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Chapitre septième
Peu après son arrivée à Salamanque, comme il faisait
oraison dans une église, une dévote le reconnut pour un membre de la compagnie
qu¹il avait formée, car ses quatre compagnons étaient sur place depuis quelques
jours. Elle lui demanda son nom et le conduisit à la demeure de ses amis. Quand,
à Alcalà, on leur avait imposé, par sentence, de s¹habiller comme des étudiants,
le Pèlerin avait déclaré : « Lorsque vous nous avez ordonné de teindre nos
vêtements, nous l¹avons fait mais à présent, votre ordre, nous ne pouvons
l¹exécuter parce que nous n¹avons pas de quoi acheter de nouveaux habits. » Et
alors, le Vicaire en personne les avait pourvus de vêtements et de bonnets et de
tout ce qui convient à des étudiants. C¹est habillés de cette manière-là qu¹ils
étaient partis d¹Alcalà.
Le Pèlerin avait pour confesseur à Salamanque un religieux
dominicain de Saint Étienne. Dix ou douze jours après son arrivée le confesseur
lui dit : « Des Pères de la maison voudraient vous parler. » Il répondit : « Au
nom de Dieu, j¹irai. ‹ Eh bien, dit le confesseur, il serait bon que vous veniez
déjeuner ici dimanche. Mais, je vous en avertis, ils voudront savoir sur vous
beaucoup de choses. »
Il y alla donc le dimanche avec Calixto.
Après le repas, le Sous-Prieur, en l¹absence du Père Prieur, s¹en fut, en
compagnie du confesseur et, je crois, d¹un autre Père, dans une chapelle, avec
les deux invités. Le Sous-Prieur se mit à leur dire, avec beaucoup d¹affabilité,
combien les informations qu¹ils avaient sur leur vie et sur leurs m¦urs étaient
bonnes (ainsi donc ils allaient prêchant, à la façon des Apôtres !), mais qu¹ils
seraient fort aise d¹être renseignés sur toutes ces choses de façon plus
particulière. Et il commença par demander quelles avaient été leurs études. Le
Pèlerin répondit : « De nous tous, c¹est moi qui ai étudié le plus », et il leur
rendit compte clairement du peu de choses qu¹il avait appris et sur quelle
médiocre base. « Eh bien, dites-moi maintenant ce que vous prêchez ! ‹ Nous
autres, répondit le Pèlerin, nous ne prêchons pas, sauf que nous parlons
familièrement, avec quelques personnes, des choses de Dieu, ainsi après le
repas, avec certaines gens qui nous invitent. Mais, demanda le Père, de quelles
choses de Dieu parlez-vous ? Voilà ce que nous voudrions savoir ! Nous parlons,
dit le Pèlerin, tantôt d¹une vertu, tantôt d¹une autre, et en la louant ; tantôt
d¹un vice, tantôt d¹un autre, et en le réprouvant. ‹ Vous n¹êtes pas instruits,
sa houppelande à un pauvre prêtre. Le Père dit alors entre ses dents, en signe
de désapprobation : « Charitas incipit a seipso (34). »
Mais il faut revenir à l¹affaire. Donc, le Sous-Prieur ne pouvant tirer du
Pèlerin d¹autres paroles que celles-là, lui dit : « Eh bien ! vous resterez ici.
Nous saurons faire en sorte que vous nous disiez tout. » Et, sur-le-champ, les
Pères se retirent, non sans quelque hâte. Auparavant le Pèlerin avait demandé si
son compagnon et lui devaient rester dans cette chapelle, ou, sinon, qu¹on leur
indiquât où il leur fallait rester. Le Sous-Prieur répondit qu¹ils resteraient
dans la chapelle.
Immédiatement les moines firent fermer toutes les portes et conférèrent, à ce
qu¹il semble, avec les juges. Cependant les deux compagnons restèrent dans le
couvent trois jours sans que rien ne leur fût transmis de la part de la justice.
Ils mangeaient au réfectoire avec les moines.
Leur chambre était presque toujours pleine de moines qui venaient les voir.
Le Pèlerin tenait sans cesse les propos qu¹il avait coutume de tenir, si bien
qu¹entre les visiteurs il se fit comme une répartition ; il y en avait beaucoup
qui se montraient affectés par son sort.
Au bout des trois jours vint un greffier aussi les emmena
en prison. On ne les mit pas avec les malfaiteurs, en bas, mais dans un logement
du haut, lequel, étant vétuste et inhabité, se trouvait très sale. On les
attacha tous les deux à la même chaîne, chacun par un pied et la chaîne était
attachée elle-même à un poteau qui se trouvait au milieu du logis. Elle avait
pour longueur de dix à treize palmez (35). Chaque fois que l¹un d¹eux voulait
faire quelque chose, il fallait que l¹autre l¹accompagnât. Toute cette nuit-là
ils la passèrent à veiller. Le lendemain, quand on apprit dans la ville leur
incarcération, on leur fit parvenir à la prison de la literie et tout ce qu¹il
fallait, en abondance. Et sans cesse beaucoup de gens venaient les visiter et le
Pèlerin continuait son ministère en parlant de Dieu, etc.
La bachelier Frias vint les interroger chacun à part et le Pèlerin lui donna
tous ses papiers c¹étaient les Exercices spirituels pour qu¹il les examinât.
Comme on leur demandait s¹ils avaient des compagnons, ils répondirent que oui et
dirent où ils étaient. Tout de suite on y alla sur l¹ordre du bachelier et l¹on
amena à la prison Caceres et Arteaga, mais on laissa Juanico lequel, ensuite, se
fit moine. Cependant on ne les mit pas en haut comme les autres, mais en bas, où
se trouvaient les prisonniers de droit commun. Cette fois le Pèlerin voulut
encore moins prendre avocat ni assistant judiciaire.
Quelques jours plus tard il fut convoqué devant quatre juges, les trois
docteurs Sanctisidoro, Paravinhas et Frias. Le quatrième était le bachelier
Frias. Tous avaient déjà vu les Exercies. Ils lui posèrent de nombreuses
questions non seulement à propos des Exercices mais sur la théologie, sur les
articles, par exemple, de la Trinité, et du Saint Sacrement, pour savoir comment
il les comprenait. Il s¹excusa d¹abord par sa déclaration préliminaire (36).
Cependant, sur l¹ordre des juges, il parla, et de telle manière qu¹ils ne
trouvèrent rien à lui reprocher. Le bachelier Frias qui, en ces sortes de
choses, s¹était montré toujours plus sévère que les autres lui soumit encore un
cas de droit canon. À toutes les questions posées il fut obligé de répondre mais
chaque fois il déclarait d¹abord qu¹il ne savait pas ce que disaient les
docteurs sur ces problèmes. Ensuite ils lui enjoignirent d¹expliquer le premier
commandement comme il avait l¹habitude de l¹expliquer. Il se mit à le faire et
s¹y arrêta tellement, dit tant de choses sur le premier commandement qu¹ils
n¹eurent guère envie de lui en demander plus. Auparavant, quand ils lui avaient
parlé des Exercices ils avaient beaucoup insisté sur un point, un seul et qui se
trouve au début : « Quand une pensée est-elle péché véniel et quand péché mortel
? » Ils s¹inquiétaient de le voir, n¹étant pas instruit, décider sur ce point.
Il leur avait répondu : « Si j¹ai dit la vérité ou non, c¹est votre affaire de
le déterminer. Et si ce n¹est pas la vérité, condamnez ce que je dis. » À la
fin, sans rien condamner, ils s¹en allèrent.
Parmi les nombreuses personnes qui vinrent lui parler dans la prison il se
trouva un jour don Francisco de Mendoza, maintenant cardinal de Burgos,
accompagné du bachelier Frias. Il lui demanda familièrement comment il se
trouvait dans cette prison et s¹il lui pesait d¹être captif. Il répondit : « Je
vous dirai ce que j¹ai dit aujourd'hui à une dame qui m¹adressait des paroles de
pitié à me voir détenu : en cela vous montrez que vous ne désirez pas être
incarcérée pour l¹amour de Dieu.
Et puis est-ce que la prison vous paraît être un si grand mal ? Eh bien, moi, je
vous assure qu¹il n¹y a pas à Salamanque d¹anneaux de fer et de chaînes en
quantité telle que je n¹en désire davantage pour l¹amour de Dieu. »
Il arriva, en ce temps-là, que les internés de la prison s¹enfuirent tous et
que les deux Compagnons qui se trouvaient avec eux ne s¹enfuirent pas. Quand, au
matin, ils furent trouvés fuirent pas. Quand, au matin, ils furent trouvés
devant les portes ouvertes, eux seuls, sans personne d¹autre, cela donna
beaucoup d¹édification à tout le monde et fit beaucoup de rumeur par la ville.
Immédiatement on leur donna tout un palais, qui était proche de là, pour prison.
Il y avait vingt-deux jours qu¹ils étaient détenus quand on les appela pour
entendre la sentence : on n¹avait trouvé aucune erreur ni dans leur vie ni dans
leur doctrine. Ils pourraient donc faire comme ils faisaient auparavant,
enseignant le catéchisme et parlant des choses de Dieu, à condition de ne jamais
définir : « cela est péché mortel » ou : « cela est péché véniel », à moins que
quatre années ne se soient écoulées, pendant lesquelles ils auraient encore
étudié. Cette sentence une fois lue, les juges leur montrèrent beaucoup
d¹affection, comme s¹ils désiraient qu¹elle fût acceptée. Le Pèlerin déclara
qu¹il ne l¹accepterait pas, étant donné que, sans le condamner en aucune chose,
on lui fermait la bouche afin qu¹il n¹aidât plus son prochain dans la mesure où
il le pouvait. Le docteur Frias qui se montrait très affecté, eut beau insister,
le Pèlerin se contenta de dire qu¹il ferait ce qu¹on lui commandait, tant qu¹il
se trouverait dans la juridiction de Salamanque. Immédiatement après ils furent
tirés de prison et lui, se mit à recommander à Dieu et à méditer la décision
qu¹il devait prendre. Il trouvait de grandes difficultés à rester à Salamanque.
En effet il lui semblait que s¹il voulait se rendre utile aux âmes la porte lui
était fermée par cette interdiction de définir ce qui relevait du péché mortel
ou du péché véniel. Et c¹est ainsi qu¹il résolut d¹aller à Paris pour étudier.
Quand le Pèlerin, à Barcelone, se demandait s¹il étudierait et combien de
temps, tout le problème pour lui était de savoir si, après avoir étudié, il
entrerait en religion ou s¹en irait à travers le monde. Quand l¹idée lui venait
d¹entrer dans un Ordre, il pensait tout de suite à en choisir un corrompu et peu
réformé, voulant y entrer pour en souffrir davantage. Il pensait également que
Dieu, sans doute, porterait secours aux moines. Et Dieu aussi lui donnait grande
confiance : il supporterait toutes les avanies et injures qu¹on lui ferait
subir.
Au temps de son incarcération à Salamanque, il n¹avait pas manqué d¹éprouver
ces mêmes désirs d¹aider les âmes et, dans ce dessein, de poursuivre d¹abord ses
études, de grouper aussi quelques Compagnon animés de la même intention, tout en
conservant ceux qu¹il avait. Il convint avec ces derniers, après avoir résolu
d¹aller à Paris, qu¹ils l¹attendraient sur place et qu¹il partirait seul pour
voir s¹il trouverait là-bas quelque moyen de leur permettre d¹étudier.
Beaucoup de personnes importantes insistèrent auprès de lui pour qu¹il ne
partît pas mais elles ne purent le convaincre. À peine quinze ou vingt jours
après sa sortie de prison, il s¹en alla, tout seul, en emportant quelques livres
sur un petit âne. Quand il fut arrivé à Barcelone, tous ceux qui le
connaissaient le dissuadèrent de passer en France à cause des grandes guerres
qui s¹y livraient. On lui racontait des exemples très précis et on allait même
jusqu¹à lui dire que l¹on embrochait là-bas les Espagnols. Mais jamais il
n¹éprouva aucune sorte de crainte.
Chapitre huitième
Et ainsi il partit pour Paris, seul et à pied. Il arriva
au mois de février, environ, et, selon ce qu¹il me raconta, ce fut en l¹année
1528 ou 1527*. [*Tandis qu¹il était prisonnier à Alcalà naquit le prince
d¹Espagne, par là on peut situer dans le temps tous ces évènements, même ceux du
passé (37).]. Il s¹installa dans une maison où se trouvaient des Espagnols et il
alla étudier les Humanités à Montaigu, voici pourquoi : on l¹avait fait avancer
dans ses études avec tant de hâte qu¹il se trouvait fort dépourvu de bases. Il
se mit à étudier avec les jeunes enfants selon la méthode et le programme en
usage à Paris.
En échange d¹une lettre de crédit qu¹on lui avait donnée à Barcelone, un
marchand lui paya, dès son arrivée à Paris, vingt-cinq écus. Il les confia à
l¹un des Espagnols de l¹auberge où il était descendu, lequel, en peu de temps,
les dépensa et fut incapable de les rembourser. Aussi le Carême passé, le
Pèlerin n¹avait plus rien de son pécule, à la fois parce qu¹il l¹avait entamé un
peu lui-même et pour la raison qui vient d¹être dite. Il fut contraint de
mendier et même de quitter la maison où il habitait.
Il fut recueilli à l¹hôpital Saint-Jacques au-delà des Innocents (38). Il en
éprouvait une grande incommodité pour ses études parce que l¹hôpital était à une
bonne distance du collège Montaigu et qu¹il lui fallait, pour trouver la porte
ouverte, arriver le soir au premier coup de l'Angélus et ne sortir, le matin,
qu¹au jour. Dans ces conditions il ne pouvait pas fréquenter les cours aussi
bien qu¹il aurait dû. Il éprouvait aussi une autre gêne du fait qu¹il devait
demander l¹aumône pour substituer.
Comme depuis près de cinq ans ses douleurs d¹estomac avaient cessé, il s¹était
remis à pratiquer de plus grandes pénitences et abstinences. Ayant mené quelque
temps cette vie d¹hôpital et de mendicité et voyant qu¹il ne faisait guère de
progrès dans ses études, il se mit à réfléchir sur ce qu¹il devait faire. Voyant
que certains étudiants servaient, dans les collèges, de domestiques à certains
régents et avaient le temps d¹étudier, il résolut de chercher un maître.
Il se livrait en soi-même à une considération et à un
projet ‹ où il trouvait consolation ‹ qui étaient d¹imaginer que son maître
serait le Christ. Et à l¹un des écoliers en pension chez ce maître il donnerait
le nom de saint Pierre et à un autre celui de saint Jean et ainsi de suite pour
chacun des Apôtres. « Quand le maître me donnera un ordre, je penserai que c¹est
le Christ qui me le donne et quand ce sera un autre je penserai que c¹est saint
Pierre. » Il mit beaucoup de diligence à trouver un poste de serviteur, il en
parla d¹une part au bachelier Castro et aussi à un moine du couvent des
Chartreux qui connaissait beaucoup de régents, et à d¹autres personnes
également. Jamais il ne leur fut possible de lui trouver un maître.
À la fin, comme il n¹avait pas obtenu de solution, un moine espagnol lui
suggéra qu¹il serait préférable pour lui d¹aller chaque année dans les Flandres,
d¹y perdre deux mois, peut-être moins, afin d¹en rapporter de quoi pouvoir
étudier tout le reste de l¹année (39). Cette solution, après qu¹il l¹eut
recommandée à Dieu, lui parut bonne. Mettant à profit ce conseil, il rapportait
chaque année des Flandres de quoi subsister médiocrement. Une fois il passa en
Angleterre et il y recueillit plus d¹aumônes que d¹habitude ailleurs, les autres
années.
Revenu pour la première fois des Flandres, il se mit, avec plus d¹intensité
que de coutume, à se livrer à des entretiens spirituels : il donnait en même
temps les Exercices à trois disciples, à savoir à Peralta, au bachelier Castro,
qui était en Sorbonne, et à un Biscayen qui était à Sainte-Barbe et qui
s¹appelait Amador. Tous trois firent de grands changements dans leur vie et tout
de suite ils donnèrent tout ce qu¹ils avaient à des pauvres, même leurs livres.
Ils se mirent à demander l¹aumône à travers Paris et ils s¹en allèrent loger à
l¹hôpital Saint-Jacques où le Pèlerin avait habité auparavant et qu¹il avait
quitté pour les raisons indiquées ci-dessus. Cela fit grand tapage dans
l¹Université parce que les deux premiers étaient des personnes en vue et très
connues. Tout de suite, les Espagnols se mirent à livrer bataille aux deux
maîtres et, ne pouvant les convaincre de revenir à l¹Université, en dépit de
leurs raisonnements et arguments nombreux, ils se rendirent un jour, en force et
l¹arme à la main, à Saint-Jacques, et ils les tirèrent de l¹hôpital.
Les ayant ramenés à l¹Université ils conclurent avec eux
l¹arrangement que voici : après qu¹ils auront achevé leurs études ils pousseront
plus avant la réalisation de leurs projets. Le bachelier Castro se rendit dans
la suite en Espagne, prêcha quelque temps à Burgos et se fit moine chartreux à
Valence. Peralta partit pour Jérusalem à pied, par un capitaine, un de ses
parents ; lequel trouva le moyen de le conduire au pape et fit en sorte qu¹on
lui ordonnât de retourner en Espagne. Ces faits se passèrent non pas tout de
suite mais quelques années plus tard.
De grands murmures s¹élevèrent dans Paris, surtout parmi les Espagnols,
contre le Pèlerin. Notre Maître de Gouvea, disant qu¹il avait rendu fou Amador,
étudiant de son collège, annonça qu¹il prenait la décision suivante : la
première fois que le Pèlerin viendrait à Sainte-Barbe, il lui ferait donner une
salle en tant que séducteur des écoliers (40).
L¹Espagnol en compagnie duquel il avait vécu au début de
son séjour et qui avait dépensé son argent sans le rembourser, partit pour
l¹Espagne, via Rouen. Comme il attendait à Rouen le passage sur un bateau, il
tomba malade. Le Pèlerin sut la chose par une lettre que l¹autre lui envoya et
le désir lui vint d¹aller rendre visite au malheureux et de l¹aider. Il pensait
aussi que dans cette circonstance il pourrait le gagner afin que, laissant le
monde, il se livrât tout à fait au service de Dieu.
Et pour pouvoir réussir, il eut le désir de faire les 28 lieues qu¹il y a de
Paris à Rouen, à pied déchaussé, sans manger ni boire. Faisant oraison à ce
propos, il se sentait très craintif. À la fin il se rendit à Saint-Dominique et
là il résolut d¹aller à Rouen de la manière susdite. Déjà s¹était dissipée la
grande peur qu¹il avait eue de tenter Dieu.
Le jour suivant, au matin, jour où il devait partir, il se leva de bonne
heure et, tandis qu¹il commençait de s¹habiller, il lui vint une frayeur si
grande qu¹il avait presque l¹impression de ne pouvoir s¹habiller jusqu¹au bout.
En dépit de cette répugnance, il sortit de la maison, et de la ville également,
avant qu¹il ne fît bien jour. Cependant sa peur durait sans cesse. Elle le
poursuivit jusqu¹à Argenteuil qui est un bourg à trois lieues de Paris en
direction de Rouen et où se trouve, dit-on, la tunique de Notre Seigneur (41).
Ayant traversé ce bourg dans ce tourment spirituel, il monta sur une hauteur et
là son angoisse commença de se dissiper. Il lui vint une grande consolation et
une énergie spirituelle accompagnées de tant d¹allégresse qu¹il se mit à crier
au milieu des champs et à parler avec Dieu, etc. Il fut hébergé ce soir-là, avec
un pauvre mendiant, dans un hôpital, ayant parcouru durant le jour quatorze
lieues. Le lendemain il logea dans un hangar à paille. Le troisième jour il
arriva à Rouen. Pendant tout ce temps il resta sans manger ni boire et pieds
nus, comme il avait décidé. À Rouen, il réconforta le malade et l¹aida à
s¹embarquer pour l¹Espagne. Il lui donna des lettres, l¹adressant aux compagnons
qui étaient à Salamanque, c¹est-à-dire Clixto, Cacérès et Arteaga.
Pour ne plus avoir à parler de ces compagnons, disons quel fut leur sort :
tandis que le Pèlerin était à Paris, il leur écrivait souvent, selon l¹accord
qu¹ils avaient conclu, et il leur avait signalé le peu de commodité qu¹il
trouvait de les faire venir à Paris pour leurs études. Cependant il imagina
d¹écrire à Doña Leonor de Mascarenhas (42) d¹aider Calixto en lui donnant des
lettres pour la Cour du roi de Portugal des lettres pour la Cour du roi de
Portugal afin qu¹il pût obtenir une des bourses que ce roi donnait pour Paris.
Doña Leonor fournit ces lettres à Calixto, lui offrit une mule sur laquelle il
pût voyager et une peite somme pour ses dépenses. Calixto alla à la Cour du roi
de Portugal mais à la fin il ne se rendit pas à Paris. Il préféra retourner en
Espagne et partir ensuite pour les Indes de l¹Empereur (43) en compagnie d¹une
béate. Puis, rentré en Espagne, il repartit pour ces mêmes Indes et revint riche
en Espagne, émerveillant, à Salamanque, tous ceux qui l¹avaient autrefois connu.
Cacérès retourna à Ségovie, qui était sa ville natale, et là, il se mit à vivre
de telle façon qu¹il semblait avoir oublié son premier projet. Arteaga fut nommé
commandeur. Puis, à une époque où la Compagnie de Jésus était déjà fondée à
Rome, on lui donna un évêché aux Indes. Il écrivit au Pèlerin qu¹il abandonnait
cet évêché à un membre de la compagnie. Il lui fut répondu qu¹on déclinait son
offre. Il partit alors pour les Indes de l¹Empereur, devint évêque et mourut
là-bas dans des conditions étranges : il était malade, il y avait là deux
flacons d¹eau tenus au frais, l¹un plein d¹une eau que le médecin avait
prescrite, l¹autre plein d¹eau de Soliman, un poison. On lui donna par erreur le
second, qui le tua.
Le Pèlerin revint de Rouen à Paris et apprit que les aventures de Castro et
de Peraltra avaient suscité de grandes rumeurs contre lui et que l¹Inquisiteur
l¹avait fait demander. Mais il ne voulut pas attendre. Il s¹en alla chez
l¹Inquisiteur, lui dit qu¹il avait su qu¹on voudrait, (cet Inquisiteur, lui dit
qu¹il avait su qu¹on le cherchait et qu¹il était prêt à tout ce qu¹on voudrait,
(cet Inquisiteur s¹appelait Notre Maître Ori, religieux de Saint-Dominique),
mais qu¹il le priait d¹expédier vite son affaire parce qu¹il avait l¹intention
d¹entrer à la Saint-Remi au Cours des Arts. Il désirait que ces choses fussent
déjà passées, de manière à pouvoir mieux s¹appliquer à ses études. Mais
l¹Inquisiteur ne le convoqua plus. Il lui dit simplement, ce jour-là, qu¹il
était vrai qu¹on lui avait parlé de ses faits et gestes, etc.
À quelque temps de là, vint la Saint-Remi, qui est au début d¹octobre, et il
entra au Cours des Arts sous un professeur appelé Maître Juan Peña. Il y entra
avec l¹intention de conserver comme disciples ceux qui s¹étaient proposé de
servir le Seigneur mais de ne pas chercher à en recruter d¹autres, cela afin de
pouvoir étudier plus commodément.
Comme il avait commencé de suivre les leçons du Cours, les mêmes tentations
lui vinrent qui l¹avaient assailli à Barcelone quand il étudiait la grammaire :
toutes les fois qu¹il écoutait la leçon des nombreuses pensées spirituelles qui
se présentaient à lui. Voyant que de cette manière-là il faisait peu de progrès
dans ses études, il alla trouver son maître et lui promit de ne jamais manquer
d¹écouter tout son cours tant qu¹il pourrait trouver du pain et de l¹eau pour
subsister. Cette promesse une fois faite, toutes les dévotions qui lui venaient
à contre temps l¹abandonnèrent et il alla de l¹avant dans ses études,
tranquillement. À cette époque, il fréquentait Maître Pierre Favre et Maître
François Xavier, qu¹il gagna ensuite au service de Dieu par le moyen des
Exercices.
Pendant cette période du Cours on ne le persécutait plus
comme auparavant. À ce sujet, le docteur Frago lui dit une fois qu¹il s¹étonnait
de le voir mener une vie si tranquille, sans que personne ne l¹importunât. Il
lui répondit : « La cause en est que je ne parle à personne des choses de Dieu,
mais, le Cours fini, nous retournerons à nos habitudes. »
Comme ils s¹entretenaient tous les deux, un moine vint
demander au Docteur Frago qu¹il consentît à lui trouver une maison parce que,
dans celle où il avait sa chambre, beaucoup de gens étaient morts, de la peste
pensait-il.
À cette époque, en effet, la peste avait commencé à Paris.
Le Docteur Frago et le Pèlerin voulurent aller voir cette maison et ils
emmenèrent avec eux une dame qui s¹y connaissait et qui, à peine entrée, affirma
que c¹était bien la peste. Le Pèlerin voulut entrer aussi et, trouvant là un
malade il le réconforta, lui touchant de la main sa plaie. Quand il l¹eut
consolé et revigoré quelque peu, il s¹en alla tout seul. Sa main se mit à lui
faire mal, au point qu¹il se figurait avoir la peste et cette imagination était
si violente qu¹il ne put la vaincre, sauf à partir du moment où, avec une grande
impétuosité, il mit sa main dans sa bouche, la tournant et la retournant à
l¹intérieur en disant : « Si tu as la peste à la main, tu l¹auras aussi à la
bouche. » Et quand il eut fini ce geste son imagination se dissipa ainsi que la
douleur à sa main.
Mais quand il revint au collège Sainte-Barbe, où il avait sa chambre à cette
époque et où il suivait les cours, les gens du collège, qui savaient qu¹il était
entré dans la maison pestiférée, se mirent à le fuir et ne voulurent pas le
laisser entrer. Et de la sorte il fut contraint de vivre quelques jours
au-dehors.
La coutume veut, à Paris, que les étudiants des Arts, la
troisième année, prennent, pour devenir bacheliers, une « pierre », comme ils
disent (44). Et comme il en coûte un écu, beaucoup d¹entre eux qui sont pauvres
ne peuvent le faire. Le Pèlerin se mit à se demander, plein de doute, s¹il
serait bon qu¹il la prît. Se trouvant très hésitant et sans résolution, il
décida de mettre l¹affaire entre les mains de son maître lequel lui conseilla de
prendre la « pierre » et il la prit. Cependant il ne manqua pas de gens pour
murmurer et il y eut au moins un Espagnol qui fit une remarque.
À Paris il se trouvait, déjà en ce temps-là, très malade de l¹estomac de
sorte que tous les quinze jours il avait une douleur qui durait une bonne heure
et qui lui faisait venir de la fièvre. Une fois cette douleur dura seize ou
dix-sept heures. Il avait terminé le cours des Arts, étudié quelques années en
théologie (45) et recruté des compagnons, à cette époque, et la maladie allait
toujours de l¹avant sans qu¹il pût trouver aucun remède, bien qu¹il essayât
beaucoup.
Les médecins lui disaient seulement qu¹il ne restait rien
d¹autre que l¹air natal qui pût lui être utile. Les Compagnons (46) eux aussi
lui conseillaient la même chose et ils insistèrent vivement. Déjà, à cette
époque-là, ils avaient tous délibéré sur ce qu¹ils avaient à faire, savoir :
aller à Venise et à Jérusalem et dépenser leur vie pour l¹utilité des âmes. S¹il
ne leur était pas donné licence de rester à Jérusalem, ils reviendraient à Rome
et se présenteraient au Vicaire du Christ afin qu¹il les employât là où il
jugerait que ce serait le plus favorable à la gloire de Dieu et utile aux âmes.
Ils s¹étaient aussi proposé d¹attendre un an, à Venise, une occasion
d¹embarquement. S¹il n¹y en avait aucune pour le Levant cette année-là, ils
seraient délivrés de leur v¦u relatif à Jérusalem et ils iraient trouver le
Pape, etc.
À la fin, le Pèlerin se laissa persuader par les
Compagnons, d¹autant plus que ceux d¹entre eux qui étaient espagnols avaient
quelques affaires à régler et qu¹il pourrait s¹en occuper là-bas. Ils tombèrent
d¹accord sur ce plan : une fois bien rétabli, il s¹en irait régler leurs
affaires, ensuite il passerait à Venise et là, il attendrait ses Compagnons.
On était alors en 1535 et les Compagnons devaient partir,
selon leur pacte, en 1537, le jour de la conversion de saint Paul. Cependant, à
cause des guerres qui survinrent, ils s'en allèrent en 1536, en novembre.
Le Pèlerin était sur le point de quitter Paris quand il
sut par ouï-dire qu¹on l'avait dénoncé à l¹Inquisiteur et qu'on avait engagé un
procès contre lui. En apprenant cela et en voyant qu¹on ne le convoquait pas, il
s¹en alla trouver l'Inquisiteur. Il lui dit ce qu¹il avait appris, lui annonça
qu¹il était sur le point de partir pour l'Espagne et qu¹il avait des Compagnons.
Il le pria de bien vouloir rendre sa sentence. L'nquisiteur lui répondit, au
sujet de l¹accusation, que c¹était vrai, ‹ mais qu¹il ne lui semblait pas qu'il
y eût là quelque chose d¹important. Seulement, il voulait voir le manuscrit des
Exercices. L'ayant lu, il le loua beaucoup et il pria le Pèlerin de lui en
laisser la copie, ‹ ce qui fut fait. Néanmoins le Pèlerin insista de nouveau
pour que l'Inquisiteur voulût bien continuer le procès, jusqu'à la sentence. Et
comme l'autre s'en excusait, il revint chez lui, en compagnie d'un greffier
public et de témoins, et prit acte de tout cela.
* * * * *
33. À cette époque, en Espagne, les « érasmisans
» étaient suspects d¹hérésie ‹ bien qu¹Erasme fût resté toujours dans
l¹orthodoxie (le Pape voulut même faire de lui un Cardinal) et on les tenait
pour aussi dangereux que les Alumbrados, les « illuminés », gens pseudo
mystiques qui alliaient parfois à leur souci d¹un christianisme intérieur et
épuré, non seulement un dédain des prescriptions de l¹Église et des rites ‹ ce
qui les faisait taxer de luthéranisme ‹ mais encore certains dérèglements
d¹ordre moral.
34. En latin dans le texte : « La charité
commence par soi-même »
35. Le palmo mesurait 21 cm. Donc la chaîne avait
entre deux mètres dix et deux mètres soixante-treize de longueur.
36. Celle dont il a été parlé plus haut : il
reconnaissait d¹emblée qu¹il avait peu étudié et qu¹il manquait de bases.
37. Le prince d¹Espagne, le futur Philippe II,
était né le 21 mai 1527. Ignace de Loyola arrive donc à Paris en février 1528.
Le collège Montaigu où il s¹inscrit se trouvait sur la colline Sainte-Geneviève
à peu près à l¹emplacement actuel du collège Sainte-Barbe. Calvin y avait
étudié. La vieille maison était réputée pour le caractère à la fois sévère et
rétrograde du régime de vie et d¹étude qui y régnait.
38. Cet hôpital se trouvait près de l¹ancien
cimetière des Innocents, au nord des Halles de Paris, non loin de la porte
Saint-Denis.
39. Il y avait alors beaucoup de riches marchands
espagnols installés dans les Flandres. Ignace de Loyola a notamment visité
Bruges et Anvers.
40. Ce Diego de Gouvea, principal du collège
Sainte-Barbe, appelé « Notre Maître » selon l¹usage du temps, étaient très
hostile à Ignace de Loyola à cette époque. Plus tard il devint son ami. La «
salle » dont il le menace est un châtiment pénible aussi bien pour les omoplates
que pour l¹amour-propre. Le puni devait traverser le réfectoire entre deux files
de régents devait traverser le réfectoire entre deux files de régents armés de
badines et qui le frappaient sur les épaules.
41. Cette relique se trouve aujourd¹hui encore
dans l¹église d¹Argenteuil.
42. Dame d¹honneur de l¹impératrice Isabelle.
Elle était portugaise.
43. On appelait ainsi les pays d¹Amérique conquis
par les Espagnols. Les Indes orientales appartenaient aux Portugais. La Mujer
spirituel, « la femme spirituelle », à la piété quelque peu illuminée dont parle
le texte était la « béate » Catalina Hernandez. Arrivé à Mexico avec elle,
Calixto reçut bientôt l¹ordre de la quitter et de se vouer à l¹apostolat auprès
des païens. Il préféra rentrer en Espagne.
44. On ne connaît pas bien le sens de cette
formule pigliano una piedra, « ils prennent une pierre ». Il s¹agit très
probablement d¹une sorte de festin que les nouveaux bacheliers devaient offrir à
leurs maîtres et à leurs condisciples pour célébrer leur succès. Mais la
tradition n¹était sans doute pas contraignante puisque saint Ignace se demande à
cause de la dépense s¹il prendra ou non cette « pierre ». Aucune explication
vraiment satisfaisante n¹ayant été donnée, il est permis de risquer une
hypothèse : cette « pierre » ne devrait-elle pas son nom à un jeu de mots avec
pier qui signifiait « boire » dans l¹ancienne langue ? Il s¹agirait d¹un « pot »
comme on dit aujourd'hui en argot des Écoles.
45. Saint Ignace obtint un grade universitaire
qui correspondait à peu près à notre licence ès lettres. Il commença de préparer
son doctorat de théologie au couvent des Dominicains installé alors en haut de
l¹actuelle rue Saint-Jacques mais il dut s¹interrompre, comme il l¹expliques
mais il dut s¹interrompre, comme il l¹explique, pour des raisons de santé. Il ne
fut jamais docteur. Ses études furent sans éclat mais non sans mérite.
46. Les Compagnons étaient alors au nombre de
six. Ils s¹appelaient Pierre Favre, François Xavier, Lainez, Salmeron, Rodrigues,
Bobadilla. Ils avaient prononcé, avec saint Ignace, leur aîné qu¹ils
reconnaissaient comme leur maître, un serment dans une petite chapelle sise au
flanc de la colline Montmartre, le 15 août 1534.
Cette chapelle se trouvait à peu près à l¹emplacement où s¹élève aujourd'hui le
couvent des religieuses auxiliatrices du Purgatoire, rue Antoinette. Le serment
dit « voeu de Montmartre » a été l¹acte de fondation de la Compagnie. Il est
curieux que nulle allusion n¹y soit faite dans l¹Autographie. Cette omission
s¹explique : Ignace de Loyola n¹a pas éprouvé le besoin de revenir sur cet
événement dont les détails étaient encore présents dans toutes les mémoires.
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