CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

CHAPITRE XII
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA VOIE COMMUNE (Suite)

Les ténèbres, l'insensibilité, etc.

Peut-être avons-nous assez parlé des peines intérieures. Mais, comme elles sont la plus fatigante des épreuves, on ne sera jamais trop bien armé pour en soutenir le choc. Au risque de nous répéter, nous en considérerons brièvement les formes les plus crucifiantes : les ténèbres de l'esprit, l'insensibilité du cœur, l'impuissance de la volonté, et partant la pauvreté spirituelle.

Ces peines viennent parfois de l'épuisement physique; le remède sera de rendre au corps un peu de vigueur. Elles peuvent avoir pour causes la tiédeur de la volonté et l'habitude du péché. Ces deux fléaux ont le triste secret d'enlever progressivement la lumière, la délicatesse, la force et l'abondance, et d'acheminer vers l'aveuglement, l'endurcissement, la torpeur et la misère. Mais alors c'est la volonté qui a fléchi: n’ayant plus le courage de faire son devoir, elle a laissé la négligence se glisser partout : prières, travail intérieur, obligations de chaque jour, la paresse a tout ravagé. Que le tiède et le pécheur secouent promptement cette torpeur de mort, et qu'ils se hâtent de revenir à la ferveur ! C'est tout ce que nous avons à leur dire. Mais les peines dont nous parlons peuvent être involontaires. L'âme est restée vraiment généreuse. Parce qu'elle n'est plus soulevée par la dévotion sensible, il lui semble qu'elle est sans force et sans, vie. Elle n'a pas l'impression de trouver Dieu, et de jouir de sa douce présence au gré de ses désirs. Cependant, elle le cherche de son mieux; elle fait ce qu'elle peut, dans la prière et hors de la prière, coûte que coûte, et sans se laisser arrêter par la fatigue. Evidemment, le résultat ne paraît pas glorieux; en réalité, la volonté est toute à son devoir. C'est à ces âmes généreuses que nous nous adressons pour leur dire : « Paix aux hommes de bonne volonté »! Dieu seul est Cause de votre peine; remettez-vous entre ses mains, et supportez avec confiance son opération douloureuse, mais pleine de vie.

ARTICLE PREMIER.  Les ténèbres de l'esprit.

Nous sommes « des enfants de lumière », et nous devons aimer la lumière. Jamais nous ne posséderons trop bien la science des Saints. Jamais notre foi ne sera trop éclairée. Toujours elle reste obscure ici-bas, et ne saurait être la claire vision. Cependant l'ombre diminue, la lumière augmente, avec l'étude et la méditation, et mieux encore à mesure que l'âme devient plus pure et plus unie à Dieu. De même, dans la conduite, nous préférons à bon droit le chemin de lumière, où l'on voit clairement le devoir. Il est si doux et si encourageant de constater que l'on fait la volonté de Dieu !

Mais le Seigneur ne veut pas que nous ayons toujours cette consolation. « Aujourd’hui, dit le vénérable Louis de Blois, le Soleil de justice répand ses rayons dans votre âme; il en dissipe les ténèbres, il en calme les tempêtes, il vous rend l'heureuse tranquillité. Mais si cet astre brillant veut cacher sa lumière, qui le forcera de la répandre ? Or, n'en doutez pas, il se cache quelquefois; attendez-vous à des temps d'obscurité, où, ces divines clartés ne paraissant plus, vous retomberez dans les ténèbres, le trouble et l'agitation . La sécheresse obstinée produit déjà la nuit, à mesure que les pensées deviennent plus rares et les affections plus arides. Dieu a beaucoup d'autres moyens de faire les ténèbres et de les rendre profondes à son gré, qu'il s'agisse de notre vie intérieure ou de la conduite du prochain. L'âme effrayée, déconcertée, se demandera peut-être s'il ne s'est pas retiré mécontent. Il lui semblera qu'elle perd sa peine et qu'elle n'avance plus ni dans la vertu ni dans la prière. Il est possible même que le tentateur abuse de cette douloureuse épreuve pour livrer ses pires assauts. Et, « comme d'un côté, dit saint Alphonse, les suggestions du démon sont violentes et la concupiscence excitée, tandis que de l'autre, l'âme au milieu de cette obscurité, quelle que soit la résistance de sa volonté, ne sait cependant pas discerner suffisamment si elle résiste comme il faut, ou si elle consent aux tentations, elle craint de plus en plus d'avoir perdu Dieu, et de se trouver, par un juste châtiment de ses infidélités dans ces combats, totalement abandonnée de lui » . Si de pareilles épreuves se répètent et se prolongent, elle peut en venir à concevoir de cruelles inquiétudes au sujet même de son salut éternel.

Âme de bonne volonté, pourquoi ces craintes ? Dieu, qui voit le fond des cœurs, ne sait-il pas que vous voulez être toute à lui seul, et que votre unique désir est de lui plaire ? A-t-il cessé d'être la bonté même ? Au fond de ses amoureuses rigueurs, ne voyez-vous pas sa tendresse passionnée, saintement jalouse de vous posséder sans partage ? Qu'il châtie vos moindres infidélités ou qu'il entasse épreuves sur épreuves, c'est toujours son cœur qui gouverne sa main. Mais il a pour vous cette dilection sage et forte qui préfère l'éternité au temps, le ciel à la terre; il entend vous mener le plus loin possible dans les voies de la sainteté. Ses rigueurs sont donc la preuve de son amour. Elles sont aussi la marque de sa confiance. Lorsque vous étiez faible encore, il vous attirait par des caresses et prenait mille précautions. Mais vous ne seriez pas morte à vous-même, parmi tant de douceurs et de ménagements. Il cesse d'y recourir, maintenant que vous avez pris de la force; « il vous prive de ses consolations, pour vous tirer hors de la grossièreté des sens, et vous unir à lui d'une manière bien plus excellente, bien plus intime et bien plus solide, par la pure foi et le pur esprit. Pour que cette purification soit complète, il faut qu'aux privations se joignent les souffrances, au moins intérieures, les tentations, les angoisses, les impuissances, qui vont quelquefois jusqu'à une sorte d'agonie. Tout cela sert merveilleusement à délivrer l'âme de son amour propre » .

Après cette observation générale, examinons un instant les principales épreuves de ce genre.

Il y a d'abord l'incertitude sur la valeur de nos prières; elles nous semblent insignifiantes. Cherchons les moyens de nous tenir appliqués à Dieu, et faisons de notre mieux. II saura comprendre ce que nous n'avons su lui dire. Il aura pour agréable notre bonne volonté et daignera s'en contenter : s'il exige les efforts, il ne demande pas le succès. La prière ainsi faite est sans consolation, mais non pas sans fruit : puisqu'elle suffit à nous maintenir fermes à tous nos devoirs, elle éclaire et nourrit plus qu'on ne pense. Au reste, « l'expérience m'a appris, disait le P. de Caussade, que toutes les personnes de bonne volonté qui se plaignent de la sorte savent mieux prier que les autres, parce que leur prière est plus simple et plus humble, et que, par sa simplicité, elle échappe à leur réflexion » .

Il y a l'incertitude sur la valeur de nos actes de vertu. Mais « autre chose, dit saint Alphonse, est de faire un bon acte, comme de repousser la tentation, d'espérer en Dieu, de l'aimer, de vouloir ce qu'il veut; autre chose de connaître qu'on fait réellement ce bon acte. Ce second point, ou la connaissance que nous ,avons d'avoir fait quelque bien, nous procure une jouissance; mais notre mérite est dans le premier, c'est-à-dire dans l'exécution de la bonne œuvre. Or Dieu se contente du premier, et prive l'âme du second, pour lui ôter toute satisfaction qui n'ajoute rien à la valeur de l'acte; car il préfère notre mérite à notre satisfaction » . Sainte Jeanne de Chantal souffrant terriblement de cette peine, saint François de Sales la consolait en ces termes : « C'est le plus haut point de la sainte religion de se contenter des actes nus, secs et insensibles, exercés par la seule volonté supérieure. Nous devons adorer l'aimable Providence, et nous jeter entre ses bras et dans son giron. Seigneur si tel est votre bon plaisir que je n'aie nul p1aisir de la pratique des vertus que votre grâce m'a conférées, j'y acquiesce de toute ma volonté, quoique contre les sentiments de ma volonté; je ne veux point davantage de la jouissance de ma foi, ni de mon espérance, ni de ma charité, que de pouvoir dire en vérité, quoique sans goût et sans sentiment, que je mourrais plutôt que de quitter ma foi, mon espérance et ma charité » .

Il y a aussi l'incertitude de la victoire dans les tentations. Elle est plus pénible que le combat même, celui-ci fût-il très dur et persistant comme une obsession. Mais que les âmes de bonne volonté prennent courage et se rassurent: il peut se produire, dans les sens et l'imagination, bien des choses qui ne sont pas des actes volontaires, où par suite il n'y a pas de péchés. Alors on aura résisté comme on le devait; mais les ténèbres où l'on se trouve empêchent de voir distinctement ce qui s'est passé. La volonté cependant n'a pas changé; l'expérience le montrera bientôt: que l'occasion se présente d'offenser Dieu par un simple péché véniel délibéré, on s'en abstiendra soigneusement, on préférerait mille fois la mort . Il doit nous suffire d'avoir veillé, prié, lutté généreusement. Il n'est pas nécessaire que nous ayons la claire conscience du devoir accompli. Souvent même, il vaudra mieux que nous ne l'ayons pas, l'humilité devant y gagner beaucoup. Ce fonds de corruption que nous portons en nous, et qui, sans la grâce, amènerait les pires désordres, Dieu veut nous le faire sentir par des expériences mille fois répétées. L'évidence de la victoire amoindrirait l'humiliation, mettrait peut-être en péril l'humilité. Dieu renforce l'humiliation et sauvegarde l'humilité, en nous laissant dans l'incertitude. C'est une dure épreuve; mais elle nous rend le grand service d'affermir solidement une vertu qui est la base de la perfection. Dans ces circonstances, il peut y avoir une incertitude sur l'état de notre âme: n'avons-nous pas succombé ? Sommes-nous encore dans la grâce de Dieu ? Ne mettez pas une ardeur Inquiète à vous en assurer, nous dit saint Alphonse. « Vous voulez avoir la certitude que Dieu vous aime ? Mais, en ce moment, Dieu ne veut pas vous le faire connaître; il veut que vous ne pensiez qu'à vous humilier, à vous confier en sa bonté, à vous résigner à, sa sainte volonté. Du, reste, c'est une maxime reçue comme incontestable par tous les maîtres de la vie spirituelle, que, lorsque une personne timorée est dans le doute d'avoir perdu la grâce, il est certain qu'elle ne l'a pas perdue; car nul ne perd Dieu sans le savoir indubitablement. De plus, selon saint François de Sales, la résolution que vous avez, au moins dans le fond du cœur, d'aimer Dieu et de ne pas lui donner le moindre déplaisir de propos délibéré, est une preuve que vous êtes en état de grâce. Abandonnez-vous donc entre les bras de la divine miséricorde, protestez que vous ne désirez que Dieu et son bon plaisir, et bannissez toute crainte. Oh! qu'ils sont agréables au Seigneur, les actes de confiance et de résignation faits au milieu de ces affreuses ténèbres »  !

De toutes ces incertitudes, la plus douloureuse est celle qui regarde, notre avenir éternel. A moins d'une révélation divine, personne ne sait, de science absolument certaine, s'il est digne actuellement d'amour ou de haine; encore moins s'il persévérera ou s'il ne fera pas une fin lamentable. Cette incertitude, c'est Dieu qui l'a voulue. Sans elle, nous Aurions pu nous endormir dans la paresse, ou nous exposer avec une folle témérité. Par elle, Dieu nous maintient dans une humble défiance de nous-mêmes, dans un zèle toujours en éveil; il affirme son souverain domaine et nous rappelle notre absolue dépendance; il nous fait sentir le besoin perpétuel de prier, de veiller, de nous mortifier, de multiplier nos saintes œuvres; il donne plus de lustre et de valeur à notre foi, à notre confiance, à notre abandon. Adorons cette salutaire disposition de la Providence; et, bien loin de- nous laisser aller à la crainte mal réglée qui trouble la tête et fait perdre le courage, cultivons avec soin cette crainte amoureuse qui stimule l'activité et met en garde contre le danger. La vraie manière d'assurer l'avenir, c'est de sanctifier le présent. L'auteur de l'Imitation nous montre un homme préoccupé de son éternité, au point d'en être dans le trouble et l'agitation. « Souvent il flottait entre la crainte et l'espérance. Un jour, accablé de tristesse, il va à l'église, se prosterne en prière devant un autel, et roule en lui-même ces pensées qui l'obsèdent : Oh! si je savais que je dusse persévérer! Aussitôt il entend dans son âme cette réponse de Dieu : Si tu le savais, que voudrais-tu faire ? Fais maintenant ce que tu voudrais faire alors, et tu seras bien en sûreté. Aussitôt, consolé et réconforté, il s'abandonne au bon plaisir de Dieu, et son anxiété disparaît. Il ne voulut plus rechercher curieusement ce qu'il adviendrait de lui, mais bien plutôt quelle était, pour le moment présent, la volonté de Dieu et son bon plaisir, afin d'entreprendre toutes sortes de saintes œuvres et de les mener à bonne fin » . C'était d'un sage. Nous aussi, ne pensons qu'à prier avec confiance, à faire notre devoir assidûment, à vivre ainsi dans l'humilité, le renoncement, l'obéissance et le saint amour. Et Dieu qui est la bonté même, le doux Sauveur qui a donne sa vie pour ses ennemis, le bon Pasteur qui court après la brebis rebelle et obstinée ne laissera jamais une âme de bonne volonté finir misérablement une sainte vie. D'ailleurs, ne cessons d'implorer la grâce de la persévérance finale, et demandons-la, par l'entremise de notre Mère du Ciel; une âme dévote à Marie ne saurait périr éternellement.

Il peut y avoir beaucoup d'autres genres d'obscurités. Tout en prenant les moyens de s'éclairer, on manquera de lumière, soit dans sa vie intérieure, soit pour la conduite du prochain. Par une permission de Dieu, les ténèbres se feront de toutes parts. Quelle qu'en soit la nature, et si épaisses qu'on les suppose, elles nous laissent la raison et la foi: il restera toujours au pasteur et au fidèle, l'Église, l'Évangile, les bons livres et la direction; au religieux, ses Supérieurs et sa Règle. N'est-ce pas tout ce qu'il faut pour nous orienter sûrement vers le port de la bienheureuse éternité ? L'épreuve n'enlève donc que les lumières spéciales, radieuses et délicieuses, qui nous apportent, il est vrai, un précieux supplément de force, mais dont on pourrait faire abus. En tout cas, elles ne sont pas nécessaires; et, si Dieu nous les ôte sans faute de notre part, il saura bien nous faire trouver, par l'abandon et les efforts, un surabondant dédommagement. Laissons Dieu nous conduire à son gré, même parmi les désolations et les ténèbres; confions-nous à ce Père infiniment sage et bon, et n'ayons d'autre souci que d'accomplir avec amour toutes ses volontés.

Ainsi faisait Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus : « Je remercie mon Jésus, écrivait-elle, de me faire marcher dans les ténèbres; j'y suis dans une paix profonde. Volontiers je consens à rester toute ma vie religieuse dans ce souterrain obscur où il m'a fait entrer; je désire seulement que mes ténèbres obtiennent la lumière aux pécheurs. Je suis heureuse, oui bien heureuse de n'avoir aucune consolation ».

ARTICLE II.  L'insensibilité du cœur, les dégoûts, etc.

Nous le répétons, il ne s'agit pas ici d'une âme esclave de ses passions, ou débilitée par la tiédeur volontaire, mais de celle qui 'Veut résolument être toute à Dieu.

« Il est triste de remplir les plus religieux devoirs avec un cœur froid et un esprit dissipé; d'y revenir toujours sans zèle, et d'être obligé d'y traîner son cœur comme par force; de se trouver devant Dieu sans sentiment et avec une stupide indifférence; de prier sans recueillement, de méditer sans affection, de se confesser sans douleur, de communier sans goût, de manger le pain céleste avec moins de satisfaction que le pain matériel; de souffrir au dehors sans être consolé au dedans; de porter de pesantes, croix sans ressentir cette onction secrète qui les adoucit ». Voilà notre épreuve admirablement décrite par le P. de Lombez; mais que faut-il en, penser ?

« Cet état, continue-t-il, est bien mortifiant; il est pourtant ménagé avec beaucoup de sagesse par la Providence d'un Dieu qui connaît parfaitement ses droits et nos besoins. Vous êtes juste, Seigneur; et tous vos arrêts sont dictés par l'équité même; mais votre miséricorde entre aussi toujours pour beaucoup dans tous vos conseils... (Âme de bonne volonté), ou c'est pour vous punir de vos fautes que Dieu retire ses consolations, ou c'est pour augmenter vos mérites. Si c'est pour vous punir de vos fautes, que ne tournez-vous votre mécontentement contre vous-même ? Si c'est pour augmenter vos mérites, pourquoi vous- plaindrez-vous de lui ? S'il vous traite comme vous le méritez, quel tort vous fait-il ? S'il veut vous faire mériter davantage, quelle reconnaissance ne lui devez-vous pas ? Craindriez-vous ou qu'il vous fît expier vos péchés trop facilement dans ce monde, ou que, par de légères souffrances il vous rendît trop heureuse dans l'autre ? Vous aurez beau raisonner, ce que vous appelez ses rigueurs doit nécessairement avoir un de ces deux motifs. Dieu ne hait point son ouvrage, et il n'appelle point l'homme à son service pour le rendre malheureux».

Dès lors que notre volonté demeure ferme et généreuse, évitons l'inquiétude. Confions-nous à Dieu comme un malade à son médecin; c'est alors surtout qu'il est tout occupé de nous guérir et de nous sauver. L'amour-propre voudrait que notre contrition se traduisît par des flots de larmes, notre amour de Dieu par de douces effusions de tendresse; il voudrait connaître, voir et sentir chacun de nos actes de vertu, pour s'en assurer, pour s'en repaître ou s'y complaire. Durant cette vie, nous sommes si misérables, que tout don connu risque d'être bientôt changé en poison par ce subtil amour-propre. Voilà ce qui force Dieu, en quelque sorte, à nous cacher les grâces qu'il nous accorde : il nous en conserve la substance, il nous ôte ce qui brille et ce qui flatte. Si nous comprenions bien nos intérêts, nous regarderions cette conduite de Dieu comme un précieux bienfait, et jamais nous ne baiserions sa main avec plus de confiance que lorsqu'il semble l'appesantir davantage sur nous. En effet, quand la nature est dans ces crucifiements intérieurs, et qu'elle se désespère de n'y voir aucun remède, c'est l'amour-propre qui se trouve réduit à l'agonie et qui se voit sur le point d'expirer. Ah ! qu'il meure donc, ce misérable amour déréglé ! Qu'il soit crucifié, cet ennemi domestique de nos pauvres âmes, cet ennemi de Dieu et de tout bien  !

Mais, direz-vous, cette affreuse indifférence pour Dieu ? Elle n'est qu'apparente et dans la partie inférieure, puisque la volonté demeure ferme à tous ses devoirs. La partie supérieure veut Dieu, et il est content d'elle. En: voici la preuve évidente : vous êtes désolée, dans tous vos exercices, de sentir que vous n'aimez pas Dieu comme vous le désirez, et vous ne savez que vous en plaindre amèrement : Mon Dieu, je ne vous aime donc pas. Oh! que le désir intérieur et profond d'être toute à lui doit être violent, puisque la seule crainte de ne pas l'aimer vous afflige si fort ! C'est la marque certaine qu'au milieu de vos froideurs, de vos insensibilités, de votre indifférence apparente, Dieu a allumé dans votre cœur le feu d'un grand amour, qui devient toujours intérieurement plus fort, plus profondément embrasé, par les craintes mêmes de ne pas aimer . Vos angoisses sont donc précisément ce qui devrait vous rassurer. Mais il est une autre preuve, meilleure encore : c'est que nos actes, pour être agréables à Dieu, n'ont aucunement besoin des émotions. De leur nature, ils sont spirituels, et s'élaborent dans la partie supérieure de l'âme. Que la partie inférieure apporte son concours, qu'elle reste inerte, qu' elle travaille même à l'encontre, ce sera toujours secondaire. L'essentiel est que la contrition change, la volonté, et non pas qu'elle fasse couler des larmes, - que le saint amour unisse fortement notre vouloir à celui de Dieu, et non pas qu'il se traduise en effusions de tendresse. Il faut en dire autant des autres vertus. Pour obtenir ce résultat, la sensibilité n'est pas nécessaire; elle devient gênante, dès qu'elle sert de pâture à l'amour-propre. Voilà l'obstacle que Dieu veut démolir par cette insensibilité du cœur. C'est une opération douloureuse, mais bien salutaire; au lieu de nous en plaindre amèrement, baisons avec reconnaissance la main de Dieu qui ne nous fait souffrir que pour nous guérir.

L'insensibilité du cœur est une lourde peine, du moins pour l'âme qui n'a pas encore le parfait abandon ; mais l'épreuve se renforce, quand à la privation du sentiment pieux se surajoutent les dégoûts, les répugnances, les révoltes intérieures. C'est le sursaut de la nature devant les grands sacrifices, ou quand la coupe est déjà pleine. Ces répugnances et ces révoltes n'ont rien de coupable, pourvu qu'on les souffre avec patience et que la volonté ne se laisse pas entraîner: il ne manque alors que l’impression sensible de la soumission, puisque notre volonté demeure unie à celle de Dieu, et fidèle à tous ses devoirs. Qu'on se rappelle l'agonie de Notre-Seigneur au Jardin des Olives, et l'on comprendra que l'amertume du cœur et la violence des angoisses ne sont pas incompatibles avec une soumission parfaite. Les révoltes ne sont que dans la partie inférieure; la soumission continue de régner dans la partie supérieure.

Gardons-nous bien de croire que ces épreuves soient un obstacle à notre avancement. Au contraire, voilà, dit le P. de Caussade, les luttes intimes dont parle saint Paul, et après lui tous les maîtres de la vie spirituelle; voilà comment, par le combat, le vrai juste se soustrait à la domination des sens; voilà les grandes victoires, qui nous procurent en ce monde la paix, et la soumission (relative) de la partie inférieure, au ciel la possession d'un Dieu : On apprend, dans ces tempêtes, à se détacher de tout, à faire de pénibles et fréquents sacrifices, à se vaincre en bien des choses, à pratiquer éminemment la patience, l'humilité, l'abandon. Cela se fait par la fine pointe de l'esprit, presque à notre insu, malgré les apparences, au point que nous avons souvent la soumission sans penser l'avoir. Loin d'être une marque de l'éloignement de Dieu, ces dégoûts sont une plus grande grâce que nous ne pensons, puisque, en nous pénétrant de notre faiblesse et de notre perversité, ils nous portent à ne rien attendre que de la divine bonté.

Ne rien faire alors contre l'ordre de Dieu, ne pas nous lamenter désespérément, mais dire humblement notre fiat, voilà la parfaite soumission. qui naît de l'amour, et du plus pur amour. Oh! si nous savions, en de pareilles rencontres, demeurer dans un silence de respect, de foi, d'adoration, de soumission, d'abandon et de sacrifice, nous aurions trouvé le grand secret qui sanctifie les souffrances et même les adoucit. Il faut s'exercer à cela, s'y former doucement, prendre bien garde au trouble quand on y a manqué, mais revenir aussitôt à ce filial abandon, avec une humilité paisible et tranquille. Nous pouvons alors compter sur le secours de la grâce. Quand Dieu nous envoie de grandes croix, et qu'il nous voit désireux de les bien porter, il ne refuse jamais de nous soutenir invisiblement, de manière que la grandeur de la force et de la paix aille de pair avec la grandeur de l'épreuve, et même parfois la surpasse. D'ailleurs, il ne faut pas quitter la prière et cesser nos actes intérieurs, si secs, si pauvres et misérables qu'ils paraissent : ils n'auront pas de saveur pour nous; ils en auront beaucoup pour Celui qui voit notre bonne volonté . Heureuses les âmes qui, à l'exemple de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, ont pour idéal de consoler leur bon Maître, et non d'exiger qu'il les console toujours !

ARTICLE III.  Les impuissances de la volonté.

Peut-être la difficulté vient-elle de physique ? Le remède serait de rendre peu de vigueur.

Les âmes moins avancées, les tièdes et les pécheurs sont gênés dans leur action par leurs grandes et petites passions : qu'ils cultivent la pénitence et la mortification intérieure; peu à peu ils se dégageront de leurs liens.

Une âme qui est toute à Dieu, sans avoir encore dépassé la voie commune, peut être travaillée par une profonde aridité du sentiment, par ces ténèbres et cette insensibilité dont nous venons de parler ; et cela suffit pour qu'elle éprouve une certaine impuissance dans la pratique des vertus, et surtout dans la prière.

Chez cette âme, l'impuissance à pratiquer les vertus n'est que relative, elle est même plus apparente que réelle. C'est d'abord une impuissance à les pratiquer avec sentiment ; par là même qu'on ne sent ni l'amour, ni la contrition, ni les autres vertus, on se figure qu'on ne les a pas, et qu'on ne fait rien : Mais c'est l'épuisement au corps un une illusion : nous l'avons déjà dit, autre chose est de produire des actes bons, autre chose d'en avoir l'impression. Dieu demande les œuvres, il n'exige pas le sentiment. Il y a plus : si on demeure fidèle à tous ses devoirs, sans l'appui des consolations et des suavités, la bonne volonté n'en est que plus agréable à Dieu et plus méritoire pour nous, parce qu'il a fallu plus d'esprit de sacrifice. Il y a peut-être une autre source d'illusion : on avait formé de grands projets, rêvé des vertus extraordinaires, caressé un idéal un peu chimérique, et l'on n'arrive pas à son but. On y perd quelques vains espoirs et un peu de son orgueil : Loin de s'en attrister, on devrait bénir Dieu, qui nous conserve dans l'humilité et nous ramène a la réalité. Malgré toutes les déceptions de ce genre, une chose demeurera parfaitement possible, celle-là même qui fait le fond de la sanctification, c'est-à-dire de garder les lois de Dieu et de l'Église et nos devoirs journaliers. Un religieux pourra toujours observer ses vœux, aimer sa Règle, obéir à ses Supérieurs, vivre en paix avec ses frères, régler ses passions, offrir à Dieu ses actions, supporter ses peines avec patience, et se faire ainsi un trésor inappréciable de vertus et de mérites. Que faut-il de plus ? Voilà le vrai chemin de la perfection ; il est absolument sûr et nous ouvrira une très large carrière.

C'est surtout du côté des actes intérieurs et de l'oraison que l'impuissance peut se déclarer. Là encore elle n'est que relative. « L'âme se sent comme incapable, au dire de saint Alphonse, de s'élever vers Dieu, et de produire aucun acte de charité, de contrition, de résignation. Mais qu'importe ? Car il suffit de s'y essayer, ne fût-ce que par la fine pointe de la volonté. Alors, bien que ces actes soient pour vous sans ferveur, sans goût, voire même imperceptibles, Dieu les accepte et les a pour agréables. Cependant, au milieu même de cette obscurité, une chose reste toujours possible : nous anéantir devant Dieu, confesser notre misère, nous jeter dans le sein de sa miséricorde. Et puis n'oublions pas qu'il faut prier, en quelque état que l'on se trouve; dans les ténèbres, dans la lumière, il faut crier vers Dieu : Seigneur, conduisez-moi par telle voie qu'il vous plaît; faites que j'accomplisse votre volonté; je ne veux pas autre chose » . Si nous ne savons guère exprimer nos désirs par des paroles et des sentiments, nous pouvons du moins nous tenir avec esprit de foi en la présence de Dieu, avec un réel désir de recevoir sa grâce selon nos besoins; et c' est une vraie prière, parce que Dieu voit la préparation de notre cœur, il comprend ce que nous ne savons lui dire. En un mot, nous n'avons d'impuissance que pour faire ce que Dieu ne veut pas de nous en ce moment; et par suite, il ne nous serait pas expédient d'y réussit comme nous le voudrions .

Peut-être le bon Maître veut-il simplement nous éprouver, pour nous enfoncer un peu plus dans l'humilité, le détachement, le saint abandon. Alors il supprimera les consolations sensibles et les suavités spirituelles; il les remplacera par l'obscurité, l'insensibilité, ou même les dégoûts. Il faudra nous tenir fermes à notre devoir, ne pas négliger l'oraison, mais supporter courageusement l'épreuve, en l'atténuant, s'il est possible, au moyen d'un bon livre et par les autres pieux expédients que suggère l'expérience. -Peut-être Dieu veut-il nous faire passer des voies communes aux voies mystiques. Alors il nous fera supprimer peu à peu les actes discursifs, méthodiques, compliqués et variés, pour nous acheminer vers une oraison de simple regard avec des actes plus courts et moins variés, ou dans un silence plein d'amour. Cette opération divine est une grâce très précieuse; bien loin de la contrarier, prêtons-nous-y avec une confiante docilité. Mais il faudra chercher, dans quelque bon livre, et surtout près d'un guide expérimenté, les lumières et la direction, qui sont alors spécialement nécessaires.

Dans tous les cas, c'est une belle occasion d'avancement spirituel et de filial abandon. « Rassurez-vous, disait le P. de Caussade; il s'en faut bien que vous perdiez votre temps dans l'oraison; vous en pourriez faire. de plus tranquilles, vous n'en ferez jamais de plus utiles ni de plus méritoires. Car l'oraison de souffrance et d'anéantissement étant la plus crucifiante est aussi celle qui purifie l'âme davantage, et qui la fait plus tôt mourir à elle-même, pour ne vivre ensuite qu'en Dieu et pour Dieu. Oh! que j'aime ces oraisons, durant lesquelles vous vous tenez devant Dieu comme une bête, insensible à tout, et accablée sous le poids de toutes sortes de tentations ! Quoi de plus propre à humilier, à confondre, à anéantir votre âme devant Dieu ! Voilà ce qu'il prétend, et où conduisent ces misères apparentes... Cette stupidité, si elle ne vous empêche pas de remplir vos devoirs, de garder vos règles, de vous acquitter de vos exercices de piété, vous devez la regarder comme une épreuve de Dieu, qui vous est commune avec presque tous les Saints. Soyez fidèle; en l'acceptant, vous trouverez un exercice très méritoire de patience, de soumission, d'humilité intérieure.. Elle ne peut être préjudiciable qu'à l' amour-propre qui peu à peu meurt et s'anéantit par là plus efficacement que par toutes les mortifications extérieures... Jamais on ne parvient à l'entière défiance de soi, à une parfaite confiance en Dieu seul, qu'après avoir passé par ces divers états de complète insensibilité et d'absolue impuissance. Heureux états qui produisent de si merveilleux effets !... D'un autre côté, il n'est pas de sacrifices que Dieu accepte plus volontiers que cette entière donation d'un cœur brisé et anéanti; c'est vraiment l'holocauste d'agréable odeur. Les oraisons les plus douces et les plus ferventes, les mortifications volontaires les plus rigoureuses, n'ont rien de comparable et n'en approchent pas » .

Saint François de Sales écrivait de même à sainte Jeanne de Chantal : « De quoi pleurez-vous, ô femme ? Non, il ne faut plus être femme, il faut avoir un cœur d'homme; et, pourvu que nous ayons l'âme ferme en la volonté de vivre et de mourir au service de Dieu, ne nous étonnons ni des ténèbres, ni des impuissances, ni des barrières. Là-haut il n'y aura plus de barrières, ici il en faut souffrir... Dieu veut que notre misère soit le trône de sa miséricorde, et nos impuissances le siège de sa toute-puissance ». Le pieux Docteur invite ensuite sa sainte dirigée à demeurer humble, tranquille, douce et confiante, parmi l'impuissance et l'obscurité. Il veut qu'elle ne s'impatiente pas, qu'elle ne se trouble pas, mais qu'elle demeure en ses ténèbres et qu'elle embrasse la croix de bon cœur, franchement et fermement .

ARTICLE IV. - La pauvreté spirituelle.

Des ténèbres, de l'insensibilité, de l'impuissance, peut-il sortir autre chose que la pauvreté spirituelle ? Ainsi raisonne celui qui est plongé dans l'épreuve. Mais il se trompe. Dès lors que la partie supérieure de l'âme s'attache à la volonté divine et demeure fidèle au devoir, les ténèbres, l'insensibilité, l'impuissance, ne sont que dans la partie inférieure; et, par conséquent, la pauvreté ne sera qu'apparente. En réalité, cette dure épreuve est la source d'une grande richesse, solidement fondée sur l'obéissance et l'humilité, et bien gardée contre les ravages de l'amour-propre.

Mais il y a peut-être un malentendu : Dieu nous gouverne à sa manière, et nous avions conçu la chose autrement; c'est de là que vient notre trouble; et, pour le dissiper, il importe, de mieux comprendre les vues de Dieu et d'y entrer pleinement.

Loin de nous la pensée d'entraver les âmes généreuses ! Nous voudrions seulement les empêcher de faire de grands pas hors de la voie. Nos aspirations sont, en général, trop médiocres; bien des grâces restent inutilisées, nous serons loin d'atteindre à la sublimité de gloire que Dieu nous destinait. Il faut donc porter bien haut nos désirs d'avancement spirituel. Encore doivent-ils s'appuyer sur Dieu seul, et se régler sur son bon plaisir, de telle sorte que nous voulions notre perfection comme Dieu la veut, et seulement comme il la veut. Le désir ainsi formé peut être plein d'une sainte ardeur, il demeure toujours paisible et soumis, parce qu'il a son principe dans la grâce et sa règle dans la volonté divine. Il est un autre désir de perfection qui ne vient pas tout entier de Dieu; il s'inspire plus ou moins de la recherche de nous-mêmes, il se guide en partie d'après la volonté propre; et, par suite, il se fera connaître à l'inquiétude, au trouble, à l'empressement. Autant l'un mérite confiance, autant l'autre a besoin d'être surveillé. Il faudra donc à la fois tendre avec ardeur à la perfection, mais nous tenir en garde contre les inspirations de l'amour-propre.

Heureusement, Dieu nous vient en aide, au moyen de ces peines dont nous parlons. Il nous prête par elles un double secours, également nécessaire et précieux: il seconde notre désir d'avancement, en nous soutenant puissamment de sa grâce invisible; il nous préserve des ravages de l'amour-propre, en nous laissant fortement l'impression de notre pauvreté. Nous devons donc le bénir à la fois, et de ce qu'il augmente ainsi notre fortune spirituelle, et de ce qu'il la place sous la sauvegarde de l'humilité. Nous donnerons quelques détails pour achever de mettre en lumière cette vérité si consolante.

S'agit-il de nos péchés et de nos imperfections ? Nous- dirons à Dieu du fond du cœur : Je déteste mes fautes et mes misères; avec votre grâce, je veux faire tous mes efforts pour m'en corriger. Il accourt à notre aide, mais de sorte qu'il nous assure la victoire, et nous conserve néanmoins dans le mépris de nous-mêmes. La vaine complaisance nous envahirait peut-être, si nous trouvions en nous de la force et du courage. Il nous ménagera la grâce de vaincre petitement, c'est-à-dire avec l'impression de notre faiblesse, ,et par suite avec modestie. Loin de s'enivrer d'orgueil, on pensera n'être qu'un vil néant. Ce mécontentement de soi fera le contentement de Dieu. Et, d'un autre côté, quand on en sera venu à chercher pour unique satisfaction de satisfaire Dieu, rien ne pourra plus nous troubler.

« Tant que nous sommes en cette vie, dit le P. de Caussade, nous .ne pouvons que nous trouver très imparfaits et très misérables. Voulez-vous .un remède efficace pour guérir ces misères ? Le voici : tout en détestant les péchés qui en sont la source, aimez-en, ou du moins acceptez-en les suites, c'est-à-dire l'abjection et le mépris de vous-mêmes qui en résultent; le tout sans trouble, sans chagrin, sans inquiétude, sans découragement. Rappelez-vous que Dieu, sans vouloir le péché, s'en fait un instrument très utile, pour nous tenir dans l'abaissement... C'est cette connaissance toujours plus claire de leur néant qui augmente l'humilité de$ Saints; mais cette humilité selon Dieu est constamment joyeuse et paisible.

Vous êtes vivement pénétrés de vos fautes et de vos défauts; cela n'arrive qu'à mesure que Dieu s'approche de nous, et que nous marchons dans la lumière. Cette divine lumière, en brillant avec plus d'éclat, nous fait mieux voir au dedans de nous un abîme de misère et de corruption; et cette connaissance est une des plus sûres marques de progrès dans les voies de Dieu » . Elle nous trouble peut-être en nous montrant trop clairement notre pauvreté; au fond, c'est pour cela même qu'elle devrait nous consoler, et nous porter à rendre grâce.

S’agit-il de l'avancement dans les vertus ? Nous dirons à Dieu : Je ne veux que vous plaire; je désire le don d'oraison, l'esprit de mortification, toutes les vertus; je vous les demande avec instance, et je vais travailler sans relâche à les acquérir. Cependant, vos adorables volontés seront constamment là règle de mes désirs même les plus légitimes et les plus saints. J'ai ma sanctification à cœur, autant que vous la voulez de moi, mais seulement dans la mesure, la forme et le temps qui vous conviennent. Infiniment sage et bon, Dieu ne peut rejeter les désirs d'avancement qu'il nous a lui-même inspirés; il les exauce donc; mais, pour soustraire aux ravages de l'orgueil nos progrès, la patience, l'humilité, l'amour, l'abandon, et les autres fruits de la grâce, il nous les cache si bien que nous ne pouvons parfois nous empêcher de pleurer sur l'absence présumée de toute vertu. Nous devrions plutôt l'en remercier. Car il n'y a pas un seul don si excellent qui, après avoir été un moyen d'avancement, ne puisse devenir un piège et un obstacle, par les retours de complaisance et les attaches qui salissent l'âme. De là vient que Dieu nous ôte ce qu'il avait donné. Mais il ne l'ôte que pour le rendre au centuple, après qu'il nous aura purifiés de cette appropriation maligne que nous en faisions sans nous en apercevoir. C'est pourquoi, tout en travaillant avec une pieuse avarice à nous enrichir de vertus, nous devrions dire au Seigneur : Je consens à être privé, autant qu'il vous agréera, de savoir s'il vous a plu de m'accorder ces grâces et cet avancement; car je suis si misérable, que tout bien connu se tourne pour moi en poison, et que ces maudites complaisances d'amour-propre viennent souiller la pureté de mes œuvres presque à mon insu et malgré moi. Ainsi, mon Dieu, c'est moi-même qui vous lie les mains, et qui vous oblige à me cacher, par bonté. les grâces que votre miséricorde vous porte à me faire .

S'agit-il des moyens de sanctification ? Confions-nous en Dieu : il saura bien choisir, pour les âmes fidèles, non pas les plus glorieux ni les plus conformes à leur attente, mais ceux qui peuvent le mieux assurer leur avancement, surtout les affermir dans le détachement et l'humilité. Que voudrions-nous de plus ? En quoi donc consiste le service de Dieu, sinon à nous abstenir du mal, à garder les commandements, à travailler selon nos forces d'après la volonté divine ? Et quand vous faites cela, « pourquoi désirer, avec une ardeur empressée, les lumières de l'esprit, les sentiments, les goûts intérieurs, la facilité au recueillement, à l’oraison, et tout autre don de Dieu, s'il ne lui plaît pas de vous les donner encore ? Ne serait-ce pas vouloir vous perfectionner à votre gré et non au sien, suivre votre volonté et non la volonté divine, avoir plus d'égard à votre goût qu'au goût de Dieu; en un mot, vouloir le servir à votre fantaisie, et non selon son bon plaisir ?  Devrai-je donc me résigner à demeurer toute ma vie en proie à ma pauvreté, à mes faib1esses, à mes misères ?  Oui certes, s'il plaît .ainsi à Dieu ». Ce n'est alors qu'une pauvreté apparente; au fond, « c'est être bien riche que d'être précisément ce que Dieu veut », c'est une haute perfection que d'accepter dé bon cœur tout ce que Dieu fait. Pouvez-vous ignorer qu'il y a une vertu héroïque à savoir supporter patiemment et constamment ses misères, ses faiblesses, sa pauvreté intérieure, ses ténèbres, ses insensibilités, ses divagations, ses folies, ses extravagances de l'esprit et dé l'imagination (tout en faisant de son mieux) ? C'est ce qui a fait dire à saint François de Sales que, lorsqu'on aspire à la perfection, on n'a pas moins besoin de patience et de douceur à l'égard de soi-même qu'à l'égard des autres. Supportons-nous donc, dans nos propres misères, dans nos imperfections et nos défauts comme Dieu veut que nous supportions le prochain en pareil cas .

Ainsi donc, ce sentiment de notre pauvreté ne doit pas nous inquiéter quant au présent, dès lors que nous avons vraiment bonne volonté : « Vous marchez sûrement, dit saint Jean de la Croix; laissez-vous conduire et soyez contents. Jamais vous n'avez été meilleurs que maintenant : parce que jamais vous n'avez été aussi humbles et aussi soumis. Jamais vous n'avez tenu en si petite considération vous-mêmes et toutes les choses au monde. Jamais vous ne vous êtes crus si mauvais. Jamais vous n'avez trouvé Dieu si bon, ni ne l'avez servi avec tant de désintéressement et de pureté d'intention. Jamais vous n'avez aussi bien renoncé aux imperfections de votre volonté et de votre intérêt personnel, que vous recherchiez peut-être autrefois » .

Quant à l'avenir, il ne vous reste plus qu'à vous efforcer d'aimer la sainte abjection, le mépris et l'horreur de vous-mêmes, qui naissent de ce vif sentiment de votre pauvreté. Lorsque vous y serez parvenus, vous aurez fait un nouveau pas, plus décisif encore, pour votre avancement spirituel. Cette apparente pauvreté bien comprise, humblement supportée, est un des plus grands trésors que puisse posséder une âme ici-bas, puisque ce sentiment la mène à une profonde humilité . Par là, Dieu l'empêche de mettre sa complaisance et sa confiance en elle-même, de s'endormir dans une paresseuse tranquillité. Il l'oblige à faire son salut avec crainte et tremblement; et, par suite, elle s'appuie sur Dieu seul, elle se défie d'elle-même, elle veille, elle prie, elle se mortifie, elle stimule son activité spirituelle, elle multiplie ses saintes œuvres, pour mieux s'assurer le bonheur des élus.

   

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