LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

LA RÈGLE CHRÉTIENNE
DE L'EXPÉRIENCE MYSTIQUE

Yves CATTIN
professeur agrégé de philosophie

CONCILIUM – N° 254/1994


L’auteur

Yves Cattin est professeur agrégé de philosophie et il enseigne à Clermont-Fer-rand. Il a publié de nombreuses études de philosophie médiévale ou de philosophie religieuse. Sur le thème particulier qui est développé dans le présent article, il a publié : « Splendeur de Dieu et célébration », in Collectanea Cisterciensia, Tome 49/3, 1987, 193-200 ; « Exister devant Dieu », in Collectanea Cisterciensia, Tome 50/1, 1988, 94-111 ; « Vivre en Christ. Essai sur la prière comme mode d'exister devant Dieu », in Collectanea Cisterciensia, Tome 51/1, 1989, 3-26 ; « L'amour exilé. Saint Anselme et saint Bernard », in Collectanea Cisterciensia, Tome 52/3 et 4, 171-190 et 257-283 ; « La métaphore de Dieu », in Concilium 242, 1992, 77-94 ; « Le poème impossible », Lumière et Vie, Tome XLI-1, 207, mai 1992, 5-19; Court Traité de l'existence chrétienne, Le Cerf, Paris, 1992.

La règle chrétienne
de l’expérience mystique

Le titre de cet essai est doublement provocateur, car on ne saurait parler de règle à propos d'une expérience qui se présente d'emblée comme échappant à toute règle. Et l'expérience mystique — com-me toute expérience subjective, peut-être — ne saurait se soumettre à une règle. En tant qu'expérience, elle ne reconnaît que la règle de la liberté qui l'institue et l'anime, même si, par ailleurs, et de l'extérieur, elle est jugée, approuvée ou condamnée au nom de valeurs qui prétendent s'imposer à elle. D'autre part, en tant que cette expérience s'annonce comme mystique, elle a Dieu pour objet. Ou peut-être vaudrait-il mieux dire que Dieu en est le sujet et qu'il prend le croyant comme objet. Et à ce titre, cette expérience échappe à toute mesure, puisqu'elle a pour objet celui qui est sans commune mesure.

Cependant, le problème de la règle de l'expérience mystique apparaît lorsque le mystique se met à parler et entreprend de communiquer son expérience. En faisant cela, il engage son expérience dans une première extériorité en acceptant de la soumettre aux règles du langage, aux règles de la grammaire et de la syntaxe de nos langues communes, et plus généralement aux règles de la communication. Même si le mystique s'efforce de travailler la langue pour lui faire dire ce qu'elle ne parvient pas à dire, il consent en fin de compte à soumettre son expérience aux règles de la communauté linguistique. S'il n'y consent pas, le mystique se condamne au silence. Dans ce silence, son expérience cesse bien alors d'être problématique, elle échappe à tout jugement et aucune critique ne saurait l'atteindre. Si, au contraire, le mystique commence à parler, alors il consent par avance à soumettre son expérience aux règles du langage commun.

Si, en se communiquant, cette expérience se confesse comme expérience chrétienne, elle doit alors consentir à affronter une seconde extériorité, plus redoutable sans doute que l'extériorité de la langue. En s'annonçant et en s'énonçant comme une expérience de Dieu, l'expérience mystique revendique une vérité qui est celle de Dieu lui-même. Et souvent, involontairement oublieuse des conditions historiques et psychologiques qui l'ont fait naître, cette expérience se donne d'une certaine manière comme une parole nouvelle de Dieu. Alors, sans qu'elle en ait toujours une claire conscience, l'expérience mystique se voit dans l'obligation de se mesurer à la parole de Dieu dont la communauté chrétienne, depuis ses origines, a été instituée gardienne. Pour cette communauté, le Dieu qui se révèle dans la parole des Écritures ne dit pas n'importe quoi et on ne saurait lui faire dire n'importe quoi. Aussi toute expérience mystique qui se confesse chrétienne est-elle appelée à être soumise aux exigences d'orthodoxie et d'orthopraxie de la communauté chrétienne.

Il y a donc un paradoxe de l'expérience mystique. En tant qu'expérience, elle s'affirme à la fois ineffable et incontestable. Elle ne saurait être mise en question, mais elle est vouée au silence. En revanche, si cette expérience entreprend de parler du Dieu qui la visite, elle en appelle, au cœur même de la subjectivité la plus profonde, à une vérité et à une objectivité qui sont celles de Dieu lui-même. Elle apparaît dans l'espace du langage et doit consentir à affronter une double altérité, celle des règles du langage qui la met en mots (règles qui sont à la fois grammaticales et éthiques) et celle de la parole de Dieu entendue et mise en œuvre dans la communauté des croyants.

Il apparaît donc nécessaire de décrire ce paradoxe de l'expérience mystique chrétienne et de tenter de formuler les règles auxquelles, par avance, cette expérience se soumet, règles qui lui permettent de se confesser comme une expérience chrétienne. Il ne s'agit pas seulement ici d'une étude technique, car l'enjeu du débat apparaît de la plus haute importance. Au-delà de la vérité de l’expérience mystique elle-même, il y va de la cohérence et de la cohésion de la communauté chrétienne. Il y va surtout de l’avenir de la parole de Dieu dans l'histoire des hommes.

I

LE PARADOXE DE L'EXPÉRIENCE MYSTIQUE

1. Le voyage

Lorsque l'expérience mystique se met en mots, elle s'annonce d'emblée comme une expérience hors des lieux connus et reconnus par nos communes expériences chrétiennes. Alors que celles-ci s'expriment dans les mots de l'incarnation de Christ, l'expérience mystique revendique un ailleurs, un non-lieu ou un lieu dans lequel il est impossible à l'homme de se tenir.

Aussi l'expérience mystique se présente-t-elle comme un voyage initiatique, au sens strict du mot, un voyage de commencement et de commençant. En quittant délibérément tous les lieux communs, le mystique va vers un ailleurs, qui est au-delà de tous les lieux connus, un hors-lieu, toujours vécu et décrit comme un non-lieu.

Le récit mystique qui raconte ce voyage utilise aussi bien les mots de l'espace, de la route, que les mots du temps, de l'attente. Et on retrouve dans ce récit les grandes étapes de l'existence humaine. Il y a un événement fondateur, qui est comme la naissance, et dans cet événement, tout est déjà donné et tout reste à faire. Cet événement s'inscrit dans la discontinuité : quelque chose arrive, dont on ne sait pas encore que c'est quelqu'un, et qui n'est jamais ce qu'on attendait. Dans cet étonnement et cette surprise, le croyant est arraché à son bien-être spirituel, ou à son orgueilleuse suffisance, et il avance alors de rupture en rupture. Plutôt que d'entrer dans une nouvelle vie ou une nouvelle connaissance, le croyant part en reconnaissance de ce qui lui a été tout à coup et définitivement donné dans l'événement fondateur. Le mystique n'en finit pas de reconnaître « après-coup » le Dieu venu le visiter. Il se trouve dans la posture d'Élie que Dieu visite sur le Sinaï : parce que nul ne saurait voir Dieu face à face sans mourir, lorsque Yahvé passe dans la brise légère, Élie ne l'aperçoit que « de dos », alors que Yahvé est déjà passé. Ainsi le mystique se met en route, engagé dans un impossible pèlerinage, une quête éperdue. Et ce serait là une vaine recherche, condamnant le croyant au désespoir, si celui-ci n'avait déjà reçu, au commencement de son expérience, ce qu'il entreprend de chercher et de réaliser. La prière du mystique est toujours celle de saint Augustin : « Donne-moi la force de te chercher, Toi qui m'as fait te trouver » [1] Ce que saint Bernard explicite parfaitement dans son Traité de l'amour de Dieu : « Personne ne saurait vous chercher que premièrement il ne vous ait trouvé ; de sorte que vous voulez qu'on vous trouve afin de vous chercher, et qu'on vous cherche afin de vous trouver » [2].

Mais cette circularité de l'expérience mystique n'est qu'apparente. Soumise au temps comme n'importe quelle expérience, l'expérience mystique invente une histoire qui se donne comme une histoire de l'âme avec Dieu et une histoire de Dieu avec l'âme. Mais cette histoire risque sans cesse de compromettre Dieu. Ainsi l'expérience mystique est-elle contrainte en permanence de s'engager dans une contradiction indépassable. Se confessant com-me expérience de Dieu, elle s'avoue comme expérience toujours insuffisante de Dieu, elle se renie comme expérience vraie de Dieu, en soulignant sans cesse son impuissance à expérimenter Dieu.

Cette contradiction ne peut être surmontée que dans une affirmation de la transcendance de Dieu au-delà de toute transcendance imaginable. Le Dieu expérimenté n'est pas le plus grand ni même le Très grand, il est toujours « plus grand » que ce qu'on peut penser ou imaginer, que tout ce qu'on peut vivre. Dieu est toujours au-delà de ce qui peut être atteint dans l'expérience la plus haute. L'expérience mystique n'assume donc sa contradiction qu'en y échappant « par le haut », en se perdant dans l'affirmation de la transcendance de Dieu toujours « plus grand ». En tant qu'expérience de Dieu, elle est toujours dépassée par Dieu, elle est toujours en manque de Dieu.

On ne s'étonnera donc pas de voir cette expérience s'exprimer dans les mots du désir. La catégorie fondatrice et explicatrice de l'expérience mystique est en effet celle du manque. Le croyant est toujours en manque de son Dieu qu'il n'atteint jamais que dans une présence manquante. Dans son expérience, toujours Dieu manque et tout vient alors à manquer. Les mots du désir se pressent, ils s'accumulent pour dire le vide de la plénitude manquante de Dieu expérimenté dans l'expérience mystique. Dans ce qui est un des plus beaux textes du désir mystique, le premier chapitre du Proslogion, Anselme de Cantorbéry utilise les mots les plus crus du besoin biologique pour dire ce manque qui tient le désir en haleine. Adam dans l'amitié de Dieu « rotait de satiété » en mangeant « le pain des anges », alors que nous, « nous gémissons de faim », « nous mendions » et « pitoyablement nous désirons » [3]. Ainsi le croyant entre dans la dialectique infinie d'un désir infini. Ce manque est ce qui fait que le mystique ne saurait s'arrêter jamais. L'extase n'est pas ce qui définit l'expérience mystique, mais bien plutôt l'exil ou l'exode. Le désir mystique, toujours inquiet et sans repos, dans cette sorte de « quiétude violente » dont parle le Pseudo-Denys, s'invente alors une histoire ou des histoires, il se met à parler.

2. La parole mystique

C'est ce gémissement du désir infini qui fait naître la parole mystique. Et, au cœur de la subjectivité la plus profonde et la plus incommunicable, apparaît la volonté de communiquer cette expérience aux autres, dans l'objectivité du langage.

Au premier abord, il apparaît que cette parole surgit un peu comme par effraction. Malgré lui, le croyant se met à parler de son expérience. C'est un peu comme si la parole muette, interdite et stupéfaite, du désir devenait insuffisante et en appelait aux mots pour dire la plénitude vécue de Dieu. Les mystiques parlent beaucoup et parfois ils semblent parler trop. Mais ce qui nous apparaît comme un manque de discrétion est vécu par eux comme une urgence et une nécessité. Ils savent bien que la splendeur de Dieu n'est pas à portée de voix et qu'elle doit être d'abord honorée de silence. Mais ils savent aussi que cette splendeur les investit d'une parole impossible, d'une parole qui n'est que le sacrement du silence. La parole mystique entreprend alors de dire ce que les mots ne peuvent révéler, ce qu'ils cachent et voilent toujours, la présence manquante de Dieu. Aussi la parole mystique n'entreprend pas d'exposer Dieu, mais elle nous invite à nous exposer à Dieu. Tâche impossible pour une parole humaine qui ne saurait remplacer l'expérience mais toujours la présuppose. Aussi la parole mystique devient louange et célébration, invitation au silence de la rencontre amoureuse de Dieu.

Que cette parole soit difficile et périlleuse pour le croyant, qu'elle soit compromettante pour Dieu lui-même, oblige cette parole à la plus haute rigueur. La parole mystique ne saurait être approximative ou hasardeuse et même si elle se présente comme une parole de commençant ou de commencement, elle refuse de dire n'importe quoi. Aussi n'est-elle jamais, comme on le croit souvent, une parole ivre ou délirante : elle prétend être une vraie parole qui est une parole vraie.

Cette vérité de la parole mystique, qui se manifeste jusque dans ses hésitations, s'appuie sur l'expérience qu'elle revendique, sur la subjectivité la plus incommunicable. C'est là encore un des paradoxes de l'expérience mystique. On peut, d'un haussement d'épaule, récuser la validité de cette expérience. Mais celle-ci se donne comme expérience de Dieu. Elle apparaît alors animée de la plus invraisemblable prétention : elle présente sa subjectivité même comme espace d'une révélation du Dieu caché, ce Dieu qui se révèle comme la vérité même. Aussi ne suffit-il pas de renvoyer l'expérience mystique à elle-même en disant qu'elle s'autorise elle-même et qu'ainsi elle échappe à tout jugement. Car c'est la parole mystique elle-même qui en appelle au jugement de Dieu, elle s'énonce en avançant les signes qui en font une expérience de Dieu.

En effet, la parole mystique, lui apparaît comme la plus subjective de toutes les paroles, se confesse comme une parole « nouvelle » de Dieu, une parole de l'Esprit. Comme le fait remarquer M. de Certeau, la parole mystique naît d'une triple obscurité expérimentée par le croyant. La création, déchiffrée par la science, n'apparaît plus comme une parole évidente de Dieu. Le texte de l'Écriture, livré à l'exégèse, manifeste des obscurités qui en rendent la lecture difficile et souvent hasardeuse. Enfin, la tradition ecclésiale, dont on sait aujourd'hui faire une lecture idéologique qui la révèle comme un conflit de pouvoirs réels et contradictoires, n'est plus l'espace privilégié de l'écoute de cette parole de Dieu. On peut dire que la parole de Dieu est exilée du monde des hommes. Aussi le croyant mystique entreprend de dépasser cette triple obscurité en ouvrant, au cœur de la subjectivité adorante, l'espace pour une parole neuve qui serait l'actuelle parole de l'Esprit. Dans le silence des voix habituelles, l'Esprit se met à parler en autorisant une parole inédite, qui est désormais investie de l'annonce de la parole de Dieu.

II

LA QUESTION DE LA VÉRITÉ DE L'EXPÉRIENCE MYSTIQUE

1. Le discours sur la mystique un discours inutile ou impossible

Cette parole inédite de l'expérience mystique, parole qui s'élabore dans une sorte de défi à la parole commune, peut-elle être entendue et comprise d'une manière critique ? Si le croyant mystique vit dans l'évidence de la vérité de la parole dont il a la responsabilité d'annonce, il n'en va certainement pas de même pour celui qui reçoit cette annonce. Celui-ci n'est pas engagé dans le même voyage et, avant de se mettre en route, il demande à étudier l'itinéraire du voyage projeté. Bien sûr, il peut, pour des raisons qui sont les siennes, se laisser séduire par le discours mystique qui entretient en chacun de nous de secrètes connivences. Mais cet auditeur peut aussi « demander à voir » avant d'aller voir.

Or, cet examen critique apparaît toujours par avance disqualifié par le mystique lui-même. Le discours critique, qui par définition renonce à être mystique pour être seulement critique, s'élabore en se présentant comme accrédité par autre chose que l'expérience mystique. Il peut s'agir de la raison théologique ou philosophique, de l'analyse psychologique, ou encore du discours institutionnel des autorités en charge de la communauté. Par avance, ce discours apparaît donc voué à l'ignorance de l'objet dont il parle, c'est un discours venu de l'extérieur, un discours étranger d'un étranger. Aussi, à supposer que ce discours soit non seulement possible, mais valide, son problème essentiel est dans ce qui l'accrédite. Si on veut que ce discours soit reconnu comme discours valide, il faut qu'il s'élabore à partir d'une instance critique qui soit admise à la fois par celui qui tient ce discours et par le mystique lui-même. Dans le christianisme, cette instance critique ne peut être que Christ annoncé dans son Évangile comme révélation totale et définitive de Dieu. Même si l'élaboration d'un tel critère présente bien des difficultés et des obscurités, on doit admettre que la question de la vérité chrétienne de l'expérience mystique doit être posée de la manière suivante : le Dieu dont parle le mystique dans son expérience est-il le Dieu révélé comme Père en Jésus Christ ?

A cette difficulté déjà considérable du discours critique, s'en ajoute une autre d'ordre psychologique. Le discours mystique entreprend de décrire une expérience. Il n'est donc pas un discours spéculatif énonçant des thèses ou des vérités organisées en un corpus ou système, même si souvent il se présente comme tel. C’est avant tout un discours narratif qui raconte une histoire, et il est plus près du discours littéraire ou poétique que du discours philosophique ou théologique. Ce discours est en fait le récit d'un voyage et d'un voyageur qui nous raconte son « mal du pays », en décrivant un pays qui est le nôtre et que pourtant nous ne connaissons pas. Aussi ce récit fait en une langue qui nous est étrangère a-t-il besoin d'être traduit pour nous qui ne sommes pas (encore) mystiques. On connaît l'effort de traduction considérable effectué par des auteurs mystiques comme Maître Eckart ou saint Jean de la Croix. Mais, dans ce domaine plus qu'ailleurs, toute traduction est un peu une trahison, et l'examen critique risque toujours d'achopper sur des problèmes de traduction sans atteindre la réalité vécue dans l'expérience mystique elle-même, comme le montrent les démêlés du même Maître Eckart avec les autorités théologiques de son temps. Et cet examen critique est encore rendu plus difficile du fait que chacun de nous entretient de secrètes connivences avec le discours mystique auquel nous sommes d'une certaine manière partie prenante, comme compromis par lui. Nous ne sommes pas (encore) mystiques, mais le discours mystique, d'une certaine manière, parle de nous, il nous raconte et nous remet en question, il nous arrange et nous dérange. Et chacun sait la difficulté qu'il y a à se remettre soi-même en question.

2. L'exigence critique

Toutes ces difficultés évoquées ne font que souligner l'urgence difficile et un peu douloureuse de l'exigence critique vis-à-vis de l'expérience mystique chrétienne. Si je parle ici de difficulté et de douleur, c'est parce que je pense que la question sur l'expérience mystique et son discernement, comme d'ailleurs la revendication hautement affichée de cette expérience, n'apparaissent qu'en périodes de crise. J'aurais presque envie de dire qu'il n'y a pas de mystique et de théologie mystique heureuses. Lorsque l'existence chrétienne s'épanouit dans le bonheur d'être — si cela est possible —, elle n'éprouve pas le besoin de se dire mystique et il n'est pas besoin d'examen critique pour démontrer qu'elle est ce qu'elle annonce et confesse. En deçà et au-delà de tout discours, elle est ce qu'elle est, l'existence évangélique d'un homme devant Dieu. Il suffit pour s'en convaincre d'examiner la vie de la plupart des grands croyants.

S'il y a une question sur l'expérience mystique, c'est parce qu'il y a d'abord, non pas une ou des expériences mystiques, mais une revendication mystique. Ce que j'appelle « revendication mystique » ne renvoie pas d'abord à ce qu'on nomme quelquefois aujourd'hui le renouveau religieux et à ce goût, qui est parfois une mode, pour les mystiques de toutes sortes, surtout orientales. Lorsqu'on regarde l'histoire chrétienne, ce désir d'expériences spirituelles nouvelles n'apparaît ni bien nouveau, ni significatif, tant la tradition chrétienne apparaît animée par de telles expériences. Ce qui, en revanche, est lourd de signification, c'est qu'aujourd'hui ces expériences, d'une manière généralisée, affichent et revendiquent leur vérité en dehors et contre les institutions religieuses, quelles qu'elles soient. Ce fait semble, en christianisme du moins, devoir être interprété comme une crise d'identité vécue par les croyants dans leurs Églises. Le contexte institutionnel ayant radicalement changé, le croyant ne sait plus qui il est, il ne se reconnaît plus, et dans les Églises encore moins qu'ailleurs. Les lieux de la parole de Dieu sont devenus archaïques et le chrétien est devenu comme orphelin de cette Parole. Il serait ici trop long d'analyser comment s'est opérée cette perte d'identité. Les textes sacrés sont devenus de plus en plus difficiles à lire, tant l'exégèse en a révélé la complexité. Les institutions religieuses ont été dévoilées par les sciences humaines comme des lieux de pouvoirs et de conflits. Et les théologies ont été analysées comme autant de discours idéologiques. Alors les croyants se sont trouvés engagés, non pas dans un renouveau, mais dans un effort de reconnaissance qui les conduit à tout essayer pour être enfin eux-mêmes. Il n'y a plus de rapport absolu avec l'absolu, et toutes les vérités relatives apparaissent bonnes à confesser et à vivre, souvent à titre provisoire, parfois et contradictoirement dans une grande intolérance. Au lieu de lire et d'écouter la parole de Dieu, le croyant se donne alors pour tâche de l'énoncer lui-même et d'annoncer ce qu'il croit. Ainsi naît ce que j'appelle ici la revendication mystique. Il est important de souligner ce qu'il y a de positif dans une telle revendication. Chaque croyant est appelé à une autre posture dans la foi et la réflexion sur la foi. C'est un peu comme si, dans l'obligation de renoncer à la possession heureuse des vérités de foi, chaque croyant devenu adulte se voyait confier la tâche de produire lui-même, à l'usage des hommes de ce temps, les vérités proposées dans la parole que Dieu leur adresse. Pour la première fois peut-être, les chrétiens, dans leur grande majorité et dans leurs communautés, sont appelés non seulement à l'expérience de la foi, mais dans cette expérience, à l'intelligence de la foi, à la production libre et critique de la vérité de leur foi. Les certitudes de foi cessent d'être évidentes et ce sont, au contraire, les vérités mondaines qui le sont devenues. La foi, qui était jusqu'à une date récente un bastion inexpugnable, cesse d'être un lieu, une place ou un état, pour devenir un chemin, une voie de transit pour la parole de Dieu dans son exode parmi les hommes. Alors la foi doit entreprendre d'investir tous les lieux des pratiques et des savoirs humains, tous les lieux de l’existence humaine. En ces lieux, la foi ouvre des espaces nouveaux, des espaces de gratuité. La foi introduit donc une fragilité, comme une blessure ou un doute en ces lieux humains, en annonçant que là où tout a été dit et où l'homme a entrepris de tout dire, il y a encore quelque chose à dire qui a déjà été dit, mais qui n'a pas encore été entendu, une parole venue de Dieu.

Si donc on veut bien recevoir et analyser avec bienveillance ces nouvelles pratiques, plus ou moins sauvages, qui surgissent un peu partout, dans les Églises ou hors d'elles, on verra que ces pratiques sont porteuses d'une promesse de renouveau et de vie. A condition cependant que ces pratiques ne soient pas la pure expression de subjectivités plus ou moins délirantes. Et c'est bien ici qu'apparaît l'exigence critique ou, pour parler plus simplement, la nécessité de la théologie. Ces pratiques, en effet, en refusant plus ou moins les institutions et en s'autorisant elles-mêmes, risquent bien de n'annoncer qu'elles-mêmes. En se donnant comme expérience d'un Dieu que nul n'a jamais vu, elles peuvent facilement devenir la proie des illusions et des mirages de la subjectivité. Et le Dieu qu'elles annoncent peut n'être qu'une Idole du moi. Aussi, quand de telles expériences se confessent chrétiennes, elles doivent consentir à affronter l'objectivité et l'altérité de la parole de Dieu adressée à la communauté des croyants. Car, en christianisme, Dieu ne parle pas d'abord dans le secret du cœur de l'homme. Et lorsqu'il y parle, comme le souligne saint Jean de la Croix dans la Montée du Carmel, ce n'est pas pour dire autre chose que dans la parole, adressée à son peuple. Cette parole est consignée dans les Écritures et réalisée en Christ. Aussi ne peut-il y avoir autre chose de plus dans l'expérience mystique que ce qui est déjà donné en Christ. L'expérience mystique chrétienne, lorsqu'elle entreprend de se raconter, en appelle donc toujours à une parole qui l'autorise, la parole du Dieu qui se révèle en plénitude en Christ.

III

L'EXPÉRIENCE « AUTORISÉE »

1. La tentation de l'immédiateté

Lorsque je parle d'un discours ou d'une expérience mystiques « autorisés », il importe de ne pas se méprendre sur le sens du mot « autorisé ». Il ne s'agit en aucune manière d'une quelconque autorité, même chrétienne, qui par avance fixerait les cadres de l'expérience mystique pour qu'elle puisse être dite chrétienne. Lorsque je parle ici d'autorité et d'autorisation, je veux dire que l'expérience mystique, lorsqu'elle se met à parler et à annoncer le Dieu qui se révèle en elle, a aussi pour tâche, si elle veut se manifester dans toute sa vérité, de dire ce qui est sa source, l'événement qui la fait naître et l'espace dans lequel elle se déploie. En bref, sa vérité est de manifester le Dieu dont elle est la trace, qui l'autorise et l'authentifie. Si cette expérience s'autorise elle-même en refusant l'altérité de celui dont elle parle, alors elle risque bien de ne parler que d'elle-même et de la subjectivité qui la porte.

Car, dans l'existence chrétienne, ce qu'on appelle l'expérience mystique apparaît d'abord comme une tentation, la tentation de l'immédiateté de Dieu. En elle le croyant s'engage dans un processus apparemment contradictoire : en manque de son Dieu, il en appelle, au-delà du manque lui-même, à la plénitude d'une Présence gratuitement et surabondamment donnée. Le croyant risque bien alors d'annexer Dieu, de le posséder et de le manipuler pour en jouir. Le manque alors se révèle sans manque, dans une sorte de plénitude illusoire. L'expérience s'enferme ainsi dans une circularité définitive et d'autant plus incontestable que Dieu y est enfermé. Aussi l'expérience mystique est ce qu'elle annonce, mais elle annonce ce qu'elle est. Elle devient un enfermement dans l'autosuffisance et la solitude, elle n'a plus d'en dehors, elle n'a plus d'autre.

C'est sans aucun doute dans cette présence de l'autre au plus intime de l'expérience mystique qu'il faut chercher la règle de l'expérience mystique chrétienne. Quel est l'autre manquant dévoilé dans l'expérience mystique et cet autre est-il celui révélé dans la croix de Christ ?

On aperçoit la gravité et l'importance de la question de la règle de l'expérience mystique. Il ne s'agit pas seulement de l'examen d'un discours et de sa cohérence, discours que le mystique lui-même disqualifie par avance en l'annonçant comme polysémique, métaphorique et inadéquat. Il ne s'agit pas seulement de rejoindre et décrire une expérience qui, en elle-même, reste ineffable et incommunicable. Il s'agit encore moins, dans le cadre d'une institution donnée, de discipliner une subjectivité errante, en l'intégrant dans les normes institutionnelles. Ces intentions, plus ou moins avouées, peuvent être légitimes mais restent superficielles. L'enjeu de la question est, en christianisme, beaucoup plus grave. Il s'agit du risque le plus grave pour l'Évangile, du risque couru par Dieu lui-même en tant qu'il apparaît comme engagé et compromis dans l'expérience subjective la plus haute. Toute expérience mystique est habitée par le risque de l'idole, le risque d'un dieu manquant et manqué.

Aussi le discernement de l'expérience mystique consiste bien à l'interroger sur son autre manquant. Il s'agit, au cœur de l'expérience la plus profonde, de rappeler le croyant à un principe de réalité, ce principe qui fonde l'objectivité de l'existence chrétienne individuelle et communautaire, et qui lui interdit aussi bien les mirages de la vie intérieure que les illusions d'une réalisation du royaume de Dieu dans l'histoire.

2. L'altérité du visage de Dieu

L'expérience mystique ne peut donc se confesser chrétienne que si elle se soumet à la vérification de la norme fondatrice et critique de la foi chrétienne. Cela n'est possible que si, par avance, elle renonce au désir d'immédiateté de Dieu dont elle rêve et assume la catégorie de la médiation. En parlant de médiation, je veux dire que la voie d'éminence ou de participation, privilégiée par l'expérience mystique et qui l'apparente souvent à l'hénologie plotinienne, doit en permanence être corrigée et comme rectifiée, par l'affirmation au cœur de l'expérience d'une altérité irréductible dont la subjectivité ne saurait rendre compte. Ce principe d'altérité empêche l'expérience mystique de se déployer dans l'absolue positivité d'un désir comblé et réalisé. En assumant lucidement son échec réel à posséder Dieu toujours « plus grand », le désir assume la négativité de toute expérience humaine de Dieu et il est appelé à une véritable conversion qui est une vraie mort : le désir devient un « désir sans désir ». Les Écritures rappellent sans cesse que nul ne saurait voir Dieu sans mourir et le désir mystique, pour « voir Dieu », doit toujours consentir à l'obscurité de la croix de Christ.

Eu égard à l'expérience chrétienne, ces remarques risquent de paraître trop abstraites et il importe de les préciser.

L'expérience mystique, qu'elle se dise avec les mots de la plus haute sagesse ou ceux de la « docte ignorance », apparaît toujours comme la mise en œuvre du désir eschatologique de voir Dieu. Et lorsque cette expérience se confesse comme chrétienne, elle est appelée à renoncer à l'eschatologie réalisée pour consentir à l'histoire et à l'obscurité de l'histoire. Si elle ne le fait pas, elle cesse d'être Chrétienne et annonce sa propre fin dans un millénarisme toujours douteux.

Dès lors, que signifie consentir à l'histoire ? Pour bien comprendre l’originalité de l'expérience mystique chrétienne, il me semble qu’il faut en souligner trois caractères.

l. L'expérience mystique chrétienne suppose que le croyant qui « expérimente » Dieu existe préalablement dans l'écoute d'une parole. C'est une autre manière de dire que cette expérience ne saurait prétendre dépasser la foi et se passer d'elle. La foi est l'espace dans lequel se déploie toute expérience chrétienne, fût-elle mystique. Et la parole écoutée et reçue dans la foi fait que le croyant devient capable d'inventer à son tour une parole répondant à la parole qui lui est adressée et d'initier une pratique nouvelle réalisant cette parole. L'expérience mystique, si elle s'obstine à voir en refusant et en cessant de croire, cesse d'entendre la parole et n'écoute plus qu'elle-même. Cela ne serait pas d'une grande importance si, ce faisant, elle n'abandonnait le monde à sa violence et à sa misère. Le mystique chrétien, lorsqu'il se tient dans la foi, n'est donc pas un voyant ou un visionnaire, il est un « entendant ». Il ne voit rien, mais il écoute, et ce qu'il entend transforme toute son existence et le monde dans lequel il vit.

2. Il faut davantage préciser, car le croyant, lorsqu'il consent à l'écoute de la parole de Dieu, risque bien de se faire des illusions. Rien, en effet, ne garantit que la parole écoutée soit celle de Dieu et non celle d'une subjectivité délirante. Aussi, en christianisme, la parole de Dieu se manifeste toujours comme une parole étrangère qui dépossède le croyant de sa vie et dont il devient l'obligé. C'est ce qu'on appelle la grâce, la catégorie fondatrice de l'existence chrétienne : l'existence humaine, qui a les raisons et le sens qu'elle se donne, est appelée, pour devenir chrétienne, à devenir étrangère à elle-même, hors de ses raisons d'être, pour exister dans la gratuité d'un don. Et s'il est vrai que, pour le chrétien, la parole de Dieu est achevée en Jésus Christ, alors l'expérience mystique, comme toute existence chrétienne, est appelée à exister de l'existence étrangère de Jésus « qui n'a pas revendiqué le rang qui l'égalait à Dieu, mais s'est anéanti, prenant la condition de serviteur et devenant semblable aux hommes » [4]. Et le serviteur Jésus ira jusqu'à la mort sur une croix. Aussi l'expérience mystique est-elle appelée à cette « gloire de la croix ». Elle ne peut témoigner de la présence de Dieu qu'en se désappropriant d'elle-même. Alors, en s'ignorant elle-même et en abandonnant les faux savoirs humains, elle entre dans la « sagesse » de Christ.

3. Si le croyant mystique consent à entrer dans l'obscurité de cet abaissement, s'il consent, comme le demande Maître Eckart, non seulement à être pauvre, mais encore à être pauvre de sa pauvreté même, alors il renonce effectivement à l'immédiateté de Dieu dont son expérience lui donne l'illusion, il est appelé à oublier les états toujours fragiles d'une subjectivité blessée. Il entre dans l'histoire, et cette histoire l'oblige aux médiations qui instaurent dans le monde la présence d'un Dieu absent. D'une certaine manière, la mystique chrétienne est toujours eucharistique, investie d'une sacramentalité qui l'oblige à la réalisation du Royaume qui vient dans le travail pour la justice.

Mais le geste de Christ dans sa mort et sa résurrection indique une voie encore plus précise pour l'expérience mystique chrétienne. En effet, dans cette obligation à l'histoire et à la justice, le désir mystique ne rencontre plus un Dieu qui se nomme l'Absolu, le Tout Autre ou l'Inaccessible. Il rencontre un Dieu qui est toujours au-delà, « plus grand », au cœur même de notre vie. Les Écritures du Testament Nouveau indiquent que, pour nous, Dieu est identifiable comme Père en son Fils Jésus qu'il donne et qu'il abandonne. A son tour, Jésus se donne dans la mort de la croix, en abandonnant sa vie, et c'est dans cet abandon que saint Jean voit le lieu de manifestation de la gloire de Dieu. La transcendance de Dieu est donc une transcendance d'abandon et une transcendance d'échange. Et les Écritures nouvelles, avec une redoutable logique, nous invitent à reconnaître Dieu, et à le rencontrer, dans l'abandon, dans tous ceux qui sont abandonnés, « le pauvre, la veuve et l'orphelin ». C'est ici que l'expérience mystique, qui revendique la plus haute intériorité (Dieu intimior intimo meo...) est obligée à la plus grande extériorité, la plus grande altérité. Le Dieu qu'elle éprouve dans la plus profonde intériorité l'assigne à la rencontre d'autrui, l'oblige à se rapprocher de l'autre pour en faire un prochain. Là, dans le visage d'autrui, est reconnu le seul visage de Dieu. Le Dieu saint et transcendant ne peut être rencontré que si l'autre homme est accueilli dans la proximité du prochain. Là seulement, Dieu s'expose en appelant à la responsabilité éthique. L'expérience mystique ne saurait donc se refermer sur elle-même. Elle ne peut même pas se présenter comme la plus haute expérience ou la plus haute perfection de l'existence chrétienne. Comme toute expérience chrétienne, elle est interpellée par cette parole discrète et silencieuse qui parle dans le visage d'autrui. Appelée à cette transcendance d'abandon et d'humilité, elle peut alors reconnaître le visage de Dieu qui vient la visiter.

3. L'expérience mystique et la communauté des croyants

Ce qui donc « autorise » définitivement l'expérience mystique chrétienne est cette transcendance de Dieu reconnue dans le visage d'autrui. Cette extériorité peut apparaître insupportable à l'expérience mystique qui apparaît ainsi relativisée et référée à une altérité qu'elle vise à supprimer (sans compter que cette expérience est appelée ainsi à une autre conception de la transcendance de Dieu que celle de l'Absolu et du Tout Autre). Mais il semble bien que cette obligation à l'éthique dans la reconnaissance d'autrui est, en christianisme, la condition nécessaire à la disqualification de toutes les idoles de Dieu.

Mais l'expérience mystique est appelée à une humilité plus grande encore. Elle est obligée à une autre extériorité, qui apparaît comme la garantie de cette première extériorité de Dieu visitant le visage d'autrui. Je veux ici parler de cette extériorité représentée par la communauté des croyants, l'Église.

Lorsque Dieu se révèle, il propose à un peuple de devenir son peuple, le peuple de Dieu, dans une alliance d'amitié. Et si Dieu parle à un homme, c'est toujours pour lui proposer une parole au service de son peuple. La foi chrétienne, qui emprunte le chemin des Écritures, témoigne de l'avènement historique de la parole de Dieu dans le peuple d'Israël. Et Israël d'abord, puis la communauté chrétienne, ont été institués gardiens de ce chemin des Écritures. Bien sûr, Dieu parle à qui il veut et quand il veut et sa parole peut bien emprunter les chemins des subjectivités croyantes. Ces révélations particulières sont infiniment respectables, mais elles sont et restent particulières. Si elles entreprennent de se dire et de se confesser comme chrétiennes, alors elles consentent à affronter la norme des Écritures. Et cette norme est gardée et constamment vérifiée dans la tradition de la communauté chrétienne, avec toutes les espérances et les exigences, mais aussi les imperfections et les fautes, dont cette communauté est porteuse à un moment donné de son histoire.

L'expérience, mystique chrétienne entretient donc une relation obligée à l'Église des croyants. On peut bien voir dans cette relation imposée une volonté de contrôle de la part. d'une institution qui perçoit l'expérience mystique individuelle (mais pas seulement elle !) comme dangereuse pour l'ordre institutionnel ou pour le corpus de vérités dont elle assume l'annonce. On sait bien que l'Église, comme n'importe quelle institution, secrète une certaine forme d'intolérance en ayant de la peine à admettre toute forme d'expérience qui ne serait pas apprivoisée et normalisée.

Ces analyses peuvent être exactes, dans de nombreuses situations. Elles manifestent seulement que l'Église n'est pas encore tout à fait l'Église de Christ, une communauté d'hommes et de femmes libérés de la violence du monde par l'Esprit de Christ. Aussi il me semble que cette référence obligée de toute expérience chrétienne, y compris mystique, à l'autorité de l'Église, a une signification beaucoup plus profonde. Il s'agit, pour la communauté des croyants, de confesser qu'en Jésus de Nazareth est réalisée la plénitude de la révélation de Dieu, révélation dont la communauté est gardienne et qu'elle célèbre dans l'Eucharistie. Cela implique forcément que tout homme rencontré par Dieu, où qu'il soit, quelles que soient sa situation et son expérience particulières, vit tout ce qu'il vit dans l'espace ouvert par cette révélation de Dieu en Jésus Christ. La communauté chrétienne ne s'arroge donc pas le droit de juger l'expérience mystique. C'est cette expérience, en se revendiquant comme expérience chrétienne, qui se place dans l'espace de la révélation chrétienne et est jugée par elle. La communauté ne fait que constater la place de cette expérience, elle en atteste l'authenticité et l'autorité par rapport à une parole lue et entendue dans la tradition ecclésiale.

Ceci dit, on peut préciser le rôle exact de cette autorité ecclésiale. Dans toutes les traditions religieuses, l'expérience mystique rencontre des « autorités » qui l'authentifient ou la disqualifient. Il me semble cependant que la communauté chrétienne joue un rôle original par rapport à l'expérience mystique, précisément à cause de la conception particulière qu'elle se fait de la révélation de Dieu. La fonction essentielle de l'autorité ecclésiale par rapport à l'expérience mystique me semble être d'accueillir cette expérience en lui demandant de ne pas se refermer sur elle-même en se considérant comme l'absolu de toute expérience, en devenant exclusive des autres expériences de vie chrétienne. Le manque de Dieu « plus grand », attesté si fortement dans l'expérience mystique, ne saurait être comblé par une seule expérience ou un seul type d'expérience. Ce manque appelle au contraire la multiplicité et la richesse de toutes les expériences, celles du passé, du présent et de l'avenir. L'autorité oblige donc l'expérience mystique à la fraternité, à l'hospitalité de l'autre. En se faisant gardienne de la nécessaire pluralité, l'autorité se révèle comme garante de la seule unité possible, celle de l'amour, qui non seulement refuse l'identité, mais exige et maintient l'altérité. Aussi le rôle de l'autorité apparaît comme plus important qu'on ne l'imagine. En appelant l'expérience mystique à la fraternité et à l'hospitalité, l'autorité permet à cette expérience de se dévoiler telle qu'elle est, une expérience unique et indicible de la rencontre de Dieu de Jésus Christ. Cette expérience, loin d'apparaître comme autorisée par l'Église, dévoile Celui qui l'autorise, Celui qui anime et informe la liberté dont elle est l'expression la plus haute. Et l'autorité, loin de limiter cette expérience en l'encadrant, est au contraire ce qui permet au possible de devenir réel, à l'incommunicable de se communiquer. Ainsi l'autorité ouvre à cette expérience un avenir réel, en lui permettant d'aller au-delà de ce qui a été expérimenté de Dieu toujours « plus grand ». L'expérience mystique cesse alors d'être à elle-même sa propre vérité et sa propre vérification, en dévoilant la vérité de l'autorité qui la fonde et en est la source. Et si cela n'arrive pas, c'est que l'expérience ne peut se confesser comme chrétienne ou que l'autorité qui l'autorise n'est plus elle-même chrétienne.

On pourrait donc dire que l'autorité a pour rôle essentiel de souligner, dans l'expérience mystique, ce dont elle est toujours manquante, ce « sans quoi » elle ne saurait se dire mystique. Cette expérience est une authentique expérience de Dieu si elle manifeste encore et toujours que Dieu lui manque et que pourtant Dieu est ce sans quoi cette expérience ne saurait exister et le croyant ne saurait vivre. Et l'autorité a pour fonction d'empêcher l'expérience mystique de se vivre dans une positivité heureuse, comme si elle était la vision de Dieu. Aussi l'autorité révèle que l'expérience mystique est toujours une expérience blessée, tendue vers Celui qui la fait exister et qui toujours lui manque. C'est l'expérience de ce croyant qui, au plus profond de sa vie, sait qu'il ne saurait vivre sans ce Dieu qui toujours manque.

Conclusion

Si ces analyses sont exactes, on pourrait en conclure que l'expérience mystique, quelles qu'en soient les expressions originales dans les subjectivités croyantes, est la perfection de l'existence chrétienne. Aussi elle ne saurait se donner comme l'expression la plus haute du désir de l'absolu, qui est toujours un désir de soi et de l'idole de soi. Elle est une conversion de ce désir, qui est un renoncement au désir lui-même. Loin donc d'être l'apothéose de la vie intérieure ou de l'intériorité, elle est au contraire comme une « exterritorialisation » de l'existence croyante : l'homme cesse d'exister devant soi et son désir, devant le monde et les idoles du monde, pour exister devant Dieu. Le chrétien n'entre en communion avec Dieu, ni dans le désir de se perdre en lui, ni dans le désir de se retrouver et réaliser en lui. C'est dans l'oubli de soi né du pardon de Dieu, dans le silence d'Abraham sur la route du mont Morija pour y sacrifier Isaac, dans la danse de François d'Assise inventant tous les chants du monde, que le croyant rencontre son Dieu, en abandonnant la subjectivité à son mouvement propre, multiple et contradictoire. Le croyant est maintenu dans la foi et c'est là que Dieu vient le rencontrer. Et Dieu ne le rencontre pas parce qu'il a de hautes pensées ou des « états d'âme », mais parce qu'il refuse d'entrer dans l'ordre du monde, en vivant une solidarité active avec celui qui, mendiant ou apatride, n'a pas où reposer sa tête. Dieu est dans cette alliance avec l'homme humilié, qui dérange absolument. La transcendance de Dieu ne se donne donc pas dans un absolu de la vie ou de la pensée, elle se recueille dans le geste qui me fait exister pour l'autre. Tout le reste est encore et toujours insuffisance de transcendance.

Ainsi Dieu signifie sa présence dans ce qui n'est pas elle, l'humanité humiliée de Jésus et de l'autre homme. Et, écrit Maître Eckart, « même si cela s'appelle une ignorance, cette ignorance te conduit et te tire hors de toute chose connue et hors de toi-même ». De cette ignorance et de cette humilité où se tient toute existence chrétienne, l'expérience mystique est le plus haut témoignage. Alors peuvent naître, toujours provisoires et toujours fragiles, ces instants de bonheur que se plaît à décrire la littérature mystique. Ces instants, qui aspirent à devenir des états, sont toujours aléatoires et furtifs, comme le bonheur lui-même, ils apparaissent toujours comme donnés « par dessus le marché » et ils sont comme le poème qui couronne la langue de splendeur. Mais toujours ils renvoient à la parole commune qui assigne au travail pour la justice.

Dans l'expérience mystique, le croyant expérimente donc son infinie pauvreté. Dieu vient à lui, et il veut se perdre en lui, et Dieu le renvoie toujours à l'autre homme. Aussi l'expérience mystique est-elle toujours un sacrifice. Le croyant y apprend à renoncer à sa pauvreté elle-même, en acceptant de n'être que ce qu'il est, dans la fulgurance de la présence de Dieu. Dans ce dépouillement et cette humilité, dans ce silence de n'être rien et de n'avoir rien à donner, le croyant existe alors seulement dans l'accueil émerveillé de Dieu toujours « plus grand ». L'expérience mystique n'est que ce dépouillement d'être dans la présence de Celui qui, seul, donne d'être.

Alors se lèvent en nos vies les aubes de la louange et de la prière qui célèbrent la beauté de Dieu et aussi notre impuissance à célébrer. Alors nous aimons l'Aimé et nous l'aimons aussi avec ce qui en nous ne l'aime pas [5].


[1] Saint Augustin, De Trinitate. 15, 8, 51.

[2] Saint BERNARD, De diligendo Dei, 7. 22.

[3] ANSELME DE CANTORBÉRY, Proslogion. Ch. l. In L'œuvre de saint Anselme de Cantorbéry, Tome 1, Le Cerf, Paris, 1986, 236-242.

[4] Philippiens. 2, 6-7.

[5] CONCILIUM 254, 1994, 13-30

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