19
Jeudi 14 juin 1584. ayant communié, je considérais ces
paroles de Saint Jean : Au commencement était de Verbe, et le Verbe était auprès
de Dieu et le Verbe était Dieu (Jn 1,1). Il me sembla comprendre ce
“Commencement” sans commencement et sans fin. Ce principe, et cette fin, est le
Verbe éternel engendré du Père. Il dit : Le Verbe était, et ce Verbe était Dieu
lui-même. Le Verbe était auprès de Dieu. Il me semblait que ce Verbe, Dieu en
personne, était auprès de Dieu, c’est-à-dire de lui-même. Et le Verbe était
Dieu. Comme j’ai dit plus haut que le Verbe était Dieu, je dis maintenant que
Dieu est le Verbe, ce qui est la même chose, mais inversée, parce que le Fils
est Verbe pour avoir été engendré par le Père, et Dieu parce qu’il est un avec
le Père.
Puis il me sembla voir la grande union de la Sainte-Trinité,
cet amour pur et infini qui respire sans cesse et va du Père au Fils et du Fils
au Père ; du Père et du Fils à l’Esprit Saint et de l’Esprit Saint au Père et au
Fils. Puis de la Trinité tout entière, il est insufflé d’abord en la Vierge
Marie, et après elle, dans le Paradis tout entier, et de la Vierge et du Paradis
tout entier ce souffle retourne à la Sainte-Trinité. Mais c’est une chose de
goûter, et une autre de parler de ce qui est goûté; et je le reconnais, de ce
que j’ai goûté, je ne puis dire une seule parole, ni ne trouverai de termes par
lesquels je sache ou puisse vous l’expli-quer.
Puis étant demeurée un moment sur cette consi-dération, sans
savoir comment, je fis un grand saut, car je me trouvai devant les paroles du
Notre Père : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Notre pain
quotidien (Mt 6,9-11). Je crus voir que la volonté de Dieu au Ciel était
réalisée par le Paradis tout entier de deux manières : d’abord par conformité de
la volonté, c’est-à-dire que les saints se conforment à la volonté de Dieu, et
s’y conformant, l’accomplissent. D’autre part ils la réalisent ainsi parce
qu’ils voient la volonté de Dieu avant que Dieu lui-même la mette en œuvre, bien
qu’en Dieu la volonté et l'action se confondent. Et comme ils voient que la
volonté de Dieu est d’insuffler dans ses créatures son amour et sa grâce, ils
sont si empressés à cela, conformément à la volonté de Dieu, que s’il se pouvait
que Dieu lui-même ait besoin de leur aide pour le faire, ils la lui offriraient
aussitôt. Mais cela ne peut être parce que Dieu, dans sa puissance infinie, n’a
besoin d’aucune aide et peut tout faire par lui-même.
Je voyais aussi que la volonté de Dieu sur terre
s’accomplissait de deux façons : d’abord en ce que les créatures qui reçoivent
en elles l’influx divin — je veux dire de son amour et de sa grâce — et donnent
repos à Dieu en elles-mêmes, en viennent de cette façon à faire sa volonté.
Ensuite, les créatures font la volonté de Dieu en découvrant qu’elle seule est
digne d’être accomplie.
Puis il me sembla voir que Jésus était ce pain que nous
appelons Notre pain quotidien, et je vis en Jésus les états successifs du pain.
D’abord le pain, ou plutôt le blé, sort de terre ; de même Jésus est issu de la
terre, je veux dire du sein de la Vierge Marie. Ensuite le grain est broyé;
Jésus, tout le temps qu’il vécut en ce monde, fut broyé par les persécutions,
injures et grossièretés qui lui furent infligées. Puis la farine est mise en
pâte pour faire le pain ; elle forme une masse unique, et il me semble qu’il en
fut ainsi quand Jésus fut battu à la colonne ; c’est par ce premier acte, en
effet, qu’il entreprit d’effacer le péché, enlevant ce qui séparait Dieu et les
créatures, et commença à les unir à Dieu, les faisant ses cohéritières. Ensuite
on cuit le pain : sur le bois de la sainte croix, Jésus brûla au feu de son
amour. Quand le pain est cuit, aussitôt on le goûte, et on le mange. Je compris
ainsi que Jésus se donnerait à nous pour que nous le goûtions quand il
ressusciterait et monterait au ciel, et qu’il nous enverrait le Saint-Esprit. Au
Paradis il se donnera pour toujours à nous pour que nous le goûtions
éternellement.
20
Le jeudi soir, étant couchée, entre une et deux heures de la
nuit, elle se sentit intérieurement appelée par l’Amour à le suivre dans sa
passion. Elle dit à l'infirmière :
« Je voudrais sortir de ce lit, de grâce laissez-moi me lever
car j’entends mon Amour, il me semble avoir déjà fait plusieurs fois le tour de
cette chambre, et pourtant je me vois au lit, laissez-moi me lever ».
Elle sauta hors du lit avec un grand élan, dans la véhémence
de son amour, disant les paroles du psalmiste : « Sur mon dos, ont labouré les
pécheurs » (Ps 129,3), et prenant comme d’habitude son Crucifix en main, et
l’embrassant avec force, elle commença à courir dans la chambre et se mit à
crier très fort :
« Amour, amour, amour »
Elle s’arrêta un peu et dit :
« Maintenant il lui donne la communion ».
Elle s’assit un moment, puis se releva et tout en courant
elle criait très fort :
« Amour, amour, amour ».
Elle poursuivit :
« Traître, traître, ô traître, il se donne à toi et tu le
trahis, ô traître ».
Elle répéta plusieurs fois ces paroles, s’arrêta un peu, et
reprit :
« Amour, amour, que tu es peu connu! Il est un des tiens, et
il te trahit, Amour ; traître, traître, tu l’as si peu connu, tu lui montres de
l'amitié, et tu le trahis, lui, mon amour, ô traître ; Amour, amour, ô amour. Le
voilà, c’est lui ».
Et elle dit à l’infirmière :
« Le voyez-vous ? Le voyez-vous ? »
« Qui ? Jésus ? demanda l'infirmière, et celle-ci :
« Non, non, je parle du traître qui s’en va trahir mon amour.
Ô iniquité ! Je te donnerais mille, mille enfers si cela dépendait de moi ;
Amour, amour, amour ».
Elle continua à courir et à crier très fort, de sorte qu’on
l’entendait de loin, au grand émoi des personnes présentes, et il semblait que
toute la chambre tremblait, à un point difficile à imaginer ; sans les effrayer
toutefois. Au bout d’un certain temps, l’infirmière lui dit : « Sœur Marie
Madeleine vous devez regagner votre lit, voyez c’est Jésus qui le veut ». Elle
obéit aussitôt. Et assise sur le lit avec son Crucifix à la main, les bras et
les mains appuyés sur l’oreiller, elle tenait les yeux fixés sur la main gauche
de son Crucifix, et voyant se dérouler en celui-ci, scène par scène, toute la
Passion de Jésus, d’une voix basse et d’un ton pitoyable elle disait :
« Voilà qu’il trahit mon Amour. Ils tiennent conseil, ne le
voyez-vous pas ? Ils tiennent deux conseils. L’un au Ciel, autour du Père
éternel, pour sauver la créature ; l’autre, sur terre, avec les traîtres, pour
tuer mon Amour. Amour, amour, tu avais bien raison de dire : J’ai désiré
ardemment (Lc 22,15), car tu désirais sauver ta créature ».
Après un moment de silence, elle reprit :
« Ce que je vous commande c'est de vous aimer les uns les
autres comme je vous ai aimé (Jn 15,17) ».
Elle s’arrêta encore un long moment, l’air accablé, puis avec
un visage bouleversé :
« Tu es triste (Mt 26,38), Amour, c’en est fait de ta
puissance : te voilà sans défense et affligé. Toi qui de ton visage réjouis les
anges et donnes gloire à tout le Paradis, te voilà tout troublé. Ô Amour, tu
n’es donc plus la vérité ? Je suis Dieu et ne change pas (Ml 3,6), as-tu dit par
la bouche du prophète, et voilà que tu es troublé ! »
Après un temps de silence, elle poursuivit :
« Il les quitte à présent ; quant à moi, ô Amour, tu ne
m’aurais pas quittée ».
Au bout d’un instant elle ajouta :
« Ô beau visage, que tu es affligé, altéré. Maintenant,
Amour, je ne peux citer le prophète : Tu es beau comme aucun des fils d’homme
(Ps 45,3), car je vois ton visage tout ensanglanté. Ô Amour, qui viendra
maintenant te consoler ? Serait-ce le Père éternel ? Non, Amour. Et qui viendra
donc ? Un serviteur ? »
Elle dit avec un grand soupir :
« C’est un de ceux que tu créas pour qu’ils te louent, un
ange, qui vient te consoler. Amour, un seul, bien qu’ils soient si nombreux.
Daniel a dit : Mille milliers le servaient, myriades de myriades, debout devant
lui (Dn 7,10), et pourtant je n’en vois venir qu’un seul ».
Alors elle s’arrêta un certain temps, dans une profonde
extase, avec une expression de tristesse et de stupeur, et elle poursuivit :
« Tu t’en vas à l’écart : si tu t’éloignais, tu ne pourrais
souffrir ».
Nous avions compris qu’elle voyait Jésus prier pour la
première fois son Père éternel dans le jardin. À ce moment elle ajouta d’autres
paroles pleines de compassion et d’admiration, que nous n’avons pas gardées en
mémoire. Vers trois heures, voyant Jésus qui allait réveiller ses disciples,
elle dit :
« Ô Amour, les voilà endormis ! Et toi, Pierre, toi qui
montrais un tel courage, tu n’as pas pu veiller une heure : tu ne montres guère
cet amour que tu semblais avoir pour Jésus. Ô Pierre, Pierre, que fais-tu ? Tu
dors ? Jean dort, lui aussi. Ô Jean, toi qui étais le préféré, toi aussi, tu
dors ? Pierre ne m’étonne pas, mais toi, qui avais goûté sur sa poitrine aux
secrets célestes, toi oui, car tu manques maintenant à l’amour. Et l’autre dort
aussi. Ô Amour, ils dorment tous, je m’étonne qu’ils n’aperçoivent pas ce visage
tout ensanglanté ; qu’y a-t-il de plus affreux qu’un visage couvert de sang ?
C’est terrible, vraiment terrible ! »
Quand trois heures eurent sonné, elle laissa entendre qu’elle
voyait Jésus en prière pour la seconde fois, et quittant des yeux la main gauche
du Crucifix, elle porta son regard sur son visage, et le regarda intensément.
Elle semblait voir les gouttes de sang tomber à terre, car son regard descendait
lentement de la tête du Crucifix jusqu’à ses pieds, avec grande stupeur, et elle
disait :
« Sa face se couvre d’une sueur de sang ».
Peu après elle ajouta :
« Il ne suffit donc pas, ô Amour, que tout ton corps se
couvre d’une sueur de sang, car de tes yeux aussi voilà que tu répands au lieu
de larmes, des gouttes de sang ? »
Après un temps de silence, elle reprit :
« Ô Amour, j’aurais aimé être la terre qui recevait ton sang!
Amour, fais au moins que les cœurs des créatures le reçoivent. Cette terre fut
vraiment un jardin, oui parce qu’il devait fructifier dans le cœur de tes
élus ».
Vers quatre heures elle déclara :
« Plus tu leur montres d’amour, plus ils se préparent à la
haine, et tout le sang que tu verses maintenant, ô Amour, ne leur suffira pas ».
Elle resta un moment tranquille, et reprit :
« Mon Amour, dans ton cœur et dans tout ton être, tu voyais
tout ce qui devait arriver dans la Passion ».
Puis elle ajouta :
« Amour, le prophète a bien dit : C’est lui qui nous a fait,
et non pas nous (Ps 100,3), il l’a répété si souvent que je peux moi aussi le
redire, ô Amour ».
Quatre heures ayant sonné, on comprit que Jésus était revenu
auprès de ses Apôtres, et elle dit :
« Amour, amour, ils dorment encore. Et toi Pierre tu as dit :
Nous avons tout quitté (Mt 19,27), car tu as dit cela, mais — à ce qu’il me
semble — vous ne vous êtes pas quittés vous-mêmes. Si l’on converse
habituellement avec quelque personne, on comprendra ce qu’elle dit : mais toi
Jean, qui es resté si longtemps avec Lui, je vois bien que tu ne le comprends
pas, car tu ne fais pas ce que tu dis. Mon Amour, tu supportes leur faiblesse,
car tu sais que Pierre sera fondateur de ton Église ; tu leur pardonnes, mon
Amour, car lorsque Pierre te demanda combien de fois il devait pardonner à qui
l’offensait, tu lui dis de pardonner non sept fois, mais soixante-dix fois sept
fois (Mt 18,22). Et Jean parlera de toi de façon si élevée ! Toi, la sagesse
éternelle, tu voyais d’avance toute chose. Je peux à l'avenir me tromper et être
trompée, mais non pas toi, ô Amour. Amour, Tu as fait toutes choses avec Sagesse
(Ps 104,24) ».
Elle demeura ensuite un bon moment complètement privée de ses
sens, et selon ce que nous comprîmes, elle voyait Jésus allant prier pour la
troisième fois, elle voyait aussi Judas et les Juifs se préparer à venir
l’arrêter, car elle dit :
« L’heure approche, ils vont venir à toi; ils parlent,
questionnent, cherchent et cherchent encore. Le traître s’interroge sur les
moyens de t’adresser ce salut si hostile; mon Amour, je défaille de douleur ».
Elle s’arrêta un moment encore et reprit :
« Amour, Que ta volonté soit faite et non la mienne (Lc
22,42), ta volonté, mon Amour, la tienne. Mon amour, fais en sorte que chacun
prononce ces paroles ».
Au bout d’un moment, elle reprit :
« Si Gabriel fut heureux de porter à Marie la grande annonce
de ton Incarnation en elle, il souffrirait d’autant plus — en admettant qu’un
ange puisse souffrir — à te présenter le calice. Non qu’il t’apporte visiblement
le calice, mais c'est pour nous aider à comprendre ».
Peu après elle poursuivit :
« Tends l’oreille et écoute-moi (Ps 86,1), ô mon Dieu, ô Dieu
Amour. Amour, fais que nous te soyons toujours unies, afin de pouvoir dire en
vérité ce verset : Voyez ! Qu’il est bon, qu’il est doux d’habiter en frères
tous ensemble (Ps 133,1). Non pas tous ensemble, mon Amour, en toi, d’abord en
toi, et puis tous ensemble ; que personne ne dise aimer Dieu s'il n’aime ce qui
vient de Dieu (I Jn 5,1) ».
S’arrêtant un peu elle reprit ainsi :
« Il s’est anéanti lui-même, prenant la forme d’un esclave
(Ph 2,7). Et bien plus qu’un esclave, mon Amour ».
Peu avant cinq heures, après être restée un long moment à
regarder le Crucifix avec admiration, elle le reprit soudain et d’une voix plus
forte que d’habitude, elle s’écria :
« Que puis-je faire à présent ? Je ne peux rien si l’amour
veut souffrir ! Ô Amour, c’en est fait, le voilà, je vois le traître ! »
Et peu après elle ajouta :
« Il le salue par le baiser de paix. Salut de paix, sans
intention de paix ni d’amitié, mais pour te trahir, mon Amour ».
À ce moment cinq heures sonnèrent, et elle continua :
« Ô Amour, tu l’as appelé “ami” (Mt 26,50), mais s’il l’avait
été, il ne t’eût pas trahi. Un ami, il l’était pour toi, mais il s’est fait
lui-même ton ennemi ».
Se tournant vers Judas elle ajouta :
« Rassasie-toi, maintenant ! Amour, si tu te laisses
embrasser par lui, fais que ton épouse, et les autres, en fassent autant, non
pour te trahir, Amour, mais pour t’aimer et pour s’unir à toi ; le traître
lui-même semblait lié à toi : il s’était uni en fait à celui qui est séparé de
toi. Ô mon Amour, tu es passé ! Tu ne t’es pas arrêté !
Après une pause on comprit que Jésus demandait aux gens qui
ils cherchaient ; et comme ils répondaient « Jésus le Nazaréen », elle dit :
« Ils prononcent le saint nom, devant lequel se prosternent
les habitants du ciel et de la terre, et s’inclinent même ceux de l’enfer (Ph
2,10) ».
Puis Jésus sembla dire : « C’est moi » (Jn 18,5), car elle
ajouta :
« C'est moi ! Ô Amour, il est vrai : toi seul tu es ; sans
toi les autres créatures ne sont rien; elles ne sont quelque chose qu’unies à
toi ».
Nous comprîmes qu’elle voyait les soldats tomber à terre et y
demeurer un bon moment; elle dit alors :
« Amour, tu manifestes maintenant plus de puissance en les
faisant tomber que tu n’en avais montré dans le temple : tu t’es défendu alors
en te rendant invisible (Jn 8, 59) ; ici tu ne te défends pas, et tu montres
visiblement ta puissance ».
Voyant que les soldats s’étaient relevés, et Jésus leur
demandant à nouveau qui ils cherchaient, ils répondirent pour la seconde fois :
Jésus le Nazaréen. Elle dit alors :
« Ils prononcent à nouveau ce nom béni, de leurs langues
malveillantes et pestiférées, ô Amour, tu leur dis à nouveau : C’est moi. Ils
n’auront plus d’excuse désormais pour dire qu’ils ne t’ont pas connu, car tu le
leur as dit, toi, Amour, de ta propre bouche ».
Elle vit les soldats tomber pour la seconde fois, et, après
qu’ils se furent relevés, Jésus leur demander encore qui ils cherchaient. Ils
répondirent : « Jésus le Nazaréen », et Jésus dit : « C’est moi », pour la
troisième fois ils tombèrent à nouveau à terre selon ce que nous avons pu
comprendre, mais elle exprima cela plutôt par le geste que par la parole ; et
demeurant un long temps silencieuse et comme étonnée, elle reprit :
« Amour, enlève leurs forces à ceux qui veulent faire le
mal ».
Vers six heures, elle fit comprendre qu’elle voyait arrêter
Jésus et fuir les Apôtres :
« Ô Amour, ils t’abandonnent ! Si je possédais ta puissance,
ils ne t’auraient pas arrêté. Tout à l’heure j’affirmais ta puissance, mais je
dis maintenant le contraire : tu es très faible. Ô Amour, tu t’es fait
impuissant pour nous rendre puissants, afin que nous puissions vaincre par ta
faiblesse. Ô Amour, je le sais, si tu avais voulu, mais tu n’as pas voulu, non
seulement douze légions d’anges mais tout le Paradis serait venu pour te
défendre ».
Il dit encore : « Laissez aller ceux-ci » (Jn 18,8), il
parlait des Apôtres. Elle poursuivit :
« Ô Amour, tu as voulu être arrêté seul ; tu ne veux pas que
l'âme en prenne d’autres que toi : tu veux que l'âme te saisisse toi seul, car
tu ne veux pas qu'elle en aime d’autres avec toi ».
Au bout d’un certain temps elle reprit :
« Ô Amour, ils te lient avec une chaîne de fer! Amour,
combien de ceux qui t’aiment te lient, au contraire, avec une chaîne d’amour!
Ils lient ces mains qui ont tout fait pour eux, ces mains qui les ont créés.
Amour, lie-moi à toi, et ces autres aussi; fais, Amour, que nous te liions en
nous et toi lie-nous en toi. Eux, c'est par haine qu’ils t’ont lié, pour te
tourmenter, te déshonorer, et te donner la mort ; nous c’est pour te louer,
t’honorer et pour que tu nous donnes la vie, et tu veux nous lier à toi par
amour. Amour, ceux qui se sont rebellés et séparés de toi, réunis-les et lis-les
à nouveau à toi. À ceux qui n’ont pas la foi, donne la lumière afin qu’ils te
connaissent, toi leur Créateur. Et tous ceux qui t’attendent, Amour! Fais qu’ils
t’aiment, tous ».
Ensuite elle demeura un bon moment paisible, montrant qu’elle
souffrait grandement et manifestant sa compassion par les changements de son
visage et les mouvements de toute sa personne. Elle semblait se consumer
intérieurement, elle soupirait, pleurait et transpirait, frémissant en elle-même
avec un tremblement visible, au point que l’on voyait ses cheveux se dresser sur
sa tête. On devina Jésus arrêté par les Juifs, et les tourments qu’on lui
infligeait en le conduisant à la maison d’Anne et des autres pontifes. Elle dit
alors :
« Que de tourments, mon Amour! Ô Marie, ô Madeleine, si vous
le voyiez maintenant, vous seriez comme deux lionnes féroces : quand on leur
enlève leurs petits, elles courent enragées et déchirent quiconque se trouve sur
leur passage ».
Cela se passa vers sept heures, et jusqu’à huit heures elle
n’ajouta rien d’autre que ces paroles :
« Amour, combien tu souffres ! Ô Amour, cela n’est rien
encore, cela commence à peine ! Ô Amour, pourrais-je supporter de te voir dans
une si grande souffrance ? Amour, amour, que ne puis-je dire : Roi des rois,
Dieu des dieux, Seigneur des seigneurs ! (Ap 19,16) »
À huit heures on comprit que Jésus était arrivé à la maison
d’Anne, car elle dit :
« Il t’interroge ».
Ensuite, elle s’apaisa un peu, et reprenant, dit à saint
Pierre :
« Ô Pierre, tu n’as pas été fort, tu n’as pas tenu tes
promesses ! L’amour avait bien dit que tu n’étais pas aussi prompt en actes
qu’en paroles (Jn 13,37-38) ».
Et se tournant vers Jésus, elle reprit :
« Mais il s’est repenti ensuite. Il fallait bien, Amour, que
celui qui allait être le chef de l’Église éprouvât sa fragilité pour devenir
capable de compassion envers les autres ».
Alors elle s’arrêta un peu, et nous comprîmes qu’à ce moment
Jésus était conduit à la maison de Caïphe, car elle dit :
« Amour, Amour, ils te bousculent, ils te tirent qui d’un
côté, qui de l'autre. Ils montrent ainsi, même s’ils ne l’ont pas compris, que
tu voulais être à tous, que tu voulais nous sauver tous ».
Puis, dans la maison de Caïphe, elle dit à Pierre :
« Ô Pierre, tu te chauffes, tu laisses voir ainsi que le
froid qui a saisi ton âme est plus intense que celui dont souffre ton corps ».
À nouveau elle s'arrêta. Puis elle reprit :
« Beaucoup de choses se passent à présent : Amour, tu parles,
tu te tais, tu interroges, tu réponds et agis. Pour moi, je n’y comprends
rien ».
À partir de ce moment, jusqu’à l’arrivée de Jésus chez
Pilate, elle parla peu, et à voix si basse que nous ne pouvions entendre ce
qu’elle disait. Elle tenait son regard attaché au Crucifix, dans lequel, à ce
que nous pouvions comprendre, elle voyait comme en un miroir tout ce qui se
déroulait dans la Passion de Jésus, exactement comme au moment où elle eut
lieu ; c’est de cette manière qu’elle lui fut montrée, selon ce qu’elle en dit
plus tard à Sœur Véronique. On comprit ensuite que Jésus se trouvait devant
Pilate, aux paroles qu’elle prononça :
« Mon Amour ne mérite aucune accusation ».
Au bout d’un certain temps elle déclara :
« Tu es le roi des Juifs (Lc 23,3) ».
Elle s'arrêta un peu et poursuivit :
« Mon royaume n’est pas de ce monde (Jn 18,36). Ô Amour, tu
as dit vrai : ton royaume n’est pas de ce monde, car ton royaume, ce sont nos
âmes. Amour, fais que mon âme soit ton royaume, et les autres aussi ».
Elle dit ensuite :
« Dieu, donne au roi ton jugement (Ps 72,1) ».
« Après un peu de temps, elle dit à Pilate :
« Tu as bien fait de partir; tu n’étais pas digne d’écouter
ce qu’est la vérité, car la vérité, c’est Dieu lui-même; tu n’étais pas capable
d’entendre ni de connaître Dieu, car tu t’en es rendu indigne ».
Elle cessa alors de parler, et demeura un long moment à
regarder comme toujours le Crucifix qu’elle avait à la main; elle montra ensuite
que Jésus se tenait devant Hérode car elle s’écria :
« Ta curiosité, Hérode, n’a mérité aucune réponse ».
Puis elle dit :
« Ô Amour, ils te mettent un vêtement blanc; ils le font pour
t’outrager et te déshonorer ! Mais ils se sont trompés, ils ne savaient ce
qu’ils faisaient. Ils ont révélé ainsi, contre leur gré, ton innocence et ta
pureté, et aussi que tu étais vierge, ayant pris chair du sang pur de la Vierge
Marie. Amour, fais que nous aussi te soyons semblables : habille-nous de cet
habit d’innocence et de pureté ».
Elle dit ensuite :
« L’homme comblé ne comprend pas, il ressemble au bétail sans
raison, il est rendu semblable à eux (Ps 49,13). Il est bien vrai que l’homme
est comparable au bétail, qu’il est un animal vil et stupide. Quand l’homme perd
la raison, il se laisse conduire comme une bête insensée. Amour, ils t’ont
considéré comme fou, ils t’ont mis un vêtement blanc pour t’humilier et te
déshonorer, mais ils n’ont fait que t’honorer davantage ! »
On comprit qu’elle parlait d’Hérode et de ses soldats. Alors
elle se calma un peu, montrant que Jésus était revenu chez Pilate. Elle dit en
effet :
« Amour, prends-moi avec toi, emmène-moi avec toi, car si
l’époux souffre, s’il est considéré comme fou, l’épouse doit lui être
semblable ».
Elle dit encore :
« Amour, à cause de toi Hérode et Pilate deviennent amis! (Lc
23,12) Sur toi pèsent la haine et la douleur, tandis qu’eux se lient
d’amitié ! »
Elle se calma durant plus d’une heure, montrant par signes et
par gestes qu’elle souffrait d’une vive compassion pour les souffrances
qu’endurait Jésus : parfois elle poussait de profonds soupirs, et vers la fin de
cette heure on vit un grand changement sur son visage, comme transfiguré. Elle
dit :
« Amour, amour, je ne peux plus te voir tant souffrir et
pourtant ce n’est pas fini ! »
Et montrant que Jésus était flagellé à la colonne elle parla
ainsi :
« Amour, je ne peux dire maintenant comme le Prophète : Le
malheur ne peut fondre sur toi, ni la plaie approcher de ta tente (Ps 91,10).
Amour, pourquoi te frappent-ils ainsi ? Qu’as-tu fait ? Que manque-t-il en toi,
amour ? La sagesse ? La bonté ? La miséricorde ? La pitié ? L’amour te
manquerait peut-être ? »
Après un moment de silence, elle poursuivit :
« Oh ! On le frappe à la tête ! »
Peu après elle ajouta :
« Amour, ton amour ne me permets pas d’entrer pleinement dans
la grande peine que tu souffres, car je ne pourrais pas le supporter. Ô Amour,
les flèches que tu envoies au cœur des créatures sont bien plus nombreuses que
les coups qu’elles te donnent maintenant ».
On comprit qu’elle voyait Jésus couronné d’épines, car elle
dit :
« Amour, tu as voulu être couronné d’épines pour couronner
tes épouses de gloire au Paradis. Amour, qui mérite davantage cette couronne si
piquante, l’aimé ou l’amant? Amour, c’est moi, c'est moi qui la mérite,
donne-la-moi, Amour ».
Elle demeura un moment en repos, et reprit :
« Amour, on ne peut dire de toi ce qu’on a dit de moi (ce qui
se passa lors de sa Profession) : Le Seigneur m’a revêtue d’une tunique tissée
d’or (rituel monastique). La tienne ne fut pas d’or, Amour, mais d’épines. Que
pourrais-je faire, Amour, pour alléger ta peine ? Te montrer une grande pureté
de cœur et une profonde humilité ».
Comme d’habitude elle s'arrêta alors un certain temps, puis
elle dit :
« Oh ! Il ne leur suffit pas de frapper ce saint visage, que
les anges désirent contempler ; que de tourments ils lui infligent encore ! Ô
Amour, tu ne peux dire maintenant que ton plaisir se trouve au milieu des
enfants des hommes (Pr 8,31), mais plutôt les tourments et les offenses. Ô
Amour, l’âme, ton épouse, t’appelle “gloire du Paradis” et “joie des anges”,
mais je t’entends dire à présent : Risée des gens, mépris du peuple (Ps 22,7) ».
Elle nous fit ensuite comprendre que Pilate montrait Jésus au
peuple car elle dit :
« Voici l’homme (Jn 19,5). Voici l’homme Dieu. Le montrant
aux Juifs, Pilate déclara : Voici l’homme, et Jésus, montrant la créature au
Père, lui dit avec grand amour : Voici l’homme pécheur. Voici l’homme sauvé.
Voici l’homme racheté ! Ô Amour, fais que ta créature, rachetée à si grand prix,
ne se perde pas elle-même ».
Comme d’habitude elle s’arrêta un peu, s’adressant à Pilate
elle commença ainsi :
« Tu t’es approprié du pouvoir, en enlevant ce qui était à
Dieu : mais en cherchant l’honneur, tu l’as perdu ».
Après quoi elle ajouta :
« Je ne sais comment l’appeler, mais je dirai : maudit soit
le respect humain qui conduit l'homme à de tels actes! À quoi te mena-t-il,
Pilate ? Par respect humain, tu as condamné à mort un innocent, mais laissons
cela car cette faute est déjà passée, parlons de ce qui se passe aujourd'hui, de
ceux qui offensent gravement Dieu par ce vice corrupteur. Oh combien, combien
font pire que Pilate, notamment certains supérieurs qui devraient servir
d’exemple aux autres. Ô Amour, je t’en prie, fais disparaître le respect humain
parmi les créatures, afin qu’elles cessent de t’offenser. Beaucoup t’ont trouvé
excusable, Pilate, mais ce n’est pas mon avis, parce que l’Amour t’a manifesté
plus de bienveillance qu’aux autres, il t’a parlé plus longuement, et t’a donné
maintes occasions de le connaître, mais tu n’as pas su les saisir ».
Après cela elle dit encore :
« À mort ! À mort ! Crucifie-le ! (Jn 19-15) Amour, ils
crient : Supprime-le ! Crucifie-le! Ils crient : “Supprime-le”, ils auraient dû
crier : “Donne-le nous”, mais ils ne savaient pas ce qu’ils disaient ; ils
n’étaient pas dignes de te posséder, mon Amour. Ils disent : “Crucifie-le”. Oh !
pourquoi pas : “Crucifie cet homme qui s’appelle Jésus”, mais “Crucifie-le” ?
Parce qu’ils n’avaient pas à crucifier la divinité, mais notre péché, ce “le”
qu’il avait pris sur sa personne en se faisant homme : c’est ce “le” qui devait
être crucifié ».
Elle resta paisible un bon moment, puis elle poursuivit :
« Il s’était passé peu de temps depuis que ces mêmes bouches
avaient proclamé : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (Mt 21,9). Il
est vrai que tu as reçu alors ces marques d’honneur comme tu reçois maintenant
celles de l'opprobre et de l’humiliation. Mon Amour, fais que je ne me réjouisse
dans les circonstances favorables ni ne m’attriste dans l’adversité, et qu’il en
soit de même pour les autres ».
Elle s'arrêta un certain temps, puis elle dit :
« Hélas ! Ces cheveux qui par leur beauté attiraient à lui le
cœur des créatures, cette belle barbe qui ornait sa bouche, porte-parole de
l’Esprit Saint, ces oreilles habituées aux nobles mélodies des anges au Paradis,
et aux douces paroles de Marie, qui maintenant écoutent des blasphèmes ! »
Et peu après elle ajouta :
« Si j’avais mille enfers, je les y jetterais tous, tous ».
Et puis ce verset :
« Non, personne n’agit bien, non, pas un seul (Ps 14,3). Ô
Amour, il n’y a personne, personne ! »
À 15 heures, elle déclara :
« Ils demandent Barabbas ».
Alors il parut qu’elle était blessée au cœur, à la grande
douleur que manifestaient son visage et ses gestes. Frémissant de tout son être,
elle laissa déborder ces paroles :
« Oh ! Je ne puis supporter qu’à mon époux on préfère un être
si vil, qu’on réclame l’esclave à la place du Seigneur ».
Elle demeura tranquille un quart d’heure environ, puis elle
dit :
« Ô Amour, je sais que l’orgueil t’a toujours déplu, mais
cette fois je veux être orgueilleuse, car je ne puis supporter que tu sois
comparée à un si vil personnage. Je dirai ce que dit Caïphe : Il est nécessaire
qu’un homme meure pour le peuple (Jn 11,50) ».
Elle montra ensuite qu’elle voyait Pilate se laver les mains,
en disant :
« Il se lave les mains ».
Puis elle ajouta :
« Vraiment, ce que tu as fait est digne de toi. Tu t’es lavé
les mains parce que tu n’étais pas digne de recevoir ni le bienfait de sa
Passion, ni le mérite de son sang. Tu t’en es lavé les mains, car tu n’en devais
rien recevoir du tout ».
Et peu après :
« Comment pourrai-je supporter d’entendre cette dernière
parole ? Je ne voudrais jamais y arriver. Puissé-je, comme l’aspic, me rendre
sourde pour ne pas l’entendre! Je voudrais que cette heure n’arrive jamais ».
Elle fit une pause. Ensuite, d’une voix pleine de compassion,
tout effrayée et pleurant beaucoup, elle s’écria :
« Oh ! M’y voilà pourtant. Il a prononcé contre lui cette
condamnation injuste. Il supporte d’être jugé, celui qui doit le juger, lui et
toutes les créatures.
Et se tournant vers les Juifs, elle dit :
« Vous serez contents désormais ! Soyez donc satisfaits !
Rassasiez-vous car vous ne vous rassasierez jamais plus ».
À 16 heures elle demanda :
« Où donc est mon Amour ? Car je ne le vois pas ».
Peu après, elle poursuivit :
« Amour, amour, je n’aurais jamais pensé te trouver ici, je
pouvais bien chercher, Amour ».
Nous pensons qu’elle faisait allusion au lieu où on lui mit
la croix sur les épaules. Elle demeura un moment tranquille et reprit :
« C'est à juste titre que l’on t’a mis entre deux voleurs :
toi aussi, Amour, tu as commis un vol, en dérobant au démon la proie de nos
âmes. Dès lors, on peut le dire en vérité : tu as laissé les
quatre-vingt-dix-neuf brebis, tu es venu chercher la centième et tu l’as prise
sur tes épaules, laissant celles qui te louaient fidèlement, pour arracher
celle-ci à la gueule du loup. Je ne m’étonne pas qu’on fasse une telle fête pour
un pécheur, car mon amour est descendu du ciel, et autant il a souffert, autant
il souffrirait encore pour une seule âme ».
Peu après elle dit :
« Le Seigneur me conduit (Ps 23,1). Puisque tu m’as conduit,
Amour, à ce premier pâturage, conduis-moi encore à celui de la vie éternelle, et
les autres avec moi ».
Après un long silence, elle reprit :
« Le voici, le mât que dressa Moïse au désert, sur lequel
était le serpent destiné à guérir et à réconcilier le peuple (Nb 21,9). Ils
étaient vraiment au désert, Amour ».
Elle fit une pause et déclara :
« Maintenant on peut dire en vérité : Comme un oiseau
solitaire sur le toit (Ps 102,8), car ils t’ont tous abandonné. Amour, ils ne te
connaissent pas, et c’est pourquoi ils t’abandonnent. Fais, Amour, que moi
aussi, comme toi, je demeure solitaire, mais que je ne t’abandonne jamais ».
Puis elle ajouta :
« L’heure approche où vous serez rassasiés ».
Se tournant vers les prophètes, elle dit :
« Ô prophètes, vous allez être satisfaits, non parce que vous
désiriez sa mort, mais parce que vous voyez s’accomplir vos prophéties et les
Écritures ».
Vers 17 heures, elle déclara :
« Je vois que mon époux s’est mis en route. Qui veut le
suivre, qu’il prenne son chemin, mais sans regarder aux obstacles ».
Elle garda un instant le silence, et reprit :
« Amour, amour, amour ».
Et peu après :
« Ô Marie, quand tu le verras! Tu le savais d’avance, mais
l’heure n’était pas encore venue! Tu ne pourras l’embrasser comme tu le désires,
car tu défaillirais de douleur ! »
Puis elle dit :
« Si l’on trouvait une créature pour lui adresser un seul
mot, j’en serais heureuse ».
Quelque temps après, elle s’écria :
« Amour, si je pouvais t’aider un peu à porter cette croix,
je t’aiderais volontiers, non pas comme Simon de Cyrène, mais pour souffrir avec
toi. Ceux-là t’aident, non par amour, mais pour te conduire plus rapidement à la
mort ».
Elle demeura un peu en silence et poursuivit :
« Allez ! Vous vous rassasierez malgré vous, car l’amour et
la haine marchent ensemble ».
Peu après, elle dit :
« Le Christ s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et à la
mort sur une croix (Ph 2,8). Amour, fais que moi aussi, je sois crucifiée avec
Toi ».
Elle se tut un moment, et reprit :
« La vie meurt, je mourrai avec Toi. Amour, amour, nous y
sommes ».
Alors elle fondit en larmes, et se mit à crier avec force, en
disant :
« Ô Dieu, ô Dieu, mon amour ôte ses vêtements; oh! quelle
douleur, il s’étend sur la croix, à terre, et se dévêt seul, de lui-même, mon
Amour. C’est ce qui advient d’une âme quand elle se dévêt de son innocence ».
Alors ses sanglots redoublèrent, elle élevait la voix plus
que d’habitude, avec des gestes de compassion et de douleur qui arrachaient des
larmes à celles qui étaient là. Elle tremblait très fort, frémissant en
elle-même, et semblait se consumer au-dedans tout entière en disant :
« Oh ! Si du moins il frappait moins fort! Je vois tuer
l’innocent. Ah ! Je n’en peux plus. Assez, Amour, cela suffit, car je n’en peux
plus ! Si au moins ils avaient fait ces trous un peu plus près ! oh, Amour, oh !
Ne le tirez pas si fort, mon Amour. Ô Amour. Il déploie ses ailes (Dt 32,11).
Hélas ! Amour, je n’en peux plus et il reste trois heures encore! Amour,
communique cela à quelque autre âme, s’il te plaît, car moi je n’en peux plus.
Si au contraire tu veux continuer ainsi, je l’accepte volontiers, mais donne-moi
la force de le supporter. Amour, cloue-moi en Toi. Je ne te quitterai jamais,
Amour ; si tu ne me cloues en Toi, alors cloue-Toi en moi. Allons, Amour, je
veux te clouer en moi avec les trois clous de la foi, de l’espérance et de la
charité, et quand l’heure viendra, Amour, quand tu seras déposé de la croix,
choisis mon cœur pour sépulcre, et, avec lui, ceux de mes Sœurs ».
Ici elle s'arrêta. Elle regardait fixement le Crucifix, en
baisait les mains, le côté, les pieds, avec grand amour. Le présentant à la Mère
Prieure, aussitôt, elle sortit de l'extase. Il était juste 18 heures, selon ce
qu’elle avait annoncé le mardi précédent, et comme on peut le voir ci-dessus.
Elle semblait une morte, tant elle était meurtrie, humiliée et transfigurée par
la grande souffrance qu’elle avait endurée en cette extase, et à cause de sa
longue maladie. La peine qu’elle souffrit à ce moment fut telle que personne ne
pourrait l’imaginer si on ne l’avait vue. Son abondante sueur avait atteint
jusqu’à la couverture, si bien que l’on dut tout changer et faire sécher.
Elle demeura 16 heures et demie sans jamais lever les yeux du
Crucifix qu'elle tenait à la main, le regardant avec une attention si ferme
qu’il semblait — comme nous le croyons avec certitude — qu'elle voyait tout ce
qui se passait au moment de la Passion et de la mort de Jésus. Mais pour elle
tout semblait présent, car elle voyait tout se dérouler de la même manière
qu’alors, bien qu'elle comprît que Jésus ne souffrait pas à ce moment sa Passion
comme elle la voyait de ses yeux. Elle savait par la foi qu’il se tient
désormais à la droite du Père au Paradis, mais qu’il avait voulu se montrer à
elle de cette manière à cause du grand désir qu’elle avait toujours eu de
l’accompagner dans sa Passion et de souffrir avec lui.
Parfois, elle regardait le visage du Crucifix avec une
profonde stupeur, immobile pendant des heures ; d’autres fois elle tournait les
yeux vers la main gauche, ou la droite, et puis elle regardait tout le corps de
Jésus comme si elle voyait tout ce que les Juifs lui infligeaient, et ce qu’il
souffrait. D’autres fois, elle semblait le voir marcher, et s’arrêtait alors
étonnée. Sa bouche remuait, elle serrait les dents, et toute sa personne se
tordait si fort qu’elle semblait prête à se briser. Ou encore elle poussait de
profonds soupirs, on aurait cru alors que ses os et tout l'intérieur de son
corps se disloquaient. Parfois elle demeurait silencieuse plus d’une heure,
parfois moins, et semblait considérer avec grande stupeur tout ce qu’elle
observait.
Parfois, dans l’élan de son amour, elle laissait déborder des
paroles pleines de compassion et d’émerveillement ; bien que nous en ayons noté
beaucoup, elles n’y sont pas toutes, il en manque sans doute quelques-unes, car
parfois elle parlait si faiblement que nous n’avons pu les entendre, parfois
elle commençait à parler et puis se taisait, ou continuait comme pour elle-même,
à voix basse. Plus d’une fois elle montra les signes d’une compassion plus
profonde, notamment lors des principaux mystères de la Passion de Jésus, ainsi
quand il pria dans le jardin, quand il fut arrêté, flagellé à la colonne,
couronné d’épines, montré au peuple, et, quand Pilate prononça la condamnation à
mort, elle en eut le cœur transpercé. Mais elle montra une douleur plus grande
et supérieure à toute autre quand elle vit Jésus fixé à la croix, car elle se
mit alors à pleurer, à crier d’une voix forte, frémissant en elle-même bien plus
que les autres fois. Elle serrait fort le Crucifix entre ses mains, et par
d’autres gestes, et les mouvements de son corps, elle révélait la grande
souffrance qu’elle supportait ; car elle souffrait intérieurement dans son âme
autant qu’extérieurement dans son corps.
Jamais langue ne pourra exprimer ses attitudes, ses gestes,
ses paroles, ses soupirs de compassion durant cette épreuve qui se prolongea,
comme on l’a dit, du jeudi soir à 1 heure et demie, jusqu’au vendredi à 18
heures. Et bien que nous nous soyons efforcées de recueillir de notre mieux ses
paroles et ses gestes, nous en avons manqué une bonne part en comparaison de ce
que nous avons vu et entendu. Mais si nous nous efforçons d’agir et de mettre en
œuvre ce que nous avons écrit, ce ne sera pas négligeable. Que le Seigneur
miséricordieux nous le concède, dans son infinie bonté et miséricorde. Amen.
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