Je reviens maintenant à l'endroit de ma vie où j'en
étais restée (cf. chap. 9). J'ai fait une digression trop longue peut-être, mais
elle répandra plus de lumière sur la suite de ma relation. C'est désormais un
nouveau livre, je veux dire une nouvelle vie. Celle qui s’est écoulée jusqu’à
l’époque où j’ai suspendu mon récit, était ma vie: celle qui commence avec ces
états d'oraison que je viens d'exposer, est, je puis le dire, la vie de Dieu en
moi; car autrement, je le reconnais, il m'aurait été impossible de m'affranchir
en si peu de temps des habitudes d'une vie si imparfaite. Loué soit à jamais le
Seigneur de m'avoir ainsi délivrée de moi-même!
A peine avais-je commencé à fuir les dangers et à
consacrer plus de temps à l'oraison, que Notre Seigneur m'ouvrit les trésors de
ses grâces; il n'attendait, ce semble, que mon consentement à les recevoir. Il
me donnait très ordinairement l'oraison de quiétude, et souvent celle d'union,
qui durait un bon moment.
Comme dans ce môme temps on avait vu des femmes,
victimes de grandes illusions, tomber dans les pièges tendus par l'esprit de
ténèbres
,
je commençai à concevoir des craintes sur le plaisir si doux, et souvent
irrésistible, que je goûtais dans mes relations avec Dieu. D'autre part, surtout
tant que durait l'oraison, je sentais une assurance intérieure très grande que
ces délices venaient de Dieu. Je voyais en outre que j'en devenais, et meilleure
et plus forte. Mais m'arrivait-il de me distraire tant soit peu, je
retombais dans mes craintes; je redoutais un artifice du démon qui, en me
faisant croire que la suspension de l'entendement était chose bonne, voulait
par là me détourner de l'oraison mentale. De plus, ne pouvoir ni penser à la
Passion, ni me servir de mon entendement, me paraissait, à cause de mon
peu de lumière, une perte préjudiciable.
Mais comme l'heure était venue où
Notre Seigneur
voulait, en m'éclairant, mettre un terme à mes offenses et me montrer combien je
lui étais redevable, il permit que mes alarmes crussent de jour en jour, en
sorte que je me déterminai à chercher avec soin des hommes versés dans les voies
spirituelles pour conférer avec eux. On m'avait déjà signalé comme tels quelques
pères de la compagnie de Jésus, récemment établis dans cette ville
.
et moi, sans en connaître aucun, je leur étais très affectionnée, par cela seul
que je savais leur genre de vie et leur manière d'oraison; mais je ne me
trouvais pas digne de leur parler, ni assez forte pour leur obéir, ce qui
m'inspirait une plus grande crainte, car traiter avec eux, et être ce que
j'étais, me semblait quelque chose de bien ardu. J’en fus là quelque temps.
Enfin, après bien des combats intérieurs et bien des craintes, je me décidai à
parler à un homme spirituel pour savoir ce qu'était mon oraison, et en recevoir
lumière si j'étais dans l'erreur, fermement résolue de faire tout ce que je
pourrais pour ne pas offenser Dieu. Ce qui me rendait si timide, c'était, je le
répète, ce manque d'énergie que je voyais en moi. Quelle grande erreur, ô mon
Dieu! Je cherchais à être bonne, et je m'éloignais du bien. Si j'en juge par la
violence que j'eus à me faire, le démon doit livrer sur ce point de bien rudes
assauts à une âme qui commence à pratiquer la vertu; il sait bien que tout est
gagné pour elle, si elle a le bonheur de traiter avec les amis de Dieu. Et moi,
je différais de jour en jour, sans jamais pouvoir m'y résoudre! J'attendais,
comme quand je quittai l'oraison, que je fusse devenue meilleure, et peut-être
ce changement n'aurait jamais eu lieu. De petites fautes passées en habitude, et
dont je n'apercevais pas la gravité, m'avaient fait tomber si bas, que j'avais
besoin du secours d'autrui et d'une main qui m'aidât à me relever. Béni soit le
Seigneur! la première qui me fut tendue fut la sienne.
Quand je vis que ma crainte augmentait toujours,
parce que les grâces reçues dans l'oraison allaient croissant, je jugeai qu'il y
avait là quelque grand bien ou un très grand mal. Je comprenais que ce qui se
passait en moi était surnaturel, parce que quelquefois je ne pouvais y résister;
quant à me le procurer de moi-même, c'était impossible. Je pensai que l'unique
remède était de m'appliquer à la pureté de conscience, et de m'éloigner de toute
occasion, même de péchés véniels: si c'était l'esprit de Dieu, le profit était
clair; si c'était le démon, tandis que je ferais tous mes efforts pour contenter
le Seigneur et ne point l'offenser, il ne pouvait me causer que fort peu de mal,
ou plutôt il y perdrait lui-même. Cette résolution prise, je suppliais
continuellement le Seigneur de m'assister; mais après y avoir été fidèle pendant
quelques jours, je vis que mon âme n'avait pas assez de force pour
s'élever seule à une si haute perfection, à cause de certaines attaches
qui, sans être en soi très mauvaises, suffisaient cependant pour tout
ruiner.
On me parla d'un ecclésiastique instruit qui était
en cette ville, et dont le Seigneur commençait à faire connaître au public la
vertu et la vie édifiante
.
Je fis en sorte de le voir, par le moyen d'un saint gentilhomme qui habite cette
même ville. Ce gentilhomme est marié, mais d'une éminente vertu et d'une vie
exemplaire. Il est tellement adonné à l'oraison et d'une charité si admirable,
qu'on le regarde, à bien juste titre, comme un modèle éclatant de bonté et de
perfection. Il a travaillé avec succès au bien spirituel d'un grand nombre de
personnes: Dieu lui a donné pour cela de rares talents, et, quoique son état y
semble un obstacle, il les fait admirablement valoir. Il a beaucoup d'esprit; il
est plein d'aménité envers tout le monde; rien dans sa conversation qui fatigue;
elle est si douce et si aimable, et en même temps si droite et si sainte,
qu'elle enchante ceux avec qui il traite. Il ne se propose se en tout d'autre
but que le bien des âmes avec lesquelles il converse, et l'on dirait qu'il ne
goûte d'autre bonheur que celui d'être utile et de faire plaisir à tous, autant
que cela dépend de lui. Quant à moi, je pense avoir sujet de croire que ce saint
gentilhomme fut par sa sage conduite la première cause du salut de mon âme. Je
ne saurais trop admirer l'humilité dont il fit preuve alors, car il y avait près
de quarante ans (trente-sept ou trente-huit ans, peut-être) qu'il s'adonnait à
l'oraison, et vivait dans toute la perfection que son état pouvait comporter. Sa
femme était aussi une grande servante de Dieu, et d'une si admirable charité,
que son exemple ne pouvait que lui faire du bien; en un mot, on voyait en elle
l'épouse choisie de la main de Dieu, pour celui qu'il savait devoir être un si
parfait modèle de fidélité dans son service
.
Ses parents et les miens étaient unis par des alliances; de plus, il avait
d'intimes rapports avec le mari d'une de mes cousines, qui était aussi très
vertueux.
Ce fut par cette voie que je tâchai d'obtenir un entretien
avec ce pieux ecclésiastique dont j'ai parlé, et qui était fort lié avec ce
gentilhomme. Mon dessein était de me confesser à lui et de le prendre pour
directeur. Le gentilhomme me l'ayant donc amené pour que je m'entretinsse avec
lui, j'éprouvai une confusion extrême de me voir en présence d'un homme si
saint. Je lui fis part de l'état de mon âme et de mon oraison. Mais il refusa de
me confesser, s'excusant sur ses occupations qui étaient en effet très grandes.
Avec une sainte résolution, il me traita comme une âme forte, telle que j'aurais
dû être d'après mon oraison, et demanda de moi d'éviter toute offense envers
Dieu. Voyant en lui cette détermination immédiate au sujet des petites fautes,
et ne me sentant pas la force d'en venir là si promptement, je m'en affligeai.
Il paraissait prendre la réforme de mon âme comme une affaire qu'il pouvait
terminer du premier coup, et je sentais qu'elle demandait beaucoup plus de
ménagement. Enfin je reconnus que le remède à mes maux ne se trouvait pas dans
les moyens qu'il proposait; ils ne convenaient qu'à une âme plus parfaite que la
mienne. Dieu, il est vrai, m'avait accordé de grandes grâces; mais pour les
vertus et la mortification, j'avais à peine fait le premier pas. J'en suis
convaincue, si je n'avais point eu d'autre directeur, jamais je n'aurais
progressé. Ne faisant pas, et ne croyant pouvoir faire ce qu'il me conseillait,
j'en éprouvais une douleur à perdre tout espoir et à tout abandonner.
J'admire quelquefois comment cet ecclésiastique
ayant une grâce particulière pour initier les âmes à la piété, Dieu permit qu'il
ne comprît pas la mienne, et refusât de se charger de ma conduite. Je vois
maintenant que tout fut pour mon plus grand bien; c'est ainsi que je devais
connaître, et avoir pour guides de mon âme, des hommes aussi saints que ceux de
la compagnie de Jésus.
Dès ce jour, il fut convenu avec ce saint
gentilhomme qu'il viendrait de temps en temps me voir. Il fit paraître alors
combien grande était son humilité, de vouloir bien traiter avec une personne
aussi imparfaite que moi. Dès les premiers entretiens, il s'appliqua à relever
mon courage; il me disait que je ne devais point m'imaginer pouvoir en un jour
me séparer de tout, mais que Dieu opérerait peu à peu ce détachement; il le
savait par expérience, ayant lui-même passé plusieurs années sans pouvoir se
vaincre dans des choses pourtant fort légères. O humilité! quels grands biens tu
apportes et à celui qui te possède et à ceux qui ont le bonheur de l'approcher!
Ce saint, car je Puis, ce me semble, à juste titre lui donner ce nom, me
disait de lui-même, pour le bien de mon âme, certaines choses que son humilité
lui faisait regarder comme des faiblesses. Dans son état, elles ne pouvaient
passer ni pour des fautes ni pour des imperfections; mais dans le mien, elles
étaient très graves.
Je rapporte ceci à dessein; on trouvera peut-être
que je m'étends beaucoup sur ces petites industries; mais, à mes yeux, elles
favorisent admirablement les premiers progrès d'une âme dans la perfection,
elles la préparent à voler dans la suite, quand elle aura des ailes; en un mot,
elles lui procurent un tel bien, qu'on ne saurait s'en faire une idée, à moins
de l'avoir éprouvé. Comme je ne doute pas, mon père, que Dieu ne vous destine à
travailler à l'avancement spirituel de plusieurs âmes, je tiens à proclamer ici
cette vérité: ce qui m'a sauvée, c'est qu'on a su me guérir; on a eu assez
d'humilité et de charité pour me suivre de près, assez de patience pour me
supporter, quand je ne me corrigeais pas de tous mes défauts.
Ce gentilhomme procédait avec discrétion, et
m'instruisait peu à peu des moyens de vaincre le démon. Il me devint extrêmement
cher; je ne goûtais pas de plus grand repos que celui que me procuraient ses
visites; niais elles étaient rares. Passait-il plus de temps qu'à l'ordinaire
sans venir, je m'en affligeais beaucoup, dans la pensée que mon peu de vertu en
était cause. Depuis que j'avais le bonheur de traiter avec lui, je m'étais
montrée plus fidèle envers Dieu; mais il me restait encore de grandes
imperfections, que je devrais peut-être appeler des péchés. Dans le désir d'être
éclairée, je les lui fis connaître, et je lui exposai en même temps les grâces
dont Dieu me favorisait. Il me dit que l'un ne s'accordait pas avec l'autre: de
semblables faveurs étaient pour des personnes déjà très avancées et très
mortifiées; c'est pourquoi il ne pouvait s'empêcher de craindre beaucoup; en
certaines choses se montrait, selon lui, l'action du mauvais esprit; il n'avait
pas néanmoins là-dessus un jugement arrêté. Il me conseilla de bien réfléchir à
tout ce qui se passait dans mon oraison et de le lui faire connaître. C'était là
difficulté, parce que je ne savais en nulle manière exprimer ce qu'était mon
oraison, Dieu ne m'ayant fait que depuis peu la grâce de le comprendre et de
pouvoir le dire. Ce conseil, joint aux craintes que j'avais déjà, me fit tomber
dans une profonde affliction, et je répandis beaucoup de larmes. Ayant un désir
si sincère de contenter Dieu, je ne pouvais me persuader que le démon fût
l'auteur de ce que j'éprouvais; mais d'autre part, je craignais que Dieu, en
punition de mes grands péchés, ne me refusât sa lumière pour découvrir la
vérité.
Je lus des livres dans l'espoir qu'ils m'aideraient
à m'expliquer sur mon oraison; dans un traité, qui a pour titre le Chemin de
la Montagne
,
je trouvai, à l'endroit où il est parlé de l'union de l'âme avec Dieu, toutes
les marques de ce que j'éprouvais. Dans cet état, disait l'auteur, l'âme ne peut
penser à rien; et c'est précisément ce que je disais de moi. Je marquai de
plusieurs traits les endroits, et je remis le livre à ce gentilhomme; ce saint
ecclésiastique, grand serviteur de Dieu, dont j'ai parlé, et lui, devaient
l'examiner et me dire ensuite ce que j'avais à faire. J'étais prête, s'ils le
jugeaient à propos, à abandonner entièrement l'oraison. Pourquoi, en effet, me
jeter dans ces sortes de dangers? Il y avait près de vingt ans que je m'occupais
de l'oraison, et loin d'y trouver du profit, je n'y rencontrais que des
illusions de l'esprit de mensonge; mieux valait y renoncer. Mais, à vrai dire,
ce parti m'eût été bien dur; l'expérience m'avait trop bien appris ce qu'était
mon âme sans l'oraison. Ainsi, partout ce n'était pour moi que difficultés.
J'étais comme celui qui, au milieu d'un fleuve et près d'être englouti dans les
flots, ne voit, de quelque côté que se dirige son effort, qu'un péril plus
grand. C'est là une peine très cruelle, et j'en ai eu beaucoup à souffrir de ce
genre, comme je le rapporterai dans la suite; ce que j'en dirai, quoique peu
important en apparence, pourra néanmoins avoir son utilité, en montrant de
quelle manière on doit éprouver les esprits.
Je l'affirme, elles sont grandes, angoisses où
jette cette peine, et il faut user de prudence, surtout avec les femmes, à cause
de leur faiblesse. On pourrait leur faire beaucoup de mal en leur disant sans
détour que ce qui se passe en elles vient du démon. Il faut tout examiner avec
le plus grand soin, les éloigner des dangers, leur recommander sérieusement le
secret, et le leur garder à elles-mêmes, ainsi qu'il convient. J'insiste sur le
secret, parce que j'ai eu beaucoup à souffrir de ce qu'il n'a pas été fidèlement
gardé à mon égard. Quelques-uns de ceux à qui je rendais compte de mon oraison
en interrogeaient d'autres, pour le bien de mon âme sans doute, mais enfin ils
m'ont nui beaucoup, en divulguant des choses qui, n'étant pas pour tous,
auraient dû demeurer secrètes; et c'était moi qui avais l'air de le publier. Le
Seigneur l'a permis, je crois, sans aucune faute de leur part, pour me faire
souffrir. Je ne dis pas qu'ils parlaient de ce que je leur déclarais en
confession je dis seulement que leur ouvrant mon âme dans mes craintes pour être
éclairée, j'avais droit, ce me semble, à un secret absolu de leur part. Malgré
cela, je n'osai jamais rien leur cacher. Mon avis est donc qu’il faut conduire
les femmes avec une discrétion extrême en les encourageant, et en attendant avec
patience le moment du Seigneur; ce Dieu de bonté ne manquera pas de venir à leur
secours, comme il l'a fait pour moi. S'il ne m'eût ainsi assistée, les frayeurs
qu'on me donnait auraient été capables de me nuire beaucoup, étant d'un naturel
timide et craintif, et sujette en outre à de grandes souffrances du cœur. Je
m'étonne que je n'en aie pas reçu un contre-coup très fâcheux.
Je donnai donc le livre à ce gentilhomme. Je lui
remis en même temps une relation aussi fidèle qu'il me fut possible de ma vie et
de mes péchés. Elle ne renfermait pas le détail de mes fautes comme une
confession, puisqu'il était séculier, mais elle lui dévoilait toute la
profondeur de ma misère. Ce saint ecclésiastique et lui examinèrent avec une
grande charité et un parfait dévouement ce qui me regardait. Dans l'intervalle,
qui fut de quelques jours, je donnais de mon côté beaucoup de temps à l'oraison,
je me faisais recommander à Dieu par plusieurs personnes, et j'attendais, non
sans beaucoup de crainte, la réponse des deux serviteurs de Dieu. Enfin, le
gentilhomme se rendit près de moi profondément peiné, et me déclara qu'ils
croyaient que ce qui se passait en moi venait du démon. Ils jugeaient tous les
deux que le parti le plus convenable était d'ouvrir mon âme à un père de la
compagnie de Jésus; il viendrait, si je l'en priais, lui déclarant que j'avais
besoin de son secours; je devais, par une confession générale, lui rendre compte
de toute ma vie, de mes inclinations, enfin de tout, avec une grande clarté;
Dieu, par la vertu du sacrement, lui donnerait plus de lumières; ces pères
étaient très versés dans les voies spirituelles; je ne devais m'écarter en rien
de ce qu'il me dirait, parce que j'étais en grand danger, si je n'avais
quelqu'un pour me diriger.
Cette réponse me remplit d'un tel effroi et d'une
peine si vive, que tout ce que je pouvais faire, c’était de répandre des larmes. Etant un jour dans un oratoire, très affligée et ne sachant ce que j'allais
devenir, je lus dans un livre que le Seigneur me mit, ce semble, lui-même entre
les mains, ces paroles de saint Paul: « Dieu est très fidèle; jamais il ne
permet que ceux qui l'aiment soient trompés par le démon (cf. 1 Co 10, 13). »
Cela me consola beaucoup. Je commençai à m'occuper de ma confession générale. Je
fis par écrit un exposé de tout le mal et de tout le bien de ma vie, avec le
plus de clarté et d'exactitude qu'il me fut possible. Je me souviens qu'après
avoir terminé cet écrit, voyant d'un côté tant de mal, et de l'autre presque
aucun bien, j'en ressentis une affliction et une douleur profondes.
Une nouvelle peine pour moi était que dans la
maison on me vît traiter avec des hommes aussi saints que ceux de la compagnie
de Jésus. Je redoutais ma misère, et il me semblait que mes rapports avec eux
m'imposaient une obligation plus stricte encore d'y mettre un terme, et de
renoncer à mes vains passe-temps. Si je ne le faisais, mon état deviendrait
pire. Ainsi, je priai la sacristine et la portière de n'en parler à personne. La
précaution fut inutile; car lorsqu'on m'appela, il se rencontra à la porte une
religieuse qui le publia dans tout le couvent. Quels embarras et quelles
craintes le démon ne suscite-t-il pas à une âme qui veut s'approcher de Dieu!
Je fis connaître mon âme tout entière à ce
serviteur de Dieu, car il l'était à un haut degré et, avait une rare prudence
.
Comme il connaissait bien les voies spirituelles, il me donna lumière sur mon
état, et il m’encouragea beaucoup. Il me dit que ce qui se passait en moi venait
manifestement de l'esprit de Dieu; mais que je devais reprendre mon oraison en
sous-œuvre, parce que je ne l'avais pas établie sur un fondement solide, et que
je n'avais pas encore commencé à comprendre la mortification, ce qui était si
vrai, que le nom même m’en était ce me semble, inconnu. Il ajouta que je devais
bien me garder d'abandonner l'oraison, mais au contraire m'efforcer de m'y
appliquer de plus en plus puisque Dieu m'y faisait des grâces si particulières;
que savais-je si par moi le Seigneur ne voulait pas faire du bien à un grand
nombre de personnes? Il me dit encore d'autres choses, par lesquelles il parut
prophétiser ce que le Seigneur a depuis accompli à mon égard. Enfin, il me
déclara que je serais je serais grandement coupable, si je ne répondais pas aux
grâces que Dieu m'accordait. En tout ce qu'il me disait, le Saint-Esprit me
semblait parler par sa bouche pour guérir mon âme, tant ses paroles s’y
imprimaient profondément, ce qui me pénétrait d’une confusion extrême. Cet homme
de Dieu me conduisit par des voies telles, qu'il s'opérait, ce me semble, en moi
un changement absolu. Oh! que c'est une grande chose que de comprendre une âme!
Il me dit de prendre chaque jour pour sujet de mon oraison un mystère de la
Passion et d'en tirer mon profit, Ce ne penser qu'à l'humanité de Notre Seigneur,
et quant à ces recueillements et ces douceurs spirituelles, de leur résister de
toutes mes forces, sans leur donner entrée, jusqu'à ce qu'il m'ordonnât autre
chose. Il me laissa consolée et pleine de courage. Le Seigneur, qui venait à mon
secours, l'assista lui aussi pour lui faire connaître l'état de mon âme, et de
quelle manière il devait me conduire. Je restai fermement déterminée à ne
m'écarter en rien de ce qu'il me commanderait, et jusqu'à ce jour j'ai été
fidèle à ma résolution. Loué soit le Seigneur de ce qu'il m'a fait la grâce
d'obéir, quoique imparfaitement, à mes confesseurs! Ils ont presque toujours été
de ces hommes bénis de la compagnie de Jésus; mais, je le répète, je n'ai
qu'imparfaitement suivi leur direction. Mon âme commença dès lors à faire de
sensibles progrès, comme on va le voir dans le chapitre suivant.
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