LE SOMMET DE LA CONTEMPLATION
MYSTIQUE CHEZ LE BIENHEUREUX
JEAN DE RUYSBROECK
Léonce REYPENS, s j
docteur ès philosophie et lettres
À la suite de saint Augustin, saint Thomas affirme nettement
la possibilité sur terre de l'intuition de l’essence divine, non sans doute par
modum habitus mais par modum passionis transeuntis.
Avec tous les exégètes du moyen-âge ; les maîtres de la
théologie occidentale avaient admis que cette intuition s’était historiquement
réalisée dans le cas de Moïse et de saint Paul
, et
Richard de saint Victor avait des passages où il ne semble pas exclure de .ce
privilège d'autres contemplatifs.
Pour quelques grands mystiques, qui conservèrent l’héritage
authentique des deux grands saints, et pour qui Richard de Saint Victor était
une autorité, il n’y avait dès lors aucune raison à priori pour écarter comme
illusion manifeste la conviction d’avoir été admis au nombre des quelques
privilégiés de cette intuition. En effet, il n’existait, comme il n’existe
encore, croyons-nous, ni document ecclésiastique, ni texte de l’Écriture, ni
raison théologique, qui rendit impossible pour leurs successeurs la position de
saint Augustin, de Richard de Saint Victor et de saint Thomas.
De là sans doute, chez le bienheureux Jean de Ruysbroeck,
contemporain et grand adversaire des béguards, l’assurance avec laquelle il fait
nettement consister le sommet de la contemplation dans l’intuition de l’essence
divine. Intuition bien imparfaite sans doute quant à l’intensité, mais pourtant
bien réelle. Malgré quelques apparences, que nous croyons pouvoir dissiper,
toute l’œuvre du maître respire cette doctrine. Pour la théorie de la
connaissance mystique il n’est plus utile de le rappeler en détail. Sans doute,
ce sommet de la contemplation, au dire de Ruysbroeck lui-même, est fort rarement
atteint. Mais c’est par le terme possible de la vie spirituelle qu’il faut en
saisir le mouvement. Ruysbroeck d’ailleurs n’a pas une position isolée dans la
tradition mystique. De même qu’il put appuyer son sentiment sur la doctrine de
maîtres comme saint Augustin, Richard e Saint Victor et saint Thomas, il eut
pour répéter formellement ou équivalemment, des mystiques illustres de diverses
écoles, et pour le défendre, des théologiens avertis.
Nous n’entreprenons pas ici l’étude complète du sommet de la
contemplation d’après Ruysbroeck. Nous n’examinons donc pas les influences
subies par l’auteur, ni les questions de détail posées par son enseignement sur
le sommet de la contemplation. Elles seront traitées dans un commentaire du
chef-d’œuvre du maître. Dans cette note nous nous bornons à constater que ce
sommet est une intuition réelle de l’essence divine.
Rappelons que l'édition critique du original des œuvres de
Ruysbroeck reste à faire. En attendant, l'édition de DAVID suffit, certes, dans
l'ensemble, pour donner de la doctrine de Ruysbroeck une idée exacte.
Nous ne nous appuierons pas tout d'abord sur les passages
empruntés au premier et au dernier écrit de l’auteur. Il est vrai, pour le point
en question, ils ne présentent pas une doctrine différente. On peut même y
cueillir des textes fort intéressants. Mais ces passages ne peuvent servir que
de confirmation. En effet, le dernier recueil intitulé Le livre des douze
Béguines, est une œuvre de vieillesse. Il en porte quelques traces.
Quant au premier, Le livre du Royaume des Amants, il fut publié à
l’insu et au regret de l’auteur : c’est un essai, et un essai qui, de fait,
avait besoin de quelques retouches
. La
première expression achevée de la doctrine de Ruysbroeck, nous la trouvons dans
son deuxième ouvrage Les noces spirituelles. A tout considérer, ce
traité resta son chef-d’œuvre. Les ouvrages subséquents en adaptent
l’enseignement à des lecteurs différents, ou en éclairent davantage telle ou
telle partie à l'occasion de quelque demande ou quelque opposition
.
C’est dans les Noces que nous prendrons donc tout
d'abord nos textes, d'autant plus que là nous pourrons nous servir de nos
travaux préparatoires à l'édition critique de ce traité. Vu l'état actuel des
textes originaux, la méthode sera sauve de cette façon
. Avec
les Noces les traités les plus intéressants pour le point qui nous occupe
sont : La . Pierre étincelante ; Le Miroir du Salut éternel ;
Des VII Degrés ; Le livre de la plus haute Vérité.
Après les Noces, c'est dans ces traités que nous. puiserons avant tout.
Les habitués de Ruysbroeck savent combien il est difficile d’isoler de leur
contexte les passages du maître, et de traiter à part un point de sa doctrine.
Surtout quand il parle de la plus haute contemplation, sa pensée est trop
vivante et trop débordante ; elle est portée par une synthèse théorique trop
forte et trop riche pour rendre faciles les découpages. Aussi, pour que le
lecteur moins familiarisé avec Ruysbroeck ne se méprenne pas sur le sens de
certaines expressions nous sommes forcés d'isoler du contexte et de l’œuvre,
nous aurons soin d'indiquer entre crochets le sens voulu par l'auteur.
Quand on le lit en théologien, il faut se rappeler que
Ruysbroeck éprouve encore peu le besoin, qui se fin sentir surtout depuis Baius,
de marquer à chaque instant les distinctions entre la nature et la grâce. Le
grand mystique vit tout entier dans l'ordre seul existant de la grâce. La
nature, il ne l'envisage d'ordinaire que comme assumée dans cet ordre. Dans la
perspective de la vision béatifique, toute la vie spirituelle s'unifie et
s'harmonise en une tendance unique, de même que toute sa doctrine est dominée
par la théorie de l'exemplarisme divin et du cycle dionysien
. Le
passage de la nature à la grâce, en bien des endroits, se fait sans qu’on s'en
aperçoive, et sans qu'il soit toujours rendu facile à découvrir. C'est ce qui
nous fait choisir pour cette note les seuls passages clairs et nets. La même
difficulté se .présente pour la distinction de la vision mystique de l’essence
divine telle qu’elle est possible sur terre. Aussi, nous aurons bien soin de ne
choisir que les textes qui se rapportent nettement à la vision terrestre.
● ● ●
S’il connaît excellemment la chose, Ruysbroeck ignore le nom
de « mystique ». Pour lui, la vie spirituelle se résume dans la vie active, la
vie intérieure
et la vie contemplative
.
Ces trois vies se compénètrent au sommet, et le plein épanouissement de ce que
nous appelons la vie mystique, est pour Ruysbroeck une synthèse harmonieuse de
ces trois vies.
Voilà pour le vocabulaire. Quant au fond, si, avec l’ensemble
des mystiques orthodoxes, nous appelons mystique proprement dite le pati
divina, l’expérience du divin, il y a chez Ruysbroeck deux degrés
psychologiquement et ontologiquement distincts de la mystique
. Le
premier est situé au sommet de ce qu'il appelle la vie intérieure. De ce degré
nous ne nous occupons pas ici. Le second constitue la vie « intuitive de Dieu ».
pour notre pen-sée analogique, et donc dans les descriptions de Ruysbroeck, il
présente des aspects différents et des phases différentes, mais il n’y a, au
fond, qu’une seule et même réalité. A ce degré, on vit la vie divine par
participation. C’est de cette expérience que nous nous occupons dans cette note.
Si Ruysbroeck fait réellement consister le sommet de la
contemplation mystique dans la vision de l’essence divine per modum passionis
transeuntis, la description qu’il en donne doit répondre à toutes les
conditions et à toutes les conséquences de cette intuition.
Nous croyons qu’il en est ainsi.
I. La vision de l'essence divine ne pouvant se faire
par aucune forme créée, il faut que l’intelligence soit élevée au-dessus de son
opération naturelle, et que « l’intellect possible » soit directement
« informé » par cette essence. Dans la scolastique, cette information est
attribuée au Verbe.
Or, c’est bien cette « information » par le Verbe que nous
trouvons décrite par Ruysbroeck au sommet de la contemplation mystique.
Parcours, dans l’ordre chronologique, les traités de Ruysbroeck, en commençant
par les Noces.
1.
Toute parole, et tout ce qu'on peut apprendre et comprendre de façon créée, est
en dehors, et bien au-dessous de la Vérité que j’ai en vue. Mais celui qui est
uni à Dieu et éclairé dans cette Vérité, peut comprendre la vérité par
Elle-même. Car saisir et comprendre Dieu au-dessus de toute comparaison tel
qu'il est en lui-même, c’est être Dieu avec Dieu
[intentationaliter] sans intermédiaire ou
autre « altérité » qui puisse faire obstacle ou intermédiaire, B. VI,
182, 21, ss.
2.
Dans l'abîme de cette ténèbre
[l'incompréhensibilité de l'essence divine] où l'esprit
est mort à lui même [à son opération naturelle ou préternaturelle], là
commence la révélation de Dieu et la vie éternelle. Car dans cette ténèbre luit
et naît une Lumière incompréhensible, c’est-à-dire le Fils de Dieu, dans
laquelle on contemple la Vie éternelle. Et dans cette Lumière l'on devient
voyant : et cette Lumière divine est donnée dans l'être simple de l'esprit, où
l'esprit .reçoit la Clarté qui est Dieu au-dessus de tout don [créé]
et de toute activité créée, dans. la nudité vide de l'esprit où il s'est perdu
moyennant l’amour « fruitif » et reçoit la Clarté de Dieu sans intermédiaire ;
et
il devient sans cesse la Clarté qu'il reçoit [non
par identification d’essence, mais intellectuellement, comme Ruysbroeck
l’explique souvent en se servant de la comparaison de l'air illuminé, par le
soleil]. Voyez cette Clarté cachée dans laquelle on contemple tout ce qu'on
désire [tout ce qu'il est possible de désirer] selon le mode du vide de
l’esprit [non par son opération naturelle ou paternelle] ; cette Clarté
est si grande, que le voyant plein d’amour ne voit ni ne sent dans son fond, où
il repose, qu’une Clarté incompréhensible ; et selon la nudité simple qui
envahit toute chose [pas d’espèces naturelles ou préternaturelles] il se
trouve et se sent la Lumière même par laquelle il voit, et rien autre chose.
Vous avez là le .premier point, comment on devient voyant dans la Lumière
divine. Bienheureux les yeux qui voient ainsi, car ils possèdent la vie
éternelle.
B.
VI, 184, 19. ss.
3.
La révélation de la Lumière éternelle est renouvelée sans cesse dans le secret
de l'esprit. Voyez, toute opération créée, et tout exercice des vertus
[qui se font par le jeu naturel du
préternaturel des facultés, et l'aide de la grâce créée] doit rester en
dessous de ceci ; car ici Dieu « s'opère » lui-même seul en la noblesse la plus
haute de l’esprit [Dieu « informe » et actue directement l’ »intellect
possible » par sa propre essence]. Et ici il n'y a plus rie autre chose qu’intuitionner
éternellement [modo æterno] et fixer la Lumière par la Lumière et dans la
Lumière. B.
VI, 185, 12 ss.
4.
Tous les hommes qui sont [non
essentialiter sed intentionaliter et fruitive] élevés au-dessus de leur être
créé dans une vie contemplative [intuitive de Dieu], sont un avec cette
Clarté [le Verbe], et ils sont cette Clarté même. Et ils se voient et se
sentent et se trouve en eux-mêmes, moyennant cette Lumière divine, être, selon
leur essence non créée [secundum rationem viventem in Verbo] ce même fond
simple [l'essence divine] d'où la Clarté sans mesure luit selon le mode
divin [dans la procession du Verbe] et où elle reste éternellement sans mode
selon la simplicité de l'essence.
B.
VI, 189, 14 ss.
Ces textes des Noces, et les mots de commentaire que
nous y avons ajoutés, sont abondamment confirmés dans les ouvrages subséquents
de Ruysbroeck. Voici quelques passages marquants :
Pierre RRILLANTE
5.
Là où nous dépassons dans l'amour toute chose et mourons à toute considération
en l'ignorance et l’obscurité, nous sommes travaillés, informés et par le Verbe
éternel qui est l’Image du Père. Et dans l’être vide transportés
de notre esprit, nous recevons la Clarté incompréhensible qui nous enveloppe et
nous traverse comme l’air est traversé par la clarté du soleil. Et cette Clarté
n’est autre chose qu’un regard et une intuition sans fond
[par laquelle Dieu se contemple Lui-même et en
Lui toute chose]. Ce que nous sommes [intentionaliter] nous le
contemplons. Et ce que nous contemplons nous le sommes ; car notre mémoire et
notre vie et notre être sont élevés en simplification et unis à la vérité qui
est Dieu. C’est pourquoi, dans cette intuition simple, nous sommes avec Dieu une
même vie et un même esprit, et ceci je l’appelle une vie contemplative.
St
VI, 219, 26 ss.
6.
[La Clarté abyssale] nous
enveloppe de simplicité [pas d'acte naturel ou préternaturel] et nous
informe et transforme par Elle-même, et ainsi nous sommes, dessaisis par Dieu
[de notre activité naturelle] et « travaillés » [par l'information]
jusqu'à l'immersion d’amour, où nous possédons la béatitude et sommes. un avec
Dieu. St.
VI, 264, 10. Cf. ibid. 234, 13 ; 227, I et 234, 13.
LE LIVRE DES QUATRE TENTATIONS
7.
Il nous faut exercer l'introversion, et livrer notre intelligence nue et sans
images à l'incompréhensible Vérité de Dieu et celle-ci nous la trouverons
imprimée en nous, et nous réciproquement imprimés en Elle, et de la sorte un
avec Elle. Et c'est là la voix la plus claire par laquelle nous appelons en nous
le Fils de Dieu, et possédons avec Lui son héritage et le nôtre. IV. B.
IV, 283, 10.
LE LIVRE DES SEPT CLÔTURES
8.
Là où nous sommes élevés au-dessus de la raison et de toutes nos opérations dans
un regard nu, nous sommes « travaillés » par l’Esprit du Seigneur ; et là nous
éprouvons l'influence intime de Dieu sur nous, et nous sommes éclairés de la
Clarté divine comme l'air est éclairé par la lumière du soleil ; et comme le fer
est traversé par la véhémence et l'ardeur du feu, ainsi nous sommes transformés
et transportés de clarté en clarté, en l’image même de la Sainte Trinité. Car
moyennant la lumière créée de la grâce de Dieu
nous sommes élevés et éclairés pour contempler la Lumière incréée qui est Dieu
même. Et c’est ainsi que nous sommes introduits et réfléchis, moyennant l’amour,
dans notre Image éternelle qui est Dieu. VI S1., IV, 97, 19. Cf.
102, 12 ; 104, 16.
LE MIROIR DU SALUT ÉTERNEL.
9.
Dans ce vide pur [de l'âme], le Père montre sa Clarté divine. En cette Clarté ne
peut pénétrer ni raison ni sens, considération ni distinction : tout cela doit
rester en-dessous ; car la Clarté sans mesure aveugle les yeux de la raison, de
sorte qu'ils doivent céder à la Clarté. incompréhensible. Mais l’œil simple
au-dessus de la raison, au fond de l’intelligence, est toujours ouvert, et voit
et fixe d'un regard nu la Lumière avec la Lumière même : là il y a œil contre
œil, miroir contre miroir, image contre Image.
Sp.
III, 213, 20, ss. Cf. 216, 5 ; 219, 3 ;
225, 18 ; 227, 9.
Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel
10.
Quand Dieu se montre aux yeux de notre intelligence dans une lumière distincte
de Lui, il nous donne le pouvoir de la connaître dans des similitudes comme dans
un miroir où nous voyons des formes, des images, des ressemblances de Dieu. Mais
la substance qu'il est Lui-même, nous ne pouvons la voir que par Lui-même, et
cela se passe au-dessus de nous-mêmes
[au dessus nos opérations naturelles ou
préternaturelles] et au-dessus de tout exercice des vertus. Aussi devons-nous
volontiers regarder Dieu et nous attacher à Lui en images, en formes, en
ressemblances divines, pour que, sans ressemblances, il nous élève au-dessus de
nous-mêmes jusqu’à l’unité avec Lui. VII T., IV, 19, 214. Cf. 52, 16 ss.
Le Livre de la plus haute vérité
11.
[Le contemplatif, pour avoir l'union
sans intermédiaire] doit, par l'amour, s'élever et mourir en Dieu [en
mourant] à lui-même et à toutes ses opérations [naturelles], de façon qu'il cède
avec toutes ses puissances et subisse l'information transformante de
l'incompréhensible Vérité qui est Dieu même.
W.,VI,
249, 19. Cf. 261, 21 ss.
Le livre des douze béguines
12.
[Le Christ parle] : J'ai nourri
et, rempli ton intuition et ton élévation de ma personnalité, de sorte que tu
vis en Moi et Moi en toi, Dieu et homme, en ressemblance de vertus, et dans
l’unité de la « fruition ».
XII
B. V. 23, 19 ss.
II. Le Verbe informant l'intelligence, le contemplatif
a atteint, intentionaliter, l'image éternelle d'après laquelle et pour
laquelle il est fait et qu'il poursuit. Le miroir du Salut éternel traite
cette idée à fond.
Noces
13.
Par la Lumière qui naît en eux ils
[les contemplatifs] sont transformés et [deviennent] un avec cette
Lumière par laquelle ils voient et qu'ils voient. Et c'est ainsi que les
contemplatifs atteignent leur Image éternelle « vers » laquelle ils ont été
faits, et contemple Dieu et toutes choses, sans distinction, dans une vue simple
en clarté divine. Et c'est là la contemplation la plus noble et la plus utile à
laquelle on puisse parvenir en cette vie. B. VI, 189, 25. Cf. le texte
des Quatre tentations cité sous le no 7 ; des Sept clôtures,. VII Sl. IV,
98, 2 : des Sept degrés, VII T, IV, 51, 18 ; de La plus haute Vérité,
W, VI, 262, 2.
III. Ayant atteint le Verbe de cette façon, le
contemplatif, non par nature sans doute, mais par grâce, possède, avec le Fils
[intentionaliter et fruitive], le sein du Père :
NOCES
14.
Quand le contemplatif fervent a de la sorte atteint son Image éternelle, et dans
cette pureté, moyennant le Fils, a pris possession du sein du Père, il est
éclairé de la Lumière divine. B. VI. 190, 24
IV. Comme l'intelligence est informée par le Verbe, la
volonté est saisie et transformée au fond même de sa tendance, non dans ses
actes naturels, par l'Esprit d'Amour, le Saint-Esprit. C'est sous cet aspect
bien plus souvent encore que sous l'aspect intellectuel que le sommet de la
contemplation est présenté chez Ruysbroeck. Le traité de la Prière brillante
est surtout caractéristique à ce point de vue. Nous ne croyons pas nécessaire de
multiplier ici les citations. Cet aspect de la doctrine de Ruysbroeck court
moins de danger que le précédent de n'être pas mis en lumière. Voici deux
passages en dehors de la Pierre brillante.
NocEs
15.
Toute la richesse qui est en Dieu par nature, nous la possédons en Dieu par
amour et Dieu la possède en nous [en
tant que nous sommes unis à notre Exemplaire] moyennant l'Amour sans mesure
qui est l'Esprit Saint. Car dans cet Amour l'on goûte tout ce qu’on peut
désirer. C'est pourquoi moyennant cet Amour nous sommes morts à nous-mêmes et
sortis en écoulement d'amour dans l'absence de mode et l’obscurité [de
l'incompréhensibilité divine, comme Ruysbroeck le dit clairement]. B.
VI, 192, 25 ; B. VI, 186, 24
Le miroir du salut éternel
16.
Le Père avec le Fils coulent en nous leur Amour abyssal, au-dessus du vouloir et
de l’opération [naturelles]. [Car]
notre volonté au fond de notre bon vouloir, est une étincelle enflammée, la
vivacité [le mouvement de vie] de l’âme, et c’est là que le Père
[présent avec toute la Trinité dans et à l’âme], engendre son Fils, et c’est
là que coule sans fond leur Amour mutuel. Mais l’opération de Dieu nous ne
pouvons la saisir, et notre raison n’y peut pénétrer, car toutes nos puissances,
avec leurs opérations, doivent céder et subir l’information transformante de
Dieu. Là où nous sommes « travaillés » et saisis (overgheest) par l’Esprit de du
Seigneur, nous sommes les Fils de Dieu, par grâce, non par nature : là nous
sommes simplifiés ; car toutes nos puissances défaillent en leurs opérations
propres, et se fondent et s’écoulent en face de l’Amour éternel de Dieu. C’est
pourquoi ceci est appelé une vie anéantissante dans l’Amour. Sp. III,
219, 9. Cf. aussi 206, 14, et XII B, V, 42, 29.
V. La mémoire enfin, au fond de sa capacité vide de
toute image créée, est remplie par l’habitation du Père, tout comme
l’intelligence est informée par le Verbe et la volonté possédée et transformée
par l’Esprit. Par l’inhabitation, le « règne » du Père, la mémoire est
« stabilisée » dans le vide de toute image créée. Ce troisième aspect de la
conjonction de l’âme du contemplatif avec l’essence divine est plus rarement
rappelé dans les œuvres de Ruysbroeck, et presque jamais isolément des deux
autres. Dans le texte suivant les trois aspects sont réunis.
17.
C’est pourquoi nous nous maintenons toujours au-dessus de la raison au plus
propre de notre être
[sans opération naturelle ou préternaturelle], vides
d’images [quant à la mémoires] regardant [quant à l’intelligence],
et tendant [quant à la volonté] en une richesse incompréhensible. Ce sont
là les trois propriétés de l’âme dans sa nature, c’est là sa constitution. C’est
par là qu’elle est semblable à Dieu, en cette plus haute noblesse où elle répond
à la sainte Trinité de Dieu. Là, la nature de l’âme est vide [d’opération
naturelle] sans images, habitation du Père, son temple et son royaume, et il
engendre son Fils, c’est-à-dire sa Clarté, dans l’œil grand-ouvert de l’âme, et
il coule son Esprit, c’est-à-dire son Amour dans la tendance intime [et
fervente] de l’esprit, où celui-ci tend éternellement [vers Dieu].
W. VI, 218, 10. Cf. Sp. III, 213, 17 ; 219, 3. VII Sl.
IV, 102, 8.
VI. Moyennant cette « information » de l'intelligence
attribuée au Verbe et cette prise de possession de la volonté attribuée au
Saint-Esprit, le contemplatif participe par grâce à la vie divine : il est pris
intentionaliter et fruitive dans le courant qui va du Père au Fils et du
Fils au Père ; il est connu par le Père avec et dans le Fils, et aimé des Deux
avec et dans le Saint-Esprit, et dans cet Esprit embrasé avec les trois
Personnes et toutes les créatures dans l’unité de la jouissance divine
essentielle ; où tout s'abîme pour en rejaillir, et d'où tout rejaillit pour s'y
abîmer de nouveau, sans que la créature puisse jamais quitter son être créé et
atteindre autrement que par. la connaissance et l’amour « fruitif » qui
l'accompagne, sa « suressence » que seul l'Incréé possède par nature et épuise
par ses opérations (visio comprehensiva). Aussi, à ce degré, la
contemplation mérite vraiment le nom que Ruysbroeck lui donne souvent de
« divine et céleste ».
Noces
18.
La nature cachée de Dieu est éternellement voyante et aimante selon les
personnes, et toujours jouissante dans une étreinte des personnes dans l'unité
de l'essence. Dans cette étreinte en l’unité essentielle de Dieu, tous les
esprits, intérieurs [les
contemplatifs], sont un avec Dieu dans un écoulement d'amour et ils sont
cette unité même qu'est l'essence proprement dite en elle-même, selon le mode de
l’éternelle béatitude [intentionaliter et fruitive, non essentialiter].
B. VI, 182, 52. Cf. 187.
19.
Dans cette rencontre [du Père et du
Fils] jaillit la troisième Personne entre le Père et le Fils, c'est-à-dire le
Saint-Esprit, leur Amour mutuel, qui est un avec eux dans la même nature. Et cet
Amour saisit et traverse activement et « fruiti-vement » le Père et le Fils, et
tout ce qui vit en eux, d'une richesse et d'une félicité si grandes, que toutes
les créatures en sont dans un silence éternel [défaillent en leurs
opérations naturelles], car la merveille incompréhensible qui gît en cet
Amour, surpasse éternellement l’entendement de toute créature. Mais là où l'on
peut sans étonnement comprendre et goûter cette merveille, l'esprit est
au-dessus de lui-même [c'est-à-dire de son opération naturelle intelligente
et volontaire] et un avec Dieu, et goûte et voit, sans mesure, comme Dieu, la
richesse qu'il est, lui l'esprit, dans l'unité du Fond vivant [l'essence
divine] où il se possède en tant qu'incréé. [En d'autres mots ; l'âme
voit et goûte ce qu’elle est eminenter en Dieu] B. VI, 191, 12.
Cf., ibid., 192, 5.
LA PIERRE BRILLANTE
20.
[Le contemplatif] se sent écoulé dans l’unité par le sentiment adhérant de
l’union, et, à travers toute mort [aux opérations naturelles] écoulé dans
la vivacité de Dieu. Et là il se sent une seule et même vie avec Dieu, et c’est
là le fondement et le premier point dans une vie contemplative. De là jaillit le
second point, c’est-à-dire un exercice au-dessus de la raison et sans mode : car
l’unité divine dont chaque esprit contemplatif a pris possession dans l’amour,
attire et appelle éternellement en elle les Personnes divines et tous les
esprits aimants. St. VI, 199, 10.
21.
L'unité attirante de Dieu n'est rien autre chose que l'Amour sans fond qui
amoureusement attire en une fruition éternelle le Père et le Fils et, tout ce
qui vit en eux. St. VI, 201, 3,
[Il s'agît dans le chapitre des trois points qui
font le contemplatif].
22.
Quand nous avons une vie contemplative… moyennant l'information transformante
de, Dieu, nous nous sentons engloutis dans un abîme sans fond de noire béatitude
éternelle où nous ne pouvons
[psychologiquement] trouver de distinction entre Dieu et nous. Car c'est là
notre perception suprême, que nous ne pouvons posséder qu'en écoulement d'amour.
St.
VI, 126, 6 ; 227, 7. Cf. 218, 8 ; 221, 8 ; 222, 5 ; 236, 17 ; 238, 4.
Le miroir du salut éternel
23.
Maintenant comprenez en élévation d'esprit. Car par ceci l’homme dépasse toutes
ses puissances et leurs opérations, et entre dans son état vide, et son être
simple et en pureté d'esprit. Notre état vide c’est la privation nue d’images.
Notre être simple c'est l'intuition de la vérité éternelle. La pureté d'esprit
c'est d'être uni à l’Esprit de Dieu : là nous nous sentons un avec Dieu, et
unité en Dieu « spirés » avec Dieu
et non « spirés » en Dieu
[c'est-à-dire dans l'unité de la même essence, non plus considérés comme nature
et principe des processions divines, mais comme unité avec laquelle les
personnes s’identifient dans la béatitude de la circuminsession]. Sp.
III, 317, 4.
24.
Maintenant comprenez, élevez vos yeux intérieurs au plus haut de vous-mêmes, où
vous êtes un. avec Dieu... Il [le
Père] nous dénude de toute image, et nous tire dans notre origine ; là nous
ne trouvons qu'une nudité sauvage, déserte, qui sans cesse répond à l'éternité
[est toujours prête à recevoir l'information divine]. Là le Père nous
donne son Fils, et le Fils se présente à notre regard sans image avec la Clarté
abyssale qu'il est Lui-même, et nous demande et nous apprend à fixer la Clarté
par elle-même. Et là nous trouvons la Clarté de Dieu en nous, et nous en elle,
et unis .à elle. Et quoi qu'elle nous ait saisis, nous ne pouvons la comprendre,
car notre intelligence est créature et elle est Dieu... Ici nous voyons le Père
dans le Fils, et le Fils dans le Père, car ils sont un dans la nature, et c'est
ainsi qu'ils vivent en nous et donnent l'Esprit Saint, leur Amour mutuel, qui
est une nature et un Dieu avec eux, et qui habite en nous avec eux, car Dieu est
indivis en lui-même. Et l'Esprit Saint se donne lui-même et nous visite et
touche l'étincelle brûlante de notre âme, et c'est là le commencement de l'amour
éternel entre nous et Dieu. Sp. III, 227, 11.
25.
[Le Christ] vit en nous, et nous
en Lui, moyennant sa grâce et nos bonnes œuvres. Mais là où nous sommes
au-dessus de tout exercice d'amour, embrassés et saisis avec le Père et avec le
Fils dans l’unité du Saint Esprit, là nous sommes tous un, comme le, Christ,
Dieu et homme, est un avec son Père dans leur amour mutuel, sans fond. Et dans
le même amour nous sommes tous consommés dans une fruition éternelle,
c'est-à-dire en une essence bienheureuse et sans action qui est incompréhensible
à toute créature. Sp. III, 230, 14.
26.
Dans notre être vide [d'opérations
naturelles]... commence la contemplation et le sentiment le plus haut qu'on
puisse exprimer... Nous avons Dieu en nous et nous sommes bienheureux dans notre
essence moyennant l’opération de Dieu en nous [information transformante] avec
qui nous sommes un en Amour, non en essence ni en nature. Mais nous sommes
bienheureux et béatitude dans l’essence divine, là où il jouir de Lui-même et de
nous tous [en tant que nous sommes eminenter, intentionaliter et
fruitive en Lui] dans sa haute nature. C’est là le noyau de l’amour, qui
nous est caché dans l’obscurité, dans l’ignorance sans fond [que nous avons
de l’incompréhensibilité divine].
Cette ignorance
[c’est-à-dire la chose ignorée] est une
lumière inaccessible, qui est l’essence de Dieu et notre « suressence » à nous
[en tant que nous sommes emineter en Dieu], qui Lui est essentielle à Lui
seul, car il est Lui-même sa propre béatitude, et jouit de Lui-même dans sa
nature. Et en jouissant de Lui nous sommes décédés et perdus selon notre
« fruition », mais non selon notre essence. Car notre amour et son amour sont
toujours semblables et un dans la « fruition » et dans une même béatitude avec
Lui. Sp. III, 281, 12. Cf. 188, 22 ; 213, 14 ; 216, 6 ; 219, 2 ; 229,
13 ; 283, 16.
Les sept degrés
27.
Suit le septième degré, ce qu’on peut vivre de plus noble et de plus élevé dans
le temps et l’éternité... quand au-dessus de tout exercice des vertus, nous
voyons et expérimentons en nous un vide éternel
[manque d’activité naturelle qui laisse la place à l’information divine] où
personne ne peut opérer ; et au-dessus de tous les esprits bienheureux une
béatitude sans fond, où nous sommes tous un, et ce même un qu’est la béatitude
même dans son identité ; et quand nous voyons tous les esprits bienheureux
essentiellement abîmés, écoulés et perdus dans leur « suressence », dans une
obscurité inconnue et sans mode. VII T, IV, 53, 1.
28.
Les Personnes divines, dans la fécondité de leur nature, sont un Dieu
éternellement opérant, et dans la simplicité de leur essence ils sont divinité,
éternel repos. Entre action et repos vit l’amour et la « fuition ». L’amour veut
toujours agir, car il est avec Dieu une éternelle opération. La « fruition »
doit toujours être en repos, car elle est, au-dessus du vouloir et du désir,
l’amant embrassé dans l’aimé en un amour nu et sans images, où le Père avec le
Fils a saisis ses amis dans l’unité fruitive de son Esprit, au-dessus de la
fécondité de la nature... Voyez, la joie et la complaisance mutuelle y est si
grande entre Dieu et ses esprits aimés, qu’ils expirent à eux-mêmes, se fondent
et s’écoulent et deviennent un esprit avec Dieu dans « fruition, éternellement
penchés en l’abyssale béatitude de son essence. Voyez, c’est là un monde de
fruition des hommes [spirituellement
vraiment] vivants et contemplatifs. VII T, IV, 54, 5.
29.
Moyennant notre vie vertueuse et sa grâce
[du Christ]
nous vivons en Lui et Lui en nous avec tous les saints... Et
le Père avec le Fils nous ont embrassés et transformés dans l’unité de leur
Esprit. Et là nous sommes avec les personnes divines un seul un seul amour et
une seule « fruition ». Et cette « fruition » est consommée dans l’essence sans
mode de la divinité. Là nous sommes avec Dieu une seule béatitude essentielle :
là il n’y a ni Dieu ni créature selon la personne
. Là nous sommes tous avec Dieu sans
distinction une simple béatitude abyssale. Là nous sommes tous perdus, abîmés et
écoulés dans une ténèbre inconnue.
C’est là le plus haut
degré de vie et de trépas, d’amour et de jouissance en éternelle béatitude. Et
ce qu’on vous enseigne de contraire est folie. VII T, IV, 59, 16. Cf. 52,
14 ; 56, 8 ; 57, 15.
Le livre de la plus haute vérité
30.
L’amour de Dieu n’est pas à considérer seulement comme s’écoulant avec tout bien
et attirant en l’unité, mais, au-dessus de toute distinction, il est une
« fruition » essentielle selon l’essence nue de la divinité. C’est pourquoi les
hommes éclairés expérimentent en eux une intuition essentielle, au-dessus de la
raison et au-delà de la raison, et une inclination « fruitive » traversant
[et dépassant] tout mode et tout
être, s’engloutissant sans mode de la béatitude sans fond, où la Trinité des
personnes divines possèdent leur nature dans l’unité essentielle. W. VI,
263, 2.
31.
Enfin le Christ fit sa plus haute prière, c’est-à-dire que tous ses amis fussent
consommés en un, comme il est un avec le Père ; non pas un de la façon dont il
est avec le Père [c’est-à-dire]
une substance unique de la divinité, car cela nous est impossible ; mais un de
cette façon et dans la même unité où il est, sans distinction, une « fruction »
et une béatitude avec le Père dans l’amour essentiel. W. VI, 226, 1. Cf.
253, 10 ; 255, 10 ; 257, 8 ; 260, 3 ; 261, 18 ; 262, 15 ; 257, 11.
Le livre des douze béguines
32.
En notre origine, nous nous comprenons
[être] une vie éternelle avec notre Père
céleste qui nous a créés. Nous nous trouvons aussi, en son Fils, [être]
la Vérité vivante qui est notre Image prototype où nous vivons tous au-dessus de
nous-mêmes, créés séparément [de Lui], ordonnés et connus dans la sagesse
éternelle. Nous nous sentons aussi dans le Saint Esprit, qu’il nous a aimés de
toute éternité, nous a voulus pour l’exercice de toutes les vertus et pour
l’union avec Lui dans l’amour. XII B. V, 37, 18.
33.
Si nous adhérons librement à Lui avec un esprit tendu, nous dépassons notre
nature et devenons un Esprit avec Lui, et unis à Lui dans l’Amour éternel qu’il
est Lui-même.
Voyez, ceci s’appelle une
vie contemplative, préparée à tous ceux qui savent se vider d’images. XII B.
V, 80, 13.
34.
Mais ceux qui sont nés du Saint Esprit et vivent pour Lui, ils exerce toutes les
vertus ; ils connaissent, ils aiment, ils cherchent, ils trouvent, ils goûtent
et possèdent la grâce et la gloire, la joie éternelle sans mesure qu’est Dieu
lui-même ; car ce sont de vrais pauvres d’esprit, morts à eux-mêmes dans
l’amour, vivant dans le Saint Esprit, jouissant de la vie éternelle. XII B.
V, 51, 13.
35.
Et avec ceci je laisse la vie contemplative, qui est Dieu Lui-même, et qu’il
donne à ceux qui ont fait abnégation d’eux-mêmes, et ont suivi son Esprit, là où
il s’occupe de Lui-même dans ses élus, dans la gloire éternelle. XII B.
V, 86, 4. Cf. 41, 17 ; tout le chapitre XXVII ; 73, 1.
VII. En quelques endroits Ruysbroeck, après saint
Thomas, tire formellement la dernière conséquence : au moment où cette
contemplation suprême se produit, la foi ni l’espérance ne s’exerce plus
la
couronne et la récompense est momentanément atteinte.
36.
Si nous suivons l’amour par une entrée simple jusqu’au fond de toute simplicité,
nous arrivons, moyennant la foi, au-dessus de la foi dans un savoir ; moyennant
l’espérance, au-dessus de l’espérance dans un avoir ; et moyennant l’amour dans
une possession. T.
I, II, 103, 12.
37.
Si vous voulez monter au-dessus de la foi jusqu’au sommet de votre être créé...,
vous serez élevé en une vue dépouillée et sans images, dans la Lumière divine :
là vous pouvez contempler le royaume de Dieu en vous, et Dieu dans son royaume.
XII B, V, 86, 12.
38.
Cette contemplation nous établit en pureté et clarté au-dessus de tout ce que
nous pouvons comprendre, car elle est un ornement et une couronne céleste et, de
plus, une récompense éternelle de toute vertu et de toute vie. B. VI,
181, 10. Cf. 190, 7, où l’auteur
ajoute, logiquement, que cette contemplation-là est au-dessus du mérite. Cf.
IV, B. IV, 283, 10, déjà cité au n° 17 ; XII. B. V, 51, 13 ; Sp.
III 230, 6.
VIII. Par le fait qu’elle se fait per modum
passionis transeuntis, et non per modum habitus ; non par le lumen
gloriæ de la patrie, mais par une action divine supplétive de cette
lumière ; par le fait aussi qu’elle se fait dans le corps non glorifié, cette
vision sur terre de l’essence divine, essentiellement la même
que
celle qui se fait au ciel, lui est extrêmement inférieure en intensité et en
perfection. Elle est, comme dit l’interprète contemporain
JORDAENS
,
citra statum beatitudinis consummatæ. L’idée exacte de Ruysbroeck se
traduirait dans la formule de RICHARD DE SAINT-VICTOR : in hac vita inchoatur,
sed in futura consummatur
.
39.
Si nous étions délivrés de cet exil, nous serions aptes selon la capacité de
notre être créé, à recevoir cette Clarté
[divine]. B. VI,
190, 12, ss. [L’auteur vient de dire
que la voie contemplative à ce degré est une « vie céleste », la couronne et la
récompense après laquelle nous soupirons et que nous avons et possédons
maintenant de cette manière ». Voyez les textes 36, 37, 38.]
IX. Cette différence notable d’intensité entre les
deux intuitions, terrestre et céleste, de l’essence divine, est au fond la seule
réponse que Ruysbroeck oppose aux béguards. Il en connaît pourtant mieux que
personne la doctrine et la condamnation. Qu’il suffise d’examiner ici de plus
près la passage le plus connu où Ruysbroeck traite ex professo de la
différence entre les deux intuitions, et d’où l’on a cru pouvoir conclure que
Ruysbroeck n’enseignait pas leur identité essentielle
. Voici
le texte. Nous en distinguerons les parties par des majuscules, et en
soulignerons certaines expressions.
[A] Il y a grande
différence entre la clarté des Saints et la plus haute clarté où nous puissions
atteindre en cette vie. Car l’ombre de Dieu éclaire notre désir
intérieur. Mais sue la haute montagne dans la terre des promesses, il n’y a pas
d’ombre. Pourtant c’est tout un même soleil et une même clarté qui éclaire
notre désert et aussi les montagnes élevées. Mais l’état des Saints
est translucide et glorieux. Pour ce motif ils reçoivent la clarté sans
intermédiaire. Mais notre état à nous est mortel et grossier, et c’est là
l’intermédiaire d’où vient l’ombre qui ombrage de telle sorte notre
intelligence que nous ne pouvons connaître Dieu ni les choses célestes aussi
clairement que le font les Saints. [B] Car tant que nous cheminons
dans l’ombre, nous ne pouvons voir le soleil en lui-même, mais notre
connaissance est en images et en énigmes : pourtant l’ombre est éclairée par le
soleil de telle sorte que nous puissions apprendre à distinguer toute vertu et
toute vérité utile à notre état mortel. [C] Mais si nous voulons
devenir un avec la clarté du soleil, il nous faut suivre l’amour et sortir de
nous-mêmes dans l’absence de mode, et avec les yeux aveuglés le Soleil nous
tirera dans sa propre clarté où nous possédons l’unité avec Dieu. Si nous nous
sentons et comprenons de la sorte [possédant l’unité avec Dieu], c’est là
une vie contemplative qui appartient à notre état [mortel]. St. VI.,
230, 1.
Il est certain que, dans ce passage, l’expression ne brille
par la lucidité. La cause en est surtout le langage biblique. L’ombre de Dieu
dans la section A est autre chose que dans la section B. Ici l’ombre
est clairement notre connaissance analogique, éclairée par la Foi et la grâce.
Dans la section A, l’ombre de Dieu ne peut être qu’une
connaissance atténuée de Dieu. Pourtant, essentiellement, c’est la même
clarté que celle qui illumine les Saints. La connaissance atténuée de Dieu
n’est pas attribuée, comme dans la section B au procédé analogique de
notre esprit dans ses opérations naturelles, elle est causée par notre état
mortel (Cf. citation 39). Plus loin dans le même chapitre (St. VI, 232,
12), le mot ombre a encore la même signification que dans la section A.
Enfin la section C ne permet pas d’interpréter les sections précédentes
dans un sens qui exclut la vision, imparfaite quant à l’intensité, de l’essence
divine, puisque Ruysbroeck y affirme qu’on est uni à la clarté du Soleil. Et ce
qu’il dit être le propre des Saints : goûter et connaître la Trinité dans
l’Unité et l’Unité dans la Trinité, (231, 28), il l’affirme du contemplatif
dans les chapitres suivants (236, 23 ; 238, 10, etc.), comme il l’avait déjà
rappelé dans la section C. Que cette unité avec la clarté du soleil de la
section C n’est pas seulement une union d’amour avec connaissance obscure
parce que analogique, Ruysbroeck le dit clairement dans la suite comme il
enseigne partout ailleurs
.
En effet, au début du chapitre XII du même traité de la Pierre étincelante
il dit du contemplatif : En son nom [de Jésus] le Père éternel nous ouvre le
livre vivant de son éternelle sagesse. Et la Sagesse de Dieu saisit notre regard
nu et la simplicité de notre esprit en un goût simple et sans mode de tout bien
sans distinction. (234, 15).
En un mot, quand on l’examine à fond, le XI chapitre de la
Pierre brillante ne contredit pas nettement nos conclusions sur le caractère
du sommet de la contemplation chez Ruysbroeck. Ces conclusions sont confirmées
par la suite du XIe chapitre lui-même et par les chapitres suivants.
Le dernier ouvrage de l’auteur les met en lumière plus que jamais. Il serait
étonnant, d’ailleurs, que Ruysbroeck contredise formellement ce qui dans toute
son œuvre fait manifestement le fond même de sa doctrine sur le sommet de la
contemplation. Autant valait renier complètement cette doctrine. La condamnation
des Béguards ne l’y forçait nullement, et la réponse qu’il leur donne, lui, leur
contemporain et leur adversaire, lui, le fils humble et soumis de l’Église, nous
renseigne mieux que tout le reste sur le sens historique des formules qui
condamnent ces hérétiques. Ce sens, tout en sauvegardant le caractère surnaturel
de la vision de l’essence de Dieu maintient aussi les distinctions nécessaires
entre l’état mortel et l’état d gloire. En conclure qu’il exclu par là même
l’intuition transitoire de l’essence divine sur terre, dépasse,
croyons-nous, les données historiques et les prémisses théologiques. Dès lors la
question de cette intuition reste posée en mystique. Nous ne croyons pas que les
textes cités des œuvres de Ruysbroeck puissent laisser beaucoup de doutes sur la
position du Bienheureux. C’est pour la rappeler que nous avons rédigé cette note
.
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