LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum


« Mystique »

Joseph de GUIBERT, sj

Comme tous les mots à succès, comme Liberté, Science, Démocratie..., et plus encore qu’eux peut-être, le mot de mystique paie sa vogue actuelle [1] par une crise d’imprécision, qui décourage presque de l’employer quiconque a souci d’exprimer sa pensée avec netteté et exactitude. C’est pourtant un fort vieux mot : il se lit déjà dans Hérodote et dans Eschyle au Ve siècle avant J.-C. [2] ; il a derrière lui une histoire riche et variée qui devrait, semble-t-il, le défendre contre les fantaisies d’un usage arbitraire. A vrai dire, n’est-ce pas au fond le prestige de cette histoire, avec toutes les résonances qu’elle attache à ce mot, qui attire précisément vers lui ?

Je ne prétends pas tracer ici en détail l’histoire du mot de mystique, ni même comparer et classer les innombrables définitions qui en ont été données. Je voudrais simplement et brièvement distinguer l’usage théologique actuel de ce mot, soit de ses usages passés, soit des ses usages actuels en dehors de la théologie, et arriver ainsi à préciser quelles me paraissent être présentement les principales acceptions de cet usage théologique.

Une brève question préalable : faut-il définir mystique ou mysticisme ? Le Vocabulaire de la Société française de Philosophie définit d’abord mysticisme et, pour le sens de mystique, renvoie en général à cette première définition [3]. Au contraire le vigoureux et pénétrant philosophe qui, sous le pseudonyme de Sophrone, s’est essayé à son tour à classer les sens du même terme, s’attache avant tout à la forme mystique [4]. Sophrone me paraît avoir pleinement raison : par le choix de mysticisme, M. A Lalande est amené à définir le sens propre A de ce terme : « croyance à la possibilité d’une union intime et directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être, union constituant à la fois un mode d’existence et un mode de connaissance étrangers et supérieurs à l’existence et à la connaissance normales. » En d’autres termes le mysticisme vient se classer parmi les systèmes ou les opinions philosophiques à côté du panthéisme, du matérialisme ou du déterminisme : ce qui est sens réel sans doute, mais dérivé. En réalité, ce qui est premier ce sont des faits, des états intérieurs, que l’on s’accorde plus ou moins à qualifier de mystiques, et le mysticisme philosophique défini par M. Lalande consistera essentiellement à regarder comme réels « les modes d’existence ou de connaissance supérieurs » dont la conscience constitue essentiellement ces états intérieurs. A ce point de vue donc, J.-H. Leuba a raison lui aussi de mettre au début de son nouveau livre la définition suivante, non pas de mysticisme, mais de mystique, qui signifiera pour lui « tout état intérieur qui, aux yeux de celui qui l’éprouve, apparaît comme un contact (non par le moyen des sens, mais « immédiat », « intuitif ») ou comme une union de soi avec plus grand que soi, qu’on l’appelle l’âme du monde, Dieu, l’absolu ou de tout autre nom que l’on voudra » [5].

« Mystique » est, on le sait, un adjectif grec, étymologiquement apparenté aux verbes mnw (fermer, clore, la bouche, en particulier), mnew (initier aux cultes secrets) et aux substantifs mnsthz (celui qui initie), mnsthrion (« mystères » religieux d’Eleusis, etc., et au sens profane secret en général) : tous ces mots, comme mystique lui-même, existent dès le cinquième siècle. On nous dit que mystique (mnstixoz) est employé uniquement au sens religieux chez les Grecs ; mystère au contraire a de bonne heure (par exemple, fragment 695 de Ménandre) le sens profane de secret ; on peut se demander cependant si le sens religieux n’a pas été le plus ancien.

Le mot de mystère, employé déjà dans certains livres de l’Ancien Testament (deutérocanoniques et Daniel), devient assez fréquent dans le Nouveau Testament, surtout chez saint Paul (21 fois, sur 28 pour tout le Nouveau Testament), avec le triple sens nouveau nettement marqué par le P. Prat : secret de Dieu relativement au statut des hommes ; — sens caché, symbolique ou typique d’une institution, d’un récit, d’un tableau ; — chose dont l’action est cachée ou qui de fait n’est pas connue [6]. Dans la langue ecclésiastique, mystère servira à désigner les rites symboliques des sacrements, particulièrement les trois sacrements d’initiation, baptême, confirmation et eucharistie ; puis plus tard une chose qui dépasse les lumières de la raison. Nous n’avons pas à nous arrêter ici, l’évolution du mot mystique s’étant assez vite poursuivie d’une façon indépendante.

Mystique ne se trouve pas dans le Nouveau Testament, ni chez les Pères apostoliques ; on le rencontre dans le Contra Hæreses d’Hippolyte, mais à propos des doctrines païennes [7] ; dans un fragment d’Irénée, il a peut-être seulement le sens général de secret, bien qu’il soit déjà appliqué aux préceptes donnés par Dieu au premier homme... [8] En tout cas dès le IIIe siècle le mot entre dans la langue religieuse chrétienne.

Il sera employé avec trois sens principaux, divers, bien que dérivant de l’usage grec religieux, et qui se développeront parallèlement jusqu’à nous, non sans qu’il leur arrive cependant plus d’une fois de se mêler, ou  d’influer l’un sur l’autre à leurs frontières.

C’est d’abord l’usage liturgique : est mystique ce qui a rapport au culte chrétien. Saint Athanase nous parle ainsi de la coupe mystique servant à la célébration de l’Eucharistie [9] ; tout particulièrement le terme sera appliqué au sens symbolique caché dans les rites de ce culte.

Par là nous rejoignons le second sens : mystique s’entendra de tout symbolisme religieux, et plus particulièrement désignera l’interprétation typique, allégorique de l’Écriture Sainte ; ainsi s’opposera au sens littéral du texte inspiré, le sens mystique auquel les alexandrins s’attachèrent avec une préférence si marquée.

De ces sens liturgique et exégétique, nous n’avons pas à nous occuper ici [10] ; celui qui nous intéresse directement est le troisième, le sens qu’on pourrait appeler théologique. Au IIIe siècle déjà, Origène nous parle des (mots grecs...), de la (mots grecs...) [11] et de Méthode d’Olympe des (mots grecs...) [12]. Le sens de ces expressions est très clair : dans la première, Origène distingue des vérités morales, plus accessibles, qui sont comme le pain, des doctrines plus hautes qui sont le vin, et Méthode se sert du même mot mystique pour caractériser ces enseignements plus relevés de notre foi qui, dit-il, ne doivent pas être « jetés aux porcs ». Il s’agit donc là de vérités religieuses plus cachées, plus profondes, d’une connaissance plus haute plus intime.

Ce sens se précisera encore au IVe siècle, dans l’expression de « théologie mystique » chez Marcel d’Ancyre qui, dans un fragment conservé par Eusèbe, nous parle de « théologie ineffable et mystique ». La théologie désignant alors la connaissance de la nature de Dieu, il s’agit donc là d’une connaissance plus cachée, plus intime, de cette divine nature. C’est en ce sens que l’expression sera employée, à la fin du Ve siècle, par l’auteur des écrits aréopagitiques, le Pseudo Denys, et que par lui elle sera transmise au Moyen Âge latin. Toutefois chez Denys, au double élément que la notion de mystique contenait depuis ses origines (chose, connaissance, religieuse et cachée) vient s’en ajouter un troisième, savoir l’idée de connaissance immédiate, expérimentale, puisée dans l’union avec Dieu, tirée de ses opérations en nous, et s’opposant ainsi à la connaissance déductive, rationnelle [13].

En outre, avec le temps, l’expression se dédoublera et nous trouverons dans les œuvres de Gerson deux traités de théologie mystique spéculative [14], la première désignant la connaissance même de Dieu puisée dans la contemplation infuse par ceux qui en sont favorisés, la seconde l’étude scientifique et théologique de cette connaissance, de sa nature, de ses conditions, effets, etc.

Ce dernier sens de la théologie mystique spéculative se développe à son tour, on en viendra, au XVIe siècle, à donner ce titre de théologie mystique à des ouvrages traitant tout l’ensemble des questions relatives à la vie spirituelle, considérée comme ayant son but essentiel dans la contemplation.

Au XVIIe siècle, au contraire, du moins dans la seconde partie du siècle, se produit un mouvement inverse de rétrécissement dans le sens du mot mystique. Le titre même de l’ouvrage de Bossuet contre Fénelon, Mystici in tuto, réserve ce qualificatif de mystiques à une catégorie particulière d’écrivains spirituels, ceux qui traitent des grâces de contemplation infuse. A ce moment, en effet, on voit se dessiner la distinction, qui deviendra courante au siècle suivant, entre les deux termes d’ascétique et de mystique. Tandis que l’expression théologie mystique était depuis des siècles en usage, celle de théologie ascétique ne me semble pas avoir été employée avant le milieu du XVIIe siècle : le plus ancien, ou l’un des plus anciens emplois que je connaisse est le livre de la Theologia ascetica publié en 1658, à Rome, par le P. Schorrer, sj, ouvrage du reste qui en réalité traite de la vie spirituelle dans tout son ensemble, y compris la contemplation infuse. Que ce soit en raison du succès de cette nouvelle expression de théologie ascétique, que ce soit plutôt par suite des défiances et des timidités provoquées par la crise quiétiste à l’égard de tout ce qui est ou se dit mystique, il est certain qu’au XVIIIe siècle, on tend à réserver ce terme de mystique aux grâces d’oraison infuse, dans le sens le plus strict du mot, et à étendre le terme d’ascétique à tout le reste de la vie spirituelle. Il suffira de citer au XVIIIe siècle les deux Directoires, ascétique et mystique de Scaramelli (1753-1754), et à la fin du XIXe siècle les deux volumes, Théologie ascétique et Théologie mystique du Traité de la vie intérieure du P. Maynard (1884).

De nouveau, depuis une trentaine d’années, la faveur croissante qui s’attache aux études de mystique et le mouvement remarquable des âmes vers la vie intérieure, ont amené à étendre beaucoup l’usage du mot mystique ; mais ceci est déjà l’usage actuel que nous allons examiner de plus près.

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Pour mettre plus de clarté dans cet examen, il sera utile de distinguer trois milieux différents dans lesquels nous trouvons usité le mot de mystique : la masse des gens cultivés, les psychologues, les théologiens et écrivains spirituels. L’emploi du mot dans les deux premiers milieux dérive directement, non de l’usage ancien des philosophes grecs, mais de l’usage chrétien du moyen âge et des derniers siècles. Néanmoins nous examinerons d’abord brièvement l’usage de ces deux  premiers milieux, pour nous arrêter ensuite un peu plus sur le troisième.

Mystique n’est pas un mot de la langue populaire : il ne semble guère y être employé qu’avec une nuance péjorative et un sens très vague de piété exagérée. Dans les milieux cultivés au contraire il est fort employé et accouplé avec les termes les plus variés, parfois les plus inattendus. Toutefois, plus ou moins confusément, on y retrouvera, je crois, à peu près toujours le double élément de chose obscure, extra ou supra-rationelle, atteinte par l’intuition ou expérience, et en même temps ayant un certain caractère sacré, au sens le plus large, attirant le respect et rendant intangible. On a parlé, par exemple, du mysticisme communiste : qu’est-ce dire ? Ne veut-on pas indiquer par là l’attachement à certains principes admis sans discussion, pour des motifs d’ordre sentimental ou instinctif, plus que par raison, placés à priori au-dessus de tout conteste, intangibles et sacrés ? De même lorsque dans certaines classifications bibliographiques et dans les catalogues de bouquinistes on voit réunis dans la même section : « mystiques, théosophie, occultisme », ce qui fait le lien entre ces trois termes pour ceux qui les rapprochent, c’est l’idée d’atteindre par des voies cachées un monde, un ordre de choses qui échappent à notre connaissance ordinaire, qui s’opposent aux réalités manipulées par les sciences positives, qui revêtent un certain caractère sacré, impressionnant. C’est encore ce même double élément qui est à la base de l’emploi péjoratif du mot mystique par les hommes à formation et à tendances positivistes, scientistes : quand M. Dürkheim, par exemple, parlait à la Société française de philosophie [15] d’une « conception, en apparence mystique, de l’acte sexuel », il entend par là une manière d’envisager cet acte qui « semble solidaire d’un ensemble de croyances confessionnelles », donc à la fois religieuse et obscure, irrationnelle.

Le Vocabulaire de la Société française de philosophie enregistre ce sens péjoratif du mot mystique appliqué : « 1° aux croyances et aux doctrines qui reposent plus sur le sentiment d’intuition... que sur l’observation et le raisonnement... 2° aux croyances ou doctrines qui déprécient ou rejettent la réalité sensible, au profit d’une réalité inaccessible au sens... » [16]

Le même vocabulaire définit ainsi le sens propre du mot mysticisme (A) en philosophie ; « ... croyance à la possibilité d’une union intime et directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être, union constituant à la fois un mode d’existence et un mode de connaissance étrangers et supérieurs à l’existence et à la connaissance normales ». Définition qui est complétée en somme par celle du sens B : « Ensemble des dispositions affectives, intellectuelles et morales qui se rattachent à cette croyance. “Le phénomène essentiel du mysticisme est ce qu’on appelle l’extase, un état dans lequel toute communication étant rompue avec le monde extérieur, l’âme a le sentiment qu’elle communique avec un objet interne qui est l’être parfait, l’être infini, Dieu. Mais ce serait se faire du mysticisme une idée incomplète que de le concentrer tout entier dans ce phénomène qui en est le point culminant. Le mysticisme est essentiellement une vie, un mouvement, un développement d’un caractère et d’une direction déterminée.” E. BOUTROUX... »

En 1909, le P. Maréchal notait avec raison (à propos de la définition de Boutroux incorporée à celle du Vocabulaire) le progrès que marque cette conception de la mystique sur « la vue un peu courte de pamphlétaires, de médecins grossement psychologues ou de dévots moins éclairés », qui trop souvent n’a su discerner parmi les manifestations de l’état mystique « que les phénomènes somatiques, les bizarreries pieuses et le gros merveilleux » [17]. Tous les psychologues sérieux sont d’accord aujourd’hui pour ranger les visions, stigmatisations, lévitations, etc., en dehors des phénomènes proprement mystiques, que du reste ils peuvent accompagner plus ou moins fréquemment.

Toutefois, je crois que, pratiquement sinon théoriquement, la plupart des psychologues non catholiques continuent, comme le faisait Boutroux dans le passage cité à l’instant, à regarder l’extase comme le phénomène essentiel, le point culminant, de la mystique : avec le même philosophe ils ajoutent qu’elle n’est pas tout le mysticisme ; mais pour eux c’est elle qui le caractérise et les autres phénomènes ou états ne sont mystiques qu’en tant qu’ils la préparent, l’accompagnent ou en sont la conséquence. Dons pas de mystique sans extase. C’est même ce phénomène de l’extase religieuse qui forme le lien, le trait commun, leur permettant de grouper sous une étiquette commune les mystiques des diverses religions positives, et même des états relevant uniquement d’une religiosité indéterminée plus ou moins panthéiste.

Ainsi Leuba ne fait pas entrer le mot d’extase dans sa définition de la mystique que j’ai citée plus haut : mais en fait, dès le chapitre second de son livre, c’est « l’extase mystique » qui forme l’étiquette commune sous laquelle viennent se grouper les phénomènes les plus dissemblables, depuis l’ivresse rituelle des peuples primitifs, jusqu’aux extases les plus hautes, les plus purement spirituelles d’une sainte Thérèse [18].

Beaucoup plus justement M. de Montmorand concentre son étude sur la Psychologie des mystiques catholiques orthodoxes et se refuse à faire de l’extase le point culminant du mysticisme orthodoxe dont elle n’est pour lui qu’une étape [19]. Mais ses vues n’ont point encore prévalu dans les milieux de psychologues.

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Chez les théologiens et écrivains spirituels un peu soucieux d’exactitude, au contraire, l’accord semble fait aujourd’hui sur ce point. Même ceux qui estiment l’extase une étape normale du développement mystique le P. Poulain par exemple), sont très nets à ce sujet : l’extase n’est pas le phénomène essentiel et caractéristique des états mystiques, elle n’en est qu’une conséquence (nécessaire pour les uns, accidentelle pour les autres), à un certain stade du progrès de ces états.

Le point de vue expérimental, a posteriori, ces mêmes théologiens me paraissent aussi être d’accord pour distinguer les faits mystiques de la vie intérieure par un triple caractère : 1° simplification, s’opposant à la multiplicité des actes d’intelligence et de volonté, au caractère discursif, varié, de ces actes ; 2° passivité plus ou moins consciente de ces actes, dans lesquels l’âme a le sentiment d’être menée plus que de se diriger elle-même ; par suite impossibilité de se procurer à volonté ces états, parfois même de résister à l’action de Dieu en soi ; 3° sentiment de la présence de Dieu en l’âme, du caractère expérimental, savoureux, intime, profond et obscur de la connaissance de Dieu dont on jouit en ces états, s’opposant à la connaissance rationnelle, notionnelle.

Si l’on veut dépasser ces éléments descriptifs et donner des faits mystiques de la vie spirituelle une définition plus complète, plus ontologique, qui leur assigne leur place dans l’ensemble du monde surnaturel, tel qu’il nous est manifesté par la foi, l’accord n’est plus le même.

Les uns, comme le P. Garrigou-Lagrange OP, définissent la mystique en fonction du rôle prédominant que prennent à un moment donné dans la vie spirituelle les Dons du Saint-Esprit et leur mode d’opérer supra humain, s’opposant au mode humain des simples vertus surnaturelles [20]. Pour d’autres, comme le P. Lamballe et M. Saudreau, c’est la passivité de l’amour infus qui distingue la mystique [21]. Pour le P. Poulain, pour Mgr Farges [22], c’est une perception immédiate de Dieu lui-même. Pour Mgr Zahn [23], la mystique se confond avec la troisième des voies spirituelles, la vie unitive. Pour le P. Feuling OSB , ascétique et mystique sont deux aspects généraux et essentiels de toute vie intérieure, l’un représentant notre part d’effort personnel, l’autre l’action de Dieu en nous, prévenant et soutenant cet effort par sa grâce. Les uns tiennent qu’entre les états intérieurs d’ordre mystique et les autres, il n’y a qu’une différence de degré : par exemple plus de passivité, plus de place faite au mode supra humain des Dons du Saint-Esprit. Les autres maintiennent fermement qu’il y a une différence d’espèce : par exemple, dans les états mystiques Dieu donne à l’âme la conscience de son union avec lui par la grâce sanctifiante, grâce dont la réalité en dehors de ces états est connue par la foi, mais non par l’expérience (P. KLEUGTEN, P. BAINVEL) [24].

Il me semble cependant possible de ramener ces diverses conceptions à une certaine unité qui respecte la diversité des opinions tout en permettant de s’entendre et de s’exprimer clairement. Il y a, en effet, pratiquement aujourd’hui parmi les théologiens un triple emploi, de plus en plus strict, du mot mystique, répondant à trois degrés inégaux selon lesquels se vérifient dans la vie spirituelle les trois caractères expérimentaux signalés plus haut et généralement admis.

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A. — Sens large : mystique désigne l’aspect de passivité qui se trouve dans toute vie intérieure. Toute vie intérieure, à côté d’un aspect plus actif (exercices, actes de vertu, méthodes...), en a un plus passif : action de la grâce nécessaire à tout acte bon, — surtout passivité plus sentie dans les consolations et désolations spirituelles qui, sous quelque forme, se retrouvent dans toute vie intérieure, qui donnent à toutes les âmes un peu ferventes un certain goût des choses de Dieu et mettent par là quelque chose d’expérimental dans leur connaissance du monde surnaturel.

B. — Chez certaines âmes plus avancées dans la vie spirituelle, l’ensemble de la vie intérieure prend un caractère de passivité beaucoup plus accentué vis-à-vis de l’action de la grâce en elle. Parfaitement dociles à cette action de la grâce, sentie ou non, à cette loi intérieure gravée en elles par le Saint-Esprit, elles en viennent à être conduites d’une façon de plus en plus habituelle, par ces instincts surnaturels, ces motions divines auxquelles les Dons du Saint-Esprit les rendent toujours plus sensibles. Cet état amène chez elles un simplification générale de toute la vie spirituelle, leur rend les choses du monde surnaturel plus présentes, même quand  cette vie intérieure nouvelle prend en elles la forme obscure et désolée. Enfin cette transformation n’affecte pas seulement leur vie de prière, mais elle étend son emprise, non moins forte, sur la vie apostolique ou charitable, sur toute leur activité aussi bien dans les œuvres que dans la prière. Celle-ci, tout en participant à ce caractère général de la vie spirituelle, pourra fort bien ne pas revêtir les formes strictement contemplatives décrites par une sainte Thérèse. L’état de ces âmes sera dit mystique en un sens plus strict.

C. — Enfin chez certaines âmes, la vie de prière, l’oraison mentale, peut prendre une forme plus simplifiée, plus passive et développer ainsi en elles une connaissance de Dieu plus nettement expérimentale ; c’est la contemplation infuse et terme de mystique en un sens strictement propre sera réservé à caractériser ces grâces d’oraison et l’état des âmes qui les ont reçues. Que ces grâces comportent un élément nouveau, spécifiquement différent de ceux qui constituaient déjà la vie spirituelle, ou bien qu’elles ne se distinguent des grâces précédentes que par une différence de degré, les théologiens sont d’accord pour faire rentrer parmi elles les formes d’oraison mentale décrites par sainte Thérèse sous les noms d’union transformante, union pleine ou extatique, union commencée, et même oraison de quiétude.

Ainsi donc le mot mystique est employé en fait aujourd’hui, au sens large pour caractériser un aspect de toute vie spirituelle surnaturelle ; en un sens plus strict pour caractériser l’ensemble de la vie spirituelle chez certaines âmes ; en un sens strictement propre pour caractériser chez certaines âmes, une forme particulière d’oraison mentale.

Pratiquement, il semble qu’on puisse retenir, sans danger d’équivoque dangereuse, le sens large A dans des expressions comme : aspect mystique, côté mystique de la vie intérieure. Mais les mots vie mystique, état mystique devraient être strictement réservés au sens B, et ceux de grâces mystiques, oraison mystique, contemplation mystique, aux grâces qui rentrent dans le sens C.

Tout ceci sans préjudice des emplois liturgique et exégétique du mot mystique, tels qu’ils ont été définis plus haut et peuvent être conservés sans inconvénient, pourvu toutefois qu’on évite de les mêler dans le même exposé avec l’usage théologique et spirituel que j’ai essayé de définir.

Ai-je besoin de dire en terminant que ces quelques remarques n’ont d’autre but que de constater quel paraît être l’usage actuel : cet usage n’est-il pas en matière de langage la supra lex ? Il n’est pas inutile cependant de chercher à le dégager avec plus de clarté ; aussi serais-je fort heureux si ces brèves notes pouvaient amener de plus experts que moi à y ajouter leurs propres observations. Celles-ci seraient reçues avec la plus vive reconnaissance et contribueraient sans doute à amener peu à peu, au moins entre théologiens et homes d’étude, un peu plus d’unité dans la manière d’employer un mot aussi usité que celui de mystique [25].


[1] Début du XXe siècle, années 20.

[2] HÉRODOTE, VIII, 65. — ESCHYLE cité par un scoliaste sur Œdipe à Colone, 1049.

[3] Article de M. A. LALANDE, Bulletin de la Société française de Philosophie, XI (1911), p. 169-171.

[4] Le mot « mystique », note publiée en 1919 dans le Bulletin des catholiques écrivains et publicistes du regretté Ch. Luce et reproduit dans la Revue pratique d’Apologétique, t. 28 (1919), p. 547-556.

[5] Psychologie du mysticisme religieux, Paris, 1925, p. 1. Je n’ai pas à discuter ici le fond même de cette définition, je le ferai brièvement plus bas.

[6] Théologie de saint Paul, II6 (1923), p. 467. Le P. Prat regarde le sens profane de mystère, secret en général, comme primitif : mais l’exemple cité de Méandre est plus récent que les emplois religieux cités par les dictionnaires chez Hérodote, Thucydide...

[7] HIPPOLYTE, Contra Hæreses, V, n. 8, 28, 22. Édition de Berlin, t. III, p. 80, 85, 83.

[8] IRÉNÉE, Fg. 14, PG. 7, 1237 B. — Cf. aussi CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Stromates, V. 10, PG. Q, 97 B.

[9] ATHANASE. Apologie contre les Ariens, 8, PG. 25,, 264 A.

[10] On les trouvera étudiés dans l’article de SOPHRONE cité plus haut, p. 548-551.

[11] ORIGÈNE, In Jean, I, 30 et XIII, 25, M. 14, 80 et 440.

[12] MÉTHODE D’OLYMPE, de Creatis, 1, édition de Berlin, p. 494. Dans de Autexusio, 1, (p. 146) parlant de la qeia siconomia, dit que les uns psohdon mnsticvz,  et les autres interprètent ce que les premiers ont ainsi annoncé.

[13] DENYS LE CHARTREUX, de la Contemplation, I, 26, définira ainsi la théologie mystique en l’opposant à la théologie symbolique, nous faisant connaître Dieu d’après les « proprietates et similitudines corporum », et à la théologie propre qui l’étudie dans ses créatures intellectuelles.

[14] GERSON, Œuvres, édition Dupin, t. III, p. 399 et 361.

[15] Bulletin, XI, 1911, p. 34.

[16] Bulletin, XI, 1911, p. 170, sens D.

[17] Article A propos du sentiment de présence... (1908-1909) reproduit dans Études sur la psychologie des mystiques, Bruges-Paris, 1924, p. 132.

[18] Psychologie du mysticisme religieux, Paris, 1925.

[19] Ouvrage cité, Paris, 1920, p. 204.

[20] Perfection et contemplation, 1923, I, p. 27.

[21] SAUDREAU, État mystique, 2, 1921, p. 73 ss.. — LAMBALLE, La contemplation, p. 18.

[22] FARGES, Phénomènes mystiques 2, 1923, I, p. 70 ss.

[23] Chrisliche Mystik 3, 1922, n. 27-28.

[24] BAINVEL, Introduction aux Grâces d’Oraison de POULAIN, 10e édition, 1922, n. 12, p. XXX. — La même doctrine est proposée par le P. E. DORSH dans une intéressante note parue pendant que celle-ci était à l’impression. (1926).

[25] Revue d’ascétique et de Mystique Numéro 25 – janvier 1926 – Toulouse.
 

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