VISIONS
TOME 1
La Vie de Notre Seigneur
Jésus Christ d'après les visions d'Anne Catherine Emmerich, qu'offre ici
aux lecteurs français le traducteur de la Douloureuse Passion et de la
Vie de la Sainte Vierge, est le complément longtemps attendu de ces deux
ouvrages, publié l'année dernière en Allemagne par le dépositaire des
manuscrits de Clément Brentano, lequel est, autant que nous pouvons le
savoir, un religieux de la congrégation du très saint Rédempteur, fondée
par saint Alphonse de Liguori. Ce complément est considérable, car il
embrasse toute la vie publique du Sauveur, à partir de la prédication de
saint Jean Baptiste. D'après l'étendue des deux premières parties, les
seules publiées jusqu'à présent et qui forment, suivant toute apparence,
plus des deux tiers de l'ouvrage entier, on peut présumer que le tout
n'aura pas moins de cinq ou six volumes.
Les considérations que le
traducteur (1)
a mises en tête de la Douloureuse Passion et de la Vie de la sainte
Vierge s'appliquent également au présent ouvrage. Il se bornerait à y
renvoyer les lecteurs, si les questions qui se rattachent à
l'appréciation d'une œuvre de cette nature ne se trouvaient traitées
avec des développements bien plus considérables dans la longue et
savante introduction dont l'éditeur allemand a fait précéder la Vie de
Notre Seigneur Jésus Christ. Il ne peut que s'en référer à ce travail
remarquable, où sont exposées aussi clairement et aussi complètement que
possible les règles adoptées dans l'Église catholique, en ce qui touche
les visions et les révélations privées, et où l'application de ces
règles aux écrits dictés par Anne Catherine Emmerich amène une foule
d'éclaircissements du plus haut intérêt sur la vie de la pieuse
extatique et sur ses rapports avec l'homme éminent qui s'était fait son
secrétaire.
Quant au livre lui-même, il
suffit de dire qu'il a la même origine que la Douloureuse Passion et la
Vie de la Sainte Vierge, qu'il en est le complément et le lien, qu'il a
le même caractère, les mêmes mérites, qu'il est destiné à produire la
même impression. Sans doute, comme ses devanciers, il soulèvera plus
d'une objection (2),
il donnera lieu à plus d'une critique ; mais, comme eux aussi, il
touchera, il édifiera les âmes simples et pieuses ; il fournira un
nouvel aliment à leur dévotion, et leur fera aimer davantage l'adorable
personne de Celui qui a habité parmi nous, plein de grâce et de vérité
(Jn 1, 14). Telle est du moins l'espérance que nous avons conçue, et
sans laquelle nous n'eussions jamais songé à entreprendre ce long et
pénible travail.
Lorsque Clément Brentano,
il y a plus de vingt ans, publia les visions d'Anne Catherine Emmerich
sur la Douloureuse Passion de N. S. Jésus Christ, il les appela “des
méditations” pour lesquelles il ne demandait qu'une chose, c'est qu'on y
vit tout au plus “les méditations de Carême d'une dévote religieuse”,
peut être aussi incomplètement saisies et reproduites qu’inhabilement
rédigées. Toutefois la grande masse de lecteurs que ces “méditations”
ont immédiatement trouvée, les a involontairement prises pour ce
qu'elles sont en réalité, c'est à dire pour des visions ou des
communications dérivées et d'un don d'intuition surnaturelle, et non
pour le produit de l'intelligence humaine travaillant dans sa propre
sphère. On crut pouvoir trouver une garantie pour la justesse de cette
appréciation dans la courte biographie d'Anne Catherine Emmerich que
Brentano avait fait imprimer comme étant ce qui pouvait le mieux les
recommander. Il y décrivait en effet d'une manière si simple et si
persuasive les directions merveilleuses, les grâces accordées à Anne
Catherine et ses souffrances extraordinaires, que raisonnablement il ne
restait au lecteur d'autre alternative que de rejeter la biographie
comme une œuvre d'imagination et par là même les visions comme une
illusion et une imposture, ou de reconnaître dans l'une comme dans les
autres tous les caractères de l'authenticité. Malgré tout ce qu'il y
avait là d'extraordinaire, personne ne s'est arrêté sérieusement au
premier parti car la bénédiction attachée aux visions est trop grande et
trop évidente pour qu'on puisse en chercher l'origine dans le mensonge.
Qui les a jamais prises en main sans en retirer les consolations les
plus multipliées et une nouvelle ardeur pour la piété ? Qui s'est laissé
aller à l'impression puissante de leur vérité naïve sans se sentir
pénétré d'un amour plus ardent pour le très Saint-Sacrement, pour Marie
et pour l'Église.
Ce fait doublement
consolant dans un temps comme le nôtre, et le désir ardent ressenti par
tant de personnes de posséder aussi complètes que possible les visions
d'Anne Catherine sont cause qu'on a entrepris de publier toutes les
visions qui se rapportent à la vie de Jésus.
L'éditeur se rend
parfaitement compte de la grande responsabilité que lui impose son
travail dans une matière aussi grave et aussi féconde en conséquences :
aussi n'a t il rien négligé de ce qu'on a le droit d'exiger de quiconque
se charge d'une semblable entreprise. Non seulement il a pris la
connaissance la plus exacte de toutes les notes que Clément Brentano a
écrites jour par jour avec une conscience scrupuleuse pendant un séjour
d'environ six ans auprès d'Anne Catherine, mais il a soumis tout ce
qu'il y a pris pour la présente publication à l'examen rigoureux de
théologiens compétents. En outre, il mettra le lecteur lui même en
mesure de se former avec assurance un jugement précis et éclairé sur
tout ce dont il s'agit. C'est pourquoi dans l'introduction on donne des
éclaircissements sur le don d'intuition d'Anne Catherine et en
particulier sur le caractère et l'objet de ses visions : en outre, on y
rend compte aussi exactement que possible de la manière dont Anne
Catherine a communiqué ses visions à Clément Brentano et dont celui ci
les a reproduites. On commence par établir avant tout les principes
suivant lesquels on doit juger les visions ou les soi disant
révélations, tels qu'ils sont admis dans l'Église. Ils ont servi de
règle à l'éditeur pour se diriger : c'est pourquoi il prie le lecteur de
les prendre aussi pour guides dans l'appréciation de son travail.
Fête du Saint Nom de Marie,
1857.
L'Éditeur.
I
Anne Catherine Emmerich
fut, pendant l'espace de trois ans, favorisée de visions journalières,
se succédant sans interruption dans un enchaînement historique, sur la
carrière de prédication de Jésus Christ. Elles prirent commencement dans
les derniers jours du mois de juillet 1890 ; en outre dans les années
précédentes, Anne Catherine avait aussi vu les mystères de la vie de
Jésus, non dans des tableaux journaliers formant une série continue,
mais avec des interruptions et suivant l'ordre des dimanches et des
fêtes de l'année ecclésiastique.
Le jeudi 19 juillet 1820,
le pèlerin (3) se désole encore de ce qu'il ne lui est
pas possible de se reconnaître dans les visions sur les évangiles des
dimanches parce qu'Anne Catherine les oublie en partie, ne les raconte
pas d'une manière assez circonstanciée et n'indique point les noms des
lieux, et parce qu'il ne peut pas savoir à quelle année de la vie du
Christ les visions correspondent ni dans quel ordre les évangiles qu'on
lit à l'église sont disposés les uns par rapport aux autres.
Ainsi Anne Catherine, le
dimanche précédent sixième après la Pentecôte, avait eu une vision sur
l'évangile de la multiplication des pains pour la nourriture des quatre
mille hommes : les jours suivants elle avait encore communiqué quelques
fragments de ses visions relatives à cet événement, qu'elle croyait en
connexion historique avec l'évangile du dimanche. Cependant le pèlerin
ne pouvait pas bien se reconnaître dans cette communication incomplète
et il écrivait dans son journal cette remarque : “il est affligeant que
le pèlerin n'ait aucun secours qui l'aide à trouver ici quelque chose de
suivi”.
Or le secours qu'il
désirait devait lui être donné quelques jours plus tard d'une façon
merveilleuse et qu'il n'aurait jamais soupçonnée : car, le 30 juillet
1820, Anne Catherine commença, ce qui semblait au pèlerin tout à fait
inattendu et même tout à fait “inouï”, à voir jour par jour les années
de prédication de Jésus dans des visions où tout était parfaitement lié,
et cela sans interruption jusqu'à la fin de mai 1821. Ces visions
successives commencèrent par l'enseignement de Jésus sur le divorce et
la bénédiction donnée aux enfants à Bethabara au-delà du Jourdain,
conformément à ce qui est rapporté dans saint Matthieu (XIX, 1), et
elles comprirent le dernier voyage du Sauveur à Jérusalem pour la fête
de Pâques, la Passion, la Résurrection, l'Ascension, la Pentecôte et
quelques semaines des Actes des apôtres, conséquemment les huit ou neuf
derniers mois de la prédication de Jésus.
Le pèlerin fait précéder
ses reproductions des visions de cette époque de la remarque suivante :
“Celui qui écrivait n'était orienté ni quant à la direction des Voyages
du Seigneur, ni quant à la topographie de la Palestine : la voyante de
son côté était souvent très malade et au milieu de ses souffrances sans
mesure elle ne racontait qu'avec peine et quelquefois en intervertissant
l'ordre : souvent aussi elle oubliait quelques jours. En outre son
attention n'était dirigée ni sur les noms de lieux, ni sur les
distances, ce qui fait que dans cette période les noms des lieux ne sont
souvent désignés que d'une manière vague et générale d'après les
contrées auxquelles ils appartiennent.”
Toutefois les visions ne
cessèrent pas à la fin de mai, mais elles passèrent à cette période de
la vie de Jésus qui commence à la mort de saint Joseph et à la
prédication publique de Jean Baptiste. Ainsi pendant quatre mois,
savoir, depuis le 2 juin jusqu'au 28 septembre 1821, Anne Catherine vit
jour par jour tous les voyages et tous les actes de Jésus aussi bien que
ceux de son saint précurseur ; elle entendit toutes ses paroles et le
pèlerin mit par écrit avec la plus scrupuleuse exactitude tout ce
qu'elle fut en état de lui raconter de ces visions. Le 28 septembre,
elle vit le baptême de Jésus dans le Jourdain, et à partir de là elle
suivit le Sauveur dans des visions qui se succédèrent chaque jour
pendant vingt et un mois et demi, c'est à dire jusqu'au 17 juillet 1823,
sur tous les chemins où le conduisit sa sainte carrière de prédication,
en sorte qu'il y eut très peu de lacunes, et que la fin des visions de
l'année 1823 s'était exactement rejointe au commencement de ces mêmes
visions en juillet 1820.
De même que les visions,
les communications au pèlerin se succédaient journellement : seulement
une fois, du 27 avril au 17 juillet 1823, Anne Catherine épuisée et
presque mourante se trouva tout à fait hors d'état de proférer une seule
parole, mais même pendant ce temps les visions ne furent pas
interrompues. Elle les eut pour la seconde fois du 21 octobre 1823 au 8
janvier 182l, et les communiqua de nouveau au pèlerin. A dater de ce
moment toute communication cessa, car la mort s'approchait avec
d'horribles souffrances, et elle mourut en effet le 19 février 1824,
après un silence continuel de quatre semaines. une seule fois pendant ce
temps, sans que rien d'extérieur eut provoquée, et comme si elle eût
fait intérieurement la revue de ses visions passées, elle demanda, à la
grande surprise de l'écrivain : “Quel jour sommes nous, Le 14 janvier !”
lui fut il dit. “Ah ! répondit elle, je ne suis plus capable de rien :
encore quelques jours et j'aurais fini de raconter entièrement la vie de
Jésus.”
II
Avant d'entrer dans des
éclaircissements sur le don d'intuition et de traiter plus à fond de ce
qu'embrassent les visions d'Anne Catherine, il est à propos de parler
des principes qui, selon Benoît XIV (4), servent à
reconnaître la vérité ou la fausseté de prétendues visions ou
révélations et à établir le degré de valeur et d'autorité qu'on peut
accorder à celles que le jugement de l'Église a déclarées véritables et
authentiques. En exposant ces principes, l'éditeur n'a d'autre dessein
que de faire connaître les règles qui l'ont dirigé dans tout le cours de
son travail. Il ne prétend nullement donner un jugement définitif sur la
valeur des visions d'Anne Catherine ; c'est chose réservée à une plus
haute autorité : mais il prie le lecteur de juger, lui aussi, d'après
les règles indiquées : c'est le plus sûr moyen d'éviter l'exagération
qui s'enthousiasme à faux et la prévention qui rabaisse injustement,
double tendance à laquelle on est également exposé sur ce terrain.
Benoît XIV traite dans
trois chapitres du discernement des visions et des révélations : il
donne d'abord les règles générales pour reconnaître si elles sont
authentiques ou non ; puis il expose plus en détail les principes qu'on
applique dans les procès de béatification ou de canonisation, lorsqu'il
est question des visions ou des révélations d'un serviteur de Dieu.
Comme première règle,
“règle d'or”, Benoît cite les paroles de Gerson : “Quand l'humilité
précède, accompagne et suit, quand rien ne se mêle qui puisse la
compromettre, c'est un signe que les visions viennent de Dieu ou d'un de
ses bons anges : car (ceci sont les termes de P. Tanner) la tromperie,
même d'une femme, ne peut rester longtemps cachée. Lorsque tout n'est
pas fondé sur l'humilité la plus profonde, l'édifice s'écroule bientôt
honteusement : mais là où se trouve la pure simplicité particulièrement
nécessaire à ceux qui veulent s'unir à Dieu par un amour chaste, pur et
irrépréhensible, il ne peut y avoir ni illusion personnelle, ni
tromperie provenant d'autrui.”
Il y a aussi une grande
garantie de l'authenticité des visions dans l'utilité qu'on voit
d'autres personnes en retirer : car il n'est pas possible qu'un mauvais
arbre porte de bons fruits. S'il arrive donc que certaines visions aient
pour résultat chez ceux auxquels elles sont communiquées plus de
lumières spirituelles, l'amendement de la vie ou un élan plus marqué
vers la piété et la dévotion, s'il en est ainsi non seulement pour
quelques individus, mais pour un grand nombre de personnes, et cela
pendant un long espace de temps, on doit voir là un témoignage assuré
que ces visions sont l'œuvre du Saint Esprit : car des visions fausses
et mensongères ou provenant du démon ne peuvent manquer de porter
atteinte à la foi catholique et aux bonnes mœurs. On doit juger qu'il y
a illusion lorsque dans une soi disant révélation une chose mauvaise en
soi, ou même bonne en soi, est conseillée dans l'intention d'empêcher
par là quelque chose de meilleur, ou bien encore quand il s'y rencontre
des faussetés ou des contradictions manifestes et des choses qui ne sont
propres qu'à satisfaire une vaine curiosité.
En ce qui touche
l'application des règles en question à la pieuse Anne Catherine
Emmerich, il pourrait suffire de signaler l'esprit qui domine dans ses
visions sur la Douloureuse Passion, esprit qui produit encore
aujourd'hui si abondamment ces fruits qui sont donnés par le pape Benoît
XIV comme les signes de la bonté d'un arbre : mais l'éditeur attache
encore plus d'importance à l'ensemble des visions publiées dans le
présent ouvrage. Celles ci en effet montrent au lecteur attentif la vie
du Sauveur sur la terre, toute sa manière d'agir et celle de sa sainte
Mère avec tant de simplicité, de clarté, de vérité intime, qu'après
l'Écriture sainte, on aurait peine à citer un livre qui mette dans un
jour aussi frappant, même pour l'œil le plus faible, le sens de ces
paroles que le Sauveur adresse à tous sans exception : “Apprenez de moi
que, je Suis doux et humble de cœur.”
N'y a t il pas une immense
consolation, une satisfaction qui persiste au milieu de toutes les
traverses de la vie, a pouvoir accompagner pas à pas notre Seigneur et
Sauveur, le considérer jour par jour dans l'accomplissement pénible de
la tâche qu'il s'est imposée sur la terre, et ranimer la trop faible
ardeur de notre amour par la contemplation de sa mansuétude et de sa
miséricorde inaltérables. Bien des personnes assurément remercieront
Dieu du fond du cœur d'avoir mis à leur portée une aussi précieuse
faveur et de leur avoir préparé dans des jours si mauvais une telle
abondance de consolations. Mais, s'il y a une chose qui n'ait pas besoin
d'autre démonstration, c'est que l'âme qui a pu devenir le miroir d'ou
devaient rayonner des images si sublimes et si sanctifiantes, a dû
nécessairement être solidement fondée dans l'humilité et conserver sans
tache et dans toute sa pureté l'éclat de la grâce baptismale. Anne
Catherine, pendant toute sa vie, fut l'enfant toujours simple,
inoffensif, innocent, qui ne ressentait et ne comprenait autre chose
dans ce monde que la misère et la détresse des hommes, qui n'eut jamais
d'autre désir que celui de souffrir pour autrui. C'est pourquoi aussi la
force de son esprit et la paix de son âme croissaient en proportion de
ses peines, au point que dans l'excès de ses douleurs sans nom elle
remerciait Dieu, toute joyeuse, de ce qu'il craignait la rendre plus
semblable à son Sauveur. Jamais la patiente ne s'est plainte de ce
qu'elle avait à supporter, mais ce qui lui était plus sensible et plus
insupportable qu'aucune de ses souffrances, c était qu'on la louât et
qu'on eût d'elle une idée avantageuse, à tel point que dans sa dernière
agonie elle supplia instamment d'une voix mourante qu'aucune parole ne
fut dite à sa louange.
Le pape Benoît, dans la
suite de son examen, traite de la créance qu'on doit accorder à la
personne qui se présente comme favorisée de visions et de révélations.
Elle a selon lui pour
conditions : d'une part, la grande vertu et la sainteté connue par
ailleurs de la personne en question ; d'autre part, la manière dont elle
se comporte pendant et après les visions. En ce qui touche ce dernier
point, Benoît XIV tire des théologiens et des maîtres de la vie
spirituelle les plus autorisés, douze points auxquels on doit attacher
une importance particulière. Il faut examiner : 1 Si la personne
favorisée n'a jamais demandé ou désiré des visions ; et si au contraire
elle a prié Dieu de la conduire par la voie commune et n'a accepté les
visions que par obéissance, un pareil désir, d'après saint Vincent
Ferrier, proviendrait d'un orgueil secret et d'une curiosité téméraire :
il indiquerait en outre une foi faible et mal assurée. 2 Si elle a reçu
constamment de son guide spirituel l'ordre de communiquer ses visions à
des hommes instruits et clairvoyants. 3 Si elle a toujours pratiqué
l'obéissance absolue envers ses directeurs et si, à la suite de ses
visions, elle a fait des progrès dans l'humilité et l'amour de Dieu. 4
Si elle a recherché de préférence les personnes les moins disposées à
lui donner croyance et si elle a aimé ceux qui lui avaient donné des
chagrins et des peines. 5 Si son âme a joui d'un calme et d'un
contentement parfaits et si son cœur a toujours été plein d'un zèle
ardent pour la perfection. 6 Si son directeur n'a jamais eu à lui
reprocher certaines imperfections. 7 Si elle a reçu la promesse que Dieu
exaucerait ses justes demandes et si, s'adressant à lui avec une pleine
confiance, elle a obtenu d'être exaucée en quelque point important. 8 Si
ceux qui étaient en relations avec elle, ont été excités à aimer Dieu
davantage lorsque l'endurcissement de leur cœur n'y mettait pas
obstacle. 9 Si les visions lui ont été départies le plus ordinairement
après une longue et fervente prière, ou après la sainte Communion, et si
elles ont allumé en elle un ardent désir de souffrir pour Dieu. 10 Si
elle a crucifié sa chair et s'est réjouie dans la tribulation, au milieu
des contradictions et des souffrances. 11 Si elle a aimé la solitude et
fui le commerce des hommes, si elle a montré un détachement parfait de
toutes choses. Aussi dans la bonne et la mauvaise fortune elle a
toujours conservé la même tranquillité d'âme, et si enfin des hommes
instruis n'ont pas aperçu dans ses visions quelque chose qui s'écartât
de la règle de la foi ou qui pût paraître répréhensible d'une façon
quelconque.
Ces douze points renferment
les règles les plus sûres et les plus dignes de confiance, et il a
fallu, pour les établir, toute l'expérience d'un grand nombre de
docteurs aussi savants qu'éclairés dans les voies de la vie spirituelle.
La mesure dans laquelle les conditions qui y sont exigées se rencontrent
chez une personne favorisée de grâces extraordinaires est aussi, selon
Benoît XIV, celle de l'assurance avec laquelle on peut conclure en
faveur de la véracité de cette personne, de la confiance qu'elle mérite
et en même temps de celle que méritent ses visions. Maintenant, le
lecteur ne sera pas surpris moins agréablement que l'éditeur quand il
pourra se convaincre, à l'aide de la biographie donnée par Clément
Brentano et aussi de la présente introduction' que ces conditions sont
remplies de la manière la plus incontestable dans toute l'existence
d'Anne Catherine, et cela si parfaitement qu'elles ne se rencontrent au
même degré que chez les grands saints.
En premier lieu, les
visions ne furent jamais pour Anne Catherine, l'objet de ses désirs,
mais une source de douleurs et de tribulations indicibles, au point que
souvent elle pria Dieu instamment de les lui retirer. En outre, la grâce
de la contemplation lui fut départie à un âge si tendre que ce désir
n'aurait pu naître en elle : c'est pourquoi sa première ouverture sur
les visions qui lui ont été envoyées est celle d'un enfant plein de
naïveté qui n'en soupçonne pas la portée. En second lieu, Anne Catherine
ne pouvait être décidée à communiquer ce qu'elle avait vu que par les
ordres réitérés de son guide spirituel. En troisième lieu, lorsque ses
confesseurs rejetaient ses visions et ne se donnaient pas la peine
d'examiner quelle valeur elles pouvaient avoir, elle s'efforçait d'y
mettre fin par tous les moyens possibles. Mais la lutte dans laquelle
elle s'engageait par là avec son guide invisible, dont les exigences ne
s'arrêtaient pas devant les idées erronées des confesseurs, était pour
elle la cause de souffrances impossibles à décrire. En quatrième lieu,
cela ne l'empêchait pas de chercher uniquement des confesseurs dont elle
n'avait à attendre que de la sévérité et des humiliations journalières,
parce qu'elle laissait à Dieu le soin de les persuader, s'il le jugeait
convenable, de la réalité des dons gratuits qui lui étaient accordes. De
plus, elle résistait toujours autant qu'elle le pouvait à toute
tentative qui pouvait avoir pour objet de la soulager ou d'améliorer sa
situation matérielle : car du reste pour tous ceux qui lui
occasionnaient des ennuis ou des tribulations, il n'y avait chez elle
que charité, patience et mansuétude. Enfin, pour ce qui touche les
autres points, il n'est pas nécessaire de les énumérer ici suivant leur
ordre, parce que l'introduction doit s'en occuper longuement et d'une
manière très détaillée.
Pour le moment l'éditeur se
bornera à faire remarquer que Dieu, dans ses desseins impénétrables,
permit qu'Anne Catherine, dans les dernières années de sa vie, fût deux
fois soumise à une enquête provoquée par les autorités spirituelle et
temporelle, sur la réalité de ses stigmates et d'autres phénomènes
merveilleux qui se produisaient chez elle. On ne peut pas rendre ce
qu'elle eut à souffrir à cette occasion : car le siècle des lumières
sembla vouloir décharger toute sa colère sur la pauvre religieuse, qui
flétrissait sa prétendue sagesse comme un aveuglement déplorable et une
vanité insensée. Mais Anne Catherine, au milieu de ces souffrances,
resta encore l'image de son divin fiancé ! elle supporta tout en silence
et absorbée en Dieu, et se réjouit d'avoir eu, par l'ignominie de la
croix, une ressemblance de plus avec son Rédempteur.
Nous passerons maintenant
au dernier des douze points, celui qui traite de la conformité des
visions avec la règle de foi de l’Église ; car il est juste de lui
donner une attention toute particulière quand on s'occupe de visions qui
renferment en même temps des révélations. Benoît XIV, à cet égard, s'en
réfère principalement au vénérable P. Suarez, lequel établit, comme
premier principe, qu'en matière de révélations, la question de leur
conformité à la règle de la foi et des mœurs doit être la base de tout
examen ultérieur, de telle sorte que si l'on découvre quelque chose qui
soit en contradiction avec l’Écriture et la tradition, avec les
décisions doctrinales de l’Église et l'interprétation unanime des saints
Pères et des théologiens, la soi disant révélation doit être rejetée
comme mensonge et illusion diabolique. Il en doit être ainsi, même quand
il s'agit de révélations qui, à la vérité, ne portent pas atteinte à la
foi, mais présentent des choses impliquant contradiction ou propres
seulement à satisfaire une vaine curiosité, qui peuvent être considérées
comme le produit de l'imagination humaine, ou qui évidemment ne sont pas
en rapport avec la sagesse et les autres attributs de Dieu.
Le pape Benoît XIV soulève
ensuite une question difficile : “Que faut il penser d'une soi disant
révélation où se rencontrent des choses qui paraissent contraires, non
pas précisément à la tradition unanime des Pères et des théologiens,
mais à ce qu'on appelle communis sententia (le sentiment
commun) ; qui sont tout à fait nouvelles, qui donnent comme révélés des
points sur lesquels l’Église n'a pas encore donné de décision
doctrinale ?” s'appuyant sur des autorités imposantes, Benoît répond
qu'il n'y a pas là motif suffisant pour rejeter, sans autre examen, une
pareille révélation comme imaginaire et trompeuse ; car, ajoute t il :
1° une chose qui
paraît contraire au sentiment le plus commun peut être soutenue à l'aide
d'une appréciation plus approfondie et plus judicieuse, et trouver à
s'appuyer sur des autorités respectables et des raisons solides.
2° une révélation
n'est pas fausse en soi, par cela seul qu'elle fait connaître un mystère
ou une circonstance de la vie du Sauveur ou de sa sainte Mère, dont
l’Écriture sainte, la tradition ou les écrits des saints Pères ne font
pas mention.
3° On ne se met pas
nécessairement en contradiction avec les décisions du Saint Siège ou
avec les Pères et les théologiens, par cela seul qu'on explique une
chose qu'ils n'expliquent pas ou sur laquelle ils se taisent absolument.
4° Enfin, on ne doit
pas poser à la toute puissance de Dieu des limites en dehors desquelles
il lui serait interdit de révéler à un particulier ce qui, comme point
de controverse théologique, reste encore soumis au jugement de l’Église.
Benoît XIV cite ici, entre
autres choses, le fameux mémoire du P Jean Cortesius Ossorius sur les
révélations de la vénérable Marie d'Agreda, remis par lui à
l'inquisition d'Espagne, et dans lequel il prouve longuement que les
motifs allégués ne sont pas suffisants pour faire rejeter des
révélations privées, puisqu'ils n'ont pas empêché les révélations de
sainte Brigitte et de sainte Marie Madeleine de Pazzi d'obtenir
l'approbation du Saint Siège. Toutefois Benoît XIV, après avoir cité ces
autorités, ajoute une restriction : il ne trouverait pas sans doute dans
des révélations de cette nature un obstacle à poursuivre un procès de
béatification : seulement il les regarderait comme n'étant pas tout à
fait sans mélange, mais comme modifiées par la manière particulière de
voir et de sentir qui existait auparavant et indépendamment de ces
révélations, chez le serviteur ou la servante de Dieu. Conséquemment,
dans l'approbation quelconque qu'on leur donnerait, on ne devrait rien
admettre qui pût laisser croire que le Saint Siège aurait l'intention
d’improuver tout ce qui pourrait être dit à l'encontre.
Cette dernière remarque du
pape Benoît XIV est de la plus haute importance, car elle accorde que la
sainteté de la vie chez une personne favorisée de grâces
extraordinaires, et la manière dont elle se comporte à l'égard des
visions et des autres circonstances qui les accompagnent, permettent de
conclure avec assurance en faveur de l'origine divine de ces visions,
lors même qu'on devrait concéder qu'elles ont pu subir une altération
quelconque, soit dans leur passage à travers les facultés
intellectuelles de celui qui les a reçues, soit dans la communication
qui en a été faite à d'autres. En effet, avec les visions et les
révélations particulières, le contemplatif ne reçoit pas le don d'une
compréhension à l'abri de toute erreur et de tout obscurcissement, non
plus que le don de les transmettre dans leur complète intégrité ; et de
là vient que les théologiens exigent, pour les juger, une pie et
modesta intelligentia. Il n'y a que les prophètes, les apôtres, les
auteurs des écrits canoniques, et, en seconde ligne, les successeurs de
saint Pierre et les conciles œcuméniques qui aient le privilège de
l'infaillibilité. Aussi rien ne peut il être communiqué avec une
certitude infaillible à l'ensemble des fidèles que ce qui leur est
présenté à croire par l'autorité de l’Église, comme révélé par Dieu pour
être l'objet de la foi surnaturelle et nécessaire au salut éternel.
Il ressort naturellement de
là que des visions et des révélations privées, lors même qu'elles sont
confirmées par le Saint Siège comme authentiques et venant de Dieu, ne
peuvent prétendre en aucune façon à être un objet de foi divine ou
surnaturelle. Elles peuvent seulement, pour ceux qui les lisent ou
auxquels on les raconte, avoir la valeur d'une autorité purement
humaine, et n'exigent pas plus de respect et de soumission que tout
catholique n'a coutume d'en accorder aux vies des saints autorisées ou
aux écrits ascétiques de pieux et saints auteurs. On ne blesse donc pas
la foi catholique en refusant son assentiment à des visions et
révélations même approuvées ou en étant d'une opinion différente, pourvu
que cela se fasse pour de bonnes raisons, sans irrévérence et sans
présomption téméraire.
Si maintenant le lecteur
veut appliquer les principes qui viennent d'être exposés aux visions
d'Anne Catherine contenues dans le présent ouvrage, il n'y rencontrera
rien qui contredise le moins du monde la foi catholique. Au contraire,
il reconnaîtra avec un grand plaisir qu'il n'y a guère de livre qui
fasse pénétrer avec cette simplicité et cette profondeur dans les
mystères de notre sainte foi, et qui donne, même aux moins exercés, plus
de secours pour atteindre à ce grand art dont parle le bienheureux
Thomas à Kempis a In vitâ Jesu Christi meditari. Quant à ce qui y
semblera nouveau, on s'en rendra compte sans beaucoup de peine en le
rapprochant de ce qui est ancien.
III
Dans le travail auquel nous
allons maintenant nous livrer pour faire connaître le don de
contemplation que la pieuse Anne Catherine posséda à un degré peu
commun, même chez les âmes les plus privilégiées, nous pouvons prendre
pour guides ses propres communications, avec d'autant plus de confiance
qu'elles sont éclaircies et confirmées par les dires de beaucoup de
personnes favorisées de grâces semblables.
Sainte Hildegarde, d'après
son propre aveu, fut favorisée, dès sa première jeunesse, du don de
contemplation : “N'étant encore âgée que de trois ans, dit-elle (5),
je reçus du Ciel une si grande lumière que mon âme en fut ébranlée
profondément ; mais j'étais trop jeune pour pouvoir rien dire à ce sujet
à dater de ma cinquième année, j'eus une intelligence surprenante de ces
visions, et quand j'en racontais quelque chose en toute simplicité, ceux
qui m'entendaient étaient dans l'étonnement et se demandaient de qui je
tenais ces choses et d'où elles me venaient. Moi aussi, je m'étonnais
beaucoup de ce qu'ayant intérieurement des visions, je percevais en même
temps le monde extérieur par les sens, mais je n'entendais pas dire que
pareille chose arrivât à d'autres personnes. C'est pourquoi je fus
saisie d'une grande crainte et je n'osais plus parler à d'autres de ma
lumière intérieure”.
Anne Catherine reçut cette
lumière surnaturelle à un âge encore moins avancé. Le 8 septembre 1821,
qui était le cinquante septième anniversaire de sa naissance, elle
raconta a ce sujet ce qui suit : Comme je suis née le 8 septembre, j'ai
eu aujourd'hui une intuition merveilleuse sur ma naissance et sur mon
baptême. J'ai ressenti à cette occasion des impressions singulières. Je
me sentais comme un enfant nouveau né dans les bras des femmes qui me
portaient à Coesfeld pour y être baptisée, et j'étais confuse de
l'impression que j'avais d'être à la fois si petite et si faible et
pourtant si vieille : car tout ce que j'avais déjà senti et éprouvé
alors, en qualité d'enfant nouveau né, je le vis et je le connus de
nouveau, toutefois mêlé avec mon entendement actuel. Dès cette époque,
mon ange gardien se montrait à moi visiblement présent, comme il le fit
toujours plus tard. Je regardais tout autour de moi, la vieille grange
dans laquelle nous habitions, et toutes sortes de choses que je ne vis
plus par la suite, parce qu'on fit beaucoup de changements. Je me sentis
porter, et cela avec une pleine conscience, tout le long du chemin qui
va de notre chaumière de Flamske à l'église paroissiale de Saint Jacques
à Coesfeld ; je sentais tout et je regardais tout autour de moi. Je vis
accomplir sur moi toute la sainte cérémonie du baptême, et mes yeux et
mon cœur s'ouvrirent pour cela d'une façon merveilleuse. Je vis,
lorsqu'on me baptisa, mon ange gardien et mes saintes patronnes, sainte
Anne et sainte Catherine, assister à la cérémonie. Je vis la mère de
Dieu, avec le petit enfant Jésus, auquel je fus mariée et qui me donna
un anneau. Tout ce qui est saint, tout ce qui est bénit, tout ce qui
tient à l’Église, se faisait déjà sentir à moi aussi vivement que cela
m'arrive à présent. Je vis ce que l’Église est en soi manifesté par des
images merveilleusement significatives. Je sentis la présence de Dieu
dans le très Saint-Sacrement. Je vis briller dans l'église les ossements
des saints, et je reconnus les saints qui apparaissaient au dessus
d'eux. Je vis tous mes ancêtres, en remontant jusqu'au premier d'entre
eux qui avait été baptisé. Je reconnus, dans une longue série de
tableaux symboliques, toutes les épreuves de ma vie future. Lorsqu'on me
rapporta de l'église à la maison en passant par le cimetière, j'eus un
sentiment très vif de l'état des âmes dont les corps reposaient là pour
y attendre la résurrection, et je remarquai avec respect quelques saints
corps brillant d'une clarté éblouissante.
Il résulte de cette
communication qu'Anne Catherine avait déjà reçu, dans le sein de sa
mère, une disposition naturelle à la contemplation, et cela avec un si
haut degré de force et de puissance, qu'aussitôt après sa naissance sa
faculté de vision spirituelle aussi bien que les sens corporels qui lui
servaient d'instruments, étaient capables de perception et d'activité
bien au delà de la mesure ordinaire. Toutefois la contemplation en tant
que faculté purement naturelle, ne s'exerce que dans la sphère des
choses naturelles : elle se rattache à la contemplation surnaturelle ou
prophétique comme point de départ ou prédisposition, mais non comme
condition nécessaire, car cette intuition supérieure peut être accordée
par Dieu comme grâce gratuite à une âme qui n'y a pas une prédisposition
naturelle ou qui ne la possède que dans une très faible mesure. La
sphère de la contemplation surnaturelle est le royaume de la grâce ou
l’Église à laquelle l'homme est incorporé par le saint baptême : c'est
pourquoi Anne Catherine ne reçoit cette lumière que lorsqu'elle est
devenue, par l'infusion de la grâce sanctifiante, un membre vivant du
corps de l’Église. C'est alors seulement “que ses yeux et son cœur
s'ouvrent d'une façon merveilleuse,” et qu'elle voit les effets du
sacrement, l’Église avec ses mystères et tout ce qui est dans un rapport
vivant avec elle. Ainsi, elle ne voit briller dans les tombeaux les
corps des âmes saintes que lorsqu'après son baptême, elle est rapportée
à travers le cimetière ; elle ne les voit pas lorsqu'on la porte à
l'église. Toutefois, quelque grande et élevée que fût la lumière de
contemplation supérieure versée avec la grâce baptismale dans l'âme
d'Anne Catherine, elle s'abaissait à la capacité de l'enfant, et d'une
façon appropriée à un âge si tendre. C'est pourquoi elle se comporte,
dans cette contemplation, comme ferait un enfant du même âge par rapport
à la lumière qu'il perçoit naturellement. Ainsi, de même qu'un
nourrisson aussitôt qu'il connaît sa mère, cherche son sein et se calme
dans ses bras, tout cela sans en avoir la conscience, par pur instinct
naturel ; de même Anne Catherine, aussitôt après le baptême, comprit et
reconnut la mère dans le sein de laquelle elle venait de recevoir une
naissance nouvelle ; elle eut le sentiment de ses bienfaits et de toute
sa beauté, sans pouvoir juger et se rendre compte qu'il y a une
connaissance, plus méritoire en elle même, de ces mystères, celle qui se
trouve dans la lumière de la foi. L'intelligence réfléchie de l'objet de
la contemplation marche plus tard du même pas que le développement
naturel de la conscience en général, comme on le voit par une autre
communication d'Anne Catherine ; « J'avais à peu près quatre ans, dit
elle, quand mes parents me menèrent à l'église. Je me souviens que je
croyais fermement y trouver Dieu et des hommes tout différents de ceux
que je connaissais, bien plus beaux et plus brillants. Lorsque j'entrai,
je regardai de tous les côtés, et rien n'était comme je me l'étais
imaginé. Le prêtre était à l'autel ; je pensai que ce pouvait être
Dieu ; mais je cherchai partout la sainte vierge Marie : je me figurais
que là on devait avoir tout au dessous de soi, car c'était mon plus
grand plaisir, mais je ne trouvai pas ce que je croyais. Deux ans plus
tard, j'eus encore des idées du même genre et je ne cessais de regarder
deux filles d'un certain âge, qui portaient dés mantes et qui avaient un
air modeste et réservé ; je crus que ce pouvait bien être ce que je
cherchais, mais ce n'était pas encore cela. Je croyais toujours que
Marie devait avoir un manteau bleu de ciel, un voile blanc et une robe
blanche toute unie. J'avais eu une vision du paradis, et je cherchai
dans l'église Adam et Ève, beaux comme ils l'étaient avant la chute, et
je me dis : “Quand tu te seras confessée, tu les trouveras”. Je me
confessai, mais je ne les trouvai pas. Je vis enfin une pieuse famille
noble dans l'église ; les filles étaient vêtues de blanc : je pensai
qu'elles avaient quelque chose de ce que je cherchais et elles
m'inspiraient un grand respect ; mais ce n'était pas encore cela.
J'avais toujours l'impression que tout ce que je voyais avait été très
laid et très sale. J'étais constamment absorbée dans des pensées de ce
genre, et j'en oubliais le boire et le manger, si bien que j'entendais
mes parents dire souvent : “Qu'a donc cet enfant ? Qu'est ce qui arrive
à la petite Anne Catherine ?” »
D'après ce qui vient d'être
rapporté, le lecteur peut reconnaître facilement qu'Anne Catherine, dès
sa plus tendre enfance, avait aperçu l'incomparable beauté de
l'innocence du paradis, mais qu'elle ne pouvait se rendre compte de la
différence de ce qui l'entourait présentement avec l'objet de ses
contemplations, que successivement et dans la mesure de son expérience
enfantine. Aussi dit elle une autre fois : « Avant de savoir ce que
signifiait le mot prophète, j'avais eu déjà des visions sur un chariot
merveilleux, aux roues duquel se tenaient les quatre animaux de
l'Apocalypse. Pourquoi cela ? Je ne le sais pas... J'eus des visions de
si bonne heure, que je me souviens qu'une fois mon père me prit toute
petite sur ses genoux, au coin du feu, et qu'il me dit : “Tu es dans ma
petite chambre, raconte moi quelque chose !” Et alors je lui racontai
toutes sortes d'histoires de la Bible, et comme il n'avait rien vu de
semblable ou ne l'avait pas vu de cette façon, il se mit à pleurer. Ses
larmes tombaient sur moi et il me dit : “Enfant, où as tu pris tout
cela ?” Alors je lui répondis que je voyais toutes ces choses, sur quoi
il devint silencieux et ne me dit plus rien ».
Dans sa cinquième année, il
arriva à Anne Catherine ce qui était arrivé à sainte Hildegarde ; il lui
vint avec la contemplation une intelligence plus profonde de ce qu'elle
voyait, et elle fut en état de se rendre compte plus exactement du
contenu de ses visions et dé les distinguer des actes de foi ainsi que
de la certitude et du mérite attachés à la foi. Voici ce qu'elle dit a
ce sujet a Dans ma cinquième ou sixième année, comme je méditais lé
premier article du symbole catholique : Je crois en Dieu, le Père tout
puissant, qui a fait le ciel et la terre, des tableaux de la création du
ciel et de la terre passèrent devant mon âme. Je vis la chute des anges,
la création de la terre et du paradis, celle d'Adam et d'Ève, et la
chute originelle. Je me figurai que tout le monde voyait cela, de même
que les autres objets qui nous entourent, et j'en par lai en toute
simplicité à mes parents, à mes frères et sœurs et à mes compagnons ;
mais je m'aperçus qu'on riait de moi et qu'on me demandait si j'avais un
livre où tout cela se trouvait. Alors je commençai à prendre l'habitude
de garder le silence sur ces choses : je pensai qu'il ne convenait pas
d'en parler, sans pourtant me former à ce sujet des idées précises. J'ai
eu ces visions non seulement la nuit, mais encore en plein jour, dans
les champs, à la maison, en marchant, en travaillant, en me livrant à
toutes sortes d'occupations. Comme une fois à l'école je disais tout
naïvement, touchant la résurrection, d'autres choses que celles qu'on
nous enseignait, et cela avec assurance, croyant dans ma simplicité que
tout le monde devait savoir cela comme moi, et ne soupçonnant nullement
qu'il y avait là une faculté qui m'était personnelle, les autres enfants
tout surpris se moquèrent de moi et portèrent plainte au magister, qui
me détendit sévèrement de me livrer à de pareilles imaginations.
“Mais je continuai à avoir
ces visions sans en rien dire, comme un enfant qui regarde des images et
qui s'en rend compte à sa manière sans trop demander ce que signifie
ceci ou cela. Comme je voyais souvent dans les images des saints ou les
figures de l'histoire de la Bible les mêmes objets représentés tantôt
d'une manière, tantôt d'une autre, sans que cela eût jamais apporté
d'altération dans ma foi, je pensais que les visions que j'avais étaient
mon livre d'images et je les contemplais en paix, pensant toujours que
tout était pour la plus grande gloire de Dieu. Eu fait de choses
touchant à la religion, je n'ai jamais rien cru que ce que le Seigneur a
révélé et proposé à notre croyance par l’Église catholique, que ce soit
expressément écrit ou non. Et je n'ai jamais cru de la même manière à ce
que j'ai vu en vision. Je regardais ces choses de même que je
considérais avec dévotion les différentes crèches de Noël, exposées en
divers lieux, sans me troubler de ce que toutes n'étaient pas faites sur
le même modèle. Dans les unes et les autres, je n'adorais que le même
cher enfant Jésus, et il en était de même pour moi quant à ces tableaux
de la création du ciel et de la terre et de la création de l'homme ; j'y
adorais Dieu le Seigneur, le créateur tout puissant du ciel et de la
terre".
IV
Anne Catherine n'a jamais
donné d'éclaircissements détaillés sur la lumière surnaturelle dans
laquelle et par laquelle elle percevait ses visions ; elle s'est bornée
à dire une fois : "Il m'a été expliqué d'une très belle façon comme quoi
voir avec les yeux n'est point voir, et qu'il y a une autre vue
intérieure : mais maintenant cela m'est sorti de la mémoire. "Nous
pouvons donc avoir recours aux révélations de sainte Hildegarde sur le
même sujet, pour y trouver l'explication désirée. Voici ce qu'elle dit :
"Il est difficile à l'homme charnel de comprendre de quelle manière les
visions sont perçues. Depuis mon enfance jusqu'à mon âge actuel de
soixante dix ans, je n'ai pas cessé de voir dans mon âme la lumière que
Dieu m'a donnée, mais je ne la perçois pas avec les yeux du corps, ni
par les pensées de mon cœur, ni par l'intermédiaire des cinq sens.
Toutefois les yeux du corps ne perdent pas plus leur faculté visuelle
auprès de cette lumière que les autres sens leur activité. Car la
lumière que je possède n'est point circonscrite dans l'espace, ni
matérielle, mais elle est plus éclatante que celle de l'astre du jour :
je ne vois en elle ni profondeur, ni longueur, ni largeur. On me dit
qu'elle s'appelle l'ombre de la lumière vivante ; et de même que le
soleil, la lune et les étoiles se réfléchissent dans l'eau, de même ce
qui est écrit, ce qui est dit, les qualités et les œuvres des hommes me
deviennent visibles en elle. Ce que j'aperçois et apprends dans cette
intuition, je le conserve longtemps ; et je vois, je perçois, je sais
tout à la fois, comme en un clin d’œil, ce que je dois savoir et
apprendre. Mais ce que je ne contemple pas, je ne le sais pas non plus :
car je suis comme une personne qui n'a jamais reçu d'enseignement, et
pour ce que je dois écrire de cette lumière, je ne me sers d'autres
paroles que de celles que j'entends. Mais je n'entends pas ces paroles
comme celles qui rendent un son en sortant de la bouche d'un homme, je
les vois comme une flamme, comme une nuée lumineuse : dans le pur éther.
Je ne puis pas plus distinguer une forme dans cette lumière que je ne
suis en état de regarder fixement le disque du soleil".
Outre cela, dans cette
lumière, j'en vois quelquefois une autre dont il m'est dit qu'elle
s'appelle la lumière vivante. Cependant je ne la vois pas si souvent, et
je puis encore moins exprimer son essence que celle de la première. Mais
quand je la perçois, alors toute tristesse et toute peine sensible
s'évanouissent pour moi, en sorte que je suis comme un enfant naïf, et
non comme une vieille femme. Mon âme n'est jamais privée de la première
lumière, de l'ombre de la lumière vivante, et je la vois quelquefois de
même qu'à travers un nuage transparent, je regarde le firmament sans
étoiles, et que je contemple en lui ce que je dis de l'éclat de la
lumière vivante".
La lumière dont parle
sainte Hildegarde est, suivant la doctrine de l'école, l'irradiation de
la lumière divine passant, par l'intermédiaire d'un ange, dans l'âme du
contemplatif ; par cette lumière toutes les forces de l'âme sont élevées
au dessus de leur puissance naturelle, en sorte que l'homme est par là
rendu capable de voir comme un pur esprit incorporel, c'est à dire
indépendant de l'action des sens et des autres organes, ce que Dieu veut
lui communiquer dans cette lumière. Cette lumière confère donc à l'âme
une double faculté : la faculté de vision surnaturelle et le milieu dans
lequel celle ci peut s'exercer. Elle est pour cette faculté ce qu'est
pour les yeux du corps la lumière du soleil, ou pour la faculté
naturelle de connaître la lumière intérieure innée dans chaque homme.
Tout, dit sainte
Hildegarde, est réfléchi dans cette lumière pour le contemplatif, c'est
à dire tout ce que Dieu veut lui faire connaître : car le choix des
objets contemplés ne dépend pas de la volonté de celui qui contemple,
mais Dieu les détermine lui même, selon la tâche particulière imposée à
l'âme favorisée d'une grâce de cette nature. C'est donc en vertu d'une
disposition divine que cette âme voit et connaît l'avenir ou le passé,
les choses cachées ou éloignées, les mystères de l'ordre naturel ou
surnaturel, les pensées des hommes et de certains hommes déterminés : de
même aussi le degré de clarté de l'intuition et l'exactitude avec
laquelle ce qui est vu est conservé dans la mémoire et communiqué aux
autres, dépendent de la mesure de lumière donnée par Dieu.
Ainsi donc, plus la mesure
de lumière départie est grande, plus la sphère de l'intuition est
étendue. Si des objets situés à une grande distance dans l'espace
doivent y être aperçus, elle acquiert la clairvoyance, laquelle, en tant
que grâce surnaturelle, ne doit pas être confondue avec la clairvoyance
naturelle ou le somnambulisme. Par elle, les objets eux mêmes sont
aperçus, soit par la pure vue à distance, soit que le contemplatif soit
ravi jusqu'au lieu même où les objets se trouvent, où l'événement se
passe ou s'est passé. Mais quand il s'agit de voir dans le passé ou dans
l'avenir, les images de ce qui n'existe plus ou n'existe pas encore dans
l'espace et le temps sont présentées par Dieu d'une manière surnaturelle
à l'imagination du contemplatif. Quand donc, par exemple, un événement
de l'Ancien ou du Nouveau Testament est montré à Anne Catherine, les
images des individus qui agissent, celle des lieux et de toutes les
circonstances lui sont présentées dans la lumière infuse aussi
fidèlement et aussi complètement que dans un miroir ; de sorte qu'à
certains égards elles se gravent dans l'imagination et dans la mémoire,
aussi naturellement que si elles arrivaient à la voyante par les sens
extérieurs et par la faculté de vision naturelle, ou que si Anne
Catherine avait été présente personnellement et avait figuré comme
contemporaine dans l'événement lui même. La seule différence consiste
dans le degré infiniment plus élevé de netteté et de clarté qui trouve
place dans l'intuition, parce qu'elle voit non seulement le fait
matériel, mais encore les motifs intérieurs et leur enchaînement, ainsi
que les dispositions les plus secrètes et les sentiments intimes des
personnages en action.
La clairvoyance ou le
ravissement peuvent coïncider avec cette intuition des images dans la
lumière infuse, car Anne Catherine voit les événements de la vie de
Jésus au lieu précis où ils se sont réellement passés autrefois, soit à
Jérusalem, soit en d'autres endroits de la Terre Sainte. Elle est ravie
dans ces endroits et, y étant arrivée, elle voit les événements et les
actions en tableaux qui se succèdent avec la plus grande fidélité à
l'ordre historique, comme on peut en juger par l'exemple suivant, auquel
on en pourrait joindre infiniment d'autres. Voici ce qu'elle raconte le
10 décembre 1819 : "Cette nuit, j'ai parcouru dans plusieurs directions
la terre promise, telle qu'elle était à l'époque du Sauveur. Mes
stations ordinaires de l'Avent me conduisirent d'abord à la rencontre de
la sainte famille, en voyage pour Bethléem. Je suivais ensuite plusieurs
chemins à moi connus, allant d'un endroit du pays à l'autre, et je vis
plusieurs scènes de la vie de prédication de Notre Seigneur, que j'avais
vues en partie précédemment.
Je vis entre autres une
instruction et une distribution de pain dont je ne me rappelle que
quelques détails. Sur le penchant d'une colline beaucoup de gens étaient
assis sous des arbres très grands et très élancés, qui n'ont leur
couronne de feuillage que tout en haut au sommet. Le Seigneur Jésus
était debout devant eux sur un terrain exhaussé. Entre les arbres se
trouvaient des arbrisseaux avec des baies rouges et jaunes ressemblant à
peu près à des mûres de ronces. Plusieurs filets d'eau descendaient de
la hauteur en murmurant. Il y avait là un gazon fin et doux comme de la
soie, sous lequel le sol était tapissé comme d'une mousse épaisse Je
pris le gazon et je le touchai : d'autres objets échappèrent à mes
mains, comme si c'étaient des images de choses passées Mais quant au
gazon je le touchai Qu'est ce donc que cela peut être ?"
Sainte Hildegarde dit de
cette lumière qu'elle est incirconscrite, immatérielle et inaccessible à
nos facultés purement naturelles : car en vertu de son essence, elle
supprime pour le voyant toute limite de temps et d'espace, et affranchit
sa pensée et son intelligence de toutes les entraves auxquelles elles
sont assujetties dans l'état ordinaire. L'avenir le plus reculé ou le
passé le plus lointain sont en elle actuellement présents, et les
vérités les plus profondes, les mystères les plus cachés de l'ordre
naturel ou surnaturel se laissent embrasser d'un seul regard jusque dans
leurs fondements. L'activité des sens et les relations avec le monde
extérieur, dont ils sont les instruments, ne sont pas nécessairement
suspendus pour celui qui contemple a l'ombre de la lumière vivante "Tant
que l'âme ne voit pas Dieu ou la vérité en elle même, tant que ses
visions ont pour objet des choses créées, la lumière naturelle n'est
point un obstacle à la lumière surnaturelle, et c'est pourquoi il n'est
pas nécessaire que le contemplatif soit pleinement abstrait de toute
activité sensible. Seulement il arrive qu'à la clarté de la lumière
surnaturelle le monde sensible apparaît comme un rêve, et la lumière qui
lui est propre comme une nuit ténébreuse".
Anne Catherine éclaircit
d'une manière surprenante ce qui vient d'être dit quand elle décrit
ainsi sa vie visionnaire : "Pendant mon travail (elle veut parler des
travaux de couture pour les pauvres et les malades auxquels elle
s'occupait nuit et jour avec le plus grand zèle, quand ses souffrances
le permettaient), pendant mon travail, j'ai des visions tellement
continuelles, que je vois comme en songe courir le tranchant des ciseaux
et que parfois il me semble que je coupe au beau milieu des objets dont
je suis entourée dans la vision. Ce qui m'entoure réellement est pour
moi comme un rêve : tout s'y montre si trouble, si opaque et si décousu
que c'est comme un songe informe du milieu duquel je regarde dans un
monde lumineux, tout pénétré de clarté, où les choses bonnes et saintes
réjouissent plus profondément parce qu'on voit comment elles viennent de
Dieu et vont à Dieu, et où les choses mauvaises et impies affligent plus
profondément parce qu'on reconnaît la voie par laquelle elles vont du
démon au démon, contre Dieu et sa créature. Cette vie dans laquelle rien
ne fait obstacle, où il n'y a ni temps, ni espace, rien de matériel,
rien de caché ; cette vie où tout parle et où tout reluit, apparaît si
parfaite et si libre que la réalité aveugle, boiteuse et bégayante y
semble un vain songe. Ainsi, par exemple, je vois toujours les reliques
briller auprès de moi, et je vois souvent comme des troupes de petites
figures humaines planer au dessus de ces reliques dans le lointain des
nuages ; mais quand je reviens à moi, je vois reparaître les formes des
châsses et des endroits où reposent ces ossements lumineux". En ce qui
touche l'auréole des reliques, elle s'exprimait ainsi dans une autre
occasion : "Je ne puis décrire ce que je ressens, je ne vois pas
seulement, je sens une lumière, tantôt plus vive, tantôt plus pâle.
Cette lumière semble se diriger vers moi, comme la flamme suit la
direction du courant d'air. Mais je sens encore la liaison de ce rayon
avec tout un corps lumineux et de ce corps avec un monde de lumière qui
prend lui même sa source dans une autre lumière ; mais qui peut exprimer
ces choses. Ce rayon me ravit, je ne puis m'empêcher de le presser
contre mon cœur (elle portait toujours involontairement à son cœur les
fragments de reliques qu'on lui présentait) ; puis c'est comme si
j'entrais, par ce rayon, dans le corps auquel il appartient, dans les
scènes de sa vie et dans ses états de lutte, de souffrance ou de
triomphe. Car dans la vision je suis la direction qu'il plaît à Dieu de
me donner. Il y a des rapports intimes, merveilleux entre notre corps et
notre âme. L'âme sanctifie et profane le corps, autrement aucune
expiation, aucune pénitence ne pourrait s'accomplir par le corps. Comme
les saints pendant leur vie agissaient au moyen de leur corps, de même
ils agissent séparés de lui, et même encore par lui sur les croyants ;
mais la foi est la condition qui seule rend capable d'en ressentir la
sainte influence”.
De même qu'Anne Catherine
avait des visions et reconnaissait les reliques dans l'état de veille
naturel, de même aussi elle voyait dans toute l'église la célébration
non interrompue du saint sacrifice de la messe.
Un jour le pèlerin entra
dans sa chambre pendant qu'on sonnait la sainte messe ; elle priait dans
un profond recueillement, et elle lui dit ensuite : "Je voyais en ce
moment la scène du Vendredi Saint, le Seigneur s'offrant en victime sur
la croix, avec Marie et le disciple au pied de la croix, sur l'autel où
le prêtre célébrait la messe. Je vois cela à chaque heure du jour et de
la nuit ; je vois toute la paroisse, comment elle prie, bien ou mal ; je
vois aussi comment le prêtre remplit sa fonction. Je vois d'abord
l'église d'ici, puis les églises et les paroisses des environs, à peu
près comme on voit un arbre voisin chargé de fruits et éclairé par le
soleil, puis d'autres groupes d'arbres dans le lointain ou toute une
forêt. Je vois célébrer la messe dans le monde, à toutes les heures du
jour : je vois même des pays lointains où on la célèbre encore tout à
fait comme du temps des apôtres. Je vis, au dessus de l'autel, une
liturgie céleste ou les anges suppléent à tout ce qui est omis par le
prêtre. J'offre aussi mon cœur en sacrifice pour l’indévotion de
l'assemblée, et je supplie le Seigneur de faire miséricorde. Je vois
beaucoup de prêtres célébrer d'une manière déplorable. Ceux qui raides
et empesés, s'appliquent par dessus tout à être bien en règle pour
l'extérieur, sont généralement les pires, parce que souvent cette
préoccupation leur fait négliger toute dévotion intérieure. Ils se
disent toujours : "quel effet ferai je sur le peuple ?" et ils ne
pensent pas à Dieu. J'ai cette impression depuis ma jeunesse. Quand le
pèlerin est entré, j'étais à contempler la sainte messe ; je continue à
le voir et je parle comme on le fait, lorsque sans cesser de travailler,
on répond à un enfant qui fait une question. Il m'arrive dans la journée
de voir à distance cette sainte cérémonie. Jésus nous aime tant qu'il
continue éternellement son œuvre de rédemption dans le saint sacrifice
de l'autel, et la sainte messe est la rédemption historique, couverte
d'un voile et devenue sacrement. Toute opération de Dieu est éternelle,
mais dans ses rapports avec notre vie temporelle qui est successive,
elle est promesse avant d'entrer dans cette succession, et quand elle
est passée dans le temps fini, elle y apparaît sous forme de mystère et
s'y continue ainsi. Je voyais déjà tout cela dès ma première jeunesse,
et je croyais que tout le monde le voyait de même".
La communication suivante
nous donne des éclaircissements encore plus précis sur la manière dont
Anne Catherine, pendant cette double vue, restait en rapport avec les
personnes qui l'entouraient. Voici ce qu'elle dit une fois en octobre
1819 : "Depuis deux ou trois jours je suis continuellement entre la vue
sensible et celle qui est au dessus des sens. J'ai sans cesse à me faire
violence : car tout en conversant avec ceux qui m'approchent, je vois
tout à coup devant moi de tout autres choses et de tout autres scènes.
Alors mes propres paroles me font l'effet de la voix d'une autre
personne qui se ferait entendre, sourde et mal articulée, de fond d'un
tonneau vide. C'est aussi comme si j'étais ivre et au moment de tomber :
toutefois ma conversation va tranquillement son train, et souvent elle
est plus animée qu'à l'ordinaire, sans que je sache ensuite ce que j'ai
dit ; et cependant mes discours sont bien suivis. C'est une grande
fatigue pour moi que de me tenir ainsi dans deux états à la fois. Les
objets présents que je vois avec les yeux m'apparaissent confusément :
je suis à leur égard comme une personne assoupie à laquelle il vient un
songe : l'autre vue m'entraîne impérieusement : elle est plus lucide que
la vue naturelle, et ce n'est pas par les yeux qu'elle se produit".
V
Sainte Hildegarde disait
qu'elle ne savait rien que ce qu'elle contemplait et ce qu'elle
apprenait dans la contemplation : de même Anne Catherine indique ses
visions comme la source exclusive de ce qu'elle sait et de toutes ses
connaissances. Dans sa septième année, après avoir fréquenté l'école
quatre mois à peine, elle fut congédiée parce que le maître déclarait
qu'il n'avait rien à lui apprendre vu qu'elle savait d'avance tout ce
qu'il devait dire avant qu'il lui donnât sa leçon. Ce fait mérite une
attention particulière, car le procédé purement intuitif d'Anne
Catherine, à toutes les époques de sa vie et dans toutes les situations
où elle se trouvait, lui rendait presque impossible, parce qu'elle la
rendait superflue, toute réflexion rétroactive et en général toute
opération discursive de l'esprit : cela rendait souvent difficile, comme
on le fera mieux voir plus tard, la communication complète de ses
visions au pèlerin. Dans son journal de 1819, le pèlerin à consigné, à
la date du 8 mai, une observation qui trouve ici sa place : "Elle me
disait, écrit il, qu'elle n'avait jamais pu rien tirer des livres pour
son usage. Elle n'a jamais rien retenu de l'Écriture sainte, mais elle
possède si parfaite ment la vie du Sauveur, en vertu de la grâce de la
contemplation, que souvent je ne puis m'empêcher de trembler eu pensant
aux rapports si intimes et si familiers dans lesquels je vis avec la
créature la plus merveilleuse, la plus favorisée dont on ait peut être
jamais eu à parler. Une autre fois elle racontait au pèlerin : "Je n'ai
jamais rien retenu par cœur des Évangiles ni de l'Ancien Testament : car
j'ai tout vu moi même pendant tout le cours de ma vie : j'ai revu tous
les ans les mêmes choses, exactement de la même manière et avec les
mêmes circonstances quoique souvent avec l'adjonction d'autres scènes.
Souvent je me suis trouvée à l'endroit même avec les auditeurs et j'ai
assisté à l'événement comme y prenant part, cependant je ne suis pas
restée chaque fois à la même place : le plus souvent j'étais élevée au
dessus de la scène et je la voyais au dessous de moi. Il y avait
d'autres choses, principalement le côté mystérieux, que je voyais
intérieurement comme dans ma conscience, tandis que certains détails
m'apparaissaient en images hors de la scène. J'avais dans tous les cas
la faculté de voir à travers toutes choses, en sorte qu'aucun corps ne
pouvait cacher l'autre : sans cela il s'y serait mis de la confusion".
Même dans un âge plus
avancé, Anne Catherine ne pouvait pas se familiariser avec les livres :
"Au couvent, disait elle, je voulais quelquefois regarder dans les
livres, mais c'était toujours pour moi une misère. Grâce à Dieu je n'ai
presque rien lu et quand je vois un livre, il me semble que je le sais
par cœur. "Cette dernière observation s'applique surtout aux livres
ascétiques ou aux vies des saints, et elle en donne la raison dans cette
remarque singulièrement frappante sur la vie de saint François Xavier
par le P. Croiset : "il n'y a aucun saint touchant lequel j'aie tant vu
de choses ; je crois que j'ai vu toute sa vie. Ce récit qui en est fait
se présente à moi comme ces étiquettes qu'on suspend çà et là à des fils
sur un carré de jardin ensemencé, pour savoir quelle graine a été mise
dans tel et tel endroit : mais tout le carré ressemble encore à une
terre où rien n'a poussé. Cela m'aide pourtant à me rappeler le jardin
tout couvert de fleurs que j'ai vu".
Toutefois ce n'étaient pas
seulement les choses surnaturelles et les mystères de la foi qu'elle
connaissait par les visions, mais elle était instruite même en ce qui
concernait les choses de la vie commune d'une manière analogue à sa
contemplation. Elle parle à ce sujet d'une façon touchante dans une
communication relative au temps de son enfance : "Combien Dieu a
toujours été bon avec moi ! Je pouvais tout : il a travaillé avec moi
quand j'étais enfant. Je m'en souviens ; à l'âge de six ans je faisais
déjà comme à présent (dans sa 55e
année). Mon frère cadet n'était pas encore né ; je gardais les vaches et
je savais qu'il me naîtrait un frère. Je ne puis dire comment je le
savais ; mais j'avais envie de faire pour ma mère quelque chose qui pût
servir à l'enfant et pourtant je n'étais pas encore en état de coudre :
j'avais pris avec moi les habits de ma poupée et le jeune homme (son
ange gardien) vint à moi, il me donna des leçons et m'aida à faire avec
les habits de ma poupée un très joli bonnet d'enfant et d'autres petits
objets que je donnai tous à ma mère. Elle fut très surprise que j'eusse
pu en venir à bout ; elle les prit pourtant et s'en servit : je la vis
pleurer en secret et montrer tout cela à mon père et à d'autres
personnes. Elle me cacha sa surprise. A cette époque j'ai fait aussi des
bas pour de pauvres enfants avec le jeune homme. Décembre 1819.
VI
Sainte Hildegarde a
distingué une double lumière ; l'ombre de la lumière vivante et la
lumière vivante elle même. Cette dernière, ajoutait-elle, lui était
communiquée beaucoup plus rarement Elle donne à la première le nom
d'ombre parce que celle ci moins subtile et plus accommodée à la nature
humaine est avec l'autre, qui est infiniment plus vive et plus
pénétrante, dans le même rapport que l'ombre avec la clarté du soleil.
Aussi, dès qu'elle reçoit la lumière vivante, elle est ravie hors de la
sphère de sa vie ordinaire et se trouve avec la sérénité et la liberté
d'esprit d'un enfant auquel toutes les nécessités et les misères de ce
bas monde sont complètement étrangères, soit que dans ce haut degré
d'extase, elle soit privée de l'usage de ses sens et tout absorbée en
Dieu, soit que dans cette lumière supérieure elle contemple des mystères
qui ferment ses sens au monde extérieur et la remplissent d'une
consolation et d'une joie merveilleuses, afin qu'elle puisse retourner
ainsi fortifiée aux fatigues de la vie terrestre. Pareille chose se
retrouve dans la vie d'Anne Catherine. Nous ne citerons qu'un exemple
entre mille pour éclaircir ce qui vient d'être dit. La veille de Noël
1819, elle vit célébrer cette sainte fête dans l'Église triomphante et
il lui fut permis de prendre part à sa joie. "Sa jubilation fut alors si
grande que le pèlerin dominé par le sentiment de sa misère et de celle
de tous les pécheurs ne put s'empêcher de pleurer : pour elle, elle
rayonnait de joie ; son esprit, son langage et son visage étaient
vivifiés par une allégresse impossible à décrire : il y avait dans son
langage une telle profondeur, une telle facilité à exprimer les choses
lés plus sublimes et les plus mystérieuses, que le pèlerin en était
remue jusqu'au fond de l'âme. Il ne peut reproduire qu'à l'état de
misérable ébauche ce que sa parole vivement colorée ou plutôt enflammée
faisait briller au sein des ténèbres de cette vie. "
A cette catégorie
appartiennent en général tontes les visions qui mettaient Anne Catherine
en relation avec l'Eglise triomphante aux fêtes de laquelle il lui était
donné de prendre part suivant l'ordre de l'année ecclésiastique, comme
cela était arrivé autrefois à la bienheureuse Lidwine de Schiedam, avec
laquelle elle a tant de ressemblance. Dans ces occasions, elle était
tellement inondée de joie qu'elle éclatait en chants de jubilation pour
célébrer les louanges de Dieu avec les choeurs des bienheureux. C'était
aussi dans la lumière vivante qu'elle contemplait ces autres visions où
son fiancé divin venait lui même la consoler dans ses douleurs
indicibles et où elle recevait la force nécessaire pour prendre sur elle
de nouvelles souffrances.
Sainte Hildegarde dit que
son âme n'était jamais privée de l'ombre de la lumière vivante, et cela
convient aussi parfaitement à Anne Catherine : car elle non plus n'en
fut jamais privée depuis sa plus tendre enfance et elle vivait plus dans
ses visions que dans les rapports avec le monde sensible. Étant encore
au couvent,. elle eut, jour et nuit, pendant des mois entiers des
visions où elle accomplissait dans l'oraison des travaux symboliques, ce
qui ne l'empêchait pas de se livrer en même temps à des travaux de toute
espèce, soit dans la maison, soit dans l'église. Toutefois elle ne
recevait pas par cela seul l'intelligence complète de tout ce qu'elle
voyait dans cette lumière : comme sainte Hildegarde, elle avait encore
besoin de là lumière vivante pour comprendre ce qu'elle avait vu et en
pénétrer la signification. Anne Catherine, en effet, se comportait à
l'égard de toutes ses visions d'une manière purement passive, elle
recevait la vision avec candeur et comme une personne qui d'abord ne
sait pas positivement ce qui lui est montre, ni ce qui doit suivre, elle
exprimait naïvement son admiration ou sa surprise ; souvent aussi elle
demandait avec instance que telle ou telle représentation lui fût
épargnée : " Que puis je faire de cela, moi chétive ? disait elle. Elle
reçoit ensuite l'intelligence par la lumière vivante, ce qu'elle exprime
à peu près en ces termes a Mon fiancé me montrait tout clairement,
distinctement et intelligiblement, d'une manière plus claire que la
lumière du jour ; il me semblait alors qu'un enfant pouvait comprendre
tout cela, et maintenant je n'en puis plus rien rapporter.. Je voyais
infiniment de choses que le langage ne peut pas rendre. Comment exprimer
avec la langue ce qu'on voit autrement qu'avec les yeux ?
VII
A la grâce des visions
furent unies, pour Anne Catherine, des souffrances et des tortures dans
le corps et dans l'âme dont la grandeur fait trembler la nature humaine,
même lorsque pour les supporter courageusement pendant de longues années
la patience reçoit des secours qui l'élèvent au plus haut degré de
l'héroïsme : de là les supplications qu'elle adressait si souvent à Dieu
pour qu'il lui épargnât tel ou tel spectacle, de là ses plaintes
exprimées en ces termes : "Hélas ! pourquoi faut il que je voie toutes
ces choses ? à quoi cela peut il me servir ? Si l'on savait quelles
horribles souffrances je dois endurer pour pouvoir raconter tout cela ?
" Ces souffrances avaient leur source dans sa profonde connaissance de
la sainteté de Dieu et de la misère du monde, telle que le péché l'a
fait ; et comme toutes les abominations et toutes les misères de
l'humanité pécheresse lui étaient montrées à elle, la pure et innocente
enfant, afin qu'elle se chargeât de faire pénitence pour ces
innombrables offenses, elle crut souvent qu'elle ne pourrait résister à
la douleur de ce spectacle. Voici, par exemple, ce qu'elle raconta le 13
décembre 1819 : `' Toute cette nuit, j'ai eu à combattre sans relâche,
et je suis encore toute épuisée des efforts que j'ai faits pour échapper
aux spectacles lamentables que j'ai vos. Mon conducteur m'a fait faire
tout le tour de la terre, et cela en passant incessamment par de grandes
cavernes faites de ténèbres, où je voyais errer une foule innombrable
d'hommes adonnés aux oeuvres de la nuit. Souvent, quand ma tristesse
était telle que je ne pouvais plus la supporter, mon guide me conduisait
pour quelques moments à la lumière, puis il me fallait rentrer dans les
ténèbres et voir de nouveau toutes les formes de l'impiété. Souvent je
m'éveillais (du sommeil extatique ) à force d'angoisse et de terreur ;
je voyais la lune briller paisiblement à la fenêtre, et priais Dieu en
gémissant de ne pas me faire voir ces horribles images mais il me
fallait de nouveau descendre dans ces affreuses ténèbres et voir les
abominations, etc. "
Le 19 juillet 1820, l'état
où se trouvait alors l'Eglise d'Espagne et les persécutions qui devaient
plus tard fondre sur elle, furent montrés à Anne Catherine dans une
grande vision. Elle en fut si profondément affligée que cette pensée
s'éveilla en elle : " Pourquoi faut il que je voie tout cela, moi,
pauvre pécheresse ; je ne puis pas le raconter, et il y a tant de choses
que je ne comprends pas ! " Alors, elle reçut cette réponse de son
conducteur " Tu demandes pourquoi tout cela " tu ne peux pas savoir
combien d'âmes liront un jour cela et seront par là consolées, ranimées
et excitées au bien. Il existe beaucoup de récits de grâces semblables
accordées à d'autres, mais la plupart du temps ils ne sont pas faits
comme il faudrait ; puis les anciennes choses sont devenues étrangères
aux hommes de ce temps, et elles ont été discréditées par des
inculpations téméraires : ce que tu peux raconter est suffisamment
intelligible, et cela peut produire beaucoup de bien que tu ne peux pas
apprécier. Ces paroles me consolèrent.
VIII
D'après ce qui a été cité,
le lecteur peut facilement deviner combien les visions d'Anne Catherine
ont embrassé d'objets. Goerrès le père, qui avait pris connaissance des
notes du pèlerin, et qui était aussi compétent qu'aucun de ses
contemporains pour apprécier l'esprit qui inspirait la servante de Dieu,
s'exprime ainsi dans le second volume de sa Mystique, p. 348 : " Ses
visions ne se sont pas bornées à la Passion, mais, durant trois ans,
elles suivent le Seigneur pas à pas dans toutes ses courses à travers
toute la Palestine. La nature du pays, les rivières, les montagnes, les
forêts, les lieux habités, les moeurs et les coutumes, le costume et la
manière de vivre, tout passe devant ses yeux de la manière la plus
claire et la plus distincte. Aux personnages, aux localités, aux
tableaux de l'année ecclésiastique qui servent d'intermèdes, se
rattachent épisodiquement des scènes qu'un regard jeté en arrière va
chercher dans un passé encore plus reculé, en sorte que sa vue embrasse
tout ce passé en remontant jusqu'à l'origine des choses. Tout cet
ensemble se résume dans une puissante épopée religieuse qui, se jouant
entre le ciel et la terre, se divise avec les époques du monde et se
subdivise avec les générations humaines. C'est comme un océan, sorti
d'une source cachée pour entourer la terre de ses flots, et tandis que
sa surface réfléchit la magnificence de ses rivages et les richesses
accumulées par les siècles, il n'en reste pas moins transparent jusqu'au
fond, en sorte que le regard découvre dans ses profondeurs un monde de
merveilles et y saisit les liens intimes et cachés des choses : aussi
peut on voir là le spectacle le plus admirable, le plus riche, le plus
vaste, le plus profond et le plus saisissant qui se soit jamais produit
devant le sens contemplatif, même dans ce mode de compréhension
mystique. "Mais pour que le lecteur puisse arriver à une vue plus claire
et entrer davantage dans le détail de ce qu'embrassent les visions
d'Anne Catherine, on essayera, dans ce qui va suivre, de lui donner une
clef qui puisse lui ouvrir l'entrée de ce cercle merveilleux.
Comme on l'a déjà fait
remarquer plus haut, les premières visions de sa jeunesse appartenaient
pour la plupart à l'Ancien Testament : elle en eut plus tard sur la vie
du Sauveur, d'abord rares, puis de plus en plus fréquentes. Elle voyait
tout l'Ancien Testament dans sa signification figurative et éternelle,
c'est à dire dans la liaison intime qui le rattache par tous les points
au mystère de la très sainte Incarnation et à celui de la Rédemption.
Elle voyait ce rapport comme quelque chose de vivant qui descendait le
cours des siècles à travers des séries d'époques et de générations
déterminées par Dieu. Elle voyait les personnages qui, dans cet ordre
disposé Par Dieu étaient appelés par lui à avancer pour leur part la
plénitude des temps toute leur histoire et tous leurs actes jusque dans
les plus petits détails. Elle connaissait la position et la
signification particulière que chacun d'eux avait dans l'ordre du salut
par rapport à son époque et par rapport au Sauveur lui même. Elle voyait
toutes les grâces que Dieu leur avait accordées, comment Dieu les avait
dirigés et comment les fruits de bénédiction produits par l'action
qu'ils avaient exercée s'étaient perpétués de génération en génération.
Elle voyait en outre le travail de l'enfer, les formes infiniment
variées et les influences diaboliques de l'idolâtrie. Elle apercevait
toutes les perturbations suscitées par la puissance ennemie toutes les
attaques par lesquelles le royaume de Satan menaçait. dès l'origine.
l'économie du salut.
Elle voyait toutes ces
images dans un rapport continuel avec le présent. Ainsi, à la vision sur
le bâton d'Elisée, se liait pour elle la signification du bâton pastoral
des évêques, la cause de son pouvoir intérieur et de sa dignité, et la
relation de toutes ces choses avec celui qui donne à tous leur mission,
et avec la foi qui donne l'efficacité à tout pouvoir conféré par lui.
Rien donc qui ne trouve sa
place dans la sphère des visions de cette enfant humble et naïve : de
même que les plus profonds mystères de la grâce sont à découvert devant
ses yeux, de même aussi une foule de détails qui paraissent appartenir
davantage au cadre de l'Histoire Sainte sont visibles pour elle. Ainsi,
par exemple, pendant qu'elle voit le corps d'Adam dans sa gloire avant
la chute et les conséquences humiliantes que la chute entraîne pour lui
dans on rapport mystérieux avec les cinq plaies du corps du Christ, dans
les mérites infinis desquelles elle voit la restitution des cinq
effluves de lumière qu'Adam avait perdus dans la chute, mais qui lui
seront rendues dans son corps glorifié, elle voit une fois la source du
Jourdain ouverte par Melchisédech et le lit du fleuve lui être désigné
d'avance. C'est Melchisédech qu'elle voit mesurer l'emplacement de la
piscine de Bethesda, de même que les chemins et les sentiers que les
prophètes ont suivis en annonçant le Messie, et sur lesquels lui même,
pour accomplir cette figure, devait parfaire sa sainte carrière de
prédicateur. Melchisédech sépare et conduit les familles et les races de
peuples, il pose à Sion la pierre sur laquelle doit s'élever plus tard
le sanctuaire de Dieu, il planté dans le Jourdain comme des semences les
pierres qui auront à supporter l'arche d'alliance quand le peuple de
Dieu reprendra possession de l'héritage de ses pères et qui, après un
long oubli, sortent de nouveau des flots du Jourdain, afin que celui que
figurait l'arche d'alliance, le fils de Marie, reçoive sur elles le
baptême. De même enfin qu'Anne Catherine voit tous les événements de la
vie extérieure de Noé, Hénoch, d'Abraham et des patriarches, elle
reconnaît aussi la signification figurative de chacune de leurs actions
et aperçoit les liens intérieurs de la grâce et ses influences
mystérieuses, le noeud vivant et éternel par lequel les personnes, les
générations et les époques sont rattachées entre elles et au point
central de tous les temps, et elle met cela devant les yeux, dans des
visions pleines du sens le plus profond sur la bénédiction des
patriarches, l'arche d'alliance et les ancêtres de Marie.
C'est ainsi qu'elle arrive
à l'époque de l'accomplissement, et comme, auparavant, elle a vu ce qui
est nouveau dans ce qui est ancien, elle voit maintenant ce qui est
ancien dans ce qui est nouveau : toute la vie de l'Homme Dieu sur la
terre, depuis l'instant de la très sainte Incarnation jusqu'à celui où
il monte au ciel, passe devant ses yeux dans les tableaux les plus
complets, avec tout le théâtre de sa carrière et de ses opérations, avec
toutes les personnes qui se sont trouvées en rapport intime avec le
Seigneur. Elle voit le Seigneur dans les fruits de ses mérites infinis,
elle le voit par conséquent comme la tête de l'humanité régénérée en
lui, c'est à dire de son corps mystique, l'Eglise, et elle voit celle ci
dans toute sa hiérarchie, dans toutes ses parties et à tous ses degrés,
sans être limitée par le temps ou l'espace. Car en Jésus Christ qu'est
la tête, les rangs de l'Eglise triomphante lui sont ouverts : elle est
ravie en esprit pour assister à ses fêtes, suivant l'ordre de l'année
ecclésiastique, et elle y reçoit des consolations qui l'aident à
supporter les fatigues de sa course sur la terre. En lui aussi les rangs
de l'Eglise souffrante lui sont ouverts ; et en les parcourant, non
seulement elle regarde, mais elle console, assiste, délie et délivre.
En lui, enfin, toutes les
époques de l'Eglise lui sont présentes ainsi que la vie de tous ses
saints et l'action exercée par eux, à partir du temps des apôtres
jusqu'au moment où elle vit, et, semblable à une abeille, elle recueille
les fruits bénis de leurs mérites pour en tirer de quoi fortifier et
soulager tous les nécessiteux de son époque.
IX
Toutes ces visions ont le
caractère historique le plus rigoureux ; ce ne sont pas des réflexions
sur les événements, c'est le reflet immédiat, complet des faits eux
mêmes, lesquels sont présentés à la voyante comme l'image dans le miroir
(6). C'est là ce qui donne aux visions d'Anne Catherine
une supériorité marquée sur les visions de Marie d'Agreda, telles
qu'elles sont consignées dans le livre si célèbre autrefois de la Cité
mystique de Dieu. Autant ces deux personnes se ressemblent en ce qui
touche la sainteté de la vie, autant est grande d'un autre côté la
différence qui existe dans leurs prédispositions naturelles et par suite
dans la manière dont elles perçoivent la lumière d'en haut et usent du
don de contemplation qu'elles ont reçu.
La vénérable Marie
d'Agreda, favorisée dès sa jeunesse, comme Anne Catherine,
d'illuminations divines, est par nature un esprit spéculatif, viril,
qu'il est tout simple de voir procéder à la façon des théologiens et
faire usage, sans avoir besoin pour ainsi dire de les chercher, de tous
les termes et de toutes les subtilités de l'école : ce n'est qu'après
une longue préparation et après avoir longtemps exercé ses facultés
contemplatives sur tous les mystères de la foi et de la vie spirituelle
qu'elle en vient à retracer ses visions.
Mais dans la contemplation
même un esprit ainsi formé et comme armé de toutes pièces ne peut pas se
comporter d'une façon purement passive : il s'empare de l'objet, non
pour le regarder, mais pour en scruter la vérité et la profondeur, en
saisir le rapport immédiat avec sa propre manière d'être et en tirer
tout le profit possible pour soi et pour autrui. Au sein de l'abondante
lumière dont elle est favorisée, Marie d'Agreda pénètre dans les
mystères contemplés et l'intelligence qu'elle en a est aussi profonde et
aussi claire que la contemplation elle même : mais la méditation ne
cesse pas d'être méditation et ne peut s'appeler vision qu'à cause de la
lumière surnaturelle dans laquelle les mystères se manifestent a elle.
Ses visions ne sont donc pas des intuitions de faits ou d'événements
dans des tableaux strictement historiques, mais sont plutôt la
perception d'un sujet de méditation choisi par elle même dans la lumière
supérieure infuse.
Il en est tout autrement
d'Anne Catherine qui, sans choix, sans désir, n'agissant pas mais se
bornant à recevoir, voit les images qui lui sont présentées, tantôt les
accueille avec une adhésion joyeuse, tantôt s'efforce en vain d'y
échapper lorsque la peine causée par ce qu'elle voit lui semble au
dessus de ses forces. Elle est, pendant toute sa vie, la petite paysanne
simple, illettrée, tout à fait incapable de réflexion, qui ne va jamais
au delà de ce qui est immédiatement contemple ; qui vit, souffre et agit
dans la contemplation, de telle façon que le pèlerin, peu avant sa mort,
lorsqu'elle ne peut pas rendre compte d'une instruction du Sauveur, dit
en gémissant : "Je n'ai jamais vu se produire en elle une science
particulière résultant des enseignements qu'elle avait entendus, mais
seulement un ascétisme pratique toujours semblable à lui même dans ses
traits généraux. La vie de son âme est magiquement active et passive
sans raisonnement. " Le raisonnement ne pouvait assurément être son
affaire, parce que vivant exclusivement dans la contemplation actuelle,
elle n'avait besoin d'aucune idée qui en dérivât. C'est pourquoi dans
ses visions Anne Catherine se comporte d'une manière purement passive,
elle ne les comprend pas quand elles ne lui sont pas expliquées par son
conducteur spirituel ou par son fiancé divin : c'est pourquoi encore
tout ce qu'elle raconte de ses visions se distingue par une admirable
simplicité et par une clarté qui fait presque toucher les choses au
doigt, bien qu'il y ait en même temps une profondeur mystérieuse qui
partout fait dire au lecteur : il n'y a rien là d'inventé, rien qui soit
d'invention humaine. Nulle part non plus il ne rencontre l'ombre d'une
application ornée de réflexions morales ce qu'il trouve toujours devant
lui, c'est la force irrésistible de la vérité toute simple, qui dans son
caractère rigoureusement historique ne peut faire naître chez personne
la tentation de coudre ça et la quelque chose ou d'amplifier et de
moraliser. Il en est tout autrement dans les visions de la vénérable
Marie d'Agreda. comme elles se sont produites avec le concours de
l'activité humaine, elles pouvaient plus facilement donner lieu à ce
qu'un zèle peu éclairé ne se fît aucun scrupule de les dénaturer par des
additions insipides et des changements arbitraires, comme cela s'est
fait d'une manière qu'on ne saurait trop déplorer dans la Cité de Dieu (7).
Nulle part la différence
signalée entré les deux contemplatives ne frappe les yeux plus vivement
que dans ce que Marie d'Agreda et Anne Catherine disent du premier
article du symbole. Ce fut dans sa cinquième année qu'Anne Catherine eut
sa première vision sur la création du monde, le paradis terrestre et nos
premiers parents : elle contempla ces tableaux profondément
significatifs avec toute la simplicité d'un enfant, et dans sa quarante
huitième année, après les avoir vus de nouveau, elle les raconta
absolument comme elle l'aurait fait dans son enfance, rapportant
simplement ce qu'elle avait vu, sans y joindre aucune réflexion et sans
paraître le moins du monde vouloir donner des explications sur des
mystères aussi difficiles à comprendre. C'est tout autre chose chez
Marie d'Agreda, qui ne voit pas le tableau historique, mais qui sait
quelles controverses théologiques préoccupent les esprits à son époque
et de combien de façons la spéculation s'est efforcée de résoudre la
question de savoir si le Fils de Dieu se serait fait homme lorsqu'Adam
n'aurait pas péché. Elle répond à cette question d'une façon si
lumineuse et discute tous les points fondamentaux avec tant de
profondeur que le lecteur se sent très porté à croire que la réponse lui
est venue par une illumination surnaturelle.
Mais même là où elle ne
donne pas de décisions théologiques et où elle se borne à raconter des
faits comme Anne Catherine, celle ci a l'avantage de la vision purement
historique et par conséquent de la pleine vérité historique. C'est ce
que le lecteur peut voir expliqué avec une clarté surprenante dans
l'extrait suivant du journal du pèlerin.
Au récit de la mort de
saint Jean Baptiste fait par Anne Catherine, à la date du 12 janvier
1823, il objectait que Marie d'Agreda raconte la chose autrement ; elle
dit en effet qu'Hérodiade avant fait fouetter trois fois et torturer
saint Jean, Jésus et Marie lui apparurent et le guérirent, qu'il fut mis
aux fers et serait bientôt mort de faim si Jésus et Marie ne l'avaient
pas nourri ; qu'en outre, lors de son exécution, ils lui apparurent,
suivis d'une troupe innombrable d'anges, et que Marie prit dans ses
mains la tête du : précurseur. Or, voici ce qu'Anne Catherine répondit à
cela : " J'ai souvent entendu des choses de ce genre qui sont tout à
fait mal comprises : car chez plusieurs les visions ne sont pas
historiques et ne représentent pas les choses comme elles se sont
passées réellement ; mais ce sont des méditations : c'est à tort qu'on
les prend pour l'image de la réalité, ce qu'elles ne sont point, bien
que d'ailleurs elles soient vraies quant à leur signification
intérieure. Quand les visions ne sont pas fréquentes et ne forment pas
une série successive, toutes les choses y paraissent mêlées et liées les
unes aux autres, sans quoi l'on n'embrasserait pas tout ce que contient
l'ensemble. Si par exemple on doit voir qu'un homme près d'être exécuté
prie en ces termes : " Seigneur, je remets ma tête entre vos mains, "et
en outre que Dieu exauce cette prière, il peut facilement arriver qu'on
voie l'homme décapité mettre sa tête dans les mains du Seigneur qui se
tient prés de lui, ce qui du reste se trouve véritable dans le sens
spirituel, bien qu'humainement parlant, la tête tombe par terre aux yeux
de tous les assistants. Ainsi, pour la vénérable Marie d'Agreda, la rage
d'Hérodiade peut avoir été représentée par "les chaînes et les entraves
; les actes honteux et les péchés commis dans le château que Jean
ressentait douloureusement par "les flagellations et les tortures : " et
la tête entre les mains de Marie peut avoir signifié qu'au moment de sa
mort, avant de naître à la vie éternelle, Jean se souvint encore de
celle dans le sein de laquelle il avait salué et annoncé Jésus, avant sa
naissance sur la terre. On peut aussi voir toutes les pensées et les
prières d'un homme, représentées par des images où il ne faut pas
toujours voir les choses arrivées réellement. Ce sont des méditations et
elles diffèrent suivant la manière d'être et les besoins des
contemplatifs.
Si, comme on l'a déjà
remarqué, on peut admettre comme certain que la Cité de Dieu ne se
trouve pas entre nos mains dans sa forme primitive, parfaitement
correspondante à la contemplation de Marie d'Agreda, mais altérée de
mille manières par l'addition des réflexions prolixes ; si, en outre,
plusieurs lecteurs des visions présentées ici se sentent tentés
d'établir de plus près la comparaison entre celles ci et la Cité de
Dieu, c'est le cas de leur mettre sous les yeux, une vision allégorique,
d'un sens très profond dans sa simplicité, qu'Anne Catherine eut sur cet
objet.
Le 25 juillet 1822, Anne
Catherine vit beaucoup de choses touchant la vie de l'apôtre saint
Jacques, et particulièrement touchant son séjour en Espagne. Mais comme
elle avait oublié les détails d'une apparition de la mère de Dieu à
Sarragosse, le pèlerin lui lut dans l'après midi du 24 juillet le récit
de cette apparition, avec la circonstance de l'image miraculeuse
apportée par un ange, tel que le récit se trouve dans la Cité de Dieu.
Or Anne Catherine ne pouvait pas comprendre comment Marie d'Agreda, qui
était censée avoir vu la chose avec autant de détails, ne décrivait
pourtant rien et ne donnait que de pures phrases. "Je ne sais pas ce qui
en est, dit elle, mais je n'entends jamais ni Jésus, ni Marie parler
ainsi. Marie est d'une simplicité que rien ne peut rendre : tout son
être est comme un fil de soie blanche, d'une délicatesse infinie. Je ne
sens pas d'onction dans ces paroles ni dans tout ce que j'ai lu : il n'y
a là que du bruit et des ornements recherchés : il me semble voir une
belle dame avec un large éventail de toilette. "
Le lendemain elle raconta
par fragments la vision suivante sans s'apercevoir le moins du monde de
sa liaison avec les visions des jours précédents. " Il était impossible,
disait elle, d'expliquer à quoi cela pouvait avoir trait. On finit par
savoir qu'elle avait pensé au miracle de Sarragosse, et désiré le voir
de nouveau : mais elle avait été surprise a de voir tout cela d'une
autre manière, bien plus naturelle et plus claire : seulement elle ne
savait pas ce que c'était que cette personne si larges Elle avait été
introduite par son guide dans la scène suivante qui cette nuit avait
pris la place des voyages qu'elle faisait ordinairement pour porter
secours, après les visions journalières de la vie de Jésus : car elle
était allée comme de coutume par les chemins qui menaient aux pays où
elle avait quelque chose à voir.
Elle raconta donc ce qui
suit : J'ai eu aujourd'hui une curieuse histoire d'un enfant avec un
seul oeil. Je suivais avec mon conducteur le chemin qui mène d'ici en
Espagne à travers la France et, dans le voisinage de l'Espagne, à un
endroit sur le bord de la mer, où nous devions nous embarquer, nous
rencontrâmes deux personnages étranges, un vieillard à l'air grave qui
était vraiment excellent et qui possédait tout en lui même, et une large
femme, qui était singulièrement pompeuse, prolixe, contournée et
cérémonieuse. Elle portait une robe ridiculement large, qui ressemblait
par derrière à une vieille ville. Elle était avec cela couverte de
cordons avec toute sorte de collerettes et de garnitures, et elle n'en
finissait jamais avec ce qu'elle avait à faire et à dire. Ces deux
personnages avaient près d'eux un enfant merveilleux couché sous un
buisson au bord de la mer. à vrai dire l'enfant ne leur appartenait pas
: ils l'avaient pris, trouvé ou dérobé : enfin ils s'en étaient emparés
et ils voulaient s'en faire honneur ou le faire voir pour de l'argent.
Je ne sais pas bien de quoi il s'agissait, mais ce qu'ils se proposait
fit d'en faire, surtout la femme, n'était pas dans les règles. Je vis
aussi dans une vision qui faisait le pendant de l'autre que cette large
p nue qui faisait la dévote, et qui était très obstinée dans ses idées,
portant l'enfant qu'elle étouffait sous ses immenses vêtements, voulait
entrer dans l'église par un passage très étroit ; mais elle n'en venait
pas à bout et restait toujours sans pouvoir avancer, dans l'étroit
passage : elle était obligée de sortir, puis elle essayait encore
d'entrer avec une nouvelle obstination, mais sans vouloir déposer ses
vains ajustements.
L'enfant, lorsque je le
rencontrai, avait, je crois, cinq semaines ; je le pris avec moi, car je
le connaissais déjà, et je le mis dans mon tablier. Il ne voulait pas me
quitter, je lui donnai à manger, et cette femme fut obligée de se
retirer. Je ne sais plus bien comment cela se fit, mais le bon vieillard
resta toujours prés de moi. Cet enfant était celui d'un roi céleste et
d'une impératrice de la terre : je ne sais plus cette histoire. une
chose singulière fut qu'étant avec moi, l'enfant prit une croissance
très rapide : il fut tout de suite en état de parler et de marcher, bien
qu'il n'eût que cinq mois. Dans ce voyage en Espagne, il y avait
toujours des gens près de moi, c'étaient saint Jacques et ses disciples.
Je vis dans le lointain diverses personnes du temps actuel : quand nous
passions quelque part, il venait plusieurs saints qui avaient vécu dans
cet endroit ; ils étaient surpris à la vue de l'enfant qui partout se
tenait debout et enseignait, qui donnait toute espèce d'indications et
restait toujours près de moi. Mais ce qu'il y avait de surprenant dans
cet enfant, c'est que ses yeux étaient fermés, et qu'il avait sur le
front un oeil semblable à un soleil, semblable à l'oeil de Dieu ; et
qu'en parcourant avec moi toute l'Espagne, en passant dans les endroits
où saint Jacques était allé, il me montrait tout et m'expliquait tout.
Je vis aussi une seconde fois la scène de l'apparition de Marie à saint
Jacques, à Saragosse, et tout s'y passait très naturellement. "
Si nous cherchons
maintenant à découvrir le sens de cette vision, nous pouvons voir
Marseille dans cet endroit au bord de la mer, où Anne Catherine
s'embarque pour l'Espagne. C'est là que parut la première traduction de
la Ciudad de Dios, sous le titre de : La mystique cité de Dieu. Les deux
étranges personnages qu'elle rencontre symbolisent la double disposition
avec laquelle furent reçues les visions de la vénérable Marie d'Agreda.
Le vieil homme qui a tout en lui même est la vraie simplicité qui reçoit
avec une humble reconnaissance ce don précieux de la grâce sans se
permettre d'y ajouter des embellissements de sa façon. C'est avec cette
simplicité que la vénérable Marie d'Agreda avait reçu ses visions, et
les avait communiquées à d'autres pour obéir à l'ordre de Dieu : mais
ceux ci, ne pouvant souffrir la simplicité, font subir aux visions des
remaniements qui sont indiqués d'une manière si pittoresque par le
symbole de la femme en robe à paniers comme on les portait en Espagne au
XVII siècle. C'est pourquoi ce faux zèle qui, sacrifiant au mauvais goût
de l'époque, a dénaturé la Cité de Dieu et en a fait une pomme de
discorde théologique, n'a pas réussi à obtenir pour elle l'approbation
de l'Eglise. Le don gratuit de prophétie, tel que Marie d'Agreda l'a
reçu dans toute sa pureté, est représenté par le symbole de l'enfant né
du mariage de Jésus Christ le roi céleste avec sa fiancée l'impératrice
de la terre, c'est à dire l'Eglise. Anne Catherine le rencontre sous un
buisson au bord de la mer : car la femme aux larges atours l'a traité
comme un enfant trouvé et en a usé indignement avec lui, s'imaginant
faire une bonne oeuvre. Cet enfant de prophétie avec la vénérable Marie
d'Agreda n'a que cinq semaines et ne sait pas encore parler : avec Anne
Catherine, il grandit au quadruple et se trouve en état de parler et de
marcher. C'est un symbole non seulement de la différence de degré dans
la grâce gratuite départie à l'une et à l'autre, mais aussi de son
caractère intime. Marie d'Agreda parle elle même à la place de l'enfant
prophétique qui avec elle n'a pas encore l'usage de la parole, parce
que, recevant dans la contemplation la lumière de la science infuse,
elle laisse prédominer son activité propre tandis qu'avec Anne Catherine
l'enfant avant acquis promptement l'usage de la Parole Parle lui même
par sa bouche, parce qu'elle se borne à recevoir, et que son activité
même est passive. Elle nourrit l'enfant parce qu'elle use avec fidélité
et simplicité du don de la grâce, et le vieillard reste toujours près
d'elle, car le pèlerin reproduit les visions aussi fidèlement et aussi
simplement qu'Anne Catherine les lui communique.
Anne Catherine continua
ainsi son récit : " Partout où nous allions' il arrivait d'en haut des
troupes entières de saints qui avaient eu aussi des visions : tous
étaient émerveillés de l'enfant, et l'enfant me les montrait du doigt,
me faisant connaître comment chacun d'eux avait vu et prophétisé, et je
vis là combien il y a de diversité et de variété dans les procédés. Et
cela s'est fait sur toute la terre dans tous les temps et par les
prophètes de l'Ancien Testament en remontant jusqu'à Adam. C'était
incroyablement multiple et varié, mais pourtant suivant un ordre
régulier, en Sorte que je pouvais saisir l'ensemble. Je me rappelle
encore comment la mère de Samuel pria devant l'arche d'alliance ; Héli
voulait la renvoyer, car elle avait je visage enflammé par l'ardeur de
son désir, et il la croyait ivre. Mais un rayon partit de l'arche et
vint sur elle. J'y vis comme un petit enfant, et Héli lui dit que sa
prière était exaucée et qu'elle aurait un fils. Il tenait comme une
cassette en face d'elle (8) lorsqu'il la bénit. Je vis aussi infiniment
de choses sur tous les prophètes et sur toutes les sortes de visions et
de prophéties. Mais tous s'émerveillaient à la vue de l'enfant comme si
personne encore n'avait possédé cet enfant de la même manière que moi. "
" Je vis aussi la prophétie
qui émane de l'empire des ténèbres et celle qui appartient à l'ordre
naturel, celle ci se liant de près à l'autre. Je vis ces divers règnes
comme de grosses boules rondes de couleur sombre, les unes plus
obscures, les autres plus claires, et semblables à des sphères
terrestres : toutes les choses que l'on voit ainsi en général comme dans
un seul ensemble, on les voit comme des globes terrestres. Je vis des
esprits au centre et je vis certaines influences passer d'un de ces
globes dans les autres et à travers les autres. Je vis les somnambules
magnétiques, soit dans une de ces sphères ténébreuses, soit influencés
par elle, car la plupart du temps je vis devant le magnétiseur un esprit
ténébreux venant de ces sombres royaumes entrer dans ceux qui parlent en
rêvant et en prendre possession (8).
Je vis que leur divination
était, la plupart du temps d'origine terrestre, et qu'il y avait là
quelque chose d'indécent et de dangereux, mais à divers degrés. Je vis
des religieux et des religieuses visionnaires auxquels arrivaient
quelques rayons partant de ces sphères ténébreuses : il y en avait
plusieurs en Espagne, jusque parmi ceux qui voyaient des choses de
l'ordre spirituel, même des représentations de la passion et de la vie
du Christ. Il s'en trouvait parmi ceux là qui se macéraient et se
mortifiaient beaucoup, et pourtant des forces venant des régions
inférieures, traversaient leurs apparitions et en altéraient le
caractère par des influences appartenant aux sphères diaboliques ou
naturelles, avec lesquelles ils se trouvaient en quelque rapport par
leurs faiblesses. Le caractère personnel de leurs supérieurs
ecclésiastiques et les sphères du ressort desquelles étaient ceux ci
exerçaient aussi une action. J'en vis qui étaient entièrement dominés
par les puissances mauvaises. "
"Je vis tous ces rapports
avec des esprits et des démons jusque parmi les anciens païens et chez
les Maures et les sauvages. Si je pouvais redire tout ce que j'ai vu, on
en ferait un gros livre. "
Je vis aussi les modes tout
à fait divers de l'intuition. Quelques uns étaient subitement entourés
par les figures : ils les retraçaient sous une forme abrégée et elles
restaient tout ce temps devant eux. D'autres étaient remués au fond de
l'âme, parlaient longuement et écrivaient de grands sermons. D'autres se
sentaient intérieurement réconfortés ils recevaient toute espèce
d'images allégoriques mêlées à des scènes historiques, et quand ils les
racontaient, ils ne savaient pas faire la distinction mais je n'en vis
aucun qui eût vu les scènes jour par jour et simplement comme elles
s'étaient passées.
Je crois que la nuit
dernière, je dois avoir parcouru toute la. terre avec l'enfant : quand
j'arrivais à un endroit où je pouvais assister des malades ou des
mourants, ou rendre quelque autre service, je quittais l'enfant et
faisais mon travail : car mon guide était toujours là. Mais je voyais
dans le lointain autour de l'enfant et aussi autour de moi beaucoup de
personnes de mon temps et de ma connaissance qui s'émerveillaient. Ce
sont peut être ceux qui dans l'avenir acquerront une connaissance plus
détaillée de ces choses.
"Je m'éveillai enfin après
ces tableaux, et je vis l'enfant qui était couché près de moi, ce qui me
fit peur. Je m'endormis de nouveau, et alors je me trouvai toute petite
à Flamske dans notre maison : comme je suivais mon chemin derrière le
troupeau sur la lande, je trouvai dans un buisson l'enfant redevenu tout
petit : je courus chercher de la bouillie et je lui donnai à manger. Je
vis ensuite toute une série de tableaux, comprenant toute ma vie
jusqu'au moment présent ; je vis arriver l'enfant, j'eus une répétition
complète de mes destinées, de mes consolations et aussi de toutes les
douleurs que j'ai eu à endurer et j'étais toute brisée par la
souffrance. J'eus aussi à subir de nouveau les deux enquêtes et la
dernière avec tout ce qu'elle avait d'affreux. Je vis aussi l'enfant à
Rome où il montrait toute sorte de choses. Je vis encore l'enfant
enseigner à Munster à une autre époque. Là où était le château, beaucoup
de choses avaient disparu. Je vis une autre manière de vivre : quelques
messieurs de l'époque actuelle passèrent devant moi : ils étaient vieux
et mécontents, et parlaient de changements qu'ils trouvaient incommodes.
Je vis sous la figure d'un enfant l'évêque qui devait commencer à bien
arranger les choses. Peut être qu'il est encore enfant : il n'était pas
du pays. à l'époque où ces dernières choses auront lieu, je serai déjà
morte. "
Dans ces tableaux j'ai
souvent vu le pèlerin près de moi. Je n'avais pas peur de lui, et
l'enfant non plus : il l'accompagnait tranquillement et sans s'étonner.
Je vis aussi mon confesseur qui souvent ne comprenait pas l'enfant et
voulait le chasser ou le cacher, mais toujours inutilement : il restait
près de moi et revenait aussitôt. Il se tenait souvent loin de lui, puis
il se familiarisait de nouveau avec lui, mais il ne le comprenait jamais
parfaitement et il en avait peur. Je vis encore que le père Lambert
comprima souvent l'enfant et tout le mal qu'on lui fit. Je vis aussi
beaucoup de gens pour lesquels il fut plus tard un sujet de grande joie
et de grande admiration.
Le pèlerin ajoute ce qui
suit à son compte rendu de cette singulière vision : "D'après cette
misérable esquisse bien embrouillée, on peut juger dans quelle mesure
elle a vu, et se figurer tout ce qu'elle a vu et tout ce qui manque ici.
"
Maintenant que le lecteur,
pour avoir la pleine confirmation de la vision allégorique, compare ce
qu'Anne Catherine a communiqué sur l'apparition de Marie à Saragosse,
avec ce que la Cité de Dieu met dans la bouche de Marie d'Agreda sur le
même sujet. Voici le récit d'Anne Catherine : «Je
vis saint Jacques, accablé de tristesse à l'approche d'une persécution
qui menaçait l'existence de la communauté chrétienne de Saragosse, prier
pendant la nuit au bord du fleuve, devant le mur de la ville : il avait
avec lui quelques disciples qui étaient dispersés ça et là, et couchés
par terre ; je me disais : c'est comme le Christ sur le mont des
Oliviers. Jacques était couché sur le des, les bras étendus en croix. Il
priait Dieu de lui faire connaître s'il devait rester ou fuir : il
pensait à la sainte Vierge et demandait qu'elle priât avec lui pour
obtenir conseil et assistance de son Fils qui l'exaucerait certainement.
je vis alors quelque chose resplendir dans le ciel au dessus de lui :
c'était une colonne dont la base envoyait un rayon plus brillant à deux
pas en avant des pieds de l'apôtre comme pour désigner par là une place
déterminée. Cette colonne répandait une lueur rougeâtre où se montraient
comme des veines de diverses couleurs. Elle était haute et mince et se
terminait au sommet comme par une fleur de ils, formée de langues de feu
qui se déployaient tout autour, tandis que l'une d'elles s'agitait au
loin vers le couchant dans la direction de Compostelle. Dans cette fleur
lumineuse je vis la figure de la sainte Vierge : elle était d'une
blancheur diaphane, plus douce et plus agréable à l'oeil que le brillant
de la soie écrue, et se tenait dans l'attitude qui était habituelle à
Marie lorsqu'elle était en prière. Elle avait les mains jointes et son
long voile était relevé d'un côté sur la tête, mais l'autre extrémité
descendait jusqu'aux talons et l'enveloppait entièrement, et ses pieds
posaient légèrement sur la fleur lumineuse formée de cinq langues de
feu. Il y avait dans ce spectacle un charme et une beauté que rien ne
peut rendre. Je vis Jacques se redresser sur ses genoux en priant, et
averti intérieurement qu'il devait aller en Galice, pour y annoncer la
foi, et que la prière de Marie l'y précéderait et s'y enracinerait comme
une colonne. Je vis alors la colonne s'élever et se perdre dans la
lumière. Jacques se leva, il appela les disciples qui vinrent à lui en
toute hâte, leur raconta l'apparition merveilleuse, et ils suivirent
tous des yeux la clarté qui s'évanouissait peu à peu. Je vis aussi
Jacques, avant son départ pour la Galice, enseigner en ce lieu et parler
de cette vision ; à l'endroit qu'avait désigné le rayon parti de la
colonne, on érigea une pierre avec un creux où l'on planta quelque
chose. Je ne vis pas d'anges accompagner cette apparition, et je
n'entendis aucune parole sortir de la bouche de Marie ; elle se tenait
debout, priant tranquillement, comme peut être en ce moment même elle
priait dans sa chambre. Je vis aussi la colonne et l'image de la mère de
Dieu qu'on révère aujourd'hui en cet endroit comme y ayant été apportée
du ciel. Elle est toute différente : elle est belle à la vérité, mais
elle est très petite et n'est pas ressemblante. J'ai oublié d'où elle
tire son origine. Je vis aussi que ce ne fut qu'assez tard qu'une église
s'éleva à cette place et seulement quand cette apparition eut été
confirmée par un miracle. " Pendant que je voyais cela, il se trouvait
là beaucoup de saints, et d'autres personnages qui devaient attester ce
que disait l'enfant prophétique.»
X
Le pèlerin fait une
distinction entre les visions historiques d'Anne Catherine et ses
visions allégoriques, et outre celles ci, il distingue encore ce qu'on
appelle la clairvoyance. En ce qui touche les visions allégoriques, on
verra bientôt qu'elles ne peuvent être nommées ainsi que par rapport à
nous qui ne sommes point contemplatifs, mais que pour Anne Catherine
elles ont quelque chose de réel, d'immédiat et d'actuel comme celles qui
sont proprement historiques.
En effet, l'intuition
d'Anne Catherine étant l'oeuvre de la grâce qui saisit l'homme tout
entier, l'âme avec toutes ses puissances se trouve introduite dans
l'ordre supérieur qui lui est ouvert par la lumière divine infuse : il
s'ensuit que la faculté de connaître n'est pas seule à percevoir et à
agir, mais qu'il en est aussi de même de la volonté ; c'est à dire que
la contemplation est aussi amour et action dans l'amour, et que ces deux
puissances agissent de concert. Mais cette action en tant que méritoire
a un double caractère. Car elle est dépendante des lois de l'ordre
surnaturel dans lequel la contemplation se meut, comme des lois de la
vie terrestre à laquelle elle continue d'appartenir et de payer son
tribut.
Un exemple servira à
éclaircir ce qui vient d'être dit. Une fois, dans ses visions sur les
années de prédication du Sauveur, Anne Catherine le voit parcourir la
haute Galilée avec six de ses disciples par une admirable nuit d'été
qu'éclaire la lumière des étoiles. Elle fait des actes d'adoration et
d'amour, elle demande pour elle même et pour l'Eglise de son temps la
communication des grâces attachées à la très sainte vie du Sauveur sur
la terre, puis dans un travail en oraison qui s'intercale dans cette
vision historique il lui est accordé de puiser pour elle et pour
d'autres à la source éternelle, inépuisable de ces mérites de son
Rédempteur : " Lorsque je me rapprochai du Sauveur, dit elle ? je vis
errer autour de moi un bétail innombrable, des vaches, des brebis de
très grande taille et de petits animaux sauteurs avec des oreilles
pointues. Je voulais rassembler les vaches, mais elles s'échappaient
toujours les unes d'un côté, les autres de l'autre, et j'avais beaucoup
à faire. une chose singulière, c'est que ce bétail appartenait à Jésus
et aux apôtres, et qu'un des apôtres me dit de le mener à une étable
qu'il me montra. Cette étable ressemblait tout à fait aux grandes
hôtelleries où s'arrêtèrent les trois rois dans leur voyage ; j'y fis
entrer ces animaux. C'est tout en me livrant à ce travail de bergère que
je vis lé tableau du voyage de Jésus. L'apôtre ne s'éloigna pas de Jésus
pour me parler. Ce fut plutôt une apparition. Le jour suivant Anne
Catherine continua en ces termes : " il m'a fallu maintenant faire
sortir les vaches que j'avais rassemblées hier. J'avais à les conduire
dans notre pays : la route ne me paraissait pas plus longue que celle de
Dulmen à Coesfeld. le ne passai pas parle chemin ordinaire, c'était un
chemin imaginaire. J'eus une peine et une difficulté incroyables à
rallier ces vaches et à les faire marcher ensemble. Je voulais le savoir
par couples, mais je n'en pus garder que trois fois sept que j'amenai à
bon port. Et avec quelle fatigue ! à tout moment quelques unes
retournaient leurs cornes contre moi, et j'eus une peine infinie à en
venir à bout. " Ici elle parla avec beaucoup de détails sur la
difficulté de faire rentrer les vaches quand il pleut, et de toute la
peine que cela lui donnait dans sa jeunesse. "J'avais bien des saints où
des personnes en prière qui m'aidaient, mais je n'avais qu'un sentiment
confus de leur présence : quand je regardais de leur côté, ils n'étaient
plus là. Lorsque j'allai chercher le bétail, je vis comme du haut d'une
montagne, Jésus et les disciples se diriger le jour du sabbat vers un
petit endroit. Je remis les vaches à l'endroit où on les attendait :
elles furent reçues par des ecclésiastiques et d'autres personnes qui
les conduisirent dans plusieurs paroisses, je crois que c'était dans les
environs de Coesfeld. "
Mon guide m'a expliqué
cette vision, et j'en ai eu beaucoup de joie. Ce sont des prières
exaucées, des grâces que j'ai obtenues pour vingtaine paroisses qui s
étaient recommandées à mes prières. J'ai trouvé les vaches errant ça et
là dans la terre promise, ce qui veut dire que dans ce pays il reste
beaucoup de grâces et de mérites de Jésus et des apôtres, dont on ne
profite pas et qui se perdent, que je les ai recueillis et conduits,
pour ainsi dire, avec beaucoup de fatigues à ceux qui s'étaient
recommandés à mes prières. Quand les vaches se détournaient, cela
indiquait que certains pasteurs ne persévéraient pas dans la prière,
qu'ils avaient prié avec tiédeur, que la grâce ne voulait pas aller à
eux : les zélés allaient au devant des grâces, représentées par les
vaches ( des vases vivants de la grâce, des vases de lait). Il me
fallait suppléer par des efforts extraordinaires à la tiédeur des
premiers. J'avais vingt et une de ces vaches pour différents pays : il y
en avait pour l'Irlande, pour la Hollande, et aussi pour des endroits
qui sont dans les environs de Coesfeld, d'Osnabruck et de Paderborn."
Le lecteur voit ici comment
ce qu'Anne Catherine demande pour autrui dans ses visions doit être
mérité par elle, au moyen d'oeuvres qui satisfassent pour les offenses
de ceux qui doivent participer aux fruits de sa prière. Ces oeuvres sont
à la fois image et réalité, allégorie et histoire : car elles
correspondent à l'état supérieur d'extase dans lequel elles sont une
action essentielle, positive, avec résultat réel et effectif, de la même
manière qu'elles correspondent aux choses terrestres auxquelles est
empruntée la forme ou le mode de travail fait en oraison, puisque celui
ci se rattache aux occupations habituelles de la contemplative dans sa
jeunesse.
Il y a ainsi toute espèce
de travaux de labourage, de jardinage, propres à la vie du pâtre ou à
celle du vigneron, sous la forme desquels s'accomplissent les oeuvres
d'Anne Catherine dans l'ordre spirituel. Elle connaît en général leur
sens et leur signification et sait aussi quel en est le but : car l'état
de pénurie et de détresse où se trouvent des paroisses, des districts,
des diocèses, même des pays tout entiers, lui est montré sous des images
qui répondent aux diverses formes de travail : mais elle ne racontait de
tout cela que la moindre partie et si elle le faisait, c'était
uniquement parce que cette ouvrière humble et zélée ne tenait aucun
compte de ce qu'elle accomplissait elle même, mais se plaisait à
raconter les grâces et les miséricordes de Dieu envers elle. Or ce ne
sont pas seulement des travaux, mais encore des souffrances et des
maladies se succédant constamment les unes aux autres, qui lui sont
montrées dans les visions et dont elle se charge dans ces visions. Elle
voit dans des tableaux merveilleux la signification spirituelle de
chaque maladie et sa relation mystérieuse avec la nature de l'offense
pour laquelle Anne Catherine se charge de faire pénitence. Ainsi ces
maladies ont un double caractère, le caractère physique conforme à
l'ordre naturel, et le caractère méritoire et expiatoire dans l'ordre
surnaturel. Le premier fait qu'elles suivent leurs cours avec tous les
symptômes, toutes les crises, toutes les douleurs, y compris celles de
l'agonie, que des maladies de ce genre amènent avec elles et qui ne
cessent pas lors même qu'Anne Catherine se trouve à l'état d'extase.
Dans cet état, au contraire tous les phénomènes intellectuels et
corporels se produisent avec d'autant plus d'intensité, puisqu'Anne
Catherine non seulement éprouve les sensations qui résultent de la
maladie, mais la voit clairement et la pénètre jusqu'au fond, et que par
dessus cela la faute étrangère qu'elle expie corporellement par cette
maladie, lui fait en même temps souffrir dans l'âme des douleurs
excessives.
Ce sont ces dernières
douleurs qui ont le caractère vraiment surnaturel, méritoire et
expiatoire, parce que leur source n'est pas la détresse du corps ou la
peine sensible, mais l'ardeur du plus pur amour de Dieu pour lequel rien
n'est si intolérable que de voir Dieu offensé et la perte des aines
rachetées à un si haut prix. La grandeur de cet amour est ce qui rend
Anne Catherine capable de prendre sur elle à la place d'autrui des
souffrances expiatoires, et ce qui donne devant Dieu à ce qu'elle fait
et à ce qu'elle souffre, la valeur d'un sacrifice pur auquel les mérites
du Sauveur communiquent un prix infini.
Un jour, Anne Catherine
ayant pendant tout un mois souffert des douleurs indicibles causées par
des maladies mortelles qui s'étaient succédées sans interruption,
raconta ce qui suit : "Pendant toute la nuit, j'ai eu une série de
visions d'ensemble sur ma maladie et sur les travaux auxquels il a fallu
me livrer. J'ai vu tout cela dans une grande plaine où je travaille
ordinairement. Il reste encore à labourer un coin qui est entouré d'une
épaisse haie d'épines avec une grande quantité de roses (10).
Je me suis vu moi même figurée dans différentes situations. J'étais
tantôt dans une chapelle, tantôt sur une croix, tantôt sur un rocher,
tantôt dans un marais ou au milieu des épines, etc., et j'étais étouffée
par des fleurs et des épines : j'ai été aussi transpercée avec des
flèches et des lances. une fois une valse flamboyante s'exécutait sur
mon corps, qui était entouré de plumes et d'ailes, symboles de la
fièvre.
Rien n'a été plus terrible
pour moi que la torture des convulsions, représentées par des globes de
diverses couleurs, qui se développaient, s'enflammaient, et se perdaient
les uns dans les autres en laissant échapper une vapeur brûlante. Je
commençais d'abord par franchir des précipices dangereux sur des ponts
jonchés de fleurs et de roses de toute espèce ; puis à ce travail
général venaient s'ajouter des douleurs qu'il fallait subir à la place
de certains malades qui demandaient des prières. Je me vis donc livrée à
des tortures de toute espèce, et je vis beaucoup de malades guéris. Je
vis que de pauvres gens qui ne connaissent personne, qui ne peuvent
écrire à personne, et qui pourtant réclament l'intercession d'autres
chrétiens, figurent plus souvent dans ces tableaux que ceux qui
connaissent quelqu'un, se font recommander et écrivent des lettres. J'ai
eu particulièrement à m'occuper de beaucoup de personnes malades de la
goutte.
Anne Catherine pouvait
quelquefois donner de ces informations vagues et générales sur les
travaux et sur les maladies dont elle se chargeait, comme aussi sur ces
travaux eux mêmes et sur leur but ou sur leur relation avec ce qui
devait être procuré par eux : mais quant au rapport intime entre telle
ou telle forme de travail déterminée, et tel ou tel résultat déterminé,
le plus souvent, dans l'état de veille ordinaire, elle pouvait à peine
donner quelques indications : "Car, avait elle coutume de dire, c'est
chose difficile à décrire. La nature tout entière et l'humanité sont
tellement déchues, assujetties à tant de liens et d'entraves, que, s'il
m'arrive de faire là (c'est à dire dans l'état d'extase) quelque chose
de tout à fait essentiel, et en comprenant clairement ce que je fais,
aussitôt que je suis éveillée et dans l'état naturel, ces choses me
paraissent aussi étranges qu'a toute autre personne éveillée. "
XI
Le cercle des visions
d'Anne Catherine ne serait pas complet, et il manquerait une condition
essentielle à ce qu'elle souffre et à ce qu'elle fait pour expier et
satisfaire, si sa sphère d'activité n'embrassait pas, avec toutes les
époques de l'Eglise, toutes ses parties dans le monde entier, et si elle
ne pouvait pas avoir devant les yeux toute leur hiérarchie et leurs
divisions, et même individuellement les plus ignorés de ses membres
nécessiteux, bien plus, si elle ne pouvait pas s'approcher d'eux et
frayer avec eux. Cette intuition et cette action à distance n'est
toutefois pas une clairvoyance dans le sens ordinaire du mot, mais elle
a pour condition l'infusion de la lumière surnaturelle : elle est par
conséquent l'oeuvre de la grâce comme ses visions historiques : car à la
vue à distance, se lie toujours une action en vertu de laquelle Anne
Catherine porte secours, prend des souffrances sur elle, satisfait à la
justice divine, acquiert des mérites qui profitent à ceux avec lesquels
elle est dans un rapport spirituel.
Toutes les douleurs du
corps et de l'âme que l'homme peut avoir à endurer, tous les dangers qui
menacent sa vie terrestre et temporelle, ou sa vie spirituelle et
éternelle, sont montrés à Anne Catherine ; et cela non seulement dans
leur généralité, mais dans des cas particuliers s'appliquant à des
personnes déterminées, lesquelles, suivant l'ordre mystérieux établi par
Dieu, doivent être secourues par l'intermédiaire de sa fidèle servante.
Ainsi il y a dans les prisons, dans les hospices, dans les hôpitaux,
dans les cabanes où s'abrite la misère, dans les maisons de correction,
dans les bagnes et sur les navires des pirates, des pauvres et des
malades auxquels elle vient en assistance. Ce sont encore des
malheureux, délaissés et oubliés de tous, non seulement dans son pays et
dans les pays voisins, mais en Russie, en Chine et dans les îles de
l'Océan Pacifique ; dans les vallées les plus reculées de la Suisse, du
Tyrol et de la Savoie, comme sur les montagnes de la haute Asie, que
tantôt elle console, tantôt elle conduit à l'Eglise, et par là au salut
éternel. Elle assiste des mourants, sauve des personnes en danger de
mort, empêche des crimes, convertit des pécheurs, pousse à la confession
et au repentir des criminels qui ont caché leurs péchés pendant de
longues années ; mais surtout ce qui est l'objet incessant de ses
contemplations et par là même de ses souffrances expiatoires et de ses
peines sans nom, c'est tout le mal qui est fait à l'Eglise, soit par le
pouvoir temporel ou par la haine et les attaques des incrédules, soit
par le manque de conscience et la mondanité des prêtres et des pasteurs,
ou par l'indifférence, la dissipation et l'abus des grâces. Elle va à
l'encontre des menées secrètes des loges maçonniques, qu'elle voit comme
la contrepartie de l'Eglise, avec toute leurs ramifications et toute
leur histoire et qui ourdissent leurs trames comme les fils d'une toile
d'araignée ; et d'autre part elle fait pénitence pour des fautes contre
les rubriques commises dans la sainte messe, comme pour toute
irrévérence envers le très Saint-Sacrement. Elle met obstacle à des vols
sacrilèges et à des profanations d'églises, assiste à des assemblées
ecclésiastiques pour empêcher au moins des mesures dictées par une
fausse sagesse humaine et un sot pédantisme. Elle voit toutes les formes
du culte rendu au monde, par lequel bien des prêtres aveuglés deviennent
les serviteurs du prince des ténèbres, et voit dans des visions remplies
de douleurs indicibles toute l'irrévérence et le mépris avec lequel ils
traitent les choses les plus saintes et perdent toute espèce de grâces
pour eux et pour leurs troupeaux. Elle souffre pour des séminaires et
des communautés religieuses ; dans les dernières années du pontificat de
Pie VII, elle fait journellement des voyages en esprit à Rome, pour
consoler le Saint Père, l'éclairer et lui dévoiler les plans de
l'impiété. Mais sa première vision de ce genre eut lieu dans sa onzième
année lorsque Marie Antoinette, l'infortunée reine de France, lui fut
montrée dans sa prison, afin qu'elle priât pour elle.
Si le lecteur trouve
inconcevable et impossible à admettre ce don merveilleux, inou' de vue
et d'action à distance, et juge qu'on lui demande trop en voulant lui
faire croire qu'Anne Catherine qui, pendant l'espace de douze ans, fut
hors d'état de quitter son lit, parcourait, semblable à un ange gardien,
toutes les parties de l'Eglise pour assister et sauver dans leur corps
et dans leur âme un nombre infini de personnes, il éprouvera moins de
répugnance à admettre une chose aussi extraordinaire, s'il veut bien se
représenter sur quel fondement ce don reposait et de quelle manière
celle qui en était favorisée était obligée de le mériter chaque fois
comme de nouveau. C'était le plus pur, le plus saint amour de Dieu et du
prochain qui, dès ses premières années remplissait avec une telle
puissance le coeur d'Anne Catherine, que son unique désir était de
procurer la gloire de Dieu et de souffrir pour les hommes ses frères.
Elle était dès le principe douée d'un sentiment si élevé et si vivant du
travail intérieur qui se fait dans tous les membres du corps de l'Eglise,
elle comprenait d'une façon si pénétrante comment un membre peut opérer
pour l'autre par la prière, par l'expiation, par la pénitence, que les
misères du monde, des pécheurs, des affligés de toute espèce lui
causaient la plus amère tristesse et qu'un désir insatiable la poussait
continuellement à implorer Dieu pour toutes les nécessités du monde et à
s'offrir à lui en sacrifice pour tous. Etant encore enfant, elle se
refusait toute douceur et s'exerçait à toutes les mortifications
corporelles ; en outre, quand elle voyait pleurer des enfants malades,
elle demandait à Dieu de pouvoir prendre leurs souffrances, et ses
prières étaient la plupart du temps instantanément exaucées. Mais si
elle était témoin d'une offense faite à Dieu, cela lui allait au coeur
encore plus profondément, et elle ne pouvait pas trouver de repos
qu'elle ne l'eût réparée aussi bien qu'il lui était possible. Etant une
fois aux champs avec d'autres enfants, elle vit que quelques uns d'entre
eux se comportaient indécemment dans leurs jeux : cela lui inspira une
telle horreur qu'elle se retira en toute bâte et se roula dans des
orties pour punir ce péché sur elle même, elle à qui Dieu avait daigné
accorder le rare privilège de ne jamais soupçonner le moins du monde,
pendant tout le cours de sa vie, ce que c'était qu'une révolte des sens
ou un désir charnel.
Toute sa manière d'être et
tout son extérieur étaient un reflet de cet amour saint et naïf, et
exerçaient sur tous ceux qui l'approchaient une influence secrète qui
les faisait s'adresser à elle avec confiance pour être assistés. " Je ne
sais pas d'où vient cela, disait elle un jour au pèlerin, mais déjà,
quand j'étais jeune fille, tous ceux qui avaient un mal venaient à moi
et me le montraient pour savoir ce que j'en pensais. Je suçais alors les
blessures et je disais que cela ne me dégoûtait nullement (11),
et que le mal se guérirait. Du reste il me venait souvent à l'esprit
toute sorte de remèdes innocents. Au couvent une pauvre femme vint une
fois me trouver : elle avait un doigt malade ; tout son bras était
devenu noir, et le docteur K... l'avait grondée d'avoir laissé
s'envenimer le mal au point de rendre nécessaire l'amputation du doigt.
Cette femme était toute pâle, elle vint se plaindre à moi et pleurait
beaucoup, me priant de lui venir en aide. Je priai pour elle et il me
vint l'idée d'un remède. J'en fis part à la révérende mère qui me permit
d'essayer de la guérir. Je pris de la sauge, de la myrrhe et de l'herbe
de la sainte Vierge que je fis bouillir dans de l'eau avec un peu de vin
blanc, j'y ajoutai de l'eau bénite et je fis un cataplasme pour le bras.
Ce fut sans doute Dieu lui même qui m'inspira : car le jour suivant le
bras était désenflé. Quand au doigt qui était encore très malade, je lui
dis de le tremper dans de la cendre de lessive mêlée d'huile. L'abcès
s'ouvrit, il en sortit une grosse épine et elle guérit complètement. "
Avec le don d'intuition, la
sphère d'activité la plus étendue était départie à cette charité
infatigable, qui ne reculait devant aucun sacrifice : " Dans mon
enfance, dit elle, j'étais toujours absorbée en Dieu ; mon guide me
menait prier devant des cavernes et des prisons, et quand il n'en
résultait rien, je me couchais devant l'ouverture, je pleurais sans
relâche et je criais vers Dieu les bras étendus. Je me suis toujours
mortifiée pour les pauvres âmes, je me suis toujours recueillie ; et
quand on disait ou qu'on faisait quelque chose de mal, je faisais une
croix sur ma poitrine, comme ma mère me l'avait enseigné. J'étais
intérieurement absente tout en me livrant à mes occupations, et j'avais
toujours des visions, Quand j'allais aux champs ou ailleurs avec mes
parents, je n'étais jamais sur la terre. Tout ici bas n'était pour moi
qu'un rêve obscur et confus, c'était ailleurs qu'étaient la vérité et la
clarté céleste, et il en est encore de même aujourd'hui. Oh ! combien
j'ai eu de tentations à souffrir de la part du diable ! C'étaient des
choses dont je n'avais aucune idée. Je voyais des noces et des orgies où
on commettait les péchés les plus abominables, et j`implorais Dieu et il
me retirait ces visions. "Dans une vision elle guérit ses parents
malades ; d'autres fois elle assiste des gens à Alger ou à Siam ; elle
voit des navires en détresse, des voyageurs en péril, et elle court à
leur aide en priant. Pendant qu'elle porte secours dans un lieu, elle
voit tout à coup dans un autre, même au delà de la mer, un danger encore
plus imminent.
C'est pour elle comme si
elle pouvait étendre la main jusque là, à atteindre en esprit et y faire
sentir son assistance ; et dans le fait elle l'y fait sentir. Elle se
retrouve plus tard au même endroit, voit comment elle a porté secours et
si ceux qu'elle a sauvés, ranimes, consolés, profitent de l'assistance
qu'ils ont reçue ou en conservent les fruits. En quoi consiste cette
assistance donnée par sa prière dans l'état de contemplation, c'est ce
dont le lecteur peut juger d'après la communication suivante :
" Quand je prie en général
pour ceux qui souffrent, je fais ordinairement le Chemin de la Croix à
Coesfeld et à chaque station de la Passion du Seigneur, je prie pour une
nouvelle catégorie d'affligés, et il me vient alors des visions où les
gens qui ont besoin de secours me sont montrés autour de moi, selon la
position des lieux où ils se trouvent, car, de la station, je vois dans
le lointain une scène à droite ou à gauche. Ainsi aujourd'hui (2
décembre 1818), je m'agenouillai à la première station et je priai pour
ceux qui se préparaient à la confession pour la fête, afin que Dieu
voulût bien leur accorder la grâce de se repentir sincèrement de leurs
péchés et de ne rien passer sous silence. Alors je vis en différents
endroits des gens prier dans leurs maisons ou aller de côté et d'autre
pour leurs affaires ; je les vis aussi penser à leur conscience, je vis
quel était l'état de leur coeur et je les excitais par ma prière à ne
pas se rendormir dans le sommeil du péché. Je voyais les personnes au
moment même où je priais. Je vis deux filles prier à genoux dans la même
chambre, mais chacune de son côté à la deuxième station, je priai pour
ceux auxquels leur mission et leur détresse ôtent le sommeil, afin que
Dieu leur donnât consolation et espérance. Je vis alors dans plusieurs
misérables huttes des gens qui se retournaient sur la paille en pensant
qu'ils n'avaient rien à manger pour le lendemain. et je vis que ma
prière leur procurait le sommeil. à la troisième station, je priai pour
empêcher les contestations et les querelles, et je vis dans une maison
de paysans un mari et sa femme qui se querellaient étant au lit et qui
se donnaient méchamment de grands coups de coude. Ah ! Pensai je, cela
fera une mauvaise nuit ! Alors je priai pour eux, ils s'apaisèrent, se
pardonnèrent mutuellement et se donnèrent la main. A la quatrième
station, je priai pour les voyageurs, afin qu'ils laissassent de côté
toute pensée mondaine et allassent en esprit visiter à Bethléhem le cher
enfant Jésus ; je vis alors autour de moi, dans le lointain, plusieurs
personnes voyageant dans diverses directions avec des fardeaux sur le
des, et l'un d'eux était un curieux personnage qui allait devant lui
comme un fou, avec les allures d'un paillasse ; il me semblait avoir
trop bu et s'avançait en chancelant de côté et d'autre. Comme je priais
pour lui, je le vis tomber tout de son long sur une pierre et dire :
`C'est le diable qui a mis des pierres sur mon chemin. Mais aussitôt il
se releva, ôta son chapeau et se mit à prier tout bas et à penser à
Dieu. Je ne pus m'empêcher de rire à la cinquième station, je priai pour
les prisonniers qui, dans leur désespoir, ne se souviennent pas du saint
temps de l'Avent et qui sont privés de cette puissante consolation ; là
aussi je fus consolée, etc. "
Voici une autre
communication non moins instructive d'Anne Catherine, qui montrera au
lecteur combien lui coûtait cher chaque secours qu'elle portait : "
J'étais hier au soir si misérable et je désirais tant qu'on me retirât
de mon lit, que je me croyais au moment de mourir ; et comme je ne
recevais aucune assistance, j'offris ma peine à Dieu pour tous les
malheureux et les délaissés qui languissaient sans secours, sans
consolations et sans sacrements. J'étais complètement éveillée et je vis
tout à coup autour de moi d'innombrables scènes de douleur, les unes
tout près, les autres à de grandes distances, sur toute la surface de la
terre ; c'étaient des gens délaissés, languissants, affamés, sans
prêtres et sans sacrements, malades, égarés, mourants, captifs, dans des
huttes, des cavernes, des cachots, sur des navires, dans le désert, même
dans de grandes villes, etc. ; j'eus un ardent désir qu'ils fussent
secourus et j'implorai Dieu à cet effet. Mais il me fut dit : " Tu ne
peux pas obtenir cela gratuitement, il y faut du travail. "Sur quoi, m'y
étant résignée, je me trouvai dans un état épouvantable. Je me vis
fortement garrottée avec des cordes passées autour des bras, des jambes
et du cou, et je fus alors si horriblement tirée dans tous les sens, que
c'était comme si l'on m'eût arraché tous les membres et tous les nerfs.
Mon cou serré m'étranglait, ma langue était toute raidie, les os de la
poitrine se soulevaient convulsivement : j'étais à l'agonie à force de
douleurs. Je vis pendant ce temps là le secours arriver à beaucoup, de
ces malheureux, et pendant que j'étais dans cet état on refit mon lit. "
Ces souffrances durèrent plusieurs jours ; elles allèrent même en
augmentant. Anne Catherine fut formellement crucifiée. Le pèlerin la
trouva ayant le cou et la langue tout gonflés, ce qui rendait
horriblement douloureux les vomissements continuels auxquels elle était
sujette. Aux scènes de malades succédèrent des visions relatives à l'Eglise,
et Anne Catherine eut à souffrir pour les besoins et les misères de l'Eglise.
XII
Dans les deux cas qui
viennent d'être mentionnés, l'intuition à distance eut pour point de
départ une ardente prière pour le soulagement des douleurs d'autrui ;
mais il arrivait d'autres fois qu'Anne Catherine passait avec sa
clairvoyance d'une vision historique au présent immédiat, pour procurer
à quelque affligé la grâce éternelle, inépuisable du mystère ou du
mérite qu'elle avait contemplé dans la sainte vie du Sauveur sur la
terre. Il y avait des cas fréquents où Anne Catherine était appelée par
son guide et conduite par lui dans des lieux déterminés et à des
personnes qui avaient besoin d'assistance. Comme, en outre, ainsi qu'on
en a dit quelque chose plus haut, elle fut conduite en esprit et en
corps aux saints lieux de la Palestine, pour ses visions historiques sur
les années de prédication du Christ, il est nécessaire de dire quelque
chose de plus spécial sur ces voyages extatiques Sur ce terrain
mystérieux on peut prendre pour guide la bienheureuse Lidwine de
Schiedam, car en ce point il y a une telle ressemblance entre elle et
Anne Catherine, que des détails un peu étendus sur la première,
serviront beaucoup à faire mieux comprendre l'autre.
La bienheureuse Lidwine ne
fut favorisée de visions qu'à un âge plus mûr et après une période
d'épreuves excessivement pénibles. Vers la fin de sa quinzième année,
elle avait été renversée sur un tas de glaçons par une amie qui patinait
et elle s'était brisé une côte. La conséquence immédiate de cette chute
fut un apostème incurable qui la jeta sur un lit de douleur, duquel,
sauf de rares exceptions dans les deux ou trois premières années, elle
ne put plus se relever jusqu'à sa mort c'est à dire durant trente six
ans. Quelques années se passèrent d'abord pendant lesquelles elle ne fit
que gémir et se lamenter sur sa malheureuse situation, surtout que ses
anciennes compagnes, qui jouissaient d'une santé florissante, venaient
lui rendre visite. Mais enfin son confesseur parvint à la consoler en
lui montrant comment elle pouvait arriver à une parfaite conformité à la
volonté de Dieu en méditant sur la douloureuse Passion de notre Sauveur.
Il la forma à cet exercice spirituel auquel, malgré les répugnances de
la nature, elle s'appliqua avec une grande ardeur, divisant chaque jour
ses méditations, suivant l'ordre des sept heures canoniques. Cela lui
fit prendre tellement ses propres souffrances en affection qu'elle
assurait que si elle pouvait obtenir sa guérison par une seule
récitation de la Salutation angélique, elle ne le ferait pas et ne
demanderait pas à être délivrée Le premier don qui lui fut accordé en
récompense de sa fidélité fut le don des larmes et pendant quinze ans
elle pleura amèrement sa première impatience : mais elle reçut aussi
d'abondantes consolations intérieures qui s'accrurent en proportion de
ses souffrances, lesquelles devinrent toujours plus extraordinaires ;
huit ans se passèrent ainsi et ce ne fut qu'alors que se produisirent
des visions et des extases dans lesquelles durant vingt quatre ans elle
fut chaque nuit, pendant une heure au moins, conduite en différents
lieux, tantôt dans le paradis et parmi les bienheureux, tantôt dans le
purgatoire et dans l'enfer, et aussi dans la Terre Sainte, à Rome et
tans d'autres endroits renommés par leurs sanctuaires, comme aussi dans
différentes communautés religieuses, sur l'état spirituel desquelles
elle reçut en général comme en particulier les informations les plus
exactes.
Dans ces voyages
extatiques, Lidwine était accompagnée de son guide spirituel, c'est à
dire de son ange gardien, qui lui apparaissait toujours brillant d'une
clarté merveilleuse et avec une croix sur le front, afin qu'elle ne pût
pas être induite en erreur par l'ange de ténèbres. " Lorsqu'elle fut
ravie pour la première fois, dit son biographe (12),
cette inexprimable séparation, qui retirait son esprit de la sphère de
la vie corporelle, lié causa une telle oppression dans le coeur et dans
le corps, qu'elle perdit la respiration et crut qu'elle allait mourir :
mais ensuite s'étant accoutumée aux ravissements, elle n'éprouva plus
rien de semblable. Tout le temps qu'elle était ravie aux lieux dont il a
été parlé, son corps restait couché dans son lit comme séparé de son âme
et privé de sentiment. "
Le plus souvent, au début
de ses voyages, l'ange prenant l'extatique par la main la conduisait
d'abord dans l'Eglise de Schiedam, devant l'autel de la sainte Vierge,
puis quand Lidwine y avait fait sa prière, il s'élançait avec elle vers
l'orient Souvent le chemin passait à travers des prairies verdoyantes
pleines de fleurs d'une odeur admirable, tellement que Lidwine hésitait
à suivre le guide qui allait devant elle, de peur de briser sous ses pas
les tiges de ces fleurs. Ce n'était qu'après avoir été avertie qu'il n'y
avait rien de semblable à craindre, qu'elle se décidait à aller plus
avant une fois il se trouva sur son chemin un fourré si haut et si
épais, qu'elle ne pouvait pas passer au travers : cependant elle se
trouva tout à coup transportée au delà par son guide, et le voyage
continua sans obstacle.
Le vénérable biographe de
Lidwine rapporte en termes exprès que ces voyages n'avaient pas lien
seulement en esprit, mais que souvent aussi il y avait ravissement
corporel. Voici ce qu'il dit à ce sujet : "Quoique cette pieuse vierge,
dans son état ordinaire, fût dans l'impossibilité de remuer le pied,
elle acquérait de bien des façons la certitude qu'elle avait été ravie
corporellement en divers lieux. Elle racontait que par la force de son
élan spirituel, elle avait souvent été enlevée jusqu'au plafond de sa
chambre avec son corps et la couche grossière sur laquelle elle
reposait. Quelque fois aussi elle était ravie corporellement par un
guide jusqu'en Terre Sainte, où elle visitait le Calvaire et d'autres
lieux consacrés qu'elle couvrait de ses baisers et baignait de ses
larmes. Revenue de là, elle trouvait à son réveil ses lèvres couvertes
de durillons, et son ange lui disait : "Tu portes ces marques afin que
tu saches que tu as été aussi ravie corporellement. "Une autre fois,
dans un voyage du même genre, elle fit un faux pas sur un terrain
glissant et se blessa dans sa chute à la jambe droite, qui resta enflée
plusieurs jours et où elle ressentit une vive douleur Comme une fois
elle visitait les principales églises de Rome, et qu'en allant de l'une
à l'autre elle se frayait avec les bras un passage à travers des
buissons, il lui entra dans le doigt une épine qui s'y trouva encore au
moment de son réveil. Lors de semblables lésions corporelles elle avait
coutume de dire, en répétant les paroles de son guide : "qu'elle croyait
avoir été ravie corporellement. Comment cela se faisait il ? ajoute le
biographe ; c'est ce qui n'est su que de l'ange qui l'attestait et au
témoignage duquel Lidwine s'en référait.
Comme la bienheureuse
Lidwine, Anne Catherine aussi était accompagnée dans ses voyages
extatiques par un guide qui commençait le voyage avec elle en partant de
l'église de son village ou du chemin de la croix de Coesfeld. On peut se
faire une idée générale du caractère de ces voyages, d'après ces paroles
d'Anne Catherine a Dans mes voyages, je pars toujours d'endroits qui me
sont connus pour aller dans des pays toujours plus étrangers pour moi à
mesure que j'avance. J'ai le sentiment de distances énormes : tantôt on
passe par des chemins unis, tantôt à travers les champs, les montagnes,
les mers et les fleuves. Je dois mesurer tout cela en pieds, souvent
gravir avec effort des montagnes escarpées. Alors mes genoux sont
fatigués, mes pieds sont brûlants, je suis toujours pieds nus ; mon
guide plane tantôt en avant, tantôt près de moi, sans remuer les pieds,
parlant très peu, faisant rarement un mouvement, si ce n'est un signe
avec la main ou une inclination avec la tête lors de ses réponses qui
sont très brèves. La plupart du temps il se trouve tout à coup près de
moi, il sort lumineux de la nuit ; j'aperçois d'abord une clarté, puis
une forme distincte : c'est comme une lanterne sourde qu'on ouvrirait
tout à coup. La nuit est dans le ciel. et une lueur voltige sur la
terre' se dirigeant vers l'endroit où nous allons. Quand j'arrive devant
de grandes eaux et que je ne sais plus comment avancer, je me trouve
tout à coup de l'autre côté et je regarde derrière moi toute surprise.
Nous passons souvent par des villes."
Dans un de ces voyages à la
Terre Sainte, Anne Catherine fut aussi une fois accompagnée par Marie
enfant : " Nous étions comme deux personnes qui marchent réellement : je
lui faisais des questions en chemin et elle m'instruisait. C'est
singulier, disais je à Marie, qu'est ce donc que cela ? Presque toutes
les nuits il me faut faire ainsi des voyages lointains où j'ai toute
sorte de choses à faire, et tout me parait si naturel et si vrai, comme
maintenant que je suis avec vous, allant dans la Palestine, et quoique
pourtant je sois dans mon lit à la maison, malade et souffrante. "Alors
Marie me répond : " Tout ce qu'on désire du fond du coeur faire et
souffrir pour mon fils, pour son Eglise et pour le prochain, on le fait
réellement dans la prière, et tu vois de quelle manière tu le fais. Elle
me dit aussi que son cher fils était toujours tout près de nous. Anne
Catherine reçut aussi une explication semblable sur les secours qu'elle
avait à procurer dans ses voyages aux gens en détresse et aux malades :
" Mon fiancé me dit que le vif désir de donner un secours de ce genre le
procurait effectivement, et que comme en ce moment je ne pouvais pas le
donner en réalité, j'avais à le donner en esprit.
Ces voyages étaient donc
réels, quoique faits en esprit, et Anne Catherine était réellement dans
les lieux où son guide la conduisait et réellement sur les chemins par
lesquels il la menait, parce que le ravissement spirituel était en même
temps un ravissement corporel. Cela pourrait être confirmé par des
expériences presque quotidiennes : mais les faits suivants peuvent
suffire. une fois Anne Catherine eut à empêcher un vol sacrilège et à
chasser les voleurs de l'ossuaire attenant à l'église où ils s'étaient
enterrés. Au moment où elle entrait en esprit dans l'ossuaire, elle eut
dans son lit un violent accès de toux, et cela à cause de la mauvaise
odeur du tabac mie ces misérables avaient fumé là. Le 17 janvier 1821,
faisant un voyage du même genre, elle eut encore de fréquents accès de
toux et elle dit : "qu'il lui fallait voyager si rapidement et dans tant
de pays différents, et que l'air lui faisait bien mal. " Une fois elle
eut un tressaillement subit, chercha autour d'elle, et ayant trouvé son
crucifix, le mit devant elle et dit : "Il y a là un ours qui me guette
dans un buisson, à travers lequel je dois passer ; avec ma croix, je
pourrai le chasser. "Aussitôt après elle arriva près du Jourdain et
parla de la vie de Jésus. Le mercredi des Cendres de la même année, elle
s'écria tout à coup : "Encore des danses ! "et elle se tordit sur elle
même et remua convulsivement les pieds ; ensuite elle parut effrayée et
sembla vouloir se défendre : " ces gens, dit elle, ont un méchant petit
chien qu'ils ont excité contre moi et qui est tout furieux. "Le jour
suivant elle dit : `' J'ai été envoyée dans un village où l'on dansait
encore. J'avais quelque chose à dire à ces gens : mais la voix me
manquait et je ne pouvais que souffler. Or, c'était comme s'ils
excitaient contre moi un petit chien très méchant : d'abord j'eus grand
peur, mais ensuite il me vint à l'esprit que je n'étais pas là avec mon
corps et qu'il ne pouvait pas me mordre. Alors je me serrai dans un
petit coin, et je vis que ce chien était le diable. Je le chassai ; je
pus alors remplir ma tâche et la danse se dispersa.
Mais le fait le plus
remarquable est le suivant :
Le 11 janvier 1823, une
fièvre inflammatoire se déclara tout à coup chez Anne Catherine, elle
eut de grandes douleurs dans le côté et perdit souvent la respiration.
Elle fit bouillir de l'orge et des figues et en fit faire un cataplasme
qu'on lui mit sur le côté : elle but aussi de ce breuvage et cela lui
procura du soulagement. Elle dit alors : "J'ai une inflammation dans le
côté : " il y a une rupture ; j'ai entendu un craquement. Je sens couler
le sang à l'intérieur : il y a engorgement dans cette partie du corps.
Je ne puis être sauvée que par un miracle. Voici ce qu'elle raconta
ensuite, pouvant à peine respirer : " il m'a fallu aller à la demeure du
pasteur (13) (Rome), où le danger était pressant. On
voulait tuer le maître valet et le petit chien, alors je me suis
précipitée, et le couteau m'est entré par le côté droit jusque dans le
dos. Le bon maître valet s'en allait chez lui ; un assassin vint à sa
rencontre sur des chemins par où il pouvait s'enfuir facilement ; il
avait sous son manteau un couteau triangulaire. Il feignit de vouloir
aborder amicalement le maître valet. Mais je me précipitai sous le
manteau, et je reçus le coup qui pénétra jusqu'au des. Il y eut un
craquement ; je pense qu'il doit y avoir quelque chose de brisé. Le
maître valet se détourna et tomba en faiblesse, l'autre s'enfuit j il
vint du monde autour de lui. Je crois que le misérable se heurta à
quelque chose de dur, et j'eus l'idée que le maître valet portait une
cuirasse. Lorsque j'eus détourné le coup, le diable m'assaillit encore
par là dessus ; il était comme enragé, me poussait de côté et d'autre et
m'injuriait : Qu'as tu à faire ici. disait il : faut il que tu sois
partout ? Mais j'aurai raison de toi.
De ces phénomènes, d'autres
lésions matérielles qu'Anne Catherine rapporta, par exemple, de
Jérusalem, ou, dans une course précipitée à travers les rues, elle se
blessa la rotule contre une pierre, ou qui furent la suite de travaux
faits dans ses visions, il résulte indubitablement que sa vie corporelle
était élevée au dessus de la sphère naturelle de la même manière que les
facultés de son âme. Il n'est pas nécessaire pour cela de se figurer le
ravissement corporel d'une manière grossièrement sensible, comme si tout
le corps était enlevé : c'est seulement la vie corporelle ou le principe
vital, élevé en même temps que la vie de l'âme au dessus de sa sphère
habituelle, et, à cause de cela même, sentant, affecté et souffrant à
distance avec ses organes sensibles de même que l'âme avec ses
puissances voit et agit à distance. De là vient que comme le dit Anne
Catherine, bien que son corps malade et souffrant reste gisant dans son
lit, c'est pourtant en lui qu'elle a le sentiment du chemin qu'elle
fait, des divers accidents du voyage, de toute la fatigue qu'elle s'y
donne, et cela de telle façon que toutes les impressions et les
occurrences qui s'y rencontrent agissent non seulement sur
l'imagination, mais aussi sur le corps lui même et y laissent des
traces.
La clef de cette
merveilleuse élévation de la vie corporelle se trouve dans la grâce de
la stigmatisation, cette transformation du corps de l'homme au corps de
Jésus Christ, la plus haute qui puisse avoir lieu Sur cette terre ; elle
se trouve aussi dans le Très Saint-Sacrement. Par cela même qu'Anne
Catherine a reçu la grâce de porter sur son corps les stigmates du
Sauveur, c'est à dire de prendre sur elle les souffrances et les
douleurs du corps physique du Christ, elle a été aussi rendue capable de
se substituer aux souffrances de sa vie mystique et d'exercer l'action
la plus étendue en souffrant par tout le corps de l'Eglise, et pour lui.
Sa vie corporelle se trouve donc nécessairement élevée au dessus des
conditions ordinaires de l'existence et de l'action terrestres. N'étant
plus confinée dans les bornes de l'espace, elle n'a besoin ni du sommeil
naturel, ni de la nourriture naturelle ; car, étant spiritualisée, elle
est active à la façon de l'âme, avec laquelle elle se soutient, vit
seulement et uniquement par le pain des anges et les rafraîchissements
célestes qui lui Sont quelquefois présentés pour qu'elle ne succombe pas
sous le poids des travaux pénibles et des oeuvres expiatoires dont elle
se charge.
XIII
Il en était aussi de même
pour la bienheureuse Lidwine, qui vivait dans un corps auquel manquait
tout ce qu'exige la vie naturelle pour pouvoir subsister même
misérablement. Dans l'apothème de Lidwine, dont il a été question plus
haut, il s'était formé des vers d'environ un pouce de long, qui la
rongeaient en trois endroits, au bas ventre et au dessus des hanches, et
dont là quantité était telle qu'il fallait leur donner de la bouillie à
manger pour sauver la malheureuse de leurs morsures. L'épaule droite
était atteinte de la même putréfaction ; l'avant bras était desséché au
point qu'on n'y voyait plus qu'un os avec des nerfs et des tendons.
Ainsi Lidwine incapable de
faire un mouvement et de recevoir le moindre soulagement, était obligée
de rester couchée sur le des et toujours sur le même endroit ; car sa
tête aussi était horriblement déformée et elle ne pouvait la remuer que
très peu et très péniblement par suite de douleurs qui ne cessaient
jamais.
Elle avait sur te front une
large fente qui descendait jusqu'à la moitié du nez ; sa lèvre
inférieure et son menton étaient également fendus, et souvent il lui
était impossible de parler à raison de l'abondance du sang qui s'en
échappait. L'oeil gauche était tout à fait perdu le droit ne pouvait pas
supporter la lumière et rendait du sang quand la clarté du jour
l'atteignait. Elle avait en outre des rages de dents qui souvent la
tourmentaient sans relâche pendant des mois entiers, et dont la violence
était telle qu'elle craignait d'en perdre la raison. Elle vomissait des
morceaux de foie et de poumon, et ses intestins vides restaient à
découvert dans ce corps rongé par la pourriture et les vers, qui,
pendant dix neuf ans, ne fut réconforté ni par la nourriture ni par la
boisson, ni par le sommeil jusqu'à ce qu'enfin le chirurgien de
Marguerite de Hollande les retira, en présence de cette princesse. On en
enterra une partie, une autre fut conservée comme souvenir de ces
merveilleuses souffrances mais plus tard Lidwine fit aussi enterrer
celle là, pour mettre un terme à l'affluence d'un grand nombre de
personnes qu'attirait le désir de voir un spectacle inouï, et l'odeur
suave qui s'exhalait continuellement des parties du corps de
l'extatique. Chose remarquable encore, il sortait chaque jour de ses
membres une telle abondance de sang et d'eau, que, suivant l'assertion
de son biographe, deux hommes auraient eu peine à emporter la quantité
qui s'en était écoulée pendant l'espace d'un mois. Comme on demandait
avec surprise d'où elle tirait cette abondance de liquide, Lidwine
répondit une fois : Dites moi où la vigne prend sa sève, quoique pendant
l'hiver elle paraisse desséchée et comme morte. En outre et suivant le
rapport de son biographe, il n'y avait aucune maladie et aucune
souffrance du corps que Lidwine n'eût éprouvée, et cela avec un
délaissement si extrême qu'une fois, dans une vision, ses larmes se
gelèrent, pendant que son corps était tout à fait glacé sur la planche
qui lui servait de lit.
Le corps de cette
bienheureuse vierge était donc privé de tout ce qui pouvait prolonger
son existence terrestre, mais Dieu y suppléait d'autant plus abondamment
par les dons de sa grâce, afin de donner à tous, dans la personne de
Lidwine, la preuve évidente que le Seigneur vit et opère lui même dans
les membres de son corps mystique qui est l'Eglise selon qu'il trouve en
eux des imitateurs fidèles. Le vénérable biographe de Lidwine rapporte
que le Très Saint-Sacrement, non seulement lui servait de nourriture
spirituelle, mais encore entretenait la vie de son corps : car moins
elle était en état de prendre la nourriture ordinaire, plus elle avait
faim de la manne céleste, sans laquelle elle ne croyait pas pouvoir
vivre. Il arriva une fois que le nouveau curé de Schiedam, lui entendant
dire qu'elle vivait uniquement de la grâce et non du pain terrestre,
prit ses paroles en méfiance et lui retira la sainte communion pendant
un long espace de temps ; puis enfin, ne pouvant plus résister à ses
supplications, il lui présenta une hostie non consacrée mais il fut
impossible à Lidwine de l'avaler, elle la rejeta de sa bouche, assurant
qu'il l'avait trompée, que ce n'était pas le sacrement qu'il lui avait
donné. Cela arriva en 1408, le jour de la Nativité de la sainte Vierge.
Le curé ne se relâcha point de sa rigueur, et la bienheureuse resta
privée de la communion jusqu'à la fête de la Conception de Marie : mais
ce jour là, un ange vint à elle et la consola, en lui promettant que
bientôt elle contemplerait dans sa chair, son Seigneur et Sauveur qui
était mort et qui avait été mis en croix pour elle. Le jour d'avant la
vigile de saint Thomas, entre huit et neuf heures du matin, comme
Lidwine méditait, les yeux fermés, une lumière extraordinaire remplit sa
chambre : elle ouvrit les yeux et vit auprès de sa couche une petite
croix à laquelle était attaché un enfant vivant, avec cinq plaies
saignantes. Elle reconnut son fiancé divin, dont la présence la combla
d'une douce joie. Lorsque la croix, en s'élevant vers le plafond de la
chambre, sembla indiquer qu'il voulait la quitter, Lidwine, enflammée
d'un ardent amour, lui cria : "O Seigneur, si c'est vraiment vous, et si
vous voulez me quitter, laissez au moins après vous un signe auquel je
puisse reconnaître que vous avez été présent ici. Là dessus il
redescendit, se transformant en une hostie entourée de beaux rayons de
lumière, et où la place des cinq plaies était marquée par cinq points
brillants : elle resta en l'air au dessus de la couche de Lidwine,
jusqu'à ce que plusieurs personnes eussent vu le miracle, et qu'on eût
aussi fait venir le curé. Quant à Lidwine, elle entra dans de tels
transports d'allégresse, qu'il fallut lui tenir le coeur, parce qu'il
semblait que la joie allait lé faire éclater. Elle obtint du curé, à
force de prières, de lui donner la communion avec cette hostie
miraculeuse.
Ce seul fait, attesté sous
serment par témoins oculaires, peut suffire ici : on pourrait en
rapporter beaucoup d'autres qui établissent d'une manière non moins
merveilleuse ce que le Seigneur opère dans ses saints, et avec quelle
fidélité il récompense dès ce monde, ce que l'on supporte, ou ce que
l'on abandonne pour lui.
XIV
Afin que le lecteur puisse
aussi se faire une juste idée de ce que Dieu exigeait d'Anne Catherine,
sa fidèle servante, pour les grâces inconcevables qui loi avaient été
départies pour le bien de son Eglise, on donnera ci après le compte
rendu du mois de janvier 1822, d'après le journal du pèlerin. Qu'on
veuille bien, eu le lisant, avoir toujours présent à l'esprit que les
maladies qui y sont décrites étaient endurées par un corps qui portait
déjà les douloureux stigmates de Jésus Christ, et qui, en outre,
souffrait d'autres lésions occasionnées par des accidents extérieurs, et
dont chacune était mortelle. Mais le résultat qu'elles auraient du avoir
était suspendu d'une façon miraculeuse, afin que dans les cruelles
maladies qui se succédaient sans relâche, elles servissent à élever
chaque douleur à sa pins haute puissance. Enfin le lecteur pourra
conclure facilement lui même du rapport suivant, qu'aucun mal ne venait
assaillir isolément Anne Catherine, mais qu'il y avait toujours action
commune des formes de maladie les plus diverses, souvent les plus
opposées, lesquelles étant imposées à la patiente pour une fin toute
spirituelle, se trouvaient entre elles dans un rapport plutôt spirituel
que physique.
1 au 12 janvier. Anne
Catherine a été, ces jours ci, malade à la mort. Sa maladie, accompagnée
d'une fièvre continuelle. avait pour caractères des crampes dans le bas
ventre, une toux convulsive, des sueurs excessives, des douleurs dans
les membres, la paralysie des intestins, un amaigrissement tel qu'on
voyait les petites éminences des os et des lésions douloureuses au dos.
Le 13 elle eut une journée passable. Cela semblait être un passage à un
nouvel état. Le soir étant en extase, elle parla de sa maladie d'une
rare naïveté comme s'il se fût agi d'une tierce personne racontant "qu'elle avait été près de la soeur Emmerich. Combien son état est
triste, disait elle ; elle a été bien près de mourir ; elle n'a dû son
salut qu'à sa patience, à la charité et aux soins des personnes qui
l'entouraient" ( lesquelles, dans de pareils cas, ne pouvaient lui être
d'aucun secours). Alors, elle parla des fautes de cette personne, qui
avaient aggravé sa maladie. "Elle mange de la soupe pour faire plaisir
aux gens, dit elle, et cela lui fait grand mal, etc. "
14 janvier. La fièvre
diminue, la faiblesse augmente, l'amaigrissement arrive à un degré qu'on
ne peut s'imaginer. Elle souffre tant, qu'elle ne peut plus rester
couchée. Le 15 au soir, elle vomit des torrents de sang. Elle ne cesse
de dire qu'elle voit un feu allumé au dessus d'elle ; qu'il y a dans le
monde une lutte entre l'eau et le vin, que cela se passe au dessus
d'elle et que le feu doit décider.
Quoique Anne Catherine eût
annoncé d'avance ces cruelles maladies ainsi que leur durée qui devait
se prolonger jusqu'à la Chandeleur, elle avait pourtant toujours le
sentiment des approches de la mort, et par suite une tendance à croire
qu'elle allait mourir, de sorte qu'elle voyait avec peine que les
personnes de son entourage ne vissent pas dans cet état un pronostic
certain. Mais ce sentiment de la mort, est une preuve que dans toutes
ses maladies rien n'était épargné pour qu'elle eût à en supporter tous
les effets sur le corps et l'âme, et pour qu'elle en eût toute la
douleur, tout l'abattement, toutes les angoisses. Certainement son
entourage en jugeait la plupart du temps tout autrement, et le pèlerin
fait à ce propos l'aveu sincère que : " Ces dangers de mort continuels,
qui pourtant n'aboutissent jamais à une aggravation sérieuse de son
état, finissent par rendre très calme devant toutes ces maladies
désespérées et inexplicables, et l'on s'habitue prés de la malade à
regarder ce triste spectacle où l'on ne comprend rien, avec un mélange
de compassion, de consolation et de patience où l'âme ne trouve aucun
profit et dans lequel on sent un arrière goût de politique humaine qui
cherche des échappatoires spécieux.
15 au 21 janvier. Sa fièvre
continuelle et son incroyable dépérissement n'ont pas cessé jusqu'au 21
: en outre, des désordres inouïs dans le bas ventre accompagnés des
phénomènes les plus douloureux résultant des lésions dont il a été
parlé. Des crampes horribles dans lesquelles les intestins vides se
soulèvent, semblables à un paquet de cordes entortillées, et des accès
de toux convulsive qui aboutissent ordinairement à des vomissements de
sang, se succèdent presque chaque jour et quelquefois très rapidement. à
cela s'ajoute un amaigrissement qu'on ne peut se figurer, et poussé à ce
point que les petites éminences des os sont visibles. Il est touchant de
voir les stigmates imprimés sur ce squelette, où il n'y a pas un seul
point qui ne soit douloureux et qui, jour et nuit, verse de ses membres
décharnés des flots de soeur toujours mêles de sang. Du reste, la paix
de son âme va croissant avec la faiblesse de son corps et la grandeur de
ses peines. Elle supporte tout avec une résignation touchante, et il
paraît que la réception plus fréquente du Saint-Sacrement la ranime
intérieurement beaucoup depuis plusieurs jours. Au milieu de ces
souffrances, elle continue toujours à avoir des visions, où elle
travaille incessamment pour l'Eglise, et elle reste convaincue que sa
vie va prendre fin,' Le 18, elle eut une nuit un peu meilleure et un
jour d'intermittence dans la fièvre. Elle dit : "J'ai tant prié Dieu de
me secourir. Je n'ai pas reçu de réponse précise, et il m'a été demandé
si je ne m'étais pas donnée a lui comme sa fiancée, s'il ne pouvait 'pas
faire de moi ce qu'il voulait aussitôt il m'a ordonné "de faire un petit
fagot "(c'est à dire de faire des fascines de branchage pour boucher les
ornières des chemins dans la campagne, afin que les chariots de la
moisson puissent passer plus facilement. Cela se rapportait aux travaux
faits pour l'Eglise dans les visions).
Le 20 et le 21 elle resta
en proie à une fièvre continuelle, avec des alternatives de sueurs
abondantes. Le 21, où elle avait à faire des prières pour des malades,
en union avec le Prince de Hohenlohe, elle fut dans un état
d'abstraction continuelle depuis le matin où elle reçut la sainte
communion jusqu'au soir, mais toujours avec une fièvre ardente :
toutefois, intérieurement, elle était tout à fait calme et sereine.
C'était la fête de sainte Agnès, patronne de son couvent : elle crut
être assise à la table céleste avec elle et sainte Emerentienne. Elle
dit une fois : "il y a deux feux allumés en moi, l'un dans la poitrine
et l'autre dans tout le corps : ils se combattent, et je ne sais pas si
je me tirerai de là : cela dépend de celui qui aura le dessus. J'ai plus
d'une fois prié Dieu bien instamment de me délivrer de ma plus grande
souffrance, le mal confus que j'ai dans le bas ventre. Mon fiancé m'a
répondu d'un air sévère : "Pourquoi aujourd'hui ? Ne serait ce pas aussi
bien demain, ne t'es tu pas donnée à moi ? ne puis je pas faire de toi
ce qui me plaît ? "Ainsi je suis encore dans l'incertitude, et
maintenant je ne veux plus rien demander pour moi, mais je m'abandonne
entièrement à lui. O quelle grâce que de pouvoir souffrir ! Heureux
celui qui est méprisé et injurié ! il n'y a rien que je ne mérite, et je
n'ai joui que de trop d'estime. Ah ! que ne suis je couverte de crachats
et foulée aux pieds dans la rue ! Je voudrais leur baiser les pieds ! "
Lorsque le 19 au soir le
docteur L... vint la voir et la questionner sur son mal, elle dit peu de
chose ; mais le pèlerin lui donna une idée de la maladie. Plus tard,
étant passée à l'état d'extase, elle dit au pèlerin : " Comment peux tu
te mettre au milieu de mes fleurs, tu vas les écraser toutes. Elle vit
donc les indications données sur ses souffrances comme la destruction de
ses fleurs. Elle voyait souvent le commencement de nouvelles souffrances
sous l'image d'un petit garçon qui jetait des fleurs sur elle.
Le 23, elle dit : " Cette
nuit, j'ai eu à faire en sus un nouveau travail. Les souffrances se
prolongent ; elle s'en réjouit et aussi a de ce que depuis la nouvelle
année elle est toujours en campagne, et de ce qu'elle a déjà fait bien
de l'ouvrage. " Son confesseur, ému et touché des souffrances de plus en
plus horribles qu'elle éprouvait dans le bas ventre, et dont elle avait
demandé a être délivrée le jour précédent, lui donna un peu d'huile
bénite, pria sur elle et ordonna au mal de se retirer au nom de Jésus.
Le secours lui vint aussitôt : elle se sentit entièrement soulagée, et
ainsi s'accomplit ce qui lui avait été dit pour demain. Le soir, la
garde malade vint trop près d'elle avec une mèche soufrée allumée, ce
qui fit qu'Anne Catherine fut prise d'une toux mortelle avec des
vomissements de sang, à la suite desquels elle crut s'être disloqué
quelque chose dans le corps.
Les anciens accidents au
bas ventre revinrent. cependant l'huile bénite la soulagea encore.
Maintenant les symptômes de
la maladie changent. Anne Catherine prie pour une malade dont les
membres sont tout déformés par la goutte. Elle a maintenant dans tout le
corps des sueurs tout à fait semblables à celles des goutteux ; elle
ressent des douleurs de goutte dans toutes les articulations, surtout
aux mains et aux doigts, qui sont horriblement défigurés chez cette
personne. Dans le sommeil extatique elle demande qu'on lui coupe les
orteils, ils l'empêchent de marcher ; ils sont tout tordus et rentrés en
eux mêmes, et elle craint qu'ils ne se dessèchent. En outre, elle croit
porter sur ses épaules une lourde pièce de bois triangulaire, et prie
son confesseur de la lui retirer. Celui ci lui frictionna les épaules et
dit : " Elle n'y est plus. Mais quand il a fini ses frictions, Anne
Catherine dit : " il ne l'a qu'un peu déplacée, il faut que je supporte
aussi cela. "
27 Janvier. La maladie est
toujours la même : son corps maigrit encore, s'il est possible ; les
sueurs continuent, ainsi que les douleurs de goutte, qui changent
continuellement de place, et le sentiment des pouces et des doigts
tordus. La fièvre est plus rare, pouls comme celui d'un mourant. Le 25,
elle fut prise de nausées subites et d'un fort vomissement de sang, son
corps ressemblait à une masse informe. Elle resta ainsi plusieurs heures
livrée à de grandes douleurs, mais souffrant patiemment et priant en
silence : puis cet état disparut, et Anne Catherine dit qu'elle avait vu
une personne malade dont le corps était ainsi déformé. Elle avait prié
pour elle, et c'était alors qu'elle s'était trouvée si mal et qu'elle
était tombée dans cet état.
Le 29 janvier la fièvre
semble diminuer un peu, elle est dans un état de prostration effrayante
et ressent de nouvelles douleurs dans le bas ventre. Toutes ces
souffrances et ces états correspondent exactement à des états et à des
travaux spirituels et relatifs à l'Eglise. Anne Catherine le sait bien,
mais dans l'état de veille, elle est rarement en état d'en rendre
compte.
Le 29 au soir, ses tortures
augmentèrent encore après une journée de souffrances. Elle dit tout à
coup : "Qu'est ce que cette clarté qui est au dessus de moi avec une
couronne de fleurs ? " Et aussitôt ses douleurs l'assaillirent. La
douleur la faisait trembler de tous ses membres, ses muscles se
retiraient convulsivement, tous les symptômes d'une fièvre inflammatoire
se manifestaient.
Le 30 au soir, elle voit de
nouveau une pluie de feu tomber sur elle, et ses douleurs de bas ventre
augmentent, prenant sans cesse de nouvelles formes. Elle raconte le 31
au matin, que quelque chose s'est détaché en elle, lui a monté dans le
cou, et qu'elle a retiré de son gosier avec le doigt un corps visqueux,
compact de la longueur du doigt. Elle avait eu une vision sur le danger
de son état, et elle se fit mettre sur le ventre des cataplasmes de
camomille et de rue trempés dans du vin chaud : elle se fit aussi
frictionner avec de l'huile bénite. Cet état dura trois jours, "car elle
s'était chargée de quelque chose à souffrir " disait elle. Sa plus
cruelle souffrance était dans les reins et dans la rate, et la douleur
montait jusqu'aux cavités des bras. Ses souffrances étaient grandes mais
sa patience les égalait. Tout en gémissant elle ne parlait que de Dieu
et du bonheur de souffrir, priait pour les pauvres âmes qui avaient
encore plus à souffrir qu'elle, et conseillait d'étendre la souffrance
sur toute la vie, car il est plus difficile de mourir que de vivre.
Plus d'une fois Anne
Catherine, au milieu de ses horribles douleurs dont l'extase elle même
ne diminuait pas la vivacité, s'était soulevée le soir sur son lit et
avait prié d'une manière touchante, comme si elle en rendait grâces à
Dieu. Elle trouvait la force de supporter tout cela non seulement dans
le Saint-Sacrement, mais encore dans d'autres consolations sur
lesquelles elle ne s'expliqua qu'en peu de mots dans les premiers jours
du mois de février : " Combien, disait elle, j'ai été merveilleusement
soutenue par Dieu au milieu de ces souffrances ! La plupart du temps, je
voyais devant moi ou près de moi, planer comme une table de marbre blanc
sur laquelle se trouvaient des vases de toute espèce avec des sucs et
des herbes. Je voyais tantôt un saint martyre, tantôt un autre, homme ou
femme, venir à moi et m'apprêter un remède : c'était parfois un mélange,
parfois quelque chose qu'on pesait comme sur une balance d'or. Souvent
on me donnait à sentir des bouquets de fleurs, souvent quelque chose à
sucer. Ces remèdes calment souvent la douleur, plus souvent encore ce
sont des moyens fortifiants qui aident à supporter beaucoup de
souffrances qui s'entremêlent et qui viennent immédiatement après. Je
vois cela si distinctement et dans un ordre si régulier, que j'ai
quelquefois peur que mon confesseur en allant et venant ne renverse
cette pharmacie céleste. " Il en fut ainsi tout le temps que dura la
maladie.
Tel est le compte rendu
d'un seul mois : on pourrait en donner de semblables sur tous les mois
de sa vie, mais celui ci suffira au lecteur pour reconnaître sur quel
arbre de tortures sans nom ont mûri les fruits précieux qui lui sont
présentés dans les visions de cette servante de Dieu si accomplie et
favorisée de tant de grâces. Ce furent précisément les belles visions
relatives aux noces de Cana et à l'Enfant Jésus parmi les docteurs du
temple, qu'Anne Catherine eut pendant ce mois Combien ne lui a t il pas
été difficile d'en communiquer les fragments que le pèlerin a sauvés si
fidèlement de cet océan de souffrances !
XV
Il reste encore à parler
plus au long de la manière dont les visions étaient communiquées au`
pèlerin par Anne Catherine, et de la manière dont celui ci s'y prenait
pour les recueillir. Mais ce dernier point né serait pas bien apprécié,
si l'on n'exposait pas l'ensemble des rapports dans lesquels le pèlerin
se trouvait avec Anne Catherine.
On a déjà dit plus haut
qu'Anne Catherine avait eu de visions dès sa première jeunesse, qu'elle
en avait eu l'intelligence, et en avait parlé avec une simplicité naïve
aux personnes de son entourage. Mais bientôt ces communications furent
repoussées, et, malgré les fréquentes injonctions d'en faire part qui
lui furent données intérieurement, ce ne fut que dans sa quarante
troisième année qu'il arriva à Anne Catherine de trouver quelqu'un
auquel elle pût s'ouvrir conformément aux avertissements donnés. Bien
des fois elle avait demandé à ses confesseurs de vouloir bien l'écouter
pour l'amour de Dieu ; mais elle n'avait jamais obtenu qu'aucun d'eux se
donnât la peine de prendre une connaissance approfondie de ces
communications, et d'examiner avec quelle attention quelle en pouvait
être la valeur. Elle avait lieu de se féliciter quand on ne la rebutait
pas comme un cerveau malade, infatué de rêveries extravagantes, et qu'on
se bornait à lui exprimer le désir de ne plus entendre de pareilles
choses. On peut trouver ces procédés inexplicables et même inexcusables,
car, puisqu'il s'agissait d'une personne d'une sainteté notoire, la plus
simple équité exigeait qu'on reçût au moins ses communications comme à
l'essai, sauf à aller plus avant, après examen, en se dirigeant d'après
les règles d'une direction spirituelle éclairée j mais on s'étonnera
moins en pensant à la faiblesse humaine prise en général, et au
caractère particulier de l'époque à laquelle vivait Anne Catherine.
Dans sa vingt huitième
année, elle entra au couvent des Augustines, à Dulmen. Elle y fut comme
une apparition étrange et tout à fait incomprise, car avec l'austérité
de la discipline claustrale et la pratique de la vie vraiment intérieure
et contemplative, on avait ` aussi perdu la règle d'après laquelle
devait être appréciée une créature si merveilleuse et comblée de tant de
grâces. La perfection exemplaire d'Anne Catherine, loin d'être
considérée comme un modèle à imiter pour ses compagnes, faisait plutôt
qu'on l'évitait et qu'on la craignait comme un moniteur incommode et
importun. En outre, le temps de son séjour au couvent fut trop court
pour qu'elle pût accomplir une réforme semblable à celles dont des âmes
favorisées de grâces analogues furent souvent les instruments à d'autres
époques.
Lorsqu'après la suppression
violente du couvent elle fut forcée de rentrer dans le monde, ce fut un
religieux français émigré, le bon et pieux P. Lambert, qui se chargea de
sa direction spirituelle. Mais d'une part, la vieillesse, les
infirmités, les soins d'une existence précaire ; d'autre part la
méfiance poussée jusqu'à la persécution avec laquelle laïques et
ecclésiastiques observaient Anne Catherine et la soumettaient à des
enquêtes impitoyables, jusqu'à mettre sa vie en danger, avaient rendu ce
pauvre homme tellement timide que souvent il suppliait sa fille
spirituelle de garder le silence sur ses visions, et de tout étouffer
plutôt que d'exposer elle et lui à de nouvelles vexations. Quoique
pleinement persuadé de la vérité de ses assertions et de la sainteté de
sa vie, le P. Lambert ne possédait pas la forcé d'esprit nécessaire pour
apprécier tout ce qu'il y avait là d'important, et pour pouvoir se
mettre en mesure de comprendre et de recueillir les communications comme
il l'eût fallu. Ce qui caractérise bien toute la manière d'être de cet
excellent homme, c'est qu'au bout de quelques années, Anne Catherine fut
obligée de prendre un autre confesseur, car, accoutumé à avoir recours,
pour toutes ses affaires temporelles, aux conseils éclairés et à
l'assistance d'Anne Catherine, il en vint à peu près à s'en remettre
pour tout le reste à son intelligence supérieure, et Anne Catherine vit
bien qu'elle ne tarderait pas à conduire au lieu d'être conduite, et
qu'ainsi elle serait privée de toute direction spirituelle Mais elle lui
voua jusqu'à sa mort la sollicitude la plus touchante et la plus
dévouée, prenant ses douleurs sur elle, lui obtenant des grâces sans
nombre et lui donnant toute espèce d'assistance ; aussi, le P. Lambert,
dans sa dernière maladie. Lorsqu'il recevait un soulagement inattendu ou
une consolation intérieure, s'écriait souvent en versant des larmes de
reconnaissance : "C'est ma Soeur qui a fait cela "
Son successeur fut un homme
beaucoup plus jeune, l'ex dominicain Limberg, religieux d'une grande
piété, mais d'un caractère difficile et scrupuleux, qui ne voulait pas
entendre parler de visions, et qui qualifiait tout simplement de
rêveries tout ce qu'Anne Catherine voulait lui exposer pour obéir à des
injonctions de plus en plus pressantes.
Même à l'époque où le
pèlerin vint entreprendre le travail si pénible de la mise en oeuvre des
visions, rien ne put décider Limberg à venir en aide a la Soeur accablée
sous le poids de ses continuelles et indicibles souffrances, et à faire
usage de son autorité de confesseur pour faciliter, régler bien des
choses, et empêcher les dérangements venant du dehors. Il se réjouissait
à la vérité, quand le pèlerin réussissait à sauver tel ou tel récit ;
mais bientôt après il tombait dans le trouble et l'inquiétude pour peu
qu'il eût avoir à craindre que cela ne fit du bruit, ou ne fit tenir des
propos.
Les choses allèrent ainsi
jusqu'au moment ou Overberg devint le confesseur extraordinaire d'Anne
Catherine. S'étant convaincu, après un long et scrupuleux examen, de la
réalité de son état merveilleux, il ne pouvait manquer de désirer que
ses visions tussent conservées, pour le plus grand bien des
contemporains et de la postérité ; mais ses devoirs d'office ne lui
permettaient pas de quitter longtemps Munster et de se charger lui même
de ce difficile travail. Le pieux comte de Stolberg et l'évêque de
Ratisbonne, Sailer (14), arrivèrent à la même
conviction qu'Overberg, et ce fut par leur intermédiaire que Clément
Brentano trouva accès et accueil très bienveillant auprès Anne
Catherine.
Anne Catherine parlant plus
tard au docteur Wesener de la visite de Sailer, lui dit qu'elle en avait
retiré beaucoup de consolation et un grand profit pour son âme. (Extrait
du journal de Wesener.)
On doit encore, à cette
occasion, mentionner avec reconnaissance un homme qui, depuis l'année
1813 jusqu'à la mort d'Anne Catherine fut le plus fidèle ami de
celle-ci : nous voulons parler du docteur Wesener de Dulmen.
L'éditeur possède une copie
de son journal, et même le procès verbal qu'il avait dressé le 22 mars
1813 sur les stigmates d'Anne Catherine. à dater de ce jour, il la
visita journellement pendant une suite d'années, et il tint sur ses
observations médicales un journal exact, dans lequel il consignait avec
une simplicité touchante tous les entretiens qu'Anne Catherine avait
d'ordinaire avec lui sur des sujets religieux. Comme une fois il
exprimait un regret sur ce que les saints Evangiles disent si peu de
chose de la jeunesse du Sauveur, Anne Catherine lui répondit, à ce qu'il
rapporte dans son journal du le' mai 1813 : "Je connais tout dans les
plus petits détails, comme si je l'avais vu moi même Je sais aussi très
exactement l'histoire de la mère de Jésus. "Elle s'étonnait elle même,
ajoute Wesener, de ce que tout se présentait à elle avec des traits si
vifs, quoiqu'elle n'eût pas pu lire tout cela. Elle promit de me
raconter deux choses. Le 27 mai, comme il lui rappelait sa promesse,
elle commença par me parler de l'assurance donnée à sainte Anne que le
Messie naîtrait de sa race. Anne, à la vérité, avait eu plusieurs
enfants, mais elle avait bien vu que le vrai rejeton n'était pas encore
venu, et pour cela elle avait imploré l'accomplissement de la promesse,
en multipliant les jeunes, les prières et les sacrifices. Wesener
continue de cette manière à rendre compte de ce qui lui a été communiqué
jusqu'au mariage de Marie avec saint Joseph, et il termine son compte
rendu en rapportant ce que lui a dit Anne Catherine : " qu'elle voudrait
seulement être en état d'écrire, parce qu'alors, croit elle, elle
écrirait tout un livre rempli des visions qu'elle a déjà eues. "Or, ce
que donne Wesener est une fidèle esquisse de ce que le pèlerin put
recueillir plus tard à la suite d'un récit plus détaillé d'Anne
Catherine. Wesener fut donc le premier qui, ravi de la profondeur et de
la beauté intérieure de plusieurs choses sorties de la bouche d'Anne
Catherine, mit par écrit ce qu'il put en entendre. Cela se réduit
assurément à peu de chose, mais ce peu, par sa conformité avec les
rédactions du pèlerin, non seulement quant à la substance, mais aussi
quant à la forme, en tout ce qui est essentiel, est de la plus haute
importance ; car ces notes écrites avec une grande simplicité et tout à
fait sans prétention prouvent avec quelle fidélité consciencieuse le
pèlerin a reçu et reproduit les communications d'Anne Catherine.
Le pèlerin fut introduit
par Wesener auprès d'Anne Catherine. Voici ce que ce dernier dit à ce
sujet dans son journal : "Jeudi 24 septembre 1818, le frère de M.
Brentano est venu chez moi, avec le désir de pouvoir faire connaissance
avec la malade. il s'appelle Clément, et jusqu'à ce moment il a vécu à
Berlin sans y avoir de profession. Comme il me paraît avoir très bonne
volonté, je l'ai annoncé à la malade. Celle ci s'est montrée disposée à
le recevoir tout de suite, et je lui ai amené. "
2 octobre "La malade a pris
Clément Brentano en affection, quoiqu'à certains égards elle paraisse
préférer son frère. Du reste, ce que je prévoyais est arrivé. La maladie
trouve de l'édification et un plus grand recueillement dans ses rapports
avec Brentano, parce qu'il la préserve, par ses fréquentes visites, de
beaucoup d'ennuis venant du dehors. M. Clément Brentano a loué un
logement dans la maison de la malade, et il l'observe avec beaucoup de
soin. "
Mercredi 23 décembre. " Il
y a une lacune depuis le 18 octobre jusqu'à ce jour ; mais cette lacune
est comblée par un trésor d'expériences faites par un observateur qui
m'est bien supérieur en pénétration et en instruction : c'est M. Clément
Brentano, dont j'ai déjà parlé. "
Voyons maintenant comment
le pèlerin lui même s'exprime dans son journal sur sa première visite à
Anne Catherine. "J'arrivai à Dulmen vers dix heures Wesener, médecin de
la soeur Emmerich, m'annonça à elle afin qu'elle ne fût pas trop
intimidée. Elle se montra fort aise de me voir. Après avoir traversé une
grange et de vieux celliers, on monte par un escalier tournant en pierre
: nous frappâmes à la porte : sa soeur, qui la sert, ouvrit la porte :
nous entrâmes par la petite cuisine dans la chambre de l'angle où elle
est couchée. Elle me tendit joyeusement ses mains stigmatisées et me dit
: "voyez comme il ressemble à son frère ! "(Elle voulait parler de
Christian Brentano avec lequel elle avait fait connaissance cinq mois
auparavant ) Je ne ressentis aucune émotion pénible en voyant les
cicatrices de ses mains. Je me réjouissais de ce qu'elle portait sur
elle un signe si noble et si saint, et je me sentais porté à une joie
intérieure extraordinaire par son visage pur et candide et par la
vivacité doucement enjouée de sa conversation. J'étais tout à fait comme
chez moi, j'avais l'intelligence et le sentiment de tout ce qui
m'entourait.
Je ne trouvai dans toute sa
personne aucune trace de tension ni d'exaltation, mais un enjouement
plein de simplicité pure et une espièglerie innocente. Tout ce qu'elle
dit est prompt, bref, simple, naïf, sans retours complaisants sur elle
même, avec cela plein de profondeur, plein d'amour, plein de vie, et
pourtant tout à fait rustique. On y reconnaît une âme délicate, sensée,
fraîche, chaste, éprouvée, parfaitement saine. Elle vit au milieu de
l'entourage le plus incommode et le plus inintelligent, composé de bons
ecclésiastiques, de braves gens simples et grossiers, et d'une méchante
soeur : toujours malade à la mort, soignée d'une façon maladroite et
grossière, dirigeant tout, menant tout le ménage, travaillant,
abandonnée, martyrisée, entourée de bruit, tantôt regardée curieusement
comme une bête extraordinaire, tantôt vexée par sa soeur comme une
Cendrillon, menant une vie misérable, mais toujours affectueuse,
toujours en lutte avec d'immenses douleurs qu'elle souffre pour les
péchés d'autrui. Tout ce qui la gêne extérieurement pourrait être changé
sans qu'il y eût la plus petite dépense à faire à ce ne sont que de
petites misères, mais qui la tourmentent comme un essaim de mouches, et
il est difficile d'y remédier. Regardant bien plus haut que toutes ces
personnes, elle honore en elles les desseins de Dieu, qui veut
l'éprouver et l'humilier. Faisant de Jésus sa société et jouissant de
son Seigneur, la fiancée de Dieu se courbe, joyeuse, sous le fouet des
valets. Elle ne se borne pas à porter les stigmates : elle est
incessamment crucifiée et prie pour ses bourreaux : il n'y a pas jusqu'à
l'affection que plusieurs lui témoignent qui ne soit une lourde peine. "
Son confesseur, le
dominicain Limberg, homme simple, innocent, humble, du coeur le plus
pur, mais peu instruit, a en elle un fardeau merveilleux qui le porte à
son tour. Que de choses inouïes, étourdissantes, il découvre tous les
jours en elle ! Si elle est en extase, et que par hasard il approche
d'elle ses doigts consacrés, elle lève la tête et les suit des yeux, et
quand il les retire elle retombe sur elle même. Et il en est de même
pour tous les prêtres : dans l'extase, elle saisit vivement les doigts
consacrés, et avec tant de force, qu'on ne peut pas les retirer. une
fois, étant tombée en extase pendant une conversation sur le sacrement
de l'Ordre, elle dit que, même dans l'enfer, ces doigts du prêtre se
reconnaissaient encore à une marque particulière. Celui qui, comme moi,
a vu cela fortuitement sent bien que la consécration sacerdotale est
quelque chose de plus qu'une pure cérémonie : c'est un fleuve vivant qui
a sa source dans la vie de Jésus. "
Anne Catherine témoigna
tout d'abord au pèlerin une naïve et touchante confiance : car tout son
intérieur était complètement dévoilé à ses yeux : elle voyait cette âme
noble et élevée avec la plénitude des dons si rares qui plaçaient
Clément si fort au dessus de la plupart de ses contemporains, décidée
maintenant à vouer le reste de ses jours à la tâche qu'elle même avait à
remplir, et qu'elle n'aurait pas pu mener à bien sans lui. Elle lisait
dans ses pensées les plus secrètes, les lui faisait souvent connaître
avant qu'il en eût clairement la conscience ; lui même, dans sa droiture
et dans sa simplicité, n'hésitait pas à consigner dans son journal, avec
une fidélité surprenante, celles mêmes de ces révélations qui pouvaient
le faire rougir.
Anne Catherine reçut de son
conducteur spirituel l'injonction d'être communicative à l'endroit du
pèlerin et elle avoua à celui ci a qu'elle sentait qu'elle avait eu
inutilement des grâces et des visions innombrables, parce qu'elle
n'avait personne à qui elle pût en faire part. Le Père l'avait souvent
jetée dans les plus grand doutes, parce que, sans vouloir rien examiner,
il traitait tout cela de pures rêveries : mais son ange lui avait
toujours réitéré les mêmes injonctions : il faut que tu le dises même
quand on se moquerait de toi. Si elle cherchait à s'excuser en disant :
Mais je ne sais pas m'exprimer, la réponse était toujours : Dis le comme
tu pourras. Elle avait raconté cela au Père, mais il ne voulait pas
l'écouter. "
Le pèlerin lui ayant dit
une fois qu'il ne pouvait pas croire que tout ce qu'elle avait vu depuis
sa jeunesse lui eût été donné pour elle seule, Anne Catherine en tomba
d'accord : "J'ai la même persuasion, lui dit elle, car il m'a été
ordonné, depuis longtemps déjà, de tout raconter, quand même le monde
devrait me regarder comme folle : mais personne n'avait jamais voulu
m'écouter et les choses les plus saintes que j'eusse vues et apprises,
étaient si mal entendues s et accueillies d'une façon si injurieuse que,
craignant de les exposer au mépris, je renfermais tout en moi même avec
une grande tristesse ; Plus tard, j'ai vu dans le lointain un homme
étranger (15) qui venait à moi et écrivait beaucoup
auprès de moi : cet homme, je l'ai retrouvé et reconnu dans la personne
du pèlerin. "
"J'ai, depuis mon enfance,
l'habitude de prier tous les soirs pour tous les accidents, comme
chutes, naufrages, incendies, etc., et je vois toujours, après avoir
prié, des scènes en grand nombre ou des accidents de ce genre qui
aboutissent heureusement. Mais quand j'ai omis cette prière, j'apprends
ou je vois toujours quelque grand malheur, ce qui me fait voir non
seulement la nécessité de cette prière spéciale, mais le profit qu'il y
a à ce que je communique cette persuasion que j'ai et les avertissements
intérieurs que Je reçois à ce sujet, parce que cela peut suggérer la
pensée de cette oeuvre de charité à d'autres personnes qui n'en voient
pas les effets comme moi. "
"Les nombreuses et
surprenantes communications de l'Ancien et du Nouveau Testament, les
scènes innombrables de la Vie des saints, etc., m'ont toutes été données
par la miséricorde de Dieu, non seulement pour mon instruction, car il y
a bien des choses que je ne pouvais pas saisir, mais pour être
communiquées, et pour remettre au jour des choses cachées et plongées
dans l'oubli. J'en ai toujours reçu l'ordre à plusieurs reprises : je
l'ai raconté aussi bien que je l'ai pu, mais on ne se donnait même pas
la peine de m'écouter : il me fallait donc le renfermer en moi même et
j'oubliais nécessairement une foule de choses. Mais j'espère que
maintenant Dieu donnera ce qui sera nécessaire. "
Une autre ouverture, sur le
même sujet, que fit Anne Catherine étant en extase, mérite aussi
considération : " Je sais, dit elle, que je devrais être morte depuis de
longues années, car je viens d'avoir une vision où j'ai appris que je
serais morte il y a longtemps si tout ne devait pas être connu par le
moyen du pèlerin. Il doit tout écrire car mon affaire à moi est de
prophétiser, c'est à dire de faire connaître les visions. Et quand le
pèlerin aura tout mis en ordre et que tout sera fini, il mourra aussi. "
Ceci s'est accompli à la lettre.
Mais la communication la
plus étendue et la plus caractéristique qu'Anne Catherine ait faite sur
ses visions et sur sa tâche prophétique eut lieu le 2 février 1821.
Comme le pèlerin lui parlait des grâces singulières qu'elle recevait si
abondamment et dont une grande partie se perdait parce qu'elle était
dérangée, ou troublée, ou accablée par la souffrance : " Oui, dit elle,
mon fiancé m'a aussi dit cela cette nuit, comme je me plaignais de ma
détresse, de ma misère, de voir tant de choses que je ne comprenais pas,
etc. Il m'a dit qu'il ne me donnait pas mes visions pour moi, qu'elles
m'étaient envoyées pour que je les fisse recueillir, et que je devais
les communiquer. Ce n'est pas maintenant le temps de faire des miracles
extérieurs. Il donne ces visions et il en a toujours agi de même, pour
prouver qu'il veut être avec son Eglise jusqu'à la fin des siècles Les
visions (c'est à dire la contemplation seule) ne sauvent personne : il
faut pratiquer la charité, la patience et toutes les vertus. Il me fit
voir ensuite une série de saints qui avaient eu des visions de toute
nature, mais qui n'étaient arrivés au salut qu'en utilisant ce qu'ils y
avaient appris. Je vis ensuite des scènes de la vie de différents saints
et je vis que la plupart du temps leurs visions avaient été tronquées et
mal comprises de ceux qui les avaient mises par écrit. Je vis combien
plusieurs d'entre eux eurent à souffrir à ce sujet et comment sainte
Thérèse craignit bien longtemps d'être le jouet d'une illusion
diabolique, par suite de l'absurdité de ses confesseurs. Elle nomme
alors sainte Thérèse, sainte Catherine de Sienne, sainte Claire de
Montefalco, sainte Brigitte, sainte Hildegarde, sainte Véronique
Giuliani, la vénérable Marie de Jésus, etc., comme lui ayant toutes été
montrées, et Elle dit beaucoup de choses sur la nature de leurs visions,
dont elle. n'a qu'une connaissance intérieure. Elle voit que l'effet de
ces visions a été détruit en grande partie par les suppressions ou les
changements qu'y ont faits des prêtres savants, mais manquant de
simplicité et ne comprenant pas la manière dont ces tableaux se
produisent. On a souvent rejeté beaucoup de choses parce qu'on ne
pouvait pas dégager la pure vision historique d'autres représentations
qui s'y mêlaient et où le contemplatif agissait par la prière. J'en vois
d'autres étonnamment prolixes où chaque grâce est accompagnée d'un tel
flux de paroles que personne ne trouve plus rien de substantiel qu'il
puisse s'approprier. Les visions de sainte Hildegarde ont été écrites
par elle même avec la plus grande fidélité, parce qu'avec elles elle a
reçu de Dieu le don d'écrire. Cependant, il y a beaucoup d'altérations
dans ce qui en a été imprimé. Même dans les écrits imprimés de sainte
Thérèse, on a fait des changements. Sainte Françoise Romaine a eu
beaucoup de visions du même genre (qu'Anne Catherine), mais elles ont
été très mal reproduites. Elle a vu comment la manie des confesseurs de
tout accommoder à leur manière d'entendre l'Evangile a fait disparaître
bien des choses. Et pourtant, peu de semaines auparavant, avant que
cette injonction répétée lui eût été faite, Anne Catherine, assaillie de
douleurs innombrables et craignant de ne pouvoir pas en supporter la
violence, avait supplié Dieu de lui retirer les visions.
Voici ce qu'elle raconta le
1er janvier 1821 : " J'ai demandé de tout mon coeur près de la crèche
que Dieu me soulageât un peu et voulût bien me décharger d'un fardeau ;
qu'au moins il retirât à l'enfant son affreuse toux convulsive (c'était
l'enfant de son frère qui demeurait près d'elle, et dont l'interminable
toux convulsive allait bien plus au coeur d'Anne Catherine que ses
propres souffrances) : mais je n'ai pas été écoutée et aucune espérance
ne m'a été donnée ! j'ai fait à Dieu une querelle dans les règles, je
lui ai rappelé comment il a promis de tout exaucer, et dans quels cas ;
je lui ai cité plusieurs exemples, mais il ne m'a pas écoutée et j'ai
compris que cette année je serais encore plus fortement éprouvée qu'à
l'ordinaire. Hier encore, j'ai prié Dieu ardemment de me retirer les
visions, afin d'être délivrée de l'obligation de les raconter et de la
responsabilité qui s'y attache. Mais je n'a' pas été exaucée, et il m'a
été dit, comme de coutume je dois raconter tout ce que je serais en état
de, et cela quand même on se moquerait de moi. Je ne puis comprendre à
qui cela servira. Il m'a été dit encore que personne n'a vu tout cela de
la même manière et dans la même' mesure que moi : que d'ailleurs ce ne
sont pas mes affaires, que `c'est l'affaire de l'Eglise. C'est un grand
malheur qu'il s'en perde tant, et il en résulte une grande
responsabilité. Bien des personnes, qui sont cause que je n'ai jamais de
repos et le clergé qui manque d'hommes et qui manque de foi pour faire
cela, auront un terrible compte à rendre. J'ai vu aussi tous les
obstacles que le démon a suscités. "
XVI
Le pèlerin était donc le
premier homme pourvu de tous les dons nécessaires que la Providence eût
amené près de la voyante, afin qu'elle dévoilât devant lui les trésors
de grâce qu'il devait maintenant recueillir au profit des contemporains
et de la postérité avec des peines et des fatigues auxquelles
probablement bien peu de ses lecteurs auraient consenti à se soumettre.
D'une part, son sens droit et lucide le préservait de l'excès et de
l'exagération, d'autre part sa foi simple et candide jointe au sentiment
inné du vrai et du beau, ainsi que les trésors d'expérience recueillis
pendant une vie agitée et mêlée à celle des plus distingués et des
meilleurs de ses contemporains le disposait à apprécier sans prévention
les phénomènes et les faits, à ne pas renfermer dans des limites trop
étroites ce qui sortait des règles ordinaires, et à ne pas rejeter
timidement tout un ordre de choses étranger aux habitudes de la vie
commune et aux idées qui en découlent. Si le pèlerin, avec la
délicatesse de son sentiment artistique et la puissance créatrice de son
propre talent, était incapable de s'approprier l'oeuvre d'un tiers en la
corrigeant, en l'altérant ; en y effaçant le cachet de l'originalité, il
était encore bien moins homme à traiter ainsi les tableaux merveilleux
que la voyante faisait passer devant son regard étonné et qu'il
accueillait humblement comme un don de Dieu, en versant des larmes de
reconnaissance. Le goût et la piété s'accordaient pour l'empêcher de
parer de ses propres pensées ce que la voyante lui confiait ou de
réduire à la mesure de sa lumière bornée ce qui avait été aperçu dans la
lumière vivante.
Il était trop au dessus de
son temps et en même temps trop peu théologien pour avoir en poche une "
théorie de la révélation " à appliquer avec une critique minutieuse au
mystère de la rédemption et aux miracles de l'histoire du Rédempteur, En
outre son audacieuse fantaisie poétique avait depuis longtemps parcouru
toutes les routes et s'était exercée sur tout ce qui peut émouvoir des
natures aussi richement douées que la sienne, et il ne lui restait plus
qu'à la courber sous le joug de la croix et à la consacrer avec joie et
sans réserve au service de l'Eglise.
Du reste, plusieurs des qualités distinctives du pèlerin n'étaient que
des dons naturels, mais elles reposaient sur une base plus profonde que
ne le laissait voir extérieurement la vivacité native de cet esprit si
riche et si indépendant, et elles étaient dominées et dirigées par un
principe infiniment plus élevé que celui qu'on voudrait trouver dans la
"pure fantaisie ou le besoin poétique. " Ce n'est pas là qu'on puise la
persévérance qui fait rester au besoin, des années entières près du lit
de douleur d'une pauvre malade luttant journellement avec la mort et
gémissant sans secours sous le poids de peines sans nom, pour n'y
recueillir souvent que bien peu de chose au prix d'humiliations
pénibles. Le pèlerin ne tarda pas à apprendre qu'il était venu à l'école
de la croix, et que cet essaim de mouches qui environnait Anne Catherine
ne l'épargnerait pas non plus, mais il n'en tenait aucun compte et
supportait des épreuves bien plus grandes encore avec la simplicité d'un
enfant et l'énergie d'un homme.
Il s'exprime à ce sujet en
termes touchants, la veille de Noël 1819 : "En commençant à écrire, je
ressentis une profonde tristesse à cause des misères de cette vie, où
les suites et les effets de l'obscurcissement qui s'est fait en nous
m'empêchent de saisir et de reproduire avec calme ce que découvre dans
les plus saints mystères le regard d'une simple et na've créature,
merveilleusement favorisée de Dieu. Je ne puis sauver pour mes frères
que des ébauches grossières, des lambeaux misérables de tableaux qui
prouvent la présence et la réalité éternelles de tous les mystères des
relations divines, aujourd'hui perdues pour nous. Et ces ébauches il me
faut les dérober et les obtenir par artifice ! Je ne puis dire ce que je
sens, ce que je vois, ce que je devine à cet égard : mais ceux qui,
pendant des années, ont étouffé et méprisé ces grâces, ceux qui, forcés
maintenant de les reconnaître les troublent cependant e. ne les
recherchent pas et n'en tiennent pas compte, ceux là, dis je, pleureront
avec moi quand leur miroir aura été obscurci par la mort. Enfant Jésus,
mon Sauveur, donnez moi la patience. "il décrit ensuite la situation
d'Anne Catherine pendant cette sainte vigile : "Elle ressent des
douleurs atroces dans toutes ses plaies et tous ses membres. Elle les
supporte et lutte avec joie. Quelquefois elle ne peut s'empêcher de
pousser des cris aigus. Ses mains et ses doigts tremblent et se ferment
convulsivement, les doigts sont froids, la paume des mains est brûlante.
Elle a fait tous ses présents aux pauvres), fini tous ses travaux : elle
place et range tout ce qui lui reste de morceaux d'étoffe et de bouts de
fil, et s'affaisse épuisée de fatigue pour porter à la crèche son
offrande de Noël, consistant en douleurs infinies qui lui apparaissent
comme des fleurs qu'elle porte. Ces douleurs ne sont pas les effets
naturels d'une maladie : ce sont des souffrances déterminées qu'elle
désire supporter à la place d'autres personnes qui ne peuvent pas
souffrir avec patience. Elle sait que par là elle leur procure du
soulagement, et elle satisfait avec amour les dettes d'autrui envers la
justice divine. J'ai ressenti moi même l'année passée cette translation
de mes propres souffrances intérieures à Anne Catherine. Ainsi, à
l'occasion de ces saints jours où l'on fête le mystère de notre
rédemption, elle recueille pour elle une quantité de douleurs et de
souffrances qu'elle apporte au Rédempteur. C'est ainsi qu'il lui a perce
les pieds, les mains et le côté le jour de sa propre nativité, afin
qu'elle rende du sang en mémoire de l'amour de son Sauveur duquel, le
sien tire sa vie. Les paroles du pèlerin ne peuvent rien avoir de
surprenant pour le lecteur, car il aura lui même reconnu, d'après tout
ce qui a été dit plus haut, combien, il est contraire à l'état réel des
choses de se représenter Anne Catherine comme placée dans une région
lumineuse du sein de laquelle elle aurait, dans une contemplation
paisible, raconté ses visions au pèlerin pour que celui ci les
reproduisît sans fatigue : il n'y a pas moins d'absurdité dans cette
autre opinion suivant laquelle la fantaisie puissante du poète richement
doué se serait donné carrière sur le terrain de la poésie sacrée comme
elle l'avait fait autrefois dans les régions sans limites du monde des
fables, tandis qu'Anne Catherine n'aurait fait que prêter son nom à ce
qu'il aurait rapporté de ces excursions. Pour apprécier complètement la
tâche du pèlerin, le lecteur doit se représenter ce qui a été dit plus
haut de la vie extatique d'Anne Catherine et se rappeler qu'ayant, dès
sa jeunesse, vécu, souffert et agi dans la sphère de la contemplation,
elle n'avait jamais pu trouver l'occasion de se communiquer à autrui
avec réflexion, ni s'exercer à traduire dans un langage intelligible
pour nous ce qu'elle a perçu non dans des parole faites pour l'oreille
des hommes, mais dans l'irradiation de la lumière vivante. Et maintenant
pour la première fois, dans les six dernières années de sa vie, il lui
fallait se livrer à cet exercice, lorsque ses souffrances et ses peines
de toute espèce devenaient de plus en plus extraordinaires, et
augmentaient chaque jour en durée et en intensité Le lecteur
reconnaîtra, non sans surprise, que le pèlerin était ; peut être le seul
homme sur la terre que Dieu pût vouloir prendre comme instrument afin de
sauver pour la postérité, fût ce même incomplètement, les grâces
attachées à l'un des dons les plus merveilleux qui aient jamais été
départis à un mortel et les fruits de la plus sainte fidélité et des
souffrances les plus inou'es. Il fallait un esprit aussi flexible et
aussi délicat que celui du pèlerin, une oreille aussi parfaite !n1lent
exercée, capable de deviner l'harmonie tout entière à l'aide d'un son à
peine articulé, il fallait de plus sa patience invincible et son
opiniâtreté infatigable pour dérober, dans des moments souvent bien
courts, à cette femme épuisée jusqu'à la mort les fragments de ses
visions, pour conserver chaque parole isolée, quoique souvent encore
inexpliquée, jusqu'à ce qu'une heure plus libre de souffrances offrît
l'occasion d'obtenir de la voyante le complément nécessaire pour en
révéler le sens et en donner l'intelligence. Jamais le pèlerin n'a
risqué une combinaison, jamais il n'a cherché à compléter à l'aide
d'autres communications analogues un fragment imparfait quant au sens ou
à l'expression, sans en avertir expressément et sans expliquer tout au
long de quelle manière il a procédé encore ne l'a t il fait que dans des
cas bien rares. Il était toujours comme un enfant candide qui n'a
d'autre désir que d'entendre ce qui sort de la bouche d'une mère remplie
de sagesse et de reproduire ce qu'il a entendu avec une fidélité aussi
littérale que possible. La plupart de ces choses étaient pour lui aussi
étrangères, aussi inaccoutumées, aussi nouvelles qu'elles peuvent l'être
pour le lecteur : mais cela ne l'empêchait pas de tout donner exactement
comme il l'avait reçu. Il ne s'est effarouché de rien, quelque contraire
que ce put être à sa manière antérieure de voir ou de penser ; il
l'acceptait avec reconnaissance comme un mineur qui tombe sur un filon
inespéré et le creuse joyeusement dans l'espoir d'y trouver de l'or
natif. Beaucoup de choses et notamment les plus belles parties des
visions de l'Ancien Testament sont accompagnées de points
d'interrogation et d'exclamation dans la première rédaction du pèlerin
parce qu'il ne les a pas bien comprises : mais il a reproduit ce qu'il a
entendu avec une extrême fidélité. L'expérience lui avait appris qu'Anne
Catherine ne voyait pas chaque mystère ou chaque objet dans un tableau
délimité, complet en lui même, mais que souvent, suivant l'ordre des
fêtes de l'année ecclésiastique, son regard embrassait avec le temps
présent l'Ancien et le Nouveau Testament et qu'elle contemplait à une
fête telle face du mystère, à une autre fête telle autre face, en sorte
que l'ensemble n'était complet qu'après une série de visions. C'était le
cas pour les visions touchant l'arche d'alliance, la bénédiction des
Patriarches et l'état paradisiaque, qu'Anne Catherine avait aux diverses
fêtes de la Mère de Dieu suivant leur rapport avec le saint mystère de
l'incarnation et que par conséquent elle ne communiquait que par
parties. Mais comme à la fin de l'année ecclésiastique ces parties se
réunissaient pour former un ensemble dans lequel l'une était le
complément de l'autre, il y avait là une garantie complète tant pour la
vérité des visions que pour la fidélité parfaite de la reproduction.
Anne Catherine, la plupart
du temps, faisait ses récits dans son patois westphalien. Pendant
qu'elle parlait, le pèlerin notait sur des carrés de papier les points
principaux qu'aussitôt après il mettait au net en complétant de mémoire.
Il lisait la rédaction ainsi faite à Anne Catherine, puis il corrigeait,
complétait, effaçait d'après les indications qu'elle lui donnait, et ne
conservait rien où elle n'eût reconnu expressément la reproduction
fidèle de ce qu'elle avait dit. On peut se figurer aisément qu'un pareil
exercice répété tous les jours, pendant plusieurs années, dut, avec là
force d'esprit et la constance du pèlerin, lui faire acquérir une
facilité particulière ; si l'on ajoute qu'il regardait son travail comme
une oeuvre sainte, à laquelle il ne manquait pas de se préparer par la
grâce et par de pieux exercices, il sera d'autant plus permis de croire
que la grâce divine non plus ne lui aura pas fait défaut. Le scrupule
consciencieux avec lequel le pèlerin a fait tout ce travail, lui a
interdit, dans les années subséquentes, de rien répondre à ceux qui
prétendaient que les visions étaient en grande partie son oeuvre, car
cela équivalait a dire qu'un homme grave comme lui avait consacré la fin
de sa vie, en se donnant pour cela une peine incroyable, à préparer
sciemment une tromperie pour lui et pour les autres.
Afin de mettre le lecteur
en mesure de mieux se rendre compte des faits, nous lui donnerons
quelques extraits du journal du pèlerin :
Un jour qu'Anne Catherine avait décrit le cercueil de saint Jean
Baptiste d'une manière peu intelligible pour le pèlerin, il consigna
dans son journal les remarques suivantes : " Elle a décrit cela d'une
façon très difficile ou même impossible à comprendre, et il ne faut pas
lui faire de questions, autrement elle se trouble. Comme elle est très
peu capable de décrire les objets avec précision, elle attribue toutes
les questions au manque d'intelligence de l'auditeur. Elle n'a jamais
été exercée à pareille chose et n'a jamais eu de rapport qu'avec des
gens qui ne demandent pas qu'on leur donne des objets une idée précise.
On ne lui a jamais dit que ce sont deux choses différentes, que de voir
les objets et de les décrire pour autrui. Comme elle même voit à
l'instant su r une simple désignation, elle croit tour parfaitement
clair, et se figure qu'on doit comprendre ce qu'elle dit d'une manière
très confuse et même ce que souvent elle ne dit pas, croyant l'avoir
dit. il se peut du reste que cela tienne à un état comme le sien.
Certainement il en est ainsi, car s'il y a une chose évidente dans la
vie merveilleuse d'Anne Catherine, c'est qu'il lui fallait acheter par
des souffrances chaque grâce qui lui était accordée et qu'elle ne
pouvait la rendre profitable aux autres qu'au prix de nouvelles
souffrances. C'est pourquoi elle n'avait pas reçu avec ses visions le
don de les communiquer facilement et sans fatigue ; c'est pourquoi il
n'y eut jamais une assez longue interruption dans ses souffrances pour
qu'elle pût une seule fois dire au pèlerin ce qu'il aurait tant désiré
entendre sortir de sa bouche : "Cherchons tranquillement ensemble à
exprimer cela comme il faut. "Toujours il lui fallait interroger avec
précaution et prier doucement, toujours elle se plaignait et s'étonnait
qu'on ne la comprit pas. Et si enfin, à force de prières et d'instances,
on obtenait une communication, on avait à craindre la peine et
l'humiliation d'être obligé de céder la place à quelque visite
indifférente comme celle d'une servante ou d'un enfant. Les choses
sérieuses ou nécessaires n'étaient pas respectées, et il fallait
qu'elles se retirassent avec le pauvre écrivain qui leur avait voué le
temps précieux d'une vie déjà sur son déclin. "
Des plaintes de ce genre se
représentent fréquemment dans le journal du pèlerin, elles sont
l'expression de la profonde douleur qu'il éprouvait toutes les fois
qu'un dérangement partant du dehors venait interrompre une communication
commencée. L'impression du moment lui faisait perdre de vue ce qui avait
été si souvent répété à Anne Catherine, que ce n'était pas la
contemplation seulement, mais l'application pratique de ce qu'elle y
avait vu qui lui était profitable, ce qui lui faisait considérer
l'exercice de la charité et le support humble et patient de toutes les
contrariétés comme la principale tache de sa vie. Quant au pèlerin, il
ne croyait pas pouvoir mieux employer, en vue de la gloire de Dieu,
toutes les facultés de son esprit et tout le temps qui lui restait à
vivre, qu'en les consacrant entièrement à la reproduction des visions :
c'est pourquoi toute interruption lui causait souvent une si amère
tristesse, et s'il survenait une série de dérangements, il lui arrivait
parfois a de passer toute la nuit à pleurer et à supplier Dieu de venir
à son aide. "
Non seulement Anne
Catherine prenait souvent à son compte les maladies d'autres personnes
souffrantes, mais, dans ce cas, leurs dispositions morales lui étaient
aussi transmises, afin qu'en surmontant l'impatience, les différentes
tentations spirituelles de tristesse, de trouble, de mauvaise humeur
auxquelles tant de malades succombent, elle leur méritait la grâce de se
repentir et de se bien préparer à la mort.
Mais pour qu'Anne Catherine ressentît réellement comme siennes de
semblables tentations, et eût de grands efforts à faire pour les
vaincre, son entourage pourvoyait abondamment à ce qu'il ne lui manquât
jamais de quoi exercer sa patience de toutes les manières. Et maintenant
que le lecteur se représente cette pauvre femme, luttant péniblement
sous le poids de ses peines corporelles, abreuvée en outre de toutes les
amertumes de l'âme, arrivée au dernier degré de la faiblesse, et livrée
au sentiment du délaissement le plus absolu ; alors il s'expliquera
facilement que le pèlerin, au lieu de reproduire une vision, consigne
dans son journal les paroles suivantes : "C'est une expérience des plus
émouvantes que de voir une personne favorisée de tant de grâces, si
misérable, si dénuée et si débile quand la grâce se cache pour elle.
Quel pauvre vaisseau que l'homme ! de quelle miséricorde, de quelle
patience Dieu use envers lui ! C'était par cette rude école de
l'humilité qu'avait à passer cette créature privilégiée, par les mains
de laquelle Dieu a daigné répandre sur son Eglise des faveurs si
innombrables. Mais le lecteur peut apprécier lui même combien les
communications devaient être défectueuses dans un état où des douleurs
extérieures et intérieures de toute nature venaient comme un déluge
oppresser l'humble servante de Dieu.
On doit faire encore
remarquer qu'Anne Catherine racontait de mémoire dans l'état naturel ce
qu'elle avait appris de a la lumière vivante, c'est à dire pendant
qu'elle était entièrement ravie hors de ses sens ; il en était de même
pour la substance des instructions du Christ qu'elle percevait
complètement et textuellement dans ses visions ; toutefois, comme on l'a
observé plus haut, non comme des paroles qu'on entend, mais sous forme
d'irradiations, de flots de lumière émanés de la lumière vivante. Or,
comme pour pouvoir communiquer ce qu'elle avait perçu dans la
contemplation, elle était obligée de le traduire dans le langage
ordinaire, ce qu'elle reproduisait de cette manière était la plupart du
temps très défectueux. Rarement elle pouvait faire autre chose
qu'ébaucher une légère esquisse : le plus souvent elle se bornait à dire
: "il a fait une très belle instruction que malheureusement je ne puis
pas rapporter. Sa provision naturelle de mots et d'idées était trop peu
abondante pour qu'elle pût reproduire tout ce dont elle avait eu
connaissance dans la contemplation. Si elle eût eu de bonne heure
l'avantage d'une direction spirituelle en règle, qui, appréciant sans
prévention les grâces gratuites qui lui étaient départies, l'eût exercée
à rendre un compte détaillé de ses visions et l'eût préservée des
dérangements extérieurs, on aurait pu sauver la plus grande partie de ce
qui malheureusement est aujourd'hui perdu pour toujours par suite de
l'incurie d'hommes négligents.
Très souvent Anne Catherine
racontait au moment même où elle avait ses visions lesquelles suivant ce
qui a été dit plus haut, étant aperçues " dans l'ombre de la lumière
vivante, " n'interrompaient pas ses rapports avec le monde sensible.
Ainsi par exemple, le 13 juillet 1822, dans l'après midi, étant à l'état
de veille, elle eut en même temps une vision touchant une grande
agitation à Jérusalem à l'époque d'Elie. Le tableau s'étendit en peu de
temps dans toutes les directions de la Palestine, et il s'y mêlait une
foule d'allusions et d'explications relatives au baptême de Jean qu'elle
voyait précisément ce mois là, d'une manière suivie. Mais voyant devant
elle le pèlerin qui écrivait pendant que d'autre part ses visions
suivaient leur cours, elle ne pouvait s'empêcher de rire du contraste
entre le moment présent, et un passe antérieur de près de trois mille
ans et elle était dans un état d'excitation enjouée. Elle raconta alors
: " Il y a étonnamment de courses, d'allées et de venues, d'envois de
messagers ; tout est en mouvement dans le temple, ils consultent une
quantité d'écrits et ils écrivent avec des plumes de roseaux. Ce sont
des clameurs et des discours sans fin : j'entends une foule de paroles
et de noms hébreux mêlés ensemble que je ne comprends pas tout de suite
; cela me fait rire. Je vois maintenant que c'est l'époque d'Elie : on
prie pour la pluie et on crie vers Dieu ; on envoie des messagers et on
cherche partout Elie. " De même quand Anne Catherine décrivait les
voyages du Sauveur à l'époque de sa prédication, les contrées et les
villes par lesquelles il passait, tout en racontant elle les voyait dans
le plus grand détail, ainsi que toute la topographie des montagnes, des
vallées, des déserts, toutes les directions des fleuves et des cours
d'eau : mais elle les décrivait, surtout les jours où elle était
distraite par quelque aggravation extraordinaire dans ses souffrances,
d'une manière peu intelligible pour le pèlerin. Car dans sa
contemplation elle parcourait les pays en grande hâte, indiquant dans
l'air de côté et d'autre où se trouvait tel ou tel lieu ce qui n'était
pas facile à comprendre parce que le pèlerin ne pouvait pas toujours
savoir comment elle s'orientait lorsqu'elle voyait et donnait ses
descriptions. D'autres difficultés venaient de l'idiome très peu précis
de son pays et de la brièveté des descriptions dans lesquelles Anne
Catherine indiquait un lieu avec ce seul mot : " C'est là, " montrant en
même temps du doigt comme si le pèlerin eût dû voir ce qu'elle voyait.
Mais comme il ne le voyait pas et qu'en conséquence il lui arrivait
souvent de ne pas la comprendre, elle disait : " Cela vient de ce qu'on
n'est pas homme d'église. Dans le sens supérieur du mot, dit le pèlerin,
cela est certainement très vrai : mais dans le sens ordinaire, jamais
elle n'a trouvé un ecclésiastique qui la comprît. . .
Le pèlerin avoue lui même
qu'il ne s'est jamais occupé d'études géographiques : malgré cela il a
reproduit avec une patience et une persévérance sans exemple les
indications de ce genre données par la narratrice, et quand il lui est
arrivé de décrire plus d'une fois le même pays, il a cherché à compléter
les uns par les autres les récits d'Anne Catherine, en sorte que le
lecteur, s'il peut avoir recours aux cartes les plus exactes, ne pourra
manquer le s'étonner en voyant à quel point les indications des visions
sont précises, frappantes et propres à concilier ce que plusieurs cartes
présentent de contradictions. Le pèlerin a pu espérer que
l'incontestable conformité des indications géographiques, topographiques
et archéologiques données dans les visions avec l'état réel des choses,
tel qu'on peut le constater à l'aide des sources profanes, serait une
arme puissante destinée à défendre l'authenticité des visions contre les
attaques de ceux qui voudraient les rendre suspectes : c'est pourquoi il
n'a pas reculé devant le travail extrêmement pénible auquel il lui a
fallu se livrer pour donner d'une manière aussi claire et aussi
détaillée que possible ce qu'il a pu tirer des communications de la
voyante.
XVII
D'après ce qui a été dit,
le lecteur ne trouvera pas étrange de voir Anne Catherine elle même
s'exprimer dans ses visions sur le travail du pèlerin dans des termes où
il est merveilleusement apprécié, mais non au delà de ce qu'il mérite.
Au mois de janvier 1820, comme elle méditait sur la vie de la
bienheureuse Madeleine de Hadamar, religieuse stigmatisée comme elle,
elle raconta ce qui suit : "Je l'ai vue souffrir beaucoup à la suite de
visites et de fausses démonstrations de respect, soit à cause du
dérangement qui en était la suite, soit parce que cela la mettait en
danger de se regarder comme quelque chose, ce dont elle était
fréquemment tentée. Du reste, ce qui la concernait fut en général très
maladroitement exagéré, ce qui lui donna beaucoup d'ennuis, comme elle
me l'a dit elle même. Je vis aussi son confesseur écrire sur elle, mais
il ne s'y prenait pas bien, et parlait bien plus de son admiration que
des choses elles mêmes. Cela me fit penser à ce que le pèlerin écrit de
moi, et je vis qu'il n'éprouvait presque pas d'admiration, et que la
plupart du temps il écrivait moins que Je n'ai vu ; parce que je ne
pouvais pas tout lui dire et que je ne raconte jamais ce que je ne sais
pas bien. " Le 3 mai 1820, comme le pèlerin lui racontait quelque chose
de la vie de sainte Véronique Giuliani, elle lui dit : " Je n'ai jamais
rien entendu ou lu sur la vie et l'état intérieur des saints qui ne fût
pauvre, grossier et sans vie, même quand on s'efforçait de faire du beau
et de l'ingénieux, en comparaison de ce que je vois d'eux : même ce que
sainte Thérèse a écrit sur sa vie ne répond pas à ce que je vois d'elle.
Tout cela est comme un soleil de terre jaune, comparé au soleil réel Il
en est de même pour Madeleine. Le pèlerin écrit passablement ces sortes
de choses. "
Mais jamais elle ne
s'exprima sur le travail du pèlerin en termes aussi significatifs que le
30 décembre 1819 dans un moment où elle avait une vision sur la montagne
des prophètes. Elle était pendant ce temps couchée sans mouvement dans
sa chambre mal éclairée : mais le pèlerin ayant pris en face d'elle une
feuille de son manuscrit, elle s'écria tout à coup : " Ces papiers sont
couverts de caractères lumineux. Cela a été écrit par l'homme que j'ai
vu la nuit dernière assis et écrivant. Il devrait aller près de cette
autre personne qui a le coeur tout déchiré et que j'ai vue dernièrement,
elle lui dirait bien des choses. (C'était d'elle qu'il s'agissait, car
elle parlait d'elle même comme d'une personne étrangère toutes les fois
qu'elle avait une vision sur son propre état.) C'est écrit avec du lait,
c'est d'une blancheur éclatante. Les écrits qui sont sur la montagne
sont écrits avec l'eau sainte et limpide ; les deux liquides se mêleront
: ce sera un mélange excellent. Oh ! si tu pouvais voir quelle lumière
les rayons partant de la mer jettent sur la montagne des prophètes, et
comment tout cela coule ensemble ! Je ne puis pas l'exprimer. Cet homme
(le pèlerin) n'écrit pas ainsi 1ui même : il a grâce de Dieu pour cela.
Nul autre ne pourrait faire cela comme lui, il est comme s'il voyait lui
même. "
Ceci est une preuve que, de
même que les reliques des saints et les objets bénits lui apparaissaient
lumineux, ce qui arrivait aussi pour ses propres cheveux et pour les
croûtes de ses stigmates, de même elle a vu non pas allégoriquement,
mais réellement et à la lettre, écrire avec un liquide lumineux le
manuscrit où ses visions étaient relatées, et les feuilles mêmes de ce
manuscrit lui sont apparu éclatantes de lumière.
XVIII
L'éditeur, ne pouvant
conclure sans dire quelque chose de son propre travail, se bornera
simplement à faire remarquer qu'il s'est toujours appliqué avec le plus
grand soin à extraire du journal du pèlerin la rédaction première et
originelle des visions. C'est pourquoi il a tout à fait laissé de côté
la démonstration que le pèlerin a essayé de donner, dans ses dernières
années, de la coïncidence du jour de la vision avec le jour historique
de l'événement contemplé, aussi bien que l'application de ce système à
la chronologie de l'Ancien testament. Si Anne Catherine avait été en
état de donner exactement jour par jour ses visions journalières, au
moins sous forme d'esquisses arrêtées, il n'y aurait rien de décisif à
opposer au calcul en question ; mais bien souvent elle ne pouvait que se
rappeler à grand peine et par fragments, un jour où elle était moins
dérangée qu'à l'ordinaire, les visions de plusieurs semaines, ou même de
plusieurs mois ; en sorte que pour assigner à chaque vision un jour
déterminé, il fallait se contenter de conjecture assez incertaines.
Quand donc l'éditeur marque les jours des visions, la seule conséquence
qu'on en doive tirer, c'est qu'il donne simplement, d'après ce qui est
rapporté dans le journal, le moment où la scène dont il est question a
été vue par Anne Catherine, et, quand cela est possible, celui où elle
l'a raconté au pèlerin. Dans le texte même on n'a pas changé un mot :
seulement l'éditeur, pour en rendre la lecture plus facile, a ajouté la
division par chapitres. les intitulés des diverses visions, et, quand
cela a paru nécessaire, des remarques explicatives.

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