

Vingtième Lettre
Dialogue de sourds
Mon ami,
Tu m’avais demandé, tout au début,
peut-être même dans ta première lettre, de te parler également de sœur Marie de
Saint-Pierre, la “Carmélite de Tours”.
En approfondissant mes
connaissances sur cette âme sainte, j’ai trouvé un rapport qu’elle avait envoyé,
peu de temps avant sa mort, à la Supérieure du Carmel de Tours, comme elle le
faisait habituellement. Elle y rapporte un long et important entretien qu’elle
avait eu avec le secrétaire de Monseigneur Morlot, archevêque de Tours au sujet
de l’éventuelle installation en cette ville de la Confrérie de la Sainte-Face,
pour la réparation des blasphèmes.
Le dialogue qui va suivre est de
ceux que l’on pourrait appeler “dialogue de sourds” et il est vraiment
surréaliste.
Sœur
Marie de Saint-Pierre rendait
toujours compte, par écrit, à sa Supérieure non seulement de ses “révélations”
ou “dialogues avec Jésus”, mais aussi de tous autres faits et gestes la
concernant et concernant la “mission” qui lui avait été confiée par le Ciel.
Ceci dit, si je te le rapporte,
c’est tout simplement pour que tu en sois informé et non point pour te faire
prendre une quelconque position vis-à-vis de l’archevêque de Tours, car il était
certainement de bonne foi, en prenant une décision négative sur les faits que
lui rapportait régulièrement l’humble carmélite.
Il fut aussi influencé par les
“membres de son conseil”, ce qui peut expliquer peut-être aussi sa
“nouvelle” position vis-à-vis de la religieuse.
Voici donc le compte-rendu de sœur
Marie de Saint-Pierre :
Lettre de mars 1848
« Ma Révérende Mère, je vais vous
faire un court extrait de mon petit plaidoyer avec le secrétaire de Monseigneur
l’archevêque, au sujet de l’œuvre réparatrice. Je vous assure que Notre-Seigneur
m’a bien assistée, comme il me l’avait promis, car je n’ai été ni troublée ni
intimidée, et j’ai parlé avec la plus grande facilité. Je vous dirai donc à peu
près notre conférence.
Monsieur le Secrétaire : — Ma
sœur, je viens vous dire de la part de Monseigneur qu’il a montré vos lettres
aux membres de son conseil, et que tous unanimement se sont prononcés contre
l’établissement de l’œuvre que vous demandez. Monseigneur a prié, examiné
sérieusement cette affaire, et il n’est pas possible qu’il puisse agir comme
évêque ; on ne reconnaît pas la validité de votre mission.
Sœur Saint-Pierre : — Monsieur, je
ne prétends point importuner Monseigneur par de nouvelles instances, ni soutenir
mes sentiments sur la mission que je crois m’avoir été imposée par
Notre-Seigneur pour le salut de la France. Mon intention a été de remplir un
devoir de conscience. Lorsque j’ai eu l’honneur de parler à Sa Grandeur des
communications que je croyais recevoir de Dieu, elle me dit alors : “Mon enfant,
soyez en paix ; vous n’êtes point dans l’illusion, je reconnais ici le cachet de
Dieu.” Monsieur, c’est d’après ces paroles, que j’ai reçues comme venant du
Saint-Esprit, que j’ai persévéré dans ma mission.
Monsieur le Secrétaire : — Ma
bonne sœur, Monseigneur vous a dit cela alors, c’est qu’il ne savait pas où cela
irait. Depuis cette époque il a examiné les choses, il a prié ; cela ne se peut
pas.
Sœur Saint-Pierre : — Monsieur,
cela me suffit. Je ne veux que ce que Sa Grandeur a décidé. Ma conscience m’a
obligée à faire des démarches pour l’Œuvre de la Réparation ; maintenant je suis
parfaitement en paix. Mais je vous dirai que la raison pour laquelle j’ai
exprimé le désir de parler à Monseigneur a été de me décharger de ma mission.
Ainsi, puisqu’il vous envoie à sa place, je veux faire en ce moment un acte de
religion. Je dépose ma mission aux pieds de l’autorité ecclésiastique ; elle
sera responsable devant Dieu.
Monsieur le Secrétaire : — Mais,
ma bonne sœur, cette association dont vous parlez est déjà établie.
Sœur Saint-Pierre : — Je le sais
bien, Monsieur ; mais l’Église de Tours devrait en être dépositaire. Je l’ai
sollicité auprès de Monseigneur, il n’a pas jugé à propos de l’établir ; je me
suis soumise ; et ce qui prouve qu’elle est bien dans la volonté de Dieu, c’est
que, sans aucun concours de ma part, elle a pris naissance.
Monsieur le Secrétaire : — Mais
elle a ici beaucoup d’associés ; et Monseigneur n’a-t-il pas approuvé à ce sujet
un petit livre de prières ?
Sœur Saint-Pierre : — Cela est
vrai, Monsieur ; mais il serait nécessaire qu’il y eût à Tours une agrégation.
L’œuvre a besoin du concours et de la protection de Monseigneur l’archevêque.
Tous les yeux sont fixés sur lui, parce que c’est en son diocèse qu’elle a été
conçue.
Monsieur le Secrétaire : — Ma
sœur, je vous dirai en tout abandon que cette œuvre établie à Langres ne va pas
très bien ; on en a parlé dans les journaux.
Sœur Saint-Pierre : — Monsieur, je
n’en suis point étonnée, car Notre-Seigneur m’avait dit que cette œuvre serait
traversée par le démon. N’avez-vous pas vu qu’il en fut ainsi pour la dévotion
du Sacré-Cœur de Jésus et pour l’institution de la fête du Saint-Sacrement ? Le
Sauveur a communiqué à des âmes plus dignes que moi, il est vrai, de pareilles
missions ; mais elles ont été persécutées.
Monsieur le Secrétaire : — Ma
sœur, toutes les œuvres de Dieu le sont ; l’archiconfrérie du Sacré-Cœur de
Marie l’a été aussi. Voilà une belle œuvre qui renferme tout, car elle convertit
les pécheurs.
Sœur Saint-Pierre : — Monsieur,
Notre-Seigneur savait bien qu’elle existait quand il m’a demandé une autre
confrérie, et il m’a fait connaître que la première ne suffisait pas ; car, pour
obtenir le pardon d’une personne qu’on a offensé, il faut lui en faire
réparation d’honneur ; et le Seigneur m’a fait entendre que la transgression des
trois premiers commandements excitait sa colère contre la France. Ainsi,
Monsieur, si le bras séculier et le bras ecclésiastique sont impuissants pour
empêcher ces désordres, il faut au moins qu’on en fasse à Dieu réparation.
Monsieur le Secrétaire : — Ah !
ma bonne sœur, voilà la question. Vous dites que Dieu exige cela ; mais nous
n’en sommes pas sûrs ; vous pouvez vous tromper.
Sœur Saint-Pierre : — Monsieur,
cela est possible ; cependant j’ai bien peine à croire qu’une imagination puisse
durer cinq ans sans influence de personne ; car mes supérieurs, dans leur
sagesse, ne m’ont point soutenue dans ces idées ; ils m’ont même défendu d’y
penser. Ils n’ont point voulu être juges dans cette affaire. Monsieur le
supérieur en a toujours référé au jugement de Monseigneur.
Monsieur le Secrétaire : — Eh
bien, ma bonne sœur, soyez parfaitement tranquille ; vous avez fait votre devoir
en faisant connaître ces communications à Monseigneur. Maintenant je vous dis de
sa part : Ne repensez plus à tout cela, désoccupez-en tout à fait votre esprit.
Sœur Saint-Pierre : — Monsieur,
Monseigneur ne me défend pas sans doute de demander à Dieu l’accomplissement de
ses desseins ?
Monsieur le Secrétaire : — Non,
mais sans demander l’œuvre.
Sœur Saint-Pierre : — Monsieur, je
vous prie d’assurer Monseigneur de mon obéissance à ses ordres ».
La sœur fut fidèle à sa promesse.
Quelques jours après, elle écrivait à la Mère Prieure pour l’informer qu’elle
était « entièrement détachée, dépouillée du désir de voir l’œuvre réparatrice
s’établir dans le diocèse de Tours. »
Elle rendit son âme à Dieu le 8
juillet 1848 et fut par la suite oubliée de la plupart des tourangeaux et des
autres… Depuis la disparition du Carmel de Tours, nous sommes même en droit de
nous poser la question : où sont maintenant ses restes mortels ?
Il en est ainsi pour certaines âmes
choisies… Seul le Seigneur sait le pourquoi des choses !... Que sa volonté soit
faite !
Je reste, en Jésus et Marie,
Ton ami dévoué.
Alphonse Rocha


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