LA RÈGLE CHRÉTIENNE
DE L'EXPÉRIENCE MYSTIQUE
Yves CATTIN
professeur agrégé de philosophie
CONCILIUM – N° 254/1994
L’auteur
Yves Cattin est professeur agrégé de philosophie
et il enseigne à Clermont-Fer-rand. Il a publié de nombreuses études de
philosophie médiévale ou de philosophie religieuse. Sur le thème particulier qui
est développé dans le présent article, il a publié : « Splendeur de Dieu et
célébration », in Collectanea Cisterciensia, Tome 49/3, 1987, 193-200 ;
« Exister devant Dieu », in Collectanea Cisterciensia, Tome 50/1, 1988,
94-111 ; « Vivre en Christ. Essai sur la prière comme mode d'exister devant
Dieu », in Collectanea Cisterciensia, Tome 51/1, 1989, 3-26 ; « L'amour exilé.
Saint Anselme et saint Bernard », in Collectanea Cisterciensia, Tome 52/3
et 4, 171-190 et 257-283 ; « La métaphore de Dieu », in Concilium 242,
1992, 77-94 ; « Le poème impossible », Lumière et Vie, Tome XLI-1, 207,
mai 1992, 5-19; Court Traité de l'existence chrétienne, Le Cerf, Paris,
1992.
La règle chrétienne
de l’expérience mystique
Le titre de cet essai est doublement provocateur, car on ne
saurait parler de règle à propos d'une expérience qui se présente d'emblée comme
échappant à toute règle. Et l'expérience mystique — com-me toute expérience
subjective, peut-être — ne saurait se soumettre à une règle. En tant
qu'expérience, elle ne reconnaît que la règle de la liberté qui l'institue et
l'anime, même si, par ailleurs, et de l'extérieur, elle est jugée, approuvée ou
condamnée au nom de valeurs qui prétendent s'imposer à elle. D'autre part, en
tant que cette expérience s'annonce comme mystique, elle a Dieu pour objet. Ou
peut-être vaudrait-il mieux dire que Dieu en est le sujet et qu'il prend le
croyant comme objet. Et à ce titre, cette expérience échappe à toute mesure,
puisqu'elle a pour objet celui qui est sans commune mesure.
Cependant, le problème de la règle de l'expérience mystique
apparaît lorsque le mystique se met à parler et entreprend de communiquer son
expérience. En faisant cela, il engage son expérience dans une première
extériorité en acceptant de la soumettre aux règles du langage, aux règles de la
grammaire et de la syntaxe de nos langues communes, et plus généralement aux
règles de la communication. Même si le mystique s'efforce de travailler la
langue pour lui faire dire ce qu'elle ne parvient pas à dire, il consent en fin
de compte à soumettre son expérience aux règles de la communauté linguistique.
S'il n'y consent pas, le mystique se condamne au silence. Dans ce silence, son
expérience cesse bien alors d'être problématique, elle échappe à tout jugement
et aucune critique ne saurait l'atteindre. Si, au contraire, le mystique
commence à parler, alors il consent par avance à soumettre son expérience aux
règles du langage commun.
Si, en se communiquant, cette expérience se confesse comme
expérience chrétienne, elle doit alors consentir à affronter une seconde
extériorité, plus redoutable sans doute que l'extériorité de la langue. En
s'annonçant et en s'énonçant comme une expérience de Dieu, l'expérience mystique
revendique une vérité qui est celle de Dieu lui-même. Et souvent,
involontairement oublieuse des conditions historiques et psychologiques qui
l'ont fait naître, cette expérience se donne d'une certaine manière comme une
parole nouvelle de Dieu. Alors, sans qu'elle en ait toujours une claire
conscience, l'expérience mystique se voit dans l'obligation de se mesurer à la
parole de Dieu dont la communauté chrétienne, depuis ses origines, a été
instituée gardienne. Pour cette communauté, le Dieu qui se révèle dans la parole
des Écritures ne dit pas n'importe quoi et on ne saurait lui faire dire
n'importe quoi. Aussi toute expérience mystique qui se confesse chrétienne
est-elle appelée à être soumise aux exigences d'orthodoxie et d'orthopraxie de
la communauté chrétienne.
Il y a donc un paradoxe de l'expérience mystique. En tant
qu'expérience, elle s'affirme à la fois ineffable et incontestable. Elle ne
saurait être mise en question, mais elle est vouée au silence. En revanche, si
cette expérience entreprend de parler du Dieu qui la visite, elle en appelle, au
cœur même de la subjectivité la plus profonde, à une vérité et à une objectivité
qui sont celles de Dieu lui-même. Elle apparaît dans l'espace du langage et doit
consentir à affronter une double altérité, celle des règles du langage qui la
met en mots (règles qui sont à la fois grammaticales et éthiques) et celle de la
parole de Dieu entendue et mise en œuvre dans la communauté des croyants.
Il apparaît donc nécessaire de décrire ce paradoxe de
l'expérience mystique chrétienne et de tenter de formuler les règles auxquelles,
par avance, cette expérience se soumet, règles qui lui permettent de se
confesser comme une expérience chrétienne. Il ne s'agit pas seulement ici d'une
étude technique, car l'enjeu du débat apparaît de la plus haute importance.
Au-delà de la vérité de l’expérience mystique elle-même, il y va de la cohérence
et de la cohésion de la communauté chrétienne. Il y va surtout de l’avenir de la
parole de Dieu dans l'histoire des hommes.
I
LE PARADOXE DE L'EXPÉRIENCE MYSTIQUE
1. Le voyage
Lorsque l'expérience mystique se met en mots, elle s'annonce
d'emblée comme une expérience hors des lieux connus et reconnus par nos communes
expériences chrétiennes. Alors que celles-ci s'expriment dans les mots de
l'incarnation de Christ, l'expérience mystique revendique un ailleurs, un
non-lieu ou un lieu dans lequel il est impossible à l'homme de se tenir.
Aussi l'expérience mystique se présente-t-elle comme un
voyage initiatique, au sens strict du mot, un voyage de commencement et de
commençant. En quittant délibérément tous les lieux communs, le mystique va vers
un ailleurs, qui est au-delà de tous les lieux connus, un hors-lieu, toujours
vécu et décrit comme un non-lieu.
Le récit mystique qui raconte ce voyage utilise aussi bien
les mots de l'espace, de la route, que les mots du temps, de l'attente. Et on
retrouve dans ce récit les grandes étapes de l'existence humaine. Il y a un
événement fondateur, qui est comme la naissance, et dans cet événement, tout est
déjà donné et tout reste à faire. Cet événement s'inscrit dans la discontinuité
: quelque chose arrive, dont on ne sait pas encore que c'est quelqu'un, et qui
n'est jamais ce qu'on attendait. Dans cet étonnement et cette surprise, le
croyant est arraché à son bien-être spirituel, ou à son orgueilleuse suffisance,
et il avance alors de rupture en rupture. Plutôt que d'entrer dans une nouvelle
vie ou une nouvelle connaissance, le croyant part en reconnaissance de ce qui
lui a été tout à coup et définitivement donné dans l'événement fondateur. Le
mystique n'en finit pas de reconnaître « après-coup » le Dieu venu le visiter.
Il se trouve dans la posture d'Élie que Dieu visite sur le Sinaï : parce que nul
ne saurait voir Dieu face à face sans mourir, lorsque Yahvé passe dans la brise
légère, Élie ne l'aperçoit que « de dos », alors que Yahvé est déjà passé. Ainsi
le mystique se met en route, engagé dans un impossible pèlerinage, une quête
éperdue. Et ce serait là une vaine recherche, condamnant le croyant au
désespoir, si celui-ci n'avait déjà reçu, au commencement de son expérience, ce
qu'il entreprend de chercher et de réaliser. La prière du mystique est toujours
celle de saint Augustin : « Donne-moi la force de te chercher, Toi qui m'as fait
te trouver »
Ce que saint Bernard explicite parfaitement dans son Traité de l'amour de
Dieu : « Personne ne saurait vous chercher que premièrement il ne vous ait
trouvé ; de sorte que vous voulez qu'on vous trouve afin de vous chercher, et
qu'on vous cherche afin de vous trouver »
.
Mais cette circularité de l'expérience mystique n'est
qu'apparente. Soumise au temps comme n'importe quelle expérience, l'expérience
mystique invente une histoire qui se donne comme une histoire de l'âme avec Dieu
et une histoire de Dieu avec l'âme. Mais cette histoire risque sans cesse de
compromettre Dieu. Ainsi l'expérience mystique est-elle contrainte en permanence
de s'engager dans une contradiction indépassable. Se confessant com-me
expérience de Dieu, elle s'avoue comme expérience toujours insuffisante de Dieu,
elle se renie comme expérience vraie de Dieu, en soulignant sans cesse son
impuissance à expérimenter Dieu.
Cette contradiction ne peut être surmontée que dans une
affirmation de la transcendance de Dieu au-delà de toute transcendance
imaginable. Le Dieu expérimenté n'est pas le plus grand ni même le Très grand,
il est toujours « plus grand » que ce qu'on peut penser ou imaginer, que tout ce
qu'on peut vivre. Dieu est toujours au-delà de ce qui peut être atteint dans
l'expérience la plus haute. L'expérience mystique n'assume donc sa contradiction
qu'en y échappant « par le haut », en se perdant dans l'affirmation de la
transcendance de Dieu toujours « plus grand ». En tant qu'expérience de Dieu,
elle est toujours dépassée par Dieu, elle est toujours en manque de Dieu.
On ne s'étonnera donc pas de voir cette expérience s'exprimer
dans les mots du désir. La catégorie fondatrice et explicatrice de l'expérience
mystique est en effet celle du manque. Le croyant est toujours en manque de son
Dieu qu'il n'atteint jamais que dans une présence manquante. Dans son
expérience, toujours Dieu manque et tout vient alors à manquer. Les mots du
désir se pressent, ils s'accumulent pour dire le vide de la plénitude manquante
de Dieu expérimenté dans l'expérience mystique. Dans ce qui est un des plus
beaux textes du désir mystique, le premier chapitre du Proslogion,
Anselme de Cantorbéry utilise les mots les plus crus du besoin biologique pour
dire ce manque qui tient le désir en haleine. Adam dans l'amitié de Dieu
« rotait de satiété » en mangeant « le pain des anges », alors que nous, « nous
gémissons de faim », « nous mendions » et « pitoyablement nous désirons »
.
Ainsi le croyant entre dans la dialectique infinie d'un désir infini. Ce manque
est ce qui fait que le mystique ne saurait s'arrêter jamais. L'extase n'est pas
ce qui définit l'expérience mystique, mais bien plutôt l'exil ou l'exode. Le
désir mystique, toujours inquiet et sans repos, dans cette sorte de « quiétude
violente » dont parle le Pseudo-Denys, s'invente alors une histoire ou des
histoires, il se met à parler.
2. La parole mystique
C'est ce gémissement du désir infini qui fait naître la
parole mystique. Et, au cœur de la subjectivité la plus profonde et la plus
incommunicable, apparaît la volonté de communiquer cette expérience aux autres,
dans l'objectivité du langage.
Au premier abord, il apparaît que cette parole surgit un peu
comme par effraction. Malgré lui, le croyant se met à parler de son expérience.
C'est un peu comme si la parole muette, interdite et stupéfaite, du désir
devenait insuffisante et en appelait aux mots pour dire la plénitude vécue de
Dieu. Les mystiques parlent beaucoup et parfois ils semblent parler trop. Mais
ce qui nous apparaît comme un manque de discrétion est vécu par eux comme une
urgence et une nécessité. Ils savent bien que la splendeur de Dieu n'est pas à
portée de voix et qu'elle doit être d'abord honorée de silence. Mais ils savent
aussi que cette splendeur les investit d'une parole impossible, d'une parole qui
n'est que le sacrement du silence. La parole mystique entreprend alors de dire
ce que les mots ne peuvent révéler, ce qu'ils cachent et voilent toujours, la
présence manquante de Dieu. Aussi la parole mystique n'entreprend pas d'exposer
Dieu, mais elle nous invite à nous exposer à Dieu. Tâche impossible pour une
parole humaine qui ne saurait remplacer l'expérience mais toujours la
présuppose. Aussi la parole mystique devient louange et célébration, invitation
au silence de la rencontre amoureuse de Dieu.
Que cette parole soit difficile et périlleuse pour le
croyant, qu'elle soit compromettante pour Dieu lui-même, oblige cette parole à
la plus haute rigueur. La parole mystique ne saurait être approximative ou
hasardeuse et même si elle se présente comme une parole de commençant ou de
commencement, elle refuse de dire n'importe quoi. Aussi n'est-elle jamais, comme
on le croit souvent, une parole ivre ou délirante : elle prétend être une vraie
parole qui est une parole vraie.
Cette vérité de la parole mystique, qui se manifeste jusque
dans ses hésitations, s'appuie sur l'expérience qu'elle revendique, sur la
subjectivité la plus incommunicable. C'est là encore un des paradoxes de
l'expérience mystique. On peut, d'un haussement d'épaule, récuser la validité de
cette expérience. Mais celle-ci se donne comme expérience de Dieu. Elle apparaît
alors animée de la plus invraisemblable prétention : elle présente sa
subjectivité même comme espace d'une révélation du Dieu caché, ce Dieu qui se
révèle comme la vérité même. Aussi ne suffit-il pas de renvoyer l'expérience
mystique à elle-même en disant qu'elle s'autorise elle-même et qu'ainsi elle
échappe à tout jugement. Car c'est la parole mystique elle-même qui en appelle
au jugement de Dieu, elle s'énonce en avançant les signes qui en font une
expérience de Dieu.
En effet, la parole mystique, lui apparaît comme la plus
subjective de toutes les paroles, se confesse comme une parole « nouvelle » de
Dieu, une parole de l'Esprit. Comme le fait remarquer M. de Certeau, la parole
mystique naît d'une triple obscurité expérimentée par le croyant. La création,
déchiffrée par la science, n'apparaît plus comme une parole évidente de Dieu. Le
texte de l'Écriture, livré à l'exégèse, manifeste des obscurités qui en rendent
la lecture difficile et souvent hasardeuse. Enfin, la tradition ecclésiale, dont
on sait aujourd'hui faire une lecture idéologique qui la révèle comme un conflit
de pouvoirs réels et contradictoires, n'est plus l'espace privilégié de l'écoute
de cette parole de Dieu. On peut dire que la parole de Dieu est exilée du monde
des hommes. Aussi le croyant mystique entreprend de dépasser cette triple
obscurité en ouvrant, au cœur de la subjectivité adorante, l'espace pour une
parole neuve qui serait l'actuelle parole de l'Esprit. Dans le silence des voix
habituelles, l'Esprit se met à parler en autorisant une parole inédite, qui est
désormais investie de l'annonce de la parole de Dieu.
II
LA QUESTION DE LA VÉRITÉ
DE L'EXPÉRIENCE MYSTIQUE
1. Le discours sur la mystique un discours inutile ou impossible
Cette parole inédite de l'expérience mystique, parole qui
s'élabore dans une sorte de défi à la parole commune, peut-elle être entendue et
comprise d'une manière critique ? Si le croyant mystique vit dans l'évidence de
la vérité de la parole dont il a la responsabilité d'annonce, il n'en va
certainement pas de même pour celui qui reçoit cette annonce. Celui-ci n'est pas
engagé dans le même voyage et, avant de se mettre en route, il demande à étudier
l'itinéraire du voyage projeté. Bien sûr, il peut, pour des raisons qui sont les
siennes, se laisser séduire par le discours mystique qui entretient en chacun de
nous de secrètes connivences. Mais cet auditeur peut aussi « demander à voir »
avant d'aller voir.
Or, cet examen critique apparaît toujours par avance
disqualifié par le mystique lui-même. Le discours critique, qui par définition
renonce à être mystique pour être seulement critique, s'élabore en se présentant
comme accrédité par autre chose que l'expérience mystique. Il peut s'agir de la
raison théologique ou philosophique, de l'analyse psychologique, ou encore du
discours institutionnel des autorités en charge de la communauté. Par avance, ce
discours apparaît donc voué à l'ignorance de l'objet dont il parle, c'est un
discours venu de l'extérieur, un discours étranger d'un étranger. Aussi, à
supposer que ce discours soit non seulement possible, mais valide, son problème
essentiel est dans ce qui l'accrédite. Si on veut que ce discours soit reconnu
comme discours valide, il faut qu'il s'élabore à partir d'une instance critique
qui soit admise à la fois par celui qui tient ce discours et par le mystique
lui-même. Dans le christianisme, cette instance critique ne peut être que Christ
annoncé dans son Évangile comme révélation totale et définitive de Dieu. Même si
l'élaboration d'un tel critère présente bien des difficultés et des obscurités,
on doit admettre que la question de la vérité chrétienne de l'expérience
mystique doit être posée de la manière suivante : le Dieu dont parle le mystique
dans son expérience est-il le Dieu révélé comme Père en Jésus Christ ?
A cette difficulté déjà considérable du discours critique,
s'en ajoute une autre d'ordre psychologique. Le discours mystique entreprend de
décrire une expérience. Il n'est donc pas un discours spéculatif énonçant des
thèses ou des vérités organisées en un corpus ou système, même si souvent il se
présente comme tel. C’est avant tout un discours narratif qui raconte une
histoire, et il est plus près du discours littéraire ou poétique que du discours
philosophique ou théologique. Ce discours est en fait le récit d'un voyage et
d'un voyageur qui nous raconte son « mal du pays », en décrivant un pays qui est
le nôtre et que pourtant nous ne connaissons pas. Aussi ce récit fait en une
langue qui nous est étrangère a-t-il besoin d'être traduit pour nous qui ne
sommes pas (encore) mystiques. On connaît l'effort de traduction considérable
effectué par des auteurs mystiques comme Maître Eckart ou saint Jean de la
Croix. Mais, dans ce domaine plus qu'ailleurs, toute traduction est un peu une
trahison, et l'examen critique risque toujours d'achopper sur des problèmes de
traduction sans atteindre la réalité vécue dans l'expérience mystique elle-même,
comme le montrent les démêlés du même Maître Eckart avec les autorités
théologiques de son temps. Et cet examen critique est encore rendu plus
difficile du fait que chacun de nous entretient de secrètes connivences avec le
discours mystique auquel nous sommes d'une certaine manière partie prenante,
comme compromis par lui. Nous ne sommes pas (encore) mystiques, mais le discours
mystique, d'une certaine manière, parle de nous, il nous raconte et nous remet
en question, il nous arrange et nous dérange. Et chacun sait la difficulté qu'il
y a à se remettre soi-même en question.
2. L'exigence critique
Toutes ces difficultés évoquées ne font que souligner
l'urgence difficile et un peu douloureuse de l'exigence critique vis-à-vis de
l'expérience mystique chrétienne. Si je parle ici de difficulté et de douleur,
c'est parce que je pense que la question sur l'expérience mystique et son
discernement, comme d'ailleurs la revendication hautement affichée de cette
expérience, n'apparaissent qu'en périodes de crise. J'aurais presque envie de
dire qu'il n'y a pas de mystique et de théologie mystique heureuses. Lorsque
l'existence chrétienne s'épanouit dans le bonheur d'être — si cela est possible
—, elle n'éprouve pas le besoin de se dire mystique et il n'est pas besoin
d'examen critique pour démontrer qu'elle est ce qu'elle annonce et confesse. En
deçà et au-delà de tout discours, elle est ce qu'elle est, l'existence
évangélique d'un homme devant Dieu. Il suffit pour s'en convaincre d'examiner la
vie de la plupart des grands croyants.
S'il y a une question sur l'expérience mystique, c'est parce
qu'il y a d'abord, non pas une ou des expériences mystiques, mais une
revendication mystique. Ce que j'appelle « revendication mystique » ne renvoie
pas d'abord à ce qu'on nomme quelquefois aujourd'hui le renouveau religieux et à
ce goût, qui est parfois une mode, pour les mystiques de toutes sortes, surtout
orientales. Lorsqu'on regarde l'histoire chrétienne, ce désir d'expériences
spirituelles nouvelles n'apparaît ni bien nouveau, ni significatif, tant la
tradition chrétienne apparaît animée par de telles expériences. Ce qui, en
revanche, est lourd de signification, c'est qu'aujourd'hui ces expériences,
d'une manière généralisée, affichent et revendiquent leur vérité en dehors et
contre les institutions religieuses, quelles qu'elles soient. Ce fait semble, en
christianisme du moins, devoir être interprété comme une crise d'identité vécue
par les croyants dans leurs Églises. Le contexte institutionnel ayant
radicalement changé, le croyant ne sait plus qui il est, il ne se reconnaît
plus, et dans les Églises encore moins qu'ailleurs. Les lieux de la parole de
Dieu sont devenus archaïques et le chrétien est devenu comme orphelin de cette
Parole. Il serait ici trop long d'analyser comment s'est opérée cette perte
d'identité. Les textes sacrés sont devenus de plus en plus difficiles à lire,
tant l'exégèse en a révélé la complexité. Les institutions religieuses ont été
dévoilées par les sciences humaines comme des lieux de pouvoirs et de conflits.
Et les théologies ont été analysées comme autant de discours idéologiques. Alors
les croyants se sont trouvés engagés, non pas dans un renouveau, mais dans un
effort de reconnaissance qui les conduit à tout essayer pour être enfin
eux-mêmes. Il n'y a plus de rapport absolu avec l'absolu, et toutes les vérités
relatives apparaissent bonnes à confesser et à vivre, souvent à titre
provisoire, parfois et contradictoirement dans une grande intolérance. Au lieu
de lire et d'écouter la parole de Dieu, le croyant se donne alors pour tâche de
l'énoncer lui-même et d'annoncer ce qu'il croit. Ainsi naît ce que j'appelle ici
la revendication mystique. Il est important de souligner ce qu'il y a de positif
dans une telle revendication. Chaque croyant est appelé à une autre posture dans
la foi et la réflexion sur la foi. C'est un peu comme si, dans l'obligation de
renoncer à la possession heureuse des vérités de foi, chaque croyant devenu
adulte se voyait confier la tâche de produire lui-même, à l'usage des hommes de
ce temps, les vérités proposées dans la parole que Dieu leur adresse. Pour la
première fois peut-être, les chrétiens, dans leur grande majorité et dans leurs
communautés, sont appelés non seulement à l'expérience de la foi, mais dans
cette expérience, à l'intelligence de la foi, à la production libre et critique
de la vérité de leur foi. Les certitudes de foi cessent d'être évidentes et ce
sont, au contraire, les vérités mondaines qui le sont devenues. La foi, qui
était jusqu'à une date récente un bastion inexpugnable, cesse d'être un lieu,
une place ou un état, pour devenir un chemin, une voie de transit pour la parole
de Dieu dans son exode parmi les hommes. Alors la foi doit entreprendre
d'investir tous les lieux des pratiques et des savoirs humains, tous les lieux
de l’existence humaine. En ces lieux, la foi ouvre des espaces nouveaux, des
espaces de gratuité. La foi introduit donc une fragilité, comme une blessure ou
un doute en ces lieux humains, en annonçant que là où tout a été dit et où
l'homme a entrepris de tout dire, il y a encore quelque chose à dire qui a déjà
été dit, mais qui n'a pas encore été entendu, une parole venue de Dieu.
Si donc on veut bien recevoir et analyser avec bienveillance
ces nouvelles pratiques, plus ou moins sauvages, qui surgissent un peu partout,
dans les Églises ou hors d'elles, on verra que ces pratiques sont porteuses
d'une promesse de renouveau et de vie. A condition cependant que ces pratiques
ne soient pas la pure expression de subjectivités plus ou moins délirantes. Et
c'est bien ici qu'apparaît l'exigence critique ou, pour parler plus simplement,
la nécessité de la théologie. Ces pratiques, en effet, en refusant plus ou moins
les institutions et en s'autorisant elles-mêmes, risquent bien de n'annoncer
qu'elles-mêmes. En se donnant comme expérience d'un Dieu que nul n'a jamais vu,
elles peuvent facilement devenir la proie des illusions et des mirages de la
subjectivité. Et le Dieu qu'elles annoncent peut n'être qu'une Idole du moi.
Aussi, quand de telles expériences se confessent chrétiennes, elles doivent
consentir à affronter l'objectivité et l'altérité de la parole de Dieu adressée
à la communauté des croyants. Car, en christianisme, Dieu ne parle pas d'abord
dans le secret du cœur de l'homme. Et lorsqu'il y parle, comme le souligne saint
Jean de la Croix dans la Montée du Carmel, ce n'est pas pour dire autre chose
que dans la parole, adressée à son peuple. Cette parole est consignée dans les
Écritures et réalisée en Christ. Aussi ne peut-il y avoir autre chose de plus
dans l'expérience mystique que ce qui est déjà donné en Christ. L'expérience
mystique chrétienne, lorsqu'elle entreprend de se raconter, en appelle donc
toujours à une parole qui l'autorise, la parole du Dieu qui se révèle en
plénitude en Christ.
III
L'EXPÉRIENCE « AUTORISÉE »
1. La tentation de l'immédiateté
Lorsque je parle d'un discours ou d'une expérience mystiques
« autorisés », il importe de ne pas se méprendre sur le sens du mot « autorisé
». Il ne s'agit en aucune manière d'une quelconque autorité, même chrétienne,
qui par avance fixerait les cadres de l'expérience mystique pour qu'elle puisse
être dite chrétienne. Lorsque je parle ici d'autorité et d'autorisation, je veux
dire que l'expérience mystique, lorsqu'elle se met à parler et à annoncer le
Dieu qui se révèle en elle, a aussi pour tâche, si elle veut se manifester dans
toute sa vérité, de dire ce qui est sa source, l'événement qui la fait naître et
l'espace dans lequel elle se déploie. En bref, sa vérité est de manifester le
Dieu dont elle est la trace, qui l'autorise et l'authentifie. Si cette
expérience s'autorise elle-même en refusant l'altérité de celui dont elle parle,
alors elle risque bien de ne parler que d'elle-même et de la subjectivité qui la
porte.
Car, dans l'existence chrétienne, ce qu'on appelle
l'expérience mystique apparaît d'abord comme une tentation, la tentation de
l'immédiateté de Dieu. En elle le croyant s'engage dans un processus apparemment
contradictoire : en manque de son Dieu, il en appelle, au-delà du manque
lui-même, à la plénitude d'une Présence gratuitement et surabondamment donnée.
Le croyant risque bien alors d'annexer Dieu, de le posséder et de le manipuler
pour en jouir. Le manque alors se révèle sans manque, dans une sorte de
plénitude illusoire. L'expérience s'enferme ainsi dans une circularité
définitive et d'autant plus incontestable que Dieu y est enfermé. Aussi
l'expérience mystique est ce qu'elle annonce, mais elle annonce ce qu'elle est.
Elle devient un enfermement dans l'autosuffisance et la solitude, elle n'a plus
d'en dehors, elle n'a plus d'autre.
C'est sans aucun doute dans cette présence de l'autre au plus
intime de l'expérience mystique qu'il faut chercher la règle de l'expérience
mystique chrétienne. Quel est l'autre manquant dévoilé dans l'expérience
mystique et cet autre est-il celui révélé dans la croix de Christ ?
On aperçoit la gravité et l'importance de la question de la
règle de l'expérience mystique. Il ne s'agit pas seulement de l'examen d'un
discours et de sa cohérence, discours que le mystique lui-même disqualifie par
avance en l'annonçant comme polysémique, métaphorique et inadéquat. Il ne s'agit
pas seulement de rejoindre et décrire une expérience qui, en elle-même, reste
ineffable et incommunicable. Il s'agit encore moins, dans le cadre d'une
institution donnée, de discipliner une subjectivité errante, en l'intégrant dans
les normes institutionnelles. Ces intentions, plus ou moins avouées, peuvent
être légitimes mais restent superficielles. L'enjeu de la question est, en
christianisme, beaucoup plus grave. Il s'agit du risque le plus grave pour
l'Évangile, du risque couru par Dieu lui-même en tant qu'il apparaît comme
engagé et compromis dans l'expérience subjective la plus haute. Toute expérience
mystique est habitée par le risque de l'idole, le risque d'un dieu manquant et
manqué.
Aussi le discernement de l'expérience mystique consiste bien
à l'interroger sur son autre manquant. Il s'agit, au cœur de l'expérience la
plus profonde, de rappeler le croyant à un principe de réalité, ce principe qui
fonde l'objectivité de l'existence chrétienne individuelle et communautaire, et
qui lui interdit aussi bien les mirages de la vie intérieure que les illusions
d'une réalisation du royaume de Dieu dans l'histoire.
2. L'altérité du visage de Dieu
L'expérience mystique ne peut donc se confesser chrétienne
que si elle se soumet à la vérification de la norme fondatrice et critique de la
foi chrétienne. Cela n'est possible que si, par avance, elle renonce au désir
d'immédiateté de Dieu dont elle rêve et assume la catégorie de la médiation. En
parlant de médiation, je veux dire que la voie d'éminence ou de participation,
privilégiée par l'expérience mystique et qui l'apparente souvent à l'hénologie
plotinienne, doit en permanence être corrigée et comme rectifiée, par
l'affirmation au cœur de l'expérience d'une altérité irréductible dont la
subjectivité ne saurait rendre compte. Ce principe d'altérité empêche
l'expérience mystique de se déployer dans l'absolue positivité d'un désir comblé
et réalisé. En assumant lucidement son échec réel à posséder Dieu toujours
« plus grand », le désir assume la négativité de toute expérience humaine de
Dieu et il est appelé à une véritable conversion qui est une vraie mort : le
désir devient un « désir sans désir ». Les Écritures rappellent sans cesse que
nul ne saurait voir Dieu sans mourir et le désir mystique, pour « voir Dieu »,
doit toujours consentir à l'obscurité de la croix de Christ.
Eu égard à l'expérience chrétienne, ces remarques risquent de
paraître trop abstraites et il importe de les préciser.
L'expérience mystique, qu'elle se dise avec les mots de la
plus haute sagesse ou ceux de la « docte ignorance », apparaît toujours comme la
mise en œuvre du désir eschatologique de voir Dieu. Et lorsque cette expérience
se confesse comme chrétienne, elle est appelée à renoncer à l'eschatologie
réalisée pour consentir à l'histoire et à l'obscurité de l'histoire. Si elle ne
le fait pas, elle cesse d'être Chrétienne et annonce sa propre fin dans un
millénarisme toujours douteux.
Dès lors, que signifie consentir à l'histoire ? Pour bien
comprendre l’originalité de l'expérience mystique chrétienne, il me semble qu’il
faut en souligner trois caractères.
l. L'expérience mystique chrétienne suppose que le
croyant qui « expérimente » Dieu existe préalablement dans l'écoute d'une
parole. C'est une autre manière de dire que cette expérience ne saurait
prétendre dépasser la foi et se passer d'elle. La foi est l'espace dans lequel
se déploie toute expérience chrétienne, fût-elle mystique. Et la parole écoutée
et reçue dans la foi fait que le croyant devient capable d'inventer à son tour
une parole répondant à la parole qui lui est adressée et d'initier une pratique
nouvelle réalisant cette parole. L'expérience mystique, si elle s'obstine à voir
en refusant et en cessant de croire, cesse d'entendre la parole et n'écoute plus
qu'elle-même. Cela ne serait pas d'une grande importance si, ce faisant, elle
n'abandonnait le monde à sa violence et à sa misère. Le mystique chrétien,
lorsqu'il se tient dans la foi, n'est donc pas un voyant ou un visionnaire, il
est un « entendant ». Il ne voit rien, mais il écoute, et ce qu'il entend
transforme toute son existence et le monde dans lequel il vit.
2. Il faut davantage préciser, car le croyant,
lorsqu'il consent à l'écoute de la parole de Dieu, risque bien de se faire des
illusions. Rien, en effet, ne garantit que la parole écoutée soit celle de Dieu
et non celle d'une subjectivité délirante. Aussi, en christianisme, la parole de
Dieu se manifeste toujours comme une parole étrangère qui dépossède le croyant
de sa vie et dont il devient l'obligé. C'est ce qu'on appelle la grâce, la
catégorie fondatrice de l'existence chrétienne : l'existence humaine, qui a les
raisons et le sens qu'elle se donne, est appelée, pour devenir chrétienne, à
devenir étrangère à elle-même, hors de ses raisons d'être, pour exister dans la
gratuité d'un don. Et s'il est vrai que, pour le chrétien, la parole de Dieu est
achevée en Jésus Christ, alors l'expérience mystique, comme toute existence
chrétienne, est appelée à exister de l'existence étrangère de Jésus « qui n'a
pas revendiqué le rang qui l'égalait à Dieu, mais s'est anéanti, prenant la
condition de serviteur et devenant semblable aux hommes »
.
Et le serviteur Jésus ira jusqu'à la mort sur une croix. Aussi l'expérience
mystique est-elle appelée à cette « gloire de la croix ». Elle ne peut témoigner
de la présence de Dieu qu'en se désappropriant d'elle-même. Alors, en s'ignorant
elle-même et en abandonnant les faux savoirs humains, elle entre dans la «
sagesse » de Christ.
3. Si le croyant mystique consent à entrer dans
l'obscurité de cet abaissement, s'il consent, comme le demande Maître Eckart,
non seulement à être pauvre, mais encore à être pauvre de sa pauvreté même,
alors il renonce effectivement à l'immédiateté de Dieu dont son expérience lui
donne l'illusion, il est appelé à oublier les états toujours fragiles d'une
subjectivité blessée. Il entre dans l'histoire, et cette histoire l'oblige aux
médiations qui instaurent dans le monde la présence d'un Dieu absent. D'une
certaine manière, la mystique chrétienne est toujours eucharistique, investie
d'une sacramentalité qui l'oblige à la réalisation du Royaume qui vient dans le
travail pour la justice.
Mais le geste de Christ dans sa mort et sa résurrection
indique une voie encore plus précise pour l'expérience mystique chrétienne. En
effet, dans cette obligation à l'histoire et à la justice, le désir mystique ne
rencontre plus un Dieu qui se nomme l'Absolu, le Tout Autre ou l'Inaccessible.
Il rencontre un Dieu qui est toujours au-delà, « plus grand », au cœur même de
notre vie. Les Écritures du Testament Nouveau indiquent que, pour nous, Dieu est
identifiable comme Père en son Fils Jésus qu'il donne et qu'il abandonne. A son
tour, Jésus se donne dans la mort de la croix, en abandonnant sa vie, et c'est
dans cet abandon que saint Jean voit le lieu de manifestation de la gloire de
Dieu. La transcendance de Dieu est donc une transcendance d'abandon et une
transcendance d'échange. Et les Écritures nouvelles, avec une redoutable
logique, nous invitent à reconnaître Dieu, et à le rencontrer, dans l'abandon,
dans tous ceux qui sont abandonnés, « le pauvre, la veuve et l'orphelin ». C'est
ici que l'expérience mystique, qui revendique la plus haute intériorité (Dieu
intimior intimo meo...) est obligée à la plus grande extériorité, la plus
grande altérité. Le Dieu qu'elle éprouve dans la plus profonde intériorité
l'assigne à la rencontre d'autrui, l'oblige à se rapprocher de l'autre pour en
faire un prochain. Là, dans le visage d'autrui, est reconnu le seul visage de
Dieu. Le Dieu saint et transcendant ne peut être rencontré que si l'autre homme
est accueilli dans la proximité du prochain. Là seulement, Dieu s'expose en
appelant à la responsabilité éthique. L'expérience mystique ne saurait donc se
refermer sur elle-même. Elle ne peut même pas se présenter comme la plus haute
expérience ou la plus haute perfection de l'existence chrétienne. Comme toute
expérience chrétienne, elle est interpellée par cette parole discrète et
silencieuse qui parle dans le visage d'autrui. Appelée à cette transcendance
d'abandon et d'humilité, elle peut alors reconnaître le visage de Dieu qui vient
la visiter.
3. L'expérience mystique et la communauté des croyants
Ce qui donc « autorise » définitivement l'expérience mystique
chrétienne est cette transcendance de Dieu reconnue dans le visage d'autrui.
Cette extériorité peut apparaître insupportable à l'expérience mystique qui
apparaît ainsi relativisée et référée à une altérité qu'elle vise à supprimer
(sans compter que cette expérience est appelée ainsi à une autre conception de
la transcendance de Dieu que celle de l'Absolu et du Tout Autre). Mais il semble
bien que cette obligation à l'éthique dans la reconnaissance d'autrui est, en
christianisme, la condition nécessaire à la disqualification de toutes les
idoles de Dieu.
Mais l'expérience mystique est appelée à une humilité plus
grande encore. Elle est obligée à une autre extériorité, qui apparaît comme la
garantie de cette première extériorité de Dieu visitant le visage d'autrui. Je
veux ici parler de cette extériorité représentée par la communauté des croyants,
l'Église.
Lorsque Dieu se révèle, il propose à un peuple de devenir son
peuple, le peuple de Dieu, dans une alliance d'amitié. Et si Dieu parle à un
homme, c'est toujours pour lui proposer une parole au service de son peuple. La
foi chrétienne, qui emprunte le chemin des Écritures, témoigne de l'avènement
historique de la parole de Dieu dans le peuple d'Israël. Et Israël d'abord, puis
la communauté chrétienne, ont été institués gardiens de ce chemin des Écritures.
Bien sûr, Dieu parle à qui il veut et quand il veut et sa parole peut bien
emprunter les chemins des subjectivités croyantes. Ces révélations particulières
sont infiniment respectables, mais elles sont et restent particulières. Si elles
entreprennent de se dire et de se confesser comme chrétiennes, alors elles
consentent à affronter la norme des Écritures. Et cette norme est gardée et
constamment vérifiée dans la tradition de la communauté chrétienne, avec toutes
les espérances et les exigences, mais aussi les imperfections et les fautes,
dont cette communauté est porteuse à un moment donné de son histoire.
L'expérience, mystique chrétienne entretient donc une
relation obligée à l'Église des croyants. On peut bien voir dans cette relation
imposée une volonté de contrôle de la part. d'une institution qui perçoit
l'expérience mystique individuelle (mais pas seulement elle !) comme dangereuse
pour l'ordre institutionnel ou pour le corpus de vérités dont elle assume
l'annonce. On sait bien que l'Église, comme n'importe quelle institution,
secrète une certaine forme d'intolérance en ayant de la peine à admettre toute
forme d'expérience qui ne serait pas apprivoisée et normalisée.
Ces analyses peuvent être exactes, dans de nombreuses
situations. Elles manifestent seulement que l'Église n'est pas encore tout à
fait l'Église de Christ, une communauté d'hommes et de femmes libérés de la
violence du monde par l'Esprit de Christ. Aussi il me semble que cette référence
obligée de toute expérience chrétienne, y compris mystique, à l'autorité de
l'Église, a une signification beaucoup plus profonde. Il s'agit, pour la
communauté des croyants, de confesser qu'en Jésus de Nazareth est réalisée la
plénitude de la révélation de Dieu, révélation dont la communauté est gardienne
et qu'elle célèbre dans l'Eucharistie. Cela implique forcément que tout homme
rencontré par Dieu, où qu'il soit, quelles que soient sa situation et son
expérience particulières, vit tout ce qu'il vit dans l'espace ouvert par cette
révélation de Dieu en Jésus Christ. La communauté chrétienne ne s'arroge donc
pas le droit de juger l'expérience mystique. C'est cette expérience, en se
revendiquant comme expérience chrétienne, qui se place dans l'espace de la
révélation chrétienne et est jugée par elle. La communauté ne fait que constater
la place de cette expérience, elle en atteste l'authenticité et l'autorité par
rapport à une parole lue et entendue dans la tradition ecclésiale.
Ceci dit, on peut préciser le rôle exact de cette autorité
ecclésiale. Dans toutes les traditions religieuses, l'expérience mystique
rencontre des « autorités » qui l'authentifient ou la disqualifient. Il me
semble cependant que la communauté chrétienne joue un rôle original par rapport
à l'expérience mystique, précisément à cause de la conception particulière
qu'elle se fait de la révélation de Dieu. La fonction essentielle de l'autorité
ecclésiale par rapport à l'expérience mystique me semble être d'accueillir cette
expérience en lui demandant de ne pas se refermer sur elle-même en se
considérant comme l'absolu de toute expérience, en devenant exclusive des autres
expériences de vie chrétienne. Le manque de Dieu « plus grand », attesté si
fortement dans l'expérience mystique, ne saurait être comblé par une seule
expérience ou un seul type d'expérience. Ce manque appelle au contraire la
multiplicité et la richesse de toutes les expériences, celles du passé, du
présent et de l'avenir. L'autorité oblige donc l'expérience mystique à la
fraternité, à l'hospitalité de l'autre. En se faisant gardienne de la nécessaire
pluralité, l'autorité se révèle comme garante de la seule unité possible, celle
de l'amour, qui non seulement refuse l'identité, mais exige et maintient
l'altérité. Aussi le rôle de l'autorité apparaît comme plus important qu'on ne
l'imagine. En appelant l'expérience mystique à la fraternité et à l'hospitalité,
l'autorité permet à cette expérience de se dévoiler telle qu'elle est, une
expérience unique et indicible de la rencontre de Dieu de Jésus Christ. Cette
expérience, loin d'apparaître comme autorisée par l'Église, dévoile Celui qui
l'autorise, Celui qui anime et informe la liberté dont elle est l'expression la
plus haute. Et l'autorité, loin de limiter cette expérience en l'encadrant, est
au contraire ce qui permet au possible de devenir réel, à l'incommunicable de se
communiquer. Ainsi l'autorité ouvre à cette expérience un avenir réel, en lui
permettant d'aller au-delà de ce qui a été expérimenté de Dieu toujours « plus
grand ». L'expérience mystique cesse alors d'être à elle-même sa propre vérité
et sa propre vérification, en dévoilant la vérité de l'autorité qui la fonde et
en est la source. Et si cela n'arrive pas, c'est que l'expérience ne peut se
confesser comme chrétienne ou que l'autorité qui l'autorise n'est plus elle-même
chrétienne.
On pourrait donc dire que l'autorité a pour rôle essentiel de
souligner, dans l'expérience mystique, ce dont elle est toujours manquante, ce
« sans quoi » elle ne saurait se dire mystique. Cette expérience est une
authentique expérience de Dieu si elle manifeste encore et toujours que Dieu lui
manque et que pourtant Dieu est ce sans quoi cette expérience ne saurait exister
et le croyant ne saurait vivre. Et l'autorité a pour fonction d'empêcher
l'expérience mystique de se vivre dans une positivité heureuse, comme si elle
était la vision de Dieu. Aussi l'autorité révèle que l'expérience mystique est
toujours une expérience blessée, tendue vers Celui qui la fait exister et qui
toujours lui manque. C'est l'expérience de ce croyant qui, au plus profond de sa
vie, sait qu'il ne saurait vivre sans ce Dieu qui toujours manque.
Conclusion
Si ces analyses sont exactes, on pourrait en conclure que
l'expérience mystique, quelles qu'en soient les expressions originales dans les
subjectivités croyantes, est la perfection de l'existence chrétienne. Aussi elle
ne saurait se donner comme l'expression la plus haute du désir de l'absolu, qui
est toujours un désir de soi et de l'idole de soi. Elle est une conversion de ce
désir, qui est un renoncement au désir lui-même. Loin donc d'être l'apothéose de
la vie intérieure ou de l'intériorité, elle est au contraire comme une « exterritorialisation »
de l'existence croyante : l'homme cesse d'exister devant soi et son désir,
devant le monde et les idoles du monde, pour exister devant Dieu. Le chrétien
n'entre en communion avec Dieu, ni dans le désir de se perdre en lui, ni dans le
désir de se retrouver et réaliser en lui. C'est dans l'oubli de soi né du pardon
de Dieu, dans le silence d'Abraham sur la route du mont Morija pour y sacrifier
Isaac, dans la danse de François d'Assise inventant tous les chants du monde,
que le croyant rencontre son Dieu, en abandonnant la subjectivité à son
mouvement propre, multiple et contradictoire. Le croyant est maintenu dans la
foi et c'est là que Dieu vient le rencontrer. Et Dieu ne le rencontre pas parce
qu'il a de hautes pensées ou des « états d'âme », mais parce qu'il refuse
d'entrer dans l'ordre du monde, en vivant une solidarité active avec celui qui,
mendiant ou apatride, n'a pas où reposer sa tête. Dieu est dans cette alliance
avec l'homme humilié, qui dérange absolument. La transcendance de Dieu ne se
donne donc pas dans un absolu de la vie ou de la pensée, elle se recueille dans
le geste qui me fait exister pour l'autre. Tout le reste est encore et toujours
insuffisance de transcendance.
Ainsi Dieu signifie sa présence dans ce qui n'est pas elle,
l'humanité humiliée de Jésus et de l'autre homme. Et, écrit Maître Eckart,
« même si cela s'appelle une ignorance, cette ignorance te conduit et te tire
hors de toute chose connue et hors de toi-même ». De cette ignorance et de cette
humilité où se tient toute existence chrétienne, l'expérience mystique est le
plus haut témoignage. Alors peuvent naître, toujours provisoires et toujours
fragiles, ces instants de bonheur que se plaît à décrire la littérature
mystique. Ces instants, qui aspirent à devenir des états, sont toujours
aléatoires et furtifs, comme le bonheur lui-même, ils apparaissent toujours
comme donnés « par dessus le marché » et ils sont comme le poème qui couronne la
langue de splendeur. Mais toujours ils renvoient à la parole commune qui assigne
au travail pour la justice.
Dans l'expérience mystique, le croyant expérimente donc son
infinie pauvreté. Dieu vient à lui, et il veut se perdre en lui, et Dieu le
renvoie toujours à l'autre homme. Aussi l'expérience mystique est-elle toujours
un sacrifice. Le croyant y apprend à renoncer à sa pauvreté elle-même, en
acceptant de n'être que ce qu'il est, dans la fulgurance de la présence de Dieu.
Dans ce dépouillement et cette humilité, dans ce silence de n'être rien et de
n'avoir rien à donner, le croyant existe alors seulement dans l'accueil
émerveillé de Dieu toujours « plus grand ». L'expérience mystique n'est que ce
dépouillement d'être dans la présence de Celui qui, seul, donne d'être.
Alors se lèvent en nos vies les aubes de la louange et de la
prière qui célèbrent la beauté de Dieu et aussi notre impuissance à célébrer.
Alors nous aimons l'Aimé et nous l'aimons aussi avec ce qui en nous ne l'aime
pas
.


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