Observations
et
remarques de directeurs
par le Père S.
professeur de théologie
“si j’en crois ce que j’ai vu…”
Introduction
Il existe nombre de directeurs possédant une grande
expérience des âmes et n’ayant ni le goût, ni le loisir d’en consigner les
résultats dans des livres ou des articles. Assurément le meilleur de cette
expérience est incommunicable, vu qu’il est fait d’un sens très droit et très
fin, d’un doigté tout personnel, qui ne se peuvent mettre en formules et qui ne
se pourraient exprimer quelque peu que dans des analyses fort précises de cas
individuels, analyses qui risqueraient inévitablement de compromettre
l’inviolable secret de la direction.
Il ne semble pourtant pas impossible que, sans le moindre
danger de manquer directement ou indirectement à ce secret, sans tomber non plus
dans le danger opposé de venir simplement démarquer les constatations qui
traînent dans tous les livres, des directeurs ne puissent noter quelques-unes
des observations qu’ils ont faites plus personnellement au cours de leur
carrière, ou quelques-unes des remarques qu’a pu leur suggérer une longue
pratique de leurs fonctions. De telles notations n’apporteront évidemment pas
toujours des vues ou des observations très nouvelles : grâce à Dieu, la vie
spirituelle n’est pas à découvrir ; mais, en s’ajoutant les unes aux autres,
elles peuvent empêcher que tout ne soit entièrement perdu de ces riches
expériences personnelles que ne consignera aucun traité de vie spirituelle, et
constituer des séries de documents précieux, croyons-nous, aussi bien pour
l’étude que pour la pratique.
Plusieurs de ces observations et remarques, ont déjà
été envoyées ou promises à la Revue [d’Ascétique et de Mystique] ; très
volontiers elle les accueille, à une double condition cependant : la Rédaction
se réserve de ne publier que les communications lui paraissant utiles, et
d’avance écarte celles qui lui arriveraient anonymes ; elle accepte sans
difficulté pour mieux éviter toute indiscrétion, de taire le nom de ses
correspondants ou de n’en imprimer que les initiales ; mais elle a besoin de
pouvoir garantir aux lecteurs le sérieux et la valeur des documents donnés par
elle.
N. D. L. R.
I
Notes sur la vie mystique
Vous m’avez prié jadis de vous faire part de ce que la
pratique du confessionnal m’a appris touchant la vie mystique. Voici ce que je
crois pouvoir dire.
Vous savez qu’une théorie fort en vogue veut que tout le
monde soit appelé à l’oraison mystique : entre le simple acte de foi et... le
mariage spirituel il n’y aurait qu’une différence d’intensité. Suivant la
théorie adverse, l’oraison mystique est une oraison extraordinaire, que
Dieu n’offre pas à tous.
Autrefois j’ai pu hésiter entre les deux opinions. Après ce
que j’ai observé, je crois devoir finalement me ranger à la seconde. Oui, il
existe une oraison extraordinaire. La nuit du sens en est normalement le
début. En deçà de cette frontière, c’est la méditation, l’oraison affective et
même, par moments, l’oraison de simplicité (oraison de simple regard,
contemplation acquise, contemplation active, etc.) ; cette dernière, à mon avis,
n’est qu’une oraison affective extrêmement simplifiée. Avec la nuit du sens,
tout change : on est envahi graduellement par un esprit nouveau ; ce qui
commence alors, c’est une oraison d’expérience directe de Dieu, que, pour ma
part, je regarde comme un bienfait doublement gratuit, d’abord à titre de grâce
surnaturelle, ensuite à titre de vocation spéciale.
Malgré des différences individuelles, parfois très grandes,
différences de caractère, de talent, d’éducation, de vocation personnelle, les
mystiques, si j’en crois ce que j’ai vu, présentent tous certains
traits communs, qu’on pourrait appeler la mentalité mystique. Voici comment,
pour ma part, je la définirais : les mystiques sont des âmes qui ont des ailes ;
les autres en sont réduits à marcher sur le sol. On rencontre fréquemment des
chrétiens généreux, mais à qui Dieu n’a donné, ce me semble, que des grâces
ordinaires : malgré un désir sincère de la perfection et de réels efforts, ils
retombent sans cesse dans les mêmes défauts, la lutte leur est difficile, et les
épreuves de la vie les émeuvent profondément. Voici maintenant une âme que Dieu
a favorisé d’une oraison mystique : tout naturellement elle plane
au-dessus des contingences de la vie ; avec aisance elle fait des sacrifices
dont tout autre frémirait : ce n’est point qu’elle ne sente pas la
douleur, mais une force la soulève que les autres âmes ne soupçonnent point.
Aussi l’on peut demander beaucoup à des mystiques : l’héroïsme leur est comme
naturel.
Un autre trait commun aux mystiques, c’est leur parfaite
droiture et lucidité d’esprit, dans tout ce qui concerne la perfection. Le
mystique peut être peu instruit et même peu intelligent. Exposez-lui des règles
de perfection chrétienne : il en saisira d’emblée toutes les nuances et toute la
justesse ; inhabile parfois dans les affaires de cette vie, il a le sens des
choses de l’âme, car il porte en lui un esprit de lumière.
J’ai toujours été frappé aussi de la parfaite obéissance de
ces âmes favorisées. Le difficile peut être de les comprendre, non d’obtenir la
soumission. Le confesseur doit même surveiller ses paroles, car ses moindres
avis seront suivis scrupuleusement. Il n’est nullement nécessaire de stimuler ce
genre d’âmes, ni de les consoler ; il suffit de les diriger ; le
Saint-Esprit se charge de leur donner du courage et de l’élan. Du reste, les
consolations humaines, les marques de sympathie feraient peu d’impression sur
les mystiques : leurs besoins d’âme sont d’un autre ordre. Ce qu’ils attendent
de leur confesseur, c’est qu’il les comprenne et qu’il leur donne une direction
nette et ferme.
En général aussi, si j’en crois ce que j’ai vu, les
mystiques, dès qu’ils sentent les premières touches de l’Esprit, sont saisis
d’une pudeur spéciale qui les porte à tenir caché à tous « le secret du Roi ». A
leur confesseur ils ouvrent leur âme, par humilité, par prudence chrétienne et
par obéissance ; mais ces confidences leur coûtent. Cette réserve m’a toujours
paru un bon signe. Au contraire, les mystiques verbeux et avides de
s’épancher m’ont toujours laissé sceptique et défiant.
Je ne dirai rien de la grande humilité des mystiques : c’est
un trait que tout le monde a relevé. L’oraison élevée dont ces âmes jouissent,
porte avec elle une lumière qui les force de voir leurs fautes, leurs défauts,
leur « corruption », comme ils aiment à dire.
Il existe différentes variétés de mystiques. Pour ma part, je
les diviserais en mystiques consolés, mystiques désolés et mystiques...
originaux. Le mystique consolé, comme le mot l’indique, goûte, dans son union
avec Dieu, de grandes délices ; bien que lui aussi passe par des épreuves
purifiantes, les consolations lui sont concédées généreusement. C’est ce genre
de mystiques que l’on comprend d’ordinaire le plus facilement, car c’est celui
qui a été le plus souvent et le plus abondamment décrit. — Le mystique désolé
possède assurément, dans l’intime de son âme, cette paix qui est une marque du
bon esprit. Dieu, cependant, se montre, pour lui, un ami surtout exigent ; il
fait de lui une victime qui doit payer pour d’autres. Une des souffrances de
ces âmes crucifiées, c’est qu’aucune consolation venue des créatures ne « les
atteint » ; un Dieu jaloux occupe le fond de ces âmes et empêche qu’aucune
jouissance d’ordre humain n’y pénètre ; les jouissances, pour ainsi dire,
s’arrêtent à l’entrée, tandis que les souffrances entrent librement. Ce complet
détachement est à la fois très douloureux et très sanctifiant. Il y a des
directeurs que déroute cette forme de vie mystique : ils ne conçoivent point que
des âmes, d’ailleurs chéries de Dieu, aient une vocation aussi austère. — Les
mystiques du troisième genre sont ceux que j’ai appelés originaux. On
trouve chez eux tous les traits généraux des mystiques, nommément cet élan
merveilleux et ce sens inné de ce qui est parfait, que l’Esprit divin porte avec
lui. Avec cela, ces âmes seront toute leur vie, de véritables enfants. On dirait
que Dieu les a créées pour s’amuser avec elles. Leur grand patron est saint
François d’Assise, dont elles rappellent la générosité imprévoyante et les
aimables naïvetés. A ces grands enfants un directeur devra prêcher la vertu de
prudence et interdire les excès de ferveur. Mais il est une chose qu’on ne peut
exiger d’eux, c’est qu’ils cessent d’être enfants et originaux. N’essayez pas
d’en faire, par exemple, des administrateurs : c’est chose étrangère à leur
tempérament et à leur vocation. Faites-en des apôtres, des pénitents, des hommes
d’oraison. Tout cela, ils le seront, mais... à leur façon, toujours un peu
originale. Du reste, ne craignez point : ils obéiront à vos moindres directions,
car ils sont dociles et humbles comme tous les mystiques. Ce que je viens de
dire, vous laisse deviner que ces âmes à la fois sublimes et enfantines sont de
toutes les plus difficiles à comprendre. Ce sont des mystiques, mais pas du type
classique. Jadis, saint François d’Assise fut traité de fou par certains de ses
contemporains. Chez ceux qui lui ressemblent, tous ne savent point discerner le
fond mystique sous les étrangetés de surface.
J’ai remarqué que les personnes en qui je discernais les
signes les plus nets d’une vocation mystique, ne désiraient point cette oraison
plus élevée ; elles auraient préféré que Dieu les laissât dans les voies
communes ; le mystère leur faisait peur ; il fallait que le confesseur les
encourageât à ne point résister à ce qui semblait bien être une invitation de
Dieu. Au contraire, chez les personnes qui souhaitaient vivement une oraison
mystique, j’ai plutôt observé une vocation tout opposée. — C’est ici le cas de
dire un mot du désir des grâces mystiques. Beaucoup d’auteurs disent que tout le
monde fera bien de les demander à Dieu, puisqu’elles sont un puissant moyen de
sanctification. A en juger par ce que j’ai pu observer, les âmes qui
n’ont encore reçu aucune grâce de ce genre, ne gagnent pas à caresser de pareils
souhaits ; ne connaissant encore l’oraison mystique que par le dehors, elles
n’en voient guère que l’aspect brillant, celui qui flatte l’imagination, voire
la vanité ; à rêver de communications sublimes de Dieu, elles risquent de
trouver plates et sans poésie les vertus de tous les jours et l’observation des
devoirs d’état ; enfin elles perdent beaucoup de temps à se sonder et à
s’analyser, dans l’espoir de surprendre en elles les phénomènes décrits dans les
livres de mystique. Une fois, au contraire, qu’une âme a été élevée par Dieu à
cette oraison supérieure, les mêmes dangers n’existent plus ou n’existent
guère ; les grâces mystiques apportent avec elles leur remède, je veux dire des
lumières et des grâces d’humilité qui préviennent aisément la vaine gloire.
J’ai dit plus haut que les mystiques n’avaient besoin ni
d’être consolés, ni d’être stimulés par leur directeur, étant déjà remplis de
force et d’ardeur par le Saint-Esprit. En revanche, il est un secours qu’ils
désirent, c’est que leur confesseur les comprenne et sache les diriger avec
clarté et fermeté : une direction inquiète et hésitante leur est un supplice.
Voilà, Monsieur l’abbé, comment je crois devoir interpréter
ce que j’ai observé. Je ne prétends nullement avoir une grande autorité en ces
matières difficiles. Mais un témoignage de valeur même médiocre n’est pas, s’il
s’ajoute à beaucoup d’autres, sans utilité dans une enquête.
Veuillez agréer...
P. S.
Professeur de Théologie
P. S. — Laissez-moi joindre cette observation aux
précédentes. Un préjugé fort répandu veut que les mystiques soient presque
toujours des femmes, des religieuses, des religieuses contemplatives, certains
diraient des névrosées. C’est inexact. Parmi les âmes qui m’ont parues nettement
favorisées d’une oraison mystique, il y a deux hommes appartenant à un ordre
actif, et j’ajoute : bien portants tous les deux. Deux autres personnes élevées,
seulement à la contemplation passive extraordinaire, mais à un haut de gré
d’union mystique avec Dieu, sont mères de famille. Et croyez bien que toutes ces
âmes dont je viens de parler ne sont nullement des natures diminuées quant à
l’intelligence ou quant à la volonté. Ce sont des vaillants et des apôtres,
aussi dévoués au prochain, qu’intérieurement unis à Dieu.
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