CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Le Château intérieur
OU LES DEMEURES

de sainte Thérèse d’Avila

Sixièmes DEMEURES
CHAPITRE
XI

Du désir que Dieu donne à l’âme de jouir de Lui, désir si puissant, si impétueux, qu’on est en danger de perdre la vie. Du profit que l’âme tire de cette faveur du Seigneur.

1       Toutes ces faveurs accordées à l’âme par l’Époux ont-elles suffi pour que le petit papillon, soit satisfait, (ne croyez pas que je l’ai oublié), et qu’il se pose là où il doit mourir ? Non, certes, il va plutôt beaucoup plus mal. Bien que l’âme reçoive ces faveurs depuis de longues années, elle ne cesse de gémir et de pleurer, chacune d’elles accroît son chagrin. La cause en est qu’à mesure qu’elle connaît mieux les grandeurs de son Dieu, qu’elle se voit séparée de lui, et fort éloignée d’en jouir, son désir s’accroît d’autant ; son amour grandit aussi à mesure qu’on lui découvre combien ce grand Dieu et Seigneur mérite d’être aimé ; au cours des années, ce désir grandit de telle sorte qu’elle en arrive à éprouver la si grande peine dont je vais parler. J’ai dit " des années ", car ce fut le cas pour la personne dont j’ai fait mention, mais j’entends bien qu’on ne saurait imposer un délai à Dieu, il peut en un instant amener une âme au plus haut des états évoqués ici. Sa Majesté a la puissance de faire tout ce qu’Elle veut, et Elle souhaite faire beaucoup pour nous.

2       Il est toutefois des moments où ces violentes aspirations, ces larmes, ces soupirs, les grands élans déjà décrits (ils semblent provenir tous de notre amour accompagné de vifs regrets, mais tout cela n’est rien auprès de l’autre sentiment, ils font songer à un feu qui fume, mais dont on peut s’accommoder, avec un peu de peine), font vivre cette âme dans un état tel qu’elle semble s’embraser elle-même ; et il arrive souvent qu’une rapide pensée, un mot qui lui rappelle que la mort est lointaine, s’accompagne, venu d’ailleurs, (on ne comprend ni d’où, ni comment), d’un choc, ou de l’atteinte d’une flèche de feu. Je ne dis pas que ce soit une flèche, mais quoi qu’il en soit, on voit clairement que cela ne nous est pas naturel. Ça n’est pas non plus un choc, bien que je dise choc, cela blesse avec plus d’acuité. On ne sent pas cette blessure là où se sentent les peines d’ici-bas, ce me semble, mais au plus profond et intime de l’âme ; là, cette douleur aiguë, qui passe soudain, réduit en poussière tout ce qu’elle trouve en nous de terrestre et de naturel, et à ce moment il nous est impossible de nous rappeler quoi que ce soit de notre être ; à l’instant, les puissances sont ligotées, elles n’ont plus aucune liberté, sauf celle d’accroître cette douleur.

3       Je ne voudrais pas paraître exagérer alors que je suis vraiment loin de compte, car c’est inexprimable. C’est un ravissement des sens et des puissances, il englobe tout ce qui n’aide pas, comme je l’ai dit, à ressentir cette affliction. L’entendement est très prompt à comprendre les raisons qu’a cette âme de déplorer son éloignement de Dieu ; Sa Majesté y contribue alors par une si vive connaissance de soi, la peine s’en accroît à un tel degré, que la personne qui l’éprouve se met à pousser de grands cris. Bien qu’elle soit dure à la douleur et accoutumée aux plus vives souffrances, elle ne peut plus résister, car elle ne souffre pas dans son corps, comme je l’ai dit, mais à l’intérieur de l’âme. Elle en a déduit que les souffrances de l’âme sont bien plus dures que celles du corps, et il lui est apparu qu’on souffre ainsi au purgatoire ; l’absence d’un corps n’empêche pas ces âmes de souffrir bien davantage que ne souffrent tous ceux d’ici-bas, qui en ont un.

4       J’ai vu une personne dans cet état, et j’ai vraiment cru qu’elle allait mourir ; ça n’était pas étonnant, car, certes, le danger de mort est grand. Cet état, si bref soit-il, désarticule le corps, le pouls est aussi faible que si la personne voulait rendre son âme à Dieu, et elle n’en est pas loin, la chaleur naturelle fait défaut, mais l’embrasement est tel qu’il s’en faut d’un petit peu pour que Dieu accomplisse ce vœu. Elle ne souffre toutefois ni peu ni prou dans son corps, bien qu’il se désarticule, comme je l’ai dit, de telle sorte que deux ou trois jours après elle n’a pas encore la force d’écrire, et elle reste tout endolorie ; il me semble même que le corps demeure fort affaibli. Si elle ne s’en ressent pas, c’est sans doute que la souffrance intérieure de l’âme est si prépondérante qu’elle ne fait aucun cas de son corps ; ainsi, lorsque nous sentons à un point quelconque une douleur très aiguë, les autres, même si elles sont très nombreuses, sont peu sensibles ; je l’ai souvent éprouvé. Dans ce cas-ci, ni peu, ni prou : je crois même qu’elle ne sentirait rien si on la coupait en morceaux.

5       Vous me direz que c’est une imperfection, qu’elle n’a qu’a se conformer à la volonté de Dieu, puisqu’elle lui est si soumise. Elle a pu le faire jusqu’ici, et c’est ce qui l’a aidée à vivre. Mais il n’en est plus de même maintenant ; sa raison est dans un tel état qu’elle n’est plus la maîtresse, elle ne peut penser à rien d’autre qu’à ses raisons de souffrir ; éloignée de son Bien, elle se demande pourquoi elle voudrait vivre. Elle éprouve un étrange sentiment de solitude, aucune des créatures qui sont sur terre ne peut lui tenir compagnie, ni celles du Ciel, à ce que je crois, si ce n’est Celui qu’elle aime, et tout lui est tourment. Elle se figure être comme quelqu’un de suspendu, qui ne peut s’appuyer nulle part sur terre, ni monter au ciel ; la soif l’embrase, et elle ne peut approcher de l’eau. Cette soif n’est pas supportable, mais si excessive qu’il n’est eau pour l’étancher, et elle ne veut pas l’étancher, si ce n’est avec celle dont Notre-Seigneur a parlé à la Samaritaine (Jn 4,7-13) mais on ne la lui donne point.

6       Ô Dieu secourable, Seigneur, comme vous oppressez vos amants ! Mais tout cela n’est rien, en échange de ce que vous leur donnez par la suite. Il est bon que ce qui vaut beaucoup coûte beaucoup. D’autant plus que s’il s’agit de purifier cette âme pour qu’elle entre dans la Septième Demeure de même que ceux qui vont entrer au ciel se lavent au purgatoire, cette souffrance est à peine une goutte d’eau dans la mer. D’autant plus que malgré tout ce tourment et ces afflictions, qui surpassent, à ce que je crois, toutes les souffrances de la terre, (la personne dont je parle en a subi beaucoup, tant corporelles que spirituelles, mais en comparaison tout cela ne lui semble rien), l’âme estime cette peine à un si haut prix qu’elle comprend fort bien ne pouvoir la mériter ; ce sentiment n’est pas de nature à la soulager, mais il l’aide à souffrir de grand cœur, et elle souffrirait toute sa vie, si tel était le bon plaisir de Dieu ; ce ne serait cependant pas mourir une fois, mais toujours vivre en mourant, vraiment, rien de moins.

7       Considérons donc, mes sœurs, ceux qui sont en enfer, privés de cette acceptation, ce contentement, ce plaisir que Dieu donne à l’âme ; ils savent qu’ils ne gagnent rien à leur souffrance, qu’ils souffriront toujours de plus en plus ; je dis de plus en plus, quant aux peines accidentelles. Les tourments de l’âme étant tellement plus durs que ceux du corps, et ceux des damnés bien pires, en comparaison, que le tourment dont nous avons parlé puisqu’ils voient qu’ils dureront toute l’éternité, que peut-il advenir de ces âmes infortunées ? Et au cours de notre vie si brève, que ne pouvons-nous faire, ou souffrir, qui ne soit infime, pour nous épargner ces terribles tourments éternels ? Je vous le dis, il est impossible de faire comprendre combien la souffrance de l’âme est aiguë, combien elle diffère de celle du corps, à ceux qui n’en ont pas l’expérience ; le Seigneur lui-même veut que nous le comprenions pour que nous sachions mieux combien nous lui sommes redevables de nous avoir appelées à un état où nous avons l’espoir qu’il nous délivrera, dans sa miséricorde, et qu’il nous pardonnera nos péchés.

8       Pour en revenir à notre sujet, (nous avons laissé cette âme bien en peine), l’extrême rigueur de sa souffrance est brève ; si elle se prolongeait, la faiblesse naturelle ne pourrait la supporter, sauf par miracle. Il est arrivé à la personne dont je parle d’être réduite en miettes en un peu plus d’un quart d’heure. Il est vrai qu’elle avait complètement perdu les sens cette fois-là, tant le coup avait été rigoureux, (alors qu’elle était en conversation, le dernier jour des fêtes de Pâques, et qu’elle vivait depuis le Samedi Saint dans une telle sécheresse qu’elle comprenait à peine ce qu’il en était) ; il lui avait suffi d’entendre un mot sur la longue durée de la vies (C’est en entendant chanter la sœur Isabelle de Jésus que sainte Thérèse tomba en extase, en 1571, à Salamanque). Comment imaginer qu’on puisse opposer de la résistance ! C’est impossible, de même qu’une personne jetée au feu ne pourrait faire qu’il ne soit pas chaud, et ne la brûle point. Ce n’est pas un sentiment qu’elle puisse dissimuler, ni empêcher les témoins de comprendre qu’elle court un grand danger, bien qu’ils ne puissent juger du mouvement intérieur. Ils lui tiennent toutefois compagnie, comme des ombres ; et c’est ainsi qu’elle voit toutes les choses de la terre.

9       Et pour que vous sachiez qu’il est possible à notre faiblesse et à notre naturel d’intervenir, au cas où vous vous trouviez dans cette situation, il arrive parfois, tandis que l’âme est dans l’état que j’ai décrit, mourant de ne pas mourir, si oppressée qu’il lui semble qu’il s’en faut d’un rien pour qu’elle quitte le corps, elle voudrait, prise vraiment de peur, que la peine se relâche pour ne pas achever de mourir. On voit bien que cette crainte est une faiblesse de la nature puisque d’autre part son désir ne la lâche point, et qu’il lui est impossible d’être délivrée de cette peine tant que le Seigneur ne la lui ôte lui-même, généralement par une haute extase, ou par une vision, où le vrai Consolateur la console et la fortifie pour qu’elle consente à vivre aussi longtemps qu’il le voudra.

10     C’est chose pénible, mais elle produit dans l’âme d’immenses effets ; ainsi l’âme cesse de craindre les épreuves possibles ; comparées à ses vives souffrances, cela ne lui semble plus rien. Elle a tant progressé qu’elle voudrait les subir souvent. Mais là encore elle est absolument sans ressources, il n’existe aucun moyen de retrouver sa peine tant que le Seigneur n’en a pas décidé, de même qu’il n’y en a point pour lui résister ou y échapper quand elle fond sur elle. Il lui reste un plus grand mépris du monde, car rien de terrestre ne l’a secourue dans ce tourment ; elle est d’autant plus détachée des créatures qu’elle voit que son Créateur est seul à pouvoir la consoler et combler son âme ; enfin, elle vit dans une plus grande crainte, un plus grand souci de ne pas l’offenser, sachant qu’il peut aussi bien tourmenter que consoler.

11     Dans cette voie spirituelle, deux choses, me semble-t-il, sont un danger mortel. J’ai dit la première qui est un danger réel, et non des moindres ; l’autre, c’est un bonheur et une délectation si excessifs, poussés à de tels extrêmes, que l’âme en défaille au point qu’il s’en faut un rien pour qu’elle quitte le corps ; à la vérité, ce ne serait pas pour elle une petite joie. Vous jugerez par là, mes sœurs, si j’ai eu raison de vous dire qu’il faut du courage, et si, lorsque vous demandez ces choses-là au Seigneur, il est fondé de vous répondre comme aux fils de Zébédée : " Pouvez-vous boire le calice ? " (Mt 20,22).

12     Nous toutes, mes sœurs, répondrons oui, je le crois, et nous aurons bien raison ; Sa Majesté donne des forces aux âmes qui en ont besoin, Elle les défend toujours, Elle répond d’elles dans les persécutions et les soutient contre la médisance, comme le Seigneur le fit pour Madeleine, si ce n’est en paroles, par des actes ; et enfin, enfin, dès avant la mort, elle paie tout à la fois, comme vous le verrez tout à l’heure. Qu’il soit béni à jamais, et loué par toutes les créatures. Amen.

   

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