La sainte dont nous écrivons la biographie naquit, vécut et
mourut à Gênes; elle a
été
l'une des plus grandes gloires de cette ville célèbre. Les noms qu'elle a portés
comptent parmi les plus illustres de la République, et ont joué un rôle immense
dans les annales génoises; on les y retrouve, pour ainsi dire, à chaque page.
Ces noms fameux, le retentissement qu'ils ont eu pendant plusieurs siècles, et
le contraste qu'ils forment avec la vie toute cachée en Dieu à laquelle se voua
Catherine, nous ont décidé à placer, en tête de la biographie de la sainte, le
court aperçu historique qu'on va lire. La connaissance de la position qu'elle
était destinée à occuper dans le monde fera ressortir davantage la grandeur de
son humilité, comme de la bassesse et de la pauvreté auxquelles elle s'est
condamnée.
Entrons maintenant en matière. La plupart des auteurs fixent
la fondation de Gênes, par les Liguriens, à l'année 707 avant Jésus-Christ; elle
fut conquise par les Romains et incorporée à la Gaule-Cisalpine vers l'an 222,
Magon, frère d'Annibal, la détruisit, en 205, pendant la seconde guerre punique.
Les Romains la relevèrent trois ans plus tard, et sous les empereurs, elle
devint une ville municipale. Après la chute de l'empire, Gênes appartint
successivement aux Hérules, aux Ostrogoths, aux exarques grecs, aux Lombards et
à Charlemagne. Elle se rendit indépendante sous les successeurs de ce prince, au
commencement du dixième siècle, et se donna des consuls. Les Génois, destinés à
jouer bientôt un rôle si important, formaient alors une simple association de
mariniers, établie sur le littoral et pierreux que baigne le golfe de Ligurie.
Navigateurs et commerçants hardis, ils ne tardent pas à
devenir riches et puissants; dès le onzième siècle, ils entreprennent de
lointaines expéditions, transportent en Judée les pèlerins de la Terre-Sainte,
et tiennent en respect les pirates sarrasins. Pendant les croisades, ils se
montrent à la fois guerriers intrépides et marchands habiles; ne perdant jamais
de vue les intérêts de leur commerce, ils se ménagent le trafic avec les
infidèles de l'Égypte et de la Mauritanie; leur puissance est respectée et
redoutée de tous les peuples qui habitent les côtes de la Méditerranée.
L'empire de cette mer est disputé tour à tour par les Pisans,
leurs premiers rivaux, et par les Vénitiens; mais Gênes la superbe tient
énergiquement tête à ses adversaire; et, malgré des guerres incessantes, son
pouvoir et ses richesses prennent de prodigieux accroissements. Elle forment de
nombreux établissements en Corse, en Sardaigne, en Sicile, en Espagne, en Syrie,
dans l'Archipel et dans tous le Levant. Ses colonies régies par des consuls,
dorées de franchises et de privilèges, brillent d'un éclat extraordinaire.
Mais les Génois, maîtres de la mer, redoutés en Orient, et
qui ont déjà promené leurs armes victorieuses depuis les côtes de l'Espagne
jusqu'au fond du Pont-Euxin, sont encore réduits chez eux à l'enceinte de leurs
murailles; ils ne possèdent pas même les deux rivières du Ponant et du Levant,
qui constitueront plus tard le territoire de la République. Au douzième siècle,
Gênes commence enfin à soumettre ses plus proches voisins et les force à
reconnaître son autorité. Elle dévaste les domaines des comtes de Lavagne, qui
touchent le sol génois, parce que ces seigneurs sont soupçonnés d'entretenir
des intelligences avec Pise; elle bâtit le fort de Rivarola, pour dominer les
possessions des comtes, et les oblige à lui prêter le serment de fidélité.
Quelques membres de cette noble race, qu'Augustin Justiniani fait descendre des
anciens princes de Bavière, viennent alors à Gênes en qualité d'otages; il y
restent et y obtiennent le droit de bourgeoisie. Cinquante ans plus tard, on
trouve la famille divisée en plusieurs branches, dont les unes sont établies à
Lavagne, les autres à Gênes sous le nom de Fieschi (en latin Flisci ). Sainte
Catherine, dont nous écrivons l'histoire, sort de cette souche. Vers ce temps,
une noblesse domestique et municipale se forme dans la ville et arrive
promptement à une très haute illustration.
Les descendants des familles qui ont occupé les principales
charges dans la magistrature urbaine prennent la qualité de nobles; les fils
commencent à succéder aux emplois et aux commandements des pères; l'aristocratie
remplace le régime démocratique qui, jusqu'alors avait été seul en vigueur. La
politique génoise, purement mercantile, et n'ayant en vue que l'intérêt
particulier, tient la République dans une sorte d'isolement, et, pendant
longtemps, ne lui permet pas de jouer un rôle très marqué parmi les cités
italiques. Elle cherche à se soustraire à l'avidité et aux exigences des
empereurs allemands, tout en s'efforçant de demeurer à l'écart dans la grande
lutte d'indépendance des villes lombardes. Adonnée presque exclusivement à son
commerce, elle réussit, même après l'issue malheureuse de la croisade de 1189,
et lorsque le royaume de Jérusalem n'existe plus que de nom, à continuer son
trafic avec les villes de la Syrie soumises à Saladin. Les marchands génois
pénètrent jusqu'à Alep et à Damas; jamais la guerre n'interrompit leur négoce;
ils font des traités avec les rois maures du Maroc, de Valence et des îles
Baléares; avec l'Egypte (en 1200); enfin avec les princes chrétiens de la
Petite-Arménie. Cependant les factions guelfe et gibeline finissent par se
dessiner également dans la ville de Gênes. Les deux partis y ont de nombreux
adhérents; alternativement victorieux et vaincus ils s'excluent et s'exilent
réciproquement, tiennent la République dans une agitation continuelle, et
changent fréquemment la forme du gouvernement, le nom et les attributions de
ceux auxquels ils confient le pouvoir. Les Spinola et les Doria sont les chefs
des Gibelins; les Grimaldi et les Fieschi sont à la tête des Guelfes. Mais, au
milieu des désordres et des incessantes révolutions qui ensanglantent souvent
ses rues, malgré ses luttes continuelles avec Pise, et surtout avec Venise, sa
rivale et son irréconciliable ennemie, Gênes étend de plus en plus sa puissance
au dehors, et ses relations avec le Levant prennent de prodigieux
accroissements. Michel-Paléologue, successeur des empereurs grecs réfugiés à
Nicée, rentre à Constantinople en 1261, et met fin à l'empire latin, avec
l'assistance des Génois; il leur assigne le faubourg de Galata comme siège
principal de leurs colonies.
Vers la même époque, les armateurs de Gênes établissent à
Scio, à Mételin, à Ténédos, et dans d'autres lieux de l'Archipel grec, de
grandes seigneuries qui forment autant de points d'appui pour les navigateurs de
la métropole. Les colons de Galata et de Pera sont les grands fournisseurs de
Constantinople; le monopole du commerce de la mer Noire est dans leurs mains;
ils contractent des alliances avec les tartares de la Crimée et des embouchures
du Tanais; une colonie qu'ils ont établie à Caffa, à l'extrémité de la mer
Noire, s'élève à un degré extraordinaire de prospérité et devient l'une des
sources principales de la fortune colossale de Gênes. L'essor du commerce de la
République ne s'arrête pas même lors de la prise de Ptollémais et de l'expulsion
des chrétiens de la Terre-Sainte (1291 ); elle traite avec le Soudan d'Egypte et
établit un consul à Alexandrie. Après la fin des croisades, les Génois vont
partout où l'on peut trouver des acheteurs et des vendeurs. l'Egypte est alors
le marché principal pour les productions de l'Inde; ils prennent en secret la
route de la Perse, afin d'éviter le monopole fiscal du soudan. Maître de la mer
Noire, ils ouvrent un négoce immense à Tana, sur la mer d'Azoff; les produits de
l'Asie viennent y affluer. Ils entretiennent aussi des relations suivies avec le
midi de la France, et y établissent des consuls et des comptoirs. Plus hardis
que leurs rivaux, ils s'aventurent même sur l'Océan, et, dès le commencement du
quatorzième siècle, ils transportent de grands approvisionnements de blé en
Angleterre. La République parvient ainsi à une opulence extraordinaire; son
commerce brille du plus grand éclat pendant plusieurs siècles. Il commence à
baisser après la découverte de l'Amérique et la circumnavigation du cap de
Bonne-Espérance. La prise de Constantinople, par Mahomet II, et la perte des
colonies de la mer Noire, qui en est la conséquence, lui portent le coup le plus
funeste. Prospère au dehors, Gênes continue, pendant toute la période sur
laquelle nous venons de jeter un coup d'oeil, à être en proie aux déchirements
intérieurs; les familles rivales se disputent le pouvoir, s'expulsent
réciproquement, et les annales de la République présentent une succession non
interrompue de sanglantes révolutions. Les guerres avec les villes ennemies, et
Gênes est en lutte fréquente avec ses voisins; elle joue son rôle dans tous les
troubles qui agitent l'Italie à cette époque. Mêlée aux querelles épouvantables
occasionnées par la succession de Sicile, tantôt gibeline, on la voit tour à
tour aragonaise et angevine, d'après celle de ses factions qui domine dans le
moment. Les riches familles plébéiennes profitent des désordres, pour dominer à
leur tour et pour exclure la noblesse de l'exercice des plus hautes fonctions.
Une aristocratie nouvelle se forme alors; ses membres jouissent par le fait de
tous les avantages et de tous les droits des nobles, mais sans en prendre le
titre. Les familles qui composent cette aristocratie plébéienne, et parmi
lesquelles brillent en première ligne les Adorne, les Frégose, les Guarea, les
Montalte et les Boccanegra, se disputent et se ravissent alternativement le
pouvoir tout comme les Doria, les Spinola, les Fieschi et les Grimaldi se
l'étaient disputé précédemment. Les Adorne et les Frégose, rivaux
irréconciliables, s'efforcent de rendre héréditaire dans leurs maisons la
puissance souveraine. Les haines guelfes et gibelines se perpétuent, et les
nobles prennent une part active à toutes les querelles, tantôt en cherchant à
ressaisir le gouvernement, tantôt en soutenant, la lance et l'épée au poing, les
familles populaires de leur parti. Sainte Catherine Fiesca entra, par son
mariage, dans celle des Adorne. Cependant les classes inférieures, les artisans
et la populace, veulent à leur tour, enlever à l'aristocratie nouvelle le
pouvoir que celle-ci a enlevé à la noblesse. Une anarchie épouvantable s'ensuit.
Les Génois espèrent se procurer le repos et la sécurité en se plaçant sous la
seigneurie d'un prince étranger. Ils se flattent de trouver les maîtres qu'ils
se choisissent fidèles à leurs promesses et disposés à respecter la liberté de
la République. Ils se donnent successivement à l'Empereur Henri VIII de
Luxembourg, à Robert, roi de Naples, à l'archevêque Visconti, duc de Milan, à
Charles VII de France, et au marquis de Montferrat. Ils rétablissent à plusieurs
reprises les seigneuries des rois de France et des ducs de Milan; mais toutes
ces expériences leur prouvent simplement l'impossibilité de concilier la forme
républicaine avec la domination d'un prince étranger; chaque seigneurie nouvelle
a pour prompte conséquence une nouvelle révolution et de nouveaux conflits. Ce
fut bien plus tard seulement que la République, fatiguée de désordres, puissante
encore, quoique déchue de son antique splendeur, humiliée par Venise après des
luttes séculaires, et dépouillée de ses plus riches colonies, arriva enfin à un
gouvernement régulier, par la fusion générale de tous les partis. La sainte dont
nous écrivons l'histoire naquit vers le milieu du quinzième siècle, dans un
temps fécond en malheurs, peu d'années avant la prise de Constantinople, qui
devait porter un coup mortel au commerce de Gênes dans le levant. Les luttes
intestines entre les partis des Adorne et des Frégose atteignent alors la plus
extrême violence; la République se trouve activement mêlée aux guerres des
Angevins et des Aragonais, et aux expéditions en Italie de Charles VIII et de
Louis XII; la seigneurie de la ville passe alternativement aux ducs de Milan et
aux rois de France, et chaque année pour ainsi dire, voit naître une révolte
contre le maître qu'on s'est donné. Les annales de Gênes de cette période
renferment, à côté de quelques pages brillantes, l'histoire d'un despotisme sans
gloire d'une foule de conjuration, et d'intrigues, et d'une rapide décadence.
C'est également pendant la vie de Catherine, que Christophe Colomb, sujet de la
République, à laquelle il avait vainement offert ses services, dote la couronne
d'Espagne d'un nouveau monde, dont la découverte eut bientôt de si fatales
conséquences pour sa patrie. Ce même temps est une époque de deuil et de
désolation pour l'Eglise. Le grand schisme avait relâché tous les liens : le
désordre était partout. L'année qui voit naître notre sainte voit mourir Eugène
IV; et, après le pontificat glorieux de Nicolas V et les règnes de Calixte III,
de Pie II (Enéas Sylvius) et de Paul II, commence pour la papauté une époque
d'humiliation qui rappelle les jours les plus terribles du dixième siècle.
L'impeccabilité n'a pas été promise aux successeurs de saint Pierre; mais si
leur vertu a pu faillir, leur foi n'a point subi d'éclipse. Bien plus, au temps
dont nous parlons, les pontifes dont la conduite privée a donné lieu à des
critiques malveillantes, ont été les seuls, parmi leurs contemporains, à
comprendre les vrais intérêts de la Chrétienté! ils se sont efforcés de pousser
l'Europe à une croisade contre l'envahissement des Turcs; mais aucun prince ne
répondit à leurs appels répétés : absorbés par le présent et par les intérêts
d'une ambition mesquine et égoïste, les souverains fermèrent les yeux sur les
dangers dont l'avenir les menaçait, et sur les périls que couraient la Pologne
et la Hongrie. Pie III, neveu de Pie II, à Alexandre VI; il meurt après un
pontificat de quelques jours. Jules II (de la Rovère ) est élu à sa place.
Assurer l'indépendance du Saint-Siège et la liberté de l'Italie est la grande
pensée qui domine ce pape. Quelque jugement que l'on porte sur ses actes, on ne
peut s'empêcher de reconnaître en lui un homme loyal et droit, méprisant la
corruption, et supérieur aux faiblesses du népotisme. Les dernières années de la
vie de sainte Catherine de Gênes s'écoulent sous le règne de Jules II; vingt
mois à peine séparent sa mort de l'ouverture du cinquième concile de Latran (10
mai 1512 ); quelques années plus tard, Léon X monte sur la chaire de saint
Pierre et Luther donne le signal de la déplorable révolution religieuse du
seizième siècle. Nous connaissons maintenant les lieux et les temps auxquels se
rattache l'histoire de notre sainte. Catherine est une de ces âmes d'élite que
Dieu donne à la terre dans les époques de malaise et de ténèbres, pour indiquer
au pèlerin chrétien la voie que le monde a perdue, et pour lui prouver que le
Seigneur veille et poursuit l'oeuvre de la sanctification de l'humanité, même
pendant les jours les plus mauvais.
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