Introduction
À l’automne de l'année 1554, dans la pauvre maison professe
de la Compagnie de Jésus, à Rome, non loin du
Capitole
et du palais où résidait le pape à cette époque, chaque matin, sous un portique
proche du bâtiment appelé la Tour rouge, deux hommes vêtus de noir faisaient les
cent pas, arpentant un sol qu'on peut imaginer de briques roses, grossièrement
jointes et frustes. En contrebas, un jardin où les novices ont le droit de jouer
à la balle et plus loin, au fond, des bâtiments vieillots que l'on appelle d'un
nom pompeux, « l'appartement du Duc », parce que François de Borgia, encore duc
de Gandie et puissant du monde, n'a pas dédaigné d¹y loger quand il est venu à
Rome en grand apparat : aussi bien, en dépit de sa magnificence, était-il un
Compagnon de Jésus, ayant prononcé en secret les vœux décisifs.
Les deux religieux vont et viennent sous le portique. L'un
est petit. Il a le crâne dégarni et, sous le front large, les yeux s'enfoncent
profondément dans leurs orbites.
Il porte au menton une courte barbe. L'autre, on peut
l'imaginer grand et brun. Il est portugais. Il s'appelle Luis Gonçalves da
Camara. Il joue le rôle de « ministre » dans la maison professe, c'est-à-dire de
Père intendant. Comme il a une mémoire étonnante, il s'est trouvé tout désigné
pour accompagner le petit homme boiteux dans sa monotone promenade. Il
l'accompagne, l'écoute, enregistre mentalement ce que l'autre lui dit et tout à
l'heure, dans sa chambre, il consignera tout par écrit, fidèlement, mot pour
mot, avec plus que du respect ‹ de la dévotion. Sa mission est importante :
recueillir sur les lèvres du Fondateur de la Compagnie de Jésus les souvenirs
qu'il garde de sa vie passée et des expériences divines qu'il a connues. Il
sait, ce Père Gonçalves da Camara, que la Communauté entière compte sur lui pour
qu'il donne une relation très exacte de cette autobiographie orale que nul avant
lui n'a jamais entendue, qu'il n'entendra lui-même qu'une fois et que nul après
lui n'entendra jamais plus.
Il avait été très difficile d'obtenir d'Ignace de Loyola
qu'il acceptât de raconter sa vie. Lui qui avait horreur de la « vaine gloire »
se serait énergiquement refusé à toute confidence qui eût exprimé rien d'autre
que l'histoire d'une existence humaine. C'était un moment de l'histoire de Dieu
agissant dans le monde que ses fils spirituels lui demandaient de relater : ils
voulaient que le Fondateur leur laissât par écrit le compte de ses travaux et de
ses jours et fît l'énoncé des grâces accordées par Dieu à son serviteur dans le
temps qu'il créait la Compagnie de Jésus. Or cet Institut avait eu pour
fondement véritable non le texte des Constitutions, quelque génial qu'il fût,
mais la personnalité du Fondateur ‹ mieux, l'être qu'était devenu le Fondateur,
sous la main façonnant de Dieu. Présentée de la sorte, la tâche devenait sacrée,
au sens le plus fort du mot.
Le saint finit par acquiescer, mais on lira dans les Préfaces
de Nadal et de Camera, comment il hésita encore et temporisa et s'interrompit,
ayant commencé.
Pourtant, quel étonnant pèlerinage, non plus effectif, ni à
Montserrat ou à Jérusalem, mais en esprit et par récapitulation mentale, celui
qui se désignait si volontiers du nom de Pèlerin, allait-il accomplir, en
marchant de son pas boiteux d'un bout à l'autre de la galerie, tandis que son
compagnon, penché sur lui pour mieux l'écouter, essayait de tricher, de temps en
temps, et regardait de ses propres yeux les yeux d'un homme qui avait fermement
cru voir la Madone et Dieu le Père...
Telle est l'image de départ qu'un cinéaste avisé pourrait
choisir s'il voulait présenter la vie de saint Ignace de Loyola racontée par
lui-même : deux silhouettes noires sur le pavement rose de la galerie couverte,
allant tout doucement et s'arrêtant parfois, puis revenant sur leurs pas. Dans
le fond du décor, les verdures du jardin et, plus loin, quelque campanile de
Rome se profilant sur le ciel bleu. En surimpression, la liste inévitable des
artisans du film.
Après quoi, par un habile « fondu-enchaîné »,une autre
galerie apparaîtra, celle d'une ferme-château du pays basque espagnol, près d'Aspeitia,
grosse tour massive en pierre et en brique, environnée de prés et d'arbres où le
descendant des hobereaux de Loyola vint au monde, en 1491, et vécut son jeune
âge.
Le récit de Gonçalves da Camara ne serait d'aucun secours au
cinéaste pour ces premières séquences : tout le début de la biographie, relatif
aux « légèretés » d'une jeunesse mondaine, a été escamoté à cause d'une pudeur
plus scrupuleuse chez les disciples qu'elle n'était chez le maître... Légère,
certes, elle le fut, l'adolescence de ce jeune page, admis, vers la quinzième
année, à la cour du Contador Mayor Juan Velasquez de Cuellar, trésorier général
de la Couronne de Castille, dans la bourgade d'Arevalo.
On s'amusait fort, là-bas, on se battait en duel, on dansait.
Même, en 1515, la fureur de vivre poussa le Chevalier de Loyola, âgé de
vingt-quatre ans, à commettre en temps de carnaval dans son propre pays, à
Azpeitia, quelque excès, dont nous ne savons rien, sauf qu'il n'y eut pas mort
d'homme, mais qui fut grave au point d'obliger le coupable à comparaître devant
un tribunal, à Pampelune, Pampelune, nom qui amuse et fait sourire, à la façon
de Pampérigouste, mais qui restera lié, dans l'esprit d'Ignace de Loyola, à deux
souvenirs pénibles, celui de l'incarcération de 1515, d'abord, puis celui du
siège, quelques années plus tard, mais ici la voix du Pélerin lui-même commence
de se faire entendre : « Et ainsi, se trouvant dans une forteresse que les
Français attaquaient... »
Jusqu'à présent, la ressource de « tableaux» aux couleurs
vives et pittoresques s'est offerte en abondance à notre cinéaste : châteaux
forts, salles d'armes et salles de bal, costumes de la Renaissance espagnole,
cavalcades, escarmouches et petites guerres, villages basques posés au creux de
vallonnements doux. Mais le décor va changer : l¹Aragon, la Catalogne, la
Palestine, l'Italie encore. Ajoutons cinq traversées maritimes, avec deux
tempêtes, et même, une fois, la chasse donnée au bateau par un corsaire... Quels
« extérieurs », en vérité ! Jérusalem au temps de Soliman le Magnifique, le
Paris de Rabelais, Rome à l'époque où Michel-Ange bâtit Saint-Pierre... Un
montreur d'images pourrait-il souhaiter occasions, ou prétextes, aussi propices
à d'éblouissantes reconstitutions d'histoire ?
Mais le grand danger serait que l¹auteur du film n¹eût souci,
en effet, que de nous présenter un « documentaire ». Le voyage du Pélerin est
autre chose : avant tout, un voyage intérieur, une quête de Dieu et
l'attestation, aussi, que Dieu fut trouvé. C'est là, peut-être, le secret le
plus intime de ce récit : il tend à convaincre le lecteur, et singulièrement le
Compagnon de Jésus, que les aventures inouïes, les péripéties dramatiques ‹ et
dangereuses au point de conduire à deux doigts de la mort ‹ n'ont servi qu'à la
gloire de Dieu, en donnant tant de signes de sa puissance, de sa miséricordes,
de son intention. L'intention de Dieu éclate, d'un bout à l'autre de la
biographie : il fallait que le Pèlerin échappât à la mort, à Pampelune, puis à
Loyola sous le bistouri des chirurgiens, et à Fondi que ravageait la peste. Il
fallait qu¹il ne fût point abandonné par les matelots sur une île déserte au
cours de la traversée de Venise à Jérusalem, et que ni les Turcs, au Mont des
Oliviers, ni les Français ou les Espagnols, près de Pavie, ne fussent assez
brutaux pour se débarrasser de lui par un coup de poignard. Égaré dans les
Apennuns, entre Gênes et Bologne, il chemine le long d¹une falaise à pic, au
pied de laquelle gronde un torrent. Il s'arrête, effrayé. Devant lui une cascade
et derrière lui un sentier de chèvre qu'il ne sait plus redescendre. Pris de
vertige, il va tomber au fond du ravin et avec lui les Exercices spirituels,
dans sa musette, et la Compagnie de Jésus n'aura été qu'un beau projet... Mais
non. Il faut, ici encore, qu'il se tire d'embarras, même si c'est à quatre
pattes a gatas, comme un chat...
Et puis, à maintes reprises, les cieux s¹entrouvrent et il
est à ce point persuadé d'avoir vu la Vierge, le Christ, Dieu le Père, d'avoir
saisi ce qu'est la Trinité ou la présence divine dans l'Eucharistie « qu'il
mentirait s'il disait le contraire ». La formule revient souvent, traduisant
comme un sentiment de contrainte devant l¹évidence et traduisant aussi, par tant
de sincérité lucide, le v¦u que l'on manifeste beaucoup de circonspection, si
les cieux s'entrouvrent... D'où l'ambivalence de ces comptes rendus fréquents ‹
et parfois méthodiques, comme est celui des expériences mystiques vécues à
Manrèse, toutes classées et numérotées. D'une part ils témoignent d'une sorte de
garantie accordée par Dieu à l'¦uvre entreprise, à la création de la Compagnie
de Jésus. D'autre part ils mettent en garde contre toute expérience qui ne
serait pas authentifiée par ses « effets ».
Saint Ignace de Loyola récapitule sa vie « pour que l'on
comprenne comment Notre Seigneur se conduisit avec cette âme »... Il n'est pas
de meilleur résumé de toute la confidence et de ses desseins profonds que ce
petit membre de phrase dicté par le narrateur en tête d'un incroyable épisode,
le récit du meurtre qu'il a failli commettre sur la personne d¹un Maure. « La
conduite de Notre Seigneur ». C'est elle qui est mise au premier plan, comme si
la conduite de la créature ne valait pas qu'on la considérât en elle-même mais
n¹avait de Dieu.
Certes, depuis le moment où le chevalier convalescent avait
discerné cette intention, dans la salle haute de son château natal, il avait
parcouru, sous la conduite divine, un itinéraire spirituel bien plus pathétique
que l'autre, que la pérégrination aventureuse sur la surface de la terre. Et les
périls n'avaient pas manqué non plus au cheminement intérieur, l'angoisse, les
scrupules, la tentation de suicide... Tel est le sens profond du petit livre
qu'on va lire : au-delà des anecdotes bizarres ou émouvantes, c'est le
comportement d¹une Personne à l'égard d¹un humain que l¹on suit à la trace, une
Pédagogie agissant « de la même manière qu'un maître d'école traite un enfant »,
et conduisant cet enfant, au terme du Pèlerinage, vers un sanctuaire invisible.
Ainsi les épisodes hauts en couleur, randonnée chez les
Turcs, voyages au péril de la mer, déambulations d¹étudiant clochard dans les
rues de Lutèce, ne devront pas masquer le dialogue secret de cette âme avec son
maître, du moins si l'on veut suivre en esprit de vérité les moments de ce film
extraordinaire. Et c'est à tout cela que l'on doit penser lorsque, la lumière
s'étant faite de nouveau dans la salle, on voit encore sur l'écran, ou sur les
plis du velum dont les bords se rejoignent dans le fracas de la musique finale,
l¹image pâlissante du petit homme boiteux et de son grand compagnon : ils
marchent, ils marchent toujours, jusqu'au bout de la galerie, puis ils
reviennent vers nous, à petits pas sur les briques inégales du pavement rose,
dont la couleur, de plus en plus, s'éteint.
Alain Guillermou
Note sur la traduction
Il y a deux manières de trahir par la traduction un texte
comme est l'Autobiographie de saint Ignace. On peut d'abord serrer le mot à mot
de très près, en
respectant tous les détails, parfois aberrants, de la syntaxe et du style. On
peut au contraire prendre de grande libertés avec l'original et lui donner un
équivalent
facile. La première méthode conduit a Gonçalves da Camara une narration aussi
élégante qu'on voudra mais qui n'a pas été la sienne. La solution est à
mi-chemin
entre les deux excès. Elle consiste à vouloir donner au lecteur d'aujourd'hui
l'impression qu'a donnée l'Autobiographie aux lecteurs du temps. Le résultat
sera un
texte en vérité, fidèle. Aussi bien ce document est-il de style oral, calqué sur
des propos réellement entendus et il a toute la rudesse, parfois abrupte, du
langage de
saint Ignace, tel que le révèle cette autre confidence directe, le Journal
spirituel.
Que le Père Gonçalves da Camara ait été un secrétaire scrupuleux, on en a la
preuve par le soin avec lequel il sépare les propos recueillis sur les lèvres de
son
maître, des petites notes personnelles qu'il ajoute de-ci de-là. Or ces notes ne
contenaient rien de si particulier que leur insertion à part se justifiât
d¹emblée.
Et puis bon Père affirme nettement le scrupule qu'il a eu ‹ et nous n¹avons
aucune raison de mettre en doute sa parole
«de n'insérer dans sa narration
aucun motqu'il n'ait entendu prononcer par Ignace de Loyola lui-même. Bien mieux, les «etc.» qui parfois terminent les phrases ne doivent pas être pris pour autant de
marques de désinvolture. Il est au contraire tout à fait probable que Gonçalves
da Cama indique par ce signe que la phrase prononcée s¹est en effet interrompue.
Et
l'on imagine très bien le saint Fondateur soulignant d¹un geste de la main son
désir de ne pas finir tel propos parce que la suite est trop connue ou dépourvue
d'intérêt. Les « etc. » ne témoignent pas d'un irrespect qui serait inconcevable
mais d'un extrême scrupule.
Il convient au traducteur d'imiter, en suivant au plus près la narration de
Luis Gonçalves da Camara, l'exemple qu'a voulu donner ce parfait secrétaire.
Quelle
qu'en soit la difficulté, l'entreprise vaut qu'on la tente: c'est la seule
chance que l'on ait de retrouver avec exactitude la parole même du saint.
Préface
du Père Jérôme Nadal
(1)
J'avais entendu, moi et d'autres Pères, notre Père Ignace
nous dire qu¹il avait prié Dieu de lui accorder trois grâces, avant qu'il ne
sortit de cette vie.
La première était que l¹Institut de la Compagnie fût confirmé par le Siège
apostolique, la seconde était que les Exercices spirituels le fussent également,
la troisième, qu¹il pût laisser les Constitutions toutes rédigées (2). Me
rappelant cela et voyant que Dieu avait accompli ses désirs, je craignais qu'il
ne nous fût enlevé et appelé à une vie meilleure. Sachant que les autres saints
pères fondateurs d'instituts monastiques avaient coutume de laisser comme
testament à leurs fils quelques avis, propres, selon leur jugement, à les aider
en vue de la perfection, je cherchai une occasion opportune afin de demander la
même chose à notre Père.
Il advint, un jour de l'année 1551, qu'étant ensemble tous les deux, il me
dit: «J'étais allusion, à ce que je crois, à quelque extase ou ravissement
qui venait de prendre fin ce qui lui arrivait fréquemment. Avec toute ma
vénération je lui demandai : « Qu'est-ce que c'était, Père ? » Mais il détourna
la conversation. Moi, pensant que le moment était opportun, je le priai et le
suppliai de vouloir bien nous décrire le chemin par lequel le Seigneur l'avait
conduit depuis les premiers jours de sa conversion afin que cette relation pût
nous servir de testament et d'ultime instruction de notre Père. « Comme Dieu
vous a concédé les trois grâces que vous désiriez obtenir avant votre mort, nous
craignons, Père, que vous ne soyez bientôt appelé au ciel.»
Il s'excusa, disant qu'il était trop occupé et qu'il ne pourrait, pour le
moment, consacrer à ce projet ni son attention ni son temps. « Célébrez, tout de
même, me dit-il, trois messes à cette intention-là », conjointement avec Polanco
et Ponce (3). Et communiquez-moi votre opinion, à la suite de votre prière. «
Nous continuerons d¹avoir le même avis qu'à présent, Père», lui répondis-je. Il
répliqua avec beaucoup de douceur : « Après avoir célébré les trois messes nous
lui fîmes part des mêmes souhaits. Il nous promit de les satisfaire.»
L'année suivante, comme je rentrais à nouveau de Sicile, pour être envoyé en
Espagne, je demandai au Père s'il avait fait quelque chose. « Rien », me
répondit-il.
De retour d'Espagne en l'année 1554, je l'interrogeai encore. Il n'avait même
pas commencé. Alors, mû par je ne sais quelle impulsion et, certes, avec
insistance, je dis au Père: « Il y a bientôt quatre ans que je vous demande,
non seulement en mon nom mais au nom des autres Pères, que vous nous expliquiez
comment Dieu vous a formé en esprit depuis le début de votre conversion. Nous
croyons en effet que ce sera utile aussi bien pour nous-mêmes que pour toute la
Compagnie. Mais je vois que vous n¹en faites rien et je m'enhardis à vous
assurer, Père, que si vous nous concédez enfin ce que nous désirons tant, nous
saurons tirer profit de cette grâce. Dans le cas contraire nous ne faillirons
pas le moins du monde pour autant et nous travaillerons, en nous confiant dans
le Seigneur, exactement comme si vous aviez tout écrit (4).»
Le Père ne répondit rien. Mais le même jour, à ce que je crois, il appela le
Père Luis Gonçalves et commença de lui dicter sa narration. Le Père Luis, qui
possède une excellente mémoire, mettait aussitôt tout par écrit: c'étaient les
Actes du Père Ignace, répandus aujourd'hui de façon courante (5).
Le Père Luis fut électeur à la première Congrégation générale et il fut élu,
par cette même Congrégation, Assistant du Préposé général, le Père Lainez. Plus
tard il devint maître en culture profane et en formation chrétienne du roi de
Portugal don Sebastien. C'est un Mère vraiment remarquable par sa piété et sa
vertu. Le Père Gonçalves a rédigé son ouvrage partie en espagnol, partie en
italien, selon qu'il disposait d¹un secrétaire capable d¹écrire dans l'une ou
l'autre langue. La version latine est du Père Annibal du Coudray, homme très
docte et très pieux (6). Tous deux, auteur et traducteur, vivent encore parmi
nous.
Avant-propos
de Luis Gonçalves da Camara
En l'année 1553, un vendredi matin, le 4 août, veille de
Notre-Dame des Neiges, le Père étant dans le jardin près de la maison ou
appartement qu'on appelle appartement du Duc, je me mis à lui rendre compte de
certaines particularités de mon âme et entre autres choses, je lui parlai de la
vaine gloire.
Le Père me dit, en guise de remède, de rapporter de nombreuses fois à Dieu
toute chose qui me concernait en m¹efforçant de lui offrir tout le bien qu'il
pouvait trouver en moi, en reconnaissant ce bien comme lui appartenant et en lui
rendant grâce...
Et il me parla de telle manière qu'il me consola beaucoup, si bien que je ne
pus retenir mes larmes. Il me raconta aussi comment il avait été tourmenté deux
ans par ce défaut au point que, lorsqu'il s'était embarqué de Barcelone pour
Jérusalem. De même en d'autres circonstances semblables. Il ajouta quelle grande
paix, touchant ce point, il avait éprouvée depuis lors dans son âme.
Ensuite, une heure ou deux plus tard, nous allâmes manger. Comme nous étions
à table, lui, Maître Polanco et moi, notre Père nous dit qu'à de nombreuses
reprises Maître Nadal et d'autres Pères de Compagnie, lui avaient demandé
quelque chose et que jamais il ne s'était décidé. Mais après avoir parlé avec
moi et s'être recueilli dans sa chambre, il avait éprouvé une grande dévotion et
inclination à accepter ‹ il parlait d'ailleurs d'une manière qui montrait que
Dieu lui avait donné une grande clarté sur son devoir de faire cette chose ‹
qu'il s'était complètement déterminé.
Or cette chose était de raconter ce qui, jusqu'à l'heure présente, s'était
passé dans son âme. Il avait également décidé que je serais celui à qui il
découvrirait ces choses.
Le Père se trouvait alors très malade. Lui qui avait coutume de ne jamais se
promettre un jour de vie ‹ et même quand on lui disait : "Je ferai ceci dans
quinze jours ou dans huit jours", il répondait chaque fois, comme effrayé :
"comment ? Vous pensez vivre si longtemps ?" ‹ cependant, cette fois-là, il
déclara qu'il espérait vivre trois ou quatre mois pour achever cette affaire.
Le lendemain je lui adressai la parole et lui demandai quand il voulait que
nous commencions. Il me répondit que je devais lui rappeler la chose chaque jour
je ne me souviens pas pendant combien de jours jusqu'à ce qu'il trouvât la libre
disposition de se mettre à l'oeuvre. Mais il ne la trouva pas, à cause de ses
occupations ‹ et il en vint ensuite à me demander que ce soit chaque dimanche.
C'est ainsi qu'en septembre ‹ je ne me rappelle pas pendant combien de jours –
le Père me convoqua et se mit à me raconter toute sa vie et ses écarts de
jeunesse, clairement et distinctement, avec toutes les circonstances. Puis il
m'appela, dans le même mois, trois ou quatre fois et il parvint dans son récit
jusqu'au moment où il explique comment il voulut rester à Manrèse quelques jours
‹ on voit d'ailleurs qu'à partir de là mon écriture est différente.
La façon dont le Père raconte est pareille à la façon dont il agit en toutes
choses savoir avec tant de clarté qu'il semble rendre présent pour autrui tut ce
qui appartient au passé. De plus, il n'était pas nécessaire de rien lui demander
: tout ce qu'il fallait pour mettre quelqu'un bien au courant, le Père se
souvenait de l'indiquer. Moi, j'allais, immédiatement, tout consigner sans rien
dire au Père, d'abord sous forme de notes, écrites de ma main, ensuite plus en
détail, et c'est le texte qu'on trouvera plus loin.
Je me suis efforcé de ne mettre aucun mot que je n'aie entendu prononcer par
le Père. Ce en quoi je crains d'avoir failli à ma tâche, c'est que, tenant à ne
pas m'écarter des propos du Père, je n'ai pu rendre assez bien la force de
certains d'entre eux.
Ainsi donc, j'ai écrit ce document, comme il a été dit plus haut, à partir de
septembre 1553. Depuis cette date jusqu'à l'arrivée du Père Nadal, le 18 octobre
1554, le Père n'a cessé de s'excuser, alléguant des ennuis de santé et des
occupations diverses qui s'offraient à lui. Il me disait : « Quand telle affaire
sera terminée, rappelez-moi notre travail. » Cette affaire-là achevée, je le lui
rappelais. Mais il me disait alors : «Maintenant, nous sommes occupés par une
autre affaire. Quand celle-là sera menée à bien, rappelez-moi notre travail.»
À son retour, le Père Nadal se réjouit beaucoup d'apprendre que la tâche
était commencée et il me donna l¹ordre d'importuner le Père ne pouvait faire
plus de bien à la Compagnie qu'en celle-là. C'était vraiment fonder la
Compagnie. Ce même Père Nadal parla au Père de nombreuses fois et le Père me dit
que je devais lui rappeler notre travail dès qu'il en aurait fini avec l'affaire
de la dotation du Collège. Cette affaire réglée, il fallut attendre que fût
terminée celle du Prêtre et que partît le courrier (7).
Nous avons recommencé le 9 mars. Bientôt après, le pape fut en danger. Il
mourut le 23. Le Père ajourna nos entretiens jusqu'à l'élection du nouveau pape,
lequel à peine élu ‹ c'était le pape Marcel ‹ tomba malade lui aussi et mourut.
Le Père attendit encore jusqu'à l'élection du pape Paul IV. Ensuite, à cause des
fortes chaleurs et de ses nombreuses occupation, il fut toujours retenu,
jusqu'au 21 septembre, date à laquelle on commença d'envisager mon envoi en
Espagne. J'insistai alors vivement auprès du Père pour qu'il accomplît la
promesse qu'il m'avait faite et c'est ainsi qu'il prit date pour le 22 au matin
à la Tour rouge.
Ayant fini de dire ma messe, je me présentai devant lui pour lui demander si
c¹était l'heure. Il me dit d'aller l'attendre à la Tour rouge afin que je sois
sur place quand il arriverait. Je compris que j'aurais à l'attendre longtemps.
Comme je m'entretenais sous le portique avec un Frère qui m'interrogeait sur un
sujet quelconque, le Père arriva et il me reprocha d'avoir manqué à l'obéissance
et de ne pas l'avoir attendu l'obéissance et de ne pas l'avoir attendu là-bas.
Il ne voulut rien faire ce jour-là. Ensuite nous avons de nouveau insisté
vivement auprès de lui. Il revint alors à la Tour rouge et se remit à dicter,
tout en marchant, comme il avait toujours fait. Moi, pour contempler son visage,
je m'approchais sans cesse un peu plus. Il m¹avertit: «Observez la Règle!»
Et comme une fois, négligeant l'avis, je m¹étais encore approché, coupable de la
même curiosité deux ou trois fois de suite, il me répéta l''vertissement et s'en
alla (8).
Au bout d'un certain temps il revint à la même Tour rouge achever la dictée.
Cependant, comme je me préparais depuis quelques jours à me mettre en route (en
effet la veille de mon départ fut le dernier jour où le Père s'entretint avec
moi) je ne pus tout mettre au net à Rome même. Et, comme je ne disposais pas
d'un secrétaire espagnol à Gênes, je dictai en italien les notes que j'avais
emportées de Rome, sommairement écrites (9). Je mis fin à cette rédaction au
mois de décembre de l'année 1555.
Gênes.
* * * * *
1. Le Père Jérôme Nadal, un Majorquin (1507-1580),
était entré en contact, à Paris, avec saint Ignace de Loyola mais il avait
hésité à le suivre, craignant chose extraordinaire ‹ d¹être entraîné hors de
l¹orthodoxie. Plus tard, ayant lu la fameuse lettre envoyée des Indes par saint
François Xavier aux clercs d¹Occident, il avait été bouleversé et s¹était décidé
à entrer au plus tôt dans la Compagnie de Jésus. Il fut chargé de tâches
importantes, notamment de la direction du Collège de Messine, ouvert en 1548.
Ensuite il voyagea beaucoup pour faire approuver par les Pères d¹Italie,
d¹Espagne et du Portugal les Constitutions. Saint Ignace le prit comme Vicaire
général en 1554.
2. La fondation de la Compagnie de Jésus avait été
Ratifiée le 25 septembre 1540 par la Bulle Regimini Militantis Ecclesiae et les
Exercices spirituels avaient reçu l¹approbation pontificale le 31 juillet 1548.
Les Constitutions avaient été promulguées sous une forme provisoire, au début de
1551. Mais, du vivant de saint Ignace, elles ne reçurent pas de consécration
officielle. Cependant, Rome les approuvait et l¹ensemble de la Compagnie les
ratifiait.
3. Juan Polanco, né à Burgos, est entré dans la
Compagnie en 1541 et il y a joué un rôle important. Saint Ignace le prit comme
secrétaire en 1547 et le chargea notamment, à l¹époque où il rédigeait les
Constitutions, de recueillir des renseignements sur les Règles des principaux
ordres religieux. Il resta secrétaire des successeurs de saint Ignace, le Père
Lainez et le Père François de Borgia. Le Père Ponce, était un Provençal. Il
s'appelait Ponce Cogordan. Il jouait depuis 1549 le rôle de procureur dans la
maison professe.
4. Il est notable que, voulant arracher
l'acquiescement du saint, Jérome Nadal se déclare néanmoins dans l¹état
d'indifférence, recommandé par Ignace de Loyola comme caractéristique de la
vertu d¹obéissance.
5. L'Autobiographie de saint Ignace a d¹abord
circulé en manuscrit avec le titre que lui avait donné Nadal, Acta Patris
Ignatii, en espagnol Hechos del P. Ignacio, c¹est-à-dire Actes, Faits et gestes
du Père Ignace. Les éditions imprimées ont eu pour base le manuscrit que
détenait le Père Nadal et qu¹il emportait dans ses voyages. En 1731, les
Bollandistes publièrent une traduction latine. Ils divisèrent le texte en
chapitres et les chapitres en paragraphes numérotés. On ne s'est pas senti tenu,
dans la présente édition, de respecter le découpage en paragraphes. De même on
n¹a pas adopté le titre : le Récit du Pèlerin. Cette formule a pour auteur le
Père Tibaut, S. J. qui l'a insérée en tête de sa traduction ‹ la première qui
ait paru en français, publiée en 1922, aux Éditions Desclée de Brouwer. Le Père
Thiry, qui a donné, en 1956, une édition refondue de cette traduction lui a
conservé ce titre.
6. C'était un Français. Né à Sallanches en 1525
il fut professeur au Collège de Messine. Il vint à Rome en 1558 et rédigea la
traduction latine de l'Autobiographie. Il mourut à Avignon en 1599.
7. Le Collège dont la dotation était à l¹étude
s'appelait le Collège romain. Il avait été fondé en 1551 et il devint par la
suite une sorte d¹École Normale de la Compagnie. C¹est aujourd'hui l¹Université
pontificale, dite grégorienne, du nom du pape Grégoire XIII, lequel en 1773 se
montra pour cette institution un généreux mécène. L'affaire du « Prêtre » est
l¹envoi en Éthiopie, royaume du fameux « prêtre Jean », d¹une mission dont les
premiers membres gagnèrent en effet Lisbonne, port d¹embarquement, en fin
novembre 1554.
8. On aurait tort de prendre ces vives réactions
du saint pour des marques de colère. En réalité, comme il avait mis la règle de
l'obéissance au coeur de toute l¹organisation de sa Compagnie, il ne pouvait
tolérer contre cette règle aucune infraction, même légère. On est frappé, quand
on lit les textes de souvenirs qu¹a laissés l¹entourage du Fondateur, par le
mélange, dans son comportement quotidien, d¹une grande bonté et d¹une sévérité
inflexible.
Pour lutter contre le laisser-aller et la mauvaise tenue qu¹il avait pu
observer chez les clercs romains de son temps, saint Ignace avait édicté, parmi
les règles de son Ordre, celle-ci : « Les yeux se tiennent communément baissés.
Quand on les lève, il ne faut pas les lever beaucoup ni les tourner beaucoup de
part et d¹autre. Quand on parle avec quelqu'un spécialement s¹il s'agit d¹une
personne que l¹on respecte « on ne tiendra pas les yeux fixés sur son
visage mais baissés, communément. » Cette règle, dite de « modestie» peut
surprendre. Elle passera même pour encourager une attitude hypocrite, opposée
au précepte pédagogique : « regarder les gens droit dans les yeux ». Il importe
cependant de songer à l'époque où saint Ignace rédigeait ses Constitutions.
Ajoutons que tous les ordres religieux préconisent la modestie dans l¹attitude
et principalement dans le regard. De nos jours la règle des yeux baissés est
tombée en désuétude dans la Compagnie de Jésus.
9. La rédaction en italien commence vers le début
de l¹épisode où est raconté le voyage de saint Ignace à Rouen. Il est à noter
que le style, en dépit du changement de secrétaire et de langue, est resté
fidèle à lui-même, direct, « oral », bâti sur une syntaxe qui se moque de la
syntaxe et inspiré d¹une esthétique qui n¹est guère hostile aux répétitions.
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