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Frédéric Ozanam fut tout
amour: durant son existence entière, son être vibra au contact des
autres: amis, parents, étudiants. Cent fois, dans ses lettres, il
exprime son besoin des autres: "Je suis du nombre de ceux qui ont
besoin de se sentir entourés, soutenus et Dieu ne m'a pas laissé manquer
de ces appuis". Et encore, lorsqu'il n'a que dix-huit ans, à Auguste
Materne: "O mon ami, que la loi d'amour soit la nôtre et, foulant aux
pieds la vaine gloire, notre coeur ne brûlera plus que pour Dieu, pour
les hommes et pour le véritable bonheur".
A l'égard de son père et de
sa mère, Frédéric Ozanam manifesta un attachement extraordinaire. Leur
disparition provoqua chez lui un bouleversement qu'il traduisit en
termes très émouvants. Au lendemain de la mort de son père, en 1837, il
confie à Ernest Falconnet: "Quelle solitude désormais sur la terre!
Quel vide autour et au-dessus de nous! Se voir au niveau de la foule
sans une tête qui dépasse vos têtes, sans des mains qui s'étendent sur
vous pour vous protéger. Avoir vécu vingt-quatre ans à l'ombre et à
l'abri, et se trouver tout à coup à découvert à l'heure des orages!
L'oracle domestique devenu muet, la Providence de la famille devenue
invisible! Il se peut rencontrer des afflictions plus vives, jamais de
désolation pareille!"
Le décès de sa mère, en
1839, approfondit encore sa souffrance. Il écrit à Édouard Reverdy:
"O mon ami! Nous nous relevâmes orphelins! Quel moment que celui-là!
Quelles larmes! Quels sanglots! ... Notre âge semblerait devoir nous
rendre, mon frère aîné (Alphonse) et moi, plus fermes, plus courageux.
Mais nous avons tant vécu de la vie de famille, nous nous trouvions si
bien sous les ailes de notre mère, que jamais nous n'avions quitté sans
esprit de retour le nid natal..."
Frédéric reportera son
affection filiale sur ses beaux-parents Soulacroix que, dans ses
lettres, il appelle: "Mon bon Père, ma Mère bien-aimée". C'est
que le 23 juin 1841, après avoir assez longtemps hésité à s'engager dans
le mariage, il a épousé, à Lyon, Amélie Soulacroix, fille du Recteur de
l'Académie de Lyon. Cet événement, puis la naissance, après plusieurs
fausses couches, de la petite Marie (25 juillet 1845) mûrissent et
transforment l'homme: Ozanam devient moins anxieux, et toujours plus
ouvert.
Frédéric Ozanam ne fut pas
un saint désincarné, mais un chrétien chez qui l'amour conjugal et
l'amour paternel firent jaillir de nouvelles sources de tendresse et
d'attention aux autres. Lorsqu'il parlait de sa femme, de sa fille,
c'était en termes charnels: en cela aussi il est proche de nous. Le
voici, par exemple, décrivant à son ami Falconnet la naissance difficile
de sa fille Marie: "Cher ami, tu connaîtras ces émotions lorsqu'au
bout de plusieurs heures de douleurs horribles,... on entend le dernier
cri de la mère et le premier cri du nouveau-né; lorsqu'on voit tout à
coup paraître cette petite créature, mais cette créature immortelle dont
on devient le dépositaire. Ah! il se passe alors au fond des entrailles,
non pas métaphoriquement, mais réellement, physiquement, je ne sais quoi
de terrible et de souverainement doux. Il y a un bouleversement de toute
l'organisation et de toute l'âme, et on sent comme la main de Dieu qui
vous remanie intérieurement et qui vous pétrit un coeur nouveau..."
Dans la vie de Frédéric,
l'amitié et l'amour furent toujours indissociables. Ceci est
exceptionnel. En effet, il est rare, dans l'histoire chrétienne, dans
celle des saints en particulier, de trouver une sensibilité telle que la
sienne, constamment en prise avec les joies et les douleurs de ceux
qu'il aime, constamment ouvert à leurs sentiments et à leur affection.
Ses très nombreux amis
semblent avoir formé, autour de cet être ultra-sensible, un cercle
fraternel et chaleureux. L'éloignement- fût-il court-, une naissance, un
mariage ou, hélas, l'épreuve, la maladie, le deuil, et voici Frédéric
tout entier saisi par l'événement. Il pense fortement que "Dieu a mis
dans notre âme deux besoins: il nous faut des parents qui nous
chérissent, mais il nous faut aussi des amis qui nous soient attachés.
La tendresse qui vient du sang et l'affection qui procède de la
sympathie sont deux jouissances dont nous ne saurions nous passer et
dont l'une ne peut remplacer l'autre."
Il le dit à Henri
Pessonneaux: "J'ai l'habitude bien douce de m'identifier avec mes
amis, de m'en faire une seconde famille, de m'entourer d'eux pour fermer
les vides que le malheur a faits devant moi..." Et à Prosper Dugas,
il avouera dix ans plus tard: "Je n'ai jamais su me passer de mes
amis."
Les plus anciennes amitiés
de Frédéric, les plus durables parce que s'enracinant dans l'enfance,
furent ses amitiés lyonnaises. En tête: ses deux cousins, Henri
Pessonneaux et Ernest Falconnet. Puis, aux premiers compagnons de jeu,
sur les pentes de la Croix-Rousse- tel Pierre Balloffet- se joignirent,
dans le coeur de Frédéric, les amis de collège: Joseph Arthaud, Prosper
Dugas, Auguste Materne, Hippolyte Fortoul (futur ministre de Napoléon
III), Armand Chaurand, Louis Janmot, compagnon de sa première communion,
Antoine Bouchacourt...
Quand Frédéric sera
installé à Paris, il en retrouvera plusieurs de ces amis dans la colonie
lyonnaise du Quartier latin, et il s’en fera aussi de nouveaux.
Tout en entretenant avec
ses amis de Lyon une correspondance régulière et toujours chaleureuse,
Frédéric rencontra, chez André-Marie Ampère ou chez Charles de
Montalembert, de jeunes provinciaux avec lesquels il se liera.
Le 19 mars 1833, il
informera Ernest Falconnet: "Nous sommes une dizaine, unis plus
étroitement par les liens de l'esprit et du coeur, espèce de chevalerie
littéraire, amis dévoués qui n'ont pas de secret, qui s'ouvrent leur âme
pour se dire tout à tour leurs joies, leurs espérances, leurs tristesses.”
Et il ne se lasse pas d’évoquer, dans ses lettres, les interminables
soirées de discussions et d'échanges poursuivies au clair de lune, aux
alentours du Panthéon.
Frédéric Ozanam, étudiant
puis professeur à Paris, vit dans un milieu hostile à la foi catholique.
Se souvenant de cette période, il déclare, en 1853, dans une conférence
prononcée à Florence: “ Nous étions envahis par un déluge de
doctrines philosophiques et hétérodoxes qui s’agitaient autour de nous,
et nous éprouvions le désir et le besoin de fortifier notre foi au
milieu des assauts que lui livraient les systèmes divers de la fausse
science. Quelques-uns de nos jeunes compagnons d’études étaient
matérialistes; quelques-uns saint-simoniens; d’autres fouriéristes;
d’autres encore, déistes. Lorsque nous, catholiques, nous nous
efforcions de rappeler à ces frères égarés les merveilles du
christianisme, ils nous disaient tous: ‘Vous avez raison si vous parlez
du passé: le christianisme a fait autrefois des prodiges; mais
aujourd’hui le christianisme est mort. Et, en effet, vous qui vous
vantez d’être catholiques, que faites-vous? Où sont les œuvres qui
démontrent votre foi et qui peuvent nous la faire respecter et
admettre?’
Ils avaient raison, ce
reproche n’était que trop mérité. Eh! bien, à l’œuvre! Et que nos actes
soient d’accord avec notre foi. Mais que faire? Que faire pour être
vraiment catholiques, sinon ce qui plaît le plus à Dieu? Secourons notre
prochain, comme le faisait Jésus-Christ, et mettons notre foi sous la
protection de la charité.”
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