guirlandes, et mon Époux ne sera pas non plus seul à les
tresser; mais: Nous les tresserons tous les deux ensemble. L'âme, en effet, ne
peut pas, à elle seule et sans le secours de Dieu, pratiquer et acquérir; de
même Dieu ne les produit pas seul en elle et sans son concours. Saint Jacques a
dit, il est vrai, que « tout don excellent, tout don parfait vient d'en haut et
descend du Père des lumières (Jac. I, 17) »; néanmoins, pour recevoir ces
grâces, l'âme doit s'y préparer et apporter sa coopération. Aussi l'Épouse
dit-elle à l'Époux au livre des Cantiques: Trahe me post te; curremus in odorem:
« Attirez-moi à votre suite, et nous courrons (Cant. I, 3). » Cela signifie que
le mouvement vers le bien doit venir de Dieu seul, comme on le donne à entendre
ici; mais, dit l'Épouse, l'action de courir vient ni de lui seul, ni d'elle
seule; elle est commune à tous les deux; elle est l'oeuvre de Dieu et l'œuvre de
l'âme tout à la fois.
Ce petit vers s'applique d'une manière très appropriée à
l'Église et au Christ. L'Église, son Épouse, s'adresse à lui et lui dit: Nous
ferons des guirlandes. Par ce mot elle entend toutes les âmes saintes que le
Christ doit engendrer dans l'Église; car chaque âme est comme une guirlande tout
ornée de fleurs, c'est-à-dire de vertus et de dons; de plus, toutes ces âmes
réunies sont à leur tour une guirlande qui orne la tête du Christ son Époux.
Ces magnifiques guirlandes peuvent encore signifier ce qu'on
appelle les auréoles qui sont formées par le Christ et son Église et qui sont de
trois sortes. La première est composée de belles et blanches fleurs de toutes
les Vierges, chacune avec son auréole de virginité; toutes ensemble réunies ne
font qu'une auréole qui ornera la tête du Christ leur Époux. La seconde est
celle des resplendissantes fleurs des saints Docteurs; chacun d'eux aura son
auréole particulière, et tous réunis formeront une auréole qui ornera le front
du Christ au-dessus de l'auréole des vierges. Enfin la troisième est celle des
oeillets empourprés des Martyrs; chacun d'eux aura son auréole spéciale, et tous
ensemble donneront la dernière perfection à l'auréole du Christ, leur Époux.
Orné de ces trois auréoles, le Christ-Époux apparaîtra si éclatant de beauté et
de grâce que tous les habitants du ciel s'écrieront, comme l'Épouse du livre des
Cantiques: « Sortez, fille de Sion, venez voir le roi Salomon portant le diadème
dont sa mère l'a couronné le jour de ses noces, le jour qui a été rempli
d'allégresse pour son coeur. » C'est là ce que dit l'âme dans le vers: Nous
ferons des guirlandes
Fleuries dans votre amour.
La fleur des bonnes oeuvres et des vertus, c'est la grâce et
la vigueur qu'elles reçoivent de l'amour de Dieu. Sans lui non seulement elles
ne donneraient pas de fleurs; mais elles seraient sèches et sans valeur devant
Dieu, alors même qu'elles seraient parfaites au point de vue humain. Mais dès
que Dieu communique sa grâce et son amour, les oeuvres fleurissent en son amour.
Et tressées par un seul de mes cheveux.
Ce cheveu signifie la volonté de l'âme et l'amour qu'elle
porte au Bien-Aimé; cet amour remplit dans l'ordre surnaturel le même office que
le fil dans une guirlande; de même que le fil enlace et retient les fleurs d'une
guirlande, ainsi l'amour de l'âme enlace, fixe en elle les vertus et les y
soutient. Saint Paul, en effet, nous dit: « La charité est le lien de la
perfection (Col. III, 14). » Les vertus et les dons surnaturels sont dans une
dépendance tellement nécessaire de l'amour, que si cet amour vient à manquer par
suite de quelque offense contre Dieu, toutes les vertus se séparent de l'âme
aussitôt et disparaissent, comme les fleurs de la guirlande tombent dès que le
fil qui les retenait est rompu. Il ne suffit donc pas que Dieu nous aime pour
nous donner des vertus; il faut que nous l'aimions de notre côté, pour les
recevoir et les conserver.
L'âme parle d'un seul de ses cheveux et non pas de plusieurs.
Elle veut nous faire comprendre que sa volonté est uniquement pour le Bien-Aimé,
et qu'elle est détachée de tous les autres cheveux, c'est-à-dire de tous les
amours étrangers et opposés à Dieu. Elle rehausse ainsi la valeur et le prix de
ces guirlandes de vertus dont elle parle; lorsque l'amour en effet se porte
uniquement et tout entier vers Dieu, comme elle le déclare ici, les vertus, de
leur côté, sont parfaites, achevées et toutes fleuries sous l'influence de
l'amour divin; car Dieu arme alors l'âme d'un amour inestimable, comme elle le
proclame dans la strophe suivante.
Ce seul cheveu
Que vous avez vu voler sur mon cou,
Que vous avez considéré sur mon cou,
Vous a retenu prisonnier,
Et un seul de mes yeux vous a blessé.
L'âme veut nous apprendre trois choses dans cette strophe:
Tout d'abord que l'amour qui enlace les vertus n'est autre que l'amour fort; car
en vérité il doit être tel pour les conserver. En second lieu, elle nous dit que
Dieu a la plus haute estime pour ce cheveu qui symbolise un amour unique et
fort. Troisièmement, l'ardent amour dont Dieu s'est épris pour elle naît de la
vue de la pureté et de la fermeté de sa foi.
Ce seul cheveu
Que vous avez vu voler sur mon cou.
Le cou est le symbole de la force. C'est là, dit l'âme, que
volait le cheveu de l'amour, qui est un amour fort servant à tresser les vertus
entre elles. Il ne suffit pas que cet amour serve uniquement à conserver les
vertus; il faut encore qu'il soit fort afin qu'aucun vice contraire ne puisse
porter la moindre atteinte à la guirlande de ses perfections, car les vertus
sont si bien reliées entre elles par ce cheveu de l'amour, que si l'une d'elles
vient à se détacher, toutes les autres disparaissent immédiatement, comme nous
l'avons dit. Les vertus, en effet, ont cela de particulier que là où l'une
d'elles existe, se trouvent également toutes les autres, et par contre, là où il
en manque une, toutes les autres manqueront également.
L'âme dit donc que le cheveu volait sur son cou; car, grâce à
cette vigueur (symbolisée par le cou) cet amour vole vers Dieu avec grande force
et agilité, sans se fixer à rien de créé. De même que le vent fait mouvoir le
cheveu sur le cou et l'agite, de même le souffle de l'Esprit-Saint meut et agite
l'amour fort pour qu'il prenne son essor vers Dieu; car sans ce divin souffle
qui excite les puissances de l'âme à l'exercice de l'amour divin, les vertus,
tout en étant dans l'âme, n'agissent pas et ne produisent aucun effet.
En ajoutant que le Bien-Aimé a considéré ce cheveu qui volait
sur son cou, l'âme , l'âme montre quelle estime Dieu fait de l'amour fort; car
le mot « considéré » signifie regarder d'une manière toute particulière, avec
attention et estime, ce que l'on a sous les yeux. Or l'amour fort attire
puissamment le regard de Dieu. (Quand il est faible, Dieu ne considère pas le
cou [cette dernière phrase est ajoutée en marge par le saint, t. II, p. 30:
cuando està flaco el amour, no le mira a el cuello]). L'âme continue:
Que vous avez considéré sur mon cou.
D'après ces paroles Dieu non seulement apprécie et estime cet
amour, mais il l'aime, parce qu'il l'a trouvé fort; car lorsque Dieu regarde,
c'est, comme nous l'avons dit, qu'il apprécie ce qu'il regarde. L'âme répète
dans ce vers le mot cou et dit en parlant du cheveu. Vous l'avez regardé sur mon
cou; car, ainsi qu'on l'a dit, c'est là le motif pour lequel le Bien-Aimé a
porté l'amour le plus vif à cet amour symbolisé par le cheveu. Il a vu que
c'était un amour fort. L'âme semble donc dire: Vous avez aimé cet amour en le
voyant (le Saint a ajouté entre les lignes: viendole, en le voyant) fort, exempt
de pusillanimité et de crainte; il était détaché de tout autre amour, son essor
enfin était agile et plein de ferveur. Aussi l'âme ajoute:
Et il vous a retenu prisonnier.
O merveille digne d'exciter notre admiration et notre joie!
Un dieu retenu prisonnier par un cheveu! Le motif pour lequel il a été fait si
heureusement prisonnier, c'est, avons-nous dit, qu'il s'est arrêté à regarder,
ce qui équivaut à dire qu'il a aimé la bassesse de notre nature; car si dans sa
grande miséricorde, il ne nous regardait pas et ne nous aimait pas le premier (I
Jean, IV, 10), dit saint Jean, et ne s'abaissait pas, le vol du cheveu de notre
misérable amour n'aurait aucune prise sur lui; il ne s'élèverait pas assez haut
pour captiver cet Oiseau divin qui prend ses ébats dans les hauteurs. Mais comme
il s'est abaissé pour nous regarder, provoquer notre vol, et le faire plus élevé
en rendant notre amour plus fort, il s'est pris lui-même au vol de notre amour;
il y a mis son contentement et sa joie, et il est demeuré prisonnier. Voilà ce
que l'âme veut dire par ces paroles: Vous l'avez vu voler sur mon cou, et il
vous a retenu prisonnier.
Ainsi pouvons-nous croire que l'oiseau au vol bas puisse
faire prisonnier l'aigle royal au vol sublime qui descend vers lui pour se faire
prendre.
Et un seul de mes yeux vous a blessé.
Par œil, l'âme entend la foi. Elle nous parle d'un seul de
ses yeux et ajoute qu'il a blessé le Bien-Aimé; car si la foi et la fidélité de
l'âme à l'égard de Dieu n'était pas simple, mais se mêlait à quelque respect
humain ou à quelque considération terrestre, elle n'arriverait pas à faire à
Dieu une blessure d'amour. Il ne doit donc y avoir qu'un seul oeil pour blesser
d'amour le Bien-Aimé, comme un seul cheveu pour le faire prisonnier. Or l'amour
que le Bien-Aimé porte à l'Épouse est très fort quand il voit en elle cette
fidélité unique, et il est épris d'elle en voyant un seul cheveu de son amour,
mais c'est par le seul oeil de sa foi qu'il en devient le captif; vu la
tendresse pleine d'affection qu'il lui porte et qui l'incline vers elle, il se
sent alors blessé d'amour, et voilà pourquoi il l'introduit plus profondément
dans les abîmes de sa charité.
Cette comparaison du cheveu et de l'oeil nous est donnée par
l'Époux du livre des Cantiques, lorsqu'il dit en s'adressant à l'Épouse: « Vous
avez blessé mon coeur, ma soeur, vous avez blessé mon coeur par un seul de vos
yeux, par un seul cheveu de votre cou (Cant. IV, 9) ». Par deux fois il dit que
son coeur a été blessé, d'abord par un de ses yeux et ensuite par un de ses
cheveux. Voilà pourquoi l'âme parle de l'un et de l'autre dans la strophe, comme
pour remercier le Bien-Aimé et lui rendre grâces d'une si haute faveur. Elle le
fait aussi pour montrer quelle joie et quelle jubilation lui cause le bonheur
d'avoir plu à son Bien-Aimé. Voilà pourquoi elle lui en attribue toute la gloire
dans la strophe suivante quand elle dit :
|