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Chapitre premier
Jusqu'à la vingt-sixième année de sa vie, il fut un homme
adonné aux vanités du monde et principalement il se délectait dans l'exercice
des armes avec un grand et vain désir de gagner de l'honneur.
Et ainsi, se trouvant dans une forteresse que les Français
attaquaient (10), et tous étant d'avis qu'ils devaient se rendre à condition
d'avoir la vie sauve, parce qu'ils voyaient clairement qu'ils ne pouvaient pas
se défendre, il donna tant de bonnes raisons à l¹alcalde (11), qu'il le persuada
tout de même de se défendre, en dépit de l'opinion contraire de tous les
chevaliers, lesquels se réconfortaient à son courage et à son énergie.
Et le jour venu où l'attaque était attendue, il se confessa à
l'un de ses compagnons d'armes (13). Après que la bataille eut duré un bon
moment, une bombarde l¹atteignit à une jambe, la brisant toute. Et comme le
boulet passa entre ses deux jambes, l'autre aussi durement blessée.
Mais quand il fut tombé, ceux de la forteresse se rendirent
immédiatement aux Français, lesquels, après s'être emparés de la place,
traitèrent fort bien le blessé en se conduisant avec lui courtoisement et
amicalement. Et après qu'il fut resté douze ou quinze jours à Pampelune, ils
l'emmenèrent dans une litière à son domaine. Là, comme il se trouvait très mal,
et qu'on avait appelé tous les médecins et chirurgiens de beaucoup d'endroits,
ceux-ci jugèrent que la jambe devait être une nouvelle fois démise et les os
placés une nouvelle fois en leurs emplacements, disant qu'ils avaient été mal
remis l'autre fois ou qu'ils s'étaient dérangés en cours de route et que pour
cette raison il ne pouvait guérir. Et de nouveau se fit cette boucherie, au
cours de laquelle, comme pendant toutes les autres qu'il avait traversées
auparavant, et qu'il traversa ensuite, il ne prononça jamais un mot et ne montra
aucun autre signe de douleur que de serrer beaucoup les poings.
Et son état allait toujours empirant, il ne pouvait plus
manger et connaissait les autres défaillances qui ont l¹habitude d'être signal
de mort.
Le jour de Saint-Jean étant proche, comme les médecins
avaient très peu de confiance en son salut, il lui fut conseillé de se
confesser. Et alors, après qu'il eut reçu les Sacrements, la veille de
Saint-Pierre et Saint-Paul, les médecins dirent que si avant minuit il ne
sentait pas d'amélioration, on pouvait le compter pour mort. Le dit malade avait
coutume d¹être dévot de saint Pierre et ainsi il plut Notre Seigneur et ainsi il
plut à Notre Seigneur qu¹à minuit même il commençât de se trouver mieux; et
l¹amélioration fut tellement croissante qu'au-delà de quelques jours on jugea
qu'il était hors du péril de mort.
Et tandis que les os commençaient à se souder les uns avec
les autres, il lui resta, sous le genou, un os qui chevauchait sur l'autre, à
cause de quoi sa jambe restait plus courte; Et l'os à cet endroit se soulevait
tellement que c'était chose laide, ce qu'il ne pouvait supporter parce qu¹il
était décidé o suivre la vie du monde. Il jugeait que cela l'enlaidirait et il
demanda aux chirurgiens si l¹on pouvait trancher cet os. Eux lui dirent qu¹on
pouvait bien le trancher mais que les douleurs seraient plus grandes que toutes
celles qu¹il avait traversées parce que l¹os était guéri maintenant et qu'il
faudrait du temps pour le trancher. Et cependant il se décida à se martyriser
pour son propre goût bien que son frère plus âgé s¹épouvantât et déclarât qu'une
telle douleur, lui-même n'oserait pas la souffrir; mais cette douleur, le
blessé la souffrit avec sa patience habituelle.
Et la chair une fois taillée ainsi que l'os qui était de
trop, on veilla à employer des remèdes pour que la jambe ne restât pas si
courte, lui appliquant beaucoup d'onguents et l'étirant de façon continue, avec
des instruments qui le martyrisèrent de nombreux jours. Mais Notre Seigneur lui
redonna la santé et il se rétablit au point d'être en tout le reste en bon état,
sauf qu'il ne pouvait guère se tenir sur sa jambe et qu'il était forcé de rester
dans son lit. Comme il était vivement porté à lire des livres mondains et pleins
de faussetés, qu'on a coutume d'appeler livres de chevalerie, il demanda, se
sentant bien, qu'on lui en donnât quelques-uns afin de passer le temps. Mais
dans cette maison il ne s'en trouva aucun de ceux qu'il avait l'habitude de lire
et alors on lui donna une Vie du Christ et un livre sur la vie des saints, en
castillan (13). En lisant souvent ces ouvrages il s'attachait quelque peu à ce
qui s'y trouvait écrit. Mais les laissant de côté, il s'arrêtait parfois pour
penser aux choses qu'il avait lues et, d'autres fois, aux choses du monde
auxquelles il avait l'habitude, auparavant, de penser. Et parmi les nombreuses
vanités qui s'offraient à lui, l'une tenait à tel point son cœur en sa
possession qu'il était absorbé, parfois, à y réfléchir deux et trois et quatre
heures sans s'en rendre compte, imaginant ce
qu'il avait à faire au service d'une certaine dame, les moyens qu'il prendrait
pour pouvoir aller jusqu'à la terre où elle était, les pièces de vers, les
paroles qu'il lui dirait, les faits d'armes qu'il accomplirait à son service. Et
il était si vaniteux de ce projet qu'il ne voyait pas à quel point il lui était
impossible de le mener à bien ; parce que cette dame n'était pas de vulgaire
noblesse : ni comtesse, ni duchesse mais sa condition était plus haute encore.
Cependant Notre Seigneur le secourait, faisant en sorte que
ces pensées fussent suivies d'autres qui naissaient des choses qu'il lisait.
Ainsi, lisant la vie de Notre Seigneur et des saints, il s'arrêtait à réfléchir
en raisonnant avec soi-même : « Que serait-ce si je faisais ce que fit saint
François et ce que fit saint Dominique ? » Et ainsi il méditait sur beaucoup de
choses qu'il trouvait bonnes, se proposant toujours des choses difficiles et
dures, et, quand il se les proposait, il lui semblait qu'il trouvait, au fond de
soi, de la facilité pour les mettre en oeuvre. Le plus souvent son propos
intérieur consistait à se dire : « Saint Dominique a fait ceci, eh bien, moi, il
faut que je le fasse. » Ces pensées-là duraient, elles aussi, un bon espace de
temps, puis d'autres choses l'ayant occupé dans l'intervalle, les pensées
relatives au monde prenaient la suite et il s'arrêtait à elles aussi pendant un
grand moment. Et cette succession de pensées tellement diverses dura assez
longtemps, son esprit s'attardant toujours sur la méditation nouvelle, que ce
fût celle des exploits mondains qu'il désirait accomplir ou celle des autres
exploits qui s'offraient à son imagination, lesquels étaient de Dieu, jusqu'à ce
que, fatigué, il les laissât et fît attention à d'autres choses.
Il y avait toutefois cette différence : quand il pensait à ce qui était du monde
il s'y complaisait beaucoup mais quand, lassé, il cessait d'y penser, il se
trouvait aride et insatisfait ; en revanche aller à Jérusalem nu-pieds, ne plus
manger que des herbes, se livrer à toutes les austérités auxquelles il voyait
que les saints s'étaient livrés, non seulement il éprouvait de grands élans
intérieurs quand il méditait sur des pensées de ce genre mais même après les
avoir quittées il restait satisfait et allègre.
Cependant il ne réfléchissait pas à tout cela ni ne s'arrêtait à soupeser cette
différence sauf à partir du moment où ses yeux s'ouvrirent un peu : il se mit
alors à s'étonner de cette diversité et à faire réflexion sur elle, saisissant
par expérience qu'après certaines pensées il restait triste et qu'après d'autres
il restait joyeux, et peu à peu, il en vint à connaître la diversité des esprits
qui s'agitaient en lui, l'un du démon, l'autre de Dieu*[*Ce fut le premier
enchaînement de propos qu'il fit dans les choses de Dieu et ensuite quand il fit
les Exercices c'est d'ici qu'il commença à prendre lumière en ce qui concerne la
diversité des esprits ](15).
Ayant acquis de sa lecture une lumière qui était loin d'être faible, il se
mit à penser plus franchement à sa vie écoulée et comprit en quelle nécessité il
se trouvait de faire pénitence à cause d'elle.
Et alors se proposait à lui le désir d'imiter les saints, non qu'il
considérât les circonstances de leur vie, mais il se promettait plutôt de faire,
avec la grâce de Dieu, comme ils avaient fait. Ce qu'il désirait surtout c'était
d'aller, sitôt guéri, à Jérusalem, comme il a été dit plus haut, en se livrant à
autant de contraintes volontaires et d'abstinences qu'un esprit généreux,
enflammé de Dieu, a coutume de souhaiter.
Et déjà s'en allaient à l'oubli ses imaginations passées, au profit des
saints désirs qu'il avait, lesquels lui furent confirmés par une visitation
spirituelle de la manière suivante : étant resté, une nuit, éveillé, il vit
clairement une image de Notre-Dame avec le Saint Enfant Jésus et de cette
vision, qui dura un notable moment, il reçut une très extraordinaire motion
intérieure et il resta avec un tel écoeurement de toute sa vie passée et
spécialement des choses de la chair, qu'il lui sembla qu'on avait
ôté de son âme toutes les sortes d'images qui s'y trouvaient peintes. Ainsi,
depuis cette heure-là jusqu'en août 1553, où ceci est écrit, il n'eut jamais le
plus petit consentement pour les choses de la chair.
Et par cet effet on peut juger que la vision a été chose de Dieu, bien qu'il
n'osât pas lui-même le déterminer et qu'il ne fît rien de plus qu'affirmer ce
qui est dit ci-dessus (16).[(16) Cette phrase est très révélatrice du jugement
prudent que saint Ignace prononce sur ses propres visions et de l'importance
qu'il donne à leur «effet».] Mais son frère, comme tous les autres dans la
maison, ne fut pas sans connaître par le dehors le changement qui s'était opéré
dans son âme intérieurement.
Lui, sans se soucier de rien, persévérait dans sa lecture et dans ses
projets. Et le temps qu'il passait avec les gens de la maison il l'employait à
parler des choses de Dieu pour le profit de leurs âmes. Comme il avait beaucoup
apprécié les livres qu'il avait lus, il lui vint à l'esprit d'en tirer quelques
éléments, en résumé, qui lui sembleraient essentiels dans la vie du Christ et
des saints. Il se mit de la sorte à écrire un livre avec beaucoup de soin* [*Ce
livre compta bientôt trois cent feuilles environ, de format «in quarto».] (il
commençait à se lever et à circuler un peu dans la maison), copiant les paroles
du Christ à l'encre rouge, celles de Notre Dame à l'encre bleue. Le papier était
luisant et rayé et les lettres bien écrites, car il était très bon calligraphe.
Une partie de son temps il la passait à écrire, l'autre à faire oraison. Et la
plus grande consolation qu'il recevait était de regarder le ciel et les étoiles,
ce qu'il faisait souvent et pendant longtemps, parce qu'il éprouvait à cette vue
une très grande énergie à servir Notre Seigneur. Il pensait bien des fois à son
projet, désirant être déjà tout à fait guéri pour se mettre en chemin.
Et comme il formait des plans sur ce qu'il ferait, à son retour de Jérusalem,
pour vivre toujours en pénitence, l'idée s'offrait à lui de se faire admettre
dans la Chartreuse de Séville, sans dire qui il était, afin qu'on le traitât en
moindre considération et là-bas de ne manger que des herbes. Mais quand, à un
autre moment, il pensait de nouveau aux pénitences qu'il désirait accomplir en
allant à travers le monde, le désir de la Chartreuse se refroidissait en lui car
il craignait de ne pouvoir exercer la haine qu'il avait conçue contre soi-même.
Cependant il demanda à un serviteur de la maison qui allait à Burgos, de
s'informer sur la règle de la Chartreuse et l'information qu'il reçut à ce sujet
lui agréa.
Mais pour la raison dite plus haut et comme il était tout entier absorbé par
le voyage qu'il pensait entreprendre sous peu et qu'il ne devait s'occuper de
cette affaire qu'après son retour, il n'y prêta pas tellement d'attention. Bien
mieux, sentant qu'il avait repris déjà quelques forces, il estima qu'il était
temps de partir et il dit à son frère : «Messire, le duc de Najera, comme vous
le savez, a appris que je vais bien. Il serait bon que j'aille à Navarrete.» (Le
Duc s'y trouvait alors) * [*Son frère se doutait, ainsi que plusieurs, dans la
maison, qu'il voulait se livrer à quelque grand changement.] Son frère l'emmena
dans une chambre, puis dans une autre et, tout en lui témoignant beaucoup
d'admiration, il se mit à le prier de ne pas se jeter à sa perte : qu'il
considérât quelle espérance les gens mettaient en lui et à quelle valeur il
pouvait atteindre, ajoutant d'autres paroles semblables, toutes l'intention de
le détourner du bon désir qu'il avait. Mais la réponse fut de celle sorte que
sans s'écarter de la vérité, au sujet de laquelle il avait déjà grand scrupule,
‹ il put, en s'esquivant, prendre congé de son frère.
Chapitre second
Et ainsi, monté sur une mule, il gagna Oñate en compagnie
d'un autre de ses frères, et il le persuada en cours de route, d'aller accomplir
une veillée à Notre Dame-d'Aranzazu (17). Puis, ayant fait oraison, cette
nuit-là, afin d'acquérir des forces neuves pour son chemin, il laissa son frère
à Oñate, dans la maison d'une de ses s¦urs à qui ce frère voulait rendre visite
et lui-même partit pour Navarrete-* [* Depuis le jour où il avait quitté sa
terre, il se connaît chaque nuit la discipline.] Et comme il lui revint en
mémoire qu'on lui devait un petit nombre de ducats, dans la maison du Duc, il
lui parut qu'il serait bien de les percevoir et à cette fin il écrivit un billet
au Trésorier. Et le Trésorier lui fit savoir qu'il n'avait pas d'argent. Le Duc
ayant appris la chose, lui dit que l'argent pouvait manquer pour n'importe qui
mais qu'il n'en manquerait pas pour un Loyola, auquel il désirait donner une
bonne lieutenance, s'il voulait l'accepter, à cause du crédit qu'il avait gagné
dans le passé. Et il perçut l'argent, en fit parvenir une partie à certaines
personnes envers qui il se sentait obligé et consacra l'autre partie à une
statue de Notre-Dame qui était détériorée pour qu'on la réparât et l'ornât très
bien. Puis, congédiant les deux serviteurs venus avec lui, il partit seul, sur
sa mule, de Navarrete, pour Montserrat.
Et dans ce trajet il lui arriva une chose qu'il sera bon d'écrire pour que
l'on comprenne comment Notre Seigneur se conduisait avec cette âme, qui était
encore aveugle bien qu'elle eût de grands désirs de le servir en toute chose
dont la connaissance lui serait donnée : c'est ainsi qu'il était déterminé à
faire de grandes pénitences n'ayant plus tellement en vue d'expier ses péchés
que d'être agréable à Dieu et lui plaire * [*Il avait une si grande horreur pour
ses péchés passés et le désir si vif de faire de grandes choses pour l'amour de
Dieu que sans préjuger que ses péchés fussent pardonnés, il ne s'attardait pas
beaucoup à s'en souvenir dans les pénitences qu'il entreprenait de faire.] Et
alors, quand il se souvenait d'avoir à faire quelque pénitence qu'avaient faite
les saints, il projetait de son sentir à la même et, mieux, à davantage. Et, au
coeur de ces pensées, il trouvait toute sa consolation non en considérant aucune
chose intérieure ni en sachant ce qu'est l'humilité, la charité, la patience, ni
en sachant ce qu'est l'humilité, la charité, la patience, ni la discrétion
propre à régler et modérer ces vertus, mais toute son intention était
d'accomplir de ces grandes oeuvres extérieures parce que les saints en avaient
accompli de pareilles pour la gloire de Dieu et il ne considérait aucune des
circonstances particulières propres à ces oeuvres des saints.
Donc tandis qu'il allait son chemin, un Maure le rattrapa, monté sur un
mulet. Et, se mettant à parler ensemble, ils en arrivèrent à discourir au sujet
de Notre-Dame. Le Maure disait qu'il lui semblait en effet que la Vierge avait
conçu sans homme ; mais qu'elle ait enfanté en restant vierge, cela il ne
pouvait pas le croire et il en donnait pour cause les explications naturelles
qui s'offraient à lui. De cette opinion, le Pèlerin, en dépit des nombreux
arguments qu'il lui donna, ne put le faire démordre.
Alors le Maure s'élança avec tant de hâte que le Pèlerin le perdit de vue et
resta là, à réfléchir sur ce qui s'était passé avec le Maure. Il lui vint alors
quelques motions intérieures qui faisaient naître en son âme du mécontentement,
car il lui semblait qu'il n'avait pas fait son devoir et qui excitaient aussi
son indignation contre le Maure, car il lui semblait qu'il avait mal agi à
consentir qu'un Maure eût dit de telles choses sur Notre-Dame, pour l'honneur de
laquelle il était obligé de rétablir les choses.
Et ainsi il lui venait des désirs d'aller chercher le Maure et de lui donner
des coups de poignard o cause de ce qu'il avait dit. Et, demeurant longtemps
dans le combat pour ou contre ces désirs, il resta en fin de compte hésitant,
sans savoir ce qu'il était obligé de faire. Le Maure qui s'était élancé lui
avait dit qu'il allait dans une localité qui se trouvait un peu plus loin sur le
même chemin que le sien, très près du chemin royal (18) mais que le chemin royal
ne passait pas par cette localité.
Et alors, lassé d'examiner ce qu'il serait bon de faire et ne trouvant aucune
résolution certaine à quoi se déterminer, il décida ceci, à savoir laisser aller
sa mule avec les rênes lâches, jusqu'à l'endroit où les chemins se séparaient.
Si la mule choisissait le chemin du bourg, il chercherait le Maure et lui
donnerait des coups de poignard. Si elle n'allait pas vers le bourg mais prenait
le chemin royal, il le laisserait tranquille. Et, tandis qu'il faisait comme il
avait décidé, Notre Seigneur bien que le bourg fût à peine à un peu plus de
trente ou quarante pas et que à un peu plus de trente ou quarante pas et que le
chemin qui y conduisait fût plus large et meilleur, voulut que la mule prît le
chemin royal et laissât de côté celui du bourg.
Et arrivant à un grand village, avant Montserrat, il décida d'y acheter le
vêtement qu'il avait résolu de porter et avec lequel il irait à Jérusalem. Il
acheta donc de la toile, de celle avec laquelle on fait d'habitude les sacs et
d'une qualité qui n'est pas de trame serrée et qui a beaucoup de piquants et il
en fit faire un vêtement long qui lui tombait jusqu'aux pieds. Il acheta aussi
un bâton de pèlerin et une petite gourde et plaça le tout sur l'arçon de sa
mule* [*Il acheta également des espadrilles mais il n'en chaussa qu'une : et
cela non pour faire des manières mais parce qu'une de ses jambes était entourée
de bandages et se trouvait en assez mauvais état de telle sorte que chaque soir,
bien qu'il allât à cheval, il la trouvait enflée. Ce pied-là, il lui parut
nécessaire de le garder chaussé.]
Et il s'en fut sur son chemin de Montserrat, songeant, comme il en avait
toujours l'habitude, aux exploits qu'il devait accomplir pour l'amour de Dieu.
Et comme il avait tout son esprit plein de ces choses qu'on lit dans Amadis de
Gaule et dans les livres de ce genre (19), il eut l'idée de certaines choses
semblables à celles-là et ainsi il prit la décision de veiller sous les armes
toute une nuit, sans s'asseoir ni s'étendre, mais tantôt debout et tantôt à
genoux, devant l'autel de Notre-Dame de Montserrat où il avait résolu de déposer
ses habits et de revêtir les armes du Christ. Ensuite, parti de ce village, il
s'en fut en pensant, selon son habitude, à ses projets. Et arrivé à Montserrat
(20) après avoir fait oraison et s'être concerté avec le confesseur, il fit par
écrit une confession générale et cette confession dura trois jours.
Et il se concerta également avec le confesseur pour que celui-ci fit
recueillir sa mule par le couvent et pour que son épée et son poignard fussent
suspendus dans l'église, sur l'autel de Notre-Dame. Et ce fut le premier homme
auquel il découvrit sa détermination, car il ne l'avait découverte auparavant à
aucun de ses confesseurs.
La veille de la fête de Notre-Dame de mars, la nuit, en l'année 1522, il s'en
fut, le plus secrètement qu'il put, chercher un pauvre, en trouva un, se
dépouilla de tous ses vêtements et les lui donna. Puis il revêtit son costume
désiré et s'en fut s'agenouiller devant l'autel de Notre-Dame et, tour à tour à
genoux et debout, son bâton à la main, il passa la nuit entière. Au point du
jour il partit, afin de ne pas être repéré, et, non par le chemin direct de
Barcelone où il aurait trouvé beaucoup de gens qui l'auraient reconnu et lui
auraient rendu honneur, mais il gagna par un détour un village appelé Manrèse
(21) où il avait décidé de rester dans un hôpital quelques jours et de noter
aussi certaines choses dans son livre qu'il a avec beaucoup de soin et dont il
ne se séparait pas, tirant de ce livre grand réconfort. Et s'étant éloigné de
Montserrat à la distance d'une lieue il fut rattrapé par un homme qui arrivait
avec beaucoup de hâte sur ses traces et qui lui demanda si c'était bien lui qui
avait donné des vêtements à un pauvre ainsi que le disait ce pauvre. Il répondit
que oui et les larmes lui vinrent aux yeux de compassion pour ce pauvre à qui il
avait donné ses vêtements ; de compassion parce qu'il comprit que l'on
tourmentait cet homme croyant qu'il les avait volés. Mais pour zélé qu'il se
montrât à fuir l'estime, il ne put rester longtemps à Manrèse sans que les gens
se missent à dire de grandes choses, leur opinion naissant de ce qu'il avait
fait à Montserrat. Sa renommée aussitôt s'amplifia, et l'on disait bien plus
qu'il n'y avait : il aurait abandonné tant et tant de rente, etc.
Chapitre troisième
Il demandait à Manrèse l'aumône chaque jour. Il ne
mangeait pas de viande, ne buvait pas de vin, même si on lui en donnait. Les
dimanches il ne jeûnait pas et si on lui donnait un peu de vin, il le buvait.
Comme il avait été très préoccupé de soigner sa chevelure, selon la coutume de
ce temps-là, et qu'elle était belle, il décida de la laisser à l'abandon, selon
son état naturel,sans la peigner, ni la couper, ni la couvrir d'aucun objet, de
nuit ou de jour. Et pour la même raison il laissait pousser les ongles de ses
pieds et de ses mains parce qu'il leur avait donné, à eux aussi, autrefois, du
soin. Comme il se trouvait dans cet hôpital, il lui arriva maintes fois en plein
jour de voir une chose en l'air près de lui, qui lui donnait beaucoup de
consolation parce qu'elle était très belle, considérablement belle. Il ne
percevait pas bien quelle espèce de chose c'était mais d'un certain point de vue
il lui semblait qu'elle avait la forme d'un serpent et que sur elle beaucoup de
choses resplendissaient tels des yeux, bien que ce n'en fussent pas. Il se
délectait beaucoup et se consolait à voir cette chose et, plus souvent il la
voyait, plus grandissait la consolation et quand cette chose disparaissait à sa
vue il en souffrait du déplaisir.
Jusqu'à cette époque il avait toujours persévéré comme dans un même état
intérieur avec une grande égalité d'allégresse sans qu'il eût aucune
connaissance des choses intérieures spirituelles. Pendant les jours que dura
cette vision ou peu de temps avant qu'elle ne commençât (car elle dura beaucoup
de jours), il lui vint une pensée d'une âpre violence et qui l'importuna : la
difficulté de sa vie lui apparut, comme si on lui avait dit, au-dedans de son
âme : «Et comment pourras-tu supporter cette vie, pendant les soixante-dix ans
que tu as encore à vivre?» Mais à cela il répondait, intérieurement aussi, avec
une grande force (comprenant que la question venait de l'ennemi) : « Oh
misérable ! Peux-tu me promettre une heure de vie ? »Et ainsi il vainquit la
tentation et demeura en paix. Ce fut la première tentation qui lui vint après ce
qui a été dit ci-dessus.
Cela se passa tandis qu'il entrait dans une église où il entendait chaque
jour la grand-messe et les vêpres et les complies, toutes cérémonies chantées,
desquelles il recevait grande consolation, et ordinairement il lisait à la messe
la Passion, continuant toujours d'avancer dans sa même égalité d'âme.
Mais peu après la tentation susdite, il se mit à connaître de grands
changements dans son âme, se trouvant parfois dans un état de telle fadeur qu'il
n'avait de goût ni à prier ni à entendre la messe ni à se livrer à aucune
oraison.
Et, d'autres fois, il éprouvait à tel point le contraire et si subitement
qu'il avait l'impression que la tristesse et la désolation lui étaient soudain
enlevées comme l'on ôte une cape des épaules de quelqu'un.
Et il se mit alors à s'effrayer de ces alternances qu'il n'avait jamais
éprouvées auparavant et à se dire en soi-même : « Quelle est cette nouvelle vie
que nous commençons à présent ? » En ce temps-là il s'entretenait quelquefois
avec des personnes spirituelles qui avaient confiance en lui et qui désiraient
lui parler. En effet,
bien qu'il n'eût pas connaissance des choses spirituelles, il montrait cependant
beaucoup de ferveur dans sa conversation et une grande volonté d'aller de
l'avant dans le service de Dieu. Il y avait à Manrèse, en ce temps-là, une femme
très vieille par les jours et vieille aussi dans l'état de servante de Dieu.
Elle était connue comme telle dans beaucoup de régions de l'Espagne, si bien que
le Roi Catholique l'avait une fois appelée auprès de lui pour lui communiquer
certaines choses. Cette femme, s'entretenant un jour avec le nouveau soldat du
Christ, lui dit : « Oh ! Plaise à mon Seigneur Jésus-Christ qu'il veuille vous
apparaître un jour.» Mais lui, effrayé de ce propos, répondit en prenant de but
en blanc la chose: « Pourquoi donc Jésus-Christ devrait-il m'apparaître à moi ?» Il persévérait toujours dans ses confessions et communions de chaque dimanche.
Mais dans fait de ses scrupules. En effet, quoique sa confession générale de
Montserrat eût été faite avec beaucoup de diligence et tout entière par écrit,
comme il a été dit, cependant il lui semblait parfois qu'il n'avait pas confessé
certaines choses et cela lui donnait beaucoup d'affliction. Bien qu'il s'en
confessât encore, il ne restait pas satisfait. Alors il se mit à chercher des
hommes spirituels capables de lui donner quelque remède à ces scrupules. Mais
aucune chose ne l'aidait. À la fin un docteur de la cathédrale, homme spirituel
de valeur et qui prêchait dans cette cathédrale lui dit un jour en confession
qu'il devait écrire tout ce dont il pouvait se souvenir. Il fit ainsi et après
s'être confessé il fut tout de même assailli de scrupules, chaque fois les
choses gagnant en subtilité, de telle sorte qu'il se trouvait très affligé. Et
bien qu'il se rendit compte que ces scrupules lui causaient grand dommage et
qu'il eût été bon de s'en défaire, il ne pouvait y réussir. Quelquefois il
pensait que le remède serait que son confesseur, au nom de Jésus-Christ, lui
donnât l'ordre de ne plus avouer aucune des choses passées et il désirait que le
confesseur lui donnât cet ordre mais il n'avait pas hardiesse de s'en ouvrir à
lui.
Cependant, sans qu'il le lui demandât, le confesseur en vint à lui ordonner
de n'avouer aucune des choses passées, sauf s'il y en avait quelqu'une de bien
claire.
Mais comme il les tenait toutes pour très claires, il ne profita en rien de cet
ordre et il resta ainsi toujours en peine.
En ce temps-là, il demeurait dans une petite chambre que lui avaient donnée
les Dominicains dans leur monastère et il persévérait dans ses sept heures
d'oraison à genoux, se levant régulièrement à minuit, et continuant tous les
autres exercices déjà mentionnés. Mais en tout cela il ne trouvait aucun remède
pour ses scrupules et beaucoup de mois avaient passé depuis qu'ils le
tourmentaient. Une fois, très affligé par eux, il se mit en oraison et, dans la
ferveur de cette oraison, il commença de pousser des cris vers Dieu, à pleine
voix, lui disant : « Secours-moi, Seigneur, puisque je ne trouve pas le remède
auprès des hommes ni auprès d'aucune créature. Si je pensais pouvoir le trouver,
nulle peine ne me serait grande. Montre-moi, Seigneur, où le découvrir. Même
s'il me faut suivre à la trace un petit chien pour qu'il me donne le remède, je
le ferai.»
Comme il était dans ces pensées, il lui venait à maintes reprises des
tentations de grande violence, qui le poussaient à vouloir se jeter dans un
grand trou qu'il y avait dans sa chambre et qui était proche de l'endroit où il
faisait oraison. Mais sachant que c'était péché que de se tuer il recommençait à
crier : "Seigneur, je ne ferai pas de chose qui t'offense." Et il répétait ces
paroles, de même que les précédentes, de nombreuses fois. Et il lui vint alors à
l'esprit l'histoire d'un saint qui, pour obtenir de Dieu une chose qu'il
désirait beaucoup, resta sans manger plusieurs jours jusqu'à ce qu'il l'eût
obtenue (22). Il réfléchit à cette histoire un bon moment et à la fin, il
résolut d'en faire autant, se disant à soi-même qu'il ne mangerait ni ne boirait
tant que Dieu ne le secourrait pas ou tant qu'il ne se verrait pas dans la
proximité de la mort. S'il lu arrivait de se voir in extremis, au point que,
s'il ne mangeait pas, il lui faudrait mourir bientôt, alors il était résolu à
demander du pain et à manger, se figurant que dans une telle extrémité il serait
encore capable de demander du pain et d'en manger.
Cela se passa un dimanche après qu'il eut communié et toute la semaine il
tint bon, sans mettre dans sa bouche aucune chose, ne cessant de faire ses
exercices habituels et d'aller aussi aux offices divins et de faire son oraison
à genoux, même à minuit, etc. L'autre dimanche arriva, jour où il devait aller
se confesser, et comme il avait l'habitude de dire à son confesseur ce qu'il
faisait, très en détail, il lui raconta aussi comment, cette semaine-là, il
n'avait rien mangé. Le confesseur lui donna l'ordre de rompre cette abstinence.
Bien qu'il eût encore des forces, il obéit cependant et il se sentit ce
jour-là et le jour suivant, libre de scrupules. Mais le troisième jour, qui
était le mardi, étant en oraison, il se mit à se rappeler ses péchés, et, les
traitant comme un objet qu'on enfile après un autre, il allait en pensée d'un
péché du temps passé à un autre péché et il lui semblait qu'il était obligé de
les confesser à nouveau. Mais au terme de ces réflexions il lui vint certains
violents désirs de l'abandonner. Et c'est alors que le Seigneur voulut qu'il
s'éveillât comme d'un rêve. Et comme il possédait déjà quelque expérience de la
diversité des esprits, grâce aux leçons que Dieu lui avait données, il se mit à
examiner par quels moyens cet esprit lui était venu et il se détermina ainsi
avec une grande clarté à ne plus confesser aucune de ses fautes passées. À
partir de ce jour-là, il demeura libéré de ces scrupules, tenant pour certain
que Notre Seigneur avait voulu le délivrer par sa miséricorde.
En plus de ses sept heures d'oraison, il s'occupait à aider quelques âmes qui
venaient le trouver, les entretenant dans les choses spirituelles. Tout le reste
du jour dont il disposait, il le consacrait à penser aux choses de Dieu,
revenant sur ce qu'il avait médité ou lu ce jour-là. Mais quand il allait se
coucher il lui venait maintes fois de grandes connaissances, de grandes
consolations spirituelles si bien qu¹il avait réservé à dormir ‹ lequel n¹était
pas considérable. Et, réfléchissant certaines fois à cela, il en vint à penser
en soi-même qu¹il s¹était fixé une certaine longueur de temps pour s¹entretenir
avec Dieu et qu¹il avait, en outre, à sa disposition tout le reste du jour ; du
coup il se mit à douter que ces connaissances spirituelles fussent du bon esprit
et il en vint à conclure en soi-même qu¹il valait mieux y renoncer et dormir
pendant le temps destiné au sommeil. Et il le fit.
Il persévérait dans son abstention complète de viande, il s¹y tenait ferme et
ne pensait en aucune manière à changer, lorsqu¹un jour, au matin, après son
lever, un morceau de viande se présenta devant lui comme s¹il le voyait avec les
yeux du corps, sans qu¹il eût éprouvé auparavant aucun désir de viande. Et en
même temps il lui advint un grand assentiment de volonté pour que dorénavant il
en mangeât. Et, bien qu¹il se souvînt de son ferme propos d¹autrefois, il ne
pouvait douter du fait qu¹il devait se décider à manger de la viande. Il raconta
la chose, dans la suite, à son confesseur et celui-ci lui dit de voir si, par
hasard, ce n¹était pas là une tentation. Mais lui, après mûr examen, ne put
jamais garder le moindre doute là-dessus.
En ce temps-là, Dieu le traitait de la même manière qu¹un maître d¹école
traite un enfant, savoir : en l'enseignant. Était-ce à cause de sa rudesse et de
son esprit grossier ou bien parce qu¹il n'avait personne qui l'enseignât ou à
cause de la ferme volonté que Dieu même lui avait donnée pour le servir, ‹ en
tout cas il jugeait clairement, et toujours il a jugé, que Dieu le traitait en
effet de cette manière-là et, bien mieux, s¹il en doutait, il penserait offenser
la Divine Majesté. On peut voir de tout cela un témoignage dans les cinq points
qui vont suivre.
Premier point. Il avait beaucoup de dévotion envers la Très Sainte Trinité et
chaque jour il faisait oraison aux trois Personnes, chacune prise à part. Et
comme il priait aussi la Très Sainte Trinité dans son ensemble il lui venait une
réflexion : comment ? Il faisait quatre oraisons à la Trinité? Mais cette
réflexion lui donnait peu de souci ou même aucun, telle une chose de peu
d¹importance. Et comme un jour il priait sur les marches de ce même monastère
(de Saint Dominique), récitant les heures de Notre-Dame, son entendement se mit
à s'élever, comme s¹il voyait la Sainte Trinité sous la figure de trois touches
d'orgue ‹ et cela avec tant de larmes et tant de sanglots qu'il ne pouvait se
mouvoir. Il prit part ce matin-là à une procession qui sortait du monastère et
il ne put retenir ses larmes jusqu'au repas. Après avoir mangé, il ne pouvait
plus parler d¹autre chose que de la Sainte Trinité, à l'aide de comparaisons
nombreuses et avec beaucoup de joie et de consolation. Si bien que pendant toute
sa vie il lui est resté cette impression de sentir une grande dévotion toutes
les fois qu'il faisait son oraison à la Très Sainte Trinité.
Second point. Une fois devint présente à son entendement, non sans une grande
joie spirituelle, la manière dont Dieu avait créé le monde. Il lui sembla voir
une chose blanche d'où sortaient des rayons et avec laquelle Dieu faisait de la
lumière. Mais ces choses il ne savait pas les expliquer et il ne se souvenait
pas non plus tout à fait bien des connaissances spirituelles qu¹en ce temps-là
Dieu imprimait dans son âme.
Troisième point. Toujours à Manrèse, où il se trouvait depuis une année
environ, après avoir commencé d'être consolé par Dieu et après avoir vu le fruit
qu'il produisait dans les âmes en s'en occupant, il abandonna les mesures
excessives qu'il avait prises auparavant : il se coupa les ongles et les
cheveux. Et alors, comme il se trouvait dans cette bourgade, à l'église du
monastère, et qu'il entendait dire la messe, un jour, il vit avec les yeux
intérieurs, à l'élévation du Corpus Domini, certains rayons blancs qui venaient
d'en haut. Et quoiqu'il ne puisse bien expliquer, après tant de temps écoulé,
cette vision, cependant, ce qu'il perçut avec clarté dans son entendement, ce
fut la manière dont se trouvait, dans ce très saint Sacrement, Jésus-Christ,
notre Seigneur.
Quatrième point. À de nombreuses reprises et chaque fois pendant longtemps,
il vit avec les yeux intérieurs, tandis qu¹il se tenait en oraison, l'humanité
du Christ.
L'image qui lui apparaissait était comme un corps tout blanc ni très grand ni
très petit mais dont il ne distinguait pas les membres. Cela, il le vit à
Manrèse beaucoup de fois : s'il disait vingt ou quarante fois il le vit en étant
à Jérusalem et une autre fois en allant à Padoue. Il vit également Notre-Dame
sous une forme analogue mais sans distinguer non plus de parties dans cette
forme. Toutes ces choses qu¹il aperçut le raffermirent alors et lui donnèrent
une si grande confirmation dans la foi que souvent il se dit, au fond de soi:
même s¹il n¹y avait pas l¹Écriture pour nous enseigner ces choses de la foi, il
se déciderait s¹il le fallait, à mourir pour elles, et seulement à cause de ce
qu¹il avait vu.
Cinquième point. Une fois il se rendait, pour sa dévotion, dans une église
qui se trouvait à un peu plus d¹un mille de Manrèse je crois qu'elle s'appelle
Saint-Paul et le chemin longe la rivière. Il marchait donc, plongé dans ses
dévotions, puis il s'assit pour un moment, le visage tourné vers la rivière qui
coulait en contrebas.
Comme il était assis en cet endroit, les yeux de son entendement commencèrent à
s'ouvrir et, sans percevoir aucune vision, il eut l¹intelligence et la
connaissance de choses nombreuses aussi bien spirituelles que relevant de la foi
et de la culture profane (23) et cela avec une illumination si grande que toutes
ces choses lui paraissaient nouvelles.
On ne peut exposer clairement les notions particulières qu'il entendit alors,
bien qu'elles eussent été nombreuses, sauf qu'il reçut une grande clarté dans
l'entendement, de telle sorte que dans tout le cours de sa vie jusqu¹à
soixante-deux ans passés, s'il récapitule en esprit toutes les aides qu'il a
obtenues de Dieu et toutes les choses qu'il a sues, même s'il les réunit en un
faisceau, il ne lui semble pas avoir acquis autant de connaissances que cette
fois*.[*Et cela fut de telle sorte qu'il resta l¹entendement illuminé au point
qu'il eut le sentiment d'être comme un autre homme et d¹avoir un autre intellect
que celui qu'il avait auparavant.]
Après que cela eut duré un bon moment, il alla se mettre à genoux au pied
d¹une croix qui était toute proche, afin de rendre grâce à Dieu, et là il perçut
cette vision qui de nombreuses fois lui était apparue et qu'il n'avait jamais
élucidée, à savoir cette chose, décrite plus haut, qui lui semblait très belle,
avec beaucoup d'yeux. Mais il vit bien, en étant devant la croix, que cette
chose n'avait pas une aussi belle couleur que de coutume. Il eut très claire
connaissance, avec un grand assentiment de la volonté, que c'était là le démon.
De nombreuses fois, ensuite, et de longs moments, cela continua d'apparaître, mais lui, en manière de mépris, il le chassait avec un bâton de pèlerin qu'il
avait l'habitude de porter à la main.
Étant malade une fois, à Manrèse, il fut, à cause d¹une fièvre très forte,
sur le point de mourir. Il sentait clairement que son âme allait sortir bientôt
de son corps. Il lui vint alors une pensée qui lui disait qu'il était un juste.
Il en conçut tant de peine qu'il ne fit plus que la repousser et mettre en avant
ses péchés. Et cette pensée l'éprouvait plus que la fièvre elle-même. Il ne
pouvait la vaincre en dépit du mal qu'il se donnait. Un peu soulagé de sa fièvre
et n'étant plus à toute extrémité, il se mit à pousser de grands cris à
l'adresse de certaines dames qui étaient venues le visiter et il leur demanda
pour l'amour de Dieu, si jamais elles le voyaient une autre fois à l'article de
la mort, de bien vouloir lui clamer à très forte voix: «Pécheur!» afin
qu'il pût se rappeler les offenses qu'il avait commises envers Dieu.
Une autre fois, comme il voyageait par mer de Valence en Italie, une forte
tempête s'éleva, le gouvernail du navire se rompit et les choses en vinrent au
point qu'à son jugement et à celui de beaucoup de ceux qui voyageaient sur ce
bateau, on ne pouvait sans miracle échapper à la mort. À ce moment-là, faisant
son examen de conscience et se préparant à mourir, il ne pouvait pas redouter
ses péchés ni craindre d'être condamné, mais il éprouvait une grand confusion et
une grande douleur, jugeant qu'il n'avait pas bien employé les dons et les
grâces que Dieu Notre Seigneur lui avait communiqués.
Une autre fois, en 1550, il se trouva fort mal en point à cause d'une très
grave maladie qui, à son jugement et à celui de beaucoup, pouvait bien être la
dernière. À ce moment-là, pensant à la mort, il reçut tant d'allégresse et de
consolation spirituelle à l'idée d¹avoir à mourir, qu'il fondit en larmes. Et
cette effusion devint continuelle au point que souvent il cessait de penser à la
mort afin de ne pas obtenir tellement de consolation de ce genre.
L'hiver arrivant, il tomba dans une maladie très grave et, pour le soigner,
les autorités de la bourgade l'installèrent dans la maison du père d'un homme
nommé Ferrera qui, depuis, fut serviteur chez Balthazar de Faria et là on le
soigna avec beaucoup de diligence.
De nombreuses dames du premier rang vinrent, à cause de la dévotion qu'elles
avaient déjà pour lui, le veiller la nuit. Rétabli de cette maladie il resta
cependant très faible et en proie à de fréquentes douleurs d¹estomac. C'est pour
ces motifs et aussi parce que l'hiver était très froid qu'on le fit se vêtir et
se chausser et se couvrir la tête. C'est ainsi qu'il dut prendre deux mantelets
bruns de drap très grossier et un bonnet de même tissu en forme de petit béret.
À cette époque-là depuis bien des jours il était très désireux de s¹entretenir
au sujet des choses spirituelles et de trouver des personnes capables d'avoir
avec lui ces entretiens. Déjà approchait la date qu'il s'était fixée pour s'en
aller à Jérusalem.
Et ainsi, au début de l'année 1523, il partit pour Barcelone afin de
s¹embarquer. Bien que certains se fussent offerts comme compagnons de route, il
voulut aller seul. Tout son propos était de n'avoir que Dieu pour refuge. Un
jour, certaines gens le pressaient beaucoup, puisqu'il ne savait ni la langue
italienne ni la langue latine, d¹emmener de la compagnie. On lui montrait quelle
aide il en recevrait et on en célébrait les avantages. Il répondit que même si
le fils ou le frère du duc de Cardona se proposaient, il ne partirait pas en
leur compagnie. Il désirait s'exercer à trois vertus: la charité, la foi et
l'espérance.
S'il emmenait un compagnon, quand il aurait faim, il attendrait de lui une
aide et, quand il tomberait, c'est lui qui l'aiderait à se relever. Et de la
sorte il se confierait aussi à lui et le prendrait en affection à cause de ces
divers égards reçus. Cette confiance, cette affection et cette espérance, il
voulait les mettre en Dieu seul. Et ce qu'il disait de cette façon-là, il le
sentait dans son cœur. Ayant ces pensées, il désirait s'embarquer non seulement
tout seul mais sans aucune provision. Il se mit à négocier son embarquement et
il obtint du patron d'un navire qu'il le prît gratuitement, étant donné qu'il
n'avait pas d'argent, mais l¹autre posa cette quantité de biscuit pour sa
subsistance, autrement on ne l'admettrait pour rien au monde.
Comme il cherchait à se procurer ce biscuit, de grands scrupules lui vinrent.
« La voilà l'espérance et la foi que tu mettais en Dieu, certain quil ne te
manquerait pas? » etc. Et cela avec tant d'efficacité qu'il en éprouvait grande
peine. À la fin, ne sachant que faire et comme il voyait de part et d'autre des
raisons dignes d¹approbation, il décida de se mettre entre les mains de son
confesseur. Il lui déclara combien il désirait suivre la perfection en
accomplissant ce qui servirait le plus à la gloire de Dieu et quels étaient les
motifs qui le faisaient hésiter: devait-il emporter ou non des subsistances?
Le confesseur prit ce parti: il quêterait le nécessaire et l'emporterait avec
lui. Comme il sollicitait une dame, celle-ci lui demanda pour quelle destination
il voulait s'embarquer. Il hésita un peu à le lui dire et finalement il n'osa
rien lui répondre sauf qu'il se rendait en Italie et à Rome. Elle, comme
effrayée, s'écria: «C'est à Rome que vous voulez allez? Eh bien, ceux qui
vont là-bas je ne sais pas comment ils en reviennent!» (Elle voulait dire
qu'ils ne tiraient guère profit de leur séjour à Rome en fait de choses
spirituelles.) La cause pour laquelle il n'avait pas osé lui dire qu'il allait à
Jérusalem était la crainte de la vaine gloire. Cette crainte le tourmentait au
point qu'il n'osait jamais dire de quelle terre ni de quelle maison il était.
Enfin, ayant obtenu son biscuit, il s'embarqua. Comme il se trouvait sur la
plage avec cinq ou six demi-maravédis qui lui restaient sur ceux qu'il avait
reçus en quêtant de porte en porte, (parce qu'il avait pris l'habitude de vivre
par ce moyen), il les laissa sur un banc qui se trouvait là, près du bord de
mer.
Il s'embarqua après être resté à Barcelone un peu plus de vingt jours. Tandis
qu¹il séjournait encore à Barcelone, avant de s'embarquer, il cherchait à
joindre, selon son habitude, toutes les personnes spirituelles qu'il pouvait,
même si elles vivaient dans des retraites, loin de la ville, afin de
s'entretenir avec elles. Mais ni à Barcelone ni à Manrèse, pendant tout le temps
qu'il y resta, il ne put trouver de personnes capables de l'aider autant qu'il
le désirait, sauf, à Manrèse, la femme dont il a été parlé plus haut et qui lui
avait dit qu'elle priait Dieu pour que Jésus-Christ lui apparût. Celle-là seule
lui avait semblé entrer assez avant dans les choses spirituelles. Mais après son
départ de Barcelone, il perdit tout à fait cette avidité à chercher des
personnes spirituelles.
* * * * *
10. Ou, plus exactement, les Franco-Navarrais,
sous la conduite d¹André de Foix. Nous sommes en 1521. François Ier, voulant
profiter des difficultés que le mouvement des Communeros suscite au nouveau roi
d¹Espagne, veut rendre aux d¹Albret la partie de leur royaume située au sud des
Pyrénées. La ville de Pampelune accueille favorablement les envahisseurs et leur
ouvre ses portes. La garnison se retranche dans la citadelle où elle ne peut que
se livrer, sur les instances d'Ignace de Loyola, à un « baroud d¹honneur » : un
duel d¹artillerie qui durera une demi-journée.
11. Il faut distinguer
l'alcaide, chef militaire, gardien de forteresse ou de prison, de l¹alcalde,
juge ou magistrat municipal. L'Alcaide de Pampelune s'appelait Francisco de Herrera. Responsable des
opérations militaires, il avait déjà commencé de négocier la reddition de la
citadelle avec le général adverse, André de Foix. Ignace de Loyola, chargé de
mission par le vice-roi de Navarre, Antonio Manrique de Lara, jouait plutôt le
rôle de conseiller politique auprès des hommes d'armes. Il leur demande de
résister parce qu¹il sait qu¹une colonne de secours s¹est mise en route pour
dégager la ville.
12. Les chevaliers se confessaient les uns aux
autres quand ils n'avaient pas d'aumônier auprès d'eux. C'était là une coutume
qui datait du Moyen Âge. La démarche n'avait aucune valeur sacramentelle.
13. Les deux ouvrages composaient à eux seuls
toute la bibliothèque que possédaient les habitants de la ferme-château de
Loyola. La Vie du Christ due à Ludolphe le Saxon, un moine chartreux mort en
1377, avait été traduite en castillan par le Franciscain Ambrosio Montesinos et
imprimée à Alcalà de Henares au début du XVIe siècle. Il s¹agissait autre que
la fameuse Légende dorée, appelée par Jacaques de Varazzo, ou de Voragine, moine
dominicain, mort archevêque de Gênes en 1292.
14. On s'est demandé qui pouvait être cette dame.
L'hypothèse la plus vraisemblable est qu'il s¹agissait de l¹infante Catalina, sœur
cadette de Charles Quint, Jeanne la Folle. Elle épousa plus tard Jean III de
Portugal.
15. La note est de Gonçalves da Camara, de même
que toutes celles qui suivront en bas de page. On comprend pourquoi le
secrétaire a jugé utile d¹insérer ici une note : le « discernement des esprits »
c'est-à-dire l¹art de reconnaître au fond des mois les inspirations qui viennent
de Dieu et celles qui viennent de Satan, est devenu en effet une des pièces
maîtresses de l'enseignement ignatien, tel qu'on le trouve dans les Exercices
spirituels. La meilleure traduction en français des Exercices spirituels a été
publiée dans la collection Christus (Ed. Desclée De Brouwer, Paris 1960), avec
Introduction et notes, par le R.P. François Courel, S. J.
16. Cette phrase est très révélatrice du jugement
prudent que saint Ignace prononce sur ses propres visions et de l¹importance
qu'il donne à leur « effet ».
17. Aranzazu signifie en basque : « Vous êtes
dans les épines ? » C'est le cri qu'aurait poussé un berger en apercevant dans
un buisson une petite statue de la Sainte Vierge, statue qu'on vénéra bientôt
sur place, dans une chapelle bâtie pour l'abriter. Aranzazu est aujourd'hui
encore un important lieu de pèlerinage.
18. El camion real, c'est-à-dire « la
grande-route ». Tout l'épisode baigne dans une atmosphère médiévale. La Sainte
Vierge est en somme la « dame » que le chevalier veut servir. Incertain sur son
devoir, Ignace de Loyola se confie à sa mule : on croyait en effet, au Moyen
Âge, que Dieu guidait, en certaines circonstances, l'instinct des animaux.
19. À la fin du livre IV de ce roman de
chevalerie espagnol composé par Montalvo en 1508, est décrite la cérémonie au
cours de laquelle Esplandian, fils d'Amadis et d'Oriane, est sacré chevalier.
Ignace de Loyola s'inspire de cet épisode pour organiser sa propre veillée, non
pas d'armes mais de prières.
20. Célèbre monastère bénédictin de Catalogne,
fondé vers le IXe siècle et devenu un lieu de pèlerinage très fréquenté. On y
vénérait une statue de la Vierge, toute noire, dite « la Virgen Morena ». Le
confesseur auquel saint Ignace s'adressa était un religieux français. Il
s'appelait Jean Chanon.
21. Ce «village», Pueblo, comptait tout de
même quatre mille habitants. Manrèse est aujourd'hui une ville industrielle de
quarante mille habitants, au nord-ouest de Barcelone. On y trouve beaucoup de
souvenirs ignaties, et, notamment, encastrée dans une chapelle de la résidence
des Jésuites, la grotte où vécut le saint.
22. La Légende dorée lui fournissait en effet
l¹exemple de saint André qui jeûna pour apprendre si l'un de ses pénitents
allait être sauvé et de saint Jacques le Mineur qui promit de ne rien manger
savant que le Christ ne fût ressuscité.
23. Cette vision a reçu, dans le langage des
biographes de saint Ignace, le titre d'«illumination du Cardoner». La croix au
pied de laquelle il est allé s'agenouiller s'appelle la Cruz del Tort. On notera
que ces diverses visions ont eu un contenu sensible, imaginatif, extrêmement
séduit. Selon les théoriciens de l¹expérience mystique, il s'est agi de lumières
purement intellectuelles, infuses directement, et qui ont suscité par contre
coup des schèmes très rudimentaires dans l'imagination du saint.
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