Un témoin de la
« tradition mystique »
René DAESCHLER, sj
le père judde
(1661-1735)
Le beau travail de M. Bremond
sur
l’« école du P. Lallemant » a valu un renouveau de ferveur à ce groupe qui
représente, non pas exclusivement sans doute, très réellement cependant, la
« tradition mystique dans la Compagnie de Jésus » en France au dix-septième
siècle.
L’histoire de cette école soulève une question assez
délicate, celle de son influence à l’intérieur de la Compagnie : y eut-il une
opposition officiel ou du moins doctrinale, et celle-ci trouva-t-elle des
représentants autorisés ?
Plus précisément, quelle fut l’attitude des « au-torités
spirituelles » au cours de la lutte antiquiétiste qui marqua la fin de ce
siècle, ou pendant la « retraite des mystiques » qui dès le début du siècle
suivant paraissaient entraînés dans la déroute du Quiétisme ?
Pour avoir une réponse assez significative sur ce dernier
point, on ne pourrait guère mieux s’adres-ser qu’au P. Claude Judde, auteur
ascétique assez connu et qui remplit longtemps les fonctions spirituelles les
plus importantes de son Ordre
* * *
Né 1661, à Rouen, il fit sa profession en 1695, à Nantes (où
se trouvait le P. Pierre Champion) ; puis il vint à Paris, où il prêcha devant
Bourdaloue. Celui-ci pensa trouver en lui son successeur, car au dire de
Lenoir-Duparc (ancien novice du P. Judde et éditeur de ses Œuvres complètes)
« il l’estimait infiniment, et souhaita, en mourant, qu’on lui confiât tous ces
papiers. Mais ce grand prédicateur avait mis, sans le prévoir, un obstacle à
l’exécution de cette demande ; car il avait conseillé au supérieur de choisir le
P. Judde pour succéder au directeur du noviciat de Rouen, poste très
important... »
En effet, il s’agit de la troisième année de noviciat que font les jésuites
après les études et le sacerdoce, de cet office d’ »Instructeur des Pères du 3e
an » qu’avait rempli en cette maison de Rouen le P. Louis Lallemant.
Après avoir occupé ce poste pendant une dizaine d’années, à
partir de 1704, il ne le quitta que pour un autre aussi « spirituel », et ç
peine moins important : celui de maître des novices et de recteur du noviciat de
Paris, où il resta jusqu’en 1721.
Son influence dans la compagnie peut se juger autrement que
par les emplois qui lui furent confiés : à Rouen, ses « novices », dit
Lenoir-Duparc, « charmés de ses discours et de son zèle, obtinrent de lui la
liberté de récrire ses manuscrits... les copies se multiplièrent... » si bien
qu’il n’est peut-être pas l’auteur spirituel de la Compagnie dont on trouve plus
facilement des exemplaires manuscrits, provenant des anciennes maisons de
l’Ordre ou des communautés voisines
.
Les éditions se multiplièrent aussi après la mort de l’auteur
en 1735 : on en compte au moins cinq au dix-huitième siècle.
Voilà donc un spirituel considérable, qui a été à bonne école
avec Bourdaloue, et qui en situation de dire son mot sur la question mystique
dans la Compagnie à cette époque de crise. Parmi ses Exhortations aux
« tertiaires », il en est une précisément où il commente d’autorité la règle sur
les « Illusions à éviter dans les exercices spirituels » ; l’occasion est belle
pour s’expliquer, et il ne manque pas de le faire avec sa franchise un peu
rude :
Il n’est pas trop vrai que Satan lui-même sait
se transformer en ange de lumière, et qu’on peut prendre pour grâce de Dieu,
pour inspiration, pour conduite de Dieu, ce qui n’est souvent qu’une tromperie
de l’esprit mauvais...
Assurément, et l’on attendait pas moins de lui ; la suite est
plus inattendue :
Mais il est encore un autre
genre de tromperie : c’est cette disposition où l’on est aujourd’hui, par
la crainte même, dit-on, des illusions, de mépriser et de condamner dans les
exercices de piété, comme une illusion, tout ce qui sort tant soit peu des
règles ordinaires : on veut prescrire des lois à l’Esprit de Dieu, on donne tout
au raisonnement, et rien à l’inspiration, ni au mouvement intérieur. On ne croit
rien de ce qu’on ne sent pas ; au seul nom de grâces et de ferveurs singulières,
on répondrait volontiers comme ces superbes philosophes d’Athènes à saint Paul :
« Que veut dire ce discourseur ? Il semble qu’il nous annonce de nouveaux
dieux. »
Illusion, dis-je, qui ne
serait guère moins redoutable que la première. Dans celle-là, c’est Satan qui se
transforme en ange de lumière ; dans celle-ci, c’est un homme d’esprit, un homme
savant, un ange de lumière qui se transforme en Satan
.
Ne croirait-on pas entendre un écho des exorcismes du P.
Surin contre les « Spirituels philosophes » et « antimystiques, dans son fameux
Cantique, par exemple : « Je vois un docteur qui s’a-vance... » ?
Ce rapprochement s’impose plus nettement en maint endroit, où
le P. Judde cite le « saint Père Surin » avec une vénération presque
enthousiaste, et prend envers lui une attitude déférente et fervente de disciple
convaincu.
La « question Judde » peut donc se poser d’une manière plus
précise : n’est-il pas en quelque façon, à un certain degré, disciple de Surin
et, par lui, tributaire de Lallemant ?
Pour avoir une solution satisfaisante sur le cas d’un auteur
dont l’attitude peut parfois prêter au doute, il faut une étude assez complète
et attentive des textes, sans trop se laisser arrêter par certains détours de
pensée ou « retours de flamme ». Pour point de repère dans cette rapide
exploration, je prendrai la doctrine du P. Lallemant, qui, exposée dans la même
chaire pour le même public, se prête mieux, semble-t-il, à une confrontation :
je range donc les idées du P. Judde sous les quatre chefs auxquels M. Bremond a
ramené celles de « l’école » : la critique de l’action, la garde du cœur, la
conduite intérieure du Saint Esprit et enfin la seconde conversion ou
accession aux états mystiques.
Et d’abord, quelle est la doctrine de cet « Ins-tructeur »,
chargé de donner les suprêmes leçons de stratégie spirituelle dans cette École
de guerre qu’est le « 3e an », d’où l’on part directement pour le
front de l’apostolat, quelle est sa théorie sur les vertus « actives ». Est-il
partisan de l’offensive à outrance ?
On pense bien qu’un spirituel authentique ne donnera pas dans
cette exagération ; on se doute même qu’il fera la « critique de l’action »
inconsidérée, de l’« effusio ad exteriora », comme par le P. Aquaviva dans ses
« Industries ».
Mais qu’il en fasse un de ses lieux communs, qu’il y emploie
toutes les ressources de son éloquence tantôt virulente, tantôt ironique, c’est
ce qui paraîtra plus caractéristique d’une spiritualité. Il a précisément une
exhortation sur « la fin de notre Institut : travailler à notre perfection et à
celle du prochain ». Il pose tout d’abord, bien entendu, le primat de la
sanctification personnelle ; ce n’est pas un simple primat d’honneur, et ses
exigences peuvent aller assez loin :
Notre sanctification est
tellement un premier devoir, que si nous ne pouvions pas nous sanctifier en
sanctifiant le prochain, il faudrait absolument abandonner le soin du
prochain, pour ne penser qu’à nous sanctifier... Règle générale, il faut plutôt
négliger un peu le prochain que de se négliger soi-même.
Les parfaits eux-mêmes devront prendre attitude réservée et
passive :
Un homme vertueux craint le
danger ; il attend que ce soit Dieu qui l’engage et le pousse ; de lui-même il
n’y va pas ; jamais il ne cherche le monde que quand il offenserait Dieu en ne
le cherchant pas...
Un homme imparfait ne craint
rien, ou bien il va à tout comme s’il ne craignait rien... C’est un ange par la
pureté de ses mœurs aussi bien que par la vitesse et la vivacité de son
action...
Nous retrouverons plus d’une fois le P. Judde faisant sur
d’autres tons le procès de péché de « vivacité ». Ainsi dans la Grande Retraite
de 30 jours qui ouvre l’année du second noviciat :
C’est un grand désordre que
cette dissipation étrange dans laquelle nous vivons la plupart, même en
religion... On s’excuse sur la nécessité de s’appliquer à son emploi... Il y a
une infinité de gens qui ne se nourrissent que de tracas : c’est leur élément ;
plutôt que d’être sans affaires, ils se surchargent de celles d’autrui... A les
voir, on les croirait chargés du gouvernement de l’univers.
Ce que cette dissipation a de
plus dangereux, c’est qu’avec elle on ne connaît point Dieu, il est invisible :
fût-il visible aux yeux même du corps, l’application à mille autre choses
empêcherait qu’on ne l’aperçut ; on ne se connaît pas davantage soi-même...
(mais au Jugement particulier !) Plus d’affaires, plus d’amis, plus
d’intrigues... Dieu et nous, nous et Dieu, un vide affreux de tout le reste...
Quel épouvantable changement ! Un ver de terre seul devant la majesté de Dieu,
un esprit fort, un incrédule, seul et abîmé dans les splendeurs de la vérité de
Dieu, etc., etc.
On voit que ce Bourdaloue « ad usum domesticum » ne ménage
pas plus ses confrères imparfaits que son maître les mondains criminels... Voyez
encore ce religieux qui hante le monde comme un fantôme en rupture de sépulcre :
« Il devrait avoir peur de lui-même, si les autres n’en ont pas peur. » Et,
d’une voix plus grave, le P. Instructeur frappe cette sentence : « La gloire du
religieux est de rester caché »
.
L’exemple de Notre-Seigneur sera sans doute plus persuasif
que ces ironies : après sa longue vie cachée, durant son court apostolat, il
n’avait rien de plus passé que de revenir « à sa chère solitude », mais, chose
plus inattendue, c’est surtout après sa Résurrection qu’il est proposé comme
modèle, non seulement dans son agilité glorieuse quand « sa présence est
nécessaire », mais plus encore dans la rareté et la brièveté de ses
apparitions :
On aperçoit qu’il est comme
dans un état gêné, et que son inclination le rappelle ailleurs : et où le
rappelle-t-elle ? A Dieu et à sa solitude en Dieu... Imitons-le donc : plus
d’empressement encore à revenir qu’à partir. N’allons au prochain que dans son
besoin ; notre propre besoin nous rappelle...
Critique assez vive donc de l’action extérieure, qu’elle
s’exerce soit « extra muros », soit « intra » ; car un religieux retiré, exact
observateur de ses règles, n’est pas encore l’idéal du P. Judde : il voudrait
savoir quel esprit anime ces observances. Dans une exhortation spéciale, il
prêche la transcendance de la loi intérieure sur les lois extérieures,
avec la liberté d’un saint Paul dépréciant la Loi ancienne au profit de la Loi
de grâce : c’est un véritable réquisitoire qu’il amorce en trois points, après
quoi il éprouve le besoin de s’excuser :
A Dieu ne plaise que je
veuille mépriser les lois extérieures. Il était à propos qu’on fit quelques
règlements qui pussent servir de direction pour ceux qui ne seraient pas si
éclairés... mais je suppose la loi intérieure sans cette multitude de secours
extérieurs, et je dis qu’elle peut suppléer presque à tout le reste
.
Il le prouve par le raisonnement psychologique et par les
faits : les patriarches, avant toute loi écrire « tiraient leurs forces et leurs
lumières... de cette loi intérieure qui les conduisait », de même que les
anachorètes « vivaient sans supérieur et presque sans sacrement : la loi
intérieure remplaçait tout. »
Homme d’intérieur autant qu’il le put, le religieux sera donc
surtout homme vraiment intérieur : le jésuite particulièrement doit garder la
« solitude intérieur jusque dans le commerce du monde », sur le modèle de saint
François Xavier « de qui il est écrit qu’au milieu de ses occupations, il était
dans son fond tel qu’un solitaire dans le creux d’un rocher ».
A quoi occuper cette solitude ? à des exercices intérieurs,
et surtout à l’oraison mentale :
Si une heure d’oraison peut suffire à celui qui
n’est chargé que de lui-même, deux ou trois ne seraient pas trop pour celui qui
est chargé d’instruire, de toucher, de convertir les autres.
Saint Ignace nous marque
assez combien il juge l’oraison nécessaire aux hommes apostoliques, lorsqu’il
conseille à tous les Profès de la Compagnie de donner à l’oraison tout le temps
auquel ils ne sont pas actuellement appliqués à travailler pour le prochain,
sans excepter celui des récréations même dont il leur laisse libre de
s’absenter. A cet âge là, en ce temps là, il ne connaît presque plus pour eux
d’autre préparation au ministère que l’oraison
.
Cela, à l’exemple des grands missionnaires et savants de leur
Ordre ; même durant leurs années d’études, ils devront faire large la part de
l’oraison « extraordinaire » (surérogatoire), et, « à l’extrémité », prendre sur
le temps de leur repos.
Pratique intensive de l’oraison, exercice des vertus solides,
voilà l’occupation du religieux selon le cœur du P. Judde. Mais c’est ici, sans
doute, que nous allons le prendre en flagrant délit d’« activisme », car son
oraison est évidemment « celle des exercices », l’oraison méthodique, et ses
vertus préférées sont des vertus de combat : l’abnégation intérieure, la
mortification continuelle, la mortification des passions, du corps, etc. ...
Autant de sujets d’exhortation où l’Instructeur, avec cette « raison
passionnée » qu’il semble avoir hérité de son maître Bourdaloue, pourchasse et
réduit aux abois l’indolence spirituelle de ses Tertiaires.
Pour faire mourir à coup sûr le vieil homme (puisque après
tout le 3e an est donné pour refaire le « cadavre », car il est de
ces morts qu’il faut qu’on tue), il ira jusqu’à faire périr le nouveau ; et pas
seulement d’une mort spirituelle ou mystique, ni par simple boutade : c’est un
des thèmes favoris de ce bourreau bienfaisant, qu’aucune plainte ne peut
attendrir :
Faire une guerre continuelle
à son esprit : aucune pensée inutile... guerre continuelle à son cœur, nulle
affection qu’à Dieu... ; aux sens... à l’imagination... au corps... n’est-ce pas
de quoi succomber ? La seule régularité constante est une lime sourde qui use,
qui mine, qui détruit les tempéraments les plus robustes. Gonzague, Stanislas,
Berchmans ne sont pas morts si jeunes que pour s’être poussés ; encore, si l’on
était assuré de mourir sitôt qu’eux !... — On a cent fois répondu... que Dieu,
qui ne nous permet pas de nous ôter violemment la vie, nous permet de nous
immoler lentement à sa grandeur...
Cette doctrine de combat, de lutte à mort, est assurément
ascétique au sens le plus fort ; et pourtant, dans cette vigoureuse action
intérieure, pas plus que dans l’extérieure, l’activité, au sens de vivacité, de
multiplicité, n’est son idéal : tout au contraire, c’est un des péchés capitaux
de la vie spirituelle :
Dieu veut nous voir humiliés et tranquilles
pour nous communiquer ses dons, à nous surtout, qui péchons presque tous par
orgueil et par vivacité
.
Abnégation, mortification continuelle des passions, oui, mais
c’est à la racine qu'il faut porter la cognée, or :
Tous du plus au moins nous
avons une passion à laquelle nous ne prenons pas assez garde, et qu’il est comme
la racine de toutes les autres ; c'est cet empressement à suivre nos mouvements
naturels et nos premières saillies... Que ce soit assez, pour n'aller pas si
vite aux choses même du devoir, de sentir qu'on s'y porte avec trop de
précipitation, et que la paix en est tant soit peu altérée et troublée...
Cette vivacité est une fièvre aux accès multiples et dont il
est difficile de guérir ; il n'y a guère qu'un remède, mais il est souverain :
0 si semel perfecte
introisses in interiora Jesu !
Introduisez-moi dans ce sanctuaire ; que toutes mes vivacités viennent s'amortir
là... C'est ici la solide dévotion au Cœur de Jésus...
.
Et puisqu'il faut tout de même agir et combattre, le P. Judde
expose sa tactique spirituelle dans une exhortation importante sur la vertu
solide ; dans la lutte contre les passions où pour l'acquisition des vertus,
il convient avant tout de ne pas disperser nos efforts, mais de les concentrer
sur une position dominante dont la conquête sera décisive, c’est-à-dire une de
ces « vertus solides et parfaites » dont parle la règle qu'il commente, telles
la mortification continuelle, le « 3e degré d'humilité », ou encore
cette « fidélité singulière à tous les mouvements de la grâce qui vient de la
détermination d'être tout entier à Dieu ». L'avantage de cette tactique, c'est
que ;
On n’acquiert point, je dis
plus, on ne travaille point fortement à acquérir une seule de ces vertus
principales, qu'on n'acquière en même temps, et sans s’en apercevoir, une
multitude d'autres vertus.
La raison de cela, c'est
qu'elles ont pour principe et pour ressort... un motif général et si étendu
qu'il embrasse seul tout le reste avec elles...
Ce motif général, « vouloir être à Dieu autant qu’il le
mérite, ou imiter parfaitement Jésus-Christ... », c’est ce qu’il appelle la
« solide de la vertu » ; s’en emparer, s’y établir solidement, ce sera la phase
décisive du combat spirituel.
Mille petites raisons...
mille retours d’intérêt propre, temporel et spirituel, nous font pratiquer le
bien ; élargissons, dilatons notre cœur, élevons nos vues, prenons l’essor,
n’agissons que par le pur motif de plaire à Dieu, à l’exclusion, s’il se peut,
de toute autre considération.
Saint Ignace n’est pas seulement un modèle, dans sa vie, mais
aussi un maître de cette spiritualité simplifiée : le P. Judde le prouve par les
Exercices, et il y revient avec plus d’insistance dans l’Exhortation
sur les Illusions, spécialement en ce qui concerne la méthode d’oraison.
Telle fut l’attention de
notre saint Fondateur de réduire à quelque chose de fixe et d’uni toute sa
conduite... Dans ses Exercices, c’est une chose étonnante, combien peu il
multiplie les considérations, combien peu il présente de nourriture à l’esprit.
Toute l’économie du livre semble ne renfermer que cette seule vérité : tout à
Dieu par l’imitation parfaite de Jésus-Christ. S’il semble parfois partager
l’attention... tout se rapporte à un même but.
Il ne veut qu’on passe d’une
vérité à l’autre qu’on n’en soit tout pénétré : deux ou trois jours lui
paraissent bien employés à cela. Une méditation où il propose un peu plus de
raisonnement est toujours suivie de deux ou trois autres, qu’il appelle tantôt
répétition, pour s’imprimer plus avant les points dont on s’est senti le plus
touché, tantôt contemplation, pour l’accoutumer à recueillir toutes ses
facultés et les porter vers un objet simple et indivisible.
Ceci nous induit à ne pas prendre trop à la lettre la méthode
assez minutieuse qu’enseigne le P. Judde au Traité d’Oraison, destiné
d’ailleurs aux novices, c’est-à-dire à des « commençants »
. Dès
ces débuts, et dans la suite, ils devront « se porter et se former » à
l’« oraison d’affection » plutôt qu’à celle de « tant de raisonnements ». Les
résolutions seront bien particulières, sauf pour ceux « dont Dieu a déjà pris
pleine et entière possession ».
Même remarque pour l’examen particulier qui, par définition,
semble voué au particularisme ; il a cette réserve pour les parfaits ou même les
progressants :
Quand on se sent fortement déterminé au bien,
rie ne serait mieux que d’entreprendre de ne faire aucune faute, quelque petite
qu’elle soit, de propos délibéré, ou bien de se rendre fidèle à tous les
mouvements de la grâce, sans exception, ou bien de pratiquer à chaque moment ce
qui nous paraîtra le plus parfait. Quelque dérangé qu’on puisse être, en moins
de rien on se trouverait tout changé.
... Enfin, pour assurer l’effet de l’oraison « ... le plus
sûr est de nous former de bonne heure à l’examen de simple recueillement ».
Il donne de cette pratique une description qui l’apparente
fort à la « garde du cœur », chère à l’école du P. Lallemant :
L’examen de simple
recueillement n’a point de temps marqué ni de matière limitée comme l’examen
particulier ; c’est une certaine attention sur soi-même, qui fait qu’on ne se
rempli jamais tellement de ses occupations, qu’on perde son intérieur tout à
fait de vue... Ce n’est pas assez de faire deux par jour ; il faut une attention
continuelle à garder son cœur, à en observer tous les mouvements, à en
condamner, à en réprimer, se punir jusqu’aux moindres saillies déréglées
.
Garde du cœur nécessaire pour acquérir « la première vertu,
la solide vertu sans laquelle tout n’est guère qu’illusion : la pureté du
cœur ».
L’efficacité de cette pratique est certaine : c’est l’œil du
maître et « le désordre n’arrive guère dans une maison que quand le maître en
est absent » ; la paix de l’âme n’est pas troublée, car cet examen de simple
recueillement, comme les mots même l’indiquent, peut et doit se faire d’une
manière paisible et douce ; telles la surveillance d’un gouverneur à la Fénelon
pour son jeune prince :
Il ne l’épie pas avec
rudesse ; il le fait souvenir de ce qu’il est... il l’applaudit, il l’anime
quand il fait est bien : d’un coup d’œil il le rappelle quand il s’échappe...
Cette activité continue qui pourrait paraître le comble du
self-help, ne sera que le développement de l’action sacramentelle : le P. Judde
conseille fortement la confession très fréquente et même quotidienne : c’est la
pratique des saints, « surtout et même de ces derniers temps ».
Cet exercice d’abnégation continuelle, cette « circumcisio
cordis in spiritu » sera l’antidote du mal de vivacité :
Mettons fin à nos légèretés, à cette grande
vivacité qu’on ne saurait bien comparer qu’à une espèce d’ivresse ou de fièvre
continue, et qui a ses redoublements. Qu’il suffise que nous voulions quelque
chose avec trop d’empressement pour arrêter aussitôt et attendre que ce soit la
grâce ou la raison qui nous détermine.
Dans ces derniers mots ont peut entrevoir le but positif de
cette ascèse : se rendre apte à suivre la conduite ordinaire — la raison
éclairée par la foi — ou la direction plus spéciale du Saint-Esprit, car le P.
Judde a lui aussi son principe de la « conduite intérieure du Saint-Esprit »,
en qui nous trouvons un guide, un « gouverneur » bien plus attentif et plus doux
que nous ne pourrions l’être pour nous-mêmes :
Quand on a de la bonne volonté, et qu’on
demande à Dieu souvent ses lumières, qu’on ne se livre point par choix et par
inclination aux affaires du dehors, et que la conscience est tendre et délicate
[ce sont les deux « principes » que nous venons de voir : critique de l’action
et garde du cœur], Dieu fait la grâce d’ordinaire, que sans contention et sans
trouble on se sente comme averti à chaque instant de ses devoirs et de ses
fautes ; au fond du cœur, on entend comme un censeur secret et assidu, qui ne
cache rien, qui ne passe rien ; le tout est de ne pas étouffer cette voix
salutaire, et de ne pas chercher un certain tumulte dans lequel on ne la puisse
entendre ; cela ne demande pas beaucoup d’application, mais un peu de fidélité.
Sur l’identité de ce censeur intime qu’on pourrait à la
rigueur prendre pour la conscience personnelle, beaucoup de textes nous
renseignent de manière à n’en pouvoir douter ; ainsi dans une sorte de
discours-programme adressé aux tertiaires le premier jour du 3e an :
Ma vue, mes Pères, c’est de
vous former ici à ce que l’on veut que vous soyez toute votre vie, de n’exiger
de vous rien de plus ou de moins que ce que la Compagnie exige de véritables
jésuites. Sur cela donc il y a trois habitudes singulières qu’il faut tâcher
d’acquérir. Une habitude de recueillement et d’union à Dieu... des retours
fréquents en soi-même pour y trouver sa force, sa consolation, son conseil et sa
direction, une attention continuelle au mouvement de la grâce... un respect
infini pour la présence de Dieu et pour les conseil de cette loi intérieure que
le Saint-Esprit, comme dit saint Ignace, a coutume d’imprimer dans le cœur...
Et, comme pendant, voici une sorte de testament spirituel
qu’il laisse à ses disciples :
Bénissons Dieu du changement
que, par sa miséricorde, il a fait en nous depuis que nous sommes livrés à
l’esprit intérieur et à la solitude. Nous sommes inquiets peut-être sur notre
persévérance. Voici une règle infaillible d’en juger ; si nous emportons d’ici
beaucoup, d’habitude et de faciliter à écouter et à suivre la voix du Seigneur
qui ne cesse de parler au dedans de nous, ayons confiance que nous
persévérerons... Hors de là, je ne puis répondre de rien, ou plutôt... : la
formidable menace, mes Pères !...
L’exhortation sur la Loi intérieure nous montre bien
ce point d’aboutissement de l’ascèse du p. Judde ; nous y avons déjà relevé une
critique assez vive de la Loi extérieure comme telle ; le deuxième point est un
parallèle entre cette même loi, en tant que loi de crainte, et la loi
intérieure, loi d’amour. Là encore l’exemple de saint Paul l’autorise à de
belles audaces de langage et de pensée au détriment de la loi de crainte ; au
contraire, il devient presque lyrique en préconisant la loi d’amour ; il en
oublie son pessimisme pour admirer les merveilles de l’amour même simplement
humain, et, pour finir, il pose comme d’ordinaire au principe, une maxime où il
semble avoir condensé la quintessence de l’optimisme salésien :
Pour persévérer, il faut non
seulement se rendre la vertu possible, il faut encore se la rendre douce,
consolante, rassasiante, délectable : c’est le privilège du seul amour...
Mais jusqu’ici on n’a pu qu’entrevoir l’auteur de cette loi
intérieure ; au 3e Point, le P. Judde nous découvre en un geste
décisif et presque triomphant : « La loi intérieure est une loi du
Saint-Esprit ; dernier avantage qu’elle a par-dessus les lois extérieures ».
Celle-ci ne nous montre directement que l’homme dont on peut discuter l’autorité
ou la prudence, si c’est un supérieur en chair et en os, la pensée ou même le
texte, si c’est un saint Fondateur ; car déjà bien armés de rhétorique, de
scolastique, de casuistique, les religieux indévots ont encore à leur
disposition une arme nouvelle, ou du moins bien perfectionnée et illustrée par
les travaux d’un Petau, les exploits des Bollandistes, les audaces d’un P.
Hardouin : la critique historique... ;
N’avons-nous autant d’esprit
et de lumière que nos supérieurs ? Ne sommes-nous pas théologiens, casuistes,
confesseurs et directeurs ?
On remonte aux sources. Saint
Ignace n’aurait pas ordonné ni ce ni cela, on ne lit rien de pareil dans ses
Constitutions...
Contre tant d’ennemis, que reste-t-il aux Lois extérieures ?
l’auteur même de la Loi intérieure, le Saint-Esprit :
Un religieux inspiré, dirigé
par le Saint-Esprit, ne parle et ne pense point de la sorte... Accoutumé à
entendre parler Dieu dans lui-même longtemps encore avant qu’il soit un saint,
il ne doute point qu’il n’ait parlé de même et plus intelligemment encore à des
saints du premier ordre, de qui il a reçu sa règle ; et que, comme Dieu daigne
bien lui servir d’oracle à lui-même dans tant d’occasions pour sa conduite
particulière, la Providence à plus forte raison n’ait dirigé et ne continue de
diriger encore ceux qui ont formé ou qui doivent maintenir dans leur vigueur les
grands corps qui servent d’ornement et d’appui à l’Église
.
Ainsi ce qui sauvera la Loi extérieure, c’est qu’elle procède
d’une Loi intérieure, celle du supérieur, et qu’elle concorde avec une autre Loi
intérieur, celle des religieux :
Il trouve tant de rapport entre ce que Dieu lui
dit au fond du cœur et ce que lui disent extérieurement ses règles, qu’en
regardant l’un et l’autre comme venant du Saint-Esprit, il ne saurait refuser à
l’un le respect qu’il sent pour l’autre... Sa règle n’est que comme une
exposition plus distincte et plus nette de ce qu’il lisait déjà dans son propre
cœur.
Aux objections théoriques, le P. Instructeur répond d’une
manière assez tranchante ; il se fait plus insinuant pour une dernière objection
pratique :
Cette loi intérieure
n’est-elle pas suspecte, ne dicte-t-elle jamais rien de contraire aux lois
extérieures, ni à l’intention des supérieurs ?
— Non, jamais rien de
contraire, mais de temps en temps peut être quelque chose de supérieur... (sous
le contrôle, évidemment, de la foi et de l’obéissance). — Elle est
assujettissante, cette loi intérieure : Dieu ne cesse de parler ; plus on lui
accorde, plus il demande... — Assujettissante dans les commencements, j’en
conviens ; mais il se forme peu à peu une habitude de docilité douce et
tranquille ; mais elle conduit à la véritable liberté et à la parfaite
sécurité...
Cet assujettissement, si rigoureux qu’il puisse être, n’est
pas une pratique de surérogation : il est nécessaire pour éviter l’imperfection
volontaire et habituelle, l’infidélité, « cette indigne et indignante conduite »
que le P. Instructeur a dénoncé dès la première semaine de la Grande Retraite :
Nolite contristare
Spiritum Sanctum : n’affligez, ne
contrister pas le Saint-Esprit... Il conseille, il prie, il gémit, postulat
gemitibus inenarabilibus... ; ego sto ad ostium et pulso, aperi mihi soror :
Jésus-Christ est à la porte, il frappe, c’est lui : ouvrez-moi, ma sœur...
Ces inspirations, dit-il en plusieurs endroits, sont « des
gouttes du sang de Notre-Seigneur » ; les rejeter, ce n’est pas fouler aux pieds
ce sang divin, c’est au moins le laisser tomber à terre. Et quels mérites
perdus !
Combien en amasse une
personne vigilante et qui toute la vie, du matin au soir, se rend dépendante du
mouvement de la grâce !... de quelles faveurs dès le temps de la vie prive
l’infidélité : dons surnaturels, foi vive, dévotion tendre, goût savoureux de
Dieu, paix profonde, joie du Saint-Esprit, autorité sur le cœur du
Tout-Puissant, prières infailliblement exaucées pour soi-même et pour les
autres, vous ne serez le partage que des âmes parfaitement pures et
véritablement fidèles !
Pureté du cœur, docilité à la conduite du Saint-Esprit, voilà
donc la double clef des trésors célestes dont on nous laisse entrevoir la
richesse ; mais cette clef merveilleuse, ce regard jeté par la porte entrouverte
sur les splendeurs d’un mystérieux palais, tout cela semble aussi inconsistant
et décevant qu’un conte de fée à l’esprit terre à terre de certains imparfaits :
le P. Judde fait ressortir rudement leur rusticité de « primitifs », leur
prétentieuse ignorance de « primaires » :
Il est vrai que le même
principe qui empêche qu’on ne les méritent (ces faveurs) empêche aussi
d’ordinaire qu’on ne les estime, et même qu’on y ajoute foi... Comme si on
voulait donner idée du Louvre ou de Versailles à un sauvage qui n’a jamais vu
que sa cabane et son désert. Un peu de vraie abnégation, bientôt on changerait
d’avis ; on commencerait par dire : je n’y saurais atteindre, mais je les
respecte, je crois ; peut-être avec le temps ajouterait-on : j’en ai assez
d’expérience pour leur sacrifier volontiers les plaisir du monde et les acheter
au prix de toute ma liberté
.
« Au prix de toute ma liberté » ; il faut souligner le mot
« toute » pour bien saisir la pensée de l’Instructeur, car il ne veut pas qu’on
ignore jusqu’où peut aller cet assujettissement : jusqu’à devenir comme un
animal sous le joug, « ut jumentum », mais un de ces animaux mystiques
d’Ezéquiel « dont il est écrit que la seule impétuosité de l’esprit les
dirigeait dans leur course », ou même comme une mécanique marchant avec une
docilité toute passive « sous le ressort qui nous pousse ».
De cette « manière noble et généreuse d’agir » nous voyons le
modèle idéal et divin dans une méditation sur l’Intérieur de Jésus-Christ :
Qu’est-ce qui le poussait,
qui le mettait en, mouvement, qui le déterminait dans ses diverses démarches ?
Toujours un principe de grâce ; l’Esprit de Dieu était comme l’âme de son âme...
Pour être parfaitement intérieur et semblable à Jésus-Christ, ce n’est donc pas
assez... d’agir en état de grâce ; il faut agir par l’Esprit de grâce... Jamais
ne prévenir, mais attendre et suivre cette impulsion de l’Esprit dans nous ;
suspendre, réprimer, mortifier l’activité naturelle jusqu’à ce que Dieu se
déclare, pour ainsi dire, et qu’il nous applique actuellement à ce qu’il veut
que nous fassions ou que nous disions, pour les choses, pour le temps, pour la
manière ; en un mot, ne servir que d’instrument à l’opération de Dieu, et
demeurer nous-mêmes indifférents sous sa main, pour être déterminés à ce qui lui
plaira...
D’abord peut-être nous ne
goûterons qu’avec peine le solide de cette nourriture : elle est cette manne
cachée que Dieu promet aux âmes généreuses, vincenti dabo manna absconditum.
Mais toute cachée qu’elle est, c’est une manne enfin, qui, dans sa simplicité,
prend ou efface le goût de tout le reste.
Cette action si impérieuse de l’Esprit-Saint, cet effacement
des créatures, bien d’autres expressions qu’on a déjà remarquées rendent un son
assez spéciale, ont un « accent mystique », celui d’une région spirituelle que
le P. Judde ne laissera pas ignorer à ses tertiaires. Il les y conduit dès la
méditation préliminaire de la quatrième semaine des Grands Exercices ; il y
revient plus longuement dans l’Ex-hortation sur les Illusions, où nous
irons chercher tout d’abord la synthèse complète et, il semble bien, définitive,
de sa spiritualité.
Après avoir écarté d’un geste assez brusque les fâcheux et
les alarmistes dans l’invective que j’ai citée au début de cet article, il
s’avance d’un pas prudent, mais ferme, en cinq étapes ou « maximes ». Et d’abord
il fixe avec soin son point de repère à l’aide de ce principe familier aux
jésuites : media ad finem ou « qui veut la fin veut les moyens » :
Les moyens, en qualité de
moyens n’étant que pour la fin... les meilleurs moyens sont ceux qui conduisent
plus infailliblement et plus promptement à la fin ; cela est évident... Ainsi
donc, ce qu’il y a d’ordinaire ou d’extraordinaire dans la manière d’aller à
Dieu ou de traiter avec lui n’est point ce qui rend une conduite louable,
suspecte ou condamnable
.
Ce principe va lui permettre de préférer aux méthodes
ordinaires qu’il nous décrit avec éloge dans la « 1ère maxime »,
d’autres méthodes, qui :
Sans être moins solides sont cependant plus
courtes que les autres... ces méthodes consistent dans des moyens efficaces de
tarir plus promptement la source des vices, de mourir plus parfaitement à
soi-même, de rompre tout d’abord les obstacles qui empêchent Dieu de se
communiquer aux âmes aussi vite et aussi libéralement qu’il le désirerait.
C’est l’ascèse assez spéciale que nous avons vue plus haut :
« vertu solide », garde du cœur, conduite du Saint-Esprit ; ascèse vigoureuse
certes, d’autant plus et précisément parce qu’elle a hâte d’en finir et de
passer la main à l’action divine :
On se presse d’agir pour mériter la plénitude
et le grand jour de la foi... cent fois le jour on remonte ce grand ressort
d’une volonté déterminée à rendre à Dieu un culte parfait, à imiter pleinement
Jésus-Christ, ressort qui tient nécessairement à la pratique de toutes les
vertus particulières, et entraîne avec rapidité tour ce qu’il trouve d’obstacles
sur ses voies.
Nos guides dans ces chemins de travers seront, non plus
Grenade ou Rodriguez, mais « l’auteur de l’Imitation, et, après lui, le Chrétien
intérieure ».
L’Imitation est pour lui, nous le verrons, un livre
mystique : quant au Chrétien intérieur, s’il s’agit du livre de
Bernières, il est aussi de ce mysticisme ascétique cher au P. Surin et qui
pouvait rassurer un P. Judde.
Le grand maître reste toujours saint Ignace : c’est un
praticien de la vertu solide, de l’ascèse sim-plifiée ; c’en est même le
théoricien, comme nous l’avons vu, et cela dans ses Exercices où il a
déjà condensé tout le suc des premières méthodes, et en général « dans ses
ouvrages » : Constitutions, Lettres...
Nous ne sommes qu’à la deuxième étape, et déjà nous touchons
à l’extrême frontière du royaume de Méthode, de l’empire des Maîtres ; mais le
Royaume de Dieu ne s’arrête pas là, et à défaut de guides humains, nous
trouverons un guide divin qui déjà nous conduisait secrètement et désormais veut
prendre ouvertement la conduite de notre âme :
Troisième maxime : Que l’Esprit de Dieu ne
s’assujettit pas toujours si uniformément, ni si constamment aux méthodes, ni à
la plus parfaite ou à la moins parfaite, qu’il ne puisse attirer les âmes à lui
par des routes inconnues et au-dessus de toutes les réflexions ordinaires...
Quel fut le maître de ces premiers anges du désert, Paul l’ermite, Antoine,
Pacôme... ? surent-ils moins connaître... tous les secrets de l’oraison la plus
parfaite... ?
Les Pères du désert sont de ses amis, comme de Rodriguez ;
mais au lieu de voir surtout en eux des modèles d’ascétisme rigoureux, il en
fait ici et en plus d’un endroit des modèles de « vie passive », des éclaireurs,
des grand gardes de l’armée mystique :
Le même maître qui les
introduisit a-t-il perdu le secret de parler au cœur qui le cherche avec pureté
et simplicité ?
Qu’on me dise donc comment
tant de personnes ignorantes qui n’ont jamais consulté de directeurs à la
campagne où la Providence les a reléguées, ni fait aucun usage de livres, ne
connaissant pas même les caractères, se trouvent néanmoins en état de parler le
langage des saints, capables de nous donner des leçons quand Dieu nous aime tant
que de nous les adresser ?
Il suffirait, certes, qu’au
lieu d’une multitude de ces bonnes âmes qui se rencontrent partout, on en eût
connu seulement un petit nombre de ce caractère, pour pouvoir assurer que
l’Esprit-Saint est comme un grand maître qui sait quelquefois se mettre
au-dessus des lois communes et ordinaires...
Ici le P. Judde semble bien faire fond sur des souvenirs
personnels, car outre que seule l’obser-vation plus ou moins directe peut lui
donner une pareille assurance, il a dans le ton de la voix plus que de la
conviction : une noté émue, une vibration profonde.
A-t-il donc rencontré quelque part, dans ses ministères de
Bretagne, une « bonne Armelle », une fidèle de la tradition mystique semée par
« les Huby, les Maunoir » qu’il aime à citer comme l’idéal des hommes
apostoliques ? Sans doute, et même il en a découvert par lui-même, ou par
d’autres à qui il se fie — « une multitude ! »...
Vraiment peu d’indices paraissent plus révélateurs du
mysticisme profond — je ne dis pas foncier — du P. Judde, car, on l’a souvent
noté, seuls les mystiques, et les plus convaincus, ont ce sixième sens qui leur
fait découvrir « partout » leurs semblables sous les espèces les plus cachées
« quand Dieu nous aime tant que de nous les adresser »... Le signalement qu’il
donne de ces âmes est aussi un indice d’observation personnelle.
... Un je ne sais quoi de
noble, de naturel, de judicieux et d’aisé, une certaine défiance de soi-même,
lorsqu’on agit et qu’on parle avec plus de sagesse... une négligence de toute sa
personne qui vient plus d’oubli que de réflexion ; un langage qui tient plus du
ciel que de la terre, comme quand les personnes du premier rang s’expriment sur
ce qu’elles sentent et ce qu’elles apprennent dans le commerce familier des
princes ; une politesse même bien au dessus de la condition et de ce qui vient
d’une éducation heureuse ; l’art n’y pourrait jamais atteindre...
Une grande mortification, un
sincère mépris de soi-même, un amour tendre de la croix et des opprobres du
Sauveur... un corps sur la terre et une âme déjà au ciel, qu’importe qu’on sache
dire d’où viennent ces trésors de grâces, si on les possède enfin et qu’on
regorge de biens jusqu’à pouvoir en répandre des torrents sur une multitude
d’autres ?...
Il en parle, de ces heureux familiers du Roi des rois, avec
la même « emphase » qu’il reproche si durement à ses confrères revenant au
couvent la bouche pleine des splendeurs de Versailles, et, sans presque
reprendre haleine, il continue : « Poursuivons. Quatrième maxime... »
Ici, le champion de la cause mystique passant à l’offensive,
enlève à l’adversaire son arme pour la retourner contre lui :
Comme il y aurait de l’illusion et du danger à
vouloir de soi-même, par une espèce d’ambition, sortir des méthodes et des
routes ordinaires pour se faire un chemin à l’écart, il n’y a pas moins de
risques peut-être, du moins par rapport à la perfection et au solide avancement,
à vouloir se roidir contre l’attrait intérieur et s’obstiner à demeurer dans ses
manières ordinaires de traiter avec Dieu, quand il lui plaît de découvrir
quelque chose de plus simple, et, dans une espèce de pauvreté, d’obscurité et de
silence, de dire beaucoup plus qu’on ne pourrait se dire à soi-même dans une
multitude de considérations.
Voilà, je pense, une indication assez nette du genre
d’oraison si recommandé par le P. Rigoleuc...
L’humilité pourra s’exercer pourvu que ce ne soit pas au
détriment de l’esprit de foi et de la docilité :
Il est vrai qu’alors on peut
être, on doit être surpris que Dieu fasse choix d’un objet si indigne... Mais
depuis qu’il a honoré notre nature jusqu’à s’unir à elle, jusqu’à ne faire
qu’une même personne de l’homme et de Dieu, ce n’est plus une merveille qu’il
daigne faire sentir aux frères adoptifs de Jésus-Christ, quelque écoulement des
grâces de leur aîné et de leur chef...
Fecit mihi magna qui
potens est... Ainsi après la Reine
des Saints ont pensé et parlé tous les Saints. Un grand sentiment de leur
bassesse et de leur pesanteur naturelle, un grand dégagement des dons de Dieu...
mais toujours aussi une soumission simple et reconnaissante sur tout ce qu’il
plairait à Dieu de faire dans eux, pour eux, par eux et avec eux de plus
éclatant. Ecce ancilla Domini, fiat mihi...
Dans la cinquième et dernière maxime, le P. Judde indique les
fruits de cette « hyperméthode » en termes d’abord mesurés : « Le progrès dans
les vertus solides en devient plus solide et plus prompt », mais bientôt il
hausse le ton, car de nouveau il parle d’expérience :
C’est encore ce que démontre
l’histoire des saints, dans la suite des siècles. Il en est peu dans la vie de
qui l’on ne puisse distinguer deux intervalles et marquer comme deux époques
tout à fait différentes. Dans le premier temps, agissant par méthode, et ne
songeant qu’à videur leur cœur de toutes les affections terrestres, ils n’eurent
point à se repentir de leur travail, et déjà l’on pouvait se les proposer comme
de grands modèles et se faire honte de ne pas leur ressembler ; mais dans le
second, l’Esprit-Saint ayant pris comme pleine et entière possession
d’eux-mêmes, bientôt on les perdit de vue, et ils prirent l’essor si haut, qu’on
put les admirer, mais qu’on désespéra de jamais les atteindre...
Les saints dont il parle avec cette chaleur, ne les a-t-il
pas connus, soit par des traditions de famille encore toutes chaudes, soit par
des rapports personnels ?... Quoi qu’il en soit des faits, la doctrine semble
bien être celle que le P. Lallemant expose sous le nom de « 2e
conversion », sauf que le P. Judde ici ne dégage pas, comme il le fera
ailleurs, le moment et les circonstances du passage, du « pas », se contentant
de distinguer les deux périodes par leur aspect général : dans la première,
effort laborieux suivant une méthode de plus en plus simple, progrès sensibles ;
dans la seconde, plus d’action apparente, sinon celle de l’Esprit, progrès
foudroyants :
Tel est la différence d’un homme et d’un autre
homme, d’un homme avec lui-même, à proportion que Dieu se découvre... il ne
marche plus, il vole ; mais c’est sur les ailes de l’Esprit, guidé par sa
sagesse, soutenu par sa force toute-puissante ; il n’y a ni faiblesse à
craindre, ni précipice à redouter...
Le P. Instructeur revient à ses tertiaires provocans ad
volandum pullos suos en leur faisant contempler l’essor des aigles ; mais
aussi, pratique, en leur proposant « deux ou trois résolutions » : pas
d’opposition, de préjugé antimystique ; attachement aux méthodes, celles de la
seconde série, plus solides « sans comparaison » ; ne pas se roidir contre
l’attrait « pour quelque chose de mieux ».
Et pour les engager, il « ne craint point de s’avancer » « en
promettant aux coeurs pleinement libéraux et généreux ; une grâce beaucoup
au-dessus » de la simple dévotion ; « car il est rare qu’après un temps
d’exercices communs Dieu manque de donner du plus au moins quelque chose qu’on
n’aurait jamais osé demander ni attendre ».
... Sur cette promesse, assez audacieuse, en effet, comme sur
d’autres points de la doctrine mystique du P. Judde, il serait sans doute
intéressant d’entendre ses explications ; ce sera la matière d’un prochain
article, où on tâchera aussi d’indiquer d’une façon plus précise ses rapports
avec l’école du P. Lallemant et sa place dans la « tradition mystique de la
Compagnie de Jésus »
.


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