CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

CHAPITRE VIII
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA VOIE COMMUNE (Suite)

Les insuccès et les fautes.

ARTICLE PREMIER. - Les insuccès dans les œuvres de zèle.

Parlons d'abord « de certains biens moraux ou spirituels, tels que l'exercice d'une fonction de zèle, la direction d'une œuvre de charité », toutes nos entreprises extérieures pour la gloire de Dieu.

Il est possible que la Providence ne les demande pas de nous. En ce cas, dit le P. Dosda, « le véritable amour de Dieu nous oblige ou nous conseille de sacrifier ces biens secondaires au bien suprême qui est la volonté de Dieu. Sur ce point, des personnes, du reste excellentes, rencontrent parfois un écueil dangereux : elles confondent l'amour de Dieu avec l'amour du bien. Ce sont là deux choses distinctes. Il est des circonstances où il faut laisser le bien que Dieu ne nous demande pas, pour s'attacher il Dieu seul, et pour se livrer entièrement à sa divine Providence ».

Quand elle nous applique à ces œuvres, il n'y faut chercher que Dieu, et par des vues surnaturelles. « La recherche du bien, continue le même auteur, n'est pas la vraie charité, quand on veut le bien ave,c une mauvaise intention, ni même quand on veut le bien pour le bien. La divine charité veut le bien sans doute, mais elle le veut pour Dieu, Combien de découragements, combien de jalousies, combien de petitesses, chez les hommes moins amis de Notre-Seigneur que du bien ! Leurs efforts pour le bien souvent n'aboutissent pas, et ils en sont déconcertés. Ils voient d'autres partager leurs travaux et ils en sont envieux. Pour réussir dans leurs entreprises, ils ne craignent pas de discréditer ou de contrarier d'autres ouvriers de la même grande œuvre, celle de la Rédemption, Ils s'aiment eux-mêmes, et veulent le bien humain plutôt que le bien divin; ils ont l'air d'aller à Jésus-Christ, et ils ne font qu'un habile et souvent inconscient détour pour revenir à eux-mêmes. Ils ignorent la différence qu'il y a entre un homme de bien et un homme de Dieu. Combien d' œuvres, brillantes en apparence sont stériles en réalité, parce que l'amour- propre, plus que l'amour divin, avait présidé à leur formation et à leur direction »  !

Non contents de veiller à la pureté d'intention dans toutes nos entreprises, il faut nous attacher fermement au devoir, c'est-à-dire à la seule volonté de Dieu, et nous faire indifférents par vertu à la réussite ou à l'insuccès. D'une part, en effet, nous croyons prudemment que Dieu veut de nous ces œuvres pour le moment; d'un autre : côté, jamais nous ne connaissons ses intentions ultérieures; « bien souvent même, pour nous exercer en cette sainte indifférence (ès choses de son service), il nous inspire des desseins fort relevés, desquels pourtant il ne veut pas le succès » . Cela semble un jeu de la Providence; mais c'est un jeu très lucratif, où l'on gagne en perdant, Dieu nous y destine à la fois le bénéfice des pieux désirs, d'un labeur consciencieux, et de l'épreuve bien acceptée. Au contraire, le succès nous eût peut-être fait perdre l'humilité, le détachement, d'autres vertus encore. Cela étant, « loin de laisser les affaires à la merci des événements, il ne faut rien oublier de tout ce qui est requis pour faire bien réussir les entreprises que Dieu nous met en main; à la charge pourtant que, si l'événement est contraire, nous le recevions doucement et tranquillement; car nous avons commandement d'avoir un grand soin des choses qui regardent la gloire de Dieu et qui sont en notre charge; mais nous ne sommes pas obligés ni chargés de l'événement, car il n'est pas en notre pouvoir. Dès lors, comme il nous faut hardiment, courageusement et constamment, commencer et suivre l'ouvrage tandis qu'il se peut, aussi faut-il acquiescer doucement et tranquillement à l'événement, tel qu:il plaît à Dieu de nous le donner » .

Notre Père saint Bernard n'avait prêché la seconde croisade que sur l'ordre du pape. Il avait confirmé sa parole par des miracles sans nombre; plusieurs prodiges attestèrent après coup qu'il avait vraiment fait la volonté divine. Et cependant l'expédition fut très malheureuse, et souleva contre le saint prédicateur une tempête de récriminations. Il en fut affecté. Le bienheureux Jean de Casamari lui écrivit pour le consoler : « Si les Croisés s'étaient comportés en vrais chrétiens, le Seigneur eût été avec eux, Ils se sont précipités dans le vice; à leur malice il a répondu par sa clémence; il n'a déchaîné sur eux tant d'afflictions, que pour les purifier et les conduire au ciel. Beaucoup sont morts en confessant qu'ils étaient heureux de quitter la vie, dans la crainte qu'en revenant au pays, ils ne fussent revenus au péché. Quant à vous, le Seigneur vous a donné la grâce de la parole et des œuvres en cette affaire, parce qu'il savait tout le fruit qu'il en retirerait ». Si donc l'entreprise avait échoué devant les hommes, elle avait réussi selon les desseins de Dieu; elle n'avait pas délivré l'Église d'Orient, mais elle avait peuplé celle du Ciel. Le Saint, malgré sa douleur, adorait les jugements de Dieu, faisait bon accueil à l'humiliation, et disait : « S'il faut qu'on murmure, je préfère que ce soit contre moi et non contre Dieu. Je m'estime heureux de lui servir de bouclier. Je reçois volontiers les traits acérés des médisants, les dards empoisonnés des blasphémateurs, pour qu'ils n'arrivent pas jusqu'à lui. Je fais bon marché de ma gloire, pourvu qu'on respecte la sienne » .

Citons encore, avec saint François de Sales, les exemples suivants : « Saint Louis, par inspiration, passe la mer pour conquérir la Terre Sainte ; le succès fut contraire, et il acquiesce doucement. J'estime plus la tranquillité de cet acquiescement que la magnanimité du dessein, Saint François va en Égypte, pour y convertir les infidèles ou y mourir martyr : telle fut la volonté de Dieu; il revint néanmoins sans avoir fait ni l'un ni l'autre, et telle fut aussi la volonté de Dieu. Ce fut également la volonté de Dieu que saint Antoine de Padoue désirât le martyre et qu'il ne l'obtînt pas. Saint Ignace de Loyola, ayant avec tant de travaux mis sur pied la Compagnie de Jésus, dont il voyait déjà tant de beaux fruits, et en prévoyait encore de plus beaux, eut néanmoins le courage de se promettre que, s'il la voyait dissiper, ce qui serait pour lui le plus âpre déplaisir, une demi-heure après, il en aurait pris son parti, et retrouverait le calme 'en la volonté de Dieu » . On pourrait citer des multitudes d'autres exemples, et celui de saint François de Sales lui-même. Lorsque son institut de la Visitation « fut comme sur le point d'être anéanti dès sa naissance par une grave maladie de sainte Jeanne de Chantal, qui en avait été la première pierre : « Eh bien ! dit-il, Dieu se contentera « du sacrifice de notre volonté, comme il agréa celui « d'Abraham. Le Seigneur nous avait donné de grandes « espérances, le Seigneur nous les ôte, son saint nom « soit béni »  !  « Je me figure toujours notre Congrégation, écrivait saint Alphonse, comme une barque en pleine mer, ballottée par les vents contraires. Si Dieu veut l'ensevelir au fond de l'abîme, je dis à l'avance et dirai toujours: Bénie soit sa sainte volonté »  !

Et le pieux Evêque de Genève ajoute : « Oh ! que bienheureuses sont de telles âmes, hardies et fortes aux entreprises que Dieu leur inspire, souples et douces à les quitter, quand Dieu en dispose ainsi ! Ce sont des traits d'une indifférence très parfaite, de cesser de faire un bien quand il plaît à Dieu, et de s'en retourner de moitié chemin, quand la volonté de Dieu, qui est notre guide, l'ordonne ». Oh! qu'un tel abandon, parmi les insuccès, glorifie Dieu et nous enrichit ! Combien on se montre peu surnaturel, au contraire, lorsqu'on s'y laisse dominer par l'inquiétude, le chagrin, le découragement ! « Jonas eut grand tort de s'attrister de ce que, à son avis, Dieu n'accomplissait pas sa prophétie sur Ninive. Jonas fit la volonté de Dieu, en annonçant la subversion de Ninive; mais il mêla son intérêt et sa volonté propre avec celle de Dieu : c'est pourquoi, quand il voit que Dieu n'exécute pas sa prédiction selon la rigueur des paroles, il s'en fâche et murmure indignement. Que s'il eût eu pour seul motif de ses actions le bon plaisir de la divine volonté, il eût été aussi content de le voir accompli en la rémission de la peine que Ninive avait méritée, comme de le voir satisfait en la punition de la coulpe que Ninive avait commise. Nous voulons que ce que nous entreprenons et manions réussisse; mais il n'est pas raisonnable (d'exiger) que Dieu fasse toutes choses à notre gré » .

S'il arrive que l'échec d'une entreprise ait pour cause notre propre faute, par exemple un manque de zèle ou de prudence, peut-on dire, même en ce cas, qu'il faut acquiescer à la volonté de Dieu ? Assurément, car il réprouve la faute, mais il veut la punition. « Il ne fut pas cause que David péchât, mais il lui infligea la peine due à son péché. Il ne fut pas la cause du péché de Saül, mais oui bien qu'en punition la victoire pérît entre les mains d'icelui. Quand donc il arrive qu'en punition de nos fautes les desseins sacrés ne réussissent pas, il faut également détester la faute par une solide repentance, et accepter la peine que nous en avons; car comme le péché est contre la volonté de Dieu, aussi la peine est selon sa volonté » .

Bref, toutes nos entreprises pour la gloire de Dieu réclament son action et la nôtre. « C'est à nous de bien planter et bien arroser (avec la grâce); mais de donner l'accroissement, cela n'appartient qu'à Dieu » . Nous devons donc faire ce qui est en notre pouvoir, et remettre le succès entre les mains de la Providence.

ARTICLE II.  Les insuccès dans noire propre sanctification.

Il en faut dire autant de notre propre sanctification. Le progrès dans les vertus et la correction de nos défauts demandent à la fois l'action divine et notre coopération. La grâce est bien promise à la prière et à la fidélité; malgré cela, le Seigneur entend rester juge et maître de la mesure de ses dons, ainsi que du temps et des autres circonstances.

Nous n'avons rien d'aussi cher que notre sanctification. Notre Père des cieux l'a encore plus à cœur. En tant qu'elle dépend de nous, formons de grands désirs, élevons bien haut nos aspirations. Comment ne pas compter sur Notre-Seigneur qui nous a donné sa vie sur la Croix, qui s'offre tous les jours sur nos autels, et qui nous a choisi une vocation pleine de promesses ? Pourvu que notre bonne volonté s'appuie non pas sur nous, mais sur lui, nous n'avons à craindre que de ne pas désirer assez, ou de laisser beaucoup de grâces improductives. Désirons donc, prions, travaillons avec suite et méthode; au besoin, ranimons notre ardeur, ne laissons jamais languir cette sainte besogne. Mais abandonnons à notre Père des cieux la réussite, ou, pour mieux dire, la mesure, le temps, la forme et les autres circonstances du succès, de manière à bannir l'inquiétude, l'empressement, et toute façon défectueuse de tendre à notre fin.

En ce qui concerne le progrès de nos vertus, « n'oublions rien, dit saint François de Sales, pour bien réussir dans cette sainte entreprise. Mais, après que nous aurons planté et arrosé,... c'est de la divine Providence qu'il faut attendre le fruit de nos désirs et travaux. Que si nous ne sentons pas le progrès en la vie dévote, tel que nous voudrions, ne nous troublons point, demeurons en paix, que toujours la tranquillité règne dans nos cœurs. C'est à nous de bien cultiver nos âmes, et partant il y faut fidèlement vaquer. Mais quant à l'abondance de la moisson, laissons-en le soin à Notre-Seigneur. Le laboureur ne sera jamais tancé pour n'avoir pas belle cueillette, mais oui bien s'il n'a pas labouré et ensemencé ses terres. Ne nous inquiétons point pour nous voir toujours novices en l'exercice des vertus; car, au monastère de la vie dévote, chacun s'estime toujours novice, toute la vie y est destinée à la probation; et il n'y a pas de marque plus évidente d'être novice, et même digne d'expulsion, que de se tenir pour profès... et l'obligation de servir Dieu et de faire progrès en son amour dure toujours jusqu'à la mort » .

Notre pieux Docteur mettait sainte Jeanne de Chantal en garde contre « certains désirs qui tyrannisent le cœur : ils voudraient que rien ne s'opposât à nos desseins, que nous n'eussions nulles ténèbres, mais que tout fût en plein midi; ils ne voudraient que suavités en nos exercices, sans dégoûts, sans résistance, sans divertissements; sitôt qu'il nous arrive une tentation intérieure, ils ne se contentent pas que nous n'y consentions pas, ils voudraient que nous ne la sentissions pas », etc. Et ce sage directeur souhaite à sa sainte Fille « un courage grand, et non point chatouilleux, qui ne se soucie ni du doux ni de l'amer, ni de la lumière, ni des ténèbres, qui chemine hardiment en l'amour essentiel, fort et impliable de notre Dieu, et laisse courir çà et là ces fantômes de tentations » .

D'ailleurs, l'insuccès sera plus apparent que réel, il est même impossible qu'il n'y ait pas un avancement constant, bien qu'inaperçu peut-être, dès lors que nous faisons ce qui dépend de nous, c'est-à-dire dès lors que nous conservons la volonté de profiter, et qu'elle s'affirme par des efforts sérieux. Notre Père saint Bernard nous en donne. la consolante assurance, en disant que « l'infatigable désir d'avancer et l'effort continuel vers la perfection sont réputés la perfection » . Qu'on le remarque avec soin : il parle de l'effort, et non du sentiment. Pourvu que la volonté demeure ferme à son devoir, les répugnances ne signifient rien; le grand Apôtre éprouvait l'opposition du vieil homme, mais il passait par dessus. Le sentiment n'est pas un critérium plus juste : les vertus étant d'ordre spirituel, on peut les avoir sans les sentir, et c'est à leurs fruits qu'on en juge. Telle personne abonde en consolations et se répand en effusions de tendresse; mais elle manque de générosité et ne sait pas accepter les épreuves; elle n'a qu'un amour d'enfant. Telle autre est aride comme le désert; mais elle est toujours à son devoir, contente d'avoir à porter la croix, souriante quand on la réprimande et qu'on la contrarie; son amour n' est-il pas cent fois plus fort et plus vrai ? Sainte Jeanne de Chantal pleurait à chaudes larmes, croyant n'avoir plus ni foi, ni espérance, ni charité. Et saint François de Sales, la consolait en lui disant : « C'est une vraie insensibilité qui ne vous prive que de la jouissance de toutes les vertus; vous les avez pourtant et en fort bon état; mais Dieu ne veut pas que vous en jouissiez » .

Notons enfin qu'avec la grâce et la bonne volonté, il faut le temps. Comme il est nécessaire pour le plein développement de notre corps et de nos facultés, pour la culture intellectuelle ou l'apprentissage des arts, il l'est aussi pour l'acquisition des hautes vertus. Bienheureux les Saints qui, travaillant avec une sorte d'acharnement sans repos ni trêve, amassent une somme énorme de vertus et de mérites ! Bienheureux serons-nous, mais à un degré moindre, si, n'ayant pu faire autant de besogne, nous en avons fourni seulement le quart ou la moitié, si nous n'avons pas suivi de trop loin nos modèles ! Une pensée doit stimuler constamment notre activité spirituelle, c'est que le salaire sera proportionné au travail, et que le divin Maître examine à la fois la quantité et la qualité, en ce qui concerne nos passions et nos défauts, nous devons conserver la même attitude de combat sans trêve et de paisible abandon, « Dieu permet, dit saint François de Sales, que les rébellions de l'appétit sensuel, tant en la colère qu' en la convoitise, demeurent en nous. C'est pour notre exercice, afin qu'en y résistant nous pratiquions la vaillance spirituelle. C'est le Philistin que les vrais Israélites doivent toujours combattre, sans que jamais ils le puissent abattre; ils le peuvent affaiblir, mais non pas anéantir. Il ne meurt jamais qu'avec nous, et vit toujours avec nous; il est certes exécrable et détestable, d'autant qu'il est issu du péché et tend perpétuellement au péché... L'Église condamne l'erreur de certains solitaires, qui disaient qu'en ce monde nous pouvons être parfaitement exempts des passions de colère, de convoitise, de crainte et autres semblables... Ne nous en troublons cependant pas; car notre perfection consiste à les combattre, et nous ne saurions les combattre sans les voir, ni les vaincre sans les rencontrer : notre victoire né gît pas à ne les sentir point, mais à n'y pas consentir. Il faut bien que, pour l'exercice de notre humilité, nous soyons quelquefois blessés en cette bataille spirituelle; néanmoins nous ne sommes jamais tenus pour vaincus, sinon lorsque nous aurons perdu ou la vie ou le courage » .

Il faut donc nous résoudre â combattre avec patience et persévérance, mais dans le calme et la paix. Quand nous avons fait vraiment ce qui est en notre pouvoir, nous avons fait tout notre devoir; le reste est l'affaire de la Providence.  Mais, devant la persistance et l'opiniâtreté de ces luttes, qui toujours recommencent et ne finissent jamais, « la pauvre âme se trouble, s'afflige, s'inquiète, et pense bien faire de s'attrister, comme si c'était l'amour de Dieu qui la provoquât à cette tristesse; et cependant, Théotime, ce n'est pas l'amour céleste qui fait ce trouble, car il ne se fâche que pour le péché; c'est notre amour-propre qui voudrait que nous fussions exempts du travail que nous donnent les assauts de nos passions; c'est la peine d'y résister qui nous inquiète », à moins que ce ne soit l'humiliation d'en éprouver la honte.

Mais, pourtant, dira quelqu’un, si je connais que mes fautes, en se multipliant, ont empêché mon avancement dans les vertus, et que le retard dans la correction de, mes défauts provient de ma négligence, comment pourrais-je ne pas m'en inquiéter ? Implorons de Dieu notre pardon; détestons l'offense, et acceptons humblement la peine et l'humiliation qui nous en reviennent; et, sans perdre en de stériles regrets le temps, le courage et la paix, travaillons avec diligence à faire plus de progrès à l'avenir. Mais' demeurons dans le calme: le trouble est un nouveau mal et non pas un remède, et le découragement serait le pire des fléaux. D'ailleurs, nos fautes elles-mêmes, pourvu qu'on se relève et qu'on reprenne le chemin en évitant le scrupule et l'inquiétude, n'arrêtent pas la marche en avant; elles nous apprennent, selon le mot de saint Grégoire, « cette perfection peu commune, qui consiste' à reconnaître qu'on n;est pas parfait »; elles sont le voile sous lequel Dieu cache aux âmes leurs vertus, pour empêcher la vaine complaisance; on en prend occasion de se renouveler dans une humble vigilance, de rendre la prière plus suppliante; c'est une leçon qui nous instruit, un aiguillon qui fait presser le pas, et finalement les fautes mêmes profitent à qui sait les utiliser.

ARTICLE III. - Les insuccès auprès des âmes.

De même, en exerçant le zèle envers les âmes, nous ferons ce qui dépend de nous avec une ferveur sage et soutenue, mais dans un paisible abandon. Dieu demande, en effet, le devoir; il n'exige pas le succès.

Et d'abord, il faut aimer les âmes en Dieu. A mesure qu'augmente en nos cœurs le feu du saint amour, il doit produire la flamme du zèle, et d'un zèle vraiment catholique, aussi vaste que le monde.

Certaines âmes nous seront spécialement chères, ou parce que nous en avons la charge; ou à d'autres titres particuliers. C'est à la lumière de l'éternité qu'il faudra les considérer toutes: le souverain Juge nous en demandera compte, l'enfer les guette, le ciel ne sera peut-être ouvert à plusieurs que par nous; il faut leur donner Dieu, les donner toutes et pleinement à Dieu. Le Père a sacrifié son Fils unique, l'éternel objet de ses complaisances, pour que le monde périsse pas et qu'il ait la vie éternelle. Notre-Seigneur s'immole sur la Croix, s'offre à chaque instant sur les autels, nourrit les âmes de sa substance; il leur donne l'Église, le sacerdoce, les Sacrements ; il leur prodigue les grâces intérieures et extérieures. Par son Saint-Esprit, il éclaire, il attire, il presse, il circonvient; il conquiert et soutient; il poursuit, ramène et pardonne. Bref, il nous aime, malgré nos misères et presque sans mesure: bel exemple, qui a, profondément touché les Saints" et qui confondrait notre tiédeur! Si grand que soit notre zèle, sera-t-il jamais comparable à celui de Dieu ?

C'est à la manière de Dieu qu'il faut aimer les âmes, en nous conformant à sa conduite et à l'ordre de sa Providence; Dieu, nous ayant créés libres, ne fera jamais violence à notre volonté; mais il donne à tous avec abondance, aux uns plus, aux autres moins, dans la mesure, le temps et la forme qu'il lui plaît. Nous donnerons aussi à tous, spécialement à ceux qui doivent nous être plus chers, la prière, l'exemple et le sacrifice; nous apporterons un soin particulier à la prière publique, si nous sommes honorés de ce sublime apostolat; que les âmes nous soient confiées à un titre, ou à l'autre, nous les cultiverons avec un zèle proportionné à l'amour que Dieu leur porte, au prix qu'elles ont à ses yeux. Mais tout en faisant notre devoir et en priant avec une ferveur inlassable, nous garderons la paix, par respect pour les droits de Dieu et pour l'ordre de sa Providence, puisqu'il est maître de ses dons et qu'il a jugé bon d'accorder .aux âmes le libre arbitre.

Les déceptions ne manqueront pas. Dieu lui-même, quoiqu'il possède la clef des cœurs, n'entre pas de force, il se tient à la porte et il frappe. Mais voilà le mystère de la grâce et de la correspondance : l'un accourt, l'autre refuse d'ouvrir, beaucoup ne font pas attention, et bien souvent Dieu reste dehors. Notre doux Sauveur, le bienfaiteur et l'ami par excellence, est venu dans son domaine et les siens ne l'ont pas reçu ; les malintentionnés cherchent à le surprendre dans ses discours, la multitude se retire, Judas le trahit, les autres Apôtres s'enfuient, et, quand il tombe sous les coups de ses ennemis, son Église n'est qu'un frêle arbrisseau battu par la tempête. Les disciples ne seront pas au-dessus du Maître : malgré les prodiges qu'ils opèrent, les Apôtres aboutissent à se faire tuer, laissant un troupeau faible encore au milieu des loups; si quelques Saints ont remporté les succès les plus étonnants, d'autres, et non des moindres, ont échoué en apparence et jusqu'à la fin. Pour ne citer que saint Alphonse, ses premiers disciples l'abandonnent, et, dans la suite, combien d'autres s'en vont ou doivent être éliminés ! Il s'en est même trouvé deux pour le perdre devant le Souverain Pontife et le faire chasser de son Ordre; il fallait tous ces insuccès pour consommer te fondateur en sainteté et pour établir sa fondation sur le roc inébranlable du Calvaire. Mais, comme les desseins du Ciel ne se révèlent que peu à peu, ce n'est pas une petite épreuve pour un prêtre zélé de voir les âmes en danger, ou pour un supérieur de laisser dans la médiocrité celles qu'il espérait conduire à la sainteté.

Si douloureux que soient les insuccès, il faut y voir une permission de Dieu, les recevoir dans un abandon paisible, et les faire servir à notre avancement spirituel. C'est une des meilleures occasions pour nous enfoncer dans l'humilité, nous détacher de la vaine gloire et des consolations humaines, épurer nos intentions, et chercher Dieu seul auprès des âmes. Avec le Prophète royal, nous bénirons la Providence de nous avoir humiliés  : trop souvent le succès aveugle, enfle et enivre; il fait oublié que les conversions viennent de Dieu, et qu'elles sont dues peut-être, non pas à nous, mais à une âme inconnue qui prie et s'immole en secret. L'insuccès ramène au juste sentiment de la réalité : il nous rappelle que nous sommes de pauvres instruments; il nous invite à faire un retour sur nous-mêmes, et, s'il y a lieu, à corriger nos défauts, rectifier nos méthodes, renouveler notre zèle et prier davantage. Car si notre négligence et nos fautes ont contribué au mal, il faut non seulement les effacer par la pénitence, mais en réparer les suites dans la mesure du possible, redoubler de zèle, de prière et de sacrifice.

Cette humble résignation ne doit cependant pas ralentir notre ardeur. Quand les âmes ne répondent pas à nos soins, «pleurons, dit saint François de Sales, soupirons, prions pour elles avec le doux Jésus, qui, ayant jeté maintes larmes toute sa vie pour les pécheurs, mourut enfin les yeux couverts de pleurs, et le corps tout détrempé de sang ». Condamné, trahi, abandonné, il pouvait conserver sa vie et nous laisser dans l'obstination. Mais il nous aima jusqu'au bout. Il montre ainsi que la vraie charité ne se décourage pas : elle sait qu'elle finit souvent par triompher des plus fortes résistances; elle espère tout, parce qu'elle espère en Dieu qui peut tout. Si la miséricorde échoue devant Judas, elle a fait sainte Madeleine, saint Pierre, saint Augustin, tous les Saints pénitents. L'humilité, qui nous révèle nos misères et nos fautes, nous montre avec évidence les difficultés de la vertu, et nous inspire une profonde compassion pour les âmes encore faibles. « Que savons-nous, ajoute le doux Evêque de Genève, si, par aventure, le pécheur fera pénitence, et sera sauvé ? Tandis que nous sommes dans les bornes de l'espérance (et tant qu'il y a vie, il y a espoir), il ne faut jamais le rejeter, mais prier pour lui, et l'aider autant que son malheur le permettra » .

Après tout, si les âmes trompent nos espérances, dès lors que nous n'avons rien épargné pour leur bien, nous n'avons pas à répondre de leur perte; notre devoir est accompli; nous avons glorifié Dieu et réjoui son cœur miséricordieux, en ce qui nous concerne. -Dans ces conditions, le sentiment de notre insuffisance ou de nos responsabilités n'a rien qui doive nous inquiéter. Notre Père saint Bernard nous rassure, dans sa lettre au bienheureux Baudoin, son disciple : On vous demandera, lui dit-il, « ce que vous avez, et non ce que vous n'avez pas. Tenez-vous prêt à répondre, mais du seul talent qui vous a été confié; soyez tranquille pour le reste. Si vous avez reçu beaucoup, donnez beaucoup. Si vous avez reçu peu, donnez ce peu... Donnez tout, car on vous redemandera tout jusqu'à la dernière obole, mais, bien entendu. ce que vous avez, et non ce que vous n'avez pas ».


« Mais en fin finale, après que nous avons pleuré sur les obstinés, et que nous leur avons rendu le devoir de la charité, pour essayer de les retirer de perdition, il faut imiter Notre-Seigneur et les Apôtres; c'est-à-dire, divertir notre esprit de là, le retourner sur d'autres objets, à d'autres occupations plus utiles à la gloire de Dieu. Car on ne saurait s'amuser à pleurer trop longuement les uns, que ce ne fût en perdant le temps propre et requis à sauver les autres.  Au reste, il faut adorer, aimer et louer à jamais la justice vengeresse et punissante de notre Dieu comme nous aimons sa miséricorde, parce que l'une et l'autre est fille de sa bonté. Car, par sa grâce, il nous veut faire bons, comme souverainement bon qu’il est; par sa justice, il veut châtier le péché, parce qu'il le hait; or, il le hait, parce qu'étant souverainement bon, il déteste le souverain mal qui est l'iniquité. Et toujours, ou punissant ou gratifiant, son bon plaisir est adorable, aimable et digne d'éternelle bénédiction. Ainsi le juste qui chante les louanges de sa miséricorde pour ceux qui seront sauvés, se réjouira de même quand il verra la vengeance..., et les Anges, ayant exercé leur charité envers les hommes qu'ils ont en garde, demeureront en paix, les voyant obstinés ou mêmes damnés. Il faut donc acquiescer à la volonté divine, et lui baiser avec une dilection et révérence égale la main droite de sa miséricorde et la main gauche de sa justice » .

Il se rencontrera d'autres épreuves dans la conduite des âmes. Chacune a pour but providentiel au moins de nous faire pratiquer le détachement des hommes et des choses, un zèle absolument pur et le saint aban-don. Pour ne citer qu'un seul exemple, voilà des personnes qui nous donnaient toute satisfaction, Dieu nous les ravit d'une manière inattendue. Loin de murmurer, baisons la main qui nous frappe. Notre rôle n'est-il pas de conduire les âmes à Dieu ? Nous avons eu la douce consolation d'y réussir. C'est pour lui que nous les formions elles sont à lui bien plus qu'à nous. S’il juge à propos de nous ôter la joie de leur présence et nos espérances les plus chères, n’est-il pas juste que la volonté de Dieu ait le pas sur la nôtre, son infinie sagesse sur nos vues si courtes, et nos intérêts de l'éternité sur ceux d'ici-bas ?

ARTICLE IV.  Nos propres fautes.

Parlons maintenant de nos propres fautes.

Et d'abord, mettons le plus grand zèle à fuir le péché; mais conservons-nous dans une paisible résignation à l'ordre de la Providence. En effet, dit saint François de Sales, « Dieu hait souverainement le péché, et néanmoins il le permet très sagement, pour laisser agir la créature raisonnable selon la condition de la nature, et rendre les bons plus raisonnables, quand, pouvant violer la loi, ils ne la violent pas. Adorons donc et bénissons cette sainte permission. Mais puisque la Providence qui permet le péché le hait infiniment, détestons-le avec elle, haïssons-le, désirant de tout notre pouvoir que le péché permis (en ce sens) ne soit point commis; et, par suite de ce désir, employons tous les remèdes qu'il nous sera possible, pour empêcher la naissance, le progrès et le règne du péché. Imitons Notre-Seigneur, qui ne cesse d'exhorter, promettre, menacer défendre, commander et inspirer parmi nous, pour détourner notre volonté du péché, en tant qu'il se peut faire sans lui ôter sa liberté » . Si nous persévérons sans relâche dans la prière, la vigilance et le combat, nos fautes, à mesure que nous avancerons, se feront plus rares, moins volontaires et mieux réparées; notre âme s'établira dans une pureté grandissante. Cependant, sauf une grâce très spéciale, comme celle qui fut accordée à la Sainte Vierge, il est impossible ici-bas d'éviter tout péché véniel; les Saints eux-mêmes se confessaient.

Mais s'il arrive qu'un péché soit commis, « faisons tout ce qui est en nous afin qu'il soit effacé : Notre-Seigneur assura Carpus que, s'il était requis, il subirait derechef la mort pour délivrer une seule âme du péché ». Cependant, « que notre repentance soit forte, rassise, constante, tranquille, mais non turbulente, non inquiète, non découragée». « Ce n'est pas parce que j'ai été préservée du péché mortel, disait Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, que je m'élève à Dieu par la confiance et l'amour. Ah! je le sens, quand même j'aurais sur la conscience tous les crimes qui se peuvent commettre, je ne perdrais rien de ma confiance; j'irais, le cœur brisé de repentir, me jeter dans les bras de mon Sauveur. Je sais qu'il chérit l'enfant prodigue, j'ai entendu ses paroles à sainte Madeleine, à la femme adultère, à la Samaritaine. Non, personne ne pourrait m'effrayer; car je sais à quoi m'en tenir sur son amour et sa miséricorde. Je sais que toute cette multitude d'offenses s'abîmerait en un clin d'œil comme une goutte d'eau jetée dans un brasier ardent » .

N'allons donc pas imiter les personnes auxquelles un repentir paisible semble toujours un paradoxe. N'y a-t-il pas un milieu entre l'indifférence que redoute leur esprit de foi, et le dépit, l'abattement où les jette leur impatience ? Nous ne saurions trop nous mettre en garde contre le trouble que nos péchés nous causent. Loin d'être un remède, il est un nouveau mal; bien plus, quelque nuisibles que soient les fautes en elles-mêmes, elles le sont davantage encore dans leurs suites, quand elles produisent l'inquiétude, le découragement, parfois le désespoir.

Au contraire, la paix dans le repentir est très désirable. « Sainte Catherine de Sienne faisait des fautes; et, comme elle s'en affligeait devant le Seigneur, il lui fit entendre que ses retours simples, prompts, vifs et pleins de confiance, lui plaisaient plus qu'il n'était offensé, de ses fautes. Tous les Saints en ont fait, et quelquefois les plus grands en ont commis de plus considérables, comme David et saint Pierre, et peut-être n'eussent-ils jamais été si grands saints, s'ils n'eussent fait des fautes et de très grandes fautes. Tout concourt au bien des élus, dit saint Paul; jusqu'à leurs péchés, dit saint Augustin » .

Il existe, en effet, un art d'utiliser nos fautes; et le grand secret, c'est d'accepter bien humblement, non la faute elle-même et l'injure faite à Dieu, mais l'humiliation intérieure, la confusion infligée à notre amour-propre, de manière à nous enfoncer dans l'humilité confiante et paisible. L'orgueil n'est-il pas la cause principale de nos défaillances ? Un puissant moyen d'y porter remède, ce sera d'en accepter la honte, en confessant qu'on l'a trop bien méritée. On se dérobe assez facilement aux autres humiliations, parce qu'on se persuade qu'elles sont injustes ; mais comment ne pas sentir la cruelle leçon de nos fautes ? Elles mettent en pleine lumière et notre dépravation native et notre faiblesse dans le combat. L'humiliation bien reçue produit l'humilité. L'humilité, à son tour, ne cessant de nous redire et le temps que nous avons à racheter, et les torts à nous faire pardonner, nourrit la componction du cœur, stimule, l'activité spirituelle, et rend miséricordieux pour les autres.

Le P. de Caussade fait là-dessus de très sages réf1exions : « Dieu permet nos petites infidélités pour nous convaincre plus intimement de notre faiblesse, et pour faire ainsi mourir peu à peu en nous cette malheureuse estime de nous-mêmes, cette présomption et cette confiance secrète en nous, qui ne nous permettraient pas d'acquérir la vraie humilité de cœur. Nous le savons : rien n'est plus agréable à Dieu que ce complet mépris de soi, accompagné d'une totale confiance en lui seul. Ce Dieu de bonté nous fait donc une grande grâce, quand il nous contraint à boire, souvent malgré nous, ce calice redouté par notre amour-propre et notre nature corrompue. Sans cela, nous ne guéririons jamais d'une présomption secrète, et d'une orgueilleuse confiance en nous-mêmes. Jamais nous ne comprendrions, comme il faut, que tout le mal vient de nous, et tout le bien de Dieu seul. Il faut, pour acquérir l'habitude de ce double sentiment, un million d'expériences personnelles; et il en faut d'autant plus que ces vices, cachés dans notre âme, sont plus grands et plus enracinés. Ces chutes nous sont donc très salutaires, en ce qu'elles servent à nous tenir toujours bien petits et bien humiliés devant Dieu, toujours défiants de nous-mêmes, toujours anéantis à nos propres yeux. Rien de plus facile, en effet, que de nous servir de chacune de nos fautes pour acquérir un nouveau degré d'humilité, et creuser ainsi plus profondément en nous le fondement nécessaire de toute sainteté véritable. Ne devrions-nous pas admirer et bénir l'infinie bonté de Dieu, qui sait ainsi tirer notre plus grand bien de nos fautes même ? Il suffit pour cela de ne les pas aimer, de s'en humilier doucement, de se relever avec une constance infatigable après chacune de ses chutes, et de travailler à se corriger » .

Quant aux suites pénales du péché, si Dieu permet que nous ne puissions les éviter, nous devons les recevoir avec une, humble conformité au bon plaisir divin. Ce sera, par exemple, la confusion devant nos frères, une atteinte à notre réputation, un dérangement dans la santé. II arrivera que notre négligence, nos indiscrétions, nos médisances, nos emportements, notre mauvais caractère enfin, nous attireront des désagréments, des humiliations, des mortifications, du préjudice dans nos intérêts. Nos fautes nous laisseront après elles un trouble, une préoccupation d'esprit, de pénibles anxiétés. Dieu n'a pas voulu le péché, mais il en veut les suites; il nous fait souffrir pour nous guérir; il nous frappe ici-bas pour n'avoir pas à nous punir dans l'autre monde. Seigneur, dirons-nous alors, je l'ai bien mérité; vous l'avez permis, vous le voulez de la sorte; que votre sainte volonté soit faite; je l'adore et je me soumets. Nous le ferons sans trouble, sans chagrin, sans inquiétude, sans découragement, nous rappelant que Dieu, tout en haïssant le péché, s'en fait un instrument très utile, pour nous tenir dans l'abjection et le mépris de nous-mêmes.

C'est avec la même conformité filiale et paisible que nous accepterons les suites pénales de nos simples imprudences. Selon le P. de Caussade, « il n'est guère d'épreuve plus mortifiante pour l'amour-propre; et, par conséquent, il n'en est guère de plus sanctifiante que celle-là. Il n'en coûte pas autant, à beaucoup près, d'accepter les humiliations qui viennent du dehors, et que nous ne nous sommes attirées en aucune manière. On se résigne aussi beaucoup plus facilement à la confusion causée par des fautes plus graves en elles-mêmes, pourvu qu'elles ne paraissent pas au dehors. Mais une simple imprudence qui entraîne des conséquences fâcheuses, visibles à tous les yeux, voilà, évidemment, de toutes les humiliations la plus humiliante. Voilà, par conséquent, une occasion excellente pour tuer l'amour-propre. Il ne faut jamais manquer d'en profiter. On prend alors son cœur à deux mains; on le contraint, malgré ses résistances, à faire un acte de complète résignation. C'est alors qu'il faut dire et redire le fiat d'un parfait abandon; il faut même s'efforcer d'arriver jusqu'à l'action de grâce, et d'ajouter au fiat le Gloria Patri. Une seule épreuve, ainsi acceptée, fait faire à une âme plus de progrès que de nombreux actes de vertus » .

Saint François de Sales « ne se dépitait jamais contre soi-même, ni contre ses propres imperfections; et le déplaisir qu'il avait de ses fautes était paisible, rassis et ferme; il estimait que nous nous châtions bien mieux nous-mêmes par des repentances tranquilles et constantes, que par des repentances aigres, empressées et colères, d'autant que ces repentances faites avec impétuosité ne se font pas selon la gravité de nos fautes, mais selon nos inclinations. Pour moi, disait-il, si j'étais tombé d'une grande chute, je ne voudrais pas reprendre mon cœur en cette sorte : N'es-tu pas misérable et abominable, toi qui, après tant de résolutions, t'es laissé emporter à la vanité ? Meurs de honte, ne lève plus les yeux au ciel, aveugle, impudent, traître et déloyal à ton Dieu. Mais je voudrais le corriger raisonnablement et par voie de compassion : Or sus, mon pauvre cœur, nous voilà tombé dans la fosse, à laquelle nous avions tant résolu d'échapper. Ah! relevons-nous, et quittons-la pour jamais, réclamons la miséricorde de Dieu, et espérons qu'elle nous assistera pour être désormais plus ferme, et remettons-nous au chemin de l'humilité; courage, soyons maintenant sur nos gardes, Dieu nous aidera. Et je voudrais, sur cette répréhension, bâtir une solide et ferme résolution de ne plus retomber en la faute, prenant les moyens convenables à cela » .

De son côté, le P. de Caussade conseille de faire sans cesse à Dieu cette prière intérieure : « Seigneur, daignez me préserver de tout péché, surtout en telle matière. Mais, quant à la peine qui doit guérir mon amour-propre, à l'humiliation, à la sainte abjection qui pique mon orgueil et qui doit l'abattre, je l'accepte, pour le temps qu'il vous plaira, et je vous en remercie comme d'une grâce. Faites, Seigneur, que ces remèdes amers produisent leur effet, qu'ils guérissent mon amour-propre, et qu'ils m'aident à acquérir la sainte humilité, qui est le solide fondement de la vie intérieure et de toute la perfection » .

Malgré la prière et les efforts, de nouvelles fautes se produiront. Le seul remède est de nous humilier toujours plus profondément, de revenir à Dieu avec la même confiance, et de reprendre le combat sans jamais nous décourager. « Si nous apprenons une bonne fois à nous humilier sincèrement pour nos moindres fautes, à nous relever promptement par la confiance en Dieu, avec paix et douceur, ce nous sera un assuré remède pour le passé, un puissant secours, un efficace préservatif pour l'avenir. Mais l'abandon, bien compris, doit nous délivrer de cette impatience qui nous fait désirer d'arriver d'un bond au sommet de la montagne de sainteté, et qui ne réussit qu'à nous en éloigner. L'unique voie est celle de l'humilité, l'impatience est une des formes de l'orgueil. Travaillons de toutes nos forces à la correction de nos défauts; mais résignons-nous à ne pas réussir à les extirper tous en un seul jour. Demandons à Dieu, avec de vives instances et la confiance la plus filiale, cette grâce décisive qui nous arrachera complètement à nous-mêmes pour nous faire vivre uniquement en lui; mais laissons-lui, avec un abandon également filial, le soin de déterminer le jour et l'heure où cette grâce doit nous être donnée ».

   

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