LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

Anna Maria Taïgi
La sainte aux sept enfants

Sergio C. Lorit

Traduit du livre italien
"TAIGI, la santa con sette figli"
(Città nuova editrice, 1964)
P. Marcel LITALIEN, o.ss.t.
Montréal, 1984

La maison Taïgi

Vinrent les années de fer de la République romaine, les années de la tyrannie napoléonienne. Les foules affamées du peuple descendirent dans la rue, se rangèrent en longues files devant les fours à pain.

Au nom de Bonaparte, le pape Pie VII avait été capturé par des troupes de gredins et traîné en terre d’exil. Le pape absent, la famine était entrée dans Rome. Un jour, au milieu de la cohue des pauvres gens, un soldat, en service d’ordre, heurta brusquement Anne-Marie Taïgi. Dominique n’y vit que du feu. Il s’élança sur le soldat, lui arracha le fusil des mains et, s’en servant comme d’une massue, lui servit un tel coup qu’il le laissa plus mort que vivant.

C’était Dominique dans ses démonstrations pyrotechniques, c’était son caractère explosif. Autant il aimait sa femme, autant il était violent à l’occasion, pour lui prouver son affection.

Dans la famille, avec les enfants, il avait établi la loi du coup de sifflet. C’était le signal venant de la rue, qui annonçait son entrée à la maison ; c’était comme le déclenchement d’un système d’alarme. Deux fois, sa fille Mariuccia, dans son empressement à lui ouvrir la porte, dégringola dans l’escalier au risque de se casser le cou. " Si papa ne trouvait pas tout à sa place, racontera sa fille Sophie, il s’emportait tellement, qu’il était capable de se saisir du coin de la nappe et d’expédier en l’air la table déjà toute servie. Le potage fumant devait être dans les assiettes, sa chaise placée en son lieu. En somme, il exigeait l’ordre parfait en toutes choses, et le faisait avec rigueur. Ce que je dis de la table, je le dis aussi du vestiaire, de toutes les choses appartenant à la famille, à la maison, y compris la bonne tenue vestimentaire des personnes ".

Pour établir son autorité, lorsqu’un des enfants en venait à l’oublier, Dominique se servait de la loi du sifflet, comme on se sert parfois du béton. Et si quelqu’un tentait de l’éviter, les désagréments devenaient plus considérables ; ce qui arriva à l’un des garçons, à Camillo ou à Alessandro. Pour se soustraire à une quelconque raclée qui lui était due, le coupable s’enfuit par les escaliers, dans la rue. Passant sous une fenêtre, le père lui lança, mais sans l’atteindre, un fauteuil assez lourd, un geste qui aurait pu avoir des conséquences graves. Mais laissons passer.

Avec un homme capable de telles sautes de caractère, Anne-Marie vécut presqu’un demi-siècle. Que le ciel en soit remercié, la digne épouse faisait preuve de douceur et de charité, apaisait le caractère de cet homme qui aurait pu allumer de continuels incendies ; c’était l’opinion d’une voisine, amie de la maison.

Le même Dominique l’admettra, du reste, quand, quelques années après la mort d’Anne-Marie, il dira : " Souvent, je revenais à la maison, écrasé par la fatigue et un peu troublé, parce que celui qui demeure serviteur doit en avaler de toutes sortes, de la part des seigneurs, plus particulièrement. Mais Anne-Marie avait tant de bonnes manières, tant d’amabilité, qu’elle faisait en sorte que tout soit selon mes goûts. Elle faisait passer ma mauvaise humeur et m’égayait. Quand j’avais des difficultés, je revenais à la maison et ainsi, je me tranquillisais. Où trouver, maintenant, des femmes comme elle ? ".

Il ne faut pas croire que la cohabitation matrimoniale ait été un martyre pour Anne-Marie. En effet, il n’en fut rien. Très différents de caractère, ils connurent des jours heureux. Elle, douce, tendre, calme, avait choisi un homme extravagant, impétueux, hérissé, rude, agité, et elle en était amoureuse ; elle l’aimera toute sa vie de tout son coeur de femme et d’épouse, sans un ressentiment, sans le moindre regret.

Et, l’aimant, elle lui obéissait en tout, même si elle en éprouvait de l’amertume ; son esprit de mortification lui a permis de répondre à ses désirs.

" Que fais-tu avec ce verre ? tu t’amuses avec ? ", disait Dominique, quand Anne-Marie, pour ne pas trop flatter sa soif ou sa gourmandise, se limitait à une gorgée. " Bois-le tout, te dis-je ! ". Elle lui souriait et le buvait.

" Que fait-on, ce soir ? Habillons-nous convenablement et sortons pour nous divertir ". Et elle, qui mourait d’envie de demeurer éloignée de tout divertissement, même si c’était un divertissement de famille, souriait, endossait sa tenue d’ordinaire, et l’accompagnait par le bras, avec les enfants en arrière, au théâtre des marionnettes.

" M’étant aperçu, racontera Dominique par la suite, qu’elle le faisait plus pour me plaire et m’obéir que pour son plaisir ; que c’était pour elle un sacrifice, je la laissai en paix ".

Avec Anne-Marie, Dominique, le terrible, devenait souvent un petit chien ; et comme les chiots, il aimait à être caressé. Il voulait que ce fut elle qui lui lavât les mains quand il entrait, qui lui taillât les ongles quand il en sentait le besoin, laçât ses chaussures quand il sortait. Il hurlait pour tant d’attentions.

Et comme il lui plaisait de l’avoir tout prés de lui et qu’elle en était consciente, elle écartait quiconque, autour d’elle, pour demeurer ainsi avec lui, le soigner, l’assister, le préférant à tous les êtres humains du monde.

Il n’était pas rare qu’à son entrée dans la maison, Dominique se trouvait mêlé à beaucoup de monde, à des gens venus demander conseil, recevoir des communications d’en haut. En un rien de temps, Anne-Marie libérait la place, gentiment mais fermement. Elle accompagnait à la sortie les plus humbles comme les plus illustres personnage ; le mari avant tout, l’époux premier servi.

Un mariage heureux en fait, plus que dans l’expression, même si dans l’entourage, on ne réussissait pas à le croire tel. Un mariage où le succès trouva son secret dans les manières suaves d’Anne-Marie, dans ses douces réponses, dans sa tendre mansuétude, au cours des années. De cette façon, elle réussissait à apaiser la colère facile de Dominique, à rendre son rude caractère toujours plus souple, nonobstant les mille querelles qui se produisirent au détriment de toute la famille, les afflictions habituelles, les maladies, les mortalités, les périodes de chômage, les temps de misère, les désaccords entre parents, les contraintes des voisins qui n’épargnèrent pas la maison Taïgi.

Maman Santa, comme nous l’avons déjà mentionné, demeurait avec sa fille à la maison. La pauvre vieille avait suffisamment travaillé ; il était temps qu’elle trouve un peu de repos et de paix. Chez les Taïgi, elle trouva le repos mais n’apporta pas la paix ; ses nerfs étaient aiguisés au milieu de tant de difficultés ; et cela, pendant de longues années. Elle entra vite en contradiction avec son gendre et il fut impossible d’en sortir.

Et dire que Dominique, par son amour pour sa femme, s’ingéniait à avaler d’impossibles crapauds. Il en vint même à ne plus contredire sa belle-mère. Quand il apportait les restes de table des princes Chigi, il acceptait qu’Anne-Marie réserve les morceaux les plus délicats pour sa mère. " Dieu soit loué ! ", disait-il, observant la belle-mère qui mangeait tout avec la gourmandise bruyante des vieux. " Pour ce soir, au moins, j’ai contenté la maman ! ". Mais dès que le plat était vide, la paix s’évanouissait. De nouveau, avec sa douceur inaltérable, Anne-Marie laissait entendre à son mari, qu’en conscience, elle devait s’acquitter d’une énorme dette de reconnaissance à l’égard de sa mère. Elle faisait aussi comprendre à cette dernière, avec une même douceur inaltérable, qu’elle devait, en conscience, obéir à son mari, le respecter, l’aimer d’un grand amour.

Puis, le papa Luigi Giannetti se mit de la partie. Dame Maria Serra Marina, l’unique patronne auprès de qui il avait accepté de servir, était morte. Le petit vieux, on ne sait comment, avait réussi à se trouver un lit à perpétuité, à l’hôpital Saint-Jacques ; un refuge à prix gratuit, sa vie durant. En somme, l’unique fortune de cet obstiné chasseur de chimères, avait finalement réussi à atteindre Rome. À son lit à perpétuité, s’ajoutait une rente viagère que la patronne lui avait laissée. Il aurait pu vivre très bien. Toutefois, malgré la distance à parcourir entre les palais et le logis des Taïgi, une distance de deux milles, environ, il y passait ses journées et y battait le tambour. Lorsqu’il entrait, c’était comme un chien dans un jeu de quilles ; il ne cessait jamais de grogner, de se plaindre, de larmoyer à propos de tout, comme un pauvre homme.

Dominique continua d’avaler d’autres crapauds et, par amour pour sa femme, accepta qu’elle sacrifiât les petites épargnes qu’ils avaient réussi à mettre de côté, afin de satisfaire papa Luigi. Rien à faire, le petit vieux, sans même dire " merci ", se laissait toujours aller avec de nouvelles jérémiades. Et ce furent toujours les mêmes lamentations, les mêmes impolitesses.

Louis Giannetti allait bientôt connaître la fin de son existence bizarre ; le dernier chapitre qu’il écrira sera saisissant. Il mourut de la lèpre.

Il ne quitta plus le lit de Saint-Jacques. Il ne sera pas pour autant abandonné par sa fille. Le geste que maman Santa avait posé, lors du décès de Benoit-Joseph Labre, en 1783, le geste de laver la dépouille souillée du saint, étendue sur un grabat de la rue " De Serpenti " avait fortement impressionné Anne-Marie. Elle soigna son père lépreux, nettoya ses pauvres membres avec des bains chauds, le changea de linge, lui peignit les cheveux avec autant de patience qu’avec ses enfants. Et ce, pendant des mois, sans en retirer un seul mot de reconnaissance. Lorsqu’elle constata que la fin était proche, elle le prépara à recevoir les derniers sacrements. Il fut administré, et accompagné par la main de sa fille, jusqu’au dernier soupir, vers les sentiers éternels du ciel.

Elle conduisait, quelque temps après, vers les mêmes sentiers, la maman Santa qui demeurait toujours avec elle. Elle fut fidèle à sa mère jusqu’au bout, fut jour et nuit à son chevet.

Quelle amertume les voisins et voisines ne donnèrent-il pas à Anne-Marie ! Les murmures, commérages, calomnies, injures, ne cessaient de pleuvoir sur elle. Le va-et-vient de personnalités de toutes sortes dans la maison des Taïgi, était le prétexte des conjectures les plus fantaisistes, les plus malicieuses, des accusations les plus sordides.

Un jour, une femme eut l’audace d’insulter, de porter atteinte à la réputation d’Anne-Marie. Dominique l’apprit et sauta comme un baril de poudre. La diffamation dénoncée, il la fit enfermer, sans rémission.

Anne-Marie apprit qu’elle devait exercer au suprême degré la vertu de prudence, cacher à son mari jusqu’à la plus petite des nombreuses offenses dont elle était la cible continuelle. Elle défendait même à ses enfants d’en faire part à leur père, dans la crainte que Dominique ne se laisse aller à de sévères vengeances, selon son style rustaud.

Nonobstant les charges croissantes, comme nous le verrons, cette femme extraordinaire, face aux événements de son époque, sut conserver un rythme serein et constant à l’avantage des membres de sa nombreuse famille. Comme le lui avaient appris à l’école Sainte-Agathe ses pieuses maîtresses, Anne-Marie divisa et régla la journée de chacun des siens, en tenant compte des devoirs de la piété, des obligations du travail.

Le réveil, le matin, était plutôt hâtif Après la prière et la collation, les filles s’adonnaient aux travaux ménagers qui se prolongeaient toute la journée avec la seule interruption du dîner. Le travail des fils se faisait à l’extérieur. Le soir, à l’heure fixée, personne ne devait manquer la récitation du rosaire suivie de prières additionnelles qui, en vérité, étaient un peu longues. Et c’était le souper précédé et suivi, comme au dîner, de quelques prières. Suivait la lecture de quelques pages de la vie d’un saint, de quelques entretiens sur les missions catholiques. On chantait ensemble, enfin, un cantique religieux. Les enfants passaient un par un, devant les parents, demandaient la bénédiction, baisaient la main de l’un et de l’autre, gagnaient leur lit. C’était toujours tôt.

En plus de s’éreinter à la maison avec ses filles, Anne-Marie en arrivait, chaque jour, à soutirer quelques heures de son temps pour s’adonner à des oeuvres de piété, s’employer à des travaux qui rendaient service aux autres, tout en lui assurant un petit revenu qui contribuait, avec l’apport de Dominique, à donner de l’élan à la caravane familiale. " Plusieurs femmes ensemble, dira celui qui la connut bien, n’auraient pu en faire autant que ce qui fut fait par elle ". Elle ne pactisait jamais avec la paresse, comme en témoignait une voisine. Elle agissait de façon à ce que tout soit en place. Ce qu’un autre ne faisait pas, elle le faisait.

Quand tous les autres dormaient, elle enlevait sa coiffe et, chassant le sommeil de ses yeux, elle travaillait pour les pauvres, priait, méditait, plus unie que jamais à son époux céleste. Le silence de la nuit lui procurait un souffle de paix comme il en existe dans le cloître.

La sobriété, oui, toujours ; mais une alimentation adéquate ne devait manquer ni au mari, ni aux enfants. " Ici, à Rome, dira Dominique, en bon valtelin, on mange à crever, un jour ; on a peine à se mettre un peu de pain sous la dent, le lendemain. Dans la façon de procéder de ma femme, tout est à l’ordre, tout s’équilibre, tout fonctionne comme une horloge, dans la paix du ciel ". Dominique en savait quelque chose ; il mangeait toujours pour trois.

Et pendant que les autres mangeaient la soupe et le ragoût garni de patates ou des fritures, de l’agneau quand il n’était rien resté du dîner, le tout agrémenté par un morceau de fromage, un peu de salade, du vin, soit pur, soit trempé, dont chacun pouvait se servir en allant jusqu’à l’épaisseur de deux ou trois doigts, à la fin du repas, Anne-Marie, debout, les servait tous ; elle ne s’assoyait que lorsque tous étaient satisfaits. Elle-même se contentait de si peu ; très souvent, d’un reste du jour précédent.

L’économie faisait toujours loi dans le régime familial d’Anne-Marie Taïgi. On n’allait cependant pas jusqu’à l’avarice. S’il est vrai que dans les meilleures années, elle ne favorisait, pour aucun motif, le caprice chez ses enfants, lequel a pour effet, en général, de les rendre la plupart du temps insatisfaits, il est aussi vrai qu’elle n’hésita pas à engager des domestiques, lorsqu’elle le jugeait nécessaire. Et elle les traitait comme ses filles. Il est certain qu’elle ne leur imposait pas de services supérieurs à ceux que, malgré cette aide, continuaient d’effectuer ses propres filles.

" Une fois, racontera une des domestiques de la maison Taïgi, je portais une grosse carafe qui pouvait valoir une douzaine de " paoli ", soit 56 centimes, une carafe cannelée et dorée qui se brisa entre mes mains. Imaginez ce qui se serait passé dans la plupart des familles. Eh bien, Anne-Marie dit immédiatement, qu’il n’en était rien. Elle me servit du vin en ajoutant que de telles carafes, elle en avait eu douze et qu’elles s’étaient toutes brisées de la même façon ".

Généreuse, et toutefois ménagère et parcimonieuse, lorsqu’elle sera malade au lit, elle appellera la domestique à son chevet et se fera montrer le panier et la note des dépenses. Si quelque chose dans le panier ne lui semble pas bon ou si la note lui apparaît trop élevée, elle ne manquera pas de faire à la jeune fille le juste reproche, mais avec douceur et sans lui tenir rigueur.

Les années de grande misère commencèrent en 1799, une année après que les émissaires de Napoléon eurent proclamé la République romaine. Ce fut la faim pour tous et pour la maison Taïgi, parce que les temps furent tristes pour les princes aussi ; le prince Chigi avait levé le camp et s’était réfugié à Paris. De sa nouvelle résidence, il fit savoir à Dominique qu’il n’était plus en mesure de supporter tant de domestiques, mais que lui, son fidèle serviteur, pouvait encore demeurer au palais, s’il le désirait. Il devrait cependant se contenter de sa propre nourriture, se débrouiller avec les seize écus convenus pour son salaire.

Dominique y demeure, soit pour le pain, soit pour le fricot, soit en témoignage de fidélité à son patron. Ainsi, dans ces sombres années, tout le poids de la famille retombe sur les épaules d’Anne-Marie et elle ne perd pas courage ; elle joue le rôle du père et de la mère. Elle fut contrainte, chaque jour, pendant des heures et des heures, à demeurer au milieu de la foule misérable et exaspérée des pauvres qui s’entassaient férocement, devant les boulangeries, rudoyée par l’impolitesse des soldats français.

Pour le reste de la journée et la plus grande partie de la nuit. Anne-Marie travaillait et travaillait. Elle s’est souvenue avoir appris, étant jeune, dans cet ouvroir du quartier " des Monts ", tenu par des anciennes et braves dames, certains métiers importants. Elle les reprit tous. Elle s’occupa à confectionner des chaussures avec semelles de corde de ficelle, des chemises, des vestons et des vêtements de femmes, sans toutefois négliger sa famille. Il faut dire, cependant, que ce qu’elle gagnait suffisait à peine pour répondre aux exigences des siens, apaiser leur faim.

Les travaux ingénieux et soignés qu’elle exécutait, elle les fit apprécier par les soeurs des monastères Saints-Dominique-et-Sixte. Les soeurs la firent connaître à Maria Luisa, ex-reine d’Etrurie et duchesse de Lucques, qui, extasiée devant les vertus d’Anne-Marie, profondément frappée par ses dons exceptionnels, entra en relation avec elle. Elles se lièrent d’une amitié si profonde qu’elle, l’aristocrate, et Anne-Marie, la fille du peuple, uniront leurs efforts. Anne-Marie reçut plusieurs petits cadeaux pour ses enfants. Elle lui fixa une allocation mensuelle de cinq écus pour que, dans la maison Taïgi, une lampe brûlât à perpétuité, devant l’image de la Vierge.

Cette fois, Anne-Marie accepta l’offrande parce qu’elle lui donnait l’eau à la bouche. Mais ni avant, ni après, elle ne demanda une aide quelconque ; elle se contentait des secours qui lui venaient spontanément, comme envoyés par la Providence, des secours modestes. Si les secours avaient été trop importants, si elle avait voulu en profiter moindrement, elle serait devenue riche et jugeait bon de les refuser. Ainsi, lorsqu’elle refusa les faveurs du cardinal Pedicini qui désirait la recevoir avec toute sa famille dans son palais, avec l’assurance d’avantages inimaginables qui en auraient résulté ; comme elle refusa également, la possibilité d’établir son mari et les siens, tout prés de la même ex-reine d’Etrurie.

C’est elle qui, au contraire, reçut un tas de gens dans sa maison. Elle reçut d’abord sa maman et, quelques années après, en 1835, l’entière famille de sa fille Sophia. Elle accueillit aussi, entre autres, ce bon Dom Rafaele Natali, affligé, doyen du collège des chapelains pontificaux, qui fut son confident sincère, tant qu’elle vécut. Il en pénétra les secrets du coeur à un point tel que s’il n’avait pas été l’hôte agréé chez les Taïgi, nous ignorerions aujourd’hui bien des traits de la merveilleuse élévation de cette femme.

Au palais Chigi, au " Corso ", naquirent tous les enfants de Maria et de Dominique. Il est vrai que Maria-Seraphina, Louis et Louise, étaient morts rapidement, encore bébés. Toutefois, les quatre adolescents, Camille, Alexandre, Sophie et Mariuccia, sans compter les parents et pour plusieurs années, la grand’maman Santa, formaient une famille un peu trop nombreuse pour ne pas se sentir comprimée dans ces deux pièces. L’heure vint, en effet, de l’inévitable décision : renoncer aux faveurs du prince qui avait concédé ce logis gratuitement, et affronter de nouveaux engagements de location pour une demeure qui permettait, pour le moins, de respirer.

Ils la trouvèrent d’abord sur la rue " del Giardino ", au numéro 195. Mais en 1827, les Taïgi retournèrent habiter au " Corso ", juste en face du palais Chigi, dans une maison démolie par la suite, sise exactement sur le terrain où surgit aujourd’hui la " Rinascente ". C’était un petit appartement très peu éclairé, très peu aéré. Si déjà, au palais Chigi, les fenêtres d’Anne-Marie avaient regard sur la venelle du " Sdrucciolo ", dans cette maison, les fenêtres s’ouvrent à l’arrière, donnent sur la ruelle " Cacciabobe ".

En 1828, les Taïgi déménagèrent de là pour affronter une période pénible de déplacements : trois fois, en trois mois. Ils passèrent d’un appartement aux Anges-Gardiens, dans une maison prés de l’église Saint-Nicolas " in Arcione " où aujourd’hui débouche un tunnel sur la " via del Tritone " ; et enfin, au palais Fiorelli, sur la " via del Burro ", face à l’église Saint-Ignace. Mais ils durent quitter de nouveau parce que, comme je l’ai déjà mentionné, une autre famille s’ajouta à celle des Taïgi, celle de Sophie, devenue veuve avec cinq enfants.

La nouvelle famille trouva logement au numéro 262 du palais " Righetti ", qui ne fait qu’un, aujourd’hui, avec le palais " Odescalchi ", face à l’église de Sainte-Marie " in via Lata ". C’est dans cette maison que mourra Anne-Marie Taïgi, en 1837.

Anne-Marie allaita elle-même tous ses enfants, après les avoir fait baptiser dans les vingt-quatre heures qui suivirent leur naissance. Elle les fit confirmer en leur temps, même avant la septième année, pour ceux qui étaient en danger de mort.

Elle les instruisait tous, pratiquement seule, leur enseignait la doctrine chrétienne. Elle les confiait à quelqu’un d’autre, le dimanche seulement ; les garçons à l’église paroissiale, les filles aux religieuses.

Vers l’âge de douze, treize ans, comme il était d’usage alors elle les mena, l’un après l’autre, à la première communion, et s’appliqua à les faire grandir dans l’amour de Dieu et du prochain. Elle accompagnait souvent ses filles dans les hôpitaux, pour qu’elles puissent exercer leur piété envers les malades. Elle veilla avec soin, avec grand souci, sur l’innocence de ses enfants. Elle les préserva de l’esprit mondain, centrant son action sur une devise populaire : " L’oisiveté est la mère de tous les vices ". Si bien que sa fille Mariuccia dira : " nous étions toujours occupés à quelque chose ".

Anne-Marie fit donner à tous les quatre un certain degré d’instruction. Mais comme elle n’eut pas d’ambition pour elle-même, elle n’en nourrit pas non plus pour ses enfants.

Elle qui, par ses relations en haut lieu, auprès de familles cossues qui auraient pu installer facilement les garçons dans des postes lucratifs et honorifiques, au moment où ils atteignaient l’âge de gagner leur pain à la sueur de leur front, leur choisit des patrons qui leur convenaient ; plaça le premier dans une boutique de barbier de la place " delle Carrete ai Monti ", et fit apprendre au second le métier de chapelier, chez un certain Salandi, au " Monte Citorio ". Elle continua à les accompagner dans leur cheminement, à veiller sur leur conduite morale, la préparation de leur avenir, leur initiation à l’épargne. Quand ils se marièrent, non parce qu’elle les perdit de l’oeil, les deux fils et leurs épouses vinrent toujours à elle pour entendre ses conseils sereins, sur l’éducation de la famille.

Puis Camille fut frappé par la tuberculose ; la maladie fut inexorablement rapide. Dans ces jours, Anne-Marie était encore malade au lit. Elle se fit toutefois porter en cabriolet à la maison de son fils. Quand la bru la vit arriver, elle exulta, car elle était convaincue que Camille serait guéri ; la prédiction semblait sur les lèvres de la belle-mère. Il n’en fut pas ainsi : souriante, Anne-Marie s’approcha de son fils, le baisa et lui dit : " Allons, demeure dans la joie ; une place au ciel est déjà préparée pour toi. Tu pars avant, mais nous nous reverrons bientôt, en paradis ".

Mariuccia, la plus jeune, adolescente quelque peu vaniteuse, travaillait tous les jours dans le but de se procurer quelque vêtement élégant. Rien de mal, cela ne l’empêcha pas, par la suite, de demeurer célibataire, de devenir une infatigable soeur de Saint-Vincent-de-Paul.

Mais ce fut Sophie, la pièce maîtresse d’Anne-Marie. Comme sa mère, elle étudia chez les " Pieuses Maîtresses ", jusqu’à l’âge de quatorze ans. De quatorze à dix-sept ans, elle fréquenta les écoles de " San Dionisio ". De là, elle se rend travailler dans une boutique de chaussettes, dans la venelle " Cacciabove ". C’est elle qui fut la plus près de la maman ; elle partageait ses prières, ses sacrifices, ses vicissitudes ; elle modela son âme sur la sienne.

Elle épousa Paolo Micali, mantouan, de moeurs correctes et de condition modeste, à qui elle donna six enfants. Puis ce fut la mort subite du mari. Les bras grands ouverts de la maman Anne-Marie se fermèrent sur la fille éprouvée, sur l’épouse éplorée.

" Elle m’embrassa avec le coeur d’une vraie mère, calma par dessus tout ma douleur, adoucit mon épreuve en m’exhortant à la foi, à la confiance en Dieu qui avait tout prévu, qui exprimait sa volonté ".

Et quand Anne-Marie deviendra gravement malade, sentant sa fin prochaine, encore une fois, elle s’adressera à sa fille chérie, pour la rassurer : " C’est ma dernière maladie ; j’en mourrai. Mais ne crains rien parce que je penserai à tous les tiens. Même quand je ne serai plus là, vous serez toujours consolés et préservés ". Et il en fut ainsi.

   

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