Comme tous les mots à succès, comme Liberté, Science,
Démocratie..., et plus encore qu’eux peut-être, le mot de mystique paie
sa vogue actuelle
par une crise
d’imprécision, qui décourage presque de l’employer quiconque a souci d’exprimer
sa pensée avec netteté et exactitude. C’est pourtant un fort vieux mot : il se
lit déjà dans Hérodote et dans
Eschyle au Ve siècle
avant J.-C.
; il a
derrière lui une histoire riche et variée qui devrait, semble-t-il, le défendre
contre les fantaisies d’un usage arbitraire. A vrai dire, n’est-ce pas au fond
le prestige de cette histoire, avec toutes les résonances qu’elle attache à ce
mot, qui attire précisément vers lui ?
Je ne prétends pas tracer ici en détail l’histoire du mot de
mystique, ni même comparer et classer les innombrables définitions qui en
ont été données. Je voudrais simplement et brièvement distinguer l’usage
théologique actuel de ce mot, soit de ses usages passés, soit des ses usages
actuels en dehors de la théologie, et arriver ainsi à préciser quelles me
paraissent être présentement les principales acceptions de cet usage
théologique.
Une brève question préalable : faut-il définir mystique
ou mysticisme ? Le Vocabulaire de la Société française de Philosophie
définit d’abord mysticisme et, pour le sens de mystique, renvoie en
général à cette première définition
.
Au contraire le vigoureux et pénétrant philosophe qui, sous le pseudonyme de
Sophrone,
s’est essayé à son tour à classer les sens du même terme, s’attache avant tout à
la forme mystique
.
Sophrone me
paraît avoir pleinement raison : par le choix de mysticisme,
M. A Lalande
est amené à définir le sens propre A de ce terme : « croyance à la
possibilité d’une union intime et directe de l’esprit humain au principe
fondamental de l’être, union constituant à la fois un mode d’existence et un
mode de connaissance étrangers et supérieurs à l’existence et à la connaissance
normales. » En d’autres termes le mysticisme vient se classer parmi les
systèmes ou les opinions philosophiques à côté du panthéisme, du matérialisme ou
du déterminisme : ce qui est sens réel sans doute, mais dérivé. En réalité, ce
qui est premier ce sont des faits, des états intérieurs, que l’on s’accorde plus
ou moins à qualifier de mystiques, et le mysticisme philosophique défini
par M. Lalande
consistera essentiellement à regarder comme réels « les modes d’existence ou de
connaissance supérieurs » dont la conscience constitue essentiellement ces états
intérieurs. A ce point de vue donc,
J.-H. Leuba a
raison lui aussi de mettre au début de son nouveau livre la définition suivante,
non pas de mysticisme, mais de mystique, qui signifiera pour lui
« tout état intérieur qui, aux yeux de celui qui l’éprouve, apparaît comme un
contact (non par le moyen des sens, mais « immédiat », « intuitif »)
ou comme une union de soi avec plus grand que soi, qu’on l’appelle l’âme du
monde, Dieu, l’absolu ou de tout autre nom que l’on voudra »
.
« Mystique » est, on le sait, un adjectif grec,
étymologiquement apparenté aux verbes
mnw (fermer, clore, la bouche, en particulier),
mnew (initier aux
cultes secrets) et aux substantifs
mnsthz (celui qui initie),
mnsthrion
(« mystères » religieux d’Eleusis, etc., et au sens profane secret en
général) : tous ces mots, comme mystique lui-même, existent dès le cinquième
siècle. On nous dit que mystique (mnstixoz)
est employé uniquement au sens religieux chez les Grecs ; mystère au
contraire a de bonne heure (par exemple, fragment 695 de Ménandre) le sens
profane de secret ; on peut se demander cependant si le sens religieux n’a pas
été le plus ancien.
Le mot de mystère, employé déjà dans certains livres
de l’Ancien Testament (deutérocanoniques et Daniel), devient assez fréquent dans
le Nouveau Testament, surtout chez saint Paul (21 fois, sur 28 pour tout le
Nouveau Testament), avec le triple sens nouveau nettement marqué par le
P. Prat : secret de Dieu relativement au statut des
hommes ; — sens caché, symbolique ou typique d’une institution, d’un récit,
d’un tableau ; — chose dont l’action est cachée ou qui de fait n’est pas
connue
. Dans la
langue ecclésiastique, mystère servira à désigner les rites symboliques des
sacrements, particulièrement les trois sacrements d’initiation, baptême,
confirmation et eucharistie ; puis plus tard une chose qui dépasse les lumières
de la raison. Nous n’avons pas à nous arrêter ici, l’évolution du mot
mystique s’étant assez vite poursuivie d’une façon indépendante.
Mystique ne se trouve pas dans le Nouveau Testament,
ni chez les Pères apostoliques ; on le rencontre dans le Contra Hæreses
d’Hippolyte, mais à propos des doctrines païennes
;
dans un fragment d’Irénée, il a peut-être seulement le sens général de secret,
bien qu’il soit déjà appliqué aux préceptes donnés par Dieu au premier homme...
En tout cas
dès le IIIe siècle le mot entre dans la langue religieuse chrétienne.
Il sera employé avec trois sens principaux, divers, bien que
dérivant de l’usage grec religieux, et qui se développeront parallèlement
jusqu’à nous, non sans qu’il leur arrive cependant plus d’une fois de se mêler,
ou d’influer l’un sur l’autre à leurs frontières.
C’est d’abord l’usage liturgique : est mystique ce qui a
rapport au culte chrétien. Saint Athanase nous parle ainsi de la coupe
mystique servant à la célébration de l’Eucharistie
;
tout particulièrement le terme sera appliqué au sens symbolique caché dans les
rites de ce culte.
Par là nous rejoignons le second sens : mystique s’entendra
de tout symbolisme religieux, et plus particulièrement désignera
l’interprétation typique, allégorique de l’Écriture Sainte ; ainsi s’opposera au
sens littéral du texte inspiré, le sens mystique auquel les alexandrins
s’attachèrent avec une préférence si marquée.
De ces sens liturgique et exégétique, nous
n’avons pas à nous occuper ici
; celui qui
nous intéresse directement est le troisième, le sens qu’on pourrait appeler
théologique. Au IIIe siècle déjà, Origène nous parle des (mots
grecs...), de la (mots grecs...)
et de
Méthode d’Olympe des (mots grecs...)
. Le sens de
ces expressions est très clair : dans la première, Origène distingue des vérités
morales, plus accessibles, qui sont comme le pain, des doctrines plus hautes qui
sont le vin, et Méthode se sert du même mot mystique pour caractériser
ces enseignements plus relevés de notre foi qui, dit-il, ne doivent pas être
« jetés aux porcs ». Il s’agit donc là de vérités religieuses plus cachées, plus
profondes, d’une connaissance plus haute plus intime.
Ce sens se précisera encore au IVe siècle, dans
l’expression de « théologie mystique » chez Marcel d’Ancyre qui, dans un
fragment conservé par Eusèbe, nous parle de « théologie ineffable et mystique ».
La théologie désignant alors la connaissance de la nature de Dieu, il
s’agit donc là d’une connaissance plus cachée, plus intime, de cette divine
nature. C’est en ce sens que l’expression sera employée, à la fin du Ve
siècle, par l’auteur des écrits aréopagitiques, le Pseudo Denys, et que par lui
elle sera transmise au Moyen Âge latin. Toutefois chez Denys, au double élément
que la notion de mystique contenait depuis ses origines (chose,
connaissance, religieuse et cachée) vient s’en ajouter un
troisième, savoir l’idée de connaissance immédiate, expérimentale, puisée
dans l’union avec Dieu, tirée de ses opérations en nous, et s’opposant ainsi à
la connaissance déductive, rationnelle
.
En outre, avec le temps, l’expression se dédoublera et nous
trouverons dans les œuvres de
Gerson deux traités de théologie mystique
spéculative
, la première
désignant la connaissance même de Dieu puisée dans la contemplation infuse par
ceux qui en sont favorisés, la seconde l’étude scientifique et théologique de
cette connaissance, de sa nature, de ses conditions, effets, etc.
Ce dernier sens de la théologie mystique spéculative se
développe à son tour, on en viendra, au XVIe siècle, à donner ce
titre de théologie mystique à des ouvrages traitant tout l’ensemble des
questions relatives à la vie spirituelle, considérée comme ayant son but
essentiel dans la contemplation.
Au XVIIe siècle, au contraire, du moins dans la
seconde partie du siècle, se produit un mouvement inverse de rétrécissement dans
le sens du mot mystique. Le titre même de l’ouvrage de
Bossuet contre Fénelon, Mystici in tuto,
réserve ce qualificatif de mystiques à une catégorie particulière
d’écrivains spirituels, ceux qui traitent des grâces de contemplation infuse. A
ce moment, en effet, on voit se dessiner la distinction, qui deviendra courante
au siècle suivant, entre les deux termes d’ascétique et de mystique.
Tandis que l’expression théologie mystique était depuis des siècles en
usage, celle de théologie ascétique ne me semble pas avoir été employée
avant le milieu du XVIIe siècle : le plus ancien, ou l’un des plus
anciens emplois que je connaisse est le livre de la Theologia ascetica
publié en 1658, à Rome, par le P.
Schorrer, sj, ouvrage du reste qui en réalité traite de la vie
spirituelle dans tout son ensemble, y compris la contemplation infuse. Que ce
soit en raison du succès de cette nouvelle expression de théologie ascétique,
que ce soit plutôt par suite des défiances et des timidités provoquées par la
crise quiétiste à l’égard de tout ce qui est ou se dit mystique, il est certain
qu’au XVIIIe siècle, on tend à réserver ce terme de mystique
aux grâces d’oraison infuse, dans le sens le plus strict du mot, et à étendre le
terme d’ascétique à tout le reste de la vie spirituelle. Il suffira de
citer au XVIIIe siècle les deux Directoires, ascétique
et mystique de Scaramelli
(1753-1754), et à la fin du XIXe siècle les deux volumes,
Théologie ascétique et Théologie mystique du Traité de la vie
intérieure du P. Maynard
(1884).
De nouveau, depuis une trentaine d’années, la faveur
croissante qui s’attache aux études de mystique et le mouvement
remarquable des âmes vers la vie intérieure, ont amené à étendre beaucoup
l’usage du mot mystique ; mais ceci est déjà l’usage actuel que nous allons
examiner de plus près.
● ● ●
Pour mettre plus de clarté dans cet examen, il sera utile de
distinguer trois milieux différents dans lesquels nous trouvons usité le mot de
mystique : la masse des gens cultivés, les psychologues, les théologiens et
écrivains spirituels. L’emploi du mot dans les deux premiers milieux dérive
directement, non de l’usage ancien des philosophes grecs, mais de l’usage
chrétien du moyen âge et des derniers siècles. Néanmoins nous examinerons
d’abord brièvement l’usage de ces deux premiers milieux, pour nous arrêter
ensuite un peu plus sur le troisième.
Mystique n’est pas un mot de la langue populaire : il ne
semble guère y être employé qu’avec une nuance péjorative et un sens très vague
de piété exagérée. Dans les milieux cultivés au contraire il est fort employé et
accouplé avec les termes les plus variés, parfois les plus inattendus.
Toutefois, plus ou moins confusément, on y retrouvera, je crois, à peu près
toujours le double élément de chose obscure, extra ou supra-rationelle, atteinte
par l’intuition ou expérience, et en même temps ayant un certain caractère
sacré, au sens le plus large, attirant le respect et rendant intangible. On a
parlé, par exemple, du mysticisme communiste : qu’est-ce dire ? Ne
veut-on pas indiquer par là l’attachement à certains principes admis sans
discussion, pour des motifs d’ordre sentimental ou instinctif, plus que par
raison, placés à priori au-dessus de tout conteste, intangibles et
sacrés ? De même lorsque dans certaines classifications bibliographiques et dans
les catalogues de bouquinistes on voit réunis dans la même section :
« mystiques, théosophie, occultisme », ce qui fait le lien entre ces trois
termes pour ceux qui les rapprochent, c’est l’idée d’atteindre par des voies
cachées un monde, un ordre de choses qui échappent à notre connaissance
ordinaire, qui s’opposent aux réalités manipulées par les sciences positives,
qui revêtent un certain caractère sacré, impressionnant. C’est encore ce même
double élément qui est à la base de l’emploi péjoratif du mot mystique
par les hommes à formation et à tendances positivistes, scientistes : quand
M. Dürkheim, par exemple, parlait à la Société
française de philosophie
d’une
« conception, en apparence mystique, de l’acte sexuel », il entend par là une
manière d’envisager cet acte qui « semble solidaire d’un ensemble de croyances
confessionnelles », donc à la fois religieuse et obscure, irrationnelle.
Le Vocabulaire de la Société française de philosophie
enregistre ce sens péjoratif du mot mystique appliqué : « 1° aux croyances et
aux doctrines qui reposent plus sur le sentiment d’intuition... que sur
l’observation et le raisonnement... 2° aux croyances ou doctrines qui déprécient
ou rejettent la réalité sensible, au profit d’une réalité inaccessible au
sens... »
Le même vocabulaire définit ainsi le sens propre du mot
mysticisme (A) en philosophie ; « ... croyance à la possibilité d’une union
intime et directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être, union
constituant à la fois un mode d’existence et un mode de connaissance étrangers
et supérieurs à l’existence et à la connaissance normales ». Définition qui est
complétée en somme par celle du sens B : « Ensemble des dispositions affectives,
intellectuelles et morales qui se rattachent à cette croyance. “Le phénomène
essentiel du mysticisme est ce qu’on appelle l’extase, un état dans
lequel toute communication étant rompue avec le monde extérieur, l’âme a le
sentiment qu’elle communique avec un objet interne qui est l’être parfait,
l’être infini, Dieu. Mais ce serait se faire du mysticisme une idée incomplète
que de le concentrer tout entier dans ce phénomène qui en est le point
culminant. Le mysticisme est essentiellement une vie, un mouvement, un
développement d’un caractère et d’une direction déterminée.”
E.
BOUTROUX... »
En 1909, le P.
Maréchal notait avec raison (à propos de la définition de
Boutroux incorporée à celle du
Vocabulaire) le progrès que marque cette conception de la mystique sur « la
vue un peu courte de pamphlétaires, de médecins grossement psychologues ou de
dévots moins éclairés », qui trop souvent n’a su discerner parmi les
manifestations de l’état mystique « que les phénomènes somatiques, les
bizarreries pieuses et le gros merveilleux »
.
Tous les psychologues sérieux sont d’accord aujourd’hui pour ranger les visions,
stigmatisations, lévitations, etc., en dehors des phénomènes proprement
mystiques, que du reste ils peuvent accompagner plus ou moins fréquemment.
Toutefois, je crois que, pratiquement sinon théoriquement, la
plupart des psychologues non catholiques continuent, comme le faisait
Boutroux dans le passage cité à l’instant, à regarder
l’extase comme le phénomène essentiel, le point culminant, de la
mystique : avec le même philosophe ils ajoutent qu’elle n’est pas tout le
mysticisme ; mais pour eux c’est elle qui le caractérise et les autres
phénomènes ou états ne sont mystiques qu’en tant qu’ils la préparent,
l’accompagnent ou en sont la conséquence. Dons pas de mystique sans extase.
C’est même ce phénomène de l’extase religieuse qui forme le lien, le
trait commun, leur permettant de grouper sous une étiquette commune les
mystiques des diverses religions positives, et même des états relevant
uniquement d’une religiosité indéterminée plus ou moins panthéiste.
Ainsi Leuba ne
fait pas entrer le mot d’extase dans sa définition de la mystique que j’ai citée
plus haut : mais en fait, dès le chapitre second de son livre, c’est « l’extase
mystique » qui forme l’étiquette commune sous laquelle viennent se grouper les
phénomènes les plus dissemblables, depuis l’ivresse rituelle des peuples
primitifs, jusqu’aux extases les plus hautes, les plus purement spirituelles
d’une sainte Thérèse
.
Beaucoup plus justement
M. de
Montmorand concentre son étude sur la Psychologie des mystiques
catholiques orthodoxes et se refuse à faire de l’extase le point culminant
du mysticisme orthodoxe dont elle n’est pour lui qu’une étape
.
Mais ses vues n’ont point encore prévalu dans les milieux de psychologues.
● ● ●
Chez les théologiens et écrivains spirituels un peu soucieux
d’exactitude, au contraire, l’accord semble fait aujourd’hui sur ce point. Même
ceux qui estiment l’extase une étape normale du développement mystique le
P. Poulain par exemple), sont
très nets à ce sujet : l’extase n’est pas le phénomène essentiel et
caractéristique des états mystiques, elle n’en est qu’une conséquence
(nécessaire pour les uns, accidentelle pour les autres), à un certain stade du
progrès de ces états.
Le point de vue expérimental, a posteriori, ces mêmes
théologiens me paraissent aussi être d’accord pour distinguer les faits
mystiques de la vie intérieure par un triple caractère : 1°
simplification, s’opposant à la multiplicité des actes d’intelligence et de
volonté, au caractère discursif, varié, de ces actes ; 2° passivité
plus ou moins consciente de ces actes, dans lesquels l’âme a le sentiment d’être
menée plus que de se diriger elle-même ; par suite impossibilité de se procurer
à volonté ces états, parfois même de résister à l’action de Dieu en soi ; 3°
sentiment de la présence de Dieu en l’âme, du caractère expérimental,
savoureux, intime, profond et obscur de la connaissance de Dieu dont on jouit en
ces états, s’opposant à la connaissance rationnelle, notionnelle.
Si l’on veut dépasser ces éléments descriptifs et donner des
faits mystiques de la vie spirituelle une définition plus complète, plus
ontologique, qui leur assigne leur place dans l’ensemble du monde surnaturel,
tel qu’il nous est manifesté par la foi, l’accord n’est plus le même.
Les uns, comme le
P. Garrigou-Lagrange
OP, définissent la mystique en fonction du rôle prédominant que prennent
à un moment donné dans la vie spirituelle les Dons du Saint-Esprit et
leur mode d’opérer supra humain, s’opposant au mode humain des
simples vertus surnaturelles
.
Pour d’autres, comme le
P. Lamballe et
M. Saudreau,
c’est la passivité de l’amour infus qui distingue la mystique
.
Pour le P. Poulain, pour Mgr
Farges
,
c’est une perception immédiate de Dieu lui-même. Pour
Mgr
Zahn
,
la mystique se confond avec la troisième des voies spirituelles, la vie
unitive. Pour le P.
Feuling OSB , ascétique et mystique sont deux
aspects généraux et essentiels de toute vie intérieure, l’un représentant notre
part d’effort personnel, l’autre l’action de Dieu en nous, prévenant et
soutenant cet effort par sa grâce. Les uns tiennent qu’entre les états
intérieurs d’ordre mystique et les autres, il n’y a qu’une différence de
degré : par exemple plus de passivité, plus de place faite au
mode supra humain des Dons du Saint-Esprit. Les autres maintiennent fermement
qu’il y a une différence d’espèce : par exemple, dans les états mystiques
Dieu donne à l’âme la conscience de son union avec lui par la grâce
sanctifiante, grâce dont la réalité en dehors de ces états est connue par la
foi, mais non par l’expérience (P. KLEUGTEN, P.
BAINVEL)
.
Il me semble cependant possible de ramener ces diverses
conceptions à une certaine unité qui respecte la diversité des opinions tout en
permettant de s’entendre et de s’exprimer clairement. Il y a, en effet,
pratiquement aujourd’hui parmi les théologiens un triple emploi, de plus en plus
strict, du mot mystique, répondant à trois degrés inégaux selon lesquels
se vérifient dans la vie spirituelle les trois caractères expérimentaux signalés
plus haut et généralement admis.
● ● ●
A. — Sens large : mystique désigne l’aspect de
passivité qui se trouve dans toute vie intérieure. Toute vie intérieure,
à côté d’un aspect plus actif (exercices, actes de vertu, méthodes...), en a un
plus passif : action de la grâce nécessaire à tout acte bon, — surtout passivité
plus sentie dans les consolations et désolations spirituelles qui, sous quelque
forme, se retrouvent dans toute vie intérieure, qui donnent à toutes les âmes un
peu ferventes un certain goût des choses de Dieu et mettent par là
quelque chose d’expérimental dans leur connaissance du monde surnaturel.
B. — Chez certaines âmes plus avancées dans la
vie spirituelle, l’ensemble de la vie intérieure prend un caractère de
passivité beaucoup plus accentué vis-à-vis de l’action de la grâce en elle.
Parfaitement dociles à cette action de la grâce, sentie ou non, à cette loi
intérieure gravée en elles par le Saint-Esprit, elles en viennent à être
conduites d’une façon de plus en plus habituelle, par ces instincts surnaturels,
ces motions divines auxquelles les Dons du Saint-Esprit les rendent toujours
plus sensibles. Cet état amène chez elles un simplification générale de toute la
vie spirituelle, leur rend les choses du monde surnaturel plus présentes, même
quand cette vie intérieure nouvelle prend en elles la forme obscure et désolée.
Enfin cette transformation n’affecte pas seulement leur vie de prière, mais elle
étend son emprise, non moins forte, sur la vie apostolique ou charitable, sur
toute leur activité aussi bien dans les œuvres que dans la prière. Celle-ci,
tout en participant à ce caractère général de la vie spirituelle, pourra fort
bien ne pas revêtir les formes strictement contemplatives décrites par une
sainte Thérèse. L’état de ces âmes sera dit mystique en un sens plus
strict.
C. — Enfin chez certaines âmes, la vie de prière, l’oraison
mentale, peut prendre une forme plus simplifiée, plus passive et développer
ainsi en elles une connaissance de Dieu plus nettement expérimentale ; c’est la
contemplation infuse et terme de mystique en un sens strictement
propre sera réservé à caractériser ces grâces d’oraison et l’état des âmes qui
les ont reçues. Que ces grâces comportent un élément nouveau, spécifiquement
différent de ceux qui constituaient déjà la vie spirituelle, ou bien qu’elles ne
se distinguent des grâces précédentes que par une différence de degré, les
théologiens sont d’accord pour faire rentrer parmi elles les formes d’oraison
mentale décrites par sainte Thérèse sous les noms d’union transformante, union
pleine ou extatique, union commencée, et même oraison de quiétude.
Ainsi donc le mot mystique est employé en fait aujourd’hui,
au sens large pour caractériser un aspect de toute vie spirituelle
surnaturelle ; en un sens plus strict pour caractériser l’ensemble de la vie
spirituelle chez certaines âmes ; en un sens strictement propre pour
caractériser chez certaines âmes, une forme particulière d’oraison mentale.
Pratiquement, il semble qu’on puisse retenir, sans danger
d’équivoque dangereuse, le sens large A dans des expressions comme : aspect
mystique, côté mystique de la vie intérieure. Mais les mots vie mystique,
état mystique devraient être strictement réservés au sens B, et ceux de
grâces mystiques, oraison mystique, contemplation mystique,
aux grâces qui rentrent dans le sens C.
Tout ceci sans préjudice des emplois liturgique et
exégétique du mot mystique, tels qu’ils ont été définis plus haut et peuvent
être conservés sans inconvénient, pourvu toutefois qu’on évite de les mêler dans
le même exposé avec l’usage théologique et spirituel que j’ai essayé de définir.
Ai-je besoin de dire en terminant que ces quelques remarques
n’ont d’autre but que de constater quel paraît être l’usage actuel : cet usage
n’est-il pas en matière de langage la supra lex ? Il n’est pas inutile
cependant de chercher à le dégager avec plus de clarté ; aussi serais-je fort
heureux si ces brèves notes pouvaient amener de plus experts que moi à y ajouter
leurs propres observations. Celles-ci seraient reçues avec la plus vive
reconnaissance et contribueraient sans doute à amener peu à peu, au moins entre
théologiens et homes d’étude, un peu plus d’unité dans la manière d’employer un
mot aussi usité que celui de mystique
.
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