– SUITE –
Ce léger souffle et si
pur acheva de s'éteindre le 19 février 1623. « Elle me dit
plusieurs fois en sa maladie : je vois les vierges qui m'appellent.
Elle disait ainsi : je vois les petites vierges... elles me
demandent pour aller avec elles ».
Son doux corps, de si peu de poids, fut porté sur un carrosse, au
monastère du faubourg
Saint-Jacques.
La marquise de Maignelais l'accompagna d'un carmel à l'autre et,
dans la personne d'André Duval, la Sorbonne attendrie récita les
dernières prières sur la tombe.
Telle est cette vie que
je n'ai pas su lourer, mais qui rayonne assez d'elle-même. Il y a
des saintes plus éclatantes ; au cours de nos recherches, nous en
rencontrerons plusieurs qui nous captiveront davantage, soit par
l'ardeur de leurs sentiments, soit par l'excellence de leurs dons
naturels, soit par le mérite de leurs œuvres. Je n'en connais pas de
plus exquise, de plus propre à nous renre presque sensible l'union
mystique, dans sa vérité simple et sublime.
III. Il manquerait à ce
long chapitre, un de ses paragraphes essentiels, si je ne consacrais
pas, au moins quelques pages, à la seconde des trois filles de Mme
Acarie — toutes les trois carmélites — à Marguerite, en religion,
Marguerite du Saint-Sacrement. Pour faire ici une place à ce dernier
portrait, je dois renoncer à la charmante marquise de Bréauté, Marie
de Jésus — Cousin a longuement parlé d'elle ; — renoncer à beaucoup
d'autres.
Pour bien des raisons
qu'il serait trop long de déduire, Marguerite s'impose à nos
préférences. Figure très originale et en même temps des plus
représentatives. Elle ne vit pas comme sa mère dans une extase
continuelle. Dieu ne se l'est pas gardée pour lui seul; il n'a pas
mis un sceau sur ses lèvres, comme il a fait pour Catherine de
Jésus. Elle a moins de majesté, une suréminence moins sensible que
Madeleine de Saint-Joseph. On disait de celle-ci qu’« entre
cinquante religieuses, elle se faisait reconnaître par une certaine
onction de grâce qu'elle répandait par sa présence ».
Marguerite au contraire, reste dans le rang, disparaît sans peine.
De petite taille et d'une humeur aussi peu solennelle que possible,
elle ne frappe pas d'abord. Aucune auréole sur le front de cette
parisienne vive; soudaine, ronde, un peu brusque et toujours simple
dans ses propos. Une religieuse qui ne l'avait pas rencontrée encore
et qui s'approchait d'elle avec tremblement, parce qu'elle
« s'attendait de voir une personne très sérieuse et d'un air très
grave, fut étonnée de la voir avec un visage gai, un air très vif et
une manière d'agir extrêmement libre ».
Loin d'affecter les grands airs, elle cherchait plutôt à donner le
change, à jouer la sotte ou la pécheresse. Par de sinistres
confidences sur son propre compte, un jour elle affole sa mère, la
très clairvoyante Mme Acarie, qui avoue ingénument aux autres
carmélites du faubourg Saint-Jacques, « l'appréhension où elle
est que l'intérieur de sa fille ne soit en un état déplorable ».
Mme Acarie lui demande une autre fois ce qu'elle devrait faire pour
son propre avancement spirituel. « Il vous faut bien mortifier,
répond Marguerite, car comme vous avez tant enseigné les autres, et
que vous avez agi selon vos inclinations, quoique très bonnes, il y
a pourtant de votre propre jugement dans votre fait et c'est ce que
vous avez besoin de faire mourir en vous ».
Un peu surprise, mais édifiée plus encore, Mme Acarie dit la chose à
« quelques religieuses, dont une, témoignant à la Mère Marguerite
l'étonnement où elle était de ce qu'elle avait parlé à sa mère avec
tant de sévérité, lui dit en riant : “Comme vous y allez !” Notre
jeune professe ne lui fit point d'autre réponse, sinon : “Pourquoi
s'est-elle adressée à moi qu'elle sait bien n'être qu'une bête et
une étourdie ? Je n'y saurais que faire, j'ai dit ce que j'ai
pensé”. Pourtant cette liberté d'allure et de propos ne trompe
personne. On s'accorde à nous la présenter comme d'une vertu
extraordinaire. “Elle ira plus loin que sa mère”, disait le P.
Binet. Incident unique je crois dans l'histoire des procès de ce
genre, la marquise de Maignelais, en déposant pour la béatification
de la mère, ne put s'empêcher de faire aussi l'éloge de la fille,
quoique celle-ci vécût encore : “Mme Acarie, dit-elle, était sainte
; mais la Mère Marguerite, sa fille, l'est encore davantage”, M. de
Lézeau a rapporté cela d'après le greffier qui avait écrit la
déposition de la marquise de Maignelais ».
On raconte d'elle quantité de jolis miracles, mais qu'elle faisait,
si j'ose dire, sans avoir l'air d'y toucher, et à plus forte raison,
sans avoir l'air d'y croire. Avec cela, très intelligente, d'un
« esprit décisif », incomparable dans la conduite des rimes. Le
guide spirituel que l'on a composé en combinant des extraits de ses
lettres et de ses notes, est un des meilleurs livres de direction
que je connaisse.
Humaine, bonne, « fort civile et caressante »,
mais invinciblement réfractaire à toute fadeur, pour moi, si j'avais
à désigner, parmi les grandes religieuses du passé, la carmélite
idéale, celle qui répond le mieux à l'image que je me suis faite
d'une fille française de sainte Thérèse, je nommerais, presque sans
hésiter, Marguerite du Saint-Sacrement.
Elle était née à Paris
le 6 mars 159o. La marquise de Maignelais, une Gondi, je le
rappelle, et la propre tante du cardinal de Retz, a dit à plusieurs
personnes et notamment à Vincent de Paul, « qu'étant allé rendre
visite à M' Acarie, peu de temps après la naissance de Marguerite,
elle fut conduite dans une chambre où on avait mis son berceau et
qu'elle fut très surprise de le voir tout en feu, mais qu'elle fut
rassurée par la voix secrète d'un bon ange qui lui dit : “les
flammes sont la figure du feu céleste qui embrasera cette âme” ».
Nous connaissons
l'hôtel Acarie. Dans cette serre chaude, la piété de la jeune fille
mûrit très vite. On a pourtant l'impression nette qu'un
développement si précoce n'eut rien de forcé. Mal tresse
d'elle-même, comme elle sera toujours, incapable de se contrefaire,
docile sans doute mais indépendante, elle se prête aux influences
qui conviennent à sa grâce, elle échappe aux autres. Humble
profondément, prompte à se mépriser elle-même, elle n'était pas née
disciple. Elle vénère les saints amis de sa mère, elle les tient
pour d'insignes serviteurs de Dieu, mais d'aucun d'eux elle ne
portera l'empreinte. Carmélite, elle n'aura d'autres livres que
l'Imitation et que les écrits de sainte Thérèse. Peut-être
n'a-t-elle même pas ouvert les ouvrages de Bérulle, son directeur
néanmoins et très aimé. Nous avons plusieurs de ses lettres au grave
Marillac qui lui fut peut-être encore plus cher que Bérulle. Très
déférente, on voit bien qu'il ne la domine pas. Sa mère non plus, et
c'est tout dire. Placez une femme de cette trempe à la tête de
Port-Royal, Saint-Cyran n'aurait eu qu'à battre en retraite.
Parmi les visiteurs de
l'hôtel Acarie, elle avait remarqué notre Quintanadoine et lui avait
demandé quelques conseils. Voici comme elle lui écrit, alors
« qu'elle n'avait encore que douze à treize ans », ainsi que
nous l'assure Quintanadoine lui-même.
Monsieur et très
honoré Père en Notre-Seigneur Jésus. La paix de Notre-Seigneur vous
soit donnée pour humble salut. Je vous prie de m'excuser si j'ai
pris la hardiesse de vous écrire, pour vous mander la disposition en
laquelle je me suis trouvée depuis que je vous ai parlé touchant
l'oraison : je me suis aidée du livre que vous m'avez baillé et vous
en remercie très humblement; mais depuis que j'ai parlé à M. de
Bérulle, il m'a dit que je me servisse du livre de Jean Gerson, et
il me semble qu'il me sert de beaucoup, parce que je n'ai pas tant
de curiosité qu'à celui que vous m'avez baillé, où il y a beaucoup
de points trop hauts pour moi, et particulièrement sur la création
du monde et des anges. Mon esprit se perd en cela et est beaucoup
plus curieux que je ne l'avais, lorsque je vous parlai, et pour ce,
je ne m'en sers plus. Mais, par la grâce de Dieu, j'ai l'esprit plus
tranquille depuis trois ou quatre jours que je n'avais il y a deux
semaines. Je vous supplie de me faire tant de bien de m'envoyer un
scapulaire pour donner à une bonne âme, laquelle a le grand désir de
l'avoir, et aussi je vous supplierai volontiers de m'envoyer une
haire pour moi, J'en ai la dévotion, et parce que le sujet serait
trop long à vous l'écrire, je vous le dirai mieux de bouche. Je vous
prie de me l'envoyer avec le scapulaire, vous suppliant de prier
Dieu pour moi.
Un peu plus tard, mais
toujours avant l'âge de quinze ans, elle écrivait à la Mère Anne de
Saint-Barthélemy cet autre billet qui n'est pas moins surprenant :
J'ai seulement les
vertus en imagination, mais en effet, je n'en ai pas une... Ce qui
est de pire, c'est que j'ai l'esprit si prompt et léger, qu'à la
moindre contradiction qui me vient, je me laisse emporter sans le
reconnaître. Tellement que lorsque je viens pour faire l'oraison, je
me trouve sans aucune retenue ni application à Dieu. Devant que
j'aie accoisé et rendu mon esprit tranquille, j'y perds beaucoup de
temps, et j'ai toujours l'esprit si aride que rien plus.
Dans ces lettres si
au-dessus de son âge, pas un de ces mots irritants qui trahissent la
suffisance d'un enfant prodige. Elle ne s'écoute ni ne s'admire.
Très mûre sans doute, très experte dans la connaissance de soi-même
et l'appréciation des valeurs spirituelles, mais plus encore naïve
et vraie, elle dit ce qu'elle pense comme elle le pense; elle donne
leur plein sens aux mots qu'elle emploie. Chose admirable, ce
relinque curiosa, une des leçons les plus subtiles de la vie
mystique, elle l'a déjà compris. Et comme elle tient déjà les rênes
de son âme ! Entre le livre trop « curieux » que lui
proposait Quintanadoine et l'Imitation, conseillée par
Bérulle, librement, elle fait son choix.
Il y aurait plaisir à
suivre l'épanouissement de cette jeune et virile sagesse. Carmélite
à quinze ans, et bientôt prieure, en province d'abord, puis au Petit
Carmel de la rue Chapon, elle ne cessera plus de croître, mais selon
sa ligne première : vigueur, netteté, indépendance, non pas cette
indépendance, fruit de l'orgueil, qui ajoute à nos autres chaînes,
mais celle qui n'est qu'une des formes de l'oubli de soi.
Simplifiez votre
esprit, disait-elle, dans toutes les choses de néant et superflues,
oui même dans votre conduite spirituelle... Sainte Thérèse a excellé
dans cette simplification d'esprit.
Le programme de la vie
intérieure et de la mystique, pour elle, tient en deux mots :
Il faut nous oublier
nous-mêmes pour l'amour de Dieu, afin qu'il établisse notre âme hors
de nous-mêmes, pour être toute sienne, vu qu'il ne peut avoir
beaucoup de lieu en nous, lorsque nous vivons dans un si continuel
regard de nous-mêmes.
Nous aider à nous
« établir » « hors de nous-même » et en Dieu, la direction n'a
pas d'autre raison d'être ; trop nous occuper du directeur n'est
qu'une subtile façon de nous occuper et remplir de nous.
Les naturels tendres
et sensibles ont besoin d'une conduite bien solide, si on ne les
veut ruiner et perdre par une trop longue attention à leurs
plaintes. Les filles spirituelles ont de la joie d'avoir bien de
quoi dire et entretenir leurs pères spirituels. Je confesse que j'en
aurais plutôt de ne savoir que dire, tant j'ai d'aversion d'employer
le temps si mal. S'occuper de soi le moins que l'on peut, c'est bien
le meilleur.
Il faut employer nos
bons moments à nous donner à Dieu... et nous accoutumer enfin à être
hors de nous-mêmes... J'admire comme on peut tant entretenir les
directeurs ; car, pour l'ordinaire, étant toujours même chose, un
avis bien pratiqué donne assez d'ouvrage.
« Plusieurs se mettent
entre les mains d'autrui pour en jouir et y trouver repos ; en quoi,
ils se trompent bien fort », et deux fois; d'abord parce que les
directeurs ne doivent tendre qu'à nous faire mourir à nous-mêmes;
ensuite, parce que, en vérité, ils peuvent si peu ! L'assistance que
nous espérons d'eux n'est rien qui nous approche de Dieu, si Dieu
même ne nous tend pas les bras de sa bonté. Les efforts humains sont
si mêlés de faiblesses et d'ignorances que je ne sais comment nous
les osons regarder comme une chose véritable et sainte... Si un ange
était appliqué à nous répondre comme la multiplicité de nos pensées
et de notre amour-propre le désirent, il nous nuirait plutôt que de
nous servir...
Aux créatures, quelque
saintes qu'elles soient sur la terre, il n'y a que du vide pour nous
qui les recherchons, ayant du visible conforme à nous et du
trompeur; car cette créature estimée peut être un diable inconnu à
nous, puisque ayant part aux choses visibles et sensibles, elle
plaît selon l'estime ou l'affection que l'on a, qui ne peut être
utile à notre sanctification qu'en superficie. Suivons la grande
sainte Madeleine qui ne se peut arrêter aux anges ni au sépulcre où
elle les quitte, pour chercher son Maître.
« Son Maître », le
Maître intérieur qui prime tout, et auprès duquel le directeur le
plus accompli paraît si peu de chose, ou, pour mieux dire, auprès
duquel le directeur, plus il est accompli, plus il s'efface, ne
laissons pas fuir l'occasion de souligner ces beaux principes dont
je voudrais, dont je dois faire l'âme ardente et lumineuse du
présent travail.
« Au reste, continue la
Mère Marguerite, cela n'empêche pas qu'on ne se communique et qu'on
ne reçoive la conduite d'autrui. » « Les lumières que l'on reçoit
des directeurs servent beaucoup ».
Lorsque Bérulle mourut
en 1629, Marguerite écrivit à one Abbesse bénédictine de ses amies,
une lettre fort remarquable qui nous la montre au naturel, je veux
dire, à la fois très avidement soumise et très détachée, dans ses
rapports avec l'homme de Dieu qui fut le plus écouté de ses
directeurs.
Si nous mettions
notre perfection et notre salut aux hommes, nous aurions sujet de
nous inquiéter; mais étant en nos mains avec Dieu, nous n'avons qu'à
nous retirer en lui, et à faire usage de la conduite des saints
qu'il nous a donnés en notre établissement. C'est ce que je vous
désire et à toute votre maison, de recueillir la grâce pour en
profiter seule, quand la mort vous ôtera ce qu'il a plu à Dieu de
vous donner. (Elle fait allusion sans doute au présent directeur de
cette abbaye.) C'est un repos qui ne se peut dire d'être à Dieu en
tout temps, et non plus aux créatures. Puisque tout passe, et que le
bien des choses créées ne demeure pas toujours bien, nous ne sommes
pas de meilleure condition, ni plus saints que les autres, pour
avoir notre grâce stable et permanente en cette vie. Dieu me veuille
faire miséricorde en l'autre ! Il m'a donné ce que je lui ai
demandé, qui était d'entrer en religion du temps des saints et plus
grands personnages, pour prendre naissance parmi eux ; prévoyant
bien les orages que le temps pouvait apporter à ce que je voyais,
lorsque j'entrai.
Ainsi je me sens obligée à Dieu de m'avoir fait cette grâce... Il
est bon de s'accoutumer de bonne heure à n'aimer que Dieu, et qu'il
nous soit toutes choses.
Peut-être lui
voudrait-on, en cette occurrence, plus de sensibilité. Au demeurant,
je ne suis pas sûr qu'il lui manque cette fleur de tendresse qui
nous émeut dans les lettres de sainte Chantal. Les « saints et
grands personnages », dont elle parle, et Bérulle notamment, avaient
peut-être plus de vertu et de prestige que de grâce humaine. D'un
autre côté, notre vive parisienne, avec son énergie souple et douce,
s'était établie de bonne heure dans un équilibre parfait, réglant,
comme il lui plaisait, ses propres sentiments et leur expression .
« Les violences n'étant point de Dieu, pensait-elle, il ne les faut
pas entretenir ».
D'ailleurs peu d'illusions sur quoi que ce soit. « Nous trouverons,
disait-elle encore, le paradis tout nouveau, en ayant si peu goûté
sur la terre ».
« Nous avons à supporter en nous et en autrui force défauts, comme
c'est la vie de la terre de manquer de ferveur ».
« La vie intérieure est silence, souffrance et patience ».
Ni froide, ni sèche pourtant, mais, au contraire, aimable à voir, à
entendre : sa main, si peu molle, guérit les malades, ses lèvres, si
raisonnables, chassent les démons.
Nulle sécheresse non
plus dans l'esprit. Son style a quelque chose de réel, d'intense, de
discrètement passionné qui s'empare de toute l'âme. Suivez plutôt
cette déduction vigoureuse et rigoureuse.
Notre intérieur
étant sans confiance en Dieu, Nous sommes réduits dans le plus
pénible et le plus misérable. de tous les états. Voilà pourquoi le
diable, ayant pouvoir de nous travailler et de nous abattre sur ce
sujet qui fait l'appui le plus essentiel de l'âme pécheresse, il lui
est aisé de nous accabler d'un moment à l'autre, mais non pas
d'anéantir la vérité de Dieu qui tient notre âme liée à la créance
qu'il est notre Dieu, notre Père et tout notre salut.
Cette vérité que le
diable ne peut ôter, le fait enrager contre l'âme. Il la trouble et
l'obscurcit tant qu'il peut, ce que Dieu lui permet, pour notre
exercice. Ne disons point et ne donnons jamais lieu à croire que
nous sommes en l'entière séparation de Dieu. Je sais bien que les
péchés ne le méritent que trop ; mais tant que nous vivrons, il nous
faut adorer, demander et espérer les miséricordes de Dieu. Il n'y a
que l'enfer qui est impénétrable à les recevoir. Donc, puisque c'est
une vérité, ne recevons pas une suggestion qui est fausse et qui
n'honore point Dieu, savoir qu'il n'y a point de miséricorde pour
nous.
Elle est maîtresse de
sa pensée et de sa plume, comme de son âme. Disons de sa direction
ce qu'elle dit elle-même de la vie intérieure : elle « est de peu de
paroles et de grande étendue vers Dieu ».
On s'explique dès lors
que l'on ait tant recherché sa conduite. Elle avait une extrême
vivacité d'intuition et l'on croyait communément qu'une lumière
céleste lui révélait le fond des coeurs. Lorsqu'elle arriva, comme
prieure, au couvent de Saintes, raconte naïvement une de ses
religieuses, « il y avait quatre mois que j'y étais. Je dis en
moi-même : puisque cette bonne Mère est si pénitente, elle est sans
doute fort sérieuse. Il faut donc que je le paraisse aussi. Nous
allâmes toutes à la porte pour la recevoir, avec sa compagnie qui
était de quatre religieuses. Elle nous embrassa toutes ; nous
n'étions que six, et quand elle vint à moi, elle me dit : Voici ma
soeur Anne du Saint-Sacrement, ce qui m'étonna fort, n'ayant jamais
eu le bien de la voir. Mais je fus bien plus surprise, lorsque, me
passant la main sur le visage, elle me dit : « Orgueil, orgueil, ne
vous redressez point tant; marchez dans l'humilité de Jésus-Christ.
Qu'importe qu'on nous estime folles ? Il n'y a point de péché d'être
estimées telles, mais il y en peut avoir en vous redressant ainsi.
Laissez-vous aller à votre naturel... » Je ressentis une si grande
joie en mon âme des paroles qu'elle me dit, que je désirais d'être
continuellement avec elle ».
Bérulle qui l'avait vue
naître et grandir, la croyait divinement inspirée. Trop avide
peut-être de merveilleux, ce fut surtout sur la parole de la Mère
Marguerite qu'il pressa Richelieu d'assiéger la Rochelle, affirmant
que telle était la volonté de Dieu et qu'assurément le Roi prendrait
cette ville. Je ne dis pas non, et de quel droit le dirais-je ?
Néanmoins, comme l'Église nous laisse, en pareille matière, toute
notre liberté d'analyse, je suspends mon adhésion à cette merveille.
Bérulle est sincère, mais n'impose-t-il pas à la carmélite ses
propres idées ? On voit si bien, comment la chose a pu se passer. Le
progrès des huguenots le tourmente. Comme souvent, lorsqu'il est
dans l'embarras, il vient au parloir de la rue Chapon, il demande la
prieure, il dit sa propre angoisse devant la grande misère du pays.
Que faire ? Que conseiller au cardinal ? Eh! pourquoi ne pas
assiéger la forteresse des rebelles, forcer la bête dans son trou ?
Peu au courant de ces choses, Marguerite approuve la stratégie qu'on
développe devant elle, comme nous faisions, au printemps de 1915,
quand les journalistes préconisaient l'offensive générale.
Par-dessus les moyens, qui importent peu et dont elle n'est pas
juge, la carmélite est trois fois sûre que Dieu ne manquera pas à la
France catholique. Bérulle accorde cette certitude au fil de sa
propre conception et fait signe au cardinal de la part de Dieu. Tout
cela, je le répète, de la meilleure foi du monde. L'homme est ainsi
fait et, tout spécialement, Bérulle. « II la consultait souvent,
nous dit-on, sur des affaires importantes et suivait ses avis avec
beaucoup de succès. Il a dit même à une Abbesse très célèbre, que
lorsqu'il avait de la peine en la conversion de quelqu'un, il lui en
parlait comme d'une chose qui lui était indifférente, et par manière
d'entretien, — notez ces deux mots, — à quoi elle faisait des
réponses si justes et si prudentes, qu'il ne pouvait douter qu'elle
ne fût l'organe dont le Saint-Esprit se servait pour lui apprendre
la volonté de Dieu ».
Voici du reste comme
elle écrit elle-même, au sujet du siège de la Rochelle. Sa lettre
est écrite « à une personne d'une vertu singulière qui avait suivi
le Roi en cette fameuse expédition », et qui semble avoir eu, comme
soldat ou comme conseiller d'État, une part directe à l'entreprise.
Après avoir dit qu'elle n'espère rien de la « puissance des
hommes »,
vous me demandez ma
pensée, continue-t-elle, à vous seul je la dis.
J'espère le secours de Dieu par une extraordinaire miséricorde et
par le travail de ses serviteurs. Je ne laisse pas de craindre et de
prier. Vous savez que nos pensées (les siennes propres) sont si
légères et si fragiles que vous ne devez trouver de consolation que
du courage que Dieu vous donnera pour agir en ces extrémités.
Cette humble, qui a
toujours si, adroitement caché son mérite et qui fait si peu de cas
de ses pensées « légères », « fragiles », aurait-elle ordonné au
cardinal de la part de Dieu, le siège de la Rochelle, j'ai beaucoup
de peine à le croire. Elle écrit encore au même personnage cette
lettre à l'exorde magnifique :
Nous sommes plus
présents à vos travaux et aux armées du Roi que vous-même. Je suis
en crainte et en espérance d'une heureuse issue, qui nous semble
plus certaine et plus solide que la crainte. Néanmoins la crainte
nous occupe et nous travaille comme si nous étions sans espérance.
Dieu fait ses oeuvres et ses merveilles dans les moments sans nous
donner aucun jour dans ceux qui suivent. Vous avez travaillé dans
nos affaires — les troubles du Carmel sans doute — pendant quatre
ans dans l'ignorance et les ténèbres. Maintenant vous travaillez
pour l'Etat et la Religion en ces extrémités environnées de périls.
C'est ce même Etat qui me donne l'espérance certaine de la victoire
; car Dieu en est sa science, son intelligence et sa puissance, et
les hommes en sont comme néants, accablés d'ignorance et
d'impuissance, se jetant dans les périls sans savoir comment en
sortir. Enfin, monsieur, plus vous êtes en cet Etat sous la main
puissante de Dieu, plus il est à vous, et vous êtes instrument de
ses merveilles.
Voilà comme elle parle
à un intime et à qui elle ne veut rien cacher. « Vous me demandez
toute ma pensée; à vous seul je la dis. » A-t-elle été plus
explicite avec Bérulle ? Pour ma part je ne le crois pas. Aussi bien
la chose en soi n'a-t-elle qu'une médiocre importance, mais il
convenait de saisir au passage, la transformation fatale que peuvent
subir les propos d'une mystique, rapportés par un directeur prévenu.
Quoi qu'il en soit, le
bruit public attribuait à la Mère Marguerite et le don des miracles
et le don de prophétie. Dans un mémoire rédigé par lui sur l'insigne
carmélite que tant de liens attachaient à sa propre famille, « je
crois, écrit le cardinal de Retz, que je pourrais remplir un volume,
si je voulais déposer tout ce que j'ai ouï dire de la Soeur
Marguerite du Saint-Sacrement…, à des personnes d'une foi
irréprochable. Je me contenterai de rapporter en ce lieu ce que je
trouve en ma propre maison, et d'une manière si particulière et si
convaincante, qu'il n'y peut avoir, ce me semble, aucun lieu d'en
douter. J'ai ouï dire plusieurs fois à feu mon père
(Philippe-Emmanuel de Gondi), que plusieurs années avant qu'il
entrât dans la congrégation de l'Oratoire, et dans le temps qu'il
était encore engagé dans les intrigues et dans les plaisirs de la
Cour, il fut pressé par feu ma mère d'aller voir la Mère Marguerite;
qu'il y résista longtemps, et que s'y étant résolu à la fin par pure
complaisance, il y trouva feu M. le cardinal de Bérulle, avec lequel
il n'avait aucune habitude, et que la Mère Marguerite lui dit en
l'abordant ces propres termes : « Voilà, monsieur, le R. P. de
Bérulle que vous ne connaissez pas, mais vous le connaîtrez quelque
jour. Il sera l'instrument le plus efficace dont Dieu se servira
pour votre salut. Vous vous moquez de moi à l'heure qu'il est, mais
vous connaîtrez un jour que je vous dis vrai. » J'ai ouï faire ce
récit à feu mon père une infinité de fois depuis qu'il a été à
l'Oratoire ; mais je me souviens de le lui avoir même ouï faire dans
mon enfance, longtemps devant qu'il eût la pensée d'y entrer; et
lorsque Mme de Gondi vivait encore ».
« Mais pourquoi aller
chercher hors du couvent de la Mère de Dieu des preuves de ce don si
extraordinaire qu'avait la Mère Marguerite du Saint-Sacrement ?...
Quand on lui demandait son sentiment sur les malades de la maison,
on ne saurait nombrer combien de fois elle a prédit ce qui en
arriverait, disant nettement : cette soeur en mourra : celle-là n'en
mourra pas ou bien : la maladie d'une telle sera longue. Ce qui
s'est toujours trouvé vrai, au grand étonnement des médecins, à qui
l'état et la qualité des maladies avait souvent fait faire des
pronostics tout contraires. Mais il est important de remarquer que
bien qu'elle possédât ce don au point qu'on le peut juger, son
humilité ne lui permettait pas ordinairement de s'apercevoir qu'elle
l'eût. Car souvent elle ne croyait pas avoir dit les choses aussi
clairement qu'elle s'en était expliquée. Et quand on la voulait
faire ressouvenir de ce qu'elle avait prévu, elle répondait un peu
brusquement :
Mon Dieu ! A quoi
prenez vous garde ? Je ne sais la plupart du temps ce que je dis. »
Suit une scène fameuse,
un peu rude, mais dans son fond haute et touchante, belle à peindre
et surtout des plus caractéristiques. Il s'agit de « ce qui se passa
entre elle et Mine de Chantal, lorsque vers le mois de juillet de
l'année 1641, elle vint au couvent de la Mère de Dieu ». Notons en
passant la fidélité d'affection que la sainte — elle entrait dans sa
soixante-dixième année — garde aux carmélites. « La R. M. Anne des
Anges, qui en était prieure, voulant témoigner à cette dame qu'on y
avait toute l'estime et la vénération qui lui était due, mena au
parloir sa communauté pour la mieux recevoir. La Mère Marguerite...
au lieu d'y aller avec les autres, se retira en un endroit écarté,
où elle se mit en oraison. Cette digne fondatrice des Filles de
Sainte-Marie la cherchant des yeux entre les autres, et ne la voyant
point, en demanda des nouvelles. La Mère prieure et une autre
carmélite allèrent aussitôt la chercher pour la faire venir, et
l'ayant trouvée dans le lieu où elle était en prières, elles furent
quelque temps à la presser de venir avec elles au parloir. Elle
essaya de s'en excuser par ces paroles : je ferai quelque
impertinence, je parlerai en folle. — Mais la Mère prieure, lui
ayant dit positivement qu'il fallait qu'elle y vint, elle lui
obéit. » — Avant de la juger fantasque, comprenez-la. Sa réputation
de thaumaturge, ces exhibitions au parloir, où tant d'indiscrets
l'avaient fatiguée en la regardant et la consultant comme un oracle,
lui étaient devenues intolérables. Délivrée de la charge de prieure,
elle avait le droit de fuir ces visites qui lui faisaient perdre son
temps et qui lui semblaient du dernier ridicule. Un tête-à-tête avec
la fille spirituelle de M. de Genève, avec l'amie, la presque novice
du Carmel de Dijon, enfin avec la sainte admirable, elle en aurait
bien voulu. Mais la compagnie, mais ce cercle de visages béants,
d'oreilles tendues vers quelque déclaration sibylline, l'irritait
d'avance.
« Aussitôt que ces deux
saintes personnes furent en présence l'une de l'autre, elles se
mirent à genoux pour se saluer. Et comme Mme de Chantal parut être
incommodée en se relevant, ce fut là-dessus que la Mère
Marguerite... prenant la parole, lui dit : «Je me réjouis de vous
voir pour me recommander à vos prières ; car vous irez bientôt jouir
de la vue de Dieu dans le ciel. » — A quoi cette illustre veuve
répondit en s'écriant : « Ah ! bonne nouvelle ! — et répéta
plusieurs fois : ô Dieu ! la bonne nouvelle ! » — Mais les filles de
Sainte-Marie qui l'accompagnaient, ne purent entendre ce discours
sans témoigner la peine qu'elles en eurent. Et une d'entre elles,
considérant plus dans ce moment l'intérêt spirituel de leur
Communauté que la volonté de Dieu qui s'expliquait par la bouche de
cette incomparable fille, ne put s'empêcher de dire : « Ah ! ma
Mère, nous avons encore besoin de notre bonne Mère ; nous espérons
que Dieu nous la conservera. » — A quoi elle répartit : « Ma soeur,
quand Dieu veut quelque chose, les créatures n'y peuvent rien ; il
ne vous en demandera pas congé ; il le fera sans vous. » — Et
aussitôt elle sortit du parloir, laissant toutes celles qui y
étaient dans une surprise très grande.
« Mme de Chantal étant
morte peu de temps après, les filles de Sainte-Marie qui avaient été
présentes à cette entrevue, n'oublièrent pas de rapporter ce détail
à M. l'évêque d'Evreux qui avait dessein d'écrire sa vie. Il vint au
couvent de la rue Chapon, pour en apprendre plus particulièrement la
vérité. lien parla même à la R. M. Marguerite... Mais son humilité
qui lui attirait des grâces si extraordinaires, la porta à le prier
de passer cet entretien sous silence : « Gardez-vous, Monsieur, lui
dit-elle, de mettre dans votre livre ce que je lui dis. Il ne
faudrait que cela pour le décrier. Je parlai sans faire de
réflexion ». Mais ce docte prélat, comme l'on pense, se garda bien
de lui obéir.
Elle ne mettait pas
plus de façons dans ses rapports avec les deux « sérénissimes
reines », Anne d'Autriche et Marie de Médicis, visiteuses très
assidues et, on peut le dire, sans leur manquer de respect, un peu
encombrantes. Marguerite savait trop « le luxe et l'éclat qui
suivent ordinairement les têtes couronnées ; elle craignait avec
raison que... cette pompe profane ne fît (sur les carmélites du
Petit couvent), une impression semblable à celle que le souvenir des
viandes d'Egypte faisait sur l'esprit des Israélites, et qu'elles ne
regrettassent cet asservissement à la corruption où la plupart des
gens du monde sont malheureusement engagés ». Aussi décida-t-elle de
lutter de son mieux contre cet abus. Avec Marie de Médicis, ce fut
bientôt fait et dextrement. « Cette illustre reine, ayant été
avertie des intrigues qui se formaient à la Cour contre elle, alla
plusieurs fois au carmel de la rue Chapon pour en entretenir la R.
M. Marguerite... et pour savoir ses pensées sur ce qu'il lui en
devait arriver. » Elle aussi, elle voulait une prophétie. « Mais
cette prudente fille, jugeant fort sagement qu'elle ne devait point
entrer en ces sortes d'affaires, fut si adroite qu'elle s'exempta
toujours de lui parler et lui fit perdre l'espérance de pouvoir
apprendre ses sentiments par elle-même. Sa Majesté fut donc obligée
d'y employer des personnes de confiance, qui la pressèrent tellement
de s'expliquer sur ce sujet, qu'elle leur répondit : “Que lui
dirai-je ? Il n'y aura plus que traverses et afflictions pour elle
sur la terre”. Et quelques jours après elle lui envoya un crucifix
qu'elle accompagna d'un mot de lettre, où elle lui manda qu'il n'y
avait plus pour elle, dans le monde, que le partage de la croix. »
La reine ne revint plus.
On fit encore moins de
frais, si j'ose dire, pour en finir avec la très débonnaire Anne
d'Autriche. « Cette auguste Reine, étant retournée à ce couvent,
avec une suite nombreuse... comme la communauté était devant elle,
dans le lieu où l'on avait accoutumé de la recevoir, la Mère
Marguerite se mit derrière quelques religieuses qui la cachaient,
parce qu'elle était de petite taille. La Reine, ne la voyant point,
demanda où elle était. Cela obligea ces religieuses de se retirer à
côté, pour la faire paraître. Aussitôt que la Reine l'eut aperçue,
elle lui dit : “Vous ne dites mot, Mère Marguerite ?” — Alors cette
véritable carmélite, s'approchant d'elle, lui fit ce compliment :
“Si j'osais, Madame, je demanderais une grâce à Votre Majesté. Elle
nous fait beaucoup d'honneur quand elle veut bien prendre la peine
de venir céans, mais si elle savait l'effet que ses visites font sur
nous, et le temps qu'il nous faut pour nous remettre de l'impression
que l'éclat qui accompagne Votre Majesté fait sur nos esprits, je
pense qu'elle aurait la bonté de nous laisser dans notre
solitude.” — La Reine fut surprise de ce compliment, n'étant pas
accoutumée d'en entendre de semblables dans les maisons
religieuses... Néanmoins, elle voulut bien avoir la complaisance...
de n'aller plus dans ce couvent. » A quelque temps de là, « Sa
Majesté ayant ouï quelques personnes qui s'entretenaient, auprès de
sa chaise, de la Mère Marguerite... elle dit : je ne lui fais pas
plaisir d'aller chez elle ; mais c'est une sainte ».
Peu de temps avant sa
mort, elle fut prise d'« une de ces coliques effroyables que l'on
nomme d'ordinaire miserere ». Les autres remèdes restant sans effet,
les médecins furent « d'avis d'en venir à celui de l'incision », sur
quoi la prieure se vit fort embarrassée, cc se persuadant que la
pudeur (de la Mère Marguerite) s'opposerait à cette opération ».
Mais deux fois héroïque et par son courage et par son bon sens, la
sainte fille ne témoigna ni surprise ni répugnance. Pendant que les
chirurgiens se préparaient à faire leur devoir, un lourdaud et
bavard de médecin, « s'étant approché de son lit, lui parla de la
peine que la pudeur pouvait lui causer en cette occasion ». Elle
répondit avec sa rondeur ordinaire, coupant court à l'homélie
saugrenue que l'autre avait préparée. Est-il besoin de dire qu'elle
ne broncha pas ? Nous avons là-dessus le témoignage d'un autre
médecin, M. de Lorme, vieil ami de Marguerite : « Je me trouvai,
dit-il, à la vue de ces cruelles souffrances en une telle
défaillance, que l'on fut obligé de me jeter de l'eau sur le visage
et de me donner du vinaigre... Je confesse que rien ne m'a touché en
ma vie, ni de ce que j'ai vu, ni de ce que j'ai entendu dans les
sermons, comme cette action de cette sainte fille. Avoir fait une
telle chose sans mines, sans façons, sans grimaces, je ne
l'oublierai jamais de ma vie, et cela me confirme bien dans
l'opinion avantageuse que tout le monde a de sa sainteté ».
« Sans mines, sans
façons, sans grimaces », ces trois mots expliquent mieux peut-être
que tous les autres, le charme propre et de la Mère Marguerite et du
Carmel. Il est très remarquable en effet, et ce disant, je parle
d'expérience, que ces contemplatives que nous devinons si éminentes,
paraissent presque toujours, soit dans leur attitude, soit dans
leurs propos, soit même dans leurs écrits, d'une si franche, si vive
et si parfaite simplicité. Comme les lettres et les sciences, la
mystique a ses primaires, dévotes personnes, trop conscientes de
leur grâce, trop désireuses qu'on y prenne garde, trop éblouies par
les termes sublimes qu'elles ont toujours à la bouche. Menu travers
auquel la divine indulgence est moins sévère que nous, mais qui
rendent la sainteté elle-même peu attirante. Dans leur ensemble, les
carmels, ceux que l'histoire nous montre et ceux que j'ai eu
l'intime joie de voir de mes yeux, les carmels ne connaissent pas de
primaires.. C'est pour cela sans doute qu'une tradition de tendresse
garde plus particulièrement chère, au coeur des carmélites
françaises, la mémoire de Marguerite Acarie. Fille, d'oraison, mais
dont l'oraison est restée jusqu'à ce jour le secret de Dieu. «Pour
son état intérieur, dit une de ses filles, c'était lettres closes.
pour nous, mais- on le tenait pour fort solide et élevé. »
Aussi, il semble que
Dieu ait regardé le secret de son coeur, comme un trésor d'un prix
si extraordinaire, que les hommes n'étaient pas capables d'en
concevoir le mérite, et qu'il ait été si jaloux de le conserver pour
lui. seul, qu'il a permis que la plupart de ceux à qui elle l'avait
découvert soient morts avant elle. C'est sans doute, dans cette vue,
que M. de Bérulle qui la connaissait jusqu'au fond de l'âme, disait
« qu'elle était réservée à Dieu comme quelques saints dont les
grâces étaient si cachées et si éminentes ».
Parmi les, articles du Testament de la sainte Vierge Marie pour
le joie de son Assomption — pieuse méditation rédigée par la
Mère Marguerite — je lis ces lignes :
Je vous laisse part
à mon silence que j'observais dans les grâces et les lumières reçues
de Dieu, laissant l'intelligence de ces mystères à la divine
Providence, pour la grandeur de Sa Majesté... Apprenez à imiter cet
humble silence... ne parlez. point de choses hautes, mais de choses
utiles, pour ne pas vous rendre coupables de cette vanité d'esprit.
Dans ce Carmel
primitif, où abondaient les manifestations éclatantes des faveurs
célestes, dans ce monastère de la rue Chapon, où Madeleine de
Saint-Joseph, Catherine de Jésus et d'autres encore, avaient vécu
entre ciel et terre, on a bien cherché à surprendre la fille de Mme
Acarie en extase, on n'y a pas réussi.
Henri Brémond : “Le
Sentiment Religieux…”
|