LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

Un témoin de la
« tradition mystique »

René DAESCHLER, sj

le père judde
(1661-1735)

Le beau travail de M. Bremond [1] sur l’« école du P. Lallemant » a valu un renouveau de ferveur à ce groupe qui représente, non pas exclusivement sans doute, très réellement cependant, la « tradition mystique dans la Compagnie de Jésus » en France au dix-septième siècle.

L’histoire de cette école soulève une question assez délicate, celle de son influence à l’intérieur de la Compagnie : y eut-il une opposition officiel ou du moins doctrinale, et celle-ci trouva-t-elle des représentants autorisés ?

Plus précisément, quelle fut l’attitude des « au-torités spirituelles » au cours de la lutte antiquiétiste qui marqua la fin de ce siècle, ou pendant la « retraite des mystiques » qui dès le début du siècle suivant paraissaient entraînés dans la déroute du Quiétisme ?

Pour avoir une réponse assez significative sur ce dernier point, on ne pourrait guère mieux s’adres-ser qu’au P. Claude Judde, auteur ascétique assez connu et qui remplit longtemps les fonctions spirituelles les plus importantes de son Ordre [2]

* * *

Né 1661, à Rouen, il fit sa profession en 1695, à Nantes (où se trouvait le P. Pierre Champion) ; puis il vint à Paris, où il prêcha devant Bourdaloue. Celui-ci pensa trouver en lui son successeur, car au dire de Lenoir-Duparc (ancien novice du P. Judde et éditeur de ses Œuvres complètes) « il l’estimait infiniment, et souhaita, en mourant, qu’on lui confiât tous ces papiers. Mais ce grand prédicateur avait mis, sans le prévoir, un obstacle à l’exécution de cette demande ; car il avait conseillé au supérieur de choisir le P. Judde pour succéder au directeur du noviciat de Rouen, poste très important... » [3] En effet, il s’agit de la troisième année de noviciat que font les jésuites après les études et le sacerdoce, de cet office d’ »Instructeur des Pères du 3e an » qu’avait rempli en cette maison de Rouen le P. Louis Lallemant.

Après avoir occupé ce poste pendant une dizaine d’années, à partir de 1704, il ne le quitta que pour un autre aussi « spirituel », et ç peine moins important : celui de maître des novices et de recteur du noviciat de Paris, où il resta jusqu’en 1721.

Son influence dans la compagnie peut se juger autrement que par les emplois qui lui furent confiés : à Rouen, ses « novices », dit Lenoir-Duparc, « charmés de ses discours et de son zèle, obtinrent de lui la liberté de récrire ses manuscrits... les copies se multiplièrent... » si bien qu’il n’est peut-être pas l’auteur spirituel de la Compagnie dont on trouve plus facilement des exemplaires manuscrits, provenant des anciennes maisons de l’Ordre ou des communautés voisines [4].

Les éditions se multiplièrent aussi après la mort de l’auteur en 1735 : on en compte au moins cinq au dix-huitième siècle.

Voilà donc un spirituel considérable, qui a été à bonne école avec Bourdaloue, et qui en situation de dire son mot sur la question mystique dans la Compagnie à cette époque de crise. Parmi ses Exhortations aux « tertiaires », il en est une précisément où il commente d’autorité la règle sur les « Illusions à éviter dans les exercices spirituels » ; l’occasion est belle pour s’expliquer, et il ne manque pas de le faire avec sa franchise un peu rude :

Il n’est pas trop vrai que Satan lui-même sait se transformer en ange de lumière, et qu’on peut prendre pour grâce de Dieu, pour inspiration, pour conduite de Dieu, ce qui n’est souvent qu’une tromperie de l’esprit mauvais...

Assurément, et l’on attendait pas moins de lui ; la suite est plus inattendue :

Mais il est encore un autre genre de tromperie : c’est cette disposition où l’on est aujourd’hui, par la crainte même, dit-on, des illusions, de mépriser et de condamner dans les exercices de piété, comme une illusion, tout ce qui sort tant soit peu des règles ordinaires : on veut prescrire des lois à l’Esprit de Dieu, on donne tout au raisonnement, et rien à l’inspiration, ni au mouvement intérieur. On ne croit rien de ce qu’on ne sent pas ; au seul nom de grâces et de ferveurs singulières, on répondrait volontiers comme ces superbes philosophes d’Athènes à saint Paul : « Que veut dire ce discourseur ? Il semble qu’il nous annonce de nouveaux dieux. »

Illusion, dis-je, qui ne serait guère moins redoutable que la première. Dans celle-là, c’est Satan qui se transforme en ange de lumière ; dans celle-ci, c’est un homme d’esprit, un homme savant, un ange de lumière qui se transforme en Satan [5].

Ne croirait-on pas entendre un écho des exorcismes du P. Surin contre les « Spirituels philosophes » et « antimystiques, dans son fameux Cantique, par exemple : « Je vois un docteur qui s’a-vance... » ?

Ce rapprochement s’impose plus nettement en maint endroit, où le P. Judde cite le « saint Père Surin » avec une vénération presque enthousiaste, et prend envers lui une attitude déférente et fervente de disciple convaincu.

La « question Judde » peut donc se poser d’une manière plus précise : n’est-il pas en quelque façon, à un certain degré, disciple de Surin et, par lui, tributaire de Lallemant ?

Pour avoir une solution satisfaisante sur le cas d’un auteur dont l’attitude peut parfois prêter au doute, il faut une étude assez complète et attentive des textes, sans trop se laisser arrêter par certains détours de pensée ou « retours de flamme ». Pour point de repère dans cette rapide exploration, je prendrai la doctrine du P. Lallemant, qui, exposée dans la même chaire pour le même public, se prête mieux, semble-t-il, à une confrontation : je range donc les idées du P. Judde sous les quatre chefs auxquels M. Bremond a ramené celles de « l’école » : la critique de l’action, la garde du cœur, la conduite intérieure du Saint Esprit et enfin la seconde conversion ou accession aux états mystiques.

Et d’abord, quelle est la doctrine de cet « Ins-tructeur », chargé de donner les suprêmes leçons de stratégie spirituelle dans cette École de guerre qu’est le « 3e an », d’où l’on part directement pour le front de l’apostolat, quelle est sa théorie sur les vertus « actives ». Est-il partisan de l’offensive à outrance ?

On pense bien qu’un spirituel authentique ne donnera pas dans cette exagération ; on se doute même qu’il fera la « critique de l’action » inconsidérée, de l’« effusio ad exteriora », comme par le P. Aquaviva dans ses « Industries ».

Mais qu’il en fasse un de ses lieux communs, qu’il y emploie toutes les ressources de son éloquence tantôt virulente, tantôt ironique, c’est ce qui paraîtra plus caractéristique d’une spiritualité. Il a précisément une exhortation sur « la fin de notre Institut : travailler à notre perfection et à celle du prochain ». Il pose tout d’abord, bien entendu, le primat de la sanctification personnelle ; ce n’est pas un simple primat d’honneur, et ses exigences peuvent aller assez loin :

Notre sanctification est tellement un premier devoir, que si nous ne pouvions pas nous sanctifier en sanctifiant le prochain, il faudrait absolument abandonner le soin du prochain, pour ne penser qu’à nous sanctifier... Règle générale, il faut plutôt négliger un peu le prochain que de se négliger soi-même.

Les parfaits eux-mêmes devront prendre attitude réservée et passive :

Un homme vertueux craint le danger ; il attend que ce soit Dieu qui l’engage et le pousse ; de lui-même il n’y va pas ; jamais il ne cherche le monde que quand il offenserait Dieu en ne le cherchant pas...

Un homme imparfait ne craint rien, ou bien il va à tout comme s’il ne craignait rien... C’est un ange par la pureté de ses mœurs aussi bien que par la vitesse et la vivacité de son action... [6]

Nous retrouverons plus d’une fois le P. Judde faisant sur d’autres tons le procès de péché de « vivacité ». Ainsi dans la Grande Retraite de 30 jours qui ouvre l’année du second noviciat :

C’est un grand désordre que cette dissipation étrange dans laquelle nous vivons la plupart, même en religion... On s’excuse sur la nécessité de s’appliquer à son emploi... Il y a une infinité de gens qui ne se nourrissent que de tracas : c’est leur élément ; plutôt que d’être sans affaires, ils se surchargent de celles d’autrui... A les voir, on les croirait chargés du gouvernement de l’univers.

Ce que cette dissipation a de plus dangereux, c’est qu’avec elle on ne connaît point Dieu, il est invisible : fût-il visible aux yeux même du corps, l’application à mille autre choses empêcherait qu’on ne l’aperçut ; on ne se connaît pas davantage soi-même... (mais au Jugement particulier !) Plus d’affaires, plus d’amis, plus d’intrigues... Dieu et nous, nous et Dieu, un vide affreux de tout le reste... Quel épouvantable changement ! Un ver de terre seul devant la majesté de Dieu, un esprit fort, un incrédule, seul et abîmé dans les splendeurs de la vérité de Dieu, etc., etc. [7]

On voit que ce Bourdaloue « ad usum domesticum » ne ménage pas plus ses confrères imparfaits que son maître les mondains criminels... Voyez encore ce religieux qui hante le monde comme un fantôme en rupture de sépulcre : « Il devrait avoir peur de lui-même, si les autres n’en ont pas peur. » Et, d’une voix plus grave, le P. Instructeur frappe cette sentence : « La gloire du religieux est de rester caché » [8].

L’exemple de Notre-Seigneur sera sans doute plus persuasif que ces ironies : après sa longue vie cachée, durant son court apostolat, il n’avait rien de plus passé que de revenir « à sa chère solitude », mais, chose plus inattendue, c’est surtout après sa Résurrection qu’il est proposé comme modèle, non seulement dans son agilité glorieuse quand « sa présence est nécessaire », mais plus encore dans la rareté et la brièveté de ses apparitions :

On aperçoit qu’il est comme dans un état gêné, et que son inclination le rappelle ailleurs : et où le rappelle-t-elle ? A Dieu et à sa solitude en Dieu... Imitons-le donc : plus d’empressement encore à revenir qu’à partir. N’allons au prochain que dans son besoin ; notre propre besoin nous rappelle... [9]

Critique assez vive donc de l’action extérieure, qu’elle s’exerce soit « extra muros », soit « intra » ; car un religieux retiré, exact observateur de ses règles, n’est pas encore l’idéal du P. Judde : il voudrait savoir quel esprit anime ces observances. Dans une exhortation spéciale, il prêche la transcendance de la loi intérieure sur les lois extérieures, avec la liberté d’un saint Paul dépréciant la Loi ancienne au profit de la Loi de grâce : c’est un véritable réquisitoire qu’il amorce en trois points, après quoi il éprouve le besoin de s’excuser :

A Dieu ne plaise que je veuille mépriser les lois extérieures. Il était à propos qu’on fit quelques règlements qui pussent servir de direction pour ceux qui ne seraient pas si éclairés... mais je suppose la loi intérieure sans cette multitude de secours extérieurs, et je dis qu’elle peut suppléer presque à tout le reste [10].

Il le prouve par le raisonnement psychologique et par les faits : les patriarches, avant toute loi écrire « tiraient leurs forces et leurs lumières... de cette loi intérieure qui les conduisait », de même que les anachorètes « vivaient sans supérieur et presque sans sacrement : la loi intérieure remplaçait tout. »

Homme d’intérieur autant qu’il le put, le religieux sera donc surtout homme vraiment intérieur : le jésuite particulièrement doit garder la « solitude intérieur jusque dans le commerce du monde », sur le modèle de saint François Xavier « de qui il est écrit qu’au milieu de ses occupations, il était dans son fond tel qu’un solitaire dans le creux d’un rocher ».

A quoi occuper cette solitude ? à des exercices intérieurs, et surtout à l’oraison mentale :

Si une heure d’oraison peut suffire à celui qui n’est chargé que de lui-même, deux ou trois ne seraient pas trop pour celui qui est chargé d’instruire, de toucher, de convertir les autres.

Saint Ignace nous marque assez combien il juge l’oraison nécessaire aux hommes apostoliques, lorsqu’il conseille à tous les Profès de la Compagnie de donner à l’oraison tout le temps auquel ils ne sont pas actuellement appliqués à travailler pour le prochain, sans excepter celui des récréations même dont il leur laisse libre de s’absenter. A cet âge là, en ce temps là, il ne connaît presque plus pour eux d’autre préparation au ministère que l’oraison [11].

Cela, à l’exemple des grands missionnaires et savants de leur Ordre ; même durant leurs années d’études, ils devront faire large la part de l’oraison « extraordinaire » (surérogatoire), et, « à l’extrémité », prendre sur le temps de leur repos.

Pratique intensive de l’oraison, exercice des vertus solides, voilà l’occupation du religieux selon le cœur du P. Judde. Mais c’est ici, sans doute, que nous allons le prendre en flagrant délit d’« activisme », car son oraison est évidemment « celle des exercices », l’oraison méthodique, et ses vertus préférées sont des vertus de combat : l’abnégation intérieure, la mortification continuelle, la mortification des passions, du corps, etc. ... Autant de sujets d’exhortation où l’Instructeur, avec cette « raison passionnée » qu’il semble avoir hérité de son maître Bourdaloue, pourchasse et réduit aux abois l’indolence spirituelle de ses Tertiaires.

Pour faire mourir à coup sûr le vieil homme (puisque après tout le 3e an est donné pour refaire le « cadavre », car il est de ces morts qu’il faut qu’on tue), il ira jusqu’à faire périr le nouveau ; et pas seulement d’une mort spirituelle ou mystique, ni par simple boutade : c’est un des thèmes favoris de ce bourreau bienfaisant, qu’aucune plainte ne peut attendrir :

Faire une guerre continuelle à son esprit : aucune pensée inutile... guerre continuelle à son cœur, nulle affection qu’à Dieu... ; aux sens... à l’imagination... au corps... n’est-ce pas de quoi succomber ? La seule régularité constante est une lime sourde qui use, qui mine, qui détruit les tempéraments les plus robustes. Gonzague, Stanislas, Berchmans ne sont pas morts si jeunes que pour s’être poussés ; encore, si l’on était assuré de mourir sitôt qu’eux !... — On a cent fois répondu... que Dieu, qui ne nous permet pas de nous ôter violemment la vie, nous permet de nous immoler lentement à sa grandeur... [12]

Cette doctrine de combat, de lutte à mort, est assurément ascétique au sens le plus fort ; et pourtant, dans cette vigoureuse action intérieure, pas plus que dans l’extérieure, l’activité, au sens de vivacité, de multiplicité, n’est son idéal : tout au contraire, c’est un des péchés capitaux de la vie spirituelle :

Dieu veut nous voir humiliés et tranquilles pour nous communiquer ses dons, à nous surtout, qui péchons presque tous par orgueil et par vivacité [13].

Abnégation, mortification continuelle des passions, oui, mais c’est à la racine qu'il faut porter la cognée, or :

Tous du plus au moins nous avons une passion à laquelle nous ne prenons pas assez garde, et qu’il est comme la racine de toutes les autres ; c'est cet empressement à suivre nos mouvements naturels et nos premières saillies... Que ce soit assez, pour n'aller pas si vite aux choses même du devoir, de sentir qu'on s'y porte avec trop de précipitation, et que la paix en est tant soit peu altérée et troublée... [14]

Cette vivacité est une fièvre aux accès multiples et dont il est difficile de guérir ; il n'y a guère qu'un remède, mais il est souverain :

0 si semel perfecte introisses in interiora Jesu ! Introduisez-moi dans ce sanctuaire ; que toutes mes vivacités viennent s'amortir là... C'est ici la solide dévotion au Cœur de Jésus... [15].

Et puisqu'il faut tout de même agir et combattre, le P. Judde expose sa tactique spirituelle dans une exhortation importante sur la vertu solide ; dans la lutte contre les passions où pour l'acquisition des vertus, il convient avant tout de ne pas disperser nos efforts, mais de les concentrer sur une position dominante dont la conquête sera décisive, c’est-à-dire une de ces « vertus solides et parfaites » dont parle la règle qu'il commente, telles la mortification continuelle, le « 3e degré d'humilité », ou encore cette « fidélité singulière à tous les mouvements de la grâce qui vient de la détermination d'être tout entier à Dieu ». L'avantage de cette tactique, c'est que ;

On n’acquiert point, je dis plus, on ne travaille point fortement à acquérir une seule de ces vertus principales, qu'on n'acquière en même temps, et sans s’en apercevoir, une multitude d'autres vertus.

La raison de cela, c'est qu'elles ont pour principe et pour ressort... un motif général et si étendu qu'il embrasse seul tout le reste avec elles... [16]

Ce motif général, « vouloir être à Dieu autant qu’il le mérite, ou imiter parfaitement Jésus-Christ... », c’est ce qu’il appelle la « solide de la vertu » ; s’en emparer, s’y établir solidement, ce sera la phase décisive du combat spirituel.

Mille petites raisons... mille retours d’intérêt propre, temporel et spirituel, nous font pratiquer le bien ; élargissons, dilatons notre cœur, élevons nos vues, prenons l’essor, n’agissons que par le pur motif de plaire à Dieu, à l’exclusion, s’il se peut, de toute autre considération. [17]

Saint Ignace n’est pas seulement un modèle, dans sa vie, mais aussi un maître de cette spiritualité simplifiée : le P. Judde le prouve par les Exercices, et il y revient avec plus d’insistance dans l’Exhortation sur les Illusions, spécialement en ce qui concerne la méthode d’oraison.

Telle fut l’attention de notre saint Fondateur de réduire à quelque chose de fixe et d’uni toute sa conduite... Dans ses Exercices, c’est une chose étonnante, combien peu il multiplie les considérations, combien peu il présente de nourriture à l’esprit. Toute l’économie du livre semble ne renfermer que cette seule vérité : tout à Dieu par l’imitation parfaite de Jésus-Christ. S’il semble parfois partager l’attention... tout se rapporte à un même but.

Il ne veut qu’on passe d’une vérité à l’autre qu’on n’en soit tout pénétré : deux ou trois jours lui paraissent bien employés à cela. Une méditation où il propose un peu plus de raisonnement est toujours suivie de deux ou trois autres, qu’il appelle tantôt répétition, pour s’imprimer plus avant les points dont on s’est senti le plus touché, tantôt contemplation, pour l’accoutumer à recueillir toutes ses facultés et les porter vers un objet simple et indivisible. [18]

Ceci nous induit à ne pas prendre trop à la lettre la méthode assez minutieuse qu’enseigne le P. Judde au Traité d’Oraison, destiné d’ailleurs aux novices, c’est-à-dire à des « commençants » [19]. Dès ces débuts, et dans la suite, ils devront « se porter et se former » à l’« oraison d’affection » plutôt qu’à celle de « tant de raisonnements ». Les résolutions seront bien particulières, sauf pour ceux « dont Dieu a déjà pris pleine et entière possession ».

Même remarque pour l’examen particulier qui, par définition, semble voué au particularisme ; il a cette réserve pour les parfaits ou même les progressants :

Quand on se sent fortement déterminé au bien, rie ne serait mieux que d’entreprendre de ne faire aucune faute, quelque petite qu’elle soit, de propos délibéré, ou bien de se rendre fidèle à tous les mouvements de la grâce, sans exception, ou  bien de pratiquer à chaque moment ce qui nous paraîtra le plus parfait. Quelque dérangé qu’on puisse être, en moins de rien on se trouverait tout changé.

... Enfin, pour assurer l’effet de l’oraison « ... le plus sûr est de nous former de bonne heure à l’examen de simple recueillement ».

Il donne de cette pratique une description qui l’apparente fort à la « garde du cœur », chère à l’école du P. Lallemant :

L’examen de simple recueillement n’a point de temps marqué ni de matière limitée comme l’examen particulier ; c’est une certaine attention sur soi-même, qui fait qu’on ne se rempli jamais tellement de ses occupations, qu’on perde son intérieur tout à fait de vue... Ce n’est pas assez de faire deux par jour ; il faut une attention continuelle à garder son cœur, à en observer tous les mouvements, à en condamner, à en réprimer, se punir jusqu’aux moindres saillies déréglées [20].

Garde du cœur nécessaire pour acquérir « la première vertu, la solide vertu sans laquelle tout n’est guère qu’illusion : la pureté du cœur ».

L’efficacité de cette pratique est certaine : c’est l’œil du maître et « le désordre n’arrive guère dans une maison que quand le maître en est absent » ; la paix de l’âme n’est pas troublée, car cet examen de simple recueillement, comme les mots même l’indiquent, peut et doit se faire d’une manière paisible et douce ; telles la surveillance d’un gouverneur à la Fénelon pour son jeune prince :

Il ne l’épie pas avec rudesse ; il le fait souvenir de ce qu’il est... il l’applaudit, il l’anime quand il fait est bien : d’un coup d’œil il le rappelle quand il s’échappe... [21]

Cette activité continue qui pourrait paraître le comble du self-help, ne sera que le développement de l’action sacramentelle : le P. Judde conseille fortement la confession très fréquente et même quotidienne : c’est la pratique des saints, « surtout et même de ces derniers temps ».

Cet exercice d’abnégation continuelle, cette « circumcisio cordis in spiritu » sera l’antidote du mal de vivacité :

Mettons fin à nos légèretés, à cette grande vivacité qu’on ne saurait bien comparer qu’à une espèce d’ivresse ou de fièvre continue, et qui a ses redoublements. Qu’il suffise que nous voulions quelque chose avec trop d’empressement pour arrêter aussitôt et attendre que ce soit la grâce ou la raison qui nous détermine.

Dans ces derniers mots ont peut entrevoir le but positif de cette ascèse : se rendre apte à suivre la conduite ordinaire — la raison éclairée par la foi — ou la direction plus spéciale du Saint-Esprit, car le P. Judde a lui aussi son principe de la « conduite intérieure du Saint-Esprit », en qui nous trouvons un guide, un « gouverneur » bien plus attentif et plus doux que nous ne pourrions l’être pour nous-mêmes :

Quand on a de la bonne volonté, et qu’on demande à Dieu souvent ses lumières, qu’on ne se livre point par choix et par inclination aux affaires du dehors, et que la conscience est tendre et délicate [ce sont les deux « principes » que nous venons de voir : critique de l’action et garde du cœur], Dieu fait la grâce d’ordinaire, que sans contention et sans trouble on se sente comme averti à chaque instant de ses devoirs et de ses fautes ; au fond du cœur, on entend comme un censeur secret et assidu, qui ne cache rien, qui ne passe rien ; le tout est de ne pas étouffer cette voix salutaire, et de ne pas chercher un certain tumulte dans lequel on ne la puisse entendre ; cela ne demande pas beaucoup d’application, mais un peu de fidélité.

Sur l’identité de ce censeur intime qu’on pourrait à la rigueur prendre pour la conscience personnelle, beaucoup de textes nous renseignent de manière à n’en pouvoir douter ; ainsi dans une sorte de discours-programme adressé aux tertiaires le premier jour du 3e an :

Ma vue, mes Pères, c’est de vous former ici à ce que l’on veut que vous soyez toute votre vie, de n’exiger de vous rien de plus ou de moins que ce que la Compagnie exige de véritables jésuites. Sur cela donc il y a trois habitudes singulières qu’il faut tâcher d’acquérir. Une habitude de recueillement et d’union à Dieu... des retours fréquents en soi-même pour y trouver sa force, sa consolation, son conseil et sa direction, une attention continuelle au mouvement de la grâce... un respect infini pour la présence de Dieu et pour les conseil de cette loi intérieure que le Saint-Esprit, comme dit saint Ignace, a coutume d’imprimer dans le cœur... [22]

Et, comme pendant, voici une sorte de testament spirituel qu’il laisse à ses disciples :

Bénissons Dieu du changement que, par sa miséricorde, il a fait en nous depuis que nous sommes livrés à l’esprit intérieur et à la solitude. Nous sommes inquiets peut-être sur notre persévérance. Voici une règle infaillible d’en juger ; si nous emportons d’ici beaucoup, d’habitude et de faciliter à écouter et à suivre la voix du Seigneur qui ne cesse de parler au dedans de nous, ayons confiance que nous persévérerons... Hors de là, je ne puis répondre de rien, ou plutôt... : la formidable menace, mes Pères !... [23]

L’exhortation sur la Loi intérieure nous montre bien ce point d’aboutissement de l’ascèse du p. Judde ; nous y avons déjà relevé une critique assez vive de la Loi extérieure comme telle ; le deuxième point est un parallèle entre cette même loi, en tant que loi de crainte, et la loi intérieure, loi d’amour. Là encore l’exemple de saint Paul l’autorise à de belles audaces de langage et de pensée au détriment de la loi de crainte ; au contraire, il devient presque lyrique en préconisant la loi d’amour ; il en oublie son pessimisme pour admirer les merveilles de l’amour même simplement humain, et, pour finir, il pose comme d’ordinaire au principe, une maxime où il semble avoir condensé la quintessence de l’optimisme salésien :

Pour persévérer, il faut non seulement se rendre la vertu possible, il faut encore se la rendre douce, consolante, rassasiante, délectable : c’est le privilège du seul amour... [24]

Mais jusqu’ici on n’a pu qu’entrevoir l’auteur de cette loi intérieure ; au 3e Point, le P. Judde nous découvre en un geste décisif et presque triomphant : « La loi intérieure est une loi du Saint-Esprit ; dernier avantage qu’elle a par-dessus les lois extérieures ». Celle-ci ne nous montre directement que l’homme dont on peut discuter l’autorité ou la prudence, si c’est un supérieur en chair et en os, la pensée ou même le texte, si c’est un saint Fondateur ; car déjà bien armés de rhétorique, de scolastique, de casuistique, les religieux indévots ont encore à leur disposition une arme nouvelle, ou du moins bien perfectionnée et illustrée par les travaux d’un Petau, les exploits des Bollandistes, les audaces d’un P. Hardouin : la critique historique... ;

N’avons-nous autant d’esprit et de lumière que nos supérieurs ? Ne sommes-nous pas théologiens, casuistes, confesseurs et directeurs ?

On remonte aux sources. Saint Ignace n’aurait pas ordonné ni ce ni cela, on ne lit rien de pareil dans ses Constitutions...

Contre tant d’ennemis, que reste-t-il aux Lois extérieures ? l’auteur même de la Loi intérieure, le Saint-Esprit :

Un religieux inspiré, dirigé par le Saint-Esprit, ne parle et ne pense point de la sorte... Accoutumé à entendre parler Dieu dans lui-même longtemps encore avant qu’il soit un saint, il ne doute point qu’il n’ait parlé de même et plus intelligemment encore à des saints du premier ordre, de qui il a reçu sa règle ; et que, comme Dieu daigne bien lui servir d’oracle à lui-même dans tant d’occasions pour sa conduite particulière, la Providence à plus forte raison n’ait dirigé et ne continue de diriger encore ceux qui ont formé ou qui doivent maintenir dans leur vigueur les grands corps qui servent d’ornement et d’appui à l’Église [25].

Ainsi ce qui sauvera la Loi extérieure, c’est qu’elle procède d’une Loi intérieure, celle du supérieur, et qu’elle concorde avec une autre Loi intérieur, celle des religieux :

Il trouve tant de rapport entre ce que Dieu lui dit au fond du cœur et ce que lui disent extérieurement ses règles, qu’en regardant l’un et l’autre comme venant du Saint-Esprit, il ne saurait refuser à l’un le respect qu’il sent pour l’autre... Sa règle n’est que comme une exposition plus distincte et plus nette de ce qu’il lisait déjà dans son propre cœur.

Aux objections théoriques, le P. Instructeur répond d’une manière assez tranchante ; il se fait plus insinuant pour une dernière objection pratique :

Cette loi intérieure n’est-elle  pas suspecte, ne dicte-t-elle jamais rien de contraire aux lois extérieures, ni à l’intention des supérieurs ?

— Non, jamais rien de contraire, mais de temps en temps peut être quelque chose de supérieur... (sous le contrôle, évidemment, de la foi et de l’obéissance). — Elle est assujettissante, cette loi intérieure : Dieu ne cesse de parler ; plus on lui accorde, plus il demande... — Assujettissante dans les commencements, j’en conviens ; mais il se forme peu à peu une habitude de docilité douce et tranquille ; mais elle conduit à la véritable liberté et à la parfaite sécurité... [26]

Cet assujettissement, si rigoureux qu’il puisse être, n’est pas une pratique de surérogation : il est nécessaire pour éviter l’imperfection volontaire et habituelle, l’infidélité, « cette indigne et indignante conduite » que le P. Instructeur a dénoncé dès la première semaine de la Grande Retraite :

Nolite contristare Spiritum Sanctum : n’affligez, ne contrister pas le Saint-Esprit... Il conseille, il prie, il gémit, postulat gemitibus inenarabilibus... ; ego sto ad ostium et pulso, aperi mihi soror : Jésus-Christ est à la porte, il frappe, c’est lui : ouvrez-moi, ma sœur...

Ces inspirations, dit-il en plusieurs endroits, sont « des gouttes du sang de Notre-Seigneur » ; les rejeter, ce n’est pas fouler aux pieds ce sang divin, c’est au moins le laisser tomber à terre. Et quels mérites perdus !

Combien en amasse une personne vigilante et qui toute la vie, du matin au soir, se rend dépendante du mouvement de la grâce !... de quelles faveurs dès le temps de la vie prive l’infidélité : dons surnaturels, foi vive, dévotion tendre, goût savoureux de Dieu, paix profonde, joie du Saint-Esprit, autorité sur le cœur du Tout-Puissant, prières  infailliblement exaucées pour soi-même et pour les autres, vous ne serez le partage que des âmes parfaitement pures et véritablement fidèles ! [27]

Pureté du cœur, docilité à la conduite du Saint-Esprit, voilà donc la double clef des trésors célestes dont on nous laisse entrevoir la richesse ; mais cette clef merveilleuse, ce regard jeté par la porte entrouverte sur les splendeurs d’un mystérieux palais, tout cela semble aussi inconsistant et décevant qu’un conte de fée à l’esprit terre à terre de certains imparfaits : le P. Judde fait ressortir rudement leur rusticité de « primitifs », leur prétentieuse ignorance de « primaires » :

Il est vrai que le même principe qui empêche qu’on ne les méritent (ces faveurs) empêche aussi d’ordinaire qu’on ne les estime, et même qu’on y ajoute foi... Comme si on voulait donner idée du Louvre ou de Versailles à un sauvage qui n’a jamais vu que sa cabane et son désert. Un peu de vraie abnégation, bientôt on changerait d’avis ; on commencerait par dire : je n’y saurais atteindre, mais je les respecte, je crois ; peut-être avec le temps ajouterait-on : j’en ai assez d’expérience pour leur sacrifier volontiers les plaisir du monde et les acheter au prix de toute ma liberté [28].

« Au prix de toute ma liberté » ; il faut souligner le mot « toute » pour bien saisir la pensée de l’Instructeur, car il ne veut pas qu’on ignore jusqu’où peut aller cet assujettissement : jusqu’à devenir comme un animal sous le joug, « ut jumentum », mais un de ces animaux mystiques d’Ezéquiel « dont il est écrit que la seule impétuosité de l’esprit les dirigeait dans leur course », ou même comme une mécanique marchant avec une docilité toute passive « sous le ressort qui nous pousse ».

De cette « manière noble et généreuse d’agir » nous voyons le modèle idéal et divin dans une méditation sur l’Intérieur de Jésus-Christ :

Qu’est-ce qui le poussait, qui le mettait en, mouvement, qui le déterminait dans ses diverses démarches ? Toujours un principe de grâce ; l’Esprit de Dieu était comme l’âme de son âme... Pour être parfaitement intérieur et semblable à Jésus-Christ, ce n’est donc pas assez... d’agir en état de grâce ; il faut agir par l’Esprit de grâce... Jamais ne prévenir, mais attendre et suivre cette impulsion de l’Esprit dans nous ; suspendre, réprimer, mortifier l’activité naturelle jusqu’à ce que Dieu se déclare, pour ainsi dire, et qu’il nous applique actuellement à ce qu’il veut que nous fassions ou que nous disions, pour les choses, pour le temps, pour la manière ; en un mot, ne servir que d’instrument à l’opération de Dieu, et demeurer nous-mêmes indifférents sous sa main, pour être déterminés à ce qui lui plaira...

D’abord peut-être nous ne goûterons qu’avec peine le solide de cette nourriture : elle est cette manne cachée que Dieu promet aux âmes généreuses, vincenti dabo manna absconditum. Mais toute cachée qu’elle est, c’est une manne enfin, qui, dans sa simplicité, prend ou efface le goût de tout le reste.

Cette action si impérieuse de l’Esprit-Saint, cet effacement des créatures, bien d’autres expressions qu’on a déjà remarquées rendent un son assez spéciale, ont un « accent mystique », celui d’une région spirituelle que le P. Judde ne laissera pas ignorer à ses tertiaires. Il les y conduit dès la méditation préliminaire de la quatrième semaine des Grands Exercices ; il y revient plus longuement dans l’Ex-hortation sur les Illusions, où nous irons chercher tout d’abord la synthèse complète et, il semble bien, définitive, de sa spiritualité.

Après avoir écarté d’un geste assez brusque les fâcheux et les alarmistes dans l’invective que j’ai citée au début de cet article, il s’avance d’un pas prudent, mais ferme, en cinq étapes ou « maximes ». Et d’abord il fixe avec soin son point de repère à l’aide de ce principe familier aux jésuites : media ad finem ou « qui veut la fin veut les moyens » :

Les moyens, en qualité de moyens n’étant que pour la fin... les meilleurs moyens sont ceux qui conduisent plus infailliblement et plus promptement à la fin ; cela est évident... Ainsi donc, ce qu’il y a d’ordinaire ou d’extraordinaire dans la manière d’aller à Dieu ou de traiter avec lui n’est point ce qui rend une conduite louable, suspecte ou condamnable [29].

Ce principe va lui permettre de préférer aux méthodes ordinaires qu’il nous décrit avec éloge dans la « 1ère maxime », d’autres méthodes, qui :

Sans être moins solides sont cependant plus courtes que les autres... ces méthodes consistent dans des moyens efficaces de tarir plus promptement la source des vices, de mourir plus parfaitement à soi-même, de rompre tout d’abord les obstacles qui empêchent Dieu de se communiquer aux âmes aussi vite et aussi libéralement qu’il le désirerait.

C’est l’ascèse assez spéciale que nous avons vue plus haut : « vertu solide », garde du cœur, conduite du Saint-Esprit ; ascèse vigoureuse certes, d’autant plus et précisément parce qu’elle a hâte d’en finir et de passer la main à l’action divine :

On se presse d’agir pour mériter la plénitude et le grand jour de la foi... cent fois le jour on remonte ce grand ressort d’une volonté déterminée à rendre à Dieu un culte parfait, à imiter pleinement Jésus-Christ, ressort qui tient nécessairement à la pratique de toutes les vertus particulières, et entraîne avec rapidité tour ce qu’il trouve d’obstacles sur ses voies.

Nos guides dans ces chemins de travers seront, non plus Grenade ou Rodriguez, mais « l’auteur de l’Imitation, et, après lui, le Chrétien intérieure ». [30]

L’Imitation est pour lui, nous le verrons, un livre mystique : quant au Chrétien intérieur, s’il s’agit du livre de Bernières, il est aussi de ce mysticisme ascétique cher au P. Surin et qui pouvait rassurer un P. Judde.

Le grand maître reste toujours saint Ignace : c’est un praticien de la vertu solide, de l’ascèse sim-plifiée ; c’en est même le théoricien, comme nous l’avons vu, et cela dans ses Exercices où il a déjà condensé tout le suc des premières méthodes, et en général « dans ses ouvrages » : Constitutions, Lettres...

Nous ne sommes qu’à la deuxième étape, et déjà nous touchons à l’extrême frontière du royaume de Méthode, de l’empire des Maîtres ; mais le Royaume de Dieu ne s’arrête pas là, et à défaut de guides humains, nous trouverons un guide divin qui déjà nous conduisait secrètement et désormais veut prendre ouvertement la conduite de notre âme :

Troisième maxime : Que l’Esprit de Dieu ne s’assujettit pas toujours si uniformément, ni si constamment aux méthodes, ni à la plus parfaite ou à la moins parfaite, qu’il ne puisse attirer les âmes à lui par des routes inconnues et au-dessus de toutes les réflexions ordinaires... Quel fut le maître de ces premiers anges du désert, Paul l’ermite, Antoine, Pacôme... ? surent-ils moins connaître... tous les secrets de l’oraison la plus parfaite... ?

Les Pères du désert sont de ses amis, comme de Rodriguez ; mais au lieu de voir surtout en eux des modèles d’ascétisme rigoureux, il en fait ici et en plus d’un endroit des modèles de « vie passive », des éclaireurs, des grand gardes de l’armée mystique :

Le même maître qui les introduisit a-t-il perdu le secret de parler au cœur qui le cherche avec pureté et simplicité ?

Qu’on me dise donc comment tant de personnes ignorantes qui n’ont jamais consulté de directeurs à la campagne où la Providence les a reléguées, ni fait aucun usage de livres, ne connaissant pas même les caractères, se trouvent néanmoins en état de parler le langage des saints, capables de nous donner des leçons quand Dieu nous aime tant que de nous les adresser ?

Il suffirait, certes, qu’au lieu d’une multitude de ces bonnes âmes qui se rencontrent partout, on en eût connu seulement un petit nombre de ce caractère, pour pouvoir assurer que l’Esprit-Saint est comme un grand maître qui sait quelquefois se mettre au-dessus des lois communes et ordinaires...

Ici le P. Judde semble bien faire fond sur des souvenirs personnels, car outre que seule l’obser-vation plus ou moins directe peut lui donner une pareille assurance, il a dans le ton de la voix plus que de la conviction : une noté émue, une vibration profonde.

A-t-il donc rencontré quelque part, dans ses ministères de Bretagne, une « bonne Armelle », une fidèle de la tradition mystique semée par « les Huby, les Maunoir » qu’il aime à citer comme l’idéal des hommes apostoliques ? Sans doute, et même il en a découvert par lui-même, ou par d’autres à qui il se fie — « une multitude ! »...

Vraiment peu d’indices paraissent plus révélateurs du mysticisme profond — je ne dis pas foncier — du P. Judde, car, on l’a souvent noté, seuls les mystiques, et les plus convaincus, ont ce sixième sens qui leur fait découvrir « partout » leurs semblables sous les espèces les plus cachées « quand Dieu nous aime tant que de nous les adresser »... Le signalement qu’il donne de ces âmes est aussi un indice d’observation personnelle.

... Un je ne sais quoi de noble, de naturel, de judicieux et d’aisé, une certaine défiance de soi-même, lorsqu’on agit et qu’on parle avec plus de sagesse... une négligence de toute sa personne qui vient plus d’oubli que de réflexion ; un langage qui tient plus du ciel que de la terre, comme quand les personnes du premier rang s’expriment sur ce qu’elles sentent et ce qu’elles apprennent dans le commerce familier des princes ; une politesse même bien au dessus de la condition et de ce qui vient d’une éducation heureuse ; l’art n’y pourrait jamais atteindre...

Une grande mortification, un sincère mépris de soi-même, un amour tendre de la croix et des opprobres du Sauveur... un corps sur la terre et une âme déjà au ciel, qu’importe qu’on sache dire d’où viennent ces trésors de grâces, si on les possède enfin et qu’on regorge de biens jusqu’à pouvoir en répandre des torrents sur une multitude d’autres ?...

Il en parle, de ces heureux familiers du Roi des rois, avec la même « emphase » qu’il reproche si durement à ses confrères revenant au couvent la bouche pleine des splendeurs de Versailles, et,  sans presque reprendre haleine, il continue : « Poursuivons. Quatrième maxime... »

Ici, le champion de la cause mystique passant à l’offensive, enlève à l’adversaire son arme pour la retourner contre lui :

Comme il y aurait de l’illusion et du danger à vouloir de soi-même, par une espèce d’ambition, sortir des méthodes et des routes ordinaires pour se faire un chemin à l’écart, il n’y a pas moins de risques peut-être, du moins par rapport à la perfection et au solide avancement, à vouloir se roidir contre l’attrait intérieur et s’obstiner à demeurer dans ses manières ordinaires de traiter avec Dieu, quand il lui plaît de découvrir quelque chose de plus simple, et, dans une espèce de pauvreté, d’obscurité et de silence, de dire beaucoup plus qu’on ne pourrait se dire à soi-même dans une multitude de considérations.

Voilà, je pense, une indication assez nette du genre d’oraison si recommandé par le P. Rigoleuc...

L’humilité pourra s’exercer pourvu que ce ne soit pas au détriment de l’esprit de foi et de la docilité :

Il est vrai qu’alors on peut être, on doit être surpris que Dieu fasse choix d’un objet si indigne... Mais depuis qu’il a honoré notre nature jusqu’à s’unir à elle, jusqu’à ne faire qu’une même personne de l’homme et de Dieu, ce n’est plus une merveille qu’il daigne faire sentir aux frères adoptifs de Jésus-Christ, quelque écoulement des grâces de leur aîné et de leur chef...

Fecit mihi magna qui potens est... Ainsi après la Reine des Saints ont pensé et parlé tous les Saints. Un grand sentiment de leur bassesse et de leur pesanteur naturelle, un grand dégagement des dons de Dieu... mais toujours aussi une soumission simple et reconnaissante sur tout ce qu’il plairait à Dieu de faire dans eux, pour eux, par eux et avec eux de plus éclatant. Ecce ancilla Domini, fiat mihi...

Dans la cinquième et dernière maxime, le P. Judde indique les fruits de cette « hyperméthode » en termes d’abord mesurés : « Le progrès dans les vertus solides en devient plus solide et plus prompt », mais bientôt il hausse le ton, car de nouveau il parle d’expérience :

C’est encore ce que démontre l’histoire des saints, dans la suite des siècles. Il en est peu dans la vie de qui l’on ne puisse distinguer deux intervalles et marquer comme deux époques tout à fait différentes. Dans le premier temps, agissant par méthode, et ne songeant qu’à videur leur cœur de toutes les affections terrestres, ils n’eurent point à se repentir de leur travail, et déjà l’on pouvait se les proposer comme de grands modèles et se faire honte de ne pas leur ressembler ; mais dans le second, l’Esprit-Saint ayant pris comme pleine et entière possession d’eux-mêmes, bientôt on les perdit de vue, et ils prirent l’essor si haut, qu’on put les admirer, mais qu’on désespéra de jamais les atteindre...

Les saints dont il parle avec cette chaleur, ne les a-t-il pas connus, soit par des traditions de famille encore toutes chaudes, soit par des rapports personnels ?... Quoi qu’il en soit des faits, la doctrine semble bien être celle que le P. Lallemant expose sous le nom de « 2e conversion », sauf que le P. Judde ici ne dégage pas, comme il le fera ailleurs, le moment et les circonstances du passage, du « pas », se contentant de distinguer les deux périodes par leur aspect général : dans la première, effort laborieux suivant une méthode de plus en plus simple, progrès sensibles ; dans la seconde, plus d’action apparente, sinon celle de l’Esprit, progrès foudroyants :

Tel est la différence d’un homme et d’un autre homme, d’un homme avec lui-même, à proportion que Dieu se découvre... il ne marche plus, il vole ; mais c’est sur les ailes de l’Esprit, guidé par sa sagesse, soutenu par sa force toute-puissante ; il n’y a ni faiblesse à craindre, ni précipice à redouter...

Le P. Instructeur revient à ses tertiaires provocans ad volandum pullos suos en leur faisant contempler l’essor des aigles ; mais aussi, pratique, en leur proposant « deux ou trois résolutions » : pas d’opposition, de préjugé antimystique ; attachement aux méthodes, celles de la seconde série, plus solides « sans comparaison » ; ne pas se roidir contre l’attrait « pour quelque chose de mieux ».

Et pour les engager, il « ne craint point de s’avancer » « en promettant aux coeurs pleinement libéraux et généreux ; une grâce  beaucoup au-dessus » de la simple dévotion ; « car il est rare qu’après un temps d’exercices communs Dieu manque de donner du plus au moins quelque chose qu’on n’aurait jamais osé demander ni attendre ».

... Sur cette promesse, assez audacieuse, en effet, comme sur d’autres points de la doctrine mystique du P. Judde, il serait sans doute intéressant d’entendre ses explications ; ce sera la matière d’un prochain article, où on tâchera aussi d’indiquer d’une façon plus précise ses rapports avec l’école du P. Lallemant et sa place dans la « tradition mystique de la Compagnie de Jésus » [31].


[1] Histoire littéraire du sentiment religieux en France. T. 5, Paris 1920.

[2] On a cité d’autres noms qui me paraissait moins « représentatifs » en l’espèce. Chez le P. Bouhours, par exemple, l’auteur spirituel est au second plan derrière le littérateur, et son influence, ou du moins son autorité, ne semble pas avoir été considérable parmi ses confrères. Il en va de autrement, sans doute, du P. Bourdaloue ; cependant il lui manque d’avoir exposé sa doctrine spirituelle ex professo et « tam quam auctoritatem habens » ; aussi bien, pour avoir toute son opinion, il faudrait tenir compte de plusieurs pages, spécialement des « Pensées » sur la Prière, où il se rapproche sensiblement du point de vue des « mystiques » de la Compagnie sur les grâces d’oraison.

[3] Œuvres spirituelles du P. Judde... Paris, 1781, préface, p. V.

[4] C’est ce que confirme le P. H. Watrignat, avec sa grande autorité de chercheur érudit, dans la Collection de la Bibliothèque des Exercices, n° 35, p. 2 ; la Bibliothèque des Exercices à elle seule possède sept de ces manuscrits.

[5] Œuvres spirituelles du P. Judde, Paris, Méquignon, 1845, tome V, p. 82. Je renverrai à cette édition qui me semble la plus répandue, qui reproduit exactement celle de Lenoir-Duparc ; mais je citerai ordinairement d’après les manuscrits, car le texte des éditions a été retouché pour éviter les allusions aux choses de la Compagnie et atténuer quelques expressions.

[6] V, p. 329, 331, 340.

[7] Œuvres, t. I, p. 167. Méditation sur le jugement particulier. 1er point.

[8] Œuvres, t. II, p. 261, 262.

[9] Œuvres. P. 274.

[10] V, p. 48.

[11] II, p. 111. Grande retraite, 2e semaine, méditation sur l’affection à l’Oraison.

[12] V. p. 211, Exhortation sur la mortification continuelle, 1er point. — Ce serait l’occasion de parier de ce qu'on pourrait appeler le rigorisme du P. Judde. Même en tenant compte de l'exagération oratoire, des tempéraments qu’il indique lui-même, et du « pouvoir de défense » de ses auditeurs, on peut le trouver excessif, surtout dans cet « art d'alarmer les consciences » dont son novice Lenoir-Duparc lui fait un mérite (préface de l’édition de 1781). C’est du moins l’avis autorisé d'un P. Instructeur de notre époque. Il faut reconnaître, dans son cas personne, quelque influence, par contrecoup, du Jansénisme, car il avoue en plusieurs endroits préoccupation de réagir contre l'accusation de morale relâchée. Ainsi, dans la 1ère exhortation sur les études, t. V, p. 381, il s'en prend au « bon Père » des Provinciales : « On regarde comme la doctrine du corps ce qu'a répandu un particulier reconnu parmi nous comme un homme des plus minces et des plus aventuriers ; mais le séculier malintentionné ne fait pas toutes ces distinctions ; ce sont ces sortes de personnages que nos ennemis dans leurs livres introduisent sur la scène avec d'applaudissement... ». Rigoriste sur le droit, il est naturellement pessimiste sur le fait, et en cela aussi il semble bien dépasser la mesure ; mais après tout c'est le cas de plus d'un spirituel convaincu, du P. Lallemant, par exemple, qui ne ménage pas non p)us, ni ne flatte ses tertiaires.

[13] IV. P. 192, Traité de l’Oraison, chap. 4.

[14] V. p. 249, Mortification des passions, 2e point.

[15] I. p. 347.

[16] V. p. 9, 1er point.

[17] Ibidem. P. 20, 2e point.

[18] V. p. 90.

[19] IV. P. 241.

[20] III. P. 140, Considération sur les examens de conscience.

[21] Ibidem. P. 141.

[22] I. p. 20, 2e méditation préliminaire, 3e point.

[23] V. p. 57, Loi intérieure, 1er point.

[24] V. p. 65. – Esprit essentiellement pondéré, le P. Judde revient facilement à une position d’équilibre. Il y a donc chez lui de l’optimisme ; d’abord cet optimisme qu’on pourrait appeler « surnaturel », et même, je puis le dire en anticipant un peu, « mystique », se conciliant fort bien avec un certain pessimisme « naturel » : ubi abundavit delictum, superabundavit gratia. Mais encore on trouverait chez cet admirateur de saint François de Sales et du P. Coton quelque chose de leur optimisme « naturel » : il n’est pas impunément jésuite, c’est-à-dire humaniste et moliniste... Ainsi, dans le Traité de l’Oraison, sa curieuse théorie des « attraits » : la grâce divine ne nous saisit guère que par ces sortes d’anses ou anneaux que présente notre nature individuelle ; « c’est ce qu’on appelle la congruité de la grâce ». Ailleurs, il commente avec une émotion délicate le vers de Térence qui pourrait servir de devise à l’humanisme : « Homo sum » (1re Exhortation sur la Charité, 1er point, t. V, p. 117). Je cite enfin ce trait singulier et « piquant » mélange d’optimisme théorique et de pessimisme pratique : « Peut-on lire la morale de Platon, de Socrate, de Cicéron, d’Epictète, de Confucius, sans convenir qu’en l’observant, le Christianisme, et l’État religieux même changeraient de face ? ». I, p. 85.

[25] V. p. 66.

[26] V. p. 69.

[27] I. p. 129.

[28] I. p. 131.

[29] V. p. 81.

[30] Ibidem. P. 89.

[31] Revue d’ascétique et de mystique n° 11 - juillet 1922 – Toulouse.

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