CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

DEUXIÈME PARTIE
FONDEMENT DU SAINT ABANDON

Le Saint Abandon a pour fondement la charité. Il ne s'agit plus ici d'un degré inférieur de la conformité à la volonté divine, comme est, la simple résignation, mais de la remise amoureuse, confiante et filiale, de la perte totale de notre volonté en celle de Dieu. Or c'est le propre de l'amour d'unir aussi étroitement les volontés. Ce degré de conformité est même un exercice très élevé du pur amour, et ne peut se trouver, d'une manière ordinaire, que dans les âmes avancées qui vivent principalement du pur amour . Mais comme il exige un parfait détachement, et que la charité a besoin de faire ici un appel tout spécial à la foi et à la confiance en la Providence, nous parlerons d'abord du détachement, de la foi et de la confiance; nous terminerons par l'amour, qui est le principe formel, élicitif, du Saint Abandon.

CHAPITRE PREMIER
LE DÉTACHEMENT

La condition préalable d'une parfaite conformité est le parfait détachement. Car si notre volonté a de fortes attaches, si elle est col1ée et comme rivée, quand il faudra la prendre pour l'unir à cel1e de Dieu, elle ne se laissera pas faire. Pour peu qu'elle soit attachée, el1e opposera résistance; il y aura des tiraillements et des déchirements inévitables, et nous serons bien loin d'une conformité prompte et facile, bien loin surtout du parfait abandon, et cela pour deux raisons: 1° Le Saint Abandon est une totale union, une sorte d'uniformité de notre volonté avec celle de Dieu, au point que nous soyons prêts d'avance à tout ce que Dieu voudra, et que nous recevions avec amour tout ce qu'il fera. Avant l'événement, c'est une attente paisible et confiante ; après l'événement, c'est la soumission amoureuse et filiale. On voit par là quel profond détachement cela suppose. Et 2° ce détachement doit être aussi universel que profond. Car Dieu nous voudra-t-il riches ou pauvres, malades ou bien portants, dans les consolations ou les épreuves de la piété, estimés ou méprisés, aimés ou haïs ? Comme il est le Souverain Martre, il a tout droit de disposer de nous à son gré. Par son bon plaisir, il pourra nous atteindre dans les biens extérieurs, dans ceux du corps, de l'esprit, de l'opinion, comme il veut, sans nous consulter, la plupart du temps à l'improviste. Il faut donc que notre volonté, pour se tenir prête à recevoir avec amour tous les vouloirs divins, soit constamment détachée de tous ces genres de biens, détachée des richesses, des parents et amis, détachée de ta santé, du repos, du bien-être, détachée de ses vouloirs, de la science, des consolations, détachée de l'estime et de l'affection. Dans toutes ces choses et autres semblables, elle a besoin d'être toujours et complètement dégagée, ne cherchant que Dieu et sa très sainte volonté . Moyennant cela, le bon plaisir divin pourra se manifester même à l'improviste et sous n'importe quelle forme, on l'embrassera sans peine et de grand cœur.

Qui veut parvenir au Saint Abandon devra donc prendre en haute estime la mortification chrétienne, de quelque nom qu'on l'appelle : abnégation, renoncement, esprit de sacrifice, amour de la croix. Il devra s'y exercer de son mieux, avec une persévérance infatigable, afin d'arriver par cette voie au parfait détachement et de s'y maintenir à jamais. Car le P. Roothaan le dit à juste raison : “ Ce serait bien en vain que, sans la mortification, l'on s'efforcerait de parvenir à l'indifférence, puisque c'est ou par la mortification seule, ou surtout par la mortification, que l'on peut se faire, se rendre, se montrer indifférent ” . Mais le P. Le Gaudier ajoute avec non moins de raison : “ Il n' est pas peu difficile de joindre à l'observation des préceptes le mépris volontaire des richesses et des biens extérieurs; il est plus difficile d'y ajouter le mépris de la réputation et de toute gloire; bien plus encore, de compter pour rien la vie, le corps et la propre volonté. Mais le plus difficile est de subordonner à la seule volonté et gloire de Dieu ses dons naturels, les consolations, les goûts spirituels, les vertus, la grâce enfin et même la gloire ” . Ainsi donc, la voie qui mène au saint abandon est longue et très ardue. Voilà pourquoi les âmes qui parviennent à ces hauteurs ne sont pas le grand nombre; pourquoi, au contraire, la multitude reste aux degrés intermédiaires de la conformité, ou même à la simple résignation. Elle aimerait pourtant l'abandon parfait, mais elle n'y met pas le prix. Dieu ne demande qu'à remplir de ses dons les vases vides; malheureusement, parce qu'il en coûte, on ne fait pas assez le vide. Et là s'applique le beau mot de Taulère, si fort goûté de saint François de Sales: “ Quand on lui demandait où il avait trouvé Dieu, c'est là, disait-il, où je me suis laissé moi-même; et où je me suis trouvé moi-même, c'est là que j'ai perdu Dieu ” .

Mais, parmi toutes les formes de renoncement, qu'il nous soit permis d'en signaler deux spécialement difficiles, et spécialement indispensables : l'obéissance et l'humilité. L'infatuation de nous-mêmes et l'attache à notre volonté ne sont-elles pas les derniers refuges de la nature aux abois, le suprême obstacle aux progrès et à la paix de l'âme ? Quand on a sacrifié tout le reste, et les biens extérieurs et ceux du corps, on demeure enlacé, trop souvent, dans ce double lien de l'orgueil et de la volonté propre. Il faut donc, pour compléter notre libération, faire appel à l'obéissance et à l'humilité, deux vertus sœurs qui ne veulent pas être séparées. Mille fois heureux celui qui s'applique, avec un zèle persévérant, à se détacher de sa volonté, à obéir en tout et toujours à embrasser la patience, en faisant taire la nature, dans les choses dures, les contrariétés et les humiliations ! Bien plus heureux encore, celui qui se trouve content dans tout abaissement et extrémité, se considère en tout ce qu'on lui enjoint comme un mauvais et indigne ouvrier, et va jusqu'à se dire et se croire sincèrement, dans l'intime affection de son cœur, le dernier et le plus vil de tous .

Les âmes très affermies dans l'obéissance et l'humilité éviteront par là même bien des chocs qui proviennent du manque de vertu. Malgré cela, la souffrance viendra souvent les atteindre. Elles n'y seront pas insensibles, assurément; mais elles sont préparées à lui faire bon accueil, et leur humilité même les dispose et les incline au parfait abandon. Dans le sentiment toujours vivant de leurs péchés passés, à la façon des âmes humbles et pures, elles rendent hommage à la Justice infinie qui réclame ce qui lui est dû; elles acceptent avec reconnaissance la punition de leurs fautes. A chaque épreuve qui leur arrive, elles disent : Je dois souffrir pour expier. Merci, mon Dieu, ce n'est pas encore tout ce que j 'ai mérité. Si elles ne craignaient leur faiblesse, elles ajouteraient volontiers : “ Donnez encore, donnez toujours, pour que je vous paie ”.  Ou bien, considérant les mauvaises inclinations qui leur restent, et voyant qu'il faut si peu de chose pour leur causer du trouble, elles sentent qu'elles ont encore un pressant besoin de souffrir et d'être humiliées; elles accueillent, comme une bonne fortune, l'occasion de mourir à elles-mêmes.  Et parfois, oubliant leur propre peine et ne pensant plus qu'à celle qu' elles ont causée à Dieu, elles Lui disent comme Gemma Galgani : “ Pauvre Jésus, je vous en ai trop fait,... mais apaisez-vous, apaisez-vous et revenez à moi ” . Ou avec une autre âme généreuse : “Ce qui m'est plus pénible (que tous mes tourments intérieurs), ce qui est une véritable torture, c'est l'offense faite à l'objet aimé, c'est la peine que je lui ai causée”.  Malgré leur innocence et leurs vertus, ces âmes, inondées de lumière, se voient très indignes de paraître devant l'infinie Sainteté, et dans leur ardent désir de lui plaire, elles acceptent volontiers les plus douloureuses purifications.  On voit par là combien l'humilité rend la soumission facile, et dispose au saint abandon.

Au contraire, une âme imparfaite dans l'obéissance et l'humilité s'attire par là même des difficultés ,sans nombre, et n'est guère préparée à leur faire bon accueil. Que l'épreuve vienne de Dieu ou des hommes, à moins de sentir qu'on l'a bien méritée et qu'on en a besoin, on se pose en incompris, on prend des airs de victime, on regimbe ou l'on boude. On abusera des faveurs divines comme des épreuves. Notre-Seigneur aurait dit à ce propos : “ L'humilité est aussi nécessaire à l'âme comblée de grâces que l'eau l'est à la fleur. Pour s'épanouir et se conserver fraîche et belle,... il faut que cette âme soit imbibée d'humilité, qu'elle trempe continuellement dans cette eau bienfaisante. Si elle n'avait que les ardeurs du soleil, bientôt elle se dessécherait, se fanerait et tomberait ”.
Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus préconise une voie d'enfance spirituelle, toute d'amour et de confiance. Elle prend nécessairement pour base l'humilité. Sa pratique, et ses leçons peuvent se résumer en ces quelques mots : aimer Dieu et lui offrir beaucoup de petits sacrifices, s'abandonner dans les bras de Dieu comme une enfant, et, pour cela, obéir comme une enfant, être humble comme une enfant. Elle se fait donc la petite servante de ses sœurs, s'efforce d'obéir à toutes indistinctement, et n'a d'autre crainte que celle de garder sa volonté. Elle entend, bien ne pas s'élever par l'orgueil, mais demeurer toujours petite par l'humilité, si petite que personne ne pense à elle, que tout le monde puisse la fouler aux pieds, et que le divin Enfant la traite comme un jouet de nulle valeur . Quelle mort à soi-même, quelle humilité spécialement ne faut-il pas pour en venir là ? Il n'est pas surprenant que Dieu glorifie une âme si humble et si généreuse et qu'il en ait fait la grande thaumaturge de nos jours.

Mgr Gay, parlant de cette enfance spirituelle, avait dit : “ Oh! que cela est parfait ! plus parfait que l'amour des souffrances; car rien n'immole tant l'homme que d'être sincèrement et paisiblement petit. L'orgueil est le premier des péchés capitaux : c'est le fond de toute concupiscence, et l'essence du venin que l'ancien serpent a coulé dans le monde. L'esprit d'enfance le tue bien plus sûrement que l'esprit de pénitence. L'homme se retrouve aisément quand il lutte avec la douleur; il peut s'y croire grand, et s'y admirer lui-même; S’il est vraiment enfant, l'amour-propre est désespéré... Pressez ce fruit de la sainte enfance, vous n'en ferez jamais sortir que l'abandon. Un enfant se livre sans défense et s'abandonne sans résistance. Que sait-il ? Que peut-il ? Que comprend-il ? Que prétend-il savoir et comprendre, et pouvoir ? C'est un être dont on est absolument maître. Aussi avec quelles précautions on le traite, et quelles caresses on lui fait ! Traite-t-on jamais ainsi ceux qui se conduisent eux-mêmes ”.

   

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