Chapitre 7
Une vie religieuse en crise
Bientôt, de passe-temps en passe-temps, de
vanité en vanité, d'occasion en occasion, je me laissai entraîner à de si grands
dangers et à une telle dissipation, que ‘avais honte d’user avec Dieu de la
familière amitié de l’oraison1.Une autre cause m'en détournait encore
Mes fautes étant devenues plus nombreuses, la pratique de la vertu n’avait plus
pour moi ce charme et ces douceurs qu’elle me faisait sentir auparavant. Je le
voyais très clairement, ô mon Seigneur, la perte de ces délices intérieures
était la punition de mon infidélité.
Je tombai alors dans le plus terrible piège que le
démon pouvait me tendre: me voyant si infidèle, je commençai, sous prétexte
d'humilité, à craindre de faire oraison. Il me semble qu'étant une des plus
imparfaites, il valait mieux suivre le plus grand nombre et me contenter des
prières vocales auxquelles j'étais obligée; digne de partager la société des
démons, je ne devais plus prétendre à cet entretien céleste et à un commerce si
intime, avec Dieu. Enfin il me venait en pensée que je trompais tout le monde.
Ma conduite, en effet, n'avait à l'extérieur rien
que de louable; ainsi l'on ne saurait blâmer le monastère où j'étais de m'avoir
si favorablement jugée. Je savais inspirer aux autres une bonne opinion de moi,
j'y parvenais sans ombre de calcul ni de feinte. Grâce à Dieu, j'ai toujours eu
en horreur l'hypocrisie et la vaine gloire; ni ma conscience ni mes souvenirs ne
me reprochent aucune faute de ce genre. Un premier mouvement d'amour-propre
venait-il à s'élever dans mon cœur, j'en éprouvais une peine indicible; et le
démon, vaincu chaque fois, me laissait avec le mérite d'une nouvelle victoire.
Aussi n'a-t-il jamais osé me tenter que très faiblement de ce côté. Peut-être,
si Dieu lui eût permis de me livrer d'aussi rudes assauts sur ce point que sur
d'autres, serais-je également tombée; mais, jusqu'à ce jour, ce Dieu de bonté
m'a préservée d'une semblable chute. Qu'il en soit éternellement béni! Je dois
même le dire: me voir tenir en telle estime était pour moi, qui connaissais le
secret de mon âme, un bien pesant fardeau.
Voici pourquoi on ne pouvait croire à mon peu de
vertu. On me voyait, si jeune encore et malgré tant d'occasions, me retirer
souvent dans la solitude pour m'y occuper à la prière et à la lecture; souvent
je parlais de Dieu; j'aimais à faire peindre l'image de Notre-Seigneur dans
plusieurs endroits; je tenais à avoir un oratoire et à l'embellir de tout ce qui
peut éveiller des sentiments de dévotion; jamais je ne disais du mal de qui que
ce fût; je pourrais ajouter d'autres choses de ce genre, qui,
extérieurement, portaient l'empreinte de la vertu. Enfin, légère que j'étais, je
me faisais valoir moi-même dans les choses qui sont pour le monde un
titre d'estime.
Pour ces raisons, on m'accordait autant et plus de
liberté qu'aux plus anciennes religieuses, et l'on était dans une pleine
sécurité sur mon compte. Il est vrai que jamais je n'aurais de moi-même pris la
moindre liberté, ni rien voulu faire sans y être autorisée. Jamais je n'aurais
pu me résoudre, par exemple, à parler par des fentes ou par-dessus les murailles
ou à la faveur des ténèbres. Je n'ai jamais eu de pareils entretiens, par ce que
le Seigneur m'a soutenue de sa main. A mes yeux (car c'est de sang-froid, avec
réflexion, que j'examinais bien des choses), exposer l'honneur de tant
d'excellentes religieuses était un crime, comme si d'autres actes que je me
permettais eussent été bons! A la vérité, le mal que je commettais, quoique
considérable, n'était pas aussi prémédité que l'aurait été celui-là.
Ce qui me fit beaucoup de tort, à mon avis, ce fut
de n'être pas dans un monastère cloîtré. Les autres religieuses, qui étaient
d'une vertu éprouvée, pouvaient user innocemment de la liberté dont elles
jouissaient. Leurs engagements ne les obligeaient à rien de plus; le vœu de
clôture n'existait pas pour elles. Mais pour moi, qui suis la faiblesse même,
une pareille latitude m'aurait certainement conduite en enfer, si
Notre-Seigneur, par tant de secours et par des grâces très particulières, ne
m'avait arrachée à ce péril. C'est pourquoi je regarde comme très dangereuse,
dans un monastère de femmes, cette libre communication avec le dehors. Pour
celles qui veulent mener une vie relâchée, c'est plutôt le chemin de l'enfer
qu'un rempart pour leur faiblesse.
Qu'on se garde bien d'appliquer ceci au monastère
où j'habitais. Florissant par la régularité, il ne comptait pas parmi ceux dont
l'accès était le plus facile. Il renfermait un grand nombre de religieuses
sincèrement ferventes et d'une vie exemplaire; Notre-Seigneur, dont la bonté est
infinie, ne saurait cesser de favoriser de si dignes épouses. Mes paroles font
allusion à d'autres couvents que je connais et que j'ai vus. Je le dis, je
plains profondément celles qui y vivent; elles ont besoin, pour se sauver, d'une
vocation bien particulière, et de s'y sentir souvent affermies par
Notre-Seigneur, tant au milieu d'elles se trouvent autorisés les honneurs et les
plaisirs du monde. Oh! que les obligations de leur état y sont mal comprises!
Plaise à Dieu qu'elles ne prennent point pour vertu ce qui est péché, comme cela
m'arrivait souvent à moi-même! Pour leur faire entendre la vérité, il faut que
Notre-Seigneur fasse briller une lumière bien vive au fond de leurs âmes.
Aux parents qui ne se préoccupent pas du salut de
leurs filles, et les placent dans un couvent où elles seront plus exposées que
dans le monde, je conseillerais de penser au moins à l'honneur de leur famille;
il vaudrait mieux les établir, quand même ce serait au-dessous de leur rang. Ils
seraient pourtant excusables dans un cas: c'est s'ils voyaient en elles
d'excellentes inclinations, et encore, plaise au ciel qu'un si riche fonds de
vertu leur serve de défense! S'ils ne prennent pas ce dernier parti, qu'ils les
gardent dans la maison paternelle. Là, si elles se comportent mal, leur conduite
est bientôt découverte; dans ces monastères, elles peuvent longtemps se cacher.
A la fin, Notre-Seigneur permet que le secret de leur vie soit connu; mais déjà
leur conduite, funeste pour elles-mêmes, l'est devenue pour toutes les autres.
Souvent ce n'est point la faute de ces pauvres
filles; elles ne font que suivre le sentier qu'elles trouvent frayé, et il en
est parmi elles un grand nombre qu'on ne saurait trop plaindre. Quittant
le monde pour en éviter les dangers, et pleines de l'espoir qu'elles vont servir
le Seigneur, au lieu d'un monde, les infortunées en rencontrent dix; elles ne
savent plus ni comment vaincre, ni où trouver un appui. La jeunesse, la
sensualité, le démon, les convient et les inclinent à certains actes d'une vie
réellement mondaine, et qui, là, passent pour être en quelque sorte du domaine
de là vertu. Triste illusion, que l'on peut comparer, jusqu'à un certain point,
à l'aveuglement obstiné des hérétiques! Ces malheureux, fermant volontairement
les yeux à la lumière, prétendent persuader qu'ils ont la vérité pour eux et
qu'ils le croient ainsi. Au fond ils n'en croient rien; une voix intérieure les
avertit de leur erreur.
O effrayant, ô lamentable mal, que des monastères
d'hommes ou de femmes, je ne distingue pas en ce moment, où la régularité n'est
plus en vigueur; où l'on voit deux sentiers, l'un de la vertu, l'autre du
relâchement, et tous deux également suivis! Qu'ai-je dit: également? Je me
trompe. C'est, hélas! le moins parfait qui est le plus fréquenté; de ce côté se
trouve le plus grand nombre, de ce côté sont les faveurs. Par contrecoup, le
chemin de la régularité reste presque désert; en sorte que le religieux et la
religieuse qui veulent sérieusement remplir tous les engagements de leur sainte
vocation, ont plus à redouter les personnes qui vivent sous le même toit
que tous les démons ensemble. Il leur faut plus de réserve et de prudence pour
parler de l'amour dont ils désirent brûler pour Dieu, que pour parler d'autres
amitiés et d'autres liaisons que l'esprit de ténèbres forme dans les monastères.
Pourquoi donc s'étonner de voir de si grands maux dans l'Église, lorsque ceux
qui devraient être pour les autres des modèles de vertu, ont si tristement
dégénéré de cette ferveur, que les saints, leurs devanciers, laissèrent, au prix
de tant de travaux, dans les ordres religieux? Plaise à la divine Majesté
d'apporter à ces maux la remède qui doit les guérir! Amen!
Je commençai donc à m'engager dans ces
conversations avec les personnes qui venaient nous visiter. Suivant en cela un
usage établi, j'étais loin de penser qu'il dût en résulter pour mon âme autant
de dommage et de distraction. Mes yeux ne se sont dessillés que plus tard. Il me
semblait que ces visites, si ordinaires en tant de monastères, ne me feraient
pas plus de mal qu'à d'autres religieuses, dont la régularité frappait mes
regards. Je ne considérais pas que, leur vertu l'emportant de beaucoup sur la
mienne, le danger devait être bien moindre pour elles que pour moi. Je ne puis
néanmoins me défendre d'y voir toujours quelque péril, quand ce ne serait que la
perte du temps.
Comme je m'entretenais un jour avec une personne
dont je venais de faire la connaissance, Notre-Seigneur daigna m'éclairer dans
mon aveuglement: par un avis et un rayon intérieur de lumière, il me fit
comprendre que de telles amitiés ne me convenaient pas. Ce divin Maître
m'apparut avec un visage très sévère, me témoignant par là combien ces sortes
d'entretiens lui causaient de déplaisir. Je le vis des yeux de l'âme, beaucoup
plus clairement que je n'eusse pu le voir des yeux du corps. Son image se grava
si profondément dans mon esprit, qu'après plus de vingt-six ans je la vois
encore peinte devant mes yeux. L'effroi et le trouble me saisirent, je ne
voulais plus voir cette personne.
Un grand mal pour moi, dans cette circonstance, fut
d'ignorer que l'âme pût voir sans l'intermédiaire des yeux du corps. Le démon,
pour me confirmer dans cette ignorance, me faisait entendre que c'était une
chose impossible. il me représentait ma vision comme une tromperie ou un
artifice de l'esprit de ténèbres, et mettait en avant d’autres mensonges de ce
genre. Il me restait néanmoins toujours un secret sentiment que ma vision venait
de Dieu et n'était pas une illusion. Mais comme elle ne flattait pas mon goût,
je travaillais moi-même à me tromper. Je n'osai m'en ouvrir à qui que ce fût.
Bientôt on me pressa de revoir une personne d'un aussi grand mérite; de tels
rapports, m'assurait-on, loin de nuire à mon honneur, ne pouvaient que lui
donner un nouvel éclat. Ainsi les entretiens recommencèrent.
A différentes époques je m'engageai dans d'autres
conversations; je pris ce passe-temps empoisonné plusieurs années durant, sans
le croire aussi nuisible qu’il l'était. Par intervalles, il est vrai, une clarté
vive m'en découvrait le danger. Mais aucun de ces entretiens ne dissipa mon âme
autant que celui dont je viens de parler, parce que je portais beaucoup
d'affection à cette personne.
Une autre fois, tandis que je causais avec elle,
nous vîmes venir vers nous (et d'autres personnes qui étaient présentes le
virent aussi) une espèce de monstre semblable à un crapaud, d'une grandeur plus
qu'ordinaire, mais beaucoup plus rapide dans sa course. Il m'a été impossible de
m'expliquer comment, au lieu d'où il vint, il pouvait y avoir en plein midi un
animal de ce genre, et jamais de fait on n'en avait vu là. L'impression que j'en
reçus ne me semblait pas sans mystère. C'est un de ces avertissements dont je
n'ai jamais perdu le souvenir. O grand Dieu! Quelle était donc votre sollicitude
pour moi! comme votre amour était sans cesse attentif à m'avertir! Mais combien
peu je sus en profiter!
Dans ce monastère vivait une de mes parentes,
religieuse vénérable par son âge, grande servante de Dieu, modèle accompli de
régularité. Elle aussi me donnait de temps en temps des avis. Mais ses paroles,
loin de me persuader, me causaient de l'ennui; je trouvais qu'elle se
scandalisait sans raison. C'est à dessein que je rapporte ce fait; il met au
grand jour ma malice et la souveraine bonté de Dieu, il fait voir combien une si
affreuse ingratitude me rendait digne de l'enfer. Si, par le conseil du Seigneur
et pour sa gloire, cet écrit tombe sous les yeux le quelques religieuses,
puissent-elles s'instruire par mon exemple! Je les supplie, pour l'amour de
Notre-Seigneur, de fuir de semblables récréations. Plaise à Dieu que mes paroles
désabusent l'une ou l'autre de toutes celles que j'ai trompées, en leur
représentant ces récréations comme innocentes! A la vérité, en les rassurant sur
un aussi grand danger, je ne voulais point les induire en erreur, mais j'étais
dans l'aveuglement; et si, comme je l'ai dit, le mauvais exemple que je leur
donnai fut cause de bien des maux, je ne me rendais pas compte de leur gravité.
Dans les premiers temps de ma maladie, avant de
savoir me conduire moi-même dans les voies spirituelles, je sentais un très
ardent désir d'y faire avancer les autres. C'est une tentation fort ordinaire
dans les commençants; je n'eus cependant qu'à m'en applaudir. Comme je
chérissais tendrement mon père, je lui souhaitais le bien que j'avais trouvé
dans l'oraison; on n'en pouvait, à mon sens, posséder de plus grand en cette
vie. Ainsi, par des détours et avec toute l'adresse dont j'étais capable, je lui
persuadai de s'adonner à cet exercice. Je lui procurai des livres à cette fin.
Comme il était très vertueux, il s'y appliqua avec une constante ardeur, et en
cinq ou six ans, il y fit d'admirables progrès. Je ne me lassais pas d'en bénir
Dieu, et j'en étais remplie de joie. Il eut de cruelles traverses à souffrir; sa
résignation fut parfaite. Il venait me voir souvent, et trouvait de la
consolation à s'entretenir de Dieu avec moi.
Lorsque ma vie dissipée m'avait fait abandonner
l'oraison
,
mon père m'y croyait appliquée comme à l'ordinaire; je ne pus souffrir de le
voir ainsi trompé. Je passai plus d'un an sans oser entrer dans ce commerce
intime avec Dieu, pensant montrer ainsi plus d'humilité
.
Ce fut comme je le, dirai, la plus dangereuse tentation de ma vie; elle
m'aurait infailliblement entraînée à ma perte. Avec l'oraison, je n'étais pas
exempte de fautes, il est vrai, mais du moins, si un jour il m'en échappait, je
vivais les jours suivants plus profondément recueillie, et je m'éloignais avec
plus de soin du danger.
Mon père, dans sa bonté, pensait que je traitais
avec Dieu comme auparavant. Il m'en coûtait de le voir dans une pareille erreur.
Aussi je lui avouai que je ne faisais plus oraison, mais je ne lui en dis pas la
véritable cause. Je me contentai de lui alléguer mes infirmités pour prétexte.
De fait j'en avais alors, comme aujourd'hui, de bien grandes, quoique je fusse
revenue de la maladie qui m'avait conduite au bord de la tombe. Si, dans ces
derniers temps, elles sont un peu plus supportables, néanmoins elles ne s'en
vont pas et me font souffrir de bien des manières. Je dirai, en particulier, que
pendant vingt ans il m'arrivait chaque matin de rejeter les aliments, en sorte
que je ne pouvais rien prendre que l'après-midi, et quelquefois plus tard.
Depuis que mes communions sont devenues plus fréquentes, c'est le soir, avant de
m'endormir, que cela m'arrive, mais avec un surcroît de souffrance, car je suis
forcée de provoquer moi-même ce vomissement avec une plume ou autre chose; et si
j'omets de le faire, je ressens un tourment plus cruel encore. Il est rare que
je n'endure pas plusieurs douleurs en même temps, et parfois elles sont
accablantes. Celles du cœur sont de ce nombre; mais elles ne sont pas
continuelles comme autrefois, et ne me prennent que de loin en loin. Quant à
cette opiniâtre paralysie
et ces fièvres jadis fréquentes, je m'en vois affranchie depuis huit ans. A
l'heure qu'il est, je fais peu de cas des maux qui me restent; j'en ai plutôt de
l'allégresse, dans la pensée que j'offre quelque chose à Dieu.
Mon père resta donc convaincu, sur ma parole, que
mes infirmités seules m'avaient fait suspendre l'oraison. Comme jamais il ne
blessait la vérité, je n'aurais, pas dû la blesser non plus, surtout en un
pareil sujet. J'ajoutai, pour le confirmer dans sa pensée, que c'était beaucoup
pour moi de pouvoir remplir mon office au chœur. Mais cela ne me justifiait
nullement. La maladie n'est pas une cause légitime d'interrompre un exercice où,
à défaut de forces corporelles, l'amour et l'habitude suffisent. Dieu nous le
facilite toujours, dès que nous en avons le désir. Je dis toujours, et à
dessein; car, si parfois la maladie et divers obstacles nous enlèvent quelque
moments de solitude, alors même il en reste beaucoup d'autres où nous pouvons
nous entretenir avec Dieu. Pour l'âme qui aime, la véritable oraison, durant la
maladie et au milieu des obstacles, consiste à offrir à Dieu ce qu'elle
souffre, à se souvenir de lui, à se conformer à sa volonté sainte, et dans mille
actes de ce genre qui se présentent; voilà l'exercice de son amour. Il ne faut
pas d'effort violent pour entrer dans cet entretien intime, et l'on ne doit pas
s'imaginer que l'on ne fait plus oraison dès que le temps et la solitude
manquent. Je le répète, alors même que par les souffrances le Seigneur nous
enlève les heures accoutumées de l'oraison, nous pouvons, avec tant soit peu de
vigilance, nous enrichir de grands biens. Pour moi, tant que je m'appliquai à
garder ma conscience pure, j'eus le bonheur de trouver ces précieux trésors.
Mon père, qui avait de moi une opinion si favorable
et m'aimait si tendrement, crut tout et me plaignit. Comme il était déjà
élevé à un haut degré d'oraison, il ne restait plus aussi longtemps avec moi;
après quelques instants d'entretien, il me quittait, disant que c'était du temps
perdu. Moi, qui le dépensais en d'autres vanités, je n'étais guère sensible à
cette perte.
Dans le temps même où j'étais si infidèle, j'eus le
bonheur de persuader non seulement à mon père, mais à d'autres personnes, la
pratique de l'oraison. Dès que je voyais en elles cet attrait, je leur disais la
manière de méditer, je leur prêtais des livres, enfin je travaillais à leur
avancement. Comme je l'ai dit, ce désir de voir les autres servir le Seigneur
s'était allumé dans mon âme, dès que je commençai à faire oraison. Je sentais
que je ne servais pas Dieu selon ma conscience; et pour ne pas rendre inutiles
les lumières qu'il m'avait données, il me semblait que je devais du moins
substituer à ma place des âmes ferventes. Je dis ceci, afin qu'on voie la
grandeur de mon aveuglement: je négligeais mon salut, et je travaillais à sauver
les autres.
En ce temps-là mon père fut attaqué de la maladie
dont il mourut, et qui ne dura que quelques jours
.
J'allai lui donner mes soins; j'étais plus malade de l'âme qu'il ne l'était du
corps, tant les vanités de la terre m'éloignaient de mon Dieu. A vrai dire
pourtant, durant toute cette époque de mes plus grands égarements, jamais,
autant que j'en pouvais juger, je ne fus en état de péché mortel; car, pour rien
au monde je n'aurais consenti à y demeurer sciemment.
J'eus beaucoup à souffrir pendant la maladie de mon
père; et si, durant les miennes, il m'avait prodigué ses soins au prix de tant
de peines, je crois qu'alors je le payai un peu de retour. Accablée
d'infirmités, je surmontais tout pour le servir. En le perdant, je le voyais,
j'allais perdre un père qui avait toujours été pour moi un soutien, le charme et
la consolation de ma vie. Mon courage fut assez grand pour concentrer ma douleur
sans la laisser paraître à ses yeux, et jusqu'à sa mort, je parus calme. Je
sentais cependant mon âme s'arracher en quelque sorte de mon corps, lorsque je
voyais s'éteindre par degrés la vie d'un père que j'aimais de l'amour le plus
tendre. Nous ne pouvions que bénir le Seigneur d'une mort si belle, de son
ardent désir de quitter cette terre, et des touchants avis qu'il nous donnait
après avoir reçu le sacrement de l'extrême-onction. Il nous chargeait de le
recommander à Dieu et d'implorer miséricorde pour lui. Il nous exhortait à
servir toujours un si grand Maître, et à considérer la rapidité avec laquelle
tout passe. Il nous exprimait, avec larmes, son profond regret de n'avoir pas
servi Dieu comme il le devait; et il ajoutait qu'à ce moment suprême, il
s'applaudirait d'avoir vécu et de mourir religieux dans un ordre des plus
austères.
Je tiens pour très certain que, quinze jours avant
de l'appeler à lui, Notre-Seigneur lui fit connaître sa fin prochaine.
Auparavant, quoique la maladie fût grave, il ne pensait pas qu'elle fût
mortelle. Mais, depuis cet avertissement, sans tenir compte ni d'un mieux
prononcé ni des paroles rassurantes des médecins, il ne s'occupa qu'à mettre
ordre aux affaires de son âme.
Ce qui le faisait souffrir le plus, c'était une
douleur très vive des épaules, qui ne le quittait jamais. Parfois l'étreinte de
la souffrance était si cruelle, qu'il en était accablé. Comme je savais avec
quelle tendre dévotion, en méditant, il contemplait Notre-Seigneur Jésus-Christ
portant sa croix, je lui dis que ce bon Maître voulait lui faire sentir quelque
chose des douleurs qu'il avait endurées dans ce mystère. Il puisa tant de
consolation dans cette pensée, que dès ce moment je ne l'entendis plus se
plaindre. Il resta trois jours entièrement privé de connaissance; mais, le jour
de sa mort, le Seigneur la lui rendit parfaite, ce qui nous surprit tous. Il la
conserva ainsi jusqu'à la fin. Arrivé à la moitié du Credo, qu'il
récitait lui-même, il rendit doucement le dernier soupir. Dès ce moment il parut
comme un ange; et il l'était, selon moi, par la beauté de son âme et les
dispositions dans lesquelles il venait d'expirer.
Je ne sais pourquoi j'ai raconté ceci, si ce n'est
pour mettre plus en lumière mon infidélité envers Dieu. Témoin d'une mort si
belle et d'une vie si parfaite, n'aurais-je pas dû, pour ressembler un peu à un
tel père, m'efforcer de vivre plus saintement? Son confesseur, religieux
dominicain d'une éminente doctrine
,
disait qu'il ne doutait point que mon père ne fût allé droit au ciel. Il y avait
déjà quelques années qu'il le confessait, et il louait beaucoup sa pureté de
conscience.
Ce père, de l'ordre de Saint Dominique, homme de
grande vertu et rempli de la crainte du Seigneur, me fut très utile. Je me
confessai à lui. Il prit à cœur mon avancement spirituel, m'ouvrit les yeux sur
le danger que je courais, et me fit communier tous les quinze jours. Peu à peu,
nos rapports devenant plus intimes, je lui parlai de ma conduite au sujet de
l'oraison. Il me dit que je ne devais point l'abandonner; elle ne pouvait que me
faire du bien. Je la repris donc, et depuis je ne l'ai plus quittée; mais je ne
m'éloignai pas pour cela des occasions.
La vie que je menais était très pénible, parce qu'à
la lumière de l'oraison je voyais mieux mes fautes. D'un côté Dieu m'appelait,
et de l'autre je suivais le monde. Je trouvais dans les choses de Dieu de
grandes délices, mais les chaînes du monde me tenaient encore captive; je
voulais, ce semble, allier ces deux contraires, si ennemis l'un de l'autre: la
vie spirituelle avec ses douceurs, et la vie des sens avec ses plaisirs. J'avais
à soutenir dans l’oraison une lutte cruelle, parce que l'esprit, au lieu de
rester le maître, était esclave. Aussi je ne pouvais, selon ma manière de prier,
m'enfermer au dedans de moi, sans y enfermer en même temps mille pensées vaines.
Plusieurs années s'écoulèrent de la sorte, et je m'étonne maintenant d'avoir pu
y tenir sans, abandonner l'un ou l'autre. Je sais néanmoins qu'il n'était pas en
mon pouvoir d'abandonner l'oraison: une main puissante me retenait, la main de
Celui dont l'amour me réservait de plus grandes faveurs.
O ciel! Pourrais-je raconter comment, durant ces
années, Dieu m'éloignait des occasions, et comment je m'y engageais de nouveau?
De quels dangers n'a-t-il pas sauvé ma réputation! Moi, par des œuvres, je
trahissais au dehors le secret de ma misère; Lui, jetant un voile sur toutes mes
fautes, se plaisait à découvrir une petite vertu qui venait à peine de germer
dans mon âme, et il la faisait paraître grande à tous les yeux. Ainsi je me
voyais constamment entourée d'une estime profonde. En vain de temps en temps ma
faiblesse perçait-elle au dehors, on n'y croyait pas: le bien que je faisais
frappait seul les regards. Celui dont la sagesse embrasse toutes choses, avait
vu d'avance qu'il en devait être ainsi, afin que plus tard, lorsqu'il s'agirait
de son service, on donnât quelque crédit à mes paroles. Sa souveraine
munificence, sans s'arrêter à la grandeur de mes péchés, ne considérait que mon
ardent désir de lui plaire et ma peine de me sentir trop faible pour y parvenir.
O Seigneur de mon âme, où trouver des termes pour
retracer les grâces dont vous me comblâtes durant ces années, pour dire comment,
dans le temps où je vous offensais le plus, vous me disposiez soudainement, par
un si vif repentir, à goûter vos douceurs et vos divines caresses? A la vérité,
ô mon Roi, vous n'auriez pu inventer, pour me punir, un châtiment plus délicat
ni plus cruel: vous saviez ce qui ferait à mon cœur une plus vive blessure, et
pour vous venger de mes fautes, vous m'inondiez de délices! Non, ce n'est pas le
délire, je l'atteste, qui m'arrache ces paroles, quoique toute ma raison dût
céder en ce moment au souvenir de mon ingratitude et de ma méchanceté. Avec mon
caractère, il m'était infiniment plus cruel, quand j'étais tombée dans de
grandes fautes, de recevoir des faveurs que des châtiments. Oui, une seule de
ces grâces me confondait, m'accablait, me faisait plus rentrer dans mon néant
que plusieurs maladies, jointes aux plus fortes tribulations. Dans celles-ci, du
moins, je voyais un châtiment mérité, et une satisfaction, très légère sans
doute, pour mes nombreux péchés; mais me voir comblée de nouvelles faveurs,
quand je répondais si mal à celles que j'avais reçues, était pour moi un
tourment bien terrible; et ce tourment se fera sentir, je n'en doute point, à
tous ceux qui ont quelque connaissance et quelque amour de Dieu. Il suffit, pour
le comprendre, d'interroger les sentiments d'un cœur noble et vertueux. Ainsi
donc, ce qui m'arrachait des larmes et me causait de l'ennui, c'était de voir ce
que Dieu me faisait éprouver, et d'être néanmoins sans cesse à la veille de
l'offenser. Je dois le dire pourtant, dans ces moments-là, mes désirs, comme mes
résolutions, étaient fermes et sincères.
C'est un grand malheur pour une âme de se trouver
seule au milieu de tant de périls. Quant à moi, il me semble que si j'avais pu
m'ouvrir à fond à quelqu'un, cela m'aurait été d'un grand secours: la crainte de
Dieu ne me retenant pas, la honte du moins aurait prévenu mes chutes.
C'est pourquoi je conseillerais à ceux qui s'adonnent à l'oraison, de
rechercher, surtout dans les commencements, l'amitié et le commerce de personnes
qui s'y appliquent également. Quand on ne ferait que s'aider mutuellement en
priant les uns pour les autres, ce serait déjà un avantage immense; mais cet
avantage n'est pas le seul, il y en a beaucoup d'autres non moins précieux. Si
dans les relations et les commerces profanes de cette vie, on cherche des amis;
si l'on goûte auprès d'eux tant de bonheur; si l'on savoure plus délicieusement
les vains plaisirs dont on jouit, en leur en faisant confidence; pourquoi, je le
demande, ne serait-il pas permis à celui qui aime Dieu et qui vent sincèrement
le servir, d'avoir des amis et de leur faire part des joies et des peines que
l'on trouve toujours dans l'oraison? S'il veut être sincèrement à Dieu, qu'il
n'ait point peur de la vanité. Il pourra bien en sentir les premiers mouvements,
mais il en triomphera, et il comptera un mérite de plus. Dès qu'il est animé
d'une intention droite, il verra une telle ouverture de cœur tourner à son
avantage et à celui de ceux qui l'écoutent; il en sortira avec des lumières plus
vives, et plus capable d'instruire ses amis. Celui à qui de tels entretiens
inspireraient de la vanité, en aurait aussi d'entendre publiquement la messe
avec dévotion, ou d'accomplir quelque autre devoir que l'on ne peut omettre par
appréhension de la vaine gloire, sous peine de n'être pas chrétien. Non, je ne
saurais dire l'immense utilité de ces rapports spirituels pour des âmes qui ne
sont point encore affermies dans la vertu, qui ont à lutter contre tant
d'adversaires, et même contre tant d'amis, toujours prêts à les porter au mal.
Je ne saurais m'empêcher de voir, dans cette
tactique dont use le démon, un artifice fort avantageux pour lui. Il
porte les âmes fidèles à tenir dans un profond secret leurs désirs
d'aimer Dieu et de lui plaire; mais il excite les âmes esclaves du
siècle, à révéler au grand jour leurs honteuses affections. Ce sont
tellement là les manières du monde, c'est un usage si établi, qu'on en fait
gloire, et l'on ne craint pas de publier ainsi des offenses très réelles contre
Dieu.
Ce que je dis n'a peut-être pas de sens: dans ce
cas, mon père, déchirez ces pages. S'il en est autrement, veuillez, je vous en
conjure, venir au secours de ma simplicité, en complétant ce que je n'aurai dit
que d'une manière fort imparfaite. On déploie de nos jours si peu d'énergie dans
ce qui regarde le service de Dieu! Les personnes déterminées à le servir ont
bien besoin, pour aller en avant, de se soutenir les unes les autres. De toutes
parts on applaudit à ceux qui s'abandonnent aux vanités et aux plaisirs du
siècle. Sur ces esclaves du monde, peu de gens ont les yeux ouverts. Mais
quelqu'un s'enrôle-t-il sous la bannière du Seigneur, il se voit soudain blâmé
par un si grand nombre, qu'il lui est nécessaire de chercher compagnie pour se
défendre, jusqu'à ce qu'il ait assez de force pour se mettre au-dessus d'un tel
déchaînement; sans cet appui d'amis fidèles, il se verrait dans de pénibles
angoisses. Cette injustice des gens du monde est ce qui a porté, je pense,
quelques saints à s'enfuir dans les déserts. Il est de l'humilité de se défier
de soi, et de croire que Dieu nous donnera des secours par le moyen de ceux
auxquels un saint commerce nous lie. Cette mutuelle communication accroît la
charité. Enfin, il y a mille avantages; et je n'aurais pas la témérité de parler
ainsi, si une longue expérience ne m'avait démontré l'importance du conseil que
je donne. Je suis, il est vrai, la plus faible et la plus imparfaite de toutes
les créatures qui aient jamais vu le jour; je pense cependant que même une âme
forte ne perdra rien à ne pas se croire telle, et à s'en rapporter humblement
sur ce point au jugement de l'expérience.
Pour moi, je puis le dire: si le Seigneur ne m'eût
découvert cette vérité, et s'il ne m'eût donné des relations habituelles avec
des personnes d'oraison, je crois qu'avec cette alternative continuelle de
fautes et de repentir, j'aurais fini par tomber la tête la première dans
l'enfer. Pour m'aider à faire des chutes, je n'avais que trop d'amis; mais pour
me relever, je me trouvais dans une effrayante solitude. Je m'étonne maintenant
que je ne sois pas restée dans l'abîme. Louange à la miséricorde de Dieu, car
lui seul me tendait la main! Qu'il en soit béni à jamais! Amen.
Ce fut probablement vers l'an
1541.
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