De certains dont use le Seigneur pour éveiller les âmes ; il semble qu’on
n’ait rien à redouter, bien que ce soit chose très élevée, et que ces faveurs
soient grandes.
1 Nous avons, semble-t-il, bien délaissé le petit
papillon, mais il n’en est rien, car ces épreuves tendent à le faire voler plus
haut. Commençons donc maintenant à traiter de la façon dont l’époux se comporte
à son égard, voyons comment, avant de s’unir tout à fait à l’âme, il le lui fait
bien désirer, par des moyens si délicats qu’ils lui sont imperceptibles, et que
je me crois incapable d’en parler de manière à me faire comprendre sauf de
celles qui sont passées par là ; venues du plus profond de l’âme, ce sont des
impulsions si délicates, si subtiles, que je ne puis trouver de comparaison
satisfaisante.
2 C’est fort différent de tout ce que nous pouvons
obtenir ici-bas et même des joies intérieures dont il a été parlé, car
fréquemment, lorsque la personne est distraite, sans même qu’elle songe à Dieu,
il arrive que Sa Majesté l’éveille, brusquement, comme passe une étoile filante,
ou comme éclate un coup de tonnerre, mais elle n’entend aucun bruit : l’âme
comprend toutefois fort bien que Dieu l’a appelée, elle le comprend même si bien
que parfois, surtout au début, elle frémit et gémit, quoique rien lui fasse mal.
Elle ressent les effets d’une blessure infiniment savoureuse, sans déceler
toutefois comment elle fut blessée, ni par qui ; elle reconnaît bien que c’est
chose précieuse et voudrait ne jamais guérir de cette blessure. Elle se plaint à
son Époux, parfois même à voix haute, avec des mots d’amour qu’elle ne peut
retenir ; elle comprend qu’il est présent, mais qu’il ne veut pas se manifester
ni lui permettre de jouir de sa compagnie. C’est une peine bien grande, mais
savoureuse et douce ; l’âme ne peut se refuser à la ressentir, jamais même elle
n’y consentirait. Elle y puise de bien plus grandes satisfactions que dans le
savoureux anéantissement, libre de toute peine, qu’est l’oraison de quiétude.
3 Je me morfonds du désir de vous faire comprendre, mes
sœurs, cette opération, et ne sais comment m’exprimer. Il semble contradictoire
de dire que l’Aimé fait clairement comprendre qu’il est avec l’âme, et qu’il
semble en même temps l’appeler par un signe si réel qu’elle ne peut en douter,
un sifflement si pénétrant, si audible, que cette âme ne peut manquer de
l’entendre, car il paraît évident que lorsque l’Époux qui est dans la Septième
Demeure parle ainsi, sans toutefois qu’il s’agisse de paroles formulées, les
gens qui se trouvent dans les autres Demeures n’osent bouger, ni les sens, ni
l’imagination, ni les puissances. Ô mon Dieu tout- puissant, que vos secrets
sont grands, et que les choses de l’esprit diffèrent de tout ce qu’on peut voir
et entendre ici-bas puisqu’il n’y a aucun moyen d’expliquer cette faveur,
pourtant si petite, quand on la compare à tout ce que vous opérez de si grand
dans les âmes !
4 Son action sur l’âme est si forte qu’elle s’anéantit
de désir et ne sait que demander, car elle croit percevoir clairement que son
Dieu est avec elle. Vous allez me dire : comprenant cela que peut-elle désirer,
qu’est-ce qui peut la peiner ? Quel plus grand bien veut-elle ? Je ne le sais ;
je sais que cette peine semble l’atteindre aux entrailles, et que lorsque celui
qui la blesse arrache la flèche, il semble vraiment les lui arracher aussi, si
vif est l’amoureux regret qu’elle éprouve. Je me demande si on ne pourrait pas
dire que de ce brasier ardent, qui est mon Dieu, une étincelle jaillit, touche
l’âme, et lui transmet sa flamme ardente ; c’est insuffisant pour la brûler,
mais si délectable qu’elle reste tout en peine, et il a suffi d’un contact pour
susciter cet effet ; telle est, me semble-t-il, la meilleure comparaison que
j’aie trouvée. Car cette douleur savoureuse, qui n’est pas une douleur, ne dure
pas ; s’il lui arrive de persister un long moment, elle peut aussi disparaître
au plus vite, selon ce que le Seigneur veut lui communiquer, car nul moyen
humain ne peut l’obtenir. Aussi, bien qu’elle dure parfois un moment, elle
disparaît et revient ; enfin, elle n’est jamais permanente, c’est pourquoi elle
n’embrase pas l’âme tout entière ; à peine l’étincelle va-t-elle l’enflammer
qu’elle s’éteint ; mais l’âme garde le désir de souffrir à nouveau l’amoureuse
douleur qu’elle lui a causée.
5 Il n’y a pas lieu de demander ici si cela provient de
notre nature, si la cause en est la mélancolie, ou les tromperies du démon, ou
nos imaginations ; on perçoit fort bien que ce mouvement provient du lieu même
où se tient le Seigneur, qui est immuable ; ces opérations ne ressemblent pas à
d’autres dévotions, où la torpeur des plaisirs spirituels peut susciter le
doute. Ici, ni les sens ni les puissances ne sont dans la torpeur, ils
considèrent et s’interrogent, impuissants à s’opposer à cette peine délectable
comme à l’accroître, incapables d’y échapper, me semble-t-il. Que celui à qui
Notre-Seigneur accorderait cette faveur, (il la reconnaîtra lorsqu’il lira ceci)
lui rende grâce ardemment, car il n’a pas à craindre d’être abusé ; qu’il ait
grand peur de répondre par de l’ingratitude à une si haute faveur, qu’il tâche
de servir et d’amender sa vie en toutes choses, il verra ce qui s’ensuit : il
recevra de plus en plus. Une personne à qui échut cette faveur vécut ainsi
plusieurs années, si satisfaite, que si elle avait dû servir le Seigneur au
milieu de grandes épreuves pendant des années infinies, elle se fût jugée bien
récompensée. Qu’il soit béni à jamais. Amen.
6 Il se peut que vous objectiez : pourquoi y a-t-il
plus de sécurité dans ces choses-là que dans d’autres ? A mon avis, pour
plusieurs raisons. Premièrement, jamais le démon ne donne une peine aussi
savoureuse que celle-là. Peut-être pourrait-il donner une saveur, des délices,
qui semblent spirituels ; mais joindre à la peine, et à une si grande peine, la
quiétude et le plaisir de l’âme, n’est pas de son ressort ; tous ses pouvoirs
sont extérieurs, et ses peines, quand il en inflige, ne sont, à ce qu’il me
semble, jamais savoureuses, ni accompagnées de paix : elles inquiètent et
suscitent la guerre. Deuxièmement, parce que cette savoureuse tempête provient
d’une région sur laquelle il ne peut exercer son empire. Troisièmement, du fait
des grands bienfaits que cette faveur communique à l’âme ; ce sont, à
l’ordinaire, le désir de subir de nombreuses épreuves, la détermination accrue
de s’éloigner des contentements et conversations de la terre, et autres choses
semblables.
7 Il est très clair qu’il ne s’agit pas d’imaginations,
car si l’âme recherchait cette faveur, elle ne pourrait la contrefaire. C’est
chose si frappante qu’on ne peut s’en faire aucune idée, (je précise, croire
qu’on l’a quand on ne l’a point) ni en douter quand on la reçoit ; au cas où
quelque doute subsisterait, que l’âme sache alors qu’il ne s’agit pas
véritablement de ces élans dont j’ai parlé ; je précise, au cas où elle se
demanderait si elle les a éprouvés ou non, que l’âme les perçoit aussi
clairement que l’oreille entend un grand cri. Quant à la mélancolie, c’en est
fort éloigné ; la mélancolie ne fait et fabrique ses idées que dans
l’imagination ; ce dont nous parlons provient de l’intérieur de l’âme. Il se
peut que je me trompe, mais tant que je n’entendrai pas quelqu’un qui connaisse
cet état me donner d’autres explications, mon opinion ne variera point ; une
personne que je connais redoutait fort des illusions, mais jamais elle n’a pu
douter de cette forme d’oraison.
8 Notre-Seigneur a aussi d’autres façons d’éveiller
l’âme : au moment le plus inattendu, alors qu’on prie vocalement, distrait de
toute chose intérieure, une flambée délicieuse vous saisit, comme si un fort
parfum se communiquait soudain à tous les sens, (je ne dis pas que ce soit un
parfum, ce n’est qu’une comparaison), ou quelque chose de cette sorte, qui fait
sentir que l’Époux est présent ; l’âme s’émeut du désir savoureux de jouir de
Lui, elle se trouve disposée à accomplir de grandes actions et à louer
Notre-Seigneur. Cette faveur naît de ce que je viens d’évoquer ; mais ici rien
ne fait de la peine, le désir même de jouir de Dieu n’est pas pénible : voilà ce
que l’âme éprouve d’ordinaire. Ici non plus, il n’y a rien à redouter, ce me
semble, pour quelques-unes des raisons que j’ai dites ; mais tâcher de recevoir
cette faveur avec les actions de grâces. |