Quatrième partie
Méditations sur les heures du Bréviaire
Remarques préliminaires
Une
première lecture de la quatrième partie du livre des Douze Béguines
laisse une impression étrange. Encore plus qu'ailleurs Ruysbrœck se
répète, revenant constamment sur ce qu'il a dit précédemment, soit
dans ce livre ou dans ses autres ouvrages. Voulant présenter d'une
manière détaillée les différentes heures qui constituent l'Office
divin, et les relier à la Passion du Christ qu'il replace dans les
Évangiles, Ruysbrœck s'éloigne cependant très fréquemment de son
sujet pour retrouver ses thèmes favoris: la vie dans l'amour de
Dieu, les péchés et les pécheurs, l'imitation de Jésus-Christ, la
vie contemplative. Il s'attarde aussi sur ce que devrait être la vie
des clercs, des prélats et des religieux, ce que, malheureusement,
elle n'est pas toujours.
Le
lecteur de ce livre est un peu désemparé: pourquoi cet apparent
désordre? L'auteur n'aurait-il pas eu le temps d'achever son
ouvrage? Pourtant Ruysbrœck vécut encore une vingtaine d'années
après la composition de cette œuvre. Alors, que s'est-il passé?
Une
autre remarque s'impose: ce dernier livre de Ruysbrœck est beaucoup
plus facile à lire que ses œuvres antérieures. Qu'est-il donc arrivé
dans sa vie? Ruysbrœck enthousiasmé par les expériences mystiques
exceptionnelles de sa vie de jeune prêtre aurait-il voulu partager
tout de suite son enthousiasme à ses contemporains? Voulant mettre
en garde les adeptes des sectes et leurs fausses mystiques,
pensaient-il, en révélant ses propres "voyages" en Dieu, leur
montrer qu'ils faisaient fausse route? Cela, c'est certain. Mais
Ruysbrœck ne fut pas compris, le langage de Dieu et les voyages "en
Dieu" ne pouvant pas s'exprimer avec des mots humains. Aussi fut-il
souvent attaqué.
Il
y a autre chose: dans toutes les œuvres de Ruysbrœck on trouve des
reproches cinglants contre la vie dissolue de trop nombreux
responsables de l'Église de son temps: prélats, abbés, moines et
même simples clercs. Une telle franchise dût être l'occasion de
nombreuses inimitiés, pour ne pas dire plus... Alors? Alors
Ruysbrœck changea de méthode.
Ruysbrœck humble religieux mais grand mystique, cela personne ne
pouvait le nier; bien qu'il ne parlât que très rarement de ses
expériences mystiques, l'humble religieux comprit qu'il devait
simplifier son langage, et même faire en quelque sorte l'impasse sur
ce qui constituait ce qu'il appelle "la substance superessentielle"
de Dieu... et revenir à ce qui constitue les bases de la vie
spirituelle du chrétien moyen. D'où la présentation de l'amour de
Dieu pour nous et comment l'homme doit répondre à cet amour.
Ruysbrœck pourra ainsi mettre en évidence les erreurs des grandes
hérésies et montrer la vérité de Dieu dans la Sainte Trinité. Alors
il pourra aborder la création, puis le péché des anges et des
hommes, et le salut grâce à Jésus-Christ, à sa vie et à sa Passion.
Et il montrera combien le Christ doit toujours être notre modèle.
Malheureusement, toutes ces notions, relativement simples à énoncer,
sont présentées, dans ce Livre des Douze Béguines, d'une manière qui
nous semble désordonnée. À moins que son auteur ait voulu répondre
rapidement aux nombreuses questions qui lui étaient posées. Et il
n'eut pas le temps ensuite, tant ses contemporains sollicitaient ses
avis, de procéder à la construction de son livre.
Nous allons maintenant passer à la présentation de ce qui constitue
la trame de la quatrième partie du Livre des Douze Béguines, en nous
cantonnant à la méditations sur les Heures. Nous avons placé, aux
places qui nous semblaient les meilleures, les digressions de
Ruysbrœck sur de nombreux autres thèmes .
17
Les heures du Bréviaire
Pour des raisons de commodité et afin de faciliter la lecture de cet
impressionnant ouvrage qu'est le Livre Des douze Béguines, de
nombreux chapitres de la quatrième partie ont été répartis dans nos
différents paragraphes. Nous ne retiendrons ci-dessous que les
chapitres de Ruysbrœck concernant le Livre d'Heures: l'Office divin
ou encore le Bréviaire, en un mot, ce qui à trait à la vie de Jésus.
En effet, Ruysbrœck profite de son analyse du Bréviaire pour entrer
profondément dans la Passion du Christ.
Il
indique d'abord la fin pour laquelle les Ordres religieux ont été
créés, puis il explore les sept heures canoniales, en commençant par
les Matines.
17-1-Pourquoi des ordres religieux
Ruysbrœck rappelle que
"le Christ lui-même est notre règle.
Sa vie et sa doctrine constituent notre livre canonique par tout le
monde. Nous devons les porter avec nous, où que nous soyons: garder
sa passion et sa mort dans notre mémoire, sans les oublier, posséder
son amour et sa fidélité dans notre cœur par le désir et l'amour...
Tel est le livre d'heures commun aux laïcs et aux clercs...
C'est pourquoi nombre de saints ont fondé des ordres et des états de
vie religieuse... Chacun d'eux souhaitait et désirait vivre et
mourir... selon la très chère volonté de Dieu. Aussi tous les ordres
et états de religion sont-ils unis et établis sur un fondement
unique qui est le Christ Jésus, commencement et fin de tout bien...
La sainte Église a, en son nom, et pour la gloire du Père, et par la
vertu de l'Esprit-Saint, ordonné un grand nombre de manières de le
servir... exercices intérieurs, bonnes œuvres extérieures messes...
et observance des sept heures canoniales..."
(Chapitre 71)
17-2-Les Matines
Ruysbrœck écrit: "Le premier office
dans la sainte Église est de nuit: ce sont les Matines..."
Ruysbrœck associe immédiatement le premier nocturne des Matines avec
la Passion de Jésus "qui,
après avoir donné sa chair et son sang à ses disciples dans le
sacrement, leur avait humblement lavé les pieds et les avait servis
avec un grand respect. Il fit ensuite un long discours que saint
Jean nous décrit dans son Évangile, et après cela, prenant ses
disciples avec lui, il traversa un torrent, appelé Cédron, et entra
dans un jardin où il avait coutume d'aller souvent..."
Ruysbrœck relit ensuite le texte de la Passion de Jésus tel qu'il
est rapporté par les quatre évangélistes. Nous y renvoyons nos
lecteurs. Nous donnons ici quelques commentaires de Ruysbrœck qui
suit les évènements pas à pas. Tout d'abord, il voit comment
"Jésus-Christ nous apprend lui-même que nous devons veiller avec lui
et prier, lutter avec notre esprit et la grâce divine..."
Ensuite, Ruysbrœck voit l'obéissance
et l'humilité de Jésus qui accomplit en lui, ce qui d'avance avait
été vu et réglé en la sagesse éternelle de Dieu. Et, librement, il
se soumit à la très chère volonté de Dieu. Pourtant,
"considérant la délicatesse de son
corps et de sa nature, la rigueur de la passion et des souffrances
qu'il devait et voulait endurer, son cœur se sentit profondément
opprimé, attristé et épouvanté, et il tomba à terre par tristesse et
affliction, car selon l'esprit il voulait mourir et selon la chair
il voulait vivre."
Alors un ange vint consoler Jésus
agonisant mais pourtant bienheureux et uni à Dieu en amour.
"Sa partie sensible était dans
l'angoisse et la crainte, et son imagination était remplie de la
passion et de la mort amère... Mais par l'amour il vainquit la chair
d'où coulait une sueur de sang jusque sur la terre et s'abandonna à
la volonté de son Père... Alors il se leva et revint à ses
disciples..."
C'est la quatrième heure de la nuit. Le Fils de l'homme va être
livré au pouvoir des pécheurs. Vient ensuite la cinquième heure de
la nuit, "l'heure, et le pouvoir des ténèbres... Alors les
disciples l'abandonnèrent et s'enfuirent tous loin de lui..."
Pierre allait bientôt renier Jésus avec serment. Mais quand Jésus
eut regardé Pierre, ce dernier pleura amèrement.
"C'est parce que Jésus disait la vérité devant le pontife et la
foule, qu'il fut méprisé et maltraité par eux tous comme un impie...
Mais Jésus s'abandonna librement, humble, innocent et patient...
C'est ainsi que le Christ veut que nous nous méprisions nous-mêmes
et que nous le suivions en toute souffrance, humblement, avec
obéissance et abandon à la volonté divine..."
C'est là notre office de nuit, que nous appelons Matines.
(Chapitre 72)
17-3-Les heures de Prime
Ruysbrœck continue à faire revivre à ses lecteurs la Passion de
Jésus. Maintenant c'est "le premier office du jour est appelé
Prime..." Jésus est livré à Ponce Pilate et bientôt conduit à
Hérode qui le renvoie à Pilate. Comme Pilate "ne trouvait en
Jésus nulle cause de tout ce dont on l'accusait... il chercha une
occasion pour délivrer Jésus de la mort..." Mais face à la haine
des juifs Pilate eut peur...
Ruysbrœck s'étend maintenant sur tout
ce que représente l'heure de Prime, le premier office du jour. Il
écrit: "C'est à l'heure de Prime que Dieu mit le premier homme
dans le paradis, lui donnant la grâce et l'innocence, et lui
ordonnant de travailler et de garder le paradis..." Mais l'homme
désobéit et fut chassé du paradis. Cependant, aujourd'hui, pour
Ruysbrœck, "une bonne
conscience remplie de grâce est notre paradis."
Ruysbrœck revient à l'Évangile:
"C'est aussi à l'heure de Prime que
le sage maître de maison sortit afin d'engager des ouvriers pour un
denier par jour et les envoyer travailler à sa vigne. La vigne de
Dieu c'est la sainte Église. Le denier par jour c'est la grâce
divine, donnée par le Christ qui est chargé de la vigne... Celui qui
persévère en elle aura le royaume de Dieu en propre.
C'est aussi à l'heure de Prime que Jésus entra au Temple et expulsa
tous ceux qui y achetaient et vendaient, c'est-à-dire ceux qui sont
avares et ladres, et ... sont incapables de plaire à Dieu, car ils
ne peuvent ni prier ni adorer, tout leur désir allant vers les
choses de la terre."
Mais voici la grande joie:
"Le troisième jour après sa mort, à
l'heure de Prime, le Christ ressuscita de la mort. C'est une grande
joie pour nous tous. C'était l'aurore la plus joyeuse qui fût jamais
trouvée, lorsqu'il se montra à ses bien-aimés. Si nous abandonnons
le péché et vivons pour lui en toutes vertus, nous recevrons sa
récompense.
L'office de Prime s'étend sur deux heures: la première heure est de
vivre les préceptes de Dieu et d'adhérer à lui en amour; la seconde
heure est de se soumettre à toute sa volonté, et la troisième de
vivre sans tristesse."
(Chapitre 73)
17-4-L'heure de Tierce
L'office de tierce s'étend sur trois
heures, de Tierce jusqu'à Sexte. Ruysbrœck continue le récit de la
Passion à partir de l'instant où les juifs s'aperçurent que Pilate
voulait délivrer Jésus. Les juifs disent: "Si vous délivrez cet
homme, vous n'êtes pas l'ami de l'empereur, car quiconque se fait
roi s'oppose à César!" Phrase terrible pour Pilate... Mais
phrases terribles aussi que celles des juifs qui soudain, reniant
toutes leurs convictions s'écrièrent: "Nous n'avons pas d'autre
roi que César... " Et ensuite:
"Que son sang retombe sur nous et sur
nos enfants... Alors Pilate livra Jésus à ses serviteurs pour le
flageller... Puis on remit à Jésus ses propres vêtements. Il chargea
sa croix sur ses épaules, et il fut conduit au lieu dit Calvaire, où
il devait être crucifié."
Ruysbrœck médite: "À cet office de Tierce Jésus veut que nous le
suivions au tribunal de notre conscience, pour y voir et
reconnaître, corriger, mépriser et détester tout ce qu'il y a de
péché en nous... Nous devons nous juger nous-mêmes, confesser tous
nos péchés et défauts devant Jésus, notre juge et notre pontife,
devant notre Père céleste et devant notre confesseur, qui tient la
place de Dieu. Si nous avons regret et repentir de nos péchés, nous
devons avoir foi, espoir et confiance ferme en la miséricorde
divine. Et nous devons nous livrer librement par pénitence à la
justice divine... et aux esprits hypocrites, qui désirent leur
propre gloire et qui nous détestent... Tout cela nous le
supporterons en silence et patience pour la gloire de Dieu et en
pénitence de nos péchés. D'autre part, nous ne détesterons ni ne
mépriserons personne, quoi qu'on nous fasse... Cela c'est avancer
dans l'amour. Voyez, c'est ainsi que nous suivrons Jésus... Et il
nous enverra l'Esprit qu'il a donné à ses disciples à cette heure de
Tierce, au jour de la Pentecôte." (Chapitre 74)
17-5-L'heure de Sexte et le Testament de Jésus
Vient ensuite la sixième heure,
l'heure de midi. Ruysbrœck continue sa narration de la Passion, et
il déclare: "Parce que Jésus
fut le premier prêtre de la chrétienté, il voulut qu'on préparât
l'autel sur lequel il devait offrir le sacrifice suprême... Cette
oblation est le principe, la fin et la cause de tout notre salut...
Pilate écrivit un titre, contre la volonté des juifs, au-dessus de
la tête de Jésus: 'Jésus de Nazareth, roi des juifs.'... Le soleil
alors cessa de luire, et l'air s'obscurcit sur toute la terre..."
Ruysbrœck aborde un nouveau thème, le
testament de Jésus: "Vers la
septième heure du jour Jésus voulut laisser son testament, car le
moment de sa mort approchait. Élevant les yeux au ciel, il offrit à
son Père céleste en humble obéissance sa nature créée, sa vie et
tout ce qu'il avait reçu, en une louange de reconnaissance; et il
montra aux anges qu'il était le Fils de Dieu, Dieu et homme, élevé
au-dessus de tout ce que Dieu a créé, et selon sa nature d'homme,
serviteur avec ceux-ci, au service de Dieu et de tous les hommes
pour la gloire de Dieu. Ce fut pour tous une joie nouvelle, telle
qu'ils n'en avaient pas connue auparavant, et un testament nouveau
qui devait leur demeurer éternellement. Il nous a aimés avant que
nous fussions; et c'est pour cela qu'il nous a créés à son image et
ressemblance, pour que nous lui rendions amour pour l'éternité, et
c'est là pour nous aussi un nouveau et éternel testament qui nous
rend saints et bienheureux...
Le Christ a témoigné encore un plus grand amour envers tous les
hommes par lui-même... Il a vécu et travaillé pour nous jusqu'à la
mort, à cause de nos péchés, afin qu'à notre tour nous détestions le
péché jusqu'à la mort et que nous l'aimions et gardions ses
préceptes... Ceux qui veulent ce qu'il veut seront tous sauvés: dans
ce but il a donné à tous les hommes une volonté libre, une nature
intelligente et une inclination vers leur principe qui est Dieu.
C'est l'alliance éternelle de Dieu... que Jésus a renouvelée en son
temps, en envoyant ses apôtres... par le monde entier témoigner et
enseigner qu'il est venu en rédempteur et sauveur de toutes les
créatures...
Mais les incrédules et ceux qui le méprisent, lui et son Père
céleste, qui repoussent la loi chrétienne et les préceptes divins...
sont tous damnés. Celui qui choisit le Christ comme objet de son
amour est élu, mais celui qui le rejette est damné pour toujours.
C'est là le testament que Jésus a laissé communément à chacun dans
le monde entier... L'Évangile écrit par les quatre évangélistes a
été annoncé, prêché et répandu dans le monde entier, et a été reçu
avec foi par toute la sainte chrétienté."
(Chapitre 75)
À partir de là Ruysbrœck va consacrer
six chapitres aux pécheurs
... avant d'aborder l'heure de None. Afin de faciliter notre
lecture, nous poursuivons ici par l'heure de None.
17-6-L'heure de None
Ruysbrœck rappelle l'épisode du don de Jean à Marie.
"C'est à la huitième heure du jour que Jésus fut élevé en croix en
grande détresse... Et il voyait sa Mère et le disciple qu'il aimait
se tenant près de la croix. Et il dit à sa Mère: 'Femme, voici votre
fils', et au disciple qu'il aimait: 'Voici votre Mère.' Et celui-ci
reçut la noble Vierge comme si elle avait été sa propre mère...
Alors le glaive de douleur et de compassion transperça le cœur de
Marie... Et l'Esprit de Dieu lui donna une si grande charité, que
volontiers elle serait morte elle-même, s'il avait été possible, de
cette mort amère pour le salut et pour la cause de tous les
hommes...
Ceci se passait à la neuvième heure du jour, que nous appelons None.
La terre trembla et les pierres se fendirent... Il se trouvait alors
là un centurion... Quand il vit et entendit ces merveilles, il dit:
'Vraiment, cet homme est le Fils de Dieu.' Et tout le peuple qui
était là présent, fut dans la crainte..."
(Chapitre 82)
17-7-Les Vêpres
"À la dixième heure du jour que nous appelons Vêpres, les juifs
vinrent à Pilate et lui demandèrent la permission de briser les
jambes de ceux qui étaient en croix... Pilate le leur permit. Mais
lorsque les soldats vinrent à Jésus, ils le trouvèrent mort. Ils ne
lui brisèrent donc pas les jambes, mais un des soldats lui ouvrit le
côté droit avec sa lance, et de cette blessure coula du sang et de
l'eau...
À la onzième heure du jour, qui appartient encore à Vêpres... Joseph
d'Arimathie, disciple secret de Jésus, vint vers Pilate et demanda
qu'on lui remît le corps de Jésus... Joseph prit avec lui Nicodème
et tous les deux enlevèrent le corps de la croix..."
(Chapitre 83)
On
remarquera que Ruysbrœck ne fait aucun commentaire personnel au
sujet de cet instant si solennel.
17-8-Les complies
"C'était la dernière heure du jour, que nous appelons Complies... En
hâte, à cause de la fête et pour garder le repos, Joseph et Nicodème
déposèrent le corps de Jésus... dans un tombeau nouveau creusé dans
le roc... Et ils roulèrent une grande pierre devant l'entrée du
tombeau... Amen."
(Chapitre 84)
Ainsi se termine le Livre des Douze Béguines
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