LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

LE SOMMET DE LA CONTEMPLATION
MYSTIQUE CHEZ LE BIENHEUREUX
JEAN DE RUYSBROECK

Léonce REYPENS, s j
docteur ès philosophie et lettres

À la suite de saint Augustin, saint Thomas affirme nettement la possibilité sur terre de l'intuition de l’essence divine, non sans doute par modum habitus mais par modum passionis transeuntis.[1]

Avec tous les exégètes du moyen-âge ; les maîtres de la théologie occidentale avaient admis que cette intuition s’était historiquement réalisée dans le cas de Moïse et de saint Paul [2], et Richard de saint Victor avait des passages où il ne semble pas exclure de .ce privilège d'autres contemplatifs.

Pour quelques grands mystiques, qui conservèrent l’héritage authentique des deux grands saints, et pour qui Richard de Saint Victor était une autorité, il n’y avait dès lors aucune raison à priori pour écarter comme illusion manifeste la conviction d’avoir été admis au nombre des quelques privilégiés de cette intuition. En effet, il n’existait, comme il n’existe encore, croyons-nous, ni document ecclésiastique, ni texte de l’Écriture, ni raison théologique, qui rendit impossible pour leurs successeurs la position de saint Augustin, de Richard de Saint Victor et de saint Thomas.

De là sans doute, chez le bienheureux Jean de Ruysbroeck, contemporain et grand adversaire des béguards, l’assurance avec laquelle il fait nettement consister le sommet de la contemplation dans l’intuition de l’essence divine. Intuition bien imparfaite sans doute quant à l’intensité, mais pourtant bien réelle. Malgré quelques apparences, que nous croyons pouvoir dissiper, toute l’œuvre du maître respire cette doctrine. Pour la théorie de la connaissance mystique il n’est plus utile de le rappeler en détail. Sans doute, ce sommet de la contemplation, au dire de Ruysbroeck lui-même, est fort rarement atteint. Mais c’est par le terme possible de la vie spirituelle qu’il faut en saisir le mouvement. Ruysbroeck d’ailleurs n’a pas une position isolée dans la tradition mystique. De même qu’il put appuyer son sentiment sur la doctrine de maîtres comme saint Augustin, Richard e Saint Victor et saint Thomas, il eut pour répéter formellement ou équivalemment, des mystiques illustres de diverses écoles, et pour le défendre, des théologiens avertis. [3]

Nous n’entreprenons pas ici l’étude complète du sommet de la contemplation d’après Ruysbroeck. Nous n’examinons donc pas les influences subies par l’auteur, ni les questions de détail posées par son enseignement sur le sommet de la contemplation. Elles seront traitées dans un commentaire du chef-d’œuvre du maître. Dans cette note nous nous bornons à constater que ce sommet est une intuition réelle de l’essence divine.

Rappelons que l'édition critique du original des œuvres de Ruysbroeck reste à faire. En attendant, l'édition de DAVID suffit, certes, dans l'ensemble, pour donner de la doctrine de Ruysbroeck une idée exacte.

Nous ne nous appuierons pas tout d'abord sur les passages empruntés au premier et au dernier écrit de l’auteur. Il est vrai, pour le point en question, ils ne présentent pas une doctrine différente. On peut même y cueillir des textes fort intéressants. Mais ces passages ne peuvent servir que de confirmation. En effet, le dernier recueil intitulé Le livre des douze Béguines, est une œuvre de vieillesse. Il en porte quelques traces. Quant au premier, Le livre du Royaume des Amants, il fut publié à l’insu et au regret de l’auteur : c’est un essai, et un essai qui, de fait, avait besoin de quelques retouches [4]. La première expression achevée de la doctrine de Ruysbroeck, nous la trouvons dans son deuxième ouvrage Les noces spirituelles. A tout considérer, ce traité resta son chef-d’œuvre. Les ouvrages subséquents en adaptent l’enseignement à des lecteurs différents, ou en éclairent davantage telle ou telle partie à l'occasion de quelque demande ou quelque opposition [5].

C’est dans les Noces que nous prendrons donc tout d'abord nos textes, d'autant plus que là nous pourrons nous servir de nos travaux préparatoires à l'édition critique de ce traité. Vu l'état actuel des textes originaux, la méthode sera sauve de cette façon [6]. Avec les Noces les traités les plus intéressants pour le point qui nous occupe sont : La . Pierre étincelante ; Le Miroir du Salut éternel ; Des VII Degrés ; Le livre de la plus haute Vérité. Après les Noces, c'est dans ces traités que nous. puiserons avant tout. Les habitués de Ruysbroeck savent combien il est difficile d’isoler de leur contexte les passages du maître, et de traiter à part un point de sa doctrine. Surtout quand il parle de la plus haute contemplation, sa pensée est trop vivante et trop débordante ; elle est portée par une synthèse théorique trop forte et trop riche pour rendre faciles les découpages. Aussi, pour que le lecteur moins familiarisé avec Ruysbroeck ne se méprenne pas sur le sens de certaines expressions nous sommes forcés d'isoler du contexte et de l’œuvre, nous aurons soin d'indiquer entre crochets le sens voulu par l'auteur.

       Quand on le lit en théologien, il faut se rappeler que Ruysbroeck éprouve encore peu le besoin, qui se fin sentir surtout depuis Baius, de marquer à chaque instant les distinctions entre la nature et la grâce. Le grand mystique vit tout entier dans l'ordre seul existant de la grâce. La nature, il ne l'envisage d'ordinaire que comme assumée dans cet ordre. Dans la perspective de la vision béatifique, toute la vie spirituelle s'unifie et s'harmonise en une tendance unique, de même que toute sa doctrine est dominée par la théorie de l'exemplarisme divin et du cycle dionysien [7]. Le passage de la nature à la grâce, en bien des endroits, se fait sans qu’on s'en aperçoive, et sans qu'il soit toujours rendu facile à découvrir. C'est ce qui nous fait choisir pour cette note les seuls passages clairs et nets. La même difficulté se .présente pour la distinction de la vision mystique de l’essence divine telle qu’elle est possible sur terre. Aussi, nous aurons bien soin de ne choisir que les textes qui se rapportent nettement à la vision terrestre.

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S’il connaît excellemment la chose, Ruysbroeck ignore le nom de « mystique ». Pour lui, la vie spirituelle se résume dans la vie active, la vie intérieure [8] et la vie contemplative [9]. Ces trois vies se compénètrent  au sommet, et le plein épanouissement de ce que nous appelons la vie mystique, est pour Ruysbroeck une synthèse harmonieuse de ces trois vies.

Voilà pour le vocabulaire. Quant au fond, si, avec l’ensemble des mystiques orthodoxes, nous appelons mystique proprement dite le pati divina, l’expérience du divin, il y a chez Ruysbroeck deux degrés psychologiquement et ontologiquement distincts de la mystique [10]. Le premier est situé au sommet de ce qu'il appelle la vie intérieure. De ce degré nous ne nous occupons pas ici. Le second constitue la vie « intuitive de Dieu ». pour notre pen-sée analogique, et donc dans les descriptions de Ruysbroeck, il présente des aspects différents et des phases différentes, mais il n’y a, au fond, qu’une seule et même réalité. A ce degré, on vit la vie divine par participation. C’est de cette expérience que nous nous occupons dans cette note.

Si Ruysbroeck fait réellement consister le sommet de la contemplation mystique dans la vision de l’essence divine per modum passionis transeuntis, la description qu’il en donne doit répondre à toutes les conditions et à toutes les conséquences de cette intuition.

Nous croyons qu’il en est ainsi.

I. La vision de l'essence divine ne pouvant se faire par aucune forme créée, il faut que l’intelligence soit élevée au-dessus de son opération  naturelle, et que « l’intellect possible » soit directement « informé » par cette essence. Dans la scolastique, cette information est attribuée au Verbe.

Or, c’est bien cette « information » par le Verbe que nous trouvons décrite par Ruysbroeck au sommet de la contemplation mystique. Parcours, dans l’ordre chronologique, les traités de Ruysbroeck, en commençant par les Noces.

1. Toute parole, et tout ce qu'on peut apprendre et comprendre de façon créée, est en dehors, et bien au-dessous de la Vérité que j’ai en vue. Mais celui qui est uni à Dieu et éclairé dans cette Vérité, peut comprendre la vérité par Elle-même. Car saisir et comprendre Dieu au-dessus de toute comparaison tel qu'il est en lui-même, c’est être Dieu avec Dieu [intentationaliter] sans intermédiaire ou autre « altérité » qui puisse faire obstacle ou intermédiaire, B. VI, 182, 21, ss.

2. Dans l'abîme de cette ténèbre [l'incompréhensibilité de l'essence divine] où l'esprit est mort à lui même [à son opération naturelle ou préternaturelle], là commence la révélation de Dieu et la vie éternelle. Car dans cette ténèbre luit et naît une Lumière incompréhensible, c’est-à-dire le Fils de Dieu, dans laquelle on contemple la Vie éternelle. Et dans cette Lumière l'on devient voyant : et cette Lumière divine est donnée dans l'être simple de l'esprit, où l'esprit .reçoit la Clarté qui est Dieu au-dessus de tout don [créé] et de toute activité créée, dans. la nudité vide de l'esprit où il s'est perdu moyennant l’amour « fruitif » et reçoit la Clarté de Dieu sans intermédiaire ; [11] et il devient sans cesse la Clarté qu'il reçoit [non par identification d’essence, mais intellectuellement, comme Ruysbroeck l’explique souvent en se servant de la comparaison de l'air illuminé, par le soleil]. Voyez cette Clarté cachée dans laquelle on contemple tout ce qu'on désire [tout ce qu'il est possible de désirer] selon le mode du vide de l’esprit [non par son opération naturelle ou paternelle] ; cette Clarté est si grande, que le voyant plein d’amour ne voit ni ne sent dans son fond, où il repose, qu’une Clarté incompréhensible ; et selon la nudité simple qui envahit toute chose [pas d’espèces naturelles ou préternaturelles] il se trouve et se sent la Lumière même par laquelle il voit, et rien autre chose. Vous avez là le .premier point, comment on devient voyant dans la Lumière divine. Bienheureux les yeux qui voient ainsi, car ils possèdent la vie éternelle. B. VI, 184, 19. ss.

3. La révélation de la Lumière éternelle est renouvelée sans cesse dans le secret de l'esprit. Voyez, toute opération créée, et tout exercice des vertus [qui se font par le jeu naturel du préternaturel des facultés, et l'aide de la grâce créée] doit rester en dessous de ceci ; car ici Dieu « s'opère » lui-même seul en la noblesse la plus haute de l’esprit [Dieu « informe » et actue directement l’ »intellect possible » par sa propre essence]. Et ici il n'y a plus rie autre chose qu’intuitionner éternellement [modo æterno] et fixer la Lumière par la Lumière et dans la Lumière. B. VI, 185, 12 ss.

4. Tous les hommes qui sont [non essentialiter sed intentionaliter et fruitive] élevés au-dessus de leur être créé dans une vie contemplative [intuitive de Dieu], sont un avec cette Clarté [le Verbe], et ils sont cette Clarté même. Et ils se voient et se sentent et se trouve en eux-mêmes, moyennant cette Lumière divine, être, selon leur essence non créée [secundum rationem viventem in Verbo] ce même fond simple [l'essence divine] d'où la Clarté sans mesure luit selon le mode divin [dans la procession du Verbe] et où elle reste éternellement sans mode selon la simplicité de l'essence. B. VI, 189, 14 ss.

Ces textes des Noces, et les mots de commentaire que nous y avons ajoutés, sont abondamment confirmés dans les ouvrages subséquents de Ruysbroeck. Voici quelques passages marquants :

Pierre RRILLANTE

5. Là où nous dépassons dans l'amour toute chose et mourons à toute considération en l'ignorance et l’obscurité, nous sommes travaillés, informés et par le Verbe éternel qui est l’Image du Père. Et dans l’être vide transportés [12] de notre esprit, nous recevons la Clarté incompréhensible qui nous enveloppe et nous traverse comme l’air est traversé par la clarté du soleil. Et cette Clarté n’est autre chose qu’un regard et une intuition sans fond [par laquelle Dieu se contemple Lui-même et en Lui toute chose]. Ce que nous sommes [intentionaliter] nous le contemplons. Et ce que nous contemplons nous le sommes ; car notre mémoire et notre vie et notre être sont élevés en simplification et unis à la vérité qui est Dieu. C’est pourquoi, dans cette intuition simple, nous sommes avec Dieu une même vie et un même esprit, et ceci je l’appelle une vie contemplative. St VI, 219, 26 ss.

6. [La Clarté abyssale] nous enveloppe de simplicité [pas d'acte naturel ou préternaturel] et nous informe et transforme par  Elle-même, et ainsi nous sommes, dessaisis par Dieu [de notre activité naturelle] et « travaillés » [par l'information] jusqu'à l'immersion d’amour, où nous possédons la béatitude et sommes. un avec Dieu. St. VI, 264, 10. Cf. ibid. 234, 13 ; 227, I et 234, 13.

LE LIVRE DES QUATRE TENTATIONS

7. Il nous faut exercer l'introversion, et livrer notre intelligence nue et sans images à l'incompréhensible Vérité de Dieu et celle-ci nous la trouverons imprimée en nous, et nous réciproquement imprimés en Elle, et de la sorte un avec Elle. Et c'est là la voix la plus claire par laquelle nous appelons en nous le Fils de Dieu, et possédons avec Lui son héritage et le nôtre. IV. B. IV, 283, 10.

LE LIVRE DES SEPT CLÔTURES

8. Là où nous sommes élevés au-dessus de la raison et de toutes nos opérations dans un regard nu, nous sommes « travaillés » par l’Esprit du Seigneur ; et là nous éprouvons l'influence intime de Dieu sur nous, et nous sommes éclairés de la Clarté divine comme l'air est éclairé par la lumière du soleil ; et comme le fer est traversé par la véhémence et l'ardeur du feu, ainsi nous sommes transformés et transportés de clarté en clarté, en l’image même de la Sainte Trinité. Car moyennant la lumière créée de la grâce de Dieu [13] nous sommes élevés et éclairés pour contempler la Lumière incréée qui est Dieu même. Et c’est ainsi que nous sommes introduits et réfléchis, moyennant l’amour, dans notre Image éternelle qui est Dieu. VI S1., IV, 97, 19. Cf. 102, 12 ; 104, 16.

LE MIROIR DU SALUT ÉTERNEL.

9. Dans ce vide pur [de l'âme], le Père montre sa Clarté divine. En cette Clarté ne peut pénétrer ni raison ni sens, considération ni distinction : tout cela doit rester en-dessous ; car la Clarté sans mesure aveugle les yeux de la raison, de sorte qu'ils doivent céder à la Clarté. incompréhensible. Mais l’œil simple au-dessus de la raison, au fond de l’intelligence, est toujours ouvert, et voit et fixe d'un regard nu la Lumière avec la Lumière même : là il y a œil contre œil, miroir contre miroir, image contre Image. Sp. III, 213, 20, ss. Cf. 216, 5 ; 219, 3 ; 225, 18 ; 227, 9.

Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel

10. Quand Dieu se montre aux yeux de notre intelligence dans une lumière distincte de Lui, il nous donne le pouvoir de la connaître dans des similitudes comme dans un miroir où nous voyons des formes, des images, des ressemblances de Dieu. Mais la substance qu'il est Lui-même, nous ne pouvons la voir que par Lui-même, et cela se passe au-dessus de nous-mêmes [au dessus nos opérations naturelles ou préternaturelles] et au-dessus de tout exercice des vertus. Aussi devons-nous volontiers regarder Dieu et nous attacher à Lui en images, en formes, en ressemblances divines, pour que, sans ressemblances, il nous élève au-dessus de nous-mêmes jusqu’à l’unité avec Lui. VII T., IV, 19, 214. Cf. 52, 16 ss.

Le Livre de la plus haute vérité

11. [Le contemplatif, pour avoir l'union sans intermédiaire] doit, par l'amour, s'élever et mourir en Dieu [en mourant] à lui-même et à toutes ses opérations [naturelles], de façon qu'il cède avec toutes ses puissances et subisse l'information transformante de l'incompréhensible Vérité qui est Dieu même. W.,VI, 249, 19. Cf. 261, 21 ss.

Le livre des douze béguines

12. [Le Christ parle] : J'ai nourri et, rempli ton intuition et ton élévation de ma personnalité, de sorte que tu vis en Moi et Moi en toi, Dieu et homme, en ressemblance de vertus, et dans l’unité de la « fruition ». XII B. V. 23, 19 ss.

II. Le Verbe informant l'intelligence, le contemplatif a atteint, intentionaliter, l'image éternelle d'après laquelle et pour laquelle il est fait et qu'il poursuit. Le miroir du Salut éternel traite cette idée à fond.

Noces

13. Par la Lumière qui naît en eux ils [les contemplatifs] sont transformés et [deviennent] un avec cette Lumière par laquelle ils voient et qu'ils voient. Et c'est ainsi que les contemplatifs atteignent leur Image éternelle « vers » laquelle ils ont été faits, et contemple Dieu et toutes choses, sans distinction, dans une vue simple en clarté divine. Et c'est là la contemplation la plus noble et la plus utile à laquelle on puisse parvenir en cette vie. B. VI, 189, 25. Cf. le texte des Quatre tentations cité sous le no 7 ; des Sept clôtures,. VII Sl. IV, 98, 2 : des Sept degrés, VII T, IV, 51, 18 ; de La plus haute Vérité, W, VI, 262, 2.

III. Ayant atteint le Verbe de cette façon, le contemplatif, non par nature sans doute, mais par grâce, possède, avec le Fils [intentionaliter et fruitive], le sein du Père :

NOCES

14. Quand le contemplatif fervent a de la sorte atteint son Image éternelle, et dans cette pureté, moyennant le Fils, a pris possession du sein du Père, il est éclairé de la Lumière divine. B. VI. 190, 24

IV. Comme l'intelligence est informée par le Verbe, la volonté est saisie et transformée au fond même de sa tendance, non dans ses actes naturels, par l'Esprit d'Amour, le Saint-Esprit. C'est sous cet aspect bien plus souvent encore que sous l'aspect intellectuel que le sommet de la contemplation est présenté chez Ruysbroeck. Le traité de la Prière brillante est surtout caractéristique à ce point de vue. Nous ne croyons pas nécessaire de multiplier ici les citations. Cet aspect de la doctrine de Ruysbroeck court moins de danger que le précédent de n'être pas mis en lumière. Voici deux passages en dehors de la Pierre brillante.

NocEs

15. Toute la richesse qui est en Dieu par nature, nous la possédons en Dieu par amour et Dieu la possède en nous [en tant que nous sommes unis à notre Exemplaire] moyennant l'Amour sans mesure qui est l'Esprit Saint. Car dans cet Amour l'on goûte tout ce qu’on peut désirer. C'est pourquoi moyennant cet Amour nous sommes morts à nous-mêmes et sortis en écoulement d'amour dans l'absence de mode et l’obscurité [de l'incompréhensibilité divine, comme Ruysbroeck le dit clairement]. B. VI, 192, 25 ; B. VI, 186, 24

Le miroir du salut éternel

16. Le Père avec le Fils coulent en nous leur Amour abyssal, au-dessus du vouloir et de l’opération [naturelles]. [Car] notre volonté au fond de notre bon vouloir, est une étincelle enflammée, la vivacité [le mouvement de vie] de l’âme, et c’est là que le Père [présent avec toute la Trinité dans et à l’âme], engendre son Fils, et c’est là que coule sans fond leur Amour mutuel. Mais l’opération de Dieu nous ne pouvons la saisir, et notre raison n’y peut pénétrer, car toutes nos puissances, avec leurs opérations, doivent céder et subir l’information transformante de Dieu. Là où nous sommes « travaillés » et saisis (overgheest) par l’Esprit de du Seigneur, nous sommes les Fils de Dieu, par grâce, non par nature : là nous sommes simplifiés ; car toutes nos puissances défaillent en leurs opérations propres, et se fondent et s’écoulent en face de l’Amour éternel de Dieu. C’est pourquoi ceci est appelé une vie anéantissante dans l’Amour. Sp. III, 219, 9. Cf. aussi 206, 14, et XII B, V, 42, 29.

V. La mémoire enfin, au fond de sa capacité vide de toute image créée, est remplie par l’habitation du Père, tout comme l’intelligence est informée par le Verbe et la volonté possédée et transformée par l’Esprit. Par l’inhabitation, le « règne » du Père, la mémoire est « stabilisée » dans le vide de toute image créée. Ce troisième aspect de la conjonction de l’âme du contemplatif avec l’essence divine est plus rarement rappelé dans les œuvres de Ruysbroeck, et presque jamais isolément des deux autres. Dans le texte suivant les trois aspects sont réunis.

17. C’est pourquoi nous nous maintenons toujours au-dessus de la raison au plus propre de notre être [sans opération naturelle ou préternaturelle], vides d’images [quant à la mémoires] regardant [quant à l’intelligence], et tendant [quant à la volonté] en une richesse incompréhensible. Ce sont là les trois propriétés de l’âme dans sa nature, c’est là sa constitution. C’est par là qu’elle est semblable à Dieu, en cette plus haute noblesse où elle répond à la sainte Trinité de Dieu. Là, la nature de l’âme est vide [d’opération naturelle] sans images, habitation du Père, son temple et son royaume, et il engendre son Fils, c’est-à-dire sa Clarté, dans l’œil grand-ouvert de l’âme, et il coule son Esprit, c’est-à-dire son Amour dans la tendance intime [et fervente] de l’esprit, où celui-ci tend éternellement [vers Dieu]. W. VI, 218, 10. Cf. Sp. III, 213, 17 ; 219, 3. VII Sl. IV, 102, 8. [14]

VI. Moyennant cette « information » de l'intelligence attribuée au Verbe et cette prise de possession de la volonté attribuée au Saint-Esprit, le contemplatif participe par grâce à la vie divine : il est pris intentionaliter et fruitive dans le courant qui va du Père au Fils et du Fils au Père ; il est connu par le Père avec et dans le Fils, et aimé des Deux avec et dans le Saint-Esprit, et dans cet Esprit embrasé avec les trois Personnes et toutes les créatures dans l’unité de la jouissance divine essentielle ; où tout s'abîme pour en rejaillir, et d'où tout rejaillit pour s'y abîmer de nouveau, sans que la créature puisse jamais quitter son être créé et atteindre autrement que par. la connaissance et l’amour « fruitif » qui l'accompagne, sa « suressence » que seul l'Incréé possède par nature et épuise par ses opérations (visio comprehensiva). Aussi, à ce degré, la contemplation mérite vraiment le nom que Ruysbroeck lui donne souvent de « divine et céleste ». [15]

Noces

18. La nature cachée de Dieu est éternellement voyante et aimante selon les personnes, et toujours jouissante dans une étreinte des personnes dans l'unité de l'essence. Dans cette étreinte en l’unité essentielle de Dieu, tous les esprits, intérieurs [les contemplatifs], sont un avec Dieu dans un écoulement d'amour et ils sont cette unité même qu'est l'essence proprement dite en elle-même, selon le mode de l’éternelle béatitude [intentionaliter et fruitive, non  essentialiter]. B. VI, 182, 52. Cf. 187.

19. Dans cette rencontre [du Père et du Fils] jaillit la troisième Personne entre le Père et le Fils, c'est-à-dire le Saint-Esprit, leur Amour mutuel, qui est un avec eux dans la même nature. Et cet Amour saisit et traverse activement et « fruiti-vement » le Père et le Fils, et tout ce qui vit en eux, d'une richesse et d'une félicité si grandes, que toutes les créatures en sont dans un silence éternel [défaillent en leurs opérations naturelles], car la merveille incompréhensible qui gît en cet Amour, surpasse éternellement l’entendement de toute créature. Mais là où l'on peut sans étonnement comprendre et goûter cette merveille, l'esprit est au-dessus de lui-même [c'est-à-dire de son opération naturelle intelligente et volontaire] et un avec Dieu, et goûte et voit, sans mesure, comme Dieu, la richesse qu'il est, lui l'esprit, dans l'unité du Fond vivant [l'essence divine] où il se possède en tant qu'incréé. [En d'autres mots ; l'âme voit et goûte ce qu’elle est eminenter en Dieu] B. VI, 191, 12. Cf., ibid., 192, 5.

LA PIERRE BRILLANTE

20. [Le contemplatif] se sent écoulé dans l’unité par le sentiment adhérant de l’union, et, à travers toute mort [aux opérations naturelles] écoulé dans la vivacité de Dieu. Et là il se sent une seule et même vie avec Dieu, et c’est là le fondement et le premier point dans une vie contemplative. De là jaillit le second point, c’est-à-dire un exercice au-dessus de la raison et sans mode : car l’unité divine dont chaque esprit contemplatif a pris possession dans l’amour, attire et appelle éternellement en elle les Personnes divines et tous les esprits aimants. St. VI, 199, 10.

21. L'unité attirante de Dieu n'est rien autre chose que l'Amour sans fond qui amoureusement attire en une fruition éternelle le Père et le Fils et, tout ce qui vit en eux. St. VI, 201, 3, [Il s'agît dans le chapitre des trois points qui font le contemplatif].

22. Quand nous avons une vie contemplative… moyennant l'information transformante de, Dieu, nous nous sentons engloutis dans un abîme sans fond de noire béatitude éternelle où nous ne pouvons [psychologiquement] trouver de distinction entre Dieu et nous. Car c'est là notre perception suprême, que nous ne pouvons posséder qu'en écoulement d'amour. St. VI, 126, 6 ; 227, 7. Cf. 218, 8 ; 221, 8 ; 222, 5 ; 236, 17 ; 238, 4.

Le miroir du salut éternel

23. Maintenant comprenez en élévation d'esprit. Car par ceci l’homme dépasse toutes ses puissances et leurs opérations, et entre dans son état vide, et son être simple et en pureté d'esprit. Notre état vide c’est la privation nue d’images. Notre être simple c'est l'intuition de la vérité éternelle. La pureté d'esprit c'est d'être uni à l’Esprit de Dieu : là nous nous sentons un avec Dieu, et unité en Dieu « spirés » avec Dieu [16] et non « spirés » en Dieu [c'est-à-dire dans l'unité de la même essence, non plus considérés comme nature et principe des processions divines, mais comme unité avec laquelle les personnes s’identifient dans la béatitude de la circuminsession]. Sp. III, 317, 4.

24. Maintenant comprenez, élevez vos yeux intérieurs au plus haut de vous-mêmes, où vous êtes un. avec Dieu... Il [le Père] nous dénude de toute image, et nous tire dans notre origine ; là nous ne trouvons qu'une nudité sauvage, déserte, qui sans cesse répond à l'éternité [est toujours prête à recevoir l'information divine]. Là le Père nous donne son Fils, et le Fils se présente à notre regard sans image avec la Clarté abyssale qu'il est Lui-même, et nous demande et nous apprend à fixer la Clarté par elle-même. Et là nous trouvons la Clarté de Dieu en nous, et nous en elle, et unis .à elle. Et quoi qu'elle nous ait saisis, nous ne pouvons la comprendre, car notre intelligence est créature et elle est Dieu... Ici nous voyons le Père dans le Fils, et le Fils dans le Père, car ils sont un dans la nature, et c'est ainsi qu'ils vivent en nous et donnent l'Esprit Saint, leur Amour mutuel, qui est une nature et un Dieu avec eux, et qui habite en nous avec eux, car Dieu est indivis en lui-même. Et l'Esprit Saint se donne lui-même et nous visite et touche l'étincelle brûlante de notre âme, et c'est là le commencement de l'amour éternel entre nous et Dieu. Sp. III, 227, 11.

25. [Le Christ] vit en nous, et nous en Lui, moyennant sa grâce et nos bonnes œuvres. Mais là où nous sommes au-dessus de tout exercice d'amour, embrassés et saisis avec le Père et avec le Fils dans l’unité du Saint Esprit, là nous sommes tous un, comme le, Christ, Dieu et homme, est un avec son Père dans leur amour mutuel, sans fond. Et dans le même amour nous sommes tous consommés dans une fruition éternelle, c'est-à-dire en une essence bienheureuse et sans action qui est incompréhensible à toute créature. Sp. III, 230, 14.

26. Dans notre être vide [d'opérations naturelles]... commence la contemplation et le sentiment le plus haut qu'on puisse exprimer... Nous avons Dieu en nous et nous sommes bienheureux dans notre essence moyennant l’opération de Dieu en nous [information transformante] avec qui nous sommes un en Amour, non en essence ni en nature. Mais nous sommes bienheureux et béatitude dans l’essence divine, là où il jouir de Lui-même et de nous tous [en tant que nous sommes eminenter, intentionaliter et fruitive en Lui] dans sa haute nature. C’est là le noyau de l’amour, qui nous est caché dans l’obscurité, dans l’ignorance sans fond [que nous avons de l’incompréhensibilité divine].

Cette ignorance [c’est-à-dire la chose ignorée] est une lumière inaccessible, qui est l’essence de Dieu et notre « suressence » à nous [en tant que nous sommes emineter en Dieu], qui Lui est essentielle à Lui seul, car il est Lui-même sa propre béatitude, et jouit de Lui-même dans sa nature. Et en jouissant de Lui nous sommes décédés et perdus selon notre « fruition », mais non selon notre essence. Car notre amour et son amour sont toujours semblables et un dans la « fruition » et dans une même béatitude avec Lui. Sp. III, 281, 12. Cf. 188, 22 ; 213, 14 ; 216, 6 ; 219, 2 ; 229, 13 ; 283, 16.

Les sept degrés

27. Suit le septième degré, ce qu’on peut vivre de plus noble et de plus élevé dans le temps et l’éternité... quand au-dessus de tout exercice des vertus, nous voyons et expérimentons en nous un vide éternel [manque d’activité naturelle qui laisse la place à l’information divine] où personne ne peut opérer ; et au-dessus de tous les esprits bienheureux une béatitude sans fond, où nous sommes tous un, et ce même un qu’est la béatitude même dans son identité ; et quand nous voyons tous les esprits bienheureux essentiellement abîmés, écoulés et perdus dans leur « suressence », dans une obscurité inconnue et sans mode. VII T, IV, 53, 1.

28. Les Personnes divines, dans la fécondité de leur nature, sont un Dieu éternellement opérant, et dans la simplicité de leur essence ils sont divinité, éternel repos. Entre action et repos vit l’amour et la « fuition ». L’amour veut toujours agir, car il est avec Dieu une éternelle opération. La « fruition » doit toujours être en repos, car elle est, au-dessus du vouloir et du désir, l’amant embrassé dans l’aimé en un amour nu et sans images, où le Père avec le Fils a saisis ses amis dans l’unité fruitive de son Esprit, au-dessus de la fécondité de la nature... Voyez, la joie et la complaisance mutuelle y est si grande entre Dieu et ses esprits aimés, qu’ils expirent à eux-mêmes, se fondent et s’écoulent et deviennent un esprit avec Dieu dans « fruition, éternellement penchés en l’abyssale béatitude de son essence. Voyez, c’est là un monde de fruition des hommes [spirituellement vraiment] vivants et contemplatifs. VII T, IV, 54, 5.

29. Moyennant notre vie vertueuse et sa grâce [du Christ] nous vivons en Lui et Lui en nous avec tous les saints... Et le Père avec le Fils nous ont embrassés et transformés dans l’unité de leur Esprit. Et là nous sommes avec les personnes divines un seul un seul amour et une seule « fruition ». Et cette « fruition » est consommée dans l’essence sans mode de la divinité. Là nous sommes avec Dieu une seule béatitude essentielle : là il n’y a ni Dieu ni créature selon la personne [17]. Là nous sommes tous avec Dieu sans distinction une simple béatitude abyssale. Là nous sommes tous perdus, abîmés et écoulés dans une ténèbre inconnue.

C’est là le plus haut degré de vie et de trépas, d’amour et de jouissance en éternelle béatitude. Et ce qu’on vous enseigne de contraire est folie. VII T, IV, 59, 16. Cf. 52, 14 ; 56, 8 ; 57, 15.

Le livre de la plus haute vérité

30. L’amour de Dieu n’est pas à considérer seulement comme s’écoulant avec tout bien et attirant en l’unité, mais, au-dessus de toute distinction, il est une « fruition » essentielle selon l’essence nue de la divinité. C’est pourquoi les hommes éclairés expérimentent en eux une intuition essentielle, au-dessus de la raison et au-delà de la raison, et une inclination « fruitive » traversant [et dépassant] tout mode et tout être, s’engloutissant sans mode de la  béatitude sans fond, où la Trinité des personnes divines possèdent leur nature dans l’unité essentielle. W. VI, 263, 2.

31. Enfin le Christ fit sa plus haute prière, c’est-à-dire que tous ses amis fussent consommés en un, comme il est un avec le Père ; non pas un de la façon dont il est avec le Père [c’est-à-dire] une substance unique de la divinité, car cela nous est impossible ; mais un de cette façon et dans la même unité où il est, sans distinction, une « fruction » et une béatitude avec le Père dans l’amour essentiel. W. VI, 226, 1. Cf. 253, 10 ; 255, 10 ; 257, 8 ; 260, 3 ; 261, 18 ; 262, 15 ; 257, 11.

Le livre des douze béguines

32. En notre origine, nous nous comprenons [être] une vie éternelle avec notre Père céleste qui nous a créés. Nous nous trouvons aussi, en son Fils, [être] la Vérité vivante qui est notre Image prototype où nous vivons tous au-dessus de nous-mêmes, créés séparément [de Lui], ordonnés et connus dans la sagesse éternelle. Nous nous sentons aussi dans le Saint Esprit, qu’il nous a aimés de toute éternité, nous a voulus pour l’exercice de toutes les vertus et pour l’union avec Lui dans l’amour. XII B. V, 37, 18.

33. Si nous adhérons librement à Lui avec un esprit tendu, nous dépassons notre nature et devenons un Esprit avec Lui, et unis à Lui dans l’Amour éternel qu’il est Lui-même.

Voyez, ceci s’appelle une vie contemplative, préparée à tous ceux qui savent se vider d’images. XII B. V, 80, 13.

34. Mais ceux qui sont nés du Saint Esprit et vivent pour Lui, ils exerce toutes les vertus ; ils connaissent, ils aiment, ils cherchent, ils trouvent, ils goûtent et possèdent la grâce et la gloire, la joie éternelle sans mesure qu’est Dieu lui-même ; car ce sont de vrais pauvres d’esprit, morts à eux-mêmes dans l’amour, vivant dans le Saint Esprit, jouissant de la vie éternelle. XII B. V, 51, 13.

35. Et avec ceci je laisse la vie contemplative, qui est Dieu Lui-même, et qu’il donne à ceux qui ont fait abnégation d’eux-mêmes, et ont suivi son Esprit, là où il s’occupe de Lui-même dans ses élus, dans la gloire éternelle. XII B. V, 86, 4. Cf. 41, 17 ; tout le chapitre XXVII ; 73, 1.

VII. En quelques endroits Ruysbroeck, après saint Thomas, tire formellement la dernière conséquence : au moment où cette contemplation suprême se produit, la foi ni l’espérance ne s’exerce plus [18] la couronne et la récompense est momentanément atteinte.

36. Si nous suivons l’amour par une entrée simple jusqu’au fond de toute simplicité, nous arrivons, moyennant la foi, au-dessus de la foi dans un savoir ; moyennant l’espérance, au-dessus de l’espérance dans un avoir ; et moyennant l’amour dans une possession. T. I, II, 103, 12.

37. Si vous voulez monter au-dessus de la foi jusqu’au sommet de votre être créé..., vous serez élevé en une vue dépouillée et sans images, dans la Lumière divine : là vous pouvez contempler le royaume de Dieu en vous, et Dieu dans son royaume. XII B, V, 86, 12.

38. Cette contemplation nous établit en pureté et clarté au-dessus de tout ce que nous pouvons comprendre, car elle est un ornement et une couronne céleste et, de plus, une récompense éternelle de toute vertu et de toute vie. B. VI, 181, 10. Cf. 190, 7, où l’auteur ajoute, logiquement, que cette contemplation-là est au-dessus du mérite. Cf. IV, B. IV, 283, 10, déjà cité au n° 17 ; XII. B. V, 51, 13 ; Sp. III 230, 6.

VIII. Par le fait qu’elle se fait per modum passionis transeuntis, et non per modum habitus ; non par le lumen gloriæ de la patrie, mais par une action divine supplétive de cette lumière ; par le fait aussi qu’elle se fait dans le corps non glorifié, cette vision sur terre de l’essence divine, essentiellement la même [19] que celle qui se fait au ciel, lui est extrêmement inférieure en intensité et en perfection. Elle est, comme dit l’interprète contemporain [20] JORDAENS [21], citra statum beatitudinis consummatæ. L’idée exacte de Ruysbroeck se traduirait dans la formule de RICHARD DE SAINT-VICTOR : in hac vita inchoatur, sed in futura consummatur [22].

39. Si nous étions délivrés de cet exil, nous serions aptes selon la capacité de notre être créé, à recevoir cette Clarté [divine]. B. VI, 190, 12, ss. [L’auteur vient de dire que la voie contemplative à ce degré est une « vie céleste », la couronne et la récompense après laquelle nous soupirons et que nous avons et possédons maintenant de cette manière ». Voyez les textes 36, 37, 38.]

IX. Cette différence notable d’intensité entre les deux intuitions, terrestre et céleste, de l’essence divine, est au fond la seule réponse que Ruysbroeck oppose aux béguards. Il en connaît pourtant mieux que personne la doctrine et la condamnation. Qu’il suffise d’examiner ici de plus près la passage le plus connu où Ruysbroeck traite ex professo de la différence entre les deux intuitions, et d’où l’on a cru pouvoir conclure que Ruysbroeck n’enseignait pas leur identité essentielle [23]. Voici le texte. Nous en distinguerons les parties par des majuscules, et en soulignerons certaines expressions.

[A] Il y a grande différence entre la clarté des Saints et la plus haute clarté où nous puissions atteindre en cette vie. Car l’ombre de Dieu éclaire notre désir intérieur. Mais sue la haute montagne dans la terre des promesses, il n’y a pas d’ombre. Pourtant c’est tout un même soleil et une même clarté qui éclaire notre désert et aussi les montagnes élevées. Mais l’état des Saints est translucide et glorieux. Pour ce motif ils reçoivent la clarté sans intermédiaire. Mais notre état à nous est mortel et grossier, et c’est là l’intermédiaire d’où vient l’ombre qui ombrage de telle sorte notre intelligence que nous ne pouvons connaître Dieu ni les choses célestes aussi clairement que le font les Saints. [B] Car tant que nous cheminons dans l’ombre, nous ne pouvons voir le soleil en lui-même, mais notre connaissance est en images et en énigmes : pourtant l’ombre est éclairée par le soleil de telle sorte que nous puissions apprendre à distinguer toute vertu et toute vérité utile à notre état mortel. [C] Mais si nous voulons devenir un avec la clarté du soleil, il nous faut suivre l’amour et sortir de nous-mêmes dans l’absence de mode, et avec les yeux aveuglés le Soleil nous tirera dans sa propre clarté où nous possédons l’unité avec Dieu. Si nous nous sentons et comprenons de la sorte [possédant l’unité avec Dieu], c’est là une vie contemplative qui appartient à notre état [mortel]. St. VI., 230, 1.

Il est certain que, dans ce passage, l’expression ne brille par la lucidité. La cause en est surtout le langage biblique. L’ombre de Dieu dans la section A est autre chose que dans la section B. Ici l’ombre est clairement notre connaissance analogique, éclairée par la Foi et la grâce. Dans la section A, l’ombre de Dieu ne peut être qu’une connaissance atténuée de Dieu. Pourtant, essentiellement, c’est la même clarté que celle qui illumine les Saints. La connaissance atténuée de Dieu n’est pas attribuée, comme dans la section B au procédé analogique de notre esprit dans ses opérations naturelles, elle est causée par notre état mortel (Cf. citation 39). Plus loin dans le même chapitre (St. VI, 232, 12), le mot ombre a encore la même signification que dans la section A. Enfin la section C ne permet pas d’interpréter les sections précédentes dans un sens qui exclut la vision, imparfaite quant à l’intensité, de l’essence divine, puisque Ruysbroeck y affirme qu’on est uni à la clarté du Soleil. Et ce qu’il dit être le propre des Saints : goûter et connaître la Trinité dans l’Unité et l’Unité dans la Trinité, (231, 28), il l’affirme du contemplatif dans les chapitres suivants (236, 23 ; 238, 10, etc.), comme il l’avait déjà rappelé dans la section C. Que cette unité avec la clarté du soleil de la section C n’est pas seulement une union d’amour avec connaissance obscure parce que analogique, Ruysbroeck le dit clairement dans la suite comme il enseigne partout ailleurs [24]. En effet, au début du chapitre XII du même traité de la Pierre étincelante il dit du contemplatif : En son nom [de Jésus] le Père éternel nous ouvre le livre vivant de son éternelle sagesse. Et la Sagesse de Dieu saisit notre regard nu et la simplicité de notre esprit en un goût simple et sans mode de tout bien sans distinction. (234, 15).

En un mot, quand on l’examine à fond, le XI chapitre de la Pierre brillante ne contredit pas nettement nos conclusions sur le caractère du sommet de la contemplation chez Ruysbroeck. Ces conclusions sont confirmées par la suite du XIe chapitre lui-même et par les chapitres suivants. Le dernier ouvrage de l’auteur les met en lumière plus que jamais. Il serait étonnant, d’ailleurs, que Ruysbroeck contredise formellement ce qui dans toute son œuvre fait manifestement le fond même de sa doctrine sur le sommet de la contemplation. Autant valait renier complètement cette doctrine. La condamnation des Béguards ne l’y forçait nullement, et la réponse qu’il leur donne, lui, leur contemporain et leur adversaire, lui, le fils humble et soumis de l’Église, nous renseigne mieux que tout le reste sur le sens historique des formules qui condamnent ces hérétiques. Ce sens, tout en sauvegardant le caractère surnaturel de la vision de l’essence de Dieu maintient aussi les distinctions nécessaires entre l’état mortel et l’état d gloire. En conclure qu’il exclu par là même l’intuition transitoire de l’essence divine sur terre, dépasse, croyons-nous, les données historiques et les prémisses théologiques. Dès lors la question de cette intuition reste posée en mystique. Nous ne croyons pas que les textes cités des œuvres de Ruysbroeck puissent laisser beaucoup de doutes sur la position du Bienheureux. C’est pour la rappeler que nous avons rédigé cette note [25].


[1] Le Père MARÉCHAL, s j, l’a suffisamment montré dans sa note l’Intuition de Dieu dans la mystique chrétienne (Recherches de Science religieuse, t. V, 1914, p. 149).

[2] CORNÉLY, Commentaires sur les Épîtres de saint Paul, Paris 1892.

[3] Parmi les contemplatifs de l’essence divine, de la Trinité et de la circumincession des Personnes, il faut compter saint Ignace de Loyola. Parmi les mystiques de langue romane Jean de Saint-Samson semble bien être celui qui a le mieux profité de la doctrine de Ruysbroeck. On sent de suite que sa vie mystique personnelle est au même niveau que celle du Prieur de Groenendaël. Malgré les autres influences subies par Jean de Saint-Samson, on pourrait l’appeler « le Ruysbroeck français » à bien plus juste titre qu’on n’a nommé Henri Mande « le Ruysbroeck néerlandais ». Sur l'intuition, de l'essence divine attribuée à la sainte Vierge, voir notre rapport du récent Congrès Marial de Bruxelles, Maria en de mystick (Marie et la mystique). An t. 1, p. 122 des rapports de la section flamande : Hendelingen v. h. VI. Maria-Congres, Brussel, Secretariaat, 1922.

[4] Surtout en ce qui regarde le rôle des dons du Saint-Esprit et l'emploi peu correct du mot overwesen (suressence) pour l'essence divine par rapport aux Personnes.

[5] Ce peu d'évolution dans la pensée du maître s’explique. Quand il se mit à écrire, il avait atteint la maturité spirituelle et mystique. Pour étudier sa doctrine nous y gagnons l'avantage de  pouvoir considérer les traités qui ont suivi les Noces comme des commentaires toujours précieux, nécessaires parfois, du chef-d’œuvre dont le premier ouvrage avait été l'esquisse imparfaite.

[6] Pour l’unité et la facilité des renvois, nous citerons l'édition de DAVID. C’est la seule qui porte des chiffres marginaux. Mais pour la traduction nous nous écartons des leçons de DAVID quand il le faut. Nous n'avons pas cru qu'il y eût un inconvénient pour cette note, à viser à une traduction toute littérale des passages cités, sans rien supprimer de monotonie des coordinations et des répétitions de mots que l'expression parfois fruste de Ruysbroeck présente plus dune fois.

[7] Pour les nuances de cette double théorie comme pour la terminologie, Ruysbroeck dépend surtout, mais non pas uniquement, ni servilement, de l'école spéculative de Cologne. Il suffit de lire, entre autres, Büchlein der Wahrheil de Suso pour s'en rendre compte immédiatement. Mais moins encore que Suso dans cet écrit spéculatif, et moins que TAULER dans ses Prediglen, Ruysbroeck donne dans les paradoxes imprudents qui pour ECKARDT, le maître de l'école, aboutirent à une condamnation. Dans cette note nous ne pouvons que signaler en passant combien l'école de Cologne garde l'intelligence vive et profonde de certains éléments importants de la doctrine de saint THOMAS.

[8] Le mot thiois innigh leven signifie tout aussi bien vie affective, ardente, dévote (au sens de S. François de Sales). Pour le rendre, il faut réunir ces nuances diverses.

[9] Plus littéralement et plus exactement « vie intuitive» ou « vie intuitive de Dieu ».

[10] Pour Ruysbroeck il n'y a donc pas continuité de la vie  spirituelle au sens d'affinement et de perfectionnement progressif d’une connaissance et d'une expérience des choses divines qui au fond, essentiellement et spécifiquement, restent toujours les mêmes. Il y a chez lui trois connaissances, et donc trois expériences spécifiquement différentes. La première c'est la connaissance naturelle, avec tous ses développements possibles, connaissance aidée par la grâce, et cela de toutes les façons où celle-ci peut collaborer avec les opérations naturelles de l'intelligence. La seconde c'est la connaissance préternaturelle, par formes infuses, non angéliques pourtant, mais adaptées à l'âme humaine ; connaissance aidée par la grâce de toutes les façons possibles ici. Il y a enfin la connaissance surnaturelle, où l’intelligence est directement « informée » par l’essence divine, et cela selon tous les degrés d'intensité que permettent les divers degrés de grâce sanctifiante et l'état d'exil.

[11] Ruysbroeck, en disant que l'information par l'essence divine se fait au-dessus de toute opération créée, a en vue l'activité naturelle ou préternaturelle qui collabore avec la grâce créée. Il n'oublie jamais que 1a vision de l'essence divine est un acte vital, et que, sous l'information du Verbe, l'intelligence, loin d'être passive, au sens absolu, est précisément au sommet de son activité foncière, puisqu'elle épuise toute sa capacité dans la saisie totale de l'objet qu'elle recherche indéfiniment à travers ses informations partielles. Aussi Ruysbroeck, s'il appelle souvent l’intelligence en tant que soumise à l'information du Verbe du nom plus vague et plus statique de « fond », « être simple » de l'esprit, lui donne aussi le nom plus dynamique de « regard simple », « intuition », « œil ouvert de l’âme », expressions qui caractérisent heureusement la tendance vitale qu’est en son essence même toute intelligence créée vers l’Être qui n'est qu'être. C'est ainsi que le Prieur de Groenendaël, tout en affirmant fortement 1a passivité essentielle, mais relative de la véritable mystique, justifie cette passivité en montrant qu'elle est la condition même de la suprême activité possible de l'intelligence. Voyez le texte intéressant XII B. V. 42, 29 ss.

[12] C'est par ces deux mots que nous croyons pouvoir le mieux rendre le mot overvorml.

[13] Il est peu probable que R. désigne ce qui tient lieu de lumen gloriæ à ce sommet de la contemplation. Ici comme ailleurs il a en vue, croyons-nous, toutes les grâces préparatoires et antérieures à cette contemplation.

[14] On voit dans ce passage, comment ce que nous avons dit de la « passivité » souverainement active de l'intelligence sous l'information divine s'applique  tout aussi bien chez Ruysbroeck à la volonté et à la mémoire. Nulle part mieux que dans la mystique de Ruysbroeck n'est affirmée sous sa triple forme le desiderium naturale qu'est essentiellement tout esprit créé vis-à-vis de Dieu.

[15] Quand on a fréquenté un peu Ruysbroeck, on se demande comment on a jamais pu l'accuser sérieusement de panthéisme. S'il y a une erreur qu’il combat nettement et efficacement, c'est celle-là. Ses contradicteurs ont omis de l’étudier dans son œuvre entière et d'en interpréter les passages à première vue suspects par les explications nettes données ailleurs.

[16] En tant que nous sommes eminenter, intentionaliter et fruitive dans l'essence divine, et en tant que cette essence-là, possédée comme Principe par le Père et reçue comme engendrée dans le Fils, est « spirée » par les deux dans le Saint Esprit.

[17] Pour l’âme Ruysbroeck parle ici de la personnalité consciente d’elle-même. Quant aux Personnes divines, il considère la circumincession sous un de ses aspects. Cf. W. VI, 257,8.

[18] Saint Thomas 2a 2ae, 175, 3 ad 3.

[19] Dans les Sept Degrés la vision béatifique est décrite dans les mêmes traits essentiels que le sommet de la contemplation dans toute l’œuvre de Ruysbroeck : « Moyennant le Christ nous expirerons en Dieu [par information du Verbe] et nous serons un avec Lui en fruition et en béatitude éternelle ». VII T. IV, 50, 10. Il serait facile de multiplier les rapprochements.

[20] Saint Thomas 2a 2ae q. 175, a. 3ad 2 ; 4 ad 1.

[21] De Ornalu spiritualium Nuptiarum. Tertius Liber, c. I., Parrhisijs, apud Henricum Stephanum, 1512, f. 72v (foliation répétée).

[22] Benjamin Major, IV, 5, P. L. 196, 6.

[23] Il y a d’autres passages mopins importants, auxquels nous ne pouvons nous arrêter ici. Comme les textes de l’Écriture Sainte qu’on objecte parfois contre la possibilité de l’intuition de l’essence divine sur terre, ces passages établissent seulement que la connaissance analogique et par la foi est la connaissance ordinaire in via, et que la vision de l’essence divine, si elle se présente per modum passionis transeuntis, ne se fait jamais per modum habitus.

[24] Voyez surtout le texte de son dernier ouvrage « [L’Esprit aimant] ressemble au noble aigle, qui sans céder, regarde et fixe la clarté du soleil ; et ainsi fait l’œil pur et simple de l’esprit aimant qui reçoit la lueur de la clarté de Dieu, au-dessus de la raison et sans intermédiaire ». XII B. V, 141, 19.

[25] Revue d’ascétique et de mystique N° 11 – juillet 1922 – TOULOUSE.

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