Issu d’une vieille
famille féodale d’origine normande et germanique, saint Thomas d’Aquin
naquit
vers la fin de l’année 1224 ; son père, Landolphe, comte d’Aquin,
seigneur de Loretto et de Belcastro, était allié à la famille impériale
— le père de Landolphe, Thomas, avait épousé Françoise de Souabe, sœur
de l’Empereur —, tandis que sa mère, Théodora, comtesse de Teano,
descendait des princes normands qui s’étaient taillé un royaume, au sud
de l’Italie. Alors qu’elle était enceinte, Théodora reçut au château de
Rocca Secca un ermite qui, lui montrant un portrait de saint Dominique —
saint Dominique était déjà mort – 6 août 1221 – mais il n’était
pas encore canonisé – 3 juillet 1234)], lui dit : « Réjouissez-vous,
Madame, vous donnerez le jour à un enfant que vous nommerez Thomas ;
vous songerez à en faire un moine du Mont-Cassin, mais Dieu en a disposé
autrement ; l’enfant deviendra un frère de l’ordre des frères prêcheurs
et il brillera d’un tel éclat de science et de sainteté qu’il n’aura pas
son pareil au monde. »
L’enfant dont le parrain
fut le pape Honorius III, reçut le prénom de Thomas et fut très tôt
confié au monastère bénédictin du Mont-Cassin dont son oncle, Sunnibald,
était l’abbé. Thomas se fit autant remarquer par sa piété que son
intelligence ; l’abbé du Mont-Cassin et son père décidèrent de
l’inscrire à l’université de Naples pour étudier les Arts libéraux.
C’est à l’université de Naples qu’il s’initia aux écrits d’Aristote et à
l’antique droit romain.
C’est aussi à Naples qu’il
rencontra l’ordre des frères prêcheurs. Contre l’avis de sa famille, il
reçut l’habit des Dominicains. Sa mère qui était ulcérée que son fils
entrât dans un ordre mendiant, se plaignit sans succès au prieur du
couvent de Naples, au maître général de l’Ordre et au Pape. Abandonnant
les plaintes, elle se décida à venir chercher elle-même Thomas mais,
lorsqu’elle arriva au couvent de Naples, il s’était enfui à Rome, au
couvent de Sainte-Sabine, d’où le maître général de l’Ordre le firent
discrètement partir pour Paris. Rattrapé par ses deux frères, Landolphe
et Raynald, entre Sienne et le lac de Bolsenne, près d’Aquapendente, il
fut enfermé au château du Mont-Saint-Jean. Ni ses frères ni sa mère ne
réussirent à fléchir sa décision, quant à ses deux sœurs, elles prirent
secrètement son parti au point que l’aîné résolut de se faire religieuse
à Sainte-Marie de Capoue. Pour perdre sa réputation, ses frères firent
entrer une prostituée dans sa chambre ; Thomas prit un tison enflammé,
traça une croix sur le mur et se mit à genoux pour renouveler son vœu de
chasteté ; il tomba alors en sommeil et eut l’apparition de deux anges
qui ceignirent ses reins en lui disant : « Nous venons à toi de la
part de Dieu pour te conférer le don de la virginité perpétuelle qu’il
t’accorde dès ce moment. » Il était enfermé depuis deux ans quand
les Dominicains portèrent plainte auprès du pape Innocent IV et de
l’Empereur qui venaient de se réconcilier : l’empereur Frédéric exigea
sa libération. La famille ne voulant pas perdre la face, les deux sœurs
prièrent les dominicains de Naples de se rendre nuitamment au pied de la
tour dont Thomas descendit dans un panier.
On s’étonne que les
ecclésiastiques français ne fassent plus grand cas de saint Thomas d’Aquin
dont,
pourtant, le deuxième concile du Vatican qu’ils font mine de regarder
comme la référence absolue de la religion toute entière, recommande par
deux fois l'étude .
Cet ignorant mépris est d’autant plus surprenant que saint Thomas d'Aquin
vécut treize ans à Paris, qu’il fut canonisé en Avignon, et que la plus
grande part de ses reliques sont à Toulouse .
Thomas d’Aquin qui, depuis
deux ans, était retourné en Italie, fut invité par le pape Grégoire X à
se rendre au deuxième concile de Lyon qui devait s’ouvrir le 1° mai
1274. Le 28 janvier 1274, il quitta Naples à pied, accompagné de deux
autres frères prêcheurs. Il passa par Aquin où il était né, et par le
château de Maenza où habitait sa nièce. Arrivé aux confins de la
Campanie et du Latium, entre Terracina et Rome, pris d'un mal
mystérieux, il demanda l'hospitalité à l'abbaye cistercienne de
Fossanova où il mourut le 7 mars 1274.
Une quarantaine d'années
plus tard, Dante
rapporte que Thomas d’Aquin aurait été empoisonné par ordre de Charles
d'Anjou ,
roi de Naples, frère de saint Louis. Giovanni Villani ,
contemporain de Dante, affirme que l’assassin de Thomas d’Aquin avait
cru être agréable au roi Charles, puisqu’il appartenait à la famille des
seigneurs d'Aquin
qui étaient en rébellion contre lui. Vers 1328, le Bolognais Jacopo
della Lana, l’un des premiers commentateurs de la Commedia,
raconte que Thomas d’Aquin, avant de quitter Naples, vint prendre congé
du roi Charles, et lui demanda s'il avait quelque commission à lui
confier ; le roi lui dit : « Si le pape vous questionne sur moi,
quelle réponse ferez-vous ? » Thomas répondit : « Je dirai la
vérité » ; craignant que cette vérité ne soit pas à son avantage, le
roi Charles fut si préoccupé que ses médecins s'aperçurent de sa
mélancolie ; il en révéla la cause à l'un d'eux qui affirma que le
remède était trouvé ; après avoir chevauché jour et nuit, il rejoignit
Thomas d’Aquin, et lui dit que le roi ne voulait pas le laisser voyager
sans la compagnie d'un médecin ; il lui fut facile d'employer le poison
qui devait tuer Thomas d’Aquin.
Thomas d’Aquin jouissait
déjà d'une réelle réputation de sainteté qui explique que les moines de
Fossanova voulurent tant garder son corps. Le procès de canonisation,
commencé à l’initiative de la province dominicaine de Sicile
(1317-1318), fut immédiatement soutenu par Jean XXII
qui, à peine élu, avait enrichi la bibliothèque pontificale des écrits
de Thomas d’Aquin. La première enquête fut menée à Naples où, à partir
du 23 juillet 1319, on entendit quarante-deux les témoins .
Une enquête supplémentaire fut faite à Fossanova — du 10 au 26 novembre
1321. La Bulle de canonisation fut donnée le 18 juillet 1323.
« Placer sur les autels
l'illustre Docteur était une mesure d'une gravité extrême, parce que
c'était consacrer définitivement une hégémonie doctrinale sans
pareille... Avec le Docteur commun, il s'agissait d'un génie puissant et
ordonnateur qui avait posé une emprise unique sur la pensée profane et
sacrée. Déclarer sa sainteté, c'était jeter dans un des plateaux de la
balance le poids d'un suffrage qui fixerait la position déjà acquise par
l'excellence seule de sa doctrine... Le Saint-Siège, conscient des
forces de dissolution qui travaillaient déjà le monde et désagrégeaient
son unité religieuse, chercha à parer au danger en opposant aux
puissances de destruction la puissance de résistance et de stabilité
qu'était l'œuvre de Thomas d'Aquin ».
Sous le pontificat de Jean
XXII, « tout le monde semble irrité, prompt aux critiques amères et
aux invectives violentes. L'injure est partout, dans le geste des
princes, dans la bouche des docteurs, dans les écrits des lettrés et
chacun, pourrait-on ajouter, milite contre tous les autres... Dans ce
régime général de conflits c'est l'autorité pontificale qui est
finalement en butte à la plupart des agressions. C'est elle qui est,
non seulement menacée, mais encore gravement atteinte et avec elle, et
par elle, la constitution même de l'Eglise. Les clercs lettrés,
séculiers et réguliers, dont l'activité doctrinale devrait être une
force de conservation et de défense, subissent, en grand nombre, chacun
à sa manière et dans son domaine, la contagion anarchique de l'époque et
fourbissent, inconsciemment ou non, des armes dangereuses. L'Université
de Paris est devenue, depuis le règne de Philippe le Bel, l'arsenal où
se forgent ces armes... C'est en présence du désarroi des évènements et
des idées que le Saint-Siège cherche le point d'appui ferme et stable
qu'il pourrait donner à la société chrétienne, surtout en matière de
doctrine. A vrai dire, il n'a pas à chercher. L'œuvre philosophique et
théologique de Thomas d'Aquin s'est déjà universellement imposée au
monde intellectuel. Il s'agit seulement de faire un pas de plus :
confirmer et promouvoir la doctrine en déclarant la sainteté du maître. »
Jean XXII avait dit que
Thomas d’Aquin avait plus illuminé l'Eglise que tous les autres docteurs
et que l'on profite plus en une année avec ses livres qu'en toute une
vie avec la doctrine des autres ;
il avait ajouté : « Nous croyons que Frère Thomas est au ciel, car sa
vie fut sainte et sa doctrine est un miracle. »
En présence du roi Robert
de Naples ,
de sa mère et de sa femme, les cérémonies de la canonisation de saint
Thomas d’Aquin, en même temps que celle de saint Louis d’Anjou,
commencèrent le jeudi 14 juillet, dans le palais pontifical. Jean XXII
fit le panégyrique de saint Thomas d’Aquin
et fut suivi par sept orateurs : le dominicain Pierre Cantier ,
le roi Robert de Naples, le patriarche d'Antioche qui était dominicain,
l'archevêque de Capoue, un évêque dont le nom n'est pas donné,
l'archevêque d'Arles et l'évêque de Lodève qui était franciscain.
Le lundi suivant (18
juillet), à Notre-Dame des Doms, Jean XXII lut la bulle de canonisation
où, après avoir résumé la vie de saint Thomas d’Aquin et exalté ses
vertus éminentes, il énuméra les principaux miracles constatés. Le Pape
célébra la messe où il prêcha, puis il retint à sa table le roi Robert
et dix-sept cardinaux. Le roi Robert avait fait annoncer que ce jour
serait célébré comme la fête de Noël. Pendant tous les jours suivants,
des fêtes solennelles furent célébrées au couvent des Frères Prêcheurs
d'Avignon par le roi et la reine et divers prélats.
La proclamation de la
sainteté de Thomas d'Aquin repose sur son intense piété eucharistique,
sa chasteté précieusement gardée par l'ascèse, sa vénération pour les
docteurs anciens, son esprit d'obéissance. Saint Thomas d’Aquin a
parfaitement conjugué la connaissance de la vérité et la perfection
spirituelle, montrant qu’elles s'aident mutuellement, car Dieu est à la
fois la Vérité et le Bien. De même qu'on ne peut prétendre bien
connaître un pays lointain sans y avoir soi-même séjourné, on ne peut
obtenir une science religieuse sans vivre dans l'intimité de Dieu ; « si
quelqu'un veut avoir l'intelligence de ce qu'il a entendu, qu'il
s'empresse d'accomplir ce qu'il a déjà pu entendre . »
La sagesse divine ne nous est pas communiquée par le travail abstrait de
l’intelligence mais par la fidélité à Dieu. Il faut des efforts
méritoires pour désirer la vérité malgré d'autres sollicitations qui
l'obnubilent ; il faut toute l’application de l’intelligence, de la
volonté et du cœur pour faire sérieusement attention à la vérité, pour
s’assurer des intentions droites et pures, une parfaite probité
intellectuelle ; il faut une résolution sincère et généreuse de changer
de conduite si l'on découvre que la nôtre n'est pas conforme aux vérités
que le Seigneur nous a révélées. La lumière est la récompense de
l’effort, de l’observance et de la pratique des grâces. Il s’agit
d’écouter Dieu plutôt que nous-mêmes, de croire en Dieu plutôt qu’aux
hommes.
« Porter un jugement
vrai sur les réalités divines d'après la recherche de la raison
appartient à la sagesse, vertu intellectuelle ; mais porter sur elles un
jugement vrai selon une certaine connaturalité avec elles appartient à
la sagesse, don du Saint-Esprit... Or cette sorte de conformité de
nature avec les réalités divines est produite par la charité, qui nous
unit à Dieu, selon ces paroles de saint Paul dans la première épître aux
Corinthiens :
Celui qui est uni à Dieu ne fait qu'un esprit avec lui. »
Par la limpidité de son
âme, saint Thomas d'Aquin nous rappelle le sermon de Jésus sur la
montagne : « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu . »
A cause de son humilité, il a reçu les révélations réservées aux petits.
Ces valeurs évangéliques sont d'un ordre supérieur à celui de la simple
cogitation, et leur acquisition est plus difficile donc plus rare. Il
n'en reste pas moins qu'en raison du rapport entre l'objet connu et le
sujet connaissant, le Docteur Angélique demeure, par sa
sainteté même, un modèle à imiter pour tous ceux qui s'adonnent à la
théologie.
La pensée du Docteur
Angélique a joué un rôle décisif et bienfaisant dans
l'élaboration de la science sacrée et des idées philosophiques.
Affirmant la valeur de l'intelligence, il établit les preuves
rationnelles de l'existence de Dieu ; il précise la distinction entre
les ordres naturel et surnaturel ; tout en proclamant l'immutabilité des
données de la foi, connues grâce à la Révélation, il répand des lumières
sur les dogmes qui les énoncent ; il formule les principes de la morale
individuelle et sociale et du droit naturel ; il enseigne les voies de
la perfection chrétienne ; il rappelle les droits de la Vérité première
et l'autorité souveraine de Dieu ; il voit dans l'amour créateur et
sauveur un seul amour, qui crée pour sauver et subordonne toute la
création au salut.
Par la pénétration et la
subtilité de son intelligence, par sa prodigieuse puissance de travail,
en un temps où les moyens techniques dont nous disposons n'existaient
pas et devaient être suppléés par la mémoire, par la lucidité dans
l'exposé des questions les plus abstruses, et surtout par l'excellence
de sa doctrine, saint Thomas d’Aquin, mort à quarante-neuf ans,
constitue en lui-même un miracle.
Déjà dans sa plus tendre
enfance, quand on l'avait confié aux bénédictins du Mont-Cassin ,
saint Thomas d’Aquin était hanté par le problème de la Divinité,
demandant sans cesse : « Qu'est-ce que Dieu ? » Adulte, il donna
lui-même une réponse à cette question essentielle : dans presque tous
les livres qu'il composa, qu'il s'agisse de la création du monde, de
l'homme, des lois, des vertus ou des sacrements, il traite toujours de
Dieu, auteur du salut éternel. Nul ne pourrait lire avec profit les
œuvres de saint Thomas d’Aquin, s’il ne veut pas être porté à la vie
intérieure, désirant grandir dans la prière, la méditation et la
contemplation. Thomas d'Aquin s'est élevé à la sainteté parce que ses
études l'ont fait vivre assidûment dans la familiarité de Dieu,
s’offrant tout entier à l'objet de sa foi et de sa contemplation. C'est
cette union intime à Dieu fut obtenue par le renoncement à soi-même qui
l'a rendu capable d'entrevoir quelque chose du mystère divin.
Dans sa prière habituelle,
il demandait à Dieu de dissiper les ténèbres de son intelligence pour
lui faire désirer, rechercher, connaître et accomplir ce qui plaît à
Dieu. Parce que cette domination absolue de Dieu est radicalement
incompatible avec l'orgueil, saint Thomas d’Aquin fut très humble ;
parce que cette disponibilité de l'esprit pour les réalités divines
s'acquiert grâce à la maîtrise de soi, saint Thomas d’Aquin fut très
mortifié. Sa piété envers le mystère de l’Eucharistie lui valut d’être
l’auteur de l'admirable « Office du Saint-Sacrement » et d’être
appelé le Docteur eucharistique. En plus du Saint Sacrifice de la
messe qu’il célébrait dévotement chaque jour, il assistait à une autre
messe que, très souvent, il servait lui-même. Enfin, dans sa prière,
comme dans celle de tous les véritables hommes de Dieu, la Vierge Marie,
Mère de Dieu, tenait une place éminente.
La vie de saint Thomas d'Aquin
nous invite à l'imitation. Comment pourrions-nous mieux le vénérer qu'en
nous inspirant de ses exemples et de ses enseignements, afin que, dans
ce monde qui se désagrège parce qu'il veut être sa propre fin, chacun de
nous contribue, dans la mesure de son pouvoir, à établir en tout, et
d'abord en soi-même, le règne de Dieu ?
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