Le
Saint Abandon
Dom
Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948
DÉCLARATION DE L’AUTEUR
Conformément au décret d’Urbain VII, nous déclarons que, s’il
nous arrive d’appeler saintes des personnes non canonisées, nous ne voulons
aucunement prévenir le jugement de la sainte Église, envers laquelle nous
professons la soumission la plus entière et la plus filiale.
AVANT-PROPOS
Encore un ouvrage sur le Saint Abandon ?
N’avions-nous pas déjà beaucoup d’auteurs qui en parlent
d’une façon lumineuse et complète ?
Le Père Rodriguez, dans sa Pratique de la Perfection
chrétienne, nous a laissé un excellent traité de la Conformité à la volonté de
Dieu. C’est le maître auquel on revient toujours avec plaisir et profit… Le Père
Saint-Jure a condensé la même doctrine, en quelques pages substantielles,
judicieuses et pratiques, dans son grand ouvrage de la Connaissance et de
l’Amour du Fils de Dieu Notre-Seigneur Jésus-Christ. — Le P. Drexélius nous a
donné son héliotrope justement estimé, et le P. de Causade des ouvrages plus
connus encore : son traité de l’Abandon à la divine Providence (vertu et état),
ses avis spirituels et ses lettres de direction. — Tous les auteurs qui nous ont
décrit la vie spirituelle ont parlé de la conformité, par exemple le P. Le
Gaudier et le P. Le Marchand. — Presque de nos jours, Mgr Gay nous expose, en
des pages délicieuses, l’abandon à Dieu ; et tout récemment, l’on vient de
publier l’ouvrage absolument remarquable du P. Desurmont sur la Providence.
Il faudrait citer beaucoup d’autres noms. Mais nous voulons
mentionner, d’une façon très spéciale, saint François de Sales et saint Alphonse
de Liguori. Tous les deux ont fort bien présenté le sujet qui nous occupe. Le
premier dans son immortel traité de l’Amour de Dieu, dans ses Entretiens si
instructifs et si charmants, et dans ses lettres de direction ; le second dans
son excellent petit traité de la Conformité à la volonté de Dieu, dans sa
Pratique de l’Amour envers Jésus-Christ, dans sa Vraie épouse de Jésus-Christ,
ouvrage d’un prix inestimable, etc.
Les bons auteurs ne faisaient donc pas défaut. Malgré cela,
nous avons pensé qu’il y avait encore place pour un traité, à la théorique et
pratique, où l’en emprunterait à chacun d’eux ce qu’il a dit de meilleur, on les
complèterait l’un par l’autre, et l’on répondrait aux questions qui se posent de
nos jours.
En dehors de la doctrine traditionnelle, il s’est formé deux
courants opposés entre eux. L’un ne comprend l’abandon qu’avec une sorte d’élan
: il va au-devant de la souffrance et l’appelle au moins implicitement ; sous
couleur de générosité, il prend donc une certaine initiative, en choses où Dieu
s’est réservé la décision. L’autre tend à maintenir l’âme purement passive, au
détriment de la prévoyance et des efforts personnels. Ce dernier courant se
réclame, mais bien à tort, de saint François de Sales. Ainsi l’un semble donner
trop à l’action de l’homme et empiéter quelque peu sur celle de la Providence.
L’autre déprécierait l’activité humaine, sous prétexte de laisser faire Dieu.
Double écueil qu’il nous faut éviter, si nous voulons respecter et l’action de
Dieu et celle de l’homme. L’idéal que nous avons à poursuivre est celui-ci :
d’un côté, laisser la Providence disposer de nous selon tous ses droits ; et, de
l’autre, ne pas gêner son action paternelle, lui apporter, au contraire, une
pleine soumission passive, et toute l’intelligente et active coopération qu’elle
attend de nous.
Il importe au plus haut point de se faire une doctrine exacte
: ce sont les idées qui dirigent la vie. Mais l’objet de notre étude est hérissé
de difficultés, nous ne l’avons abordé qu’avec une légitime appréhension. Ce qui
nous rassure un peu, c’est notre volonté bien arrêtée de suivre invariablement
la doctrine traditionnelle ; et, pour cela, nous tiendrons constamment par la
main deux guides absolument sûrs : saint François de Sales et saint Alphonse de
Liguori. Fondateurs d’Ordres, éducateurs de saints, saints eux-mêmes et placés
sur les autels, ils sont des modèles et des maîtres. Ce qui redouble encore
notre confiance, c’est que l’Église les compte officiellement parmi ses grandes
lumières. Saint François de Sales est le docteur de la piété. Saint Alphonse,
incomparable en morale, remarquable pour le dogme et la controverse, est aussi
l’un des principaux Maîtres de la vie spirituelle ; ses nombreux écrits
ascétiques sont pleins d’une doctrine sûre et d’une onction pénétrante. L’un et
l’autre, ils ont admirablement écrit sur le Saint Abandon; l’un et l’autre, ils
en ont vécu non moins admirablement.
Leur doctrine a nos préférences, parce que, dans la plénitude
d’une foi vive, d’une abnégation sans réserve et d’une charité magnanime, ils
ont un parfait respect de la sainte volonté de Dieu ; ils l’aiment, ils
l’adorent; dès qu’ils l’aperçoivent, ils s’y portent avec amour ; ils vont
toujours du côté où ils croient voir, un peu plus de cette volonté bien-aimée.
Cependant, loin de vouloir déprécier l’activité humaine, ils lui conservent tous
ses droits ; ils déployaient, personnellement, tout ce qu’ils avaient
d’intelligence et d’énergie pour mieux s’adapter à cette volonté sainte et lui
faire porter tous ses fruits. - Nous les citerons l’un et l’autre, mais saint
François de Sales le plus souvent, parce que les Semi-Quiétistes ont prétendu
s’en faire un bouclier. Sa doctrine, on le verra sans peine, se justifie par
elle-même ; il suffit de la voir dans son ensemble, et de la connaître telle
qu’elle est.
L’ouvrage sera divisé en quatre parties, où l’on étudiera
successivement la nature, le fondement, l’objet, les fruits du Saint Abandon.
Non content de traiter chacune de ces questions au point de vue théorique nous
développerons surtout le côté pratique, pour fournir aux âmes éprouvées (et qui
donc ne l’est pas ?) une ample matière à de très utiles méditations ; et leur
apporter par là notre part de consolation et de réconfort. Dieu veuille que ceux
qui liront ces pages y puisent, avec le secours de sa grâce, une foi vigoureuse,
un courage énergique, de manière à ne jamais murmurer contre la main de Dieu qui
le frappe, mais à la baiser toujours avec amour et confiance ! Ainsi leurs
souffrances seront adouci dans le temps, et magnifiquement fécondes pour
l’éternité. Et nous nous estimerons trop heureux d’avoir un peu contribué à la
gloire de notre Maître Bien-Aimé, et au bien des âmes qu’il aime si tendrement.
PREMIÈRE PARTIE
Nature du Saint Abandon
CHAPITRE PREMIER
LA VOLONTÉ DE DIEU, RÈGLE SUPRÊME.
Nous voulons sauver notre âme et tendre à la perfection de la
vie spirituelle, c’est-à-dire nous purifier à fond, progresser dans toutes les
vertus, parvenir à l’union d’amour avec Dieu et par là nous transformer toujours
plus en lui ; voilà l’œuvre unique à laquelle nous avons consacré notre vie :
œuvre d’une grandeur incomparable, et d’un travail presque sans limite. Elle
nous apporte la liberté, la paix, la joie,- l’onction du Saint-Esprit; mais elle
exige des sacrifices sans nombre, un patient labeur de toute la vie. Cette œuvre
gigantesque ne serait pas seulement difficile, mais tout à fait impossible, si
nous étions réduits à nos seules forces ; car elle est d’ordre absolument
surnaturel. “Je puis tout en Celui qui me fortifie” ; sans Dieu, c’est
l’impuissance radicale, “nous ne pouvons rien faire”, ni penser au bien, ni le
vouloir, ni l’accomplir. A plus forte raison, la correction de ‘tous nos vices,
la parfaite acquisition des vertus, la vie d’intimité avec Dieu, représentent
une somme énorme d’impuissances humaines, et d’interventions divines. L’homme
est donc un merveilleux organisme, puisque, avec l’aide de Dieu, il peut
accomplir les plus saintes œuvres ; il est, en même temps, tout ce qu’il y a de
plus pauvre et de plus dépendant, puisque, sans Dieu, il ne saurait même pas
avoir la pensée du bien. — Heureusement, Dieu a daigné se faire “l’entrepreneur
de notre salut” , et nous ne pourrons jamais assez l’en bénir. Mais il ne veut
pas nous sauver sans nous, et, par suite, nous devons unir notre action à la
sienne avec d’autant plus de zèle que, sans lui, nous ne pouvons rien.
Notre sanctification, notre salut même, est donc une œuvre à
deux : il y faut, de toute nécessité, l’action de Dieu et notre coopération,
l’accord incessant de la volonté divine et de la nôtre. Qui travaille avec Dieu
profite à chaque instant ; qui s’écarte de lui tombe, ou se fatigue dans une
stérile agitation. Il est donc d’une suprême importance de ne travailler qu’avec
Dieu, chaque jour, à tout moment, dans nos moindres actions comme dans les
grandes circonstances, puisque, en dehors de cette étroite collaboration, on
perd son temps et sa peine. Combien d’œuvres paraissent pleines, et seront vides
pour ce seul motif ! N’ayant pas été faites avec Dieu, malgré la peine qu’elles
nous coûtent ; elles s’évanouiront à la lumière de l’éternité, comme un songe
nous échappe au réveil.
Mais, dès lors que Dieu travaille avec nous à notre
sanctification, il faut qu’il ait la direction de l’entreprise : rien ne devra
se faire que suivant ses plans, sous ses ordres, et par le mouvement de sa
grâce. Il est le premier principe et la dernière fin ; nous sommes nés pour
obéir à ses volontés. Il nous appelle “ à l’école du service divin ”, pour s’y
faire notre maître ; il nous place dans “ l’atelier du Monastère ”, pour y
diriger notre travail ; “il nous enrôle sous ses étendards”, pour nous conduire
lui-même au combat. C’est au Souverain Maître qu’il appartient de commander, à
la sagesse impeccable de combiner toutes choses ; et la créature ne peut
collaborer qu’en sous-ordre avec son Créateur.
Cette continuelle dépendance nous imposera des renoncements
sans nombre ; il nous faudra sacrifier souvent nos vues si courtes, nos volontés
si capricieuses, et la nature se plaindra. Gardons-nous bien de l’écouter.
Pouvait-il nous arriver plus heureuse fortune que d’avoir la sagesse de Dieu
pour guide, sa toute-puissance pour aide, et d’être les associés de Dieu dans
l’œuvre de notre salut ? D’autant plus que cette entreprise en commun est toute
à notre profit : Dieu ne réclame pour sa part que sa gloire et le plaisir de
nous faire du bien, il nous abandonne tout le bénéfice : il perfectionne la
nature, il nous élève à une vie supérieure, il nous apporte le vrai bonheur de
ce monde et la béatitude en germe. Oh ! si nous comprenions les desseins de Dieu
et nos vrais intérêts, nous ne saurions avoir d’autre désir que d’être toute
obéissance, d’autre crainte que de n’obéir pas assez ; nous supplierions Dieu,
nous l’importunerions de nos prières, “pour que sa volonté se fasse et non pas
la nôtre”. Car d’abandonner sa main sage et puissante pour suivre nos pauvres
lumières et vivre au gré de nos fantaisies, ce serait une folie véritable et la
suprême infortune.
Une nouvelle considération nous montrera que “le tout de
l’homme est d’aimer Dieu et de faire ce qu’il veut” : c’est que la volonté
divine, prise en général est la règle suprême du bien, “l’unique règle du juste
et du parfait” , comme dit saint Alphonse ; et la mesure de son accomplissement
est aussi la mesure de notre avancement.
Si vous voulez entrer dans la vie, gardez les préceptes. Il
ne suffit donc pas de dire : Seigneur, Seigneur ! pour être admis dans le
royaume des cieux, il faut faire la volonté de notre Père qui est aux cieux.
“Celui qui se tient uni à la volonté de Dieu, vit et se sauve ; celui qui s’en
sépare, meurt et se perd”.
“ Si vous voulez être parfaits, allez, vendez ce que vous
avez, puis venez et suivez-moi ” . C’est-à-dire, faites davantage la volonté
divine, ajoutez à l’observation des préceptes celle des conseils.
Si vous voulez monter jusqu’aux sommets de la perfection,
accomplissez la volonté de Dieu, toujours plus et mieux. Vous vous élèverez, à
mesure que votre obéissance deviendra plus universelle dans son objet, plus
exacte dans son exécution, plus surnaturelle dans ses motifs, plus parfaite dans
les dispositions de la volonté. Compulsez les Saints Livres, interrogez la
doctrine et la vie de Notre-Seigneur : on ne vous demande pas autre chose que la
foi qui s’affirme par les œuvres , l’amour qui garde fidèlement la parole de
Dieu . Vous serez parfaits, dans la mesure où vous ferez la volonté de Dieu.
Ce point est tellement important qu’il nous a paru bon de
l’appuyer, sur quelques autorités.
“N’oubliez jamais cette grande vérité, dit sainte Thérèse :
ce à quoi doivent uniquement prétendre ceux qui commencent à s’adonner à
l’oraison, c’est de travailler de toutes leurs forces, avec courage et par tous
les moyens possibles, à conformer leur volonté à la volonté de Dieu. Soyez bien
assurés qu’en cela consiste la plus sublime perfection à laquelle on puisse
s’élever dans le chemin spirituel... N’allez pas croire que notre avancement
dépende de quelqu’autre moyen inconnu et extraordinaire ; non, tout notre bien
consiste dans la conformité de notre volonté avec la volonté de Dieu ” . La
conformité doit s’entendre ici dans son sens le plus large.
“ Chacun, dit saint François de Sales, se fait une perfection
à sa mode : les uns la mettent dans l’austérité des habits, d’autres en celle du
manger, en l’aumône, en la fréquentation des Sacrements, en l’oraison, en
certaine sorte de contemplation passive et suréminente, d’autres en ces grâces
extraordinaires que l’on appelle gratuitement données ; et tous ceux-là se
trompent, prenant les effets pour la cause, l’accessoire pour le principal, et
souvent l’ombre pour le corps. Pour moi, je ne sais ni ne connais point d’autre
perfection que d’aimer Dieu de tout son cœur, et son prochain comme soi-même ”.
Et le saint, Docteur complète ailleurs sa pensée quand il dit : “La dévotion (ou
la perfection) n’ajoute rien au feu de la charité, sinon la flamme qui rend la
charité prompte, active et diligente, non seulement à l’observation des
commandements, mais à l’exercice des conseils et des inspirations célestes”.
“De même, dit le P. Rodriguez, que l’amour de Dieu est la
forme la plus élevée et la plus parfaite de la vertu, une soumission parfaite à
la volonté divine est l’expression la plus sublime et la plus pure, la fleur la
plus exquise de cet amour... D’ailleurs, n’est-il pas de toute évidence que,
rien n’étant aussi bon et aussi parfait que la volonté de Dieu, on deviendra
d’autant plus saint et plus vertueux, qu’on se conformera plus parfaitement à
cette volonté” ?
Un disciple de saint Alphonse a résumé sa doctrine en ces
termes : “Les personnes qui mettent leur sainteté à faire beaucoup de
pénitences, de communions, de prières vocales, sont évidemment dans l’illusion.
Toutes ces choses ne sont bonnes qu’autant que Dieu les veut ; autrement, loin
de les agréer, il les déteste et les punit ; de sorte qu’elles ne servent que de
moyens pour nous unir à la volonté divine. Mais, nous aimons à le répéter, toute
la perfection, toute la sainteté consiste à exécuter ce que Dieu veut de nous.
En un mot, la volonté divine est la règle de toute bonté et de toute vertu ;
étant sainte, elle sanctifie tout, même les actions indifférentes, quand elles
sont faites pour plaire à Dieu... Si nous voulons nous sanctifier, nous devons
nous appliquer uniquement à ne jamais suivre notre propre volonté, mais toujours
celle de Dieu ; car tous les préceptes et tous les conseils divins se réduisent
en substance à faire et à souffrir tout ce que Dieu veut et comme Dieu le veut.
De là, tout le Précis de la perfection peut s’exprimer en ces termes : Faire
tout ce que Dieu veut, vouloir tout ce que Dieu fait”.
Mais écoutons saint Alphonse lui-même : “ Toute notre
perfection consiste dans l’amour de notre Dieu infiniment aimable. Or toute la
perfection de l’amour divin consiste dans l’union de notre volonté à celle de
Dieu... Si donc nous désirons entièrement plaire au cœur de Dieu, tâchons non
seulement de nous conformer en tout à sa sainte volonté, mais de nous y
uniformer, si je puis m’exprimer ainsi, tellement que des deux volontés nous
n’en fassions qu’une... Les Saints n’ont jamais eu d’autre but que de faire la
volonté de Dieu, persuadés que c’est en cela que consiste toute la perfection
d’une âme. Le Seigneur appelle David un homme selon son cœur, parce que ce grand
roi était toujours prêt à suivre la volonté divine ; et Marie, la divine Mère,
n’a été la plus parfaite entre tous les Saints que parce qu’elle a toujours été
plus parfaitement unie à la volonté de Dieu” .
Le Saint des Saints, le Dieu de leur cœur, le modèle de toute
perfection, a-t-il jamais été autre chose que l’amour et l’obéissance même ?
Dans son dévouement pour son Père et pour les âmes, il se substitue aux
holocaustes impuissants et se fait la Victime universelle. La volonté de son
Père le conduira, par toutes sortes de souffrances et d’humiliations, jusqu’à la
mort et à la mort de la croix. Il le sait. Et c’est pour accomplir cette volonté
crucifiante, mais pleine de vie, qu’il est descendu du Ciel . Dès son entrée
dans le monde, il déclare à son Père qu'il l'a mise au milieu de son cœur pour
l'aimer , dans ses mains pour l'exécuter fidèlement. Cette amoureuse obéissance
sera sa nourriture , elle résumera sa vie cachée , elle inspirera sa vie
publique, au point qu'il pourra dire : “ Je fais toujours ce qui plaît à mon
Père ” ; et, sur le point de mourir, il jettera bien haut son triomphant
Consummatum est : Mon Père, je vous ai aimé jusqu'à la dernière limite, j'ai
achevé mon œuvre de la Rédemption, parce que j'ai fait toutes vos volontés, sans
en laisser tomber un iota.
“ Uniformer ” notre volonté avec celle de Dieu, “ c'est là le
sommet de la perfection, dit saint Alphonse ; nous devons y aspirer sans cesse ;
ce doit être le but de toutes nos œuvres, de tous nos désirs, de nos
méditations, de nos prières ” . A l'exemple de notre bien- aimé Jésus, ne voyons
que la volonté de son Père en toutes choses ; que notre unique application soit
de l'accomplir dans une fidélité croissante, avec une infatigable générosité,
par des motifs bien surnaturels. C'est le moyen de suivre Notre-Seigneur à
grands pas, et de monter près de lui dans la gloire. “ Un jour, durant une
vision, la bienheureuse Stéphanie Soncino, dominicaine, fut conduite au ciel ;
elle y vit plusieurs personnes qu'elle avait connues sur la terre, placées au
rang des Séraphins. Il lui fut en même temps révélé qu'elles s'étaient élevées à
ce degré sublime de gloire par la parfaite union de leur volonté à celle de Dieu
pendant leur vie ”.
CHAPITRE II
VOLONTÉ DIVINE SIGNIFIÉE ET VOLONTÉ DE BON
PLAISIR
La volonté divine se montre à nous régulatrice et opératrice.
Régulatrice, elle est la règle suprême du bien, signifiée de diverses manières ;
et, comme nous l'avons dit, nous devons la suivre, parce que tout ce qu'elle
veut est bon, rien n'est bon, que ce qu'elle veut. – Opératrice, elle est le
principe universel de l'être, de la vie, de l'action : tout se fait comme elle
veut , rien n'arrive que ce qu'elle veut ; il n'y a pas d'effet qui ne vienne de
cette première cause, pas de mouvement qui ne remonte, à ce premier moteur; et,
par suite, il n'y a pas d'événements, petits ou grands, qui ne nous révèlent une
volonté du bon plaisir divin ; et nous devons nous soumettre, car Dieu a tout
droit de disposer de nous comme il entend.
Dieu nous fait donc connaître sa volonté, et par les règles
qu'il nous a tracées, et par les événements qu'il nous envoie. D'où la volonté
de Dieu signifiée, et sa volonté de bon plaisir.
La première “ nous propose clairement (d'avance) les vérités
que Dieu veut que nous croyions, les biens qu'il veut que nous espérions, les
peines qu'il veut que nous craignions, ce qu'il veut que nous aimions, les
commandements qu'il veut que nous observions et les conseils qu'il veut que nous
suivions. Et tout cela s'appelle la volonté signifiée, parce qu'il nous a
signifié et manifesté qu'il veut et entend que tout cela soit cru, espéré,
craint, aimé et pratiqué... La conformité de notre cœur à la volonté signifiée
consiste en ce que nous voulions tout ce que la divine bonté nous signifie être
de son intention, croyant selon sa doctrine, espérant selon ses promesses,
craignant selon ses menaces, aimant et vivant selon ses ordonnances et
avertissements ”.
“ La volonté signifiée est distinguée en quatre parties qui
sont les commandements de Dieu et de l'Église, les conseils, les inspirations,
les Règles et Constitutions.
“ Aux commandements de Dieu et de l'Église, il faut
nécessairement que chacun obéisse, parce que c'est la volonté de Dieu absolue,
qui veut qu'en cela nous obéissions si nous voulons être sauvés.
“ Ses conseils, il veut que nous les observions, non pas
d'une volonté absolue, mais seulement par manière de désir. C'est pourquoi nous
ne perdons pas la charité, et ne nous séparons pas de Dieu, pour n'avoir pas le
courage d'entreprendre l'obéissance aux conseils (sans en faire mépris) ; même
nous ne devons pas vouloir entreprendre de les pratiquer tous, mais seulement
ceux qui sont plus conformes à notre vocation ; car il y en a qui sont opposés
les uns aux autres... Il faut donc suivre les conseils que Dieu veut que nous
suivions... Il n'est pas expédient à tous d'observer tous les conseils ; comme
ils sont donnés en faveur de la charité, c'est elle qui sert de règle et de
mesure à leur exécution... Ceux qu'il faut que nous pratiquions, nous
(religieux), sont ceux qui sont compris dans nos Règles ” .
Pour nous, en effet, nos vœux, nos lois monastiques, les
ordres et les conseils de nos supérieurs, sont l'ex-pression de la volonté
divine et le code de nos devoirs d'état. Nous avons grand sujet de bénir le
divin Maître ; car il a mis un soin amoureux à nous tracer jusque dans les plus
minces détails ses volontés sur la Communauté et sur ses membres.
Dans les inspirations, il nous indique ses volontés sur
chacun de nous plus personnellement. “Sainte Marie Egyptienne fut inspirée par
la vue d'une image de Notre-Dame, saint Antoine entendant l'évangile qu'on lit à
la messe, saint Augustin oyant le récit de la vie de saint Antoine, le duc de
Gandie voyant l'impératrice morte, saint Pacôme voyant un exemple de charité,
saint Ignace de Loyola lisant la vie des Saints” ; bref, les inspirations nous
viennent par des moyens très variés. Les unes ne sont extraordinaires qu'en tant
qu'elles nous portent, avec une ferveur non commune, aux exercices accoutumés.
Les autres “ s'appellent extraordinaires, parce qu'elles
incitent à des actions contraires aux lois, règles et coutumes de la sainte
Église, et par suite elles sont plus admirables qu'imitables ”. Le pieux Évêque
de Genève indique à quels signes on discerne les inspirations divines, et
comment il faut s'y comporter ; puis il conclut en ces termes : “ Dieu nous
signifie sa volonté par ses inspirations. Il ne veut pourtant pas que nous
discernions de nous-mêmes si ce qui nous est inspiré est sa volonté, ni surtout
que nous suivions ses inspirations à tort et à travers. N'attendons pas qu'il
nous manifeste lui-même ses volontés, ou qu'il nous envoie des Anges pour nous
les enseigner. Mais il veut que nous recourions ès choses douteuses et
d'importance, à ceux qu'il a établis sur nous pour nous conduire ”.
Ajoutons enfin que les exemples de Notre-Seigneur et des
Saints, la doctrine et la pratique des vertus, appartiennent à la volonté de
Dieu signifiée. Mais il est facile de les rattacher à l'un ou l'autre des quatre
signes que nous venons d'indiquer.
“ Voilà donc comment Dieu nous manifeste ses volontés que
nous appelons volonté signifiée. Il y a de plus la volonté du bon plaisir de
Dieu, laquelle nous devons regarder en tous les événements, je veux dire en tout
ce qui nous arrive : en la maladie, en la mort, en l'affliction, en la
consolation, ès choses adverses et prospères, bref, en toutes choses qui ne sont
point prévues ” . La volonté de Dieu se voit sans peine dans les événements qui
ont Dieu directement pour auteur. De même en ceux qui viennent des créatures non
libres; car elles n'ont d'action qu'autant qu'elles en reçoivent de Dieu, et
elles lui obéissent sans aucune résistance. C'est principalement dans les
tribulations qu'il faut voir la volonté de Dieu : bien qu'il ne les aime pas
pour elles-mêmes, il veut les employer, il les emploie en effet comme sa grande
ressource pour venger l'ordre, réparer nos fautes, guérir et sanctifier les
âmes. Bien plus, il faut la voir jusque dans nos péchés et ceux du prochain :
volonté permissive, mais incontestable. Dieu ne concourt pas au formel du péché
qui en constitue la malice ; il le hait infiniment ; il fait ce qui dépend de
lui pour nous en détourner ; il le réprouve et le punira. Mais, pour ne pas nous
ôter pratiquement la liberté qu'il nous a donnée, comme nous ne pouvons rien
faire qu'avec son concours, il le donne au matériel de l'acte, qui n'est
d'ailleurs que l'exercice naturel de nos facultés. En outre, il veut tirer le
bien du mal, et, pour cela, faire servir nos fautes et celles d'autrui à la
sanctification des âmes par la pénitence, la patience, l'humilité, le support
mutuel, etc. Il veut aussi que, tout en remplissant le devoir de la correction
fraternelle, nous supportions le prochain, que nous lui obéissions selon nos
Règles, voyant,- jusque dans ses exigences et ses torts les instruments dont
Dieu se sert pour nous exercer à la vertu. Saint François de Sales ne craint pas
de dire, à cause de cela, que c'est surtout par notre prochain que Dieu nous
manifeste ce qu'il attend de nous.
Il y a de profondes différences entre la volonté de Dieu
signifiée et celle de son bon plaisir.
1° La volonté signifiée nous est connue d'avance, et
généralement d'une façon très claire, par les signes ordinaires de la pensée,
c'est-à-dire la parole et l'écriture. C'est ainsi que nous possédons l'Évangile,
les lois de l'Église, nos saintes Règles ; nous pouvons à loisir y lire la
volonté de Dieu, la confier à notre mémoire et la méditer. Les inspirations
divines et les ordres de nos Supérieurs ne font exception qu'en apparence : car
ils ont pour objet la loi écrite, chrétienne et monastique. — Au contraire, “on
ne connaît presque point le bon plaisir divin que par les événements” . Nous
mettons un presque, car il y a des exceptions : ce que Dieu fera plus tard, on
le sait d'avance, s'il lui plaît de le dire ; on peut aussi le pressentir, le
conjecturer, le deviner, soit d'après la marche actuelle des affaires, soit
d’après les sages dispositions prises et les imprudences commises. Mais, en
général, le bon plaisir divin se découvre à mesure que les événements se
déroulent, et ceux-ci dépassent ordinairement notre prévoyance. Même pendant
qu'ils se produisent, la volonté de Dieu peut demeurer assez obscure : il nous
envoie la maladie, les sécheresses intérieures ou d'autres épreuves ; tel est
son bon plaisir actuellement ; mais est-ce pour longtemps ? quelle en sera
l'issue ? Nous l'ignorons.
2° Il est toujours en notre pouvoir ou de nous conformer par
l'obéissance à la volonté signifiée ou de nous y soustraire par la
désobéissance. C'est qu'en effet Dieu, voulant mettre en nos mains la vie ou la
mort, nous laisse le choix d'obéir à sa loi ou de la transgresser jusqu'au jour
de sa justice. Par sa volonté de bon plaisir, au contraire, il dispose de nous
en maître souverain : sans nous consulter, souvent même contre nos désirs, il
nous place dans la situation qu'il nous a choisie, et nous met en demeure d'en
remplir les devoirs. Il reste en notre pouvoir de remplir ou non ces devoirs, de
nous soumettre au bon plaisir divin ou de faire les révoltés ; mais il nous faut
subir les événements, que nous le voulions ou non ; nulle puissance au monde ne
peut en arrêter le cours. Par là, comme gouverneur et justicier suprême, Dieu
rétablit l'ordre et punit le péché ; comme Père et Sauveur, il nous rappelle
notre dépendance, et tâche de nous ramener dans les sentiers du devoir, quand
nous nous sommes émancipés et égarés.
3° Cela étant, Dieu nous demande l'obéissance à sa volonté
signifiée comme un effet de notre choix et de notre propre détermination. Pour
suivre un précepte ou un point de règle, pour produire les actes des vertus
théologales ou morales, il nous faut sans nul doute une grâce secrète qui nous
prévienne et nous aide, grâce que nous pouvons toujours obtenir par la prière et
la fidélité. Mais, la volonté de Dieu nous étant clairement signifiée, dès lors
que le moment de l'accomplir est venu, nous le faisons par notre propre
détermination ; nous n'avons nullement besoin d'attendre un mouvement sensible
de la grâce, une motion spéciale du Saint-Esprit, quoiqu'en disent les
Semi-Quiétistes anciens et modernes. Au contraire, s'il s'agit de la volonté de
bon plaisir divin, il est nécessaire d'attendre que Dieu la déclare par les
événements ; sans cela, nous ne savons pas ce qu'il attend de nous ; par là nous
apprenons qu'il veut de nous, d'abord la soumission à son bon plaisir, puis
l'accomplissement des devoirs propres à telle ou telle situation qu'il nous a
choisie.
Saint François de Sales fait, à ce propos, une remarque très
juste : “ Il y a des choses où il faut joindre la volonté de Dieu signifiée à
celle de son bon plaisir ” . Il cite pour exemple le cas de maladie. Outre la
soumission à la divine Providence, il faudra remplir les devoirs d'un bon
malade, comme la patience et l'abnégation, et continuer d'être fidèle à toutes
les prescriptions de la volonté signifiée, sauf les exceptions et les dispenses
que peut légitimer la maladie. Le saint Docteur insiste beaucoup sur ce point
que, dans les occurrences de ce genre, “ tant que le bon plaisir divin nous est
inconnu, il faut nous attacher, le plus fort qu'il nous est possible, à la
volonté de Dieu qui nous est signifiée, faisant avec grand soin tout ce qui en
est l'objet ; mais dès que le bon plaisir de sa divine Majesté comparaît, il
faut aussitôt se ranger amoureusement à son obéissance, toujours prêts à nous
soumettre ès choses désagréables comme ès agréables, en la mort comme en la vie,
enfin en tout ce qui n'est pas manifestement contre la volonté de Dieu
signifiée, car celle-ci va devant ”.
Ces notions sont un peu arides. Mais il importe de les bien
comprendre et de ne pas les oublier, parce qu'elles éclairent les questions qui
vont suivre.
CHAPITRE III
OBÉISSANCE A LA VOLONTÉ DE DIEU SIGNIFIÉE
Nous avons établi déjà que la volonté de Dieu, prise en
général, est la seule règle suprême, et qu'on avancera vers la perfection dans
la mesure où l'on s'y conformera. De quelque manière qu'elle arrive à nous,
qu'elle soit volonté signifiée ou de bon plaisir, c'est toujours la volonté de
Dieu, également sainte et adorable. L'œuvre de notre sanctification comportera
donc la fidélité à l'une et à l'autre. Cependant, laissant de côté pour un
moment le bon plaisir divin, nous voudrions faire ressortir l'importance et la
nécessité de nous attacher, de tout cœur et durant notre existence entière, à la
volonté signifiée, d'en faire le fond même de notre travail. Nous dirons, à la
fin de ce chapitre, pourquoi nous insistons sur une vérité qui semble évidente.
La volonté de Dieu signifiée renferme, en premier lieu, les commandements de
Dieu et de l’Église, et nos devoirs d'état. Ils doivent être, avant tout,
l'objet de notre continuelle et vigilante fidélité. C'est, en effet, la base de
la vie spirituelle : ôtez-la, tout l'édifice s'écroule. “ Craignez Dieu, dit le
Sage, et observez ses préceptes ; car c'est là tout l'homme ” . On se figurera
peut-être que les œuvres de surérogation sanctifient plus que les œuvres
d'obligation. Mais c'est bien à tort. Saint Thomas enseigne que la perfection
consiste, avant tout, dans le fidèle accomplissement de la loi , D'ailleurs,
Dieu ne pourrait pas agréer nos œuvres surérogatoires, accomplies au détriment
du devoir, c'est-à-dire en substituant notre volonté à la sienne.
La volonté signifiée renferme, en second lieu, les conseils,
Plus nous les suivrons selon notre vocation et notre condition, plus ils nous
rendront semblables à notre divin Maître, qui est aujourd'hui notre ami, l'Époux
de nos âmes, et qui sera un jour notre Souverain Juge. Ils nous feront pratiquer
les vertus les plus agréables à son divin cœur : la douceur et l'humilité,
l'obéissance d'esprit et de volonté, la chasteté virginale, la pauvreté
volontaire, le détachement parfait, le dévouement poussé jusqu'au sacrifice et à
l'oubli de nous-mêmes ; nous y trouverons, par conséquent un riche trésor de
mérites et de sainteté. Nous retrancherons, en les gardant fidèlement, les
principaux obstacles à la ferveur de la charité, les dangers qui menacent son
existence ; bref, les conseils sont le rempart des préceptes. Selon la parole
originale de Joseph de Maistre : “ Ce qui suffit ne suffit pas, Celui qui veut
faire tout ce qui est permis fera bientôt ce qui ne l'est pas ; celui qui ne
fait que ce qui est justement obligatoire, ne le fera bientôt plus complètement
”.
La volonté signifiée renferme enfin les inspirations de la
grâce, “ Ces inspirations, dit le P. Dosda, sont des rayons divins qui jettent
dans les âmes lumière et chaleur pour leur montrer le bien et les animer à le
faire. Elles sont des gages de la prédilection divine et prennent toutes sortes
de formes. Ce sont tour à tour, et selon les occasions, des attraits, des
impulsions, des reproches, des remords, des craintes salutaires ; des suavité
célestes, des élans du cœur, de douces et fortes invitations a l'exercice de
quelque vertu. Les âmes pures et intérieures reçoivent ces divines inspirations
fréquemment. Il est important qu'elles les suivent avec reconnaissance, et
fidélité ” : elles nous apportent un si précieux appui ! Oh ! que l'Apôtre
avait bien raison de dire : “ N'éteignez pas l'Esprit ” , c'est-à-dire ne
refoulez pas les pieux mouvements que la grâce imprime à votre cœur !
Est-il besoin d'ajouter que c'est durant tout le cours de
notre vie que la volonté signifiée nous commandera, qu'elle nous conseillera,
qu'elle nous inspirera ? Toujours il nous faudra respecter l'autorité de Dieu.
Jamais nous ne serons assez riches pour être en droit de mépriser les trésors
que sa volonté nous apportera. Garder fidèlement la volonté signifiée, c'est
notre moyen ordinaire de réprimer la nature et de cultiver les vertus ; or la
nature ne meurt pas, et nos vertus peuvent s'accroître sans cesse. Si nous
vivions mille ans, après mille ans d'un travail assidu, il nous resterait
infiniment à faire pour ressembler davantage à Notre-Seigneur et devenir
parfaits comme notre Père céleste.
Nous ne saurions omettre que, pour un religieux, ses vœux,
ses règles et l'action des Supérieurs sont la principale expression de la
volonté signifiée, le devoir jusqu'à la mort, et le chemin de la sainteté.
Nos Règles sont un guide absolument sûr. La vie religieuse “
est une école du service divin ” , école incomparable, où Dieu lui-même, se
faisant notre maître, nous instruit, nous façonne, nous signifie ses volontés
pour chaque instant, nous explique jusqu'aux menus détails de son service. C’est
lui qui nous assigne nos œuvres de pénitence, nos exercices de contemplation,
les mille observances par lesquelles il veut nous faire pratiquer la religion,
l'humilité, la charité fraternelle et les autres vertus ; il nous indique
jusqu'aux dispositions intimes qui rendront notre obéissance douce à Dieu,
fructueuse pour nous. Avons-nous besoin dès lors, dit saint François de Sales,
que Dieu nous révèle ses volontés par de secrètes inspirations, par des visions
et des extases ? Nous avons une lumière beaucoup plus sûre, “ la voie très
aimable et commune d'une sainte soumission à la conduite tant des règles que des
Supérieurs ” . “ Vous êtes bien heureuses, mes Filles, dit-il ailleurs, au prix
de nous qui sommes dans le monde. Lorsque nous demandons le chemin, l'un nous
dit : c'est à droite ; l'autre : c'est à gauche, et enfin le plus souvent on
nous trompe. Vous autres, vous n'avez qu'à vous laisser porter, demeurant
doucement dans la barque. Vous êtes en bon chemin, suivez sans crainte. Votre
boussole divine, c'est Notre-Seigneur ; la barque, ce sont vos règles ; ceux qui
la conduisent sont les Supérieurs, qui, pour l'ordinaire, vous disent : Marchez
par l'observance perpétuelle de vos règles, vous arriverez heureusement à Dieu.
Cela est bon de marcher par les règles, me direz-vous ; mais c'est la voie
générale ; Dieu nous attire par des attraits particuliers, nous ne sommes pas
toutes menées par un même chemin. Vous avez raison de le dire ; mais il est vrai
aussi que, si cet attrait vient de Dieu, il vous conduira à l'obéissance sans
doute ”.
Nos Règles sont notre grand moyen ordinaire de purification.
L'obéissance, en effet, nous détache et nous purifie par les mille renoncements
qu'elle impose et plus encore par l'abnégation du jugement et de la volonté. Car
la volonté propre, au dire de saint Alphonse, est la ruine des vertus, la source
de tous les maux, la seule porte du péché et de l'imperfection, un démon de la
pire espèce, l'arme favorite du tentateur contre les religieux, le bourreau de
ses esclaves, un enfer anticipé . “ Toute la perfection du religieux, suivant
saint Bonaventure, consiste dans l'abdication de la propre volonté. Ce
renoncement a même un tel prix qu'il égale le martyre : la hache du bourreau
fait tomber la tête de la victime, le glaive de l'obéissance immole à Dieu la
volonté qui est bien la tête de l'âme ” .
Nos Règles sont une mine inépuisable pour le Ciel, la vraie
richesse de la vie religieuse. Contre l'obéissance, en effet, il n'y a que péché
ou imperfection ; sans elle, les meilleures choses perdent leur prix ; avec
elle, ce qui n'est pas défendu devient vertu, ce qui était bon devient meilleur.
“ Elle fait entrer dans l'âme toutes les vertus, elle les y conserve ” , elle en
multiplie les actes, et, sanctifiant chacun de nos moments, elle ne laisse rien
à la nature et donne tout à Dieu. Notre divin Maître, selon la belle parole de
notre Père saint Bernard, “ a tant estimé cette vertu qu'il s'est fait.
obéissant jusqu'à la mort, aimant mieux perdre la vie que l'obéissance ” . Aussi
tous les Saints ont-ils exalté à l'envi, et cultivé avec un soin jaloux cette
vertu précieuse, si 'chère à Notre-Seigneur. L'abbé Jean pouvait dire, avant de
paraître devant Dieu, qu'il n'avait jamais fait sa volonté. Saint Dosithée ne
pouvait pratiquer les rudes abstinences du désert, mais il fut élevé très haut
dans la gloire après cinq ans d'une parfaite obéissance. Saint Joseph Calasancz
appelait une religieuse obéissante la pierre précieuse du monastère.
L'obéissance régulière, voilà, pour sainte Marie-Madeleine de Pazzi, la voie la
plus droite du salut éternel et de la sainteté. Saint Alphonse ajoute : “ C'est
même l'unique voie qu'on ait, dans la religion, pour parvenir à la sainteté et
au salut, tellement qu'aucune autre n'y peut conduire... Ce qui fait la
différence entre les religieuses parfaites et les religieuses imparfaites, c'est
surtout l'obéissance ” . Et, d'après saint Dorothée, “ quand vous verrez un
solitaire qui s'éloigne de son état et tombe dans des fautes considérables,
comprenez que ce mal lui arrive parce qu'il a voulu être lui-même son guide. II
n'y a rien, en effet, de plus dangereux et de plus pernicieux que de suivre son
propre esprit et de se conduire par ses propres lumières ”.
“ La souveraine perfection, dit sainte Thérèse, n'est
évidemment ni dans les consolations intérieures, ni dans de sublimes
ravissements, ni dans les visions, ni dans le don de prophétie ; elle consiste à
rendre notre volonté si conforme et si soumise à celle de Dieu, que nous
embrassions de tout notre cœur tout ce qu'il veut, et que nous acceptions avec
la même allégresse ce qui est amer et ce qui est doux, dès lors que nous savons
que c'est son bon plaisir ”. La sainte en donne plusieurs raisons, puis elle
ajoute : “ Je suis convaincue que, si le démon, sous divers prétextes, fait tant
d'efforts pour nous dégoûter de l'obéissance, c'est qu'il voit que cette vertu
est le chemin qui conduit le plus vite au sommet de la perfection ”. Elle a
connu des personnes surchargées par l'obéissance d'une multitude d'occupations
et d'affaires, et, les revoyant après plusieurs années d'absence, elle les
trouvait si avancées dans les voies spirituelles qu'elle en était dans
l'étonnement. “ Heureuse donc l'obéissance, même dans les distractions qu'elle
impose, puisqu’elle peut élever une âme à une si haute perfection ” !
Saint François de Sales abonde dans le même sens : “ Pour
celles qui ont de si grands désirs de leur avancement qu'elles veulent passer
toutes les autres en vertu, elles feront beaucoup mieux de suivre la communauté,
en gardant bien leurs règles ; car c'est la droite voie pour arriver à Dieu ”.
Sainte Gertrude étant d'une complexion faible, sa Supérieure la traitait plus
délicatement que les autres, et ne lui permettait pas les austérités régulières.
“ Que pensez-vous que faisait la pauvre fille pour devenir sainte ? Rien autre
chose que de se soumettre humblement à sa Mère ; et, quoique la ferveur l’eût
portée à désirer de faire ce que les autres faisaient, elle n'en témoigna
pourtant rien. Quand on lui commandait de s'aller coucher, elle y allait
simplement, sans réplique, assurée qu'elle jouirait aussi bien de la présence de
son Époux, que si elle était au chœur avec ses compagnes. Notre-Seigneur révéla
à sainte Mechtilde que, si on le voulait trouver en cette vie, on le cherchât
premièrement à l'auguste Sacrement de l'autel, puis dans le cœur de Gertrude ”.
Après avoir cité d'autres exemples, le pieux Docteur ajoute : “ Il faut donc
imiter ces saints religieux, nous appliquant à ce que Dieu requiert de nous
selon notre vocation, fervemment et humblement, n'estimant pas de trouver aucun
autre moyen de nous perfectionner, meilleur que celui-là ”.
Et de fait, puisque c'est Dieu lui-même qui nous a choisi
notre état de vie et les moyens de nous sanctifier, rien ne peut être meilleur
pour nous, rien ne peut même être bon, hors de là. “ L'occupation de Marthe fut
sainte, il est vrai, dit un illustre Fondateur ; la contemplation de Madeleine
fut sainte, ainsi que sa pénitence et les larmes dont elle lava les pieds du
Sauveur. Mais toutes ces actions, pour être méritoires, ont dû se faire à
Béthanie, c'est-à-dire dans la maison d'obéissance, selon l'étymologie de ce mot
; comme si Notre-Seigneur, ainsi que le remarque saint Bernard, eût voulu nous
apprendre par là que ni le zèle des bonnes œuvres, ni la douceur de la
contemplation des choses divines, ni les larmes de cette pénitence, n'eussent pu
lui être agréables hors de Béthanie ”.
L'obéissance à la volonté de Dieu signifiée est donc le moyen
normal de parvenir à la perfection. Bien loin de vouloir déprécier la soumission
à la volonté du bon plaisir divin, nous en proclamons la haute importance et
l'influence décisive. A l'action bienfaisante de nos Règles, elle apporte un
appui toujours très utile, parfois même un complément nécessaire. Et cet appoint
nous est d'autant plus précieux qu'il nous est personnel ; les prescriptions de
la Règle demeurent forcément générales ; mais Dieu nous choisit les événements
de son bon plaisir en vue dé nos besoins particuliers. II n'en reste pas moins
vrai que l'obéissance à la volonté signifiée demeure, au milieu des événements
accidentels et variables, le moyen fixe et régulier, la tâche de tous les jours
et de chaque instant. C'est par là qu'il faut commencer, c'est par là qu'il faut
continuer et finir.
Il nous a paru bon de rappeler cette vérité capitale au début
de notre étude, afin que les justes éloges qui seront décernés au Saint Abandon
ne portent personne à le poursuivre avec un zèle exclusif, comme s'il était la
voie unique et totale. Il est, certes, une part importante de la voie, il n'en
saurait constituer la totalité. Autrement que fait-on de l'obéissance ? – Nous
subirions une perte énorme en la négligeant, d'autant plus qu'elle prend le
religieux dès le réveil et qu'elle le conduit tout le long du jour, par une
série presque ininterrompue de prescriptions. D'ailleurs, que la volonté de Dieu
soit signifiée d'avance ou déclarée au cours des événements, elle a les mêmes
droits, elle impose les mêmes devoirs. Nous n'avons pas à choisir entre
l'obéissance et l'abandon ; ils doivent marcher de conserve et dans l'union la
plus, étroite.
C'est ici le lieu de signaler certaines expressions
fâcheuses. Dire, par exemple, que Dieu “ nous emporte entre ses bras ” et nous
fait faire “ ses grands pas ” dans l'abandon, et que nous faisons “ nos petits
pas ” dans l'obéissance, n'est-ce pas déprécier l'une et surfaire l'autre ?
A ne considérer que son objet, l'obéissance, il est vrai,
nous invite à produire le plus souvent de petits pas. Mais, ceux-ci pouvant se
compter par centaines et par milliers chaque jour, leur multiplicité même et
leur continuité nous feraient déjà faire beaucoup de chemin. La constante
fidélité dans les petites choses est loin d'être une vertu médiocre ; c'est
plutôt un puissant moyen de mourir à soi-même et de se donner tout à Dieu ;
disons le mot, c'est de l'héroïsme caché. D'ailleurs, pourquoi nos pas ne
seraient-ils point tous grands, et même très grands ? Il n'est pas nécessaire
pour cela que l'objet de l'obéissance soit difficile et relevé ; il suffit que
les intentions soient pures et les dispositions saintes. La Bienheureuse Vierge
faisait les choses les plus communes en apparence; mais elle y mettait toute son
âme, et leur donnait par là une valeur incomparable. Ne peut-il pas en être
ainsi pour nous, toute proportion gardée ?
L'abandon, lui aussi, s'exercera plus souvent sur de petits
riens qu'en de grosses épreuves. Puis, il n'est pas vrai que Dieu, par sa
volonté de bon plaisir, nous “ porte dans ses bras ” et nous fasse avancer sans
aucun travail de notre part. Ordinairement du moins, il nous demande une active
coopération, des efforts personnels, et les progrès sont en rapport avec la
bonne volonté. Il nous arrivera même, hélas ! de contrarier l'action de Dieu,
par l'enivrement dans la prospérité, par l'insoumission dans. l'adversité ; et
nous pourrons faire alors de grands pas, mais à reculons.
Il reste donc que nous devons respecter toute volonté de
Dieu, mener de front l'obéissance à sa volonté signifiée et l'abandon à son bon
plaisir, et qu'en l'un comme en l'autre, il ne veut pas, en général, nous
sanctifier sans nous ; il faudra son action et la nôtre ; et nos progrès seront
proportionnés à notre bonne volonté.
CHAPITRE IV
CONFORMITÉ A LA VOLONTÉ DE BON PLAISIR
En réservant le nom d'obéissance pour désigner
l'accomplissement de la volonté de Dieu signifiée, et celui de conformité pour
marquer la soumission au bon plaisir divin, nous avons cru suivre l'usage le
plus général. Mais il faut convenir qu'il règne une assez grande diversité sur
ce point. Saint Alphonse, en particulier, indique souvent les deux choses sous
le seul mot de conformité. On aura donc besoin de recourir au contexte pour voir
le sens que chaque auteur donne à ces expressions.
Comme toutes les autres vertus, la conformité à la
Providence, ou la soumission au bon plaisir de Dieu, contient plusieurs degrés
de perfection, soit qu'on regarde l'adhésion plus ou moins généreuse de la
volonté, soit qu'on envisage le motif plus ou moins élevé de cette adhésion.
1. – Si l'on prend comme base de cette classification la
générosité avec laquelle nous adaptons notre vouloir à celui de Dieu, le P.
Rodriguez réduit ces degrés à trois :
“ Premier degré : au lieu de désirer et d’aimer les
contrariétés et les afflictions, on les fuit autant que possible ; toutefois on
aimerait mieux les souffrir que de commettre aucun péché pour les éviter. C'est
là le plus bas échelon, la première marche de la conformité, le simple
accomplissement d'un devoir 'rigoureux. On peut, en effet, s'affliger des maux
que l'on souffre, gémir et se plaindre sous les étreintes de la maladie, pleurer
la mort de ses parents et de ses amis, et se résigner cependant à la volonté de
Dieu.
“ Deuxième degré : bien que, par les désirs de son cœur, on
n'appelle pas sur soi les peines et les souffrances, cependant quand elles
arrivent, on les accepte et on les souffre volontiers, parce qu'on sait que ces
peines et ces souffrances sont dans l'ordre des desseins de Dieu. Il y a là
amour des afflictions par amour pour Dieu, et c'est ce qui distingue ce degré du
précédent. Parvenu à ce point de la résignation, il n'est pas d'épreuve
douloureuse qu'on ne consente à subir, non seulement avec patience, mais avec
une certaine joie, comme un sacrifice que l'on sait être agréable à Dieu. Dans
le premier degré, on souffre patiemment ; dans le second, on sourit à la
douleur, on l'accueille avec empressement, comme un hôte envoyé de Dieu.
“ Troisième degré : dans ce degré, le plus parfait de tous,
non seulement on reçoit et on souffre de bon cœur, pour l'amour de Dieu, toutes
les peines qu'il nous envoie, mais, dans l'élan de cet amour, on va pour ainsi
dire au-devant des peines ; on se réjouit de leur arrivée, parce qu'on sait
qu'elles viennent de la main de Dieu et sont un effet de son adorable volonté ”
. C'est ainsi que les Apôtres exultaient d'avoir été jugés dignes de souffrir
outrage pour le nom de Jésus , et saint Paul débordait de joie au milieu de ses
tribulations.
Nous sera-t-il permis de faire remarquer que l'amour d'où
procède le second degré peut fort bien être l'amour d'espérance, et que la
différence entre ce degré et le troisième pourrait être plus précise ?
Cette classification est généralement reçue. Les détails
varient suivant les auteurs, le fond reste le même. D'ailleurs, on trouve déjà
cette division dans notre Père saint Bernard, et il nous semble que personne n'a
été plus heureux que lui, soit pour préciser les degrés, soit pour en marquer
les motifs. Tout d'abord, il rappelle les trois voies classiques des
commençants, des progressants et des parfaits, et il leur assigne, pour mobiles
respectifs, la crainte, l'espérance et l'amour. Puis il ajoute : “ Le
commençant, mû par la crainte, endure la croix du Christ patiemment ; le
progressant, mû par l'espérance, la porte volontiers; celui qui est consommé en
charité l'embrasse désormais avec ardeur ”.
2. Si l'on considère le motif de notre conformité au bon
plaisir de Dieu, nous distinguerons celle qui vient du pur amour, et celle qui
procède d'une autre cause surnaturelle.
Selon saint Bernard, à prendre les choses en général, les
commençants n'ont que la simple résignation, et elle leur vient de la crainte ;
les progressants portent la croix volontiers, et cette conformité plus élevée
est due à l'espérance ; les parfaits embrassent la croix avec ardeur, et cette
parfaite conformité est le fruit du saint amour.
On conçoit sans peine que la crainte suffise à produire la
simple résignation. Mais que la soumission grandisse en générosité, qu'elle
devienne même joyeuse, elle suppose un détachement plus complet, une foi plus
vive, une confiance en Dieu plus ferme. Elle n'est cependant pas nécessairement
fille du pur amour : le désir des biens éternels peut très bien nous élever
jusque-là. Une âme éprise du Ciel regardera comme une bonne fortune les petites
épreuves et même de grosses tribulations, pénétrée qu'elle sera- des séduisantes
promesses de l'Apôtre: “ Les souffrances de la vie présente sont sans proportion
avec -la gloire à venir qui sera manifestée en nous... Nos tribulations, si
courtes et si légères, opèrent en nous un poids éternel d'une souveraine et
incomparable gloire ”.
Il y a enfin la conformité par pur amour, qui est en soi la
plus parfaite ; car rien n'est élevé, délicat, généreux, persévérant, comme la
sainte dilection. Dès lors que la charité est commandée à tous, il n'est aucun
fidèle, ce semble, qui ne puisse faire, au moins de temps en temps, des actes de
cette conformité par -amour. On les produira mieux et plus volontiers, à mesure
que l'on grandira dans la charité. Un jour viendra où, vivant principalement de
pur amour, c'est également par pur amour que l'on se conformera aux dispositions
de la Providence, au moins d'une manière habituelle. Mais aussi, de même que
l'âme avancée peut s'élever toujours plus dans la sainte dilection, elle pourra
grandir sans cesse dans la conformité qui naît de l'amour.
Et maintenant, parmi tous ces degrés de conformité, où se
trouve le Saint Abandon ? Il occupe les sommets. Si l'on considère la générosité
de la soumission, l'abandon ne semble avoir sa place que dans le degré supérieur
: le premier, c'est-à-dire la résignation, ne s'élève pas jusque-là ; il suffit
pour la vie simplement chrétienne, mais non pour la vie parfaite ; il n'offre
pas ce complet détachement, cette pleine donation de la volonté que signifie
l'abandon. Le deuxième est plus généreux ; mais il nous paraît que l'âme n'y est
pas encore parvenue à ce complet détachement, sans lequel elle ne saurait se
faire indifférente à tout et remettre entièrement sa volonté dans les mains de
la Providence.
Si l'on considère le motif déterminant, l'abandon est une
conformité par amour, avec des nuances particulières qui lui donnent un
caractère accentué de confiance filiale et de totale donation. Bref, comme on le
verra mieux dans la suite, c'est le sommet de l'amour et de la conformité.
Loin de vouloir déprécier la simple résignation et la
conformité qui ne procède pas du pur amour, nous serions heureux d'en faire
ressortir l'importance et le mérite. Mais notre dessein est de ne parler
explicitement que du Saint Abandon, et nous commencerons par le décrire, d'une
façon précise et minutieuse, d'après la doctrine de saint François de Sales.
Nous espérons toutefois que les âmes moins avancées dans la conformité pourront
suivre avec profit nos développements, et s'appliquer beaucoup de choses, toute
proportion gardée.
CHAPITRE V
NOTION DE L'ABANDON
Et d'abord, pourquoi ce mot d'abandon ?
Mgr Gay va nous répondre dans une page lumineuse et bien
connue : “ Nous parlons d'abandon, nous ne parlons plus d’obéissance...
L'obéissance se rattache à la vertu cardinale de justice, tandis que l’abandon
se relie à la vertu théologale de charité. Nous ne disons pas non plus
résignation, quoique la résignation regarde naturellement la volonté divine, et
ne la regarde que pour y céder. Mais elle ne livre pour ainsi dire à Dieu qu'une
volonté vaincue, une volonté, par conséquent, qui ne s'est pas rendue tout
d'abord, et qui ne cède qu'en se surmontant. L'abandon va beaucoup plus loin. Le
terme d'acceptation ne serait pas non plus le mot propre. La volonté de l'homme
acceptant celle de Dieu... semble ne se subordonner à lui qu'après avoir bien
constaté ses droits. Cela ne nous mène pas où nous voulons aller.
L'acquiescement nous y mènerait presque... Toutefois, n'entrevoit-on pas qu'un
tel acte implique encore une légère discussion intérieure, après laquelle la
volonté, d'abord émue en face du saint vouloir de Dieu, s'apaise ensuite et se
laisse faire ? Nous avions le mot de conformité, Il est très convenable on peut
dire qu'il est consacré. Rodriguez a composé, sous ce titre, un excellent traité
dans son livre si recommandable de la Perfection chrétienne. Cependant ce mot
dit plus un état qu'un acte, et l'état qu'il exprime semble préalablement
supposer une sorte d'ajustement assez laborieux. On éveille en le prononçant
l'idée d'un modèle qu'on a regardé, admiré, et qu'on s'est ensuite efforcé
d'imiter. Et là même où la conformité se produit sans travail, ... elle demeure
néanmoins quelque chose d'assez froid ... Aurions-nous mieux parlé en nous
servant du mot d'indifférence, qui est aussi un mot très exact et très employé ?
(C'est le grand mot des Exercices de saint Ignace.) Il exprime, en effet, l'état
d'une âme qui rend à la volonté de Dieu l'entier hommage dont nous voulons
parler;... c'est un mot négatif. L'amour en use, mais comme d'un marchepied ;
car rien n'est définitivement positif comme l'amour. Le mot propre ici, c'était
donc l'abandon ”.
Aucun autre, en effet, ne peint mieux le mouvement d'amour
confiant, par lequel nous nous remettons entre les mains de la Providence, comme
un enfant dans les bras de sa mère. Il est vrai que cette expression fut
longtemps mise à l'écart, après l'étrange abus qu'en avaient fait les
Quiétistes. Mais elle a reconquis son droit de cité ; tout le monde l'emploie
couramment ; nous ferons de même, après en avoir précisé le sens.
“ Abandonner notre âme et nous laisser nous-mêmes, dit le
pieux Évêque de Genève, n'est autre chose que nous défaire de notre propre
volonté pour la donner à Dieu ” . Dans ce mouvement d'amour, qu'est l'acte
d'abandon, il y a donc le point de départ, et le terme final ; car il faut que
la volonté sorte d'elle-même pour aller se livrer toute à Dieu. En conséquence,
l'abandon renferme deux éléments que nous avons à étudier : la sainte
indifférence, et la remise totale de notre volonté entre les mains de la
Providence ; le premier est la condition nécessaire, l'autre est l'élément
constitutif.
1° Et d'abord, la sainte indifférence.
Sans elle, l'abandon serait impossible.
Rien n'est aimable, en soi, comme la volonté de Dieu.
Signifiée d'avance ou manifestée par les événements, elle ne tend jamais qu'à
nous conduire à la vie éternelle, à nous enrichir dès maintenant d'une
augmentation de foi, d'amour et de saintes œuvres. C'est Dieu qui vient à nous
comme un Père et un Sauveur, le cœur débordant de tendresse, les mains pleines
de bienfaits. Mais, si aimable qu'elle soit, sa volonté rencontre en nous bien
des obstacles. En effet, la loi divine, nos Règles, les inspirations de la
grâce, la pratique approfondie des vertus, tout ce qui est de la volonté
signifiée, nous impose mille sacrifices journaliers, et le bon plaisir divin
ajoutera souvent l'imprévu aux croix connues d'avance. La plus grosse
difficulté, cependant, vient de la déchéance native ; celle-ci nous laisse
infestés de la triple concupiscence, pleins d'orgueil et de sensualité :
l’humiliation, la privation, la souffrance, même les plus nécessaires, nous
rebutent ; le plaisir, légitime ou non, la gloire et les faux biens nous
fascinent. Le démon, le monde, les objets créés, les événements, tout conspire à
soulever en nous ces goûts et ces répugnances. Pour bien des motifs, nous serons
en danger fréquent de repousser la volonté divine et même de ne la voir plus.
Qui nous ouvrira les yeux de l'esprit ? Qui dégagera notre
volonté de tant d'entraves ? La mortification chrétienne sous toutes ses formes.
Il en faut déjà une assez large mesure, pour assurer la simple résignation ; et
voilà. pourquoi il y a tant de révoltés, de frondeurs, de mécontents, et par
suite tant de malheureux, si peu de gens pleinement soumis, et dès lors si peu
d'âmes vraiment heureuses. Mais il en faudra bien davantage, pour rendre
possible l'abandon, du moins l'habitude de l'abandon. La volonté
s'élèverait-elle à Dieu, si elle était retenue à terre par le câble du péché, ou
par les mille liens des petites attaches ? Pourrait-elle se remettre entre les
mains de Dieu, comme un enfant dans les bras de sa mère, prête à tous ses
vouloirs même les plus crucifiants, si elle n'a pas acquis la fermeté que donne
l'esprit de sacrifice, si elle n'a pas discipliné ses passions, si elle ne s'est
pas faite indifférente à tout ce qui n’est pas Dieu et sa sainte volonté ? Elle
a donc besoin de se former d'abord, généralement par un travail patient et de
longue haleine, à s'abstenir et à supporter, à faire fi des séductions et de la
souffrance; en un mot, il faut qu'elle apprenne ce que les Saints appellent le
complet détachement ou la sainte indifférence.
Il lui faut donc, au moins, l'indifférence d'estime et de
volonté ; alors, pénétrée de la conviction que Dieu est tout et que la créature
n'est rien, elle ne voudra voir et vouloir en toutes choses que le Dieu qu'elle
aime et désire, et sa volonté sainte qui la conduira seule à son but.
Puisse-t-elle avoir acquis aussi, dans une large mesure, l'indifférence de goût,
de manière que le monde et ses fêtes, les biens et les honneurs d'ici-bas, tout
ce qui peut l'éloigner de Dieu, lui inspire du dégoût, tout ce qui la mène à
Dieu, même la souffrance ; lui agrée, comme il arrive aux âmes qui ont faim et
soif de Dieu ! Combien la pratique du Saint Abandon lui en serait facilitée !
Cette indifférence n'est pas une insensibilité maladive, ni
une lâche et paresseuse apathie ; elle n'est pas davantage l'orgueilleux dédain
du stoïcien qui disait à la douleur : “ Tu n'es qu'un vain mot ”. C'est
l'énergie singulière d'une volonté qui, vivement éclairée par la raison et la
foi, bien dégagée de toutes choses, entièrement maîtresse d'elle-même, dans la
plénitude de son libre arbitre, ramasse toutes ses forces pour les concentrer
sur Dieu et sa sainte volonté, et, dans cette vue, ne se laisse mouvoir par
aucune créature, si captivante ou répugnante qu'on la suppose, afin de se
conserver disposée à tout événement, prête à agir ou à n'agir pas, attendant
seulement que la Providence déclare son bon plaisir.
Une âme, saintement indifférente, ressemble à une balance en
équilibre prête à pencher du côté de la volonté divine, à une matière première
également disposée à recevoir n'importe quelle forme, à une feuille de papier
toute blanche sur laquelle Dieu peut écrire à son gré . On la compare à « une
liqueur, qui n'a plus de forme par soi-même ; sa forme est le vase qui la
contient ; mettez-la dans dix vases différents, elle y prend dix formes
différentes, et elle les prend dès qu'elle y est versée » . Cette âme est souple
et maniable, comme « une boule de cire entre les mains de Dieu, pour recevoir
semblablement toutes les impressions du bon plaisir éternel », ou comme « un
petit enfant qui n'a pas encore l'usage de sa volonté pour vouloir ni aimer
chose quelconque » . Ou bien encore, « elle est devant Dieu comme une bête de
somme » : « une bête de charge ne fait jamais aucun choix ni aucune distinction
dans le service de son maître, ni pour le temps, ni pour le lieu, ni pour la
personne, ni pour le fardeau ; elle vous servira dans la ville, aux champs, sur
les montagnes, dans les vallées ; vous pouvez la conduire à droite, à gauche,
elle ira où vous voudrez ; le matin, le soir, le jour, la nuit, elle est prête à
toute heure ; elle se laissera aussi aisément conduire par un enfant que par un
homme fait ; elle sera aussi contente de porter du fumier que du drap d'or, du
sable que des diamants et des rubis ».
Par là même que l'âme est ainsi disposée, « chaque volonté
divine, quelle qu'elle soit, la trouve libre et s'empare d'elle comme d'un
terrain qui n'est à personne. Tout lui semble également bon. N'être rien, être
beaucoup, être peu ; commander, obéir à l'un ou à l'autre ; être humiliée, être
oubliée ; manquer ou être pourvue ; avoir de longs loisirs ou être chargée de
travail ; être seule ou en compagnie, et en telle compagnie qu'on veut ; voir un
long chemin devant soi ou ne voir de la route que ce qu'il faut pour poser le
pied ; être consolée, ou être sèche, et être tentée dans cette sécheresse ; être
bien portante, ou maladive et forcée de languir des années ; être impuissante,
et devenir une charge pour la communauté qu'on était venu servir ; vivre
longtemps, mourir bientôt, mourir sur l'heure, tout lui plaît. Elle veut tout,
parce qu'elle ne veut rien ; et elle ne veut rien, parce qu'elle veut tout ».
2° La sainte indifférence a rendu possible la remise entière
de nous-mêmes entre les mains de Dieu ; mais cette remise amoureuse, confiante
et filiale, est l'élément positif de l'abandon, son principe constitutif. Pour
en bien préciser le sens et l'étendue, il y a deux moments psychologiques à
considérer, suivant que l'événement menace ou qu'il est arrivé.
Avant l'événement, prévu ou non, c'est, selon la doctrine de
saint François de Sales, « une simple et générale attente », une disposition
filiale à recevoir tout ce que Dieu voudra, avec la douce tranquillité d'un
enfant dans les bras de sa mère. Avons-nous alors le devoir d'user d'une sage
prévoyance, et le droit de vouloir et de choisir ? Nous le verrons dans les
chapitres suivants. Mais, toujours selon la doctrine du même saint Docteur,
l'attitude préférée d'une âme indifférente aux choses d'ici-bas, pleinement
défiante de ses propres lumières, amoureusement confiante en Dieu seul, est « de
ne pas s'amuser à souhaiter et vouloir les choses (dont Dieu s'est réservé la
décision), mais de les laisser vouloir et faire à Dieu pour nous ainsi qu'il lui
plaira ».
Après l'événement, qui a déclaré le bon plaisir divin, «
cette simple attente se convertit en consentement ou acquiescement » . « Dès
qu'une chose lui paraît ainsi divinement éclairée et consacrée, l'âme s'y porte
avec zèle et s'y attache avec passion. Car l'amour est le fond de son état, et
le secret de son apparente indifférence ; et c'est précisément parce que la vie,
retirée de tout le reste, est toute concentrée là, qu'elle y est si intense.
Chaque volonté de Dieu qui là touche émeut donc jusqu'aux entrailles cette âme
qu'on dirait froide. Comme un enfant endormi que sa mère ne peut éveiller sans
qu'il lui tende les bras, elle sourit à chaque vouloir divin, et l'embrasse avec
une pieuse tendresse. Sa docilité est active et son indifférence amoureuse. Elle
n'est à Dieu qu'un oui vivant. Chaque soupir qu'elle pousse et chaque pas
qu'elle fait est un amen brûlant qui va se joindre à l'amen céleste et s'y
accorde ».
Saint François de Sales appelle cet abandon le « trépas de la
volonté », en ce sens que « notre volonté sort de sa vie ordinaire pour vivre
toute en la volonté divine, lorsqu'elle ne sait ni ne veut plus rien vouloir,
mais s'abandonne sans réserve à la Providence, se mêlant et détrempant tellement
avec le bon plaisir divin qu'elle ne paraît plus » . Bienheureuse mort, par
laquelle on s'élève à une vie supérieure, « comme la clarté des étoiles passe
tous les matins dans celle du soleil, quand il nous ramène le jour ».
Il y a deux degrés, selon le pieux Docteur, dans ce passage
de notre volonté en celle de Dieu : au premier, l'âme fait encore attention aux
événements, mais elle y bénit la Providence. L'auteur de l'Imitation le fait en
ces termes : « Seigneur, pourvu que ma volonté demeure droite et ferme en vous,
faites de moi tout ce qu'il vous plaira... Si vous voulez que je sois dans les
ténèbres, soyez béni ; si vous me préférez dans la lumière, soyez encore béni.
Si vous daignez me consoler, soyez béni ; s'il vous plaît de m'affliger, soyez
toujours également béni ». – Au second degré, l'âme ne fait même plus attention
aux événements, quoiqu'elle les sente bien ; elle en divertit son cœur et
l'applique « en la bonté et douceur divine, la bénissant non plus en ses effets
ni ès événements qu'elle ordonne, mais en elle-même et en sa propre
excellence..., et c'est là sans doute un exercice beaucoup plus éminent ».
Pour faire mieux comprendre et goûter la sainte Indifférence,
l'amoureux abandon de notre vouloir- entre les mains de Dieu, le pieux Évêque de
Genève nous propose de magnifiques exemples et les comparaisons les plus
délicieuses. Pouvant à peine les citer ici, nous prions nos lecteurs de vouloir
bien se reporter au texte lui-même. Il propose comme modèles sainte
Marie-Madeleine, la belle-mère de saint Pierre, Marguerite de Provence, épouse
de saint Louis . Qui ne connaît les apologues si ingénieux et si suaves de la
statue dans sa niche , du musicien devenu sourd , et de la fille du chirurgien ?
On les relirait vingt fois avec autant de plaisir que d'édification. Le pieux
auteur a une prédilection marquée pour certains termes de comparaison : ainsi,
dit-il, un serviteur, à la suite de son prince, ne va nulle part par sa volonté,
mais par celle de son maître ; un voyageur, embarqué dans la nef de la divine
Providence, se laisse mouvoir selon le mouvement du vaisseau, et ne doit avoir
aucun autre vouloir que celui de se laisser porter au vouloir de Dieu ; le petit
enfant qui n'a pas encore l'usage de sa volonté, abandonne à sa mère le soin
d'aller, de faire et de vouloir ce qu'elle trouvera bon pour lui . Voyez surtout
le très doux Enfant Jésus dans les bras de la Bienheureuse Vierge : comme sa
toute bonne Mère marche pour lui, elle veut aussi pour lui ; il lui laisse le
soin de vouloir et d'aller pour lui, sans s'enquérir où elle va, si elle marche
vite ou bellement ; il lui suffit d'être entre les bras de sa très douce Mère.
Après avoir ainsi décrit l'abandon dans sa notion d'ensemble,
nous allons voir maintenant, en autant de chapitres différents, qu'il n'exclut
ni la prudence, ni la prière et les désirs, ni les efforts personnels, ni le
sentiment de la souffrance.
CHAPITRE VI
ABANDON ET PRUDENCE
Si parfaites que soient notre confiance en Dieu et notre
remise totale entre les mains de la Providence, pour tout ce qui est de son bon
plaisir, nous ne serons jamais dispensés de suivre les règles de la prudence. La
pratique de cette vertu, naturelle et surnaturelle, appartient à la volonté
signifiée; c'est la loi stable et de tous les jours: Dieu veut, bien nous aider,
mais à la condition que nous fassions ce qui dépend de nous: Aide-toi, le Ciel
t'aidera; faire autrement, c'est tenter Dieu et renverser l'ordre qu'il a
établi. Notre-Seigneur prêche à chacun de nous la confiance , il n'autorise en
personne l'imprévoyance et la paresse. Il n'exige pas du lis et des oiseaux
qu'ils tissent, qu'ils moissonnent. Mais « nous ayant donné une sagesse, une
prévoyance, une liberté, il veut que nous en usions... S'abandonner à Dieu sans
taire de son côté tout ce qu'on peut, c'est lâcheté et nonchalance. La piété de
David n'a point ce bas caractère. En même temps qu'il attend avec soumission ce
que Dieu ordonnera du royaume et de sa personne pendant la révolte d'Absalon,
sans perdre un moment de temps, il donne tous les ordres nécessaires aux
troupes, à ses conseillers, à ses principaux confidents, pour assurer sa
retraite et rétablir ses affaires (II Reg., XV, XVIII). Dieu le veut... » Ainsi
parlait Bossuet aux Quiétistes de son temps, qui, sous prétexte de laisser faire
Dieu, mettaient de côté la prévoyance et la sollicitude modérée. Et il ajoute: «
Voilà quel est l'abandon du chrétien, selon la doctrine apostolique, et l'on
voit qu'il présuppose deux fondements: l'un de croire que Dieu a soin de nous;
et l'autre, qu'il n'en faut pas moins agir et veiller; autrement ce serait
tenter Dieu ».
Or, s'il y a des événements qui échappent à notre prévoyance
et dépendent uniquement du bon plaisir divin, comme sont par rapport à nous les
calamités publiques, les cas de force majeure; il y en a d'autres où la prudence
a largement son rôle à remplir, soit pour prévenir les éventualités fâcheuses,
soit pour en atténuer les conséquences; elle a toujours à tirer des événements
notre profit spirituel. Bornons-nous à citer quelques exemples. Nous devons
croire en toute confiance que Dieu ne nous laissera pas tenter au-delà de nos
forces, car il est fidèle à ses promesses; mais c'est à la condition que « celui
qui pense être debout prenne garde à ne pas tomber », et que chacun « veille et
prie pour ne pas entrer en tentation », parmi les consolations et les
sécheresses ; les lumières et les obscurités ; le calme et la tempête, au milieu
des vicissitudes qui agitent la vie spirituelle, nous commencerons par
supprimer, s'il y la lieu, la négligence, la dissipation, les attaches, toutes
les causes volontaires qui s'opposent à la grâce ; nous tâcherons de demeurer
stables dans notre devoir, parmi tant de variations ; c'est à ce prix que nous
aurons le droit de nous abandonner, avec amour et confiance, au bon plaisir
divin. Il en est de même pour les personnes en charge : elles éprouvent des
alternatives de réussite et d'insuccès; que le ciel soit radieux ou couvert de
nuages, on a le devoir et l'on sent le besoin de se confier à la Providence ;
mais « il ne faut pas que, sous ombre de s'être abandonné à Dieu et de se
reposer en son soin, le Supérieur néglige d'apprendre les enseignements qui sont
propres pour l'exercice de sa charge », et d'en remplir tous les devoirs. – De
même en ce qui concerne le temporel, quel que soit l'abandon à Dieu, il faut
bien que l'un sème et moissonne, qu'un autre tisse les vêtements, que celui-là
prépare la nourriture, etc. Il n'en va pas autrement. pour la santé et la
maladie. Personne n'a le droit de compromettre sa vie par de coupables
imprudences, chacun doit avoir un soin raisonnable de sa santé ; et, s'il plaît
à Dieu qu'on tombe malade, « il veut, par sa volonté déclarée, qu'on emploie les
remèdes convenables à la guérison » ; un séculier appellera le médecin, et
prendra les remèdes communs et ordinaires ; un religieux avertira ses supérieurs
et fera ce qu'ils diront. – C'est ainsi que les Saints ont toujours agi ; et
s'il leur est arrivé parfois de quitter les voies de la prudence ordinaire,
c'était pour se conduire par les principes d'une prudence supérieure.
L'abandon ne dispense donc pas de la prudence, mais il
proscrit l'inquiétude. Notre-Seigneur condamne avec insistance la sollicitude
exagérée, en ce qui concerne la nourriture, la boisson, le vêtement : le Père
céleste peut-il abandonner ses enfants de la terre, lui qui donne aux oiseaux la
pâture, au lis des champs une parure plus riche que celle de Salomon ? Et
cependant les lis ne tissent pas ; les oiseaux ne sèment pas, ils ne moissonnent
pas, ils n'amassent pas dans des greniers. Saint Pierre aussi nous invite à
déposer en Dieu tous nos soucis, toutes nos préoccupations, parce que le
Seigneur a soin de nous. Le Psalmiste avait déjà dit : « Jetez en Dieu vos
inquiétudes ; lui-même prendra soin de vous nourrir, il ne laissera pas le juste
dans une éternelle agitation ».
Saint François de Sales nous tient le même langage de la
prudence unie à l'abandon : il veut que nous accomplissions d'abord la volonté
signifiée ; que nous gardions nos vœux, nos règles, l'obéissance aux supérieurs,
car il n'y a pas de meilleure voie pour nous ; que nous fassions de même la
volonté de Dieu déclarée dans la maladie, les consolations, les sécheresses et
autres événements semblables ; bref, que nous ayons tout le soin que Dieu veut
de nous perfectionner. Moyennant cela, il demande que “ nous quittions tout le
soin superflu et inquiet que nous avons ordinairement sur nous-mêmes et sur
notre perfection, nous appliquant simplement à notre besogne, nous abandonnant
sans réserve entre les mains de la divine bonté..., pour ce qui regarde les
choses temporelles, mais beaucoup plus encore pour ce qui appartient à notre vie
spirituelle et à notre perfection ”. Car “ ces inquiétudes de notre cœur
proviennent des désirs que l'amour-propre nous suggère, et de la tendreté que
nous avons en nous et pour nous ”.
Cette sage union de la prudence et de l'abandon est la
doctrine constante du saint Docteur. Il est vrai qu'il engage quelque part une
âme bien confiante à “ s'embarquer sur la mer de la divine Providence, sans
biscuit, sans rames, sans avirons, sans voiles, sans nulle sorte de
provisions..., n'ayant souci d'aucune chose, non pas même de son corps ni de son
âme... Notre-Seigneur, auquel elle s'est toute délaissée, y pensera assez pour
elle ”. Mais le pieux Docteur parlait de la fuite en Égypte, c'est-à-dire d'un
de ces cas où il est impossible à l'homme de prévoir et de se pourvoir ; il ne
lui reste alors, en effet, qu'à s'en remettre à la Providence, et à le faire en
toute confiance.
CHAPITRE VII
LES DESIRS ET LA PRIÈRE DANS L'ABANDON
Nous ne parlons pas ici des goûts et des répugnances, mais
des désirs volontairement formés et poursuivis, de ces désirs qui se traduisent
par les résolutions, la prière et les efforts. Sont-ils compatibles avec le
saint abandon ?
Qu'ils le soient avec la simple résignation, cela ne fait pas
de doute. Car “ la résignation, dit saint François de Sales, préfère la volonté
de Dieu à toutes choses; mais elle ne laisse pas d'aimer beaucoup de choses
outre la volonté de Dieu ” ; et citant pour exemple un malade, il ajoute : “ On
voudrait bien vivre au lieu de mourir; mais puisque c'est le bon plaisir de Dieu
qu'on meure,... on meurt de bon cœur, mais on vivrait encore plus volontiers ”.
En est-il de même pour la parfaite indifférence et le saint
abandon? Désirer et demander que tel événement heureux se produise et persévère,
que telle épreuve, spirituelle ou temporelle, n'arrive pas ou qu'elle prenne
fin, est-ce aller contre la perfection de l'abandon ?
D'une manière générale et sauf les exceptions, on peut former
des désirs et des prières de ce genre, mais on n'y est pas obligé.
On a le droit de le faire. Car Molinos a été condamné pour
avoir soutenu la proposition suivante : “ Il ne convient pas que celui qui s'est
résigné à la volonté de Dieu lui fasse aucune demande, parce que la demande est
une imperfection, étant un acte de propre volonté et de propre choix ; c'est
vouloir que la volonté divine se conforme à la nôtre ; cette parole de
l'Évangile : demandez et vous recevrez, n'a pas été dite par Jésus- Christ pour
les âmes intérieures qui ne veulent pas avoir de volonté ; bien plus, ces âmes
en arrivent au point de ne pouvoir faire aucune demande à Dieu ”.
“ Ne craignez point, disait le P. Balthazar Alvarez, de
désirer et de demander la santé, si vous êtes résolus à l'employer purement au
service de Dieu: ce désir lui plaira, bien loin de l'offenser. Je puis citer ici
son propre témoignage: Mon amour pour les âmes est si grand, disait-il à sainte
Gertrude, qu'il me force à accueillir les désirs des justes, toutes les fois
qu'ils leur sont dictés par un zèle pur et humainement désintéressé. Est-ce
vraiment pour me servir mieux que les malades désirent la santé ? Qu'ils me la
demandent en toute confiance. Il y a plus : s'ils la désirent pour mériter une
plus grande récompense, je me laisserai fléchir ; car je les aime au point
d'assimiler leurs intérêts aux miens ”.
Saint Alphonse parle dans le même sens : “ Lorsque les
maladies nous affligent fortement, ce n'est pas une faute de les faire connaître
à nos amis ni même de demander au Seigneur qu'il nous en délivre. Je ne parle
ici que des grandes souffrances ”. Il enseigne la même doctrine à propos des
aridités et des tentations, et il l'appuie de deux exemples mémorables entre
tous : Le grand Apôtre, souffleté par l'Ange de Satan, ne croit pas manquer au
parfait abandon, en priant le Seigneur à trois reprises d'éloigner de lui
l'esprit impur; mais Dieu lui ayant répondu: Ma grâce te suffit, saint Paul
accepte humblement d'avoir à combattre, il le fait de son mieux, et il se plaît
dans ses infirmités, car c'est dans l'affliction qu'il est fort par la vertu du
Christ. Le second exemple est bien plus auguste encore, et il fournit une preuve
sans réplique: “ Jésus-Christ lui-même, au moment de sa douloureuse Passion,
découvrit à ses disciples l'extrême affliction de son âme, et il pria son Père
(jusqu'à trois fois) de l'en délivrer. Mais ce divin Sauveur nous enseigna en
même temps, par son propre exemple, ce que nous devons faire après de semblables
prières: c'est de nous résigner aussitôt à la volonté de Dieu, en ajoutant avec
lui : “ Néanmoins qu'il soit fait, non “ comme je veux, mais comme vous voulez
”.
Il est inutile de rien ajouter, pour faire comprendre ce qui
nous est permis en pareilles occurrences. Mais saint François de Sales signale
une exception: “ Si le bon plaisir divin m'était déclaré avant l'événement
d'icelui, comme au grand saint Pierre la façon de sa mort, au grand saint Paul
ses liens et prisons, à Jérémie la destruction de sa chère Jérusalem, à David la
mort de son fils; alors il faudrait unir à l'instant notre volonté à celle de
Dieu ”. Cela suppose que le bon plaisir divin paraît absolu et irrévocable;
autrement, nous conservons le droit de former des désirs et prières.
Mais, en règle générale, nous n'y sommes pas obligés. Car les
événements dont il s'agit relèvent du bon plaisir de Dieu ; c'est à lui qu'il
appartient de prendre la décision et non pas à nous. Et lorsqu'on a fait tout ce
que demande la prudence, pourquoi ne serait-il pas permis de dire à notre Père
des Cieux : “ Vous savez combien je désire vous aimer davantage et grandir en
vertu ? Que me faut-il pour cela ? La santé ou la maladie, les consolations ou
la sécheresse, la paix ou le combat, les emplois ou l'absence de toute charge ?
Je n'en sais rien, vous le savez parfaitement. Vous me permettez d'exposer mes
désirs; je préfère me confier à vous qui êtes la sagesse et la bonté même.
Faites de moi ce qu'il vous plaira. Donnez-moi seulement de me ranger de grand
cœur à tout ce que vous aurez décidé ”. – Il nous semble qu'aucun désir, aucune
demande ne peut témoigner plus de confiance en Dieu que cette attitude, ni
montrer plus d'abnégation, d'obéissance et de générosité de notre part.
Tel est le sentiment de saint Alphonse. Il établit trois
degrés dans la bonne intention : “ 1 –°On peut avoir en vue d'obtenir les biens
temporels, par exemple faire dire une messe, jeûner, pour que cessent telle
maladie, telle calomnie, tel embarras temporel. Cette intention est bonne,
moyennant la résignation; mais c'est la moins parfaite des trois, car son objet
ne dépasse pas la terre. – 2° On peut se proposer de satisfaire à la justice
divine ou d'obtenir les biens spirituels, tels que les vertus, les mérites, une
augmentation de gloire au ciel. Cette seconde intention vaut mieux que la
première. - 3°– On peut ne vouloir que le bon plaisir de Dieu, rien que
l'accomplissement de la divine volonté. Voilà bien la plus parfaite des trois
intentions et la plus méritoire ”. – “ Lorsque nous sommes malades, dit ailleurs
le même Saint, le mieux est de ne demander ni la maladie ni la santé, mais de
nous abandonner à la volonté de Dieu, afin qu'il dispose de nous comme il lui
plaît ”.
Saint François de Sales est plus formel encore. Il nous
enseigne à nous porter toujours là où il y a le plus de la volonté de Dieu et à
n'avoir pas d'autres désirs. “ Bien que le Sauveur de nos âmes et le glorieux
saint Jean, son précurseur, jouissent de leur propre liberté pour vouloir et ne
vouloir pas les choses, ils laissèrent à leurs mères, en ce qui était de leur
conduite extérieure, le soin de vouloir et faire pour eux ce qui était requis
”. Il nous exhorte “ à nous rendre pliables et maniables au bon plaisir divin
comme si nous étions de cire, ne nous amusant point à souhaiter et vouloir les
choses, mais les laissant vouloir et faire à Dieu ainsi qu'il lui plaira ”. Puis
il propose comme modèle la fille d'un chirurgien qui disait à son amie : “ Je
sens beaucoup de peine, et pourtant je ne pense, pas aux remèdes; car je ne sais
pas ce qui pourrait servir à ma guérison, je pourrais désirer une chose et il
m'en faudrait une autre. N'est-il pas mieux de laisser tout ce soin à mon père,
qui sait, qui peut, qui veut pour moi tout ce qui est requis à ma santé?
J'attendrai qu'il veuille ce qu'il jugera expédient, et ne m'amuserai qu'à le
regarder, à lui faire connaître mon amour filial, ma confiance parfaite. Cette
fille ne témoigna-t-elle pas un amour plus solide envers son père, que si elle
eût eu beaucoup de soin de lui demander des remèdes à son mal, de regarder comme
on lui ouvrait la veine et comme le sang coulait ” ?
Qui ne connaît la fameuse maxime du pieux Docteur : “ Ne rien
désirer, ne rien demander, ne rien refuser ”? Il déclare formellement qu'elle
ne regarde pas la pratique des vertus ; il l'applique, avec une insistance
spéciale, aux charges et emplois en communauté ; mais il la propose encore pour
la maladie, les consolations, les afflictions, les contrariétés, bref pour
toutes les choses de la terre et toutes les dispositions de la Providence, “
soit pour ce qui regarde l'intérieur, soit pour ce qui regarde l'extérieur. Il a
un extrême désir de la graver dans les esprits, comme étant d'une utilité non
pareille ”.
On demanda au saint Docteur si l'on ne pourrait pas désirer “
les charges basses ” par un motif de générosité. Il répondit non, pour cause
d'humilité. “ Mes filles, ce désir ne renferme rien de mauvais. Néanmoins, il
est fort suspect, et pourrait être une pensée purement humaine. En effet, que
savez-vous si, ayant désiré ces charges basses, vous aurez le courage d'agréer
les abjections, les humiliations et les amertumes qui s'y rencontrent, et si
vous l'aurez toujours ? Il faut par conséquent tenir le désir des charges de
toute espèce, soit les basses, soit les honorables, pour une véritable
tentation ; car il est toujours mieux de ne rien désirer, mais de se tenir prêt
à faire ce que l'obéissance demandera de nous ”.
En résumé, pour tout ce qui relève du bon plaisir de Dieu,
tant que sa volonté ne paraît pas absolue et irrévocable, nous avons le droit de
former des désirs et des prières; nous n'y sommes cependant pas obligés, il est
même plus parfait de s'en remettre à la Providence. Il y a pourtant des cas où
ce sera un devoir de demander la fin d'une épreuve, par exemple si l'on en
reçoit l'ordre de son supérieur. Si l'on se sent à bout de force et de courage,
il suffira de prier de cette sorte : Mon Dieu, daignez alléger le fardeau ou,
augmenter ma force, éloigner la tentation ou m'accorder la grâce de vaincre.
Quant à la forme de ces prières, on demandera d'une manière
absolue les biens spirituels absolument nécessaires. Ceux qui ne seraient qu'un
moyen entre plusieurs autres, on les demandera sous la condition. que tel soit
le bon plaisir divin. A plus forte raison, on fera la même réserve pour les
biens temporels. Ce qu'il faut désirer par-dessus tout, c’est de sanctifier la
prospérité et l'adversité, “ cherchant le royaume de Dieu et sa justice ; le
reste nous sera donné par surcroît ”. A ceux qui renversent cet ordre et qui
cherchent principalement la fin des épreuves, le P. de la Colombière adressait
ce langage éminemment surnaturel : “ Je crains bien que ce ne soit en vain que
vous priez et que vous faites prier. Il fallait faire dire les messes, vouer ces
jeûnes, pour obtenir de Dieu un parfait amendement, la patience, le mépris du.
monde, le détachement des créatures. Après cela vous auriez pu faire des prières
pour le retour de votre santé et le succès de vos affaires; Dieu les aurait
écoutées avec plaisir, ou plutôt il les aurait prévenues, et se serait contenté
de connaître vos désirs pour les accomplir ”.
Cette doctrine est conforme à la pratique des saintes âmes:
Si elles demandent parfois la fin d'une épreuve, elles inclinent plus volontiers
vers le désir de la souffrance. Elles s'offrent à Dieu dans ce but, quand elles
n'écoutent que leur générosité; mais lorsque l'humilité parle plus haut que
l'esprit de sacrifice, elles ne demandent rien et se remettent entre les mains
de la Providence. Finalement, ce qui domine et prévaut dans ces âmes ; c'est
l'amour de Dieu, avec l'obéissance et l'abandon à toutes ses volontés.
Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, après avoir longtemps appelé la souffrance et la
mort comme des messagères de joie, les chérit toujours, et cependant elle ne les
désire plus, c'est l'amour seul qu'il lui faut; elle affectionne uniquement “ la
voie de l'enfance spirituelle, le chemin de la confiance et du total abandon.
Mon Époux, dit-elle, me donne à chaque instant ce que je puis supporter, pas
davantage ; et si, le moment d'après, il augmente ma souffrance, il augmente
aussi ma force. Cependant, je ne pourrais jamais lui demander des souffrances
plus grandes, car je suis trop petite. Je ne désire pas plus vivre que mourir ;
si le Seigneur m'offrait de choisir, je ne choisirais rien, je ne veux que ce
qu'il veut : c'est ce qu'il fait que j'aime ”.
Une autre âme généreuse “ ne demandait pas au bon Dieu de la
délivrer de ses peines, elle lui demandait la grâce de ne pas l'offenser, de
croître dans son amour, de devenir plus pure. Mon Dieu, vous voulez que je
souffre ? eh bien! je veux souffrir. Vous voulez que je souffre beaucoup ? Je
veux souffrir beaucoup. Vous voulez que je souffre sans consolation ? Je veux
souffrir sans consolation. Toutes les croix de votre choix seront du mien.
Cependant si je dois vous offenser, oh ! je vous en supplie, tirez-moi de cet
état ; si je dois vous glorifier, laissez-moi souffrir tout le temps qu'il vous
plaira ”.
Gemma Galgani avait une soif étonnante de l'immolation. – Et
pourtant, au milieu d’un déluge de maux et de persécutions, si héroïque qu’elle
fût, elle implore un peu de répit ; elle se plaint amoureusement parmi ses
peines intérieures : “ Dites-moi, ma Mère, où s’en est allé Jésus. – Mon Dieu,
je n'ai que vous et vous me fuyez ” ! Mais elle en arrive à dire avec un parfait
abandon : “ S'il vous plaît de me martyriser par la privation de votre chère
présence, cela m'est égal, pourvu que je vous sache content ”.
CHAPITRE VIII
LES EFFORTS DANS L'ABANDON
Ce serait une grosse erreur pratique de regarder l'abandon
comme une vertu purement passive, et de croire que l'âme n'a qu'à s'endormir
dans les bras de Dieu qui la porte. Ce serait mettre en oubli l'enseignement de
Léon XIII : “ De vertu vraiment passive, il n’en existe pas, et il ne peut en
exister ” . Ce serait de plus se faire une idée fausse du bon plaisir divin.
Lorsqu'une mère prend son petit enfant et le pose où elle veut, il y est et il
n'a eu qu'à se laisser faire. Assurément, Dieu pourrait nous saisir de cette
manière, nous élever au degré de vertu qu'il lui plairait, corriger subitement
tel de nos défauts jusque-là rebelle, nous préserver à tout jamais de certaines
tentations, etc. Il le fait quelquefois. Ces élévations subites, ces
transformations soudaines ne dépassent pas sa puissance; elles demeureront
cependant l'exception, parce qu'en devenant trop fréquentes, elles dérangeraient
son plan. Il faut bien qu'on porte un enfant, puisqu'il ne peut marcher. Mais
Dieu, nous ayant donné le libre arbitre, ne veut pas nous sanctifier sans nous;
il réglera son action de telle sorte que notre avancement soit à la fois l'œuvre
de sa grâce et de notre libre coopération. Dans les événements qui nous
déclarent son bon plaisir, l'intervention de Dieu se bornera donc à ceci, pour
l'ordinaire : il nous saisit de sa main souveraine, et, sans nous consulter,
souvent contre nos goûts et notre attente, il nous pose dans la situation qu'il
nous a choisie lui-même: la santé ou la maladie, les consolations ou les
épreuves intérieures, la paix ou le combat, le calme ou les tracas, etc.
Parfois, – nous aurons préparé cette situation en bien ou en mal; très souvent,
nous n'y serons pour rien; c'est Dieu qui dispose de nous toujours. Et une fois
dans cette situation, il y faut faire notre devoir avec la grâce. Or ce devoir
est très complexe.
Pour rendre l'abandon possible, on a dû s'établir préalablement dans la sainte
indifférence, il reste à s'y maintenir par une pratique assidue de la
mortification chrétienne, et c'est un travail de toute la Vie.
Avant ['événement, l'âme se remet dans les mains de Dieu par une simple et
générale attente. Mais celle-ci n'exclut pas la prudence; et de ce chef, que de
choses à faire, par exemple dans la direction d'une maison, dans la gestion
d'une charge, afin d'éviter les surprises et les mécomptes; dans le gouvernement
de notre âme, pour prévenir les fautes, la tentation, les aridités ! Tout cela
est de la volonté de Dieu signifiée, et ne peut être omis sous prétexte
d'abandon; car nous ne pouvons laisser à Dieu le soin de faire ce qu'il nous a
ordonné d'accomplir nous-mêmes.
Pendant l'événement, il faut tout d'abord se soumettre; et, dans le saint
abandon, c'est une adhésion confiante, filiale et toute d'amour qu'on donne au
Don plaisir de Dieu. Peut-être faudra-t-il un peu lutter pour s'élever jusque-là
et s'y maintenir. Mais quand bien même la soumission serait aussi prompte et
facile que pleine et affectueuse, si simplement d'ailleurs que notre volonté
acquiesce à celle de Dieu, toujours est-il que c'est un acte ou une disposition
volontaire. Dans le saint abandon, c'est la charité qui est en exercice, et elle
met en œuvre d'autres vertus. Aussi Bossuet dit-il: “ C'est un amas et, un
composé des actes de la foi la plus parfaite, de l'espérance la plus entière et
la plus abandonnée, de l'amour le plus pur et le plus fidèle ” . Si, tout en se
soumettant d'avance à la décision finale, on juge à propos de demander à Dieu
d'abord qu'il éloigne ce calice, comme on a le droit de le faire, c'est encore
un acte ou une série d'actes.
Après l'événement, des conséquences fâcheuses peuvent être à redouter pour les
autres ou pour nous, au spirituel ou au temporel, comme il arrive dans les
calamités publiques, la persécution, la ruine de la fortune, les calomnies, etc.
S'il est en notre pouvoir d'écarter ces éventualités ou de les atténuer, nous
ferons ce qui dépendra de nous, sans attendre une action directe de la
Providence; car c'est par les causes secondes que Dieu se réserve d'agir
habituellement, et c'est peut-être sur nous précisément qu'il compte en cette
circonstance; il y aura souvent là pour nous des devoirs à remplir.
En outre, après l'événement, il reste à faire sortir de ces manifestations du
bon plaisir divin les fruits que Dieu lui-même en attend pour sa gloire et pour
notre bien: des événements heureux, la reconnaissance, la confiance et l'amour;
des épreuves, la pénitence, la patience, l'abnégation, l'humilité etc.; de
toutes ces occurrences, un accroissement de la vie de la grâce, et par suite une
augmentation de la gloire éternelle.
La volonté de Dieu signifiée ne perd pas pour cela ses droits; sauf les
exceptions et les dispenses légitimes, il faut continuer de la garder; les
devoirs qu'elle nous impose forment la trame de notre vie spirituelle, le fond
sur lequel le saint abandon vient appliquer la richesse et la variété de ses
broderies.
Au surplus, cette amoureuse et filiale conformité n'empêche même pas
l'initiative pour la pratique des vertus: les Règles et la Providence en
fournissent déjà mille occasions journalières; mais pourquoi n'en ferions-nous
pas naître mille autres encore, surtout dans nos occupations intimes avec Dieu ?
Nous ne sommes pas assez riches pour dédaigner ce puissant moyen de monter de
vertus en vertus; le salaire de notre tâche obligée, si opulent qu'il soit, ne
doit pas nous faire mépriser le magnifique surcroît de bénéfices que peut nous
mériter la bonne volonté surérogatoire.
Nous voilà bien loin d'une pure passivité, où Dieu ferait tout et l'âme n'aurait
qu'à recevoir. Nous dirons ailleurs que cette passivité se rencontre, à des
degrés divers, dans les voies mystiques, et alors il faut seconder l'action
divine et se garder de la contrecarrer; même dans ces voies, la pure passivité
est une rare exception. Pour peu qu'on ait compris l'économie du plan divin et
qu'on ait l'expérience des âmes, on devra convenir que l'abandon n'est pas, une
attente oisive, un oubli de la prudence, une paresseuse inertie. L'âme y
conserve sa pleine activité pour tout ce qui est de la volonté de Dieu
signifiée; et, quant aux événements qui relèvent du bon plaisir divin, elle
prévoit ce qu'elle peut prévoir, elle fait tout ce qui dépend d'elle. Mais, dans
les soins qu'elle se donne, elle se conforme à la volonté de Dieu, elle s'adapte
aux mouvements de la grâce, elle agit dans la dépendance et la soumission envers
la Providence. Dieu restant le maître d'accorder le succès ou de le refuser,
d’avance elle accepte amoureusement tout ce qu'il décidera, et, par là même,
elle demeure joyeuse et paisible avant et après l'événement. Arrière donc
l'indolente passivité des Quiétistes, qui dédaigne les efforts méthodiques,
amoindrit l'esprit d'initiative, affaiblit la sainte énergie de l'âme .
Les Quiétistes prétendent s'appuyer sur saint François de Sales. Mais bien à
tort. Il faudrait pour cela découper çà et là, dans les écrits du pieux Docteur,
des mots et des phrases, les isoler du contexte, en altérer le sens. Nous ne
pouvons tout citer. Mais il nous compare à la Très Sainte Vierge se rendant au
Temple, tantôt dans les bras de ses parents, tantôt de ses petits pieds: “
Ainsi, dit-il, la divine bonté veut bien nous conduire en notre voie, mais elle
veut aussi que nous fassions nos petits pas, c'est-à-dire que nous fassions de
notre côté ce que nous pouvons avec sa grâce ” . Comme un enfant marche quand sa
mère le pose à terre pour cheminer, et se laisse faire quand elle veut le
porter, “ tout de même l'âme aimant le bon plaisir divin se laisse porter et
chemine néanmoins, faisant avec grand soin tout ce qui est de la volonté de Dieu
signifiée ” . Cet homme si plein du saint abandon écrivait à sainte Jeanne de
Chantal qui ne l'était pas moins: “ Notre-Dame n'aime que les lieux approfondis
par humilité, avilis par simplicité, élargis par charité; elle se trouve
volontiers auprès de la crèche, et au pied de la croix. ...Cheminons par ces
basses vallées des humbles et petites vertus; nous y verrons la charité qui
éclate parmi les affections, les lis de pureté, les violettes de mortification.
Surtout j'aime ces trois petites vertus: la douceur de cœur, la pauvreté
d'esprit, la simplicité de vie... Nous ne sommes en ce monde que pour recevoir
et porter le doux Jésus, sur la langue en l'annonçant, sur les bras en faisant
de bonnes œuvres, Sur les épaules en supportant son joug, ses sécheresses et
stérilités ” . Est-ce le langage d'une indolente passivité? N'est-ce pas plutôt
la pleine activité spirituelle?
Moi, disait Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, je voudrais un ascenseur pour
m'élever jusqu'à Jésus; car je suis trop petite pour gravir le rude escalier de
la perfection. - L'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au ciel, ce sont vos bras,
ô Jésus ”. Que les Quiétistes ne s'empressent pas de triompher. C'est une
parole d'amour, de confiance, et surtout d'humilité. Car la sainte enfant ne se
propose aucunement de rester dans une indolente passivité, jusqu'à ce que
Notre-Seigneur vienne la prendre et l'emporter dans ses bras. Au contraire, elle
travaille avec une grande activité. “ Pour cela, ajoute-t-elle, je n'ai pas
besoin de grandir, il faut que je reste petite et que je le devienne de plus en
plus”. Et de fait, elle se fera, avec la grâce, une humilité qui s'ignore au
milieu de tous les dons une obéissance d'enfant, un abandon merveilleux parmi
les épreuves, la charité d'un ange de paix, et par-dessus tout un amour
incomparable pour Dieu, mais un amour “ sachant tirer parti de tout ”, un amour
qui, croyant dans on humilité ne pouvoir faire rien de grand, veut “ ne laisser
échapper aucun sacrifice, aucun regard, aucune parole, profiter des moindres
actions et les faire par amour, souffrir par amour et même . jouir par amour” .
Est-il besoin d'ajouter que toutes les âmes vraiment saintes, loin d'attendre
que Dieu les porte et fasse leur besogne, sont ingénieuses à prendre les moyens
d'augmenter leur activité spirituelle, et de tirer profit de tous les événements
? Cela ressort avec une pleine évidence, par 'exemple dans la vie de Sœur
Élisabeth de la Trinité.
CHAPITRE IX
LE SENTIMENT DE LA SOUFFRANCE DANS
L'ABANDON
Le sentiment de la souffrance, avec du plus et du moins, se
rencontrera forcément dans la simple résignation, et même dans le parfait
abandon. En effet, nos facultés organiques ne peuvent point n'être pas
impressionnées par le mal, sensible; et nos facultés supérieures ont leur
fatigue qu'elles ressentiront, bon gré, mal gré. D'ailleurs, nous sommes dans un
état de déchéance, où il y a l'attrait du fruit défendu, l'aversion pour le
devoir pénible, et par suite les déchirements de la lutte. Que Dieu nous demande
de sacrifier le plaisir ou de supporter la souffrance pour son amour, la partie
supérieure de l'âme aura beau se ranger de grand cœur au vouloir divin,
l'inférieure pourra sentir encore l'amertume du sacrifice. Et cela ne peut
manquer d'arriver souvent; car Dieu est tout occupé à nous purifier, à nous
détacher, à nous enrichir; il veut spécialement nous guérir de l'orgueil par les
humiliations, de la sensualité par la souffrance et la privation, et, comme le
mal est tenace, le remède devra nous être appliqué longtemps et fréquemment.
Il est vrai qu'il y aura l'onction de la grâce et la vertu acquise: l'une
adoucit la souffrance, et l'autre affermit la volonté. Saint Augustin le
proclame avec raison: “ Là où règne l'amour, il n'y a pas de peine; ou bien, si
la peine existe, on l'aime ” . Elle peut donc subsister dans la sensibilité,
malgré les plus saintes dispositions de la volonté. Mais tantôt l'abondance des
consolations nous enivre, la force de l'amour nous transporte, et le sentiment
de la souffrance se perd dans la jouissance. Tantôt la générosité, indice du
véritable amour, se retire à la fine pointe de la volonté, la joie se voile, la
paix s'évanouit; la crainte, l'ennui, le dégoût, envahissent l'âme et la rendent
triste jusqu'à la mort. Parfois même on aura surmonté les plus dures épreuves
avec une admirable sérénité et voilà qu'on se trouble pour un rien; la coupe
étant pleine, il a suffi d'une goutte d'eau pour la faire déborder; ou bien
Dieu, voulant nous conserver humbles après de grandes victoires, nous montre
notre faiblesse dans une simple escarmouche. Quoiqu'il en soit, l'acquiescement
filial est le fruit de la vertu, non de l'insensibilité; le paradis ne peut pas
être en permanence ici-bas, même pour les Saints.
Aussi le pieux Évêque de Genève disait-il à ses Filles: “ Ne nous amusons pas à
ce que nous sentons ou ne sentons pas. Il ne faut pas entendre qu'en ces choses
de l'indifférence et de l'abandon, nous n'ayons jamais des désirs contraires à
la volonté de Dieu, et que notre nature ne répugne aux événements de son bon
plaisir; car cela peut souvent arriver. Ce sont des vertus qui font leur
résidence en la partie supérieure de l'âme; l'inférieure, pour l'ordinaire, n'y
entend rien. Il n'en faut faire aucun état, mais, sans regarder ce qu'elle veut,
il faut embrasser cette volonté divine et nous y unir, malgré qu'elle en ait ”.
D'ailleurs, le pieux Docteur a toujours considéré “ comme une chimère
l'imaginaire insensibilité de ceux qui ne veulent pas souffrir qu'on soit homme;
mais après qu'on a payé le tribut à cette partie inférieure, il faut rendre le
devoir à la supérieure, où sied, comme en son trône, l'esprit de foi, qui doit
nous consoler dans nos afflictions, et par nos afflictions ” .
C'est ainsi qu'il faisait lui-même. “ Je m'en vais, écrivait-il, à cette bénie
visite, où je vois à chaque bout de champ des croix de toutes sortes. Ma chair
en frémit, mais mon cœur les adore... Oui, je vous salue, grandes et petites
croix, et je baise votre pied, indigne de l'honneur de votre ombre ” . A la mort
de sa mère et de sa jeune sœur, il éprouve “ un grand ressentiment de cette
séparation, mais un ressentiment tranquille, quoique vif...; le bon, plaisir de
Dieu est toujours saint, et ses ordonnances très aimables ”, il tiendra sans
cesse le parti de la divine Providence . Mais s'il a remporté de brillantes
victoires dans ses grandes épreuves, il a éprouvé un peu d'inquiétude pour une
affaire de rien, au point qu'il en a perdu deux heures de sommeil; il se moquait
de sa faiblesse, et voyait bien que c'était une inquiétude de petit enfant; mais
de trouver le chemin d'en sortir, nulle nouvelle : “Dieu Voulait me faire
entendre que, si les grandes attaques ne me troublent point, ce n'est pas moi
qui fais cela, c'est la grâce de mon Sauveur ”.
Sainte Jeanne de Chantal excelle par la force d'âme et le saint abandon. Il faut
cependant que son pieux Directeur la rassure sans cesse et la réconforte au
milieu de ses peines intérieures. Elle montre, à la mort des siens, la plus
étonnante douleur. Quand -elle perd sa fille aînée, elle a le courage de
l'assister saintement jusqu'au bout; puis elle tombe en syncope, et, revenue à
elle, elle demeure longtemps comme anéantie. A la mort de saint François de
Sales, elle ne cesse de pleurer jusqu'au lendemain; cependant, “ si elle savait
que ses larmes fussent désagréables à Dieu, elle n'en jetterait pas une ”. Elle
se fait violence jusqu'à se rendre malade, pour en arrêter le cours; et, par
obéissance, elle les laisse couler de nouveau. “ Que le coup est pesant !
dit-elle, mais que la main qui l'a donné est douce et paternelle ! Je la baise
et la chéris de tout mon cœur, baissant la tête et pliant tout mon cœur sous sa
très sainte volonté, que j'adore et révère de toutes mes forces ” .
Nous pourrions citer une foule d'exemples. Mais laissons les serviteurs et
venons au Maître.
Dès son entrée dans le monde, Notre-Seigneur s'offre à son Père pour être la
Victime universelle. Sa vie entière sera croix et martyre. A peine y laisse-t-il
paraître assez de larmes pour montrer la tendresse de son cœur, assez
d'indignation pour inspirer aux coupables une crainte salutaire. Partout
ailleurs, il garde une merveilleuse sérénité; il appelle de ses vœux le baptême
de son sang où il lavera le monde. Mais le temps est venu. Refoulant les joies
de la vision béatifique jusqu'à la cime de son âme, il livre volontairement
chacune de ses facultés, son corps même, à la plus terrible agonie : par son
libre choix, il s'abandonne à la peur, à l'ennui, au dégoût; son âme est triste
jusqu'à la mort. Il voit la montagne de nos péchés, son Père indignement
méconnu, les âmes qui courent aux abîmes, les tortures et l'ingratitude qui
l'attendent; il est plongé dans un océan d'amertume. A trois reprises, il
implore la pitié de son Père: “ S'il est possible, que ce calice s'éloigne de
moi ”. Il accepte qu'un ange du ciel vienne le réconforter. Une sueur de sang
l'inonde, il n'en prie que plus longuement: “ Mon Père, que votre volonté se
fasse, et non la mienne ”.
Devant ce spectacle inouï, l'homme à la foi timide se trouble et ne comprend
pas; mais le vrai fidèle adore, admire et remercie. Notre-Seigneur, en effet,
pouvait-il rien faire de plus utile aux âmes, à titre de Sauveur, de Consolateur
et de Maître ?
Comme Sauveur, il convenait qu'il prît toutes nos infirmités et jusqu'à nos
suprêmes abaissements, sauf le péché. Or, pouvait-il y avoir pour le Dieu fort
une humiliation comparable à cette apparence de faiblesse ? C'est pour cela
qu'il l'a choisie de son plein gré.
Comme Consolateur, il était bon qu'il connût toutes nos douleurs. S'il eût paru
inaccessible à la crainte, à la répugnance, à nos dégoûts, aurions-nous osé lui
montrer nos misères? Il s'est fait semblable à nous volontairement, comme un
père se fait enfant avec ses enfants. Son humble condescendance nous rassure,
nous encourage, et met le baume sur nos plaies. En même temps, l'excès de sa
douleur et de ses abaissements volontaires transperce une âme généreuse, et fait
naître en elle le désir et pour ainsi dire le besoin de rendre souffrance pour
souffrance à cet incomparable Ami. “ Une nuit, disait Sœur Elisabeth de la
Trinité, mes douleurs étant accablantes, je sentis la nature dominer...
Regardant Jésus à l'agonie, je lui offris ces douleurs pour le consoler; et je
me sentis fortifiée. C'est ainsi que j'ai toujours fait dans ma vie; à chaque
épreuve, grande ou petite, je regarde ce que Notre-Seigneur a enduré d'analogue,
afin de perdre ma souffrance en la sienne et moi-même en lui ” . – Sœur Thérèse
de l'Enfant-Jésus dit à son tour: “ Lorsque le divin Sauveur demande le
sacrifice de tout ce qui est le plus cher au monde, il est impossible, à moins
d'une grâce toute particulière, de ne pas s'écrier comme lui au Jardin de
l'Agonie: “ Mon Père, que “ ce calice s'éloigne de moi ”. Mais, empressons-nous
d'ajouter aussi: “ Que votre volonté soit faite, et non “ la mienne ”. Il est
bien consolant de penser que Jésus, le Dieu fort, a connu toutes nos faiblesses,
qu'il a tremblé à la vue du calice amer, ce calice qu'il avait autrefois si
ardemment désiré ” . Il y a eu, il y aura encore pour moi des heures de trouble
dirons-nous aussi ; je tâcherai d'imiter la générosité de Notre-Seigneur : “ Mon
Père, délivrez-moi de “cette heure terrible”, et, surmontant aussitôt cette
crainte momentanée, il reprend : “Mais c’est pour cette heure que je suis venu”.
Comme Maître, Notre-Seigneur nous offre ici trois précieux enseignements :
1° Ce n'est pas une faute, ni même une imperfection, d'éprouver le sentiment dé
la souffrance, la crainte, l'ennui, les répugnances et les dégoûts, pourvu que
nous ne cessions de dire avec une volonté résolue: “ Qu'il soit fait, non comme
je veux, mais comme vous voulez vous-même ”. Notre-Seigneur n'est ni moins
parfait ni moins grand dans le Jardin de Gethsémani que sur le Thabor ou à la
droite de son Père; penser autrement serait un blasphème. De même, ce n'est pas
une petite chose, que l'âme, dénuée de tout secours sensible, au milieu du
trouble et des contradictions, demeure si constamment fidèle à la volonté de
Dieu .
2° Ce n'est ni une faute, ni même une imperfection, d'aller se plaindre à Dieu,
avec une amoureuse soumission, comme un enfant blessé se réfugie près de sa mère
et lui montre son mal et sa peine. “L'amour permet bien de se plaindre, et de
dire toutes les lamentations de Job et de Jérémie, mais à charge que toujours le
saint acquiescement se fasse dans le fond de l'âme, en la suprême pointe de
l'esprit ”. Ainsi parle le doux Évêque de Genève; mais il nous blâme ailleurs,
“si nous ne cessons de nous lamenter, si nous ne trouvons pas assez de
personnes, ce semble, pour nous plaindre, et raconter nos douleurs par le menu”. Saint Alphonse ne parle pas autrement:“ Sans doute, dans les maladies, il
est plus parfait de ne pas se plaindre des douleurs qu'on éprouve; cependant,
lorsqu'elles nous affligent fortement, ce n'est pas une faute de les communiquer
à nos amis, ni même de demander au Seigneur qu'il nous en délivre. Je ne parle
ici que des grandes souffrances; car on voit des personnes qui, au contraire,
font très mal, quand elles se plaignent, chaque fois qu'elles sentent quelque
peine, la moindre gêne”. Ces saints docteurs admettent donc, comme légitimes,
les plaintes modérées et soumises; ils ne blâment que l'excès.
3° Ce n'est pas une faute, ni même une imperfection, dans les grandes épreuves,
de demander à Dieu qu'il éloigne ce calice, s'il est possible, et de le demander
même avec une certaine insistance, puisque Notre-Seigneur l'a fait. Mais, “après que vous aurez prié le Père qu'il vous console, s'il ne lui plaît pas de
le faire, raidissez votre courage à faire l'œuvre de votre salut sur la croix,
comme si jamais vous n'en deviez descendre. Regardez notre Maître au Jardin des
Olives: ayant demandé consolation à son bon Père, et connaissant qu'il ne
voulait pas la lui donner, il n'y pense plus, il ne s'empresse plus, il ne la
cherche plus, mais, comme s'il ne l'eût jamais prétendue, il exécute vaillamment
l'œuvre de notre Rédemption”. C'est la direction que saint François de Sales
donnait à sainte. Jeanne de Chantal.
CHAPITRE X
L'ABANDON ET LE VŒU DE VICTIME
Avant de comparer ces deux choses, il importe de revoir en
peu de mots l'idée du saint abandon. C'est une conformité au bon plaisir divin,
mais une conformité née de l'amour et portée à un degré élevé. Non par
insensibilité, mais par vertu, l'âme s'est établie dans une sainte indifférence
pour tout ce qui n'est pas Dieu ou son adorable volonté. Avant l'événement qui
lui déclarera le bon plaisir divin, elle se tient dans une simple et générale
attente, accomplissant fidèlement la volonté de Dieu signifiée. Elle se comporte
avec prudence dans les choses où la décision lui appartient; quant à celles qui
relèvent non pas d'elle, mais du bon plaisir divin, bien qu'elle ait le droit de
former des désirs et des demandes, elle préfère, en général, laisser à son Père
des cieux le soin de vouloir et d'arranger tout à son gré, tant elle a confiance
en lui, tant elle est désireuse de ne faire que la volonté divine. A peine
celle-ci lui est-elle manifestée par l'événement, qu'elle acquiesce avec amour;
ce n'est pas une machine qui se laisse mouvoir, elle déploie tout ce qu'elle a
d'intelligence et de volonté, pour s'adapter et s'uniformer au bon plaisir divin
et pour en tirer plein profit. Son amour et la sincérité de l'abandon ne
l'empêchent pas de sentir la souffrance; elle ne s'en émeut pas, il lui suffit
de faire au mieux la volonté de Dieu. Voilà, dans son idée d'ensemble, le saint
abandon, tel que nous l'avons décrit selon saint François de Sales. On pourrait
le traduire dans la formule suivante: “ Mon Dieu, je ne veux au monde que vous
I;)t votre très sainte volonté. J'ai le plus grand désir de croître dans votre.
amour et dans toutes les vertus; et pour cela je veux accomplir fidèlement votre
volonté signifiée. Mais pour toutes les choses qui dépendent de vous et non pas
de moi, je me remets avec confiance entre vos mains, et je me tiendrai prêt à
tout ce que vous voudrez, dans une simple et filiale attente. Je ne désire rien,
je ne demande rien, je ne refuse rien. Je ne crains pas la souffrance, parce que
vous la proportionnerez à ma faiblesse. La seule chose que je veux, c'est de
vous laisser me conduire à votre gré et d'acquiescer avec amour à votre bon
plaisir ”.
Il est évident que cette manière d'entendre l'abandon n'offre aucun péril et n'a
rien de présomptueux; elle n'est qu'une soumission filiale, pleine de confiance
et d'amour; on peut la conseiller, comme un idéal, à toute âme avancée.
De nos jours, cette simple attente semble-t-elle un peu trop passive à notre
siècle épris d'activité et de dévouement ? toujours est-il que l'usage se répand
d'a1ier plus loin dans l'abandon. Au lieu de laisser à Dieu le soin d'arranger
toutes choses, et sans ----- en paix qu'il choisisse à son gré, on va de
l’avant, on s'offre, on se consacre, on se livre. Certains ne veulent comprendre
l'abandon qu'avec cet élan. Mais cette offrande a besoin d'être examinée de plus
près. Une âme veut-elle simplement témoigner à Dieu, sans lui demander la
souffrance, qu'elle est prête avec sa grâce à tout ce qu'il voudra et qu'elle
s'y portera de bon cœur ? C'est à peu près l'abandon, tel que nous l'avons
décrit; on peut le conseiller à toute âme avancée, avec une note d'humilité.
Mais cette âme veut-elle dire à Dieu: Ne craignez pas de m'envoyer la
souffrance, je la désire, je la demande presque, vous comblerez mes vœux secrets
en me l'octroyant ? Cette oblation, si elle n'est pas encore 1'offrande en
victime, s'en rapproche beaucoup; ce n'est plus l'abandon de saint François de
Sales. On ne peut la permettre qu'avec prudence, c'est-à-dire aux âmes qui ont
suffisamment fait leurs preuves, comme nous le dirons en parlant des victimes.
Il est impossible de la conseiller à tout le monde. On fera comprendre aux âmes
plus confiantes en elles-mêmes que solidement affermies, qu'avant de porter si
haut leurs désirs, elles doivent s'exercer d'abord à bien faire la volonté de
Dieu signifiée, et à sanctifier leurs croix journalières. Saint Pierre s'offrit
à souffrir et même à mourir avec son Maître adoré; son amour et sa sincérité
furent hors de doute; il n'en était pas moins présomptueux, et la suite le fit
trop bien voir .
Il y a enfin l’offrande de soi-même comme victime, le vœu de victime. N'ayant
pas le dessein de faire ici l'exposé complet, doctrinal et pratique de cette
matière si délicate et si complexe, nous en dirons seulement ce qu'il faut pour
montrer d'une façon précise où l'abandon s'arrête, où commence une autre voie.
Les lecteurs désireux de connaître ce sujet plus à fond pourront consulter les
auteurs qui en parlent ex professo, spécialement M. Ch. Sauvé, dans son
excellent opuscule, peut-être un peu sévère en ses restrictions, sur l'idée,
l'état, le vœu de victime .
L'offrande peut se faire avec des intentions et sous des formes diverses. Gemma
Galgani et Sœur Élisabeth de la Trinité s'offrirent comme victimes pour les
pécheurs; Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, comme victime d'holocauste à l'Amour
miséricordieux; une autre s'offre à la justice, à la sainteté, à l'amour de
Dieu. Le plus ordinairement, l'on se donne à la justice, à la sainteté de Dieu,
comme victime d'expiation, pour réparer la gloire divine outragée, pour délivrer
les âmes du Purgatoire, attirer la miséricorde céleste sur la Sainte Église, sur
la patrie, sur le Sacerdoce et les communautés, sur une famille ou sur une âme.
Le fondement de cette offrande est la Communion des Saints, spécialement la
réversibilité des satisfactions du juste au profit du coupable. C'est aussi le
mystère de la Rédemption par la souffrance. Ayant choisi cette voie pour sauver
le monde, Notre-Seigneur la choisit encore pour faire parvenir en nous le prix
de son sang. Dans son infinie bonté, il daigne associer des âmes d'élite à son
œuvre de salut, et, ne pouvant plus souffrir dans son humanité glorifiée, il
s'adjoint, pour ainsi dire, “ des humanités de surcroît ” , dans lesquelles il
puisse continuer de sauver les âmes par la souffrance.
Dans le cours des siècles, spécialement aux heures troublées, les victimes n'ont
pas manqué. Notre époque malheureuse, où l'impiété monte comme une nuit sombre,
où l'immoralité déborde comme un flot d'ordures, a vu se multiplier les
victimes, et même les fondatrices et les communautés de victimes. S'il en faut
croire les révélations privées, Notre-Seigneur a besoin de victimes, et de
victimes fortes; il cherche des âmes qui, par leurs souffrances et leurs
tribulations, expient pour les pécheurs et, les ingrats... “ Il a de la peine :
il ne trouve pas assez d'âmes qui veuillent le suivre généreusement dans la voie
de la souffrance ” . Ces révélations sont assurément respectables et pleines de
vraisemblance. Mais ce qui est une garantie plus certaine et hors de doute,
c'est la parole du Vicaire de Jésus-Christ. Pie IX suggérait à un Supérieur
général d'Ordre d'inviter les âmes généreuses à s'offrir à Dieu en victimes
d'expiation. Léon XIII, dans l'Encyclique adressée à la France en 1884, exhorte
“ ceux surtout qui vivent dans les monastères à s'efforcer d'apaiser la colère
de Dieu, par une humble prière, la pénitence volontaire, et l'offrande
d'eux-mêmes”. Pie X a loué hautement“ l'Association Sacerdotale ”; il a vu avec
bonheur que “ beaucoup de ses membres s'offrent à Dieu secrètement, pour être
immolés comme des victimes d'expiation, spécialement pour les âmes consacrées,
dans ces temps malheureux où l'expiation est si nécessaire ”; il a enrichi de
nombreuses indulgences “ ce grand office de la piété chrétienne ”. C'est, en
effet, une très haute façon d'exercer le saint amour de Dieu et du prochain.
Mais, selon la parole de Pie X, c'est “ une si grande œuvre, une voie bien
ardue”. A Dieu ne plaise que nous cherchions à décourager les volontés
généreuses, quand le Souverain Pontife les invite ! Nous voudrions seulement
prévenir l'indiscrétion. Les âmes qui font profession dans une Communauté de
Victimes ont moins à craindre l'imprudence ou la surprise: la Règle a dû
préciser l'étendue de leur offrande, elles ont essayé leurs forces pendant le
noviciat. Mais lorsqu'on s'offre avec ou sans vœu, hors de la profession
religieuse, et qu'on se livre sans réserves, on ne sait jamais d'avance jusqu'où
Dieu usera des droits qu'on lui confère. Assurément, si l'on ne va de l'avant
que pour répondre à une vocation dûment contrôlée, Dieu qui appelle dispose des
grâces en conséquence. Aussi telle religieuse, huit jours avant de mourir, après
de longues et terribles épreuves, pouvait-elle dire “ qu'elle ne regrettait pas
de s'être offerte ”. Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, le jour même de sa mort,
disait aussi: “ Je ne me repens pas de m'être livrée à l'amour ” . En sera-t-il
de même, si l'on s'engage à la légère, et sans avoir suffisamment prié,
réfléchi, consulté, essayé ? Le Seigneur nous devra-t-il des grâces spéciales
pour prix de notre témérité ? Autant nous aurons été pressés de nous engager,
autant peut-être le serons-nous d'aller fatiguer de nos plaintes et de nos
découragements notre directeur et notre entourage. La vraie place d'une victime,
c'est au Calvaire avec Jésus et non pas dans les douceurs de l'amour... Les âmes
consolatrices, les âmes réparatrices sont victimes avec la grande Victime du
Calvaire. “ Il importe beaucoup qu'on le sache; car, à voir la facilité un peu
présomptueuse avec laquelle plusieurs se livrent aux droits de Dieu, et
s'offrent à Lui comme victimes, on devine qu'ils ne soupçonnent pas à quel point
Celui à qui ils se livrent a coutume de prendre ces choses au sérieux. Il y a
une quantité de droits que Dieu n'exerce pas sur nous avant le congé que notre
liberté lui en donne. Heureux cent fois celui qui livre tout ! Mais qu'il compte
sur de grands travaux et sur des immolations singulières ” . La preuve de ce
fait éclate à chaque page dans la vie des âmes victimes.
Cela étant, voici les différences qui nous frappent entre l'offrande et
l'abandon.
1° Le simple abandon ne va pas de l'avant. Pour toutes les choses qui dépendent
de la Providence et non pas de nous, il se tient dans une sainte indifférence,
et il attend le bon plaisir de Dieu. C'est un petit enfant qui se laisse faire
avec amour et docilité. Celui qui s'offre, au contraire, va de l'avant. Par le
fait même de son oblation, il demande implicitement la souffrance, il provoque
Dieu à l'envoyer; parfois même il la sollicite expressément.
2° L'abandon ne renferme ni orgueil, ni témérité, ni illusion; il est plein de
prudence et d'humilité. Car il laisse à Dieu le rôle de tout régir, et nous
réserve seulement celui d'obéir. C'est le simple accomplissement de la volonté
divine. Sauf un appel divin, l'offrande est-elle aussi humble, aussi exempte
d'illusions et de présomption ? Laisse-t-elle à Dieu l'initiative pour disposer
de nous ?
3° L'âme qui s'abandonne à l'action divine peut compter sur la grâce; celle qui
va de l'avant, sauf toujours l'appel divin, est-elle aussi sûre de mettre Dieu
avec soi ?
Les âmes avancées se portent comme d'instinct vers le saint abandon. On peut
conseiller à toutes de le pratiquer en esprit de victimes. Il en est de même
pour l'obéissance journalière et la mortification volontaire. Cette intention
n'aggrave en rien nos obligations, mais elle y fait circuler partout une
nouvelle sève de pur amour qui en augmente le mérite et la fécondité. Au
contraire, la prudence et l'humilité veulent qu'on ne s'offre pas en victime, et
surtout qu'on ne demande point la souffrance, à moins d'un appel divin dûment
constaté. Même -alors, on ne le fera pas avant d'avoir éprouvé ses forces, en
supportant patiemment les épreuves courantes, et en cultivant la mortification
volontaire. -Si nous prenons l'initiative de demander tel ou tel genre de
souffrances, c'est nous qui disposons, et nous devons suivre, en cet acte comme
en tout autre, les règles de la prudence; or celle-ci veut qu'on excepte les
épreuves qui nous seraient plus -dangereuses, et la charité celles qui se
feraient trop sentir à notre entourage. Il ne semble pas qu'il y ait nécessité
de former les mêmes réserves, quand on laisse à Dieu le soin de choisir; car
alors c'est Dieu qui dispose, et non pas nous; et l'on peut s'en rapporter à sa
paternelle sagesse.
D'ailleurs, sauf un appel divin, à quoi bon demander la souffrance ? Une âme qui
aspire aux plus hautes vertus a-t-elle besoin de chercher autre chose qu'une
obéissance et un abandon parfaits ? Les vœux, la Règle, les dispositions de la
Providence, voilà le chemin sûr qui mène à la perfection sans illusion ni
mécompte. On y trouvera toujours de merveilleuses ressources pour acquérir la
pureté de l'âme, des vertus parfaites, une intime union avec Dieu par l'amour.
Cette transformation progressive au moyen des observances est déjà un rude
labeur capable de remplir une longue vie. Mais si cela ne suffit pas à notre
générosité, moyennant les permissions requises, la Règle nous invite à faire
plus qu'elle ne commande; elle ouvre ainsi à l'esprit de sacrifice une carrière
presque illimitée, aussi vaste que nos désirs. Quant au saint abandon, toute âme
intérieure a mille occasions de le mettre en pratique, un religieux en aura
souvent besoin dans la vie de communauté, les supérieurs bien plus encore dans
l'exercice de leur charge. Il faut commencer par faire bon accueil aux croix que
Dieu nous a choisies, et, s'il voit qu'elles ne suffisent pas à notre sainte
ardeur de souffrir, il saura bien, de lui-même, en augmenter le nombre et la
pesanteur .
Ainsi donc, les âmes qui veulent vivre en esprit de victimes n'ont pas besoin,
généralement parlant, de demander la souffrance; elles la trouvent de reste dans
la vie intérieure, les devoirs journaliers, la mortification volontaire et les
dispositions de la Providence. Cette voie modeste n'a pas l'éclat du vœu de
victime, l'esprit de sacrifice y trouve largement son compte; la prudence et
l'humilité y sont peut-être plus en sûreté. Bien entendu, lorsque le
Saint-Esprit lui-même attire une âme à s'offrir en victime, pourvu qu'elle
agisse avec la permission et sous le contrôle des représentants de Dieu, et
qu'elle demeure avant tout zélée pour ses devoirs journaliers, on ne peut lui
objecter ni la témérité ni l'illusion, puisqu'elle obéit à un appel divin. Elle
doit s'attendre à de terribles épreuves. Elle en aura le mérite, et Dieu sera
avec elle.
DEUXIÈME PARTIE
FONDEMENT DU SAINT ABANDON
Le Saint Abandon a pour fondement la charité. Il ne s'agit
plus ici d'un degré inférieur de la conformité à la volonté divine, comme est,
la simple résignation, mais de la remise amoureuse, confiante et filiale, de la
perte totale de notre volonté en celle de Dieu. Or c'est le propre de l'amour
d'unir aussi étroitement les volontés. Ce degré de conformité est même un
exercice très élevé du pur amour, et ne peut se trouver, d'une manière
ordinaire, que dans les âmes avancées qui vivent principalement du pur amour .
Mais comme il exige un parfait détachement, et que la charité a besoin de faire
ici un appel tout spécial à la foi et à la confiance en la Providence, nous
parlerons d'abord du détachement, de la foi et de la confiance; nous terminerons
par l'amour, qui est le principe formel, élicitif, du Saint Abandon.
CHAPITRE PREMIER
LE DÉTACHEMENT
La condition préalable d'une parfaite conformité est le
parfait détachement. Car si notre volonté a de fortes attaches, si elle est
col1ée et comme rivée, quand il faudra la prendre pour l'unir à cel1e de Dieu,
elle ne se laissera pas faire. Pour peu qu'elle soit attachée, el1e opposera
résistance; il y aura des tiraillements et des déchirements inévitables, et nous
serons bien loin d'une conformité prompte et facile, bien loin surtout du
parfait abandon, et cela pour deux raisons: 1° Le Saint Abandon est une totale
union, une sorte d'uniformité de notre volonté avec celle de Dieu, au point que
nous soyons prêts d'avance à tout ce que Dieu voudra, et que nous recevions avec
amour tout ce qu'il fera. Avant l'événement, c'est une attente paisible et
confiante ; après l'événement, c'est la soumission amoureuse et filiale. On voit
par là quel profond détachement cela suppose. Et 2° ce détachement doit être
aussi universel que profond. Car Dieu nous voudra-t-il riches ou pauvres,
malades ou bien portants, dans les consolations ou les épreuves de la piété,
estimés ou méprisés, aimés ou haïs ? Comme il est le Souverain Martre, il a tout
droit de disposer de nous à son gré. Par son bon plaisir, il pourra nous
atteindre dans les biens extérieurs, dans ceux du corps, de l'esprit, de
l'opinion, comme il veut, sans nous consulter, la plupart du temps à
l'improviste. Il faut donc que notre volonté, pour se tenir prête à recevoir
avec amour tous les vouloirs divins, soit constamment détachée de tous ces
genres de biens, détachée des richesses, des parents et amis, détachée de ta
santé, du repos, du bien-être, détachée de ses vouloirs, de la science, des
consolations, détachée de l'estime et de l'affection. Dans toutes ces choses et
autres semblables, elle a besoin d'être toujours et complètement dégagée, ne
cherchant que Dieu et sa très sainte volonté . Moyennant cela, le bon plaisir
divin pourra se manifester même à l'improviste et sous n'importe quelle forme,
on l'embrassera sans peine et de grand cœur.
Qui veut parvenir au Saint Abandon devra donc prendre en haute estime la
mortification chrétienne, de quelque nom qu'on l'appelle : abnégation,
renoncement, esprit de sacrifice, amour de la croix. Il devra s'y exercer de son
mieux, avec une persévérance infatigable, afin d'arriver par cette voie au
parfait détachement et de s'y maintenir à jamais. Car le P. Roothaan le dit à
juste raison : “ Ce serait bien en vain que, sans la mortification, l'on
s'efforcerait de parvenir à l'indifférence, puisque c'est ou par la
mortification seule, ou surtout par la mortification, que l'on peut se faire, se
rendre, se montrer indifférent ” . Mais le P. Le Gaudier ajoute avec non moins
de raison : “ Il n' est pas peu difficile de joindre à l'observation des
préceptes le mépris volontaire des richesses et des biens extérieurs; il est
plus difficile d'y ajouter le mépris de la réputation et de toute gloire; bien
plus encore, de compter pour rien la vie, le corps et la propre volonté. Mais le
plus difficile est de subordonner à la seule volonté et gloire de Dieu ses dons
naturels, les consolations, les goûts spirituels, les vertus, la grâce enfin et
même la gloire ” . Ainsi donc, la voie qui mène au saint abandon est longue et
très ardue. Voilà pourquoi les âmes qui parviennent à ces hauteurs ne sont pas
le grand nombre; pourquoi, au contraire, la multitude reste aux degrés
intermédiaires de la conformité, ou même à la simple résignation. Elle aimerait
pourtant l'abandon parfait, mais elle n'y met pas le prix. Dieu ne demande qu'à
remplir de ses dons les vases vides; malheureusement, parce qu'il en coûte, on
ne fait pas assez le vide. Et là s'applique le beau mot de Taulère, si fort
goûté de saint François de Sales: “ Quand on lui demandait où il avait trouvé
Dieu, c'est là, disait-il, où je me suis laissé moi-même; et où je me suis
trouvé moi-même, c'est là que j'ai perdu Dieu ” .
Mais, parmi toutes les formes de renoncement, qu'il nous soit permis d'en
signaler deux spécialement difficiles, et spécialement indispensables :
l'obéissance et l'humilité. L'infatuation de nous-mêmes et l'attache à notre
volonté ne sont-elles pas les derniers refuges de la nature aux abois, le
suprême obstacle aux progrès et à la paix de l'âme ? Quand on a sacrifié tout le
reste, et les biens extérieurs et ceux du corps, on demeure enlacé, trop
souvent, dans ce double lien de l'orgueil et de la volonté propre. Il faut donc,
pour compléter notre libération, faire appel à l'obéissance et à l'humilité,
deux vertus sœurs qui ne veulent pas être séparées. Mille fois heureux celui qui
s'applique, avec un zèle persévérant, à se détacher de sa volonté, à obéir en
tout et toujours à embrasser la patience, en faisant taire la nature, dans les
choses dures, les contrariétés et les humiliations ! Bien plus heureux encore,
celui qui se trouve content dans tout abaissement et extrémité, se considère en
tout ce qu'on lui enjoint comme un mauvais et indigne ouvrier, et va jusqu'à se
dire et se croire sincèrement, dans l'intime affection de son cœur, le dernier
et le plus vil de tous .
Les âmes très affermies dans l'obéissance et l'humilité éviteront par là même
bien des chocs qui proviennent du manque de vertu. Malgré cela, la souffrance
viendra souvent les atteindre. Elles n'y seront pas insensibles, assurément;
mais elles sont préparées à lui faire bon accueil, et leur humilité même les
dispose et les incline au parfait abandon. Dans le sentiment toujours vivant de
leurs péchés passés, à la façon des âmes humbles et pures, elles rendent hommage
à la Justice infinie qui réclame ce qui lui est dû; elles acceptent avec
reconnaissance la punition de leurs fautes. A chaque épreuve qui leur arrive,
elles disent : Je dois souffrir pour expier. Merci, mon Dieu, ce n'est pas
encore tout ce que j 'ai mérité. Si elles ne craignaient leur faiblesse, elles
ajouteraient volontiers : “ Donnez encore, donnez toujours, pour que je vous
paie ”. Ou bien, considérant les mauvaises inclinations qui leur restent, et
voyant qu'il faut si peu de chose pour leur causer du trouble, elles sentent
qu'elles ont encore un pressant besoin de souffrir et d'être humiliées; elles
accueillent, comme une bonne fortune, l'occasion de mourir à elles-mêmes. Et
parfois, oubliant leur propre peine et ne pensant plus qu'à celle qu' elles ont
causée à Dieu, elles Lui disent comme Gemma Galgani : “ Pauvre Jésus, je vous en
ai trop fait,... mais apaisez-vous, apaisez-vous et revenez à moi ” . Ou avec
une autre âme généreuse : “Ce qui m'est plus pénible (que tous mes tourments
intérieurs), ce qui est une véritable torture, c'est l'offense faite à l'objet
aimé, c'est la peine que je lui ai causée”. Malgré leur innocence et leurs
vertus, ces âmes, inondées de lumière, se voient très indignes de paraître
devant l'infinie Sainteté, et dans leur ardent désir de lui plaire, elles
acceptent volontiers les plus douloureuses purifications. On voit par là
combien l'humilité rend la soumission facile, et dispose au saint abandon.
Au contraire, une âme imparfaite dans l'obéissance et l'humilité s'attire par là
même des difficultés ,sans nombre, et n'est guère préparée à leur faire bon
accueil. Que l'épreuve vienne de Dieu ou des hommes, à moins de sentir qu'on l'a
bien méritée et qu'on en a besoin, on se pose en incompris, on prend des airs de
victime, on regimbe ou l'on boude. On abusera des faveurs divines comme des
épreuves. Notre-Seigneur aurait dit à ce propos : “ L'humilité est aussi
nécessaire à l'âme comblée de grâces que l'eau l'est à la fleur. Pour s'épanouir
et se conserver fraîche et belle,... il faut que cette âme soit imbibée
d'humilité, qu'elle trempe continuellement dans cette eau bienfaisante. Si elle
n'avait que les ardeurs du soleil, bientôt elle se dessécherait, se fanerait et
tomberait ”.
Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus préconise une voie d'enfance spirituelle, toute
d'amour et de confiance. Elle prend nécessairement pour base l'humilité. Sa
pratique, et ses leçons peuvent se résumer en ces quelques mots : aimer Dieu et
lui offrir beaucoup de petits sacrifices, s'abandonner dans les bras de Dieu
comme une enfant, et, pour cela, obéir comme une enfant, être humble comme une
enfant. Elle se fait donc la petite servante de ses sœurs, s'efforce d'obéir à
toutes indistinctement, et n'a d'autre crainte que celle de garder sa volonté.
Elle entend, bien ne pas s'élever par l'orgueil, mais demeurer toujours petite
par l'humilité, si petite que personne ne pense à elle, que tout le monde puisse
la fouler aux pieds, et que le divin Enfant la traite comme un jouet de nulle
valeur . Quelle mort à soi-même, quelle humilité spécialement ne faut-il pas
pour en venir là ? Il n'est pas surprenant que Dieu glorifie une âme si humble
et si généreuse et qu'il en ait fait la grande thaumaturge de nos jours.
Mgr Gay, parlant de cette enfance spirituelle, avait dit : “ Oh! que cela est
parfait ! plus parfait que l'amour des souffrances; car rien n'immole tant
l'homme que d'être sincèrement et paisiblement petit. L'orgueil est le premier
des péchés capitaux : c'est le fond de toute concupiscence, et l'essence du
venin que l'ancien serpent a coulé dans le monde. L'esprit d'enfance le tue bien
plus sûrement que l'esprit de pénitence. L'homme se retrouve aisément quand il
lutte avec la douleur; il peut s'y croire grand, et s'y admirer lui-même; S’il
est vraiment enfant, l'amour-propre est désespéré... Pressez ce fruit de la
sainte enfance, vous n'en ferez jamais sortir que l'abandon. Un enfant se livre
sans défense et s'abandonne sans résistance. Que sait-il ? Que peut-il ? Que
comprend-il ? Que prétend-il savoir et comprendre, et pouvoir ? C'est un être
dont on est absolument maître. Aussi avec quelles précautions on le traite, et
quelles caresses on lui fait ! Traite-t-on jamais ainsi ceux qui se conduisent
eux-mêmes ”.
CHAPITRE II
LA FOI A LA PROVIDENCE
“ Le juste vit de la foi ” , et, pour s'élever jusqu'au saint
abandon, il faut qu'il soit pénétré d'une foi vive et profonde. Or la foi
s'éclaire à mesure que l'on se purifie et que l'on grandit en vertu. Mais elle
devient spécialement lumineuse et pénétrante, quand, on est parvenu à la voie
unitive, à ce degré d'avancement où l'âme, bien pure et déjà riche de- vertus,
vit principalement d'amour et d'intimité avec Dieu. Alors les ombres sont moins
épaisses, le voile devient transparent; Dieu, toujours caché, laisse deviner sa
présence, et fait sentir parfois très vivement son amour et ses tendresses; à
l'exemple de Moïse, on traite avec l'Invisible comme si on le voyait . Moyennant
cette foi vive, l'abandon est facile; sans elle, on ne s'y élèverait pas d'une
manière habituelle.
Nous ne parlerons ici que de la foi à la Providence. Rien
n'arrive en ce monde que par l'ordre ou la permission de Dieu. Rien n'existe que
par lui. Et tout ce qu'il a créé, il le conserve et le gouverne avec amour pour
le conduire à sa fin. Pendant qu'il régit les astres et préside aux révolutions
de la terre, il concourt aux travaux de la fourmi, au moindre mouvement des
insectes qui pullulent dans l'air, de ces millions d'atomes qui vivent dans une
goutte d'eau. Sans lui, pas une feuille ne s'agite, pas un brin d'herbe ne
meurt, pas un grain de sable n'est emporté par le vent. Il veille avec
sollicitude sur les oiseaux du ciel, sur le lis des champs; et, comme nous
valons mieux qu'une foule de passereaux, il ne saurait oublier ses enfants de la
terre. Au père de famille lui-même, à la plus attentive des mères, il échappera
mille détails; mais Dieu possède, en son intelligence infinie, le secret de
pourvoir sans peine aux plus menus incidents comme aux événements les plus
graves. C'est au point que “ tous nos cheveux sont comptés et il n'en tombe pas
un seul sans la permission de notre Père qui est aux cieux ” . Y a-t-il rien
d'insignifiant comme la chute d'un de nos cheveux ? Cependant Dieu y pense. A
plus forte raison, “ j'ai faim, Dieu, y pense; j'ai soif, Dieu y pense;
j'entreprends un travail, Dieu y pense; je dois choisir un état de vie, Dieu y
pense; dans cet état, certaines difficultés se rencontrent, Dieu y pense; pour
résister à telle tentation ou remplir tel devoir, j'ai besoin de telle grâce,
Dieu y pense; dans le cours de mon voyage vers l'éternité, il me faut le pain
quotidien de l'âme et du corps, Dieu y pense; quand arriveront mes derniers
jours, un redoublement de grâces me sera nécessaire, Dieu y pensera; me voici
sur mon lit de mort, à mon dernier soupir, si on ne vient à mon secours je suis
perdu, Dieu y pense ” . Et ainsi, moi qui ne suis qu'un atome insignifiant dans
le monde, j'occupe jour et nuit, sans cesse et partout, la pensée et le cœur de
mon Père qui est aux cieux. Oh! que cette vérité de foi est profondément
touchante et pleine de réconfort !
Mais si la Providence combine elle-même ses desseins sur moi,
elle en confie l'exécution, au moins pour une large part, aux causes secondes.
Elle emploie le soleil, le vent, la pluie; elle met en mouvement le ciel et la
terre, les éléments insensibles et les causes intelligentes. Mais comme les
créatures n'ont d'action sur moi qu'autant qu'il leur en donne, je dois voir en
chacune d'elles un réceptacle de la Providence et l'instrument de ses desseins.
Par conséquent, “ dans le froid qui me saisit, je découvrirai la Providence;
dans la chaleur qui me dilate, la Providence; dans le vent qui souffle et pousse
mon navire loin ou près du port, la Providence; dans le succès qui m'encourage,
la Providence; dans l'adversité qui m'éprouve, la Providence; dans cet homme qui
me fait de la peine, la Providence; dans cet autre qui me fait plaisir, la
Providence; dans cette maladie, dans cette guérison, dans cette tournure que
prennent les affaires publiques, dans ces persécutions, dans ces triomphes, la
Providence; toujours la Providence ” . Rien n'est plus juste que de voir ainsi
Dieu en toutes choses, et combien cette manière de faire n'est-elle pas
reposante et sanctifiante !
Notre Père des cieux est vraiment un Dieu caché. De même
qu'il a voilé sa Parole sous la lettre des Saintes Écritures, et que
Notre-Seigneur enveloppe sa présence sous les espèces eucharistiques, ainsi
Dieu, voulant rester invisible pour nous donner le mérite de croire, nous cache
son action sous l'action des créatures. “ Voici une maladie qui nous saisit.
Quelle en est la cause? En apparence, c'est un caprice de l'air, c'est la
rigueur de la saison; en réalité, c'est Dieu qui a commandé aux éléments de nous
rendre malades. Toutefois ce Dieu s'est tenu dans l’ombre, et nous n'avons pas
vu son geste. Cependant, la maladie suit son cours : ou bien elle s'aggrave, ou
bien elle cède aux remèdes. De cette aggravation ou de cette guérison, qui est
l'auteur ? Le médecin, disons-nous, et son habileté ou son imprudence. Peut-être
! mais la vérité est que Dieu plane au-dessus des causes secondaires, et que
c'est lui, lui seul en définitive, qui fait que l'on guérit ou que l'on meurt.
Oui, mais nous ne le voyons pas; et ce grand Dieu continue à ne pas se
montrer... Et il nous est d'autant plus difficile de découvrir l'Agent suprême
que souvent les causes secondaires se montrent plus au grand jour ” .
Avec une foi vive, on regarde les créatures non en
elles-mêmes, mais dans la cause première de qui elles tiennent leur action; on
devine comment “ Dieu les meut, les mêle, les assemble, les oppose, les pousse
vers le même but par des voies contraires”. On entrevoit le Saint-Esprit se
servant des hommes et des choses, pour écrire dans les âmes un Évangile vivant.
Ce livre ne sera pleinement compris qu'au grand jour de l'éternité; ce qui nous
paraît si confus, si inintelligible, alors nous ravira; dès maintenant, bien
persuadé que “ tout a ses raisons, ses mesures, ses rapports dans ce divin
ouvrage”, on s'incline avec respect comme devant la Sainte Écriture, on adore le
Dieu caché et l'on s'abandonne à sa Providence . Mais, avec une foi faible,
comment voir Dieu dans les malheurs qui nous frappent, et principalement
derrière la malice des hommes ? On rejette tout sur le hasard, sur la mauvaise
fortune, et l'on regimbe.
Le hasard n'est qu'un mot vide de sens, ou plutôt c'est “
l'incognito de la Providence ” , pour les hommes de foi mais c'est une
laïcisation de la Providence, à l'usage des mauvais cœurs, qui veulent
s'affranchir de la soumission, de la prière et de la reconnaissance. “ Rien ne
se fait dans notre vie par des mouvements de hasard... Mais tout ce qui arrive
contre notre volonté, sachez-le bien, n'arrive que suivant la volonté de Dieu,
d'après sa providence, l'ordre qu'il a posé, le consentement qu’il donne et les
lois qu'il a établies ”. Ainsi parle saint Augustin . “ Il y a certes des cas
fortuits, des accidents inopinés; mais ils ne sont fortuits, inopinés que pour
nous... ils sont, en réalité, un. dessein de la Providence souveraine, qui range
et réduit toutes choses à son service ”. “Dieu, en menant ses créatures, ne leur
dit pas ses desseins. Elles vont, elles viennent chacune dans leur voie. La
fatalité veut qu'en route celle-ci rencontre l'occasion de faire fortune,
celle-là une cause de pertes et de ruine. La fatalité, oui, pour l'homme qui n'a
pas vu toutes les combinaisons; mais pour Dieu qui a provoqué juste à point les
circonstances, tout a été providentiel ”.
Dans les malheurs qui nous frappent, c'est Dieu qu'il faut
voir. “Je suis le Seigneur, nous dit-il par la bouche d'Isaïe, je suis le
Seigneur et il n'en est point d'autre; c'est moi qui forme la lumière et qui
crée les ténèbres, qui fais la paix et qui crée les maux ”. “C'est moi, avait-il
dit auparavant par Moïse, c'est moi qui fais mourir, et c'est moi qui fais
vivre; c'est moi qui blesse et c'est moi qui guéris ”. “ Le Seigneur ôte et
donne la vie, est-il dit encore dans le cantique d'Anne, mère de Samuel; il
conduit au tombeau et il en retire; le Seigneur fait le pauvre et le riche, il
abaisse et il élève ”. “ Arrivera-t-il quelque mal, dit Amos, qui ne vienne du
Seigneur ” ? “ Les biens et les maux, assure le Sage, la vie et la mort, la
pauvreté et les richesses viennent de Dieu ” .
J'admets cela, dira-t-on peut-être, pour la maladie et la
mort, le froid et le chaud, et mille accidents semblables produits par des
causes dépourvues de liberté : car ces causes obéissent toujours à Dieu. Au
contraire, l'homme lui résiste; lorsque quelqu'un parle mal de moi, qu'il me
ravit mes biens, qu'il me frappe, qu'il me persécute, comment pourrais-je voir
en ces mauvais procédés la main de Dieu, puisque, loin de les vouloir, il les
défend ? Je ne puis donc les attribuer qu'à la volonté de l'homme, à son
ignorance ou à sa malice. C'est en vain qu'on se retrancherait derrière ce
raisonnement pour ne pas s'abandonner à la Providence. Car Dieu lui-même s'en
est expliqué, et nous devons croire, sur sa parole infaillible, qu'il agit dans
ces sortes d'événements aussi bien que dans les autres; rien n'y arrive que par
sa volonté.
Quand il veut punir les coupables, il choisit qui bon lui
semble, les hommes ou les démons. David pèche, et c'est dans la maison du prince
et parmi ses enfants que Dieu suscitera les instruments de sa justice . Chaque
fois que les Israélites s'endurciront dans le mal, le Seigneur leur annoncera
qu'il s'est Choisi les peuples voisins, tantôt l'un, tantôt l'autre, pour les
réduire au devoir par un terrible châtiment. Assur, en particulier, “ sera la
verge de la fureur divine, et sa main l'instrument de l'indignation de Dieu ” .
Notre-Seigneur prédit la destruction de Jérusalem, déicide et impénitente; Titus
sera manifestement le bras de Dieu pour la renverser de fond en comble et n'y
pas laisser pierre sur pierre . Plus tard, Attila. pourra se dire avec raison le
fléau de Dieu. Saül pèche avec obstination : l’Esprit de Dieu se retire de lui,
et un esprit mauvais, envoyé par le Seigneur, le saisit et l'agite .
Pour éprouver les justes et les Saints, Dieu emploie la malice des démons et la
perversité des méchants. Job perd ses enfants et ses biens, il tombe de
l'opulence dans la misère et il dit : “ Le Seigneur m'avait tout donné, la
Seigneur m'a tout ôté; il n'est arrivé que ce qui lui a plu; que le nom du
Seigneur soit béni ” ! Comme saint Augustin le remarque à propos, il ne dit
pas: “ Le Seigneur a donné, le diable a ôté; mais le Seigneur a donné, le
Seigneur a ôté; tout s'est passé comme il a plu au Seigneur et non pas au démon.
Rapportez donc à Dieu tous les coups qui vous frappent; car le diable lui-même
ne vous peut rien sans la permission d'en-haut ” . Les frères de Joseph, en le
vendant, commettent la plus noire iniquité; mais il attribue tout à la
Providence, et s'en explique à maintes reprises: “ C'est le Seigneur qui m'a
envoyé en Egypte avant vous pour votre salut… Vous avez eu de mauvais desseins
contre moi; mais ce n'est pas par votre volonté que je suis ici; c'est par celle
de Dieu, à laquelle nous ne pouvons résister ” . Lorsque Séméi poursuivait de
ses malédictions David fugitif et lui jetait des pierres, le saint roi ne veut
voir en cela que l'action de la Providence, et il calme l'indignation de ses
serviteurs en leur disant: “ Laissez-le faire, Dieu lui a commandé de me maudire
”, c'est-à-dire le Seigneur l'a choisi pour me châtier.
Dans la Passion du Sauveur, les Juifs qui l'accusent, Judas
qui le trahit, Pilate qui le condamne, les bourreaux qui le tourmentent, les
démons qui excitent tous ces malheureux, sont bien la cause immédiate de cet
horrible crime. Mais, à leur insu, c'est Dieu qui a tout combiné, ils ne sont
que les exécuteurs de ses desseins. Notre-Seigneur le déclare formellement: “ Ce
calice, c'est son Père qui le lui a présenté... Pilate n'aurait aucun pouvoir
s'il ne lui avait été donné d'en-haut. Mais l'heure de la Passion est venue,
l'heure laissée par le ciel à la puissance des ténèbres ” . Et saint Pierre
l'affirme après son Maître : “ Hérode et Pilate, les Gentils et le peuple
d'Israël, se sont ligués dans cette cité contre Jésus votre très saint Fils;
mais c'est pour accomplir les décrets de votre sagesse ” . Ainsi donc la Passion
est l'œuvre de Dieu, et même son chef-d'œuvre. “ C'est chose indubitable, la
volonté de Dieu est là ; cette volonté toute lumineuse est cachée dans cette
nuit profonde; cette volonté invincible est l'âme de cette totale défaite; cette
volonté si juste, si bonne, si aimante, reste reine et maîtresse dans ce
châtiment sans mesure et absolument immérité par celui à qui on l'inflige; enfin
cette volonté trois fois sainte est au fond de ce prodige d'iniquité. Nous
vivons dans cette foi, ... et il nous semble ensuite exorbitant de reconnaître
cette volonté de Dieu, je ne dis pas dans les maux de la Sainte Eglise ou les
calamités publiques, mais dans ces pertes particulières, dans ces humiliations,
ces déceptions, ces contretemps, ces petits maux, ces riens que nous nommons nos
croix et qui sont nos épreuves habituelles ” !
Et pourquoi la main de Dieu n'y serait-elle pas ? Il y a deux
éléments dans le péché : le matériel de l'acte, et le formel. Le matériel n'est
que l'exercice naturel de nos facultés. Dieu y apporte son concours, comme à
tous nos actes. Et il le faut bien : car, s'il le refusait, nous serions réduits
à l'impuissance, et Dieu, qui a jugé bon de nous donner la liberté, pratiquement
nous la retirerait. Mais ce qui fait le mérite ou la faute, c'est le formel de
l'acte; et, dans le péché, le formel est le défaut volontaire de conformité de
l'acte avec la volonté de Dieu. Ce défaut n'est pas un acte, c'en est l'absence.
Dieu n'y concourt pas; au contraire, il a tracé des préceptes, il a fait des
promesses et des menaces, il offre sa grâce, il sollicite l'âme pour l'amener à
son devoir; il a donc tout fait pour empêcher le péché, sauf qu'il ne veut pas
aller jusqu'à violenter la liberté. Malgré ce que Dieu a fait, l'homme, abusant
de son libre arbitre et n'a pas adapté sa volonté à celle de Dieu. Dieu donc n'a
prêté son concours qu'au matériel de l'acte. Il n'a pas concouru au péché,
considéré comme tel ; il l'a permis, en tant qu'il ne l'a pas empêché par
violence; cette permission n'est pas une autorisation, car il déteste la faute,
et se réserve de la punir en temps opportun. Mais, en attendant, il entre dans
ses desseins de faire tourner le mal au bien de ses élus; il utilise pour cela
la faiblesse et la malice des hommes, leurs fautes même les plus noires. Tel un
père qui, voulant corriger son fils, saisit la première verge qui lui tombe sous
la main, puis il la jette au feu; tel encore un. médecin qui prescrit des
sangsues à son malade; elles ne songent qu'à se repaître de sang, et cependant.
le patient les supporte avec confiance, parce que le médecin a su en limiter le
nombre et en localiser l'action.
Ainsi donc, la foi à la Providence demande qu'en toute
occasion l'on remonte jusqu'à Dieu. “ Voici un juste qui est persécuté : Dieu le
veut ! Voici un chrétien que sa religion appauvrit : Dieu le veut ! Voici un
impie que son irréligion enrichit : Dieu le veut ! Que m'arrivera-t-il, si je
suis fidèle à mon devoir ? Ce que Dieu voudra ” . Nos pertes, nos afflictions,
nos humiliations, nous ne devons jamais les attribuer ni au démon, ni aux
hommes, mais à Dieu, comme à leur vraie source. Les hommes peuvent en être la
cause immédiate; serait-ce par une faute inexcusable, Dieu hait la faute; mais
il veut l'épreuve qui en résulte pour nous. “ Convenez que si, derrière tant
d'accidents de tout genre dont la vie est remplie, nous savions reconnaître
cette volonté de Dieu, nous ne condamnerions pas nos anges à voir en nous tant
d'étonnements peu respectueux, tant de scandales sans fondements, tant de
colères injustes, tant de découragements injurieux à Dieu, hélas ! et tant de
désespoirs qui parfois risquent de nous perdre ”.
CHAPITRE III
CONFIANCE EN LA PROVIDENCE
“ La volonté de l'homme est étonnamment soupçonneuse, en
sorte qu'elle se fie à elle seule pour l'ordinaire, et qu'elle craint toujours
pour elle-même du vouloir et de la puissance d autrui. Ce qu'on a de précieux,
fortune, honneur, réputation, sauté, vie même, on ne le remettrait pas entre les
mains d'un autre, à moins d'avoir une grande confiance en lui. Pour l'exercice
de la charité (et du saint abandon), il faut donc une pleine confiance en Dieu ”
. Dès lors on ne saurait trouver le parfait abandon, d'une manière habituelle en
dehors de la voie unitive; car c'est là seulement que la confiance en Dieu
arrive à sa plénitude.
La sagesse de l'homme est courte en ses vues; sa volonté est
faible, changeante et sujette à mille défaillances; et, par suite, au lieu
d'avoir confiance en nos lumières, et de nous défier de tous, même de Dieu, nous
devrions le supplier, l'importuner, pour que sa volonté se fasse et non pas la
nôtre. Car “ sa volonté est bonne, bonne en elle-même, bienfaisante pour nous,
bonne comme le bon Dieu, et je dirai, forcément bienfaisante ”.
Quel est Celui qui veille sur nous avec amour, et qui dispose
de nous par sa Providence? C'est le bon Dieu. Il est tellement bon, qu'il est la
bonté par essence, et la Charité même, et, dans ce sens, “ personne n'est bon
que Dieu seul ”. Il a paru des Saints qui ont merveilleusement participé à cette
bonté divine. Et cependant les meilleurs parmi les hommes n'ont eu qu'un
ruisseau, une rivière, ou tout au plus un fleuve de bonté, tandis que Dieu est
l'Océan de la bonté, une bonté inépuisable et sans limites. Après qu'il aura
versé sur nous des bienfaits presque innombrables, qu'on ne le croie ni fatigué
de se répandre, ni appauvri par ses dons : il lui reste encore infiniment de
bonté à dépenser. A vrai dire, plus il donne, plus il s'enrichit; car il y gagne
d'être mieux connu, aimé et servi, du moins par les nobles cœurs. Il est bon
pour tous : “ Il fait luire son soleil sur les bons et les méchants, il fait
tomber la pluie sur les justes et les pécheurs.” . Il ne se lasse pas d'être bon
: à la multitude de nos fautes il oppose “ la multitude de ses p1iséricordes ” ,
pour nous conquérir à force de bonté. Il faut bien qu'il punisse, car il est
infiniment juste comme il est infiniment bon; mais, “alors même qu'il se fâche,
il n'oublie pas la miséricorde ” .
Ce Dieu si bon, c'est “ notre Père qui est aux Cieux ” .
Comme il affectionne ce titre de Dieu bon et nous rappelle à satiété ses
miséricordes, de même il aime à se proclamer notre Père. Parce qu'il est si
grand et si saint, et nous si petits et si pécheurs, nous aurions eu peur de
lui; pour gagner notre confiance et notre affection, il ne cesse de nous
répé-ter, dans nos Saints Livres, qu'il est notre Père et le père des
miséricordes . “ C'est de lui que toute paternité dérive au Ciel et sur la terre
” , et per-sonne n'est père comme notre Père des Cieux. Il est père par le
dévouement, mère par la tendresse. Ici-bas, rien n’est comparable au cœur d'une
mère pour l'oubli de soi, l'affection profonde, la miséri-corde inlassable; rien
n'inspire autant la confiance et l'abandon. Et cependant Dieu surpasse
infiniment pour nous la meilleure des mères. “ Une femme peut-elle oublier son
enfant, n'avoir pas compassion du fruit de ses entrailles ? Et quand même elle
l'oublierait, moi je ne vous oublierai pas ” . “ Celui qui a aimé le monde au
point de lui donner son Fils unique ” , que pourrait-il nous refuser ? Il sait
bien mieux que nous de quoi nous avons besoin pour le corps et pour l'âme : il
veut être prié, mais il nous reprochera seulement de ne pas demander assez , et
il ne donnera pas une pierre à son enfant qui lui demande du pain . Et s'il faut
qu'il sévisse pour nous empêcher de courir à notre perte, c'est son cœur qui
arme son bras : il mesure les coups, et dès qu'il le jugera bon, il essuiera nos
larmes et versera le baume sur la blessure. Croyons à l'amour de Dieu pour nous,
et ne doutons jamais du cœur de notre Père.
C'est notre Rédempteur qui veille sur nous. Il est plus qu'un frère, plus qu'un
incomparable ami, c'est le médecin de nos âmes, notre Sauveur par état. Il est
venu “ sauver le monde de leurs péchés ” , guérir les maladies spirituelles,
nous apporter “ la vie et une vie plus abondante ” , “ allumer sur la terre le
feu du ciel ” . Nous sauver, voilà son rôle, sa mission, sa raison d'être;
réussir dans cette mis-sion, voilà sa gloire et son bonheur. Pourrait-il se
désintéresser de nous ? Sa vie de travaux et d'humi-liations, son corps sillonné
de blessures, son âme abreuvée de douleur, le Calvaire et l'autel; tout nous
montre qu'il a fait pour nous des folies d'amour. “ Il nous a achetés à si haut
prix ” ! Comment ne lui serions-nous pas chers ? En qui aurions-nous confiance,
si ce n'est en ce doux Sauveur sans lequel nous étions perdus ? N'est-il pas,
d'ailleurs, l'époux de nos âmes ? Dévoué, tendre et miséricordieux à l'égard de
chacune, il chérit d'une prédilection mar-quée celles qui ont tout quitté pour
ne s'attacher qu'à lui seul; il fait ses délices de les garder près de son
tabernacle, et de vivre avec elles dans la plus douce intimité.
“ Vous êtes dans l'affliction, dit le P. de la Colom-bière : songez que Celui
qui en est l'auteur est Celui même qui a voulu passer toute sa vie dans les
dou-leurs, pour vous en épargner d'éternelles; Celui dont l'Ange est toujours à
vos côtés, veillant par son ordre sur toutes vos voies; Celui qui sur nos autels
prie sans cesse, et se sacrifie mille fois le jour en votre faveur; Celui qui
vient à vous avec tant de bonté dans le sacrement de l'Eucharistie; Celui qui
n'a pas de plus grand plaisir que de s'unir à vous, que de converser avec vous.
Mais, il me frappe cruellement, il appesantit sa main sur moi. - Que
craignez-vous d'une main qui a été percée, qui s'est laissé attacher à la croix
pour vous ? - Il me fait marcher par un chemin épineux. S’il n'y en a pas
d'autre pour aller au Ciel, aimez-vous mieux périr pour toujours que de souffrir
pour un temps ? N'est-ce pas cette même voie qu'il a tenue avant vous et pour
l'amour de vous ? y trouvez-vous une épine qu'il n'ait rougie de son sang ? Il
me présente un calice plein d'amertume.
Oui, mais songez que c'est votre Rédempteur qui vous le présente. Vous aimant
autant qu'il le fait, pourrait-il se résoudre à vous traiter avec rigueur, s'il
n'y avait ou une utilité extraordinaire ou une pressante nécessité ” ?
Bon et saint comme il est, il n'agit sur nous que pour les fins les plus nobles
et les plus bienfaisantes. “ Son but est et sera immuablement un ” : la gloire
de Dieu. “ Le Seigneur a fait toutes choses pour lui-même ”, nous dit l'Écriture
(Prov., XVI, 4). Et ne nous en plaignons pas, puisque cette gloire n'est autre
chose que la joie de nous donner l'éternelle joie, le bonheur de nous assurer
l'éternel bonheur... L'univers ayant pour fin la glorification de Dieu par la
béatification de la créature raisonnable, il s'ensuit qu'au second plan la fin
de toutes choses, au moins sur la terre, est l'Église catholique, puis-qu'elle
est la Mère du Salut. Toutes les choses ter-restres, toutes, jusqu'aux
persécutions, sont faites ou permises par Dieu pour le plus grand bien de
l'Église... Et, dans l'Église même, tout est ordonné en vue du bien des élus,
puisque la gloire de Dieu ici-bas se confond avec le salut éternel de l'homme.
D'où il faut conclure qu'au troisième plan, l'invariable terme des évolutions et
révolutions d'ici-bas n'est autre que l'arrivée des élus à leur éternelle
destinée; de telle sorte que nous verrons peut-être dans le ciel des pays
entiers remués pour le salut, d'une portion d'élite... N'est-ce pas une chose
adorable que de voir Dieu gouverner le monde, dans l'unique but de faire des
heureux et de se réjouir en eux ” ?
La volonté de Dieu, c'est donc la sanctification des âmes .
Il n'y a pas une seconde où, sur un point quel-conque de l'univers, on puisse le
surprendre s'occu-pant à autre chose. Voilà le pourquoi de tous ces événements,
grands et petits, qui agitent en sens divers les nations, les familles, les
existences privées. Voilà pourquoi Dieu me veut malade aujourd'hui, contredit,
humilié, oublié, pourquoi il me ménage cette rencontre heureuse, il m'amène
cette difficulté. il me fait heurter contre cette pierre et me livre à cette
tentation. C'est son amour, son désir de mon plus grand bien, qui règle toutes
ses démarches. Avec quelle confiance et quelle docilité ne devrions--nous pas
nous laisser faire et correspondre, si nous comprenions mieux ses voies
miséricordieuses ? D'au-tant plus qu'il met sans cesse au service de sa bonté
paternelle une infinie puissance, une sagesse ! impec-cable. II sait, en effet,
la fin particulière de chaque âme, le degré de gloire qu’il lui destine au ciel,
la mesure de sainteté qu'il lui a préparée. Pour parve-nir au terme et devenir
parfaite, il sait quels chemins elle doit suivre, quelles épreuves traverser,
quelles humiliations subir. Cette myriade d'événements dont sera formée la trame
de notre existence, sa Providence en tient le fil, elle mène tout vers la fin
voulue. Du côté de Dieu qui en dispose, rien qui n'y soit lumière, sagesse,
grâce, amour et salut. Or, infi-niment puissant comme il est, tout ce qu'il
veut, il le peut. Il est le Maître, il a en son pouvoir la vie et la mort, il
conduit aux portes du tombeau et il en ramène . Il y a chez nous des ombres et
des clartés, des temps de paix et des temps d'affliction; il y a des biens et
des maux; tout vient de lui, il n'y a absolument rien où sa volonté ne demeure
souve-raine maîtresse . Il fait tout selon son libre con-seil , et, dès lors
qu'il a décrété de sauver Israël, il n'y a personne qui puisse résister à sa
volonté , personne qui puisse lui faire changer ses desseins ; contre le
Seigneur, il n'y a ni sagesse, ni prudence, ni profondeur de conseils .
Il est vrai qu'il dispose des êtres raisonnables en respectant leur libre
arbitre. Ils peuvent donc oppo-ser leurs volontés à la sienne, et paraître la
tenir en échec. Mais, en réalité, la résistance des uns, l'obéissance des
autres, lui sont connues de toute éternité, il en a tenu compte en établissant
ses plans ; il trouve, dans les ressources infinies de sa toute- puissante
sagesse, la plus grande facilité pour changer les obstacles en moyens, pour
faire servir à notre bien les machinations que l'enfer et les hommes ourdissent
afin de nous perdre. “ Ce que j'ai résolu, dit le Seigneur dans Isaïe, demeurera
stable, et ma volonté s'accomplira en toutes choses ” . Vous aurez beau faire,
il faut que la volonté de Dieu s'exé-cute : il vous laisse agir selon votre
libre arbitre, sauf à rendre à chacun selon ses œuvres; mais tous les moyens que
vous emploierez pour éluder ses desseins, il saura les faire servir à
l'accomplissement de ces mêmes desseins . “ Dès lors, que pouvons--nous craindre
? Que ne devons-nous pas espérer, étant enfants d'un Père si riche en bonté pour
nous aimer et vouloir sauver, si savant pour préparer les moyens convenables à
cela, et si sage pour les appliquer, si bon pour vouloir, si clairvoyant pour
ordon-ner, si prudent pour exécuter ”.
CHAPITRE IV
CONFIANCE (Suite). – RÉPONSE A QUELQUES OBJECTIONS
“ Les pensées de Dieu ne
sont pas nos pensées; autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant les
voies du Seigneur le sont au-dessus des nôtres”. De là surgissent des
malentendus sans nombre entre la Providence et l'homme qui n'est pas assez riche
de foi et d'abnégation. Nous en signalerons quatre.
1° La Providence se tient dans l'ombre, afin de nous laisser croire, et nous
voudrions voir. Dieu se dissimule derrière les causes secondes ; plus celles-ci
se montrent, plus il demeure caché. Sans lui elles ne peuvent rien, elles
n'existeraient même pas; nous le savons, et cependant, au lieu de remonter
jusqu'à lui, nous avons le tort de nous arrêter au fait extérieur, agréable ou
fâcheux, plus ou moins enveloppé de mystère. Il évite de nous dire le but
particulier qu'il poursuit, les voies par où il nous y mène et le chemin déjà
parcouru. Loin d'avoir une confiance aveugle en Dieu, nous voudrions savoir,
nous oserions presque lui demander des explications. Est-ce qu'un petit enfant
s'inquiète de savoir où sa mère le conduit, pourquoi elle choisit tel chemin
plutôt qu'un autre ? Le malade ne va-t-il pas jusqu'à confier sa santé, sa vie,
l'intégrité de ses membres, à son médecin, à son chirurgien ? Ce n'est qu'un
homme, mais on a confiance en lui, à cause de son dévouement, de sa science et
de son habileté. Ne devrions-nous pas avoir infiniment plus de confiance en
Dieu, le médecin tout-puissant, le sauveur incomparable ? Au moins, quand tout
se fait sombre autour de nous et que nous ne savons plus où nous en sommes, nous
voudrions un rayon de lumière; ah ! si nous savions au moins que c'est la grâce
qui opère et que tout va bien ! Mais, pour l'ordinaire, on ne se rendra, pas
compte du travail du divin Décorateur, avant qu'il soit achevé. Dieu veut que
l'on se contente de la pure foi, et qu'on se fie à lui, d'un cœur tranquille,
en pleine obscurité. Première cause de souffrance !
2° La Providence a d'autres vues que nous, et sur le but à poursuivre et sur les
moyens de l'atteindre. Tant que nous n'avons pas entièrement perdu l'esprit du
siècle, nous voudrions trouver le ciel ici-bas, ou du moins y aller par un
chemin de roses. De là vient qu'on s'attache, plus que de raison, à l'estime des
gens de bien, à l'affection des siens, aux consolations de la piété, à la
tranquillité intérieure, etc., et que l'on goûte si peu l'humiliation, les
contrariétés, la maladie, l'épreuve sous toutes ses formes. Les consolations et
le succès nous apparaissent plus ou moins comme la récompense de la vertu, la
sécheresse et l'adversité comme le châtiment du vice; nous sommes étonnés de
voir souvent le méchant prospérer, le juste souffrir ici-bas. Dieu, au
contraire, n'entend pas, nous donner le paradis sur terre, mais nous le faire
mériter, et nous le faire mériter aussi beau que possible. Si le pécheur
s'obstine à se perdre, il est nécessaire qu'il reçoive dans le temps la
récompense du peu de bien qu'il fait. Quant aux élus, ils auront leur salaire au
ciel; l'essentiel, en attendant, c'est qu'ils se purifient, qu'ils se
sanctifient, qu'ils s'enrichissent de mérites. L'épreuve est si bonne à cette
fin ! N'écoutant que son austère et très sage affection, Dieu travaillera donc à
reproduire en nous Jésus crucifié, pour nous faire régner avec Jésus glorifié.
Qui ne connaît, du reste, les béatitudes préconisées par le divin Maître ? Aussi
la Croix sera-t-elle le présent qu'il offrira le plus volontiers à ses amis. “
Considère ma vie toute pleine de souffrances, dit-il à sainte Thérèse; sois
persuadée que celui qui est le plus aimé de mon Père est aussi celui qui en
reçoit le plus de croix; la mesure de son amour est aussi la mesure des
souffrances qu'il lui envoie. En quoi pourrais-je mieux vous témoigner ma
prédilection qu'en désirant pour vous ce que j'ai, désiré pour moi-même ” ?
Langage divinement sage, mais combien peu compris ! Et c'est la seconde cause
des malentendus.
3° La Providence frappe des coups vigoureux, et la nature se plaint. Nos
passions bouillonnent, l’orgueil nous séduit, notre volonté se laisse
entraîner. Profondément blessés par le péché, nous ressemblons à un malade qui a
un membre gangrené. Nous voyons bien qu'il n'y a de salut pour nous que dans une
amputation; mais nous n'avons pas le courage de la faire de nos propres mains.
Dieu, dont l’amour ne connaît pas la faiblesse, veut bien nous rendre ce
douloureux service. En conséquence, il nous enverra des contrariétés imprévues,
ces délaissements, ces mépris, ces humiliations, une perte dans nos biens, une
maladie qui nous mine : autant, d'instruments, avec lesquels il lie, il serre le
membre gangrené, il le frappe au bon endroit, il coupe, il enfonce bien avant
dans le vif. La nature pousse des cris; mais Dieu ne l'écoute pas, parce que ce
rude traitement, c'est la guérison, c'est la vie. Ces maux qui nous arrivent du
dehors sont envoyés pour abattre ce qui se soulève au dedans, pour mettre des
bornes à notre liberté qui s'égare, un frein à nos passions qui s'emportent.
Voilà pourquoi Dieu permet qu'il s'élève de toutes parts des obstacles à nos
desseins; c'est pour cela que nos emplois auront tant d'épines, que nous ne
jouirons jamais de la tranquillité si désirée, que nos Supérieurs feront souvent
tout le contraire de nos volontés. C'est pour cela que la nature a tant
d'infirmités, les affaires tant d'ennuis, les hommes tant d'injustices, leurs
humeurs tant d'importunes inégalités. Nous sommes attaqués à droite et à gauche
par mille oppositions différentes, afin que notre volonté, qui n'est que trop
libre, ainsi exercée, pressée, fatiguée de toutes parts, se détache enfin
d'elle-même et ne cherche plus que la seule volonté de Dieu . Mais elle se
refuse à mourir, et c'est la troisième cause de dissentiments.
4° La Providence emploie parfois des moyens déconcertants. “ Ses jugements sont
incompréhensibles ” ; nous ne saurions ni en pénétrer les motifs, ni
reconnaître les voies qu'elle choisit pour les mettre à exécution. “ Dieu
commence par réduire à rien ceux qu'il charge de quelque tâche ; la mort est la
route ordinaire par laquelle il mène à la vie ; nul ne comprend par où il passe
” ; Et, d'ailleurs, comment son action va-t-elle contribuer au bien de ses
fidèles ? Nous ne le voyons pas; et souvent même nous croyons voir le contraire.
Mais adorons la divine Sagesse qui a parfaitement combiné toutes choses; soyons
bien persuadés que les obstacles mêmes lui serviront de moyens, et qu'elle
arrivera toujours à tirer des maux qu'elle permet l'invariable bien auquel elle
vise, c'est-à-dire les progrès de l’Eglise et des âmes, pour la gloire de son
Père.
En conséquence, si c'est à la lumière de Dieu que nous envisageons les choses,
nous arriverons à cette conclusion qu'en ce monde souvent les maux ne sont pas
des maux, les biens ne sont pas des biens; il y des malheurs qui sont des coups
de la Providence, et des succès qui sont un châtiment.
Citons quelques exemples entre mille, pour mettre ces vérités dans tout leur
jour. Dieu s'engage à faire d’Abraham le père d'un grand peuple, à bénir toutes
les nations dans sa race, et voilà qu'il lui commande d’immoler le fils de la
promesse; a-t-il oublié sa parole ? Assurément non; mais il veut éprouver là foi
de son serviteur, et il lui arrêtera le bras à temps. Il entend soumettre à
Joseph la terre des Pharaons : il commence par l'abandonner à la malice de ses
frères; le pauvre enfant est jeté dans une citerne, emmené en Egypte, vendu
comme esclave, puis il végète en prison durant des années; tout semble perdu, et
pourtant c'est par là même que la main de Dieu le conduit à ses glorieuses
destinées. Gédéon est miraculeusement choisi pour délivrer son pays du joug des
Madianites. Il rassemble dès soldats improvisés qui seront à peine un contre
quatre. Au lieu d'en augmenter le nombre, le Seigneur les renvoie presque tous,
il n'en garde que trois cents, les armant de trompettes et de lampes dans des
vases de terre, il les mène, faut-il dire à la bataille ou à la boucherie ? Et
c'est avec cette armée invraisemblable qu'il assure à son peuple une victoire
étonnante et décisive. Mais laissons l'Ancien Testament.
Après l'ovation des Rameaux, Notre-Seigneur est trahi, saisi, abandonné, renié,
jugé, condamné, souffleté, flagellé, crucifié, perdu de réputation. Est-ce
ainsi que Dieu le Père assure à son Fils les nations en héritage? L'enfer
triomphe, tout paraît perdu. Au contraire, et c'est par là même que le salut
nous est procuré. Pour confondre ce qui est fort, Jésus choisit ce qui est
faible. C'est avec douze pêcheurs, ignorants, sans prestige, qu'il marche à la
conquête du monde: ils ne sont rien, mais il est avec eux.
Il laisse la persécution faire rage durant trois siècles, et, selon sa parole
prophétique, elle ne cessera guère; elle renouvelle l'Eglise au lieu de la
renverser, et le sang des martyrs est, aujourd'hui encore, une semence de
chrétiens. L'impiété des philosophes, les arguties des hérésiarques montent à
l'assaut pour éteindre les étoiles du ciel; c'est précisément par là que la foi
devient plus explicite et plus lumineuse. Les rois et les peuples frémiront
contre le Seigneur et son Christ, qui est pourtant leur appui véritable; mais,
au moment qu'il aura choisi, “ le fils du Charpentier, le Galiléen ”, toujours
vainqueur, couchera ses persécuteurs dans un cercueil et les citera à son
tribunal. Pendant que la terre est emportée dans des révolutions sans fin, la
croix reste debout, indéracinable et lumineuse, sur les ruines des trônes et,
des nationalités.
Ce sont encore des moyens à lui, des moyens invraisemblables, que Dieu se
choisira pour sauver un peuple, ébranler les foules, instituer des familles
religieuses. Il Y avait grande pitié au royaume de France; afin de l'arracher à
sa perte totale et imminente, Dieu va susciter non de puissantes armées, mais
une innocente enfant, une pauvre gardeuse de moutons; c'est avec ce faible
instrument qu'il délivre Orléans, et conduit triomphalement le roi à Reims pour
l'y faire sacrer. De nos jours, il ébranla des pays entiers à la voix du Curé
d'Ars, le plus humble prêtre de campagne, et, sauf la sainteté, un homme de peu
de moyens.
Dieu voulait notre Ordre. Il suscite trois saints pour le fonder, et lui prépare
les plus abondantes bénédictions. Et cependant, la persécution s'est abattue
sur nos Pères à Molesme, elle les poursuit à Cîteaux. Saint Robert est obligé
par l'obéissance à quitter son œuvre inachevée. Saint Albéric durant tout son
gouvernement, saint Etienne pendant quelques années, n'ont presque aucun novice.
La mort fait des vides. Une épidémie enlève la moitié de la petite Communauté.
Les survivants se demandent, non sans anxiété, s'ils auront jamais des
-successeurs, et si leur œuvre ne va pas disparaître avec eux. La Providence
veut-elle donc ruiner leurs pieux desseins ? Au contraire, elle en assure le
succès, mais à sa manière : elle achève de sanctifier les fondateurs, elle remet
en vigueur tous les points de la. Règle, elle établit profondément l'observance
et la vie intérieure. La ruche une fois préparée, c'est par essaims qu'elle
appellera les abeilles .
Dieu révèle à la bienheureuse Marie-Madeleine Postel qu'elle fondera, parmi
beaucoup de tribulations, une Communauté qui sera la plus nombreuse du diocèse
de Coutances. Et, pendant trente ans, il ne semble occupé qu'à l'empêcher d'y
réussir : on la verra “ conduite par des voies obscures, soumise à des épreuves
de toutes sortes, contredite par les événements, éprouvée par des insuccès
répétés ”. Le Seigneur oublie donc sa promesse ? Au contraire, et c'est par là
même qu'il en assure le plein accomplissement, en élevant la Fondatrice à la
plus haute sainteté, en imprimant fortement, dans la Congré-gation naissante,
l'esprit dont elle devra toujours vivre . Saint Alphonse de Liguori, l'illustre
Fondateur des Rédemptoristes, se voit, dans ses dernières années, indignement
accusé par deux des siens près du Souverain Pontife; il est condamné, privé de
sa charge de Supérieur Général et même exclu de l'Institut qui lui doit
l'existence. Il s'encourage en lisant la Vie de saint Joseph de Calasanze, le
fondateur des Écoles-Pies, qui fut comme lui per-sécuté, chassé de son Ordre, et
dont l'Institut fut supprimé, puis rétabli par le Saint-Siège. Mais saint
Alphonse prédit que Dieu, ayant voulu la Congrégation dans le royaume de
Naples, saura l'y maintenir, et qu'à l'exemple de Lazare, elle sortira du
tombeau pleine de vie, quand lui-même ne sera plus. “ Dieu a permis la division,
disait-il, pour multiplier les maisons des Etats Pontificaux ”. Et de fait,
quand le saint vieillard aura bu jusqu'à la lie le calice des humiliations et
des douleurs, quand il aura subi son martyre avec la plus inaltérable patience,
le schisme, cause de ce martyre, cessera comme par enchantement; la
Congrégation, plus florissante que jamais, étendra ses rameaux dans tous les
royaumes. Ainsi, l'effroyable tempête, qui semblait devoir anéantir l'Institut,
fut le moyen choisi de Dieu pour le propager dans le monde entier, tout en
consommant la sainteté du Fondateur. Et le jour vint où les persécuteurs du
Saint furent les plus ardents, selon sa prédiction, à demander la fin du
schisme; tant leur succès momentané les embarrassait et remplissait leur vie de
déceptions et de remords !
Qu'il s'agisse de la sanctification individuelle, Dieu suit les mêmes voies
toujours austères, parfois déconcertantes. Notre Père saint Bernard aime avec
passion son désert tout rempli de Dieu, “ sa bienheureuse solitude est sa seule
béatitude ”. Il ne demande qu'une chose au Seigneur, la grâce d'y passer le
reste de ses jours. Hélas ! La volonté divine l'arrache, maintes et maintes
fois, aux pieux exercices du cloître; elle le jette au milieu du monde qu'il
abhorre, dans le tracas de mille affaires, étrangères à sa profession,
contraires à ses goûts de repos en Dieu. Il ne peut plus être tout à son
Bien-Aimé, à son âme, à ses frères. Il s'en inquiète. “ Ma vie, dit-il, est
monstrueuse, et ma conscience tourmentée. Je suis comme la chimère de mon
siècle, je ne vis ni en clerc ni en laïque. Moine par l'habit, il y a longtemps
que je ne vis plus en moine. Ah! Seigneur, mieux vaudrait mourir, mais mourir au
milieu de ses frères ”. Dieu ne l'écoute pas, du moins sous cette forme, et il
faut l'en bénir. Car le Saint “conseille les papes, pacifie les rois, convertit
les peuples, termine le schisme, abat l'hérésie, prêche la croisade ”. Et, parmi
tant de prodiges et de triomphes, il reste humble, il sait se faire une solitude
intérieure, il a toutes les vertus du parfait moine, il ne rentre dans son
cloître qu’avec des multitudes de disciples. Il est, non la chimère, mais la
merveille de son siècle .
Dans l'accablement des affaires, saint Pierre Célestin soupire après sa
bien-aimée solitude, il abdique le Souverain Pontificat pour la retrouver. Dieu
la lui rend, mais tout autrement qu'il ne pensait, car on le jette en prison. “
Pierre, se disait-il alors, tu as ce que tu as tant souhaité: la solitude, le
silence, la cellule, la clôture, les ténèbres, dans cette étroite et
bienheureuse prison. Bénis Dieu en tout temps, puisqu'il t'a donné les désirs de
ton âme, d'une façon plus assurée et plus agréable à ses yeux que celle que tu
projetais. Dieu veut être servi à sa mode, non à la tienne ” . Le chevalier de
Loyola, blessé sous les murs de Pampelune, pouvait croire son avenir brisé; mais
c’est là que Dieu l'attendait, pour l'amener, par cet accident mille fois
heureux, à la merveilleuse conversion, de laquelle naquit la Compagnie de
Jésus. N'est-ce pas ainsi que, jour par jour, la main de Dieu nous blesse pour
nous guérir ? La mort éclaircit nos rangs, et nous enlève les personnes sur
lesquelles nous comptions; des rapports inexplicables dénaturent nos intentions
et nos actes; on nous ravit par là, du moins en partie, la confiance de nos
Supérieurs; les peines intérieures abondent, la santé nous échappe, les
difficultés se multiplient au dedans, au dehors la menace est toujours suspendue
sur nos têtes. Nous crions vers le Seigneur, et nous faisons bien. Nous lui
demandons peut-être d'écarter l'épreuve; et, comme un Père tendrement aimant,
mais infiniment plus sage que nous, il n'a pas la cruelle compassion d'écouter
nos supplications, s'il les trouve en désaccord avec nos véritables intérêts; il
préfère nous maintenir sur la croix, et nous aider à y mourir plus complètement
à nous-mêmes, à y puiser une nouvelle sève de foi, d'amour, d'abandon, de vraie
sainteté.
En résumé, ne mettons jamais en doute l'amour de Dieu pour nous. Croyons, sans
faiblir, à la sagesse, à la puissance de notre Père qui est aux Cieux. Si
nombreuses que soient les difficultés, si menaçants que puissent être les
événements, prions, faisons ce que demande la prudence, acceptons d'avance
l'épreuve si Dieu la veut, abandonnons-nous avec confiance à notre bon Maître,
et moyennant cela, tout, absolument tout, tournera au bien de notre âme.
L'obstacle des obstacles, le seul qui puisse faire échouer les amoureux desseins
de Dieu sur nous, ce serait notre manque de confiance et de soumission, car il
ne veut pas faire violence à notre liberté. Si nous faisons échouer, par notre
résistance ses plans de miséricorde, il aura toujours le dernier mot au temps de
sa justice, et trouvera finalement sa gloire. Quant à nous, nous aurons perdu ce
surcroît de bien qu'il voulait nous faire.
CHAPITRE V
AMOUR DE DIEU
Le saint abandon, étant
la conformité parfaite, amoureuse et filiale, ne peut venir que de la charité;
mais il en est le fruit naturel, de sorte qu'une âme parvenue à vivre d'amour
vivra aussi d'abandon. C'est, en effet, le propre de l'amour d'unir étroitement
l'homme à Dieu, la volonté humaine au bon plaisir divin. D'ailleurs, cette
perfection de conformité suppose une plénitude de détachement, de foi, de
confiance; seul le saint amour nous élève jusque-là, mais il nous y mène comme
naturellement.
L'amour dispose à l'abandon par un parfait détachement. C'est une vraie mort à
nous-mêmes que requiert l'exercice habituel de l'abandon. D'autres causes
peuvent la commencer; elles n'auront pas la délicatesse et la force nécessaires
pour l'achever; il y faut l'amour fort comme la mort”. Mais l'amour y
parviendra; car il est dans sa nature d'oublier tout, de se donner sans réserve
et de n'admettre pas de partage : il ne veut voir que le Bien-Aimé, il ne
cherche que le Bien-Aimé, il aime tout ce qui fait plaisir au Bien-Aimé. “
L'amour de Jésus-Christ, dit saint Alphonse, nous met dans une indifférence
totale; le doux, l'amer, tout devient égal; on ne veut rien de ce qui plaît à
soi-même, on veut tout ce qui plaît à Dieu; on s'emploie avec la même
satisfaction aux choses petites ou grandes, à ce qui est agréable et à ce qui ne
l'est pas; il suffit qu'on plaise à Dieu, tout est bon. Telle est la force de
l'amour quand il est parfait, dit sainte Thérèse; il porte à oublier tout
avantage et tout plaisir: personnel pour ne penser qu'à satisfaire Celui qu'on
aime ” . Et saint François de Sales ajoute en son gracieux langage : “ Si c'est
mon Sauveur seul que j'aime, pourquoi n'aimerai-je pas autant la montagne du
Calvaire que celle du Thabor, puisqu'il est aussi véritablement en l'une qu'en
l'autre ? J'aime le Sauveur en Egypte sans aimer l'Egypte. Pourquoi ne
l'aimerai-je pas au festin de Simon le Lépreux sans aimer le festin ? Et si je
l'aime entre les blasphèmes qu'on répand sur lui sans aimer les blasphèmes,
pourquoi ne l'aimerai-je pas parfumé de l'onguent précieux de la Madeleine
sans aimer ni l'onguent ni la senteur ” ? Et comme il le disait, ainsi il le
pratiquait .
L'amour dispose à l'abandon, en rendant la foi plus vive et la confiance
inébranlable. Assurément, la foi s'éclaire et le cœur s'ouvre à l'espérance, à
mesure que le brouillard des passions se dissipe et que la vertu grandit. Mais
lorsqu'on arrive à la voie unitive, les convictions se font bien plus
lumineuses, les rapports avec Dieu deviennent un cœur à cœur plein de confiance
et d'intimité, surtout si une âme a maintes et maintes fois expérimenté qu'elle
est ardemment aimante et bien plus aimée encore, et si Dieu l'a purifiée et
affinée dans le rude et bienfaisant creuset des purifications passives. Comme
un enfant dans les bras de sa mère repose sans inquiétude et s'abandonne avec
confiance, parce qu'il sent d'instinct que sa mère lui a donné tout son cœur,
ainsi l'âme se livre à la Providence en pleine tranquillité d'esprit, quand
elle en est arrivée à se dire : c'est mon Père des Cieux, c'est mon Epoux adoré,
le Dieu de mon cœur qui a dans ses mains ma vie, ma mort, mon éternité; il ne
m'arrivera que ce qu'il veut, et il ne veut que mon plus grand bien pour l'autre
monde et même pour celui-ci. C'est ainsi qu'en achevant de rompre nos liens, et
en donnant à notre confiance et à notre foi leur dernière perfection, le saint
amour complète notre préparation à l'abandon. Il nous reste à montrer comment il
le produit directement.
L'amour parfait est le père de l'abandon parfait. “L'amour est un lien qui unit
l'objet aimant à l'objet aimé, et des deux n'en fait qu'un seul, tandis que la
haine sépare ceux que l'amitié avait unis. L'union que produit l'amour est
surtout l'union des volontés; l'amour fait que ceux qui s'aiment ont les mêmes
vouloirs et non-vouloirs pour toutes les choses qui se présentent, où la vertu
n'est pas blessée; de même que la haine remplit le cœur de sentiments et
d'affections diamétralement opposés à ceux de la personne que l'on a en
aversion. D'où nous devons, conclure que l'union et la conformité à la volonté
se mesurent sur l'amour; que peu d'amour donne peu de conformité, un amour
médiocre une conformité médiocre, enfin un amour entier une conformité entière”
. C'est pourquoi, d'une manière générale, les commençants en restent à la
simple résignation, les progressants s'élèvent à une conformité déjà
supérieure; on n'atteint pas à la parfaite conformité sans un amour parfait :
avec lui, au contraire, on y parvient sûrement. Insistons encore, pour mieux
faire entendre notre pensée.
Chacun le sait, le terme où tend l'amour, c'est l'union, selon cette parole de
saint Jean : « Qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu demeure en
lui » . L'expérience nous le dit comme la foi Le mouvement propre à l'amour,
c'est de livret la créature à Dieu, et Dieu à la créature; il les jette l'un
dans l'autre; où il n'y a pas ce mouvement d'union, il n'y a pas l’amour
d'amitié. Quand Dieu nous presse sur son cœur dans une amoureuse étreinte, on
s'unit à lui de tout son pouvoir; on voudrait le serrer mille fois plus encore,
jusqu'à se fondre en, lui et ne faire qu'un avec lui. Lorsque Dieu se cache par
un amoureux artifice, comme pour se faire chercher plus avidement, la pauvre
âme, craignant de l'avoir perdu, va partout le demandant avec une amoureuse
anxiété; c'est un besoin douloureux, une faim inassouvie, une soif
inextinguible. Il lui faut Dieu, elle ne saurait plus se passer de lui; rien ne
peut la consoler de son absence, si ce n'est la pensée qu'elle lui plaît en
faisant son adorable volonté, et l'espérance de le retrouver plus parfaitement.
Elle voudrait le posséder pour ainsi dire infiniment dans l'autre monde, pour
l'aimer, pour le louer, pour s'unir à lui au gré de ses désirs. En attendant,
elle le cherche ici-bas sans relâche, elle aspire à une union d'amour toujours
plus étroite, union qui donne le sentiment d'une possession savoureuse quand il
plaît à Dieu, union où dominera très souvent le besoin, le désir, l'effort
laborieux. Dans un cas, l'âme est unie à Dieu; dans l'autre,- elle cherche à
s'unir; dans les deux, c'est le même mouvement d'amour qui nous porte hors de
nous pour nous jeter en Dieu, avec un ardent désir de le posséder. Cette union
des cœurs produit l'union des volontés. Dès lors qu'on s'est épris d'une
profonde affection pour Dieu, et qu'on s'est donné à lui sans réserve et sans
partage, en possédant notre cœur il possède notre volonté, on ne sait plus rien
lui refuser.
Au ciel, on goûte l'union à Dieu dans les joies sans mélange de l'amour
béatifique. Ici-bas, on la trouve bien plus souvent sur le Calvaire que sur le
Thabor : quant à l'union de jouissance, elle est rare et fugitive, et,
généralement, la souffrance la précède et la suit. Dieu montra dans une extase à
sainte Jeanne de Chantal que « pâtir pour lui est la nourriture de l'amour en
terre, comme jouir de lui l'est au ciel » . Et sainte Marguerite-Marie fait écho
à sa Mère Fondatrice : « L'amour ne vaut qu'autant qu'il sait souffrir. Sans
douleur, on ne vit pas bien dans l'amour... Vouloir aimer Dieu sans souffrir,
n'est qu'illusion ». La souffrance, il la faut, en effet, pour purifier,
détacher, orner les âmes, et par là préparer leur union avec Dieu. Il la faut
encore pour alimenter cette union, pour l'empêcher de dépérir et pour la faire
grandir. Les ardeurs de l'amour n'y suffiraient pas.
C'est qu'en effet l'amour ne vit pas seulement de ce qu'il reçoit; il vil bien
plus encore de ce qu'il donne ; son meilleur aliment sera toujours le sacrifice.
Il en est ainsi jusque dans les choses humaines : l'enfant qui a coûté le plus
de douleur et de larmes à sa mère, ne sera-t-il pas le plus aimé ? De même on
s'attache à Dieu dans la mesure où l'on se dévoue pour lui; l'union de cœur et
de volonté, cimentée par l'habitude du sacrifice, sera toujours la plus solide,
elle est pour ainsi dire inébranlable. Mais celle qui est née des suavités de
l'amour leur survivra-t-elle ? Peut-être. Elle a besoin que l'épreuve vienne
l'affermir et montrer ce qu'elle vaut. Lorsque Dieu nous prodigue d'ineffables
tendresses, et qu'il nous caresse amoureusement comme, un père qui presse son
enfant sur son cœur, notre âme émue, haletante, éperdue, sort d'elle-même, elle
se donne sans réserve et se livre avec sincérité. Mais l'amour-propre est loin
d'être mort à jamais; il peut même trouver son aliment le plus délicat dans les
suavités de ces transports. Pour compléter l'œuvre des divines tendresses, pour
affermir la défaite de la nature et le règne de la sainte dilection, il faudra
donc l'action lente et douloureuse de l’épreuve bien acceptée. Laissons-nous
crucifier de bon cœur : c'est sur le Calvaire que notre âme a été enfantée,
c'est dans la croix qu'elle trouvera toujours la vie. La souffrance est donc
l'aliment nécessaire du saint amour, et c'est un aliment très substantiel. Une
âme éclairée le proclame : plus Notre-Seigneur la favorise de souffrances,
permet qu'elle soit humiliée, lui fait la grâce de reconnaître son incapacité,
de sentir son inutilité, plus elle constate qu'il se communique à elle et qu'il
l'embrase. « L'amour divin croît dans la douleur. Plus la douleur est poignante,
plus sont vives les ardeurs du saint amour. Plus la tristesse pèse sur son âme,
plus elle sent les flammes du divin amour, et son cœur laisse jaillir des
paroles de feu ». Notre-Seigneur la mettra souvent par l'infirmité dans
l'impossibilité de communier; mais il compensera cette privation du pain
eucharistique, en lui rompant avec plus d'abondance le pain de la tribulation.
Bref, « la douleur est le pain substantiel dont Jésus veut la nourrir »; elle le
comprend et demande seulement de ne jamais se lasser de cet aliment divin.
C'est le langage de toutes les grandes âmes : pour obtenir l'union si désirée
avec le Dieu de leur cœur, elles passeraient par le fer et par le feu. Elles ne
sont pourtant pas insensibles à la douleur.
Mais l'amour adoucit la souffrance; il la fait même désirer et rechercher. « Que
de petites croix je rencontre chaque jour ! disait une âme ardente. Je les
aime, ces croix, quand même elles me font beaucoup souffrir. Si je ne souffrais
pas, je ne croirais pas aimer. Si je ne souffrais pas, ayant les vives ardeurs
que j'éprouve pour mon Dieu, je ne serais pas heureuse, et je croirais être le
jouet du démon ». La bienheureuse Marie-Madeleine Postel va plus loin encore : «
Quand on aime; dit-elle, on n'a rien à souffrir, tant on trouve de bonheur à
souffrir pour l'objet de son amour » . Et saint François de Sales nous donnera
le secret de cet héroïsme : « Voyez les afflictions en elles-mêmes, elles sont
affreuses; voyez-les en la volonté divine, elles sont des amours et des délices.
Si nous regardons les afflictions hors de la volonté de Dieu, elles ont leur
amertume naturelle; mais qu'on les considère en ce bon plaisir éternel, elles
sont toutes d'or, aimables et précieuses plus qu'il ne se peut dire. Les
médicaments désagréables, offerts par une main bien-aimée, nous les recevons
avec joie, l'amour surmontant l'horreur. La main du Seigneur est également
aimable, et quand elle distribue les afflictions, et quand elle nous comble de
consolations. Le cœur vraiment. amoureux aime même davantage le bon plaisir de
Dieu en la croix, ès peines et travaux, parce que c'est la principale vertu de
l'amour de faire souffrir l'amant pour la chose aimée » .
Enfin, l'amour justifie la Providence et l'approuve en toutes ses voies.
L'enfant de Dieu « croit à son Père céleste, il l'adore, il a confiance en lui,
mais surtout il l'aime; et l'aimant, il a du goût pour tout ce qui vient de lui,
quand même sa Providence divine serait, en apparence, dure et sévère. Aussi,
c'est jusqu'au scrupule que son amour filial pousse le respect de ce qui est
envoyé du ciel. Saint François de Sales n'aimait pas que l'on se plaignît du
temps : il fait mauvais, il fait trop froid, il fait trop chaud ! Ces
réflexions, disait-il, ne conviennent pas à l'enfant de la Providence, qui doit
toujours bénir la main de son Père » . Le saint amour agit de même, lorsque les
causes secondes et la malice humaine interviennent au-dessus des hommes et des
événements, il voit son Bien-Aimé, le Dieu de son cœur; et c'est avec un amour
filial, avec un respect inaltérable, qu'il lui baise la main, pendant qu'elle
le frappe.
CHAPITRE VI
AMOUR DE NOTRE-SEIGNEUR
Dans cette voie de
l'amour et de l’abandon, Notre-Seigneur possède une attraction singulière pour
captiver les volontés en ravissant les cœurs. Dieu comme le Père et le
Saint-Esprit, il s'est fait homme comme nous : c'est Dieu devenu notre frère,
notre ami, l'époux de nos âmes, Dieu merveilleusement mis à notre portée, Dieu
revêtu pour nous d'un charme incomparable. La sainte Humanité est la porte : qui
nous convenait pour entrer dans les secrets de la Divinité : elle offre à notre
pensée un précieux appui, à notre cœur un délicieux attrait; à notre volonté un
modèle proportionné. Jésus est le Sauveur auquel nous devons tout, le Chef qui
nous communique la vie, la voie qu'Il faut suivre, le guide qui marche devant
nous, le viatique qui soutient nos forces, le terme que nous devons atteindre,
l'unique récompense que nous ambitionnons. Il est pour nous l'Alpha et l'Oméga,
le principe et la fin.
Sauf les attraits de grâce qu'il faut toujours respecter, on ne saurait trop
conseiller aux âmes pieuses de ne rien préférer à Notre-Seigneur dans leurs
dévotions, de lui faire une place prépondérante. La pratique la plus recommandée
par les Maîtres de la piété est de le suivre principalement au Calvaire et à
l'Autel. Beaucoup cependant préfèrent honorer son Sacré-Cœur ou sa très sainte
Enfance. L'essentiel est qu'on ait très souvent Jésus sous les yeux pour le
contempler, dans le cœur pour l'aimer, dans la volonté pour lui obéir et
l'imiter. Après cela, que chacun suive son attrait, et cherche le bon Maître où
il le trouve- plus facilement. Dans n'importe lequel de ses mystères, il a tout
ce qu'il faut pour satisfaire aux aspirations et aux besoins les plus variés;
c'est toujours la victime volontaire qui marche au sacrifice, l'Époux de sang
qui nous invite à la souffrance, sa vie entière n'a été qu'une croix et un
martyre.
Jésus-Enfant, pour ne parler que de lui, a la main aussi ferme que douce, il est
trop sage pour gâter ses amis. Un jour, «pendant la sainte Messe, il se
présente à une religieuse avec une quantité de croix dans ses mains. Il y en
avait de toutes les grandeurs, surtout des petites. Elles étaient si nombreuses
qu'il pouvait à peine les tenir, et il lui dit gracieusement : Veux-tu de moi
avec tout mon cortège ? Son cortège, c'étaient les croix. Oh! oui, gracieux et
aimable Enfant, lui dit-elle, je vous veux avec tout votre cortège. Venez, je
veux vous bien accueillir ».
Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus s'était offerte à son doux Ami « pour être son
petit jouet, le priant de ne pas s'en servir comme d'un jouet de prix, que les
enfants se contentent de regarder sans oser y toucher; mais comme d'une petite
balle de nulle valeur, qu'il pouvait jeter à terre, pousser du pied, percer,
laisser dans un coin, ou bien presser sur son cœur, si cela lui faisait plaisir.
En un mot, elle voulait amuser le petit Jésus et se livrer à ses caprices
enfantins. Il exauça sa prière, et ne se fit pas faute de percer son petit
jouet, voulant voir sans doute ce qu'il y avait dedans » . On ne saurait décrire
en termes plus gracieux un rude crucifiement, une vraie mort à soi-même, et la
douce main du petit Jésus suffit a cette forte besogne.
La Passion est l'attrait le plus général. C'était celui de notre Père saint
Bernard. « Dès le commencement de ma conversion, disait-il, pour remplacer les
mérites qui me manquaient, j'ai posé sur mon cœur un bouquet de myrrhe, formé de
toutes les anxiétés et amertumes de mon Sauveur. J'y ai mis les privations de
son enfance, les labeurs de sa prédication, les fatigues de ses voyages, ses
veilles en oraison, ses tentations et ses jeûnes, ses larmes de compassion, les
pièges tendus à sa parole, les trahisons des faux frères, les clameurs, les
crachats, les soufflets, les sarcasmes, les injures, les clous, tous les autres
tourments que raconte l'Evangile et qu'il a si copieusement soufferts pour
notre salut. Personne ne me ravira ce bouquet, toujours il demeurera sur mon
cœur. J'ai cru que la sagesse consiste à méditer ces choses; et c'est en cela
que j'ai mis pour moi la perfection de la justice, la plénitude de la science,
les richesses du salut, l'abondance des mérites. C'est de là que me vient la
suave onction de la consolation. Voilà ce qui me relève dans l'adversité, ce qui
me contient dans la prospérité; parmi les joies et les tristesses de la vie,
voilà ce qui me conduit sûrement dans la voie royale, ce qui écarte les maux qui
me menacent de part et d'autre... C'est pourquoi, j'ai souvent ces choses à la
bouche, vous le savez; elles sont toujours dans mon cœur, Dieu le sait; mes
écrits en sont remplis, c'est visible. Pour moi, il n'y a pas de plus sublime
philosophie ici-bas que de savoir Jésus, et Jésus crucifié»
Un jour, Notre-Seigneur montre à Gemma Galgani ses cinq plaies béantes, et lui
dit : « Regarde, ma fille, et apprends comment on aime. Vois-tu cette croix, ces
épines et ces clous, ces chairs livides, ces meurtrissures, ces plaies ? Tout
est l’œuvre de l'amour, et de l'amour infini. Voilà jusqu'à quel point je t'ai
aimée. Veux-tu m'aimer vraiment ? Apprends d'abord à souffrir; la souffrance
apprend à aimer ». Cette vue du Rédempteur tout couvert de sang avait enflammé
dans le cœur de la servante de Dieu le sentiment de l'amour jusqu'au sacrifice,
et le vif désir de souffrir quelque chose pour Celui qui souffrait tant pour
elle. Elle dépose tous ses bijoux : « Les seuls bijoux qui embellissent l'épouse
d'un roi crucifié sont les épines et la croix ». Elle aime à souffrir, pour
ressembler à son Bien-Aimé : « Je veux souffrir avec Jésus, s'écrie-t-elle; je
veux être semblable à Jésus, toujours souffrir tant que je vivrai ». Son Ange
gardien lui présente à choisir une couronne d'épines ou une couronne de lis : «
Je veux celle de Jésus, elle seule me plaît », répond-elle; puis, avec une hâte
ardente, elle prend la couronne d'épines, la couvre de baisers, la presse sur
son cœur. « Toutes les consolations de Jésus, dit-elle aussi, je ne les veux
pas. Jésus est l'homme des douleurs, je veux être la fille des douleurs ». Au
cours d'une longue tribulation, elle dit à Notre-Seigneur : « Avec vous, il
fait si bon souffrir » . Une autre généreuse enfant, Sœur Élisabeth de la
Trinité, se déclare «toute heureuse de suivre la route du Calvaire, comme une
épouse à côté du divin Crucifié » . -Une religieuse croit entendre
Notre-Seigneur lui dire : « Veux-tu m'aimer dans la souffrance, l'immolation,
le mépris » ? Elle accepte de grand cœur; mais, quand la douleur vient sous une
forme ou l'aube, le premier mouvement est un mouvement de répulsion; et le divin
Maître ajoute : « Laisse-toi écorcher, immoler... Épouse d'un Dieu crucifié, il
faut que tu souffres... Enfant, buvons au même calice, au calice de la
tristesse, de l'angoisse, de la douleur ». Après les faveurs les plus élevées,
elle pense être moins que jamais exempte de la souffrance : « Plus que jamais,
le Christ et moi devons boire au même calice, parcourir le même chemin, mourir
sur la même croix ». Mais le bon Maître lui enseigne « qu'on aime dans la mesure
où l'on est généreux », il lui apprend « à sourire sans cesse à la douleur »;
elle accepte de n' être point consolée pour consoler le divin et grand Affligé
». « Je vous aimerai, vous le grand Abandonné; mais je vous aimerai dans la
souffrance, dans l'oubli de moi-même et des créatures. Comment puis-je encore
penser à moi »? Aussi ne veut-elle plus jouir auprès de son Bien-Aimé, mais
souffrir afin qu'il trouve ses délices auprès des âmes religieuses et
sacerdotales, mourir afin qu'il vive dans tous les cœurs.
Jésus est, en effet, le Sauveur du monde. Il suscite des cœurs généreux; il y
'allume un zèle ardent pour les âmes qui se perdent, pour leur Bien-Aimé qui est
si mal servi et tant offensé. Il les associe à son œuvre de rédemption, par
suite à son sacrifice. Il se plaint à Gemma Galgani de la malice, de
l'ingratitude, de l'indifférence générale : il est oublié comme s'il n'avait
jamais aimé, comme s'il n'avait jamais souffert, comme s'il était pour tous un
inconnu. Les pécheurs s'obstinent dans le mal, les tièdes ne se font pas
violence, les affligés tombent dans l'abattement. On le laisse presque seul dans
ses églises, son cœur est continuellement abreuvé de tristesse : Il lui faut une
expiation immense, particulièrement pour les péchés et les sacrilèges dont il se
voit outragé par les âmes qu'il a choisies entre mille. Et de grand cœur Gemma
accepte son rôle, d'amour et d'expiation : « Je suis la victime, dit-elle, et
Jésus est le sacrificateur. Souffrir, souffrir, mais sans aucune consolation,
sans le moindre soulagement, souffrir par seul amour. Il me suffit d'être la
victime de Jésus, pour expier mes innombrables péchés, et, s'il se peut, ceux
du monde entier » . Ainsi parle cette innocente enfant. Toutes les grandes âmes
que l'auguste Victime associe d'une façon spéciale a son œuvre de Rédemption, Il
les marque du sceau de la croix. Selon l'heureuse expression de Sœur Élisabeth
de la Trinité, il s'en fait « comme une humanité de surcroît; dans laquelle il
puisse encore souffrir pour la gloire de son Père et les besoins de son Église,
perpétuer ici-bas sa vie de réparation, de sacrifice, de louange et d'adoration
» .
Non moins belles, ces paroles d'une âme avide de voir Dieu; mais, « en ce temps
de persécution, dit-elle, à l'heure où les Épouses de Jésus sont convoquées au
Calvaire, mourir n'est pas mon rêve. je veux aller au Golgotha avec Jésus, je
veux souffrir avec lui et pour lui; et, quand l'heure de son triomphe sera
venue, oh! oui, je serai heureuse de m'unir à lui. Pour toi, mon Jésus, je veux
souffrir; pour toi, mon, Jésus, je veux mourir, mourir sans consolation aucune.
Mais auparavant, pour toi, mon Jésus, je veux vivre cachée et ignorée, méprisée.
Pour te consoler, mon Jésus, et pour te gagner des âmes, je veux m’oublier, me
renoncer, m'immoler. Je n'aime pas la souffrance, ô Jésus, tu le sais bien;
quand elle se présente, la nature se révolte bien souvent; mais, au fond, je
suis contente de souffrir quelque chose pour toi. Jésus, mon cœur est trop petit
pour t'aimer, donne- moi les cœurs de tous les hommes qui ne t'aiment pas, je
les consacrerai au pur amour ».
L'angélique Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus voudrait être prêtre pour porter
Jésus dans ses mains et le donner aux âmes. Elle voudrait éclairer le monde
comme les docteurs, annoncer l'Évangile à la terre entière et dans tous les
temps. Elle voudrait surtout le martyre, mais le martyre avec tous les genres de
supplices. « Comme vous, mon époux adoré, je voudrais être flagellée, crucifiée.
Je voudrais mourir dépouillée comme saint Barthélemy; comme saint Jean, je
voudrais être plongée dans l'huile bouillante; je désire; comme saint Ignace
d'Antioche, être broyée par la dent des bêtes, afin de devenir un pain digne de
Dieu. Avec sainte Agnès et sainte Cécile, je voudrais présenter mon cou au
glaive du bourreau, et, comme Jeanne d'Arc, sur un bûcher ardent, murmurer le
nom de Jésus» ! Mais, puisque Dieu en a disposé autrement, sa vocation sera
l'amour; et elle prouvera son amour en jetant des fleurs, c'est-à-dire en ne
laissant échapper aucun petit sacrifice, aucun regard, aucune parole, profitant
des moindres actions et les faisant par amour, souffrant et même jouissant par
amour .
Dieu veuille que des sentiments aussi élevés nous guident toujours dans la
pratique du saint abandon ! Les grandes âmes que nous aimons à citer s'étaient
offertes en victimes et demandaient parfois fa souffrance; nous avons dit
précédemment ce que nous pensons de cette manière de faire.
CHAPITRE VII
L'EXEMPLE DE NOTRE-SEIGNEUR
Qu'une âme soit éprise
de l'amour de Notre-Seigneur, rien ne la porte à l'abandon, comme l'exemple de
son Maître bien-aimé: il lui plaît souverainement, elle veut lui plaire
uniquement, et, par suite, elle, s'efforce de l’imiter en toutes choses. Or sa
vie entière n'a été qu'obéissance et abandon.
Il fait son entrée dans le monde. « D'abord il vient pour son Père, dit Mgr Gay.
C'est ce Père qui est l'objet de toute sa religion et le terme de son
sacrifice. Il lui parle donc et il dit: « Me voici, je viens « pour faire votre
volonté ». Quoi pourtant ! ne vient-il pas prêcher, travailler, souffrir,
mourir, vaincre l'enfer, fonder l'Église, et sauver le monde par sa croix ? Il
est vrai, c'est bien là sa tâche. Il le sait : en s'ouvrant, ses yeux ont tout
vu, son cœur l'a immédiatement embrassé. Il veut tout accomplir, jusqu'à un
iota. Ille veut d'un vouloir plein de sincérité, d'amour et d'efficace. Mais,
s'il veut tout cela, c'est que telle est l'éternelle volonté de son Père. C'est
cette volonté seule qui le touche et le décide. Voyant tout le reste, c'est elle
seule pourtant qu'il regarde; c'est d'elle seule qu'il parle, et d'elle seule
qu'il prétend dépendre. Principe, fin, raison, lumière, appui, demeure, aliment,
récompense, cette volonté divine lui est tout. Il s'y pose donc, il s'y réduit,
il s'y enferme; et faisant plus tard tant de choses, des choses si relevées, si
inouïes, si surhumaines, il ne fera jamais que cette chose très, simple, en
laquelle nos petits enfants sont capables de l'imiter; il fera la volonté du
Père céleste; il s'y livrera sans réserve et y vivra tout abandonné » .
Cette obéissance et cet abandon ont leur source dans son amour pour son Père;
c'est une plénitude d'abandon, parce que c'est une plénitude d'amour : amour
filial, confiant, désintéressé, généreux, sans réserve; amour débordant de
reconnaissance pour tous les biens qu'il a reçus dans sa sainte Humanité ; amour
plein de zèle, de dévouement et d'humilité; Victime chargée des péchés du monde
entier, il estime que tous les châtiments lui sont dus, qu'aucune souffrance
n'est de trop, pour réparer la gloire de son Père et lui ramener ses enfants
égarés, et pourtant si tendrement chéris.
Amour filial, et même toujours amour d'enfant. « Eh quoi ! dit Mgr Gay, Jésus
notre Seigneur, Jésus Fils éternel de Dieu, vrai Dieu comme son Père, Jésus
selon son humanité n'a jamais été qu'un enfant. Même à nos yeux, c'est le
premier état où il ait voulu paraître; mais pour son Père, mais aux yeux de la
Divinité, de sa propre divinité, il n'a jamais cessé, il ne cessera jamais
d'être un petit enfant. Elle mène tout, cette humanité, les séraphins lui
baisent les pieds, et le monde entier la salue, à bon droit, comme sa maîtresse
et sa souveraine : les rois sont ses sujets, les peuples sa propriété, les anges
ses messagers... Elle est reine comme Dieu même est roi; et cependant, je vous
le dis, elle n'est définitivement qu'un enfant, un enfant d'un jour et d'une
heure, n'ayant, d'elle-même et toute seule, ni pensée, ni parole, ni mouvement,
ni vie; un petit enfant caché dans le sein, porté sur les bras, livré aux
droits, aux volontés, aux bons plaisirs, aux usages, aux sourires ineffables,
aux caresses sans pareil, à l'amour infini de la Divinité qui est son père et sa
mère. C'est ce qu'imite l'âme abandonnée. Du moment que c'est Dieu qui est notre
Père, quels sont vis-à-vis de lui notre âge, notre taille et notre attitude ?
Quand nous serions saint, Pierre ou saint Paul ou qui que ce soit des géants de
la sainteté, serions-nous jamais grands devant Dieu » ?
Si nous pouvions suivre la vie de Notre-Seigneur jusque dans ses moindres
détails, nous y trouverions partout l'amour, la confiance, la docilité,
l'abandon du petit enfant. Citons seulement quelques exemples, que nous
emprunterons à saint François de Sales.
« Voyez le pauvre petit Jésus en la crèche : il reçoit la pauvreté, la nudité,
la compagnie des animaux, toutes les injures du temps, le froid, et tout ce que
son Père permet lui arriver. Il n'est pas écrit qu'il étendit jamais ses mains
pour avoir le sein de sa Mère; mais il ne refusait pas les petits soulagements
qu'elle lui donnait. Il recevait les services de saint Joseph, les adorations
des rois et des bergers, et le tout avec une égale indifférence. Ainsi nous ne
devons rien désirer, ni rien refuser, mais souffrir et recevoir également tout
ce que la Providence de Dieu permettra nous arriver » .
« Si on eût demandé au doux Enfant-Jésus, porté dans les bras de sa Mère, où il
allait, n'eût-il pas eu, raison de répondre : Je ne vais pas, c'est ma mère qui
va pour moi ? et qui lui eût demandé : Mais au moins n'allez-vous pas avec votre
mère ? n'eût-il pas eu raison de dire : Non, je ne vais nullement; ou si je vais
là par où ma mère me porte, je n'y vais point par mes propres pas, j'y vais par
les pas de ma mère. Comme ma bonne Mère marche pour moi aussi elle veut pour
moi; je lui laisse également le soin et d'aller et de vouloir. Sa volonté suffit
pour elle et pour moi, sans que je fasse aucun vouloir pour ce qui est d'aller
ou de venir; je ne prends point garde si elle va vite ou bellement, si elle va
d'un côté ou d'un autre, je ne m'enquiers nullement où elle veut aller, me
contentant d'être, toujours entre ses bras et de me tenir bien attaché à son cou
très aimable » .
Dans sa fuite en Égypte, Notre-Seigneur, qui est la Sagesse éternelle; et qui
jouissait du parfait usage de sa raison, n'avertit pas saint Joseph ou sa très
douce Mère de tout ce qui devait leur arriver. Il ne voulut rien entreprendre
sur la charge de l'Archange Gabriel, qui avait été commis par le Père Éternel
pour annoncer le mystère de l'Incarnation, pour être dès lors comme l'économe
général de la Sainte Famille, pour en avoir soin dans les événements divers. Cet
enfant tout-puissant, mais doux et humble de cœur, se laissait porter où l'on
voulait, par qui l'on voulait; il s'abandonnait docilement entre les mains de
l'Ange, quoique celui-ci n'eût point de science ni de sapience, pour entrer en
comparaison avec sa divine Majesté .
« Quelques contemplatifs ont pensé que Notre-Seigneur, en Égypte, dans la
boutique de saint Joseph et durant les trente ans de son adorable vie cachée,
s'occupait quelquefois à faire des croix », et qu'il en offrait à ses amis (sa
méthode n'a pas varié). Dévoré par le zèle pour son Père, pour son Eglise et
pour les âmes, « il eut mille et mille langueurs amoureuses : il voyait l'heure
d'être baptisé dans son sang, et il languissait jusqu'à ce qu'il le fût, afin de
nous voir délivrés par sa mort de la mort éternelle ». Et cependant, lorsqu'il
entre au Jardin des 0lives, il se livre aux plus terribles assauts de la crainte
et des répugnances, « il les ressent volontairement pour l'amour de nous, s'en
pouvant exempter, La douleur lui donne horreur de la mort, l'amour lui en donne
un extrême désir, en sorte q’un très âpre combat, une cruelle agonie se fait
entre le désir et l'horreur de la mort, jusque à grande effusion de son sang,
qui coule comme d'une source, ruisselant jusque à terre ». Mais il ne cesse de
redire, avec un amoureux abandon : « Mon Père, que votre volonté soit faite, et
non pas la mienne ». En conséquence, « il se laisse prendre, manier et mener au
gré de ceux qui vont le crucifier, avec un abandonnement admirable de son corps
et de sa vie entre leurs mains. De même, il va remettre son âme et sa volonté,
par une indifférence très parfaite, aux mains de son Père éternel ».
Mais auparavant, une suprême douleur, la plus terrible de toutes, l'attendait «
sur la croix, lorsqu'ayant tout quitté pour l'amour et l'obéissance de son
Père, il fut comme quitté et laissé de lui; et, le torrent de passions emportant
sa barque à la désolation, à peine sentait-il l'aiguille, qui non seulement
regardait son Père, mais lui était inséparablement unie; mais la partie
inférieure n'en savait ni apercevait rien : essai que jamais la divine bonté
n'a fait ni ne fera en aucune autre âme, car elle ne le saurait supporter ».
Pour nous montrer ce que nous pouvons et ce que nous devons faire, quand nos
peines sont arrivées à leur comble, il se plaint filialement à son Père : « Mon
Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné »? Mais il se hâte d'ajouter de
toutes ses forces et avec la plus amoureuse soumission : « Mon Père, je remets
mon âme entre vos mains ». Il nous donne ainsi, à son Père et à nous, le suprême
témoignage de son amour, « mourant en l'amour, par l'amour, pour l'amour et
d'amour ». En même temps il nous apprend, « quand nos ennuis sont en leur
extrémité, lorsque les convulsions des peines spirituelles nous ôtent toute
autre sorte d'allégements et de moyens de résister, à remettre notre esprit
entre les mains de Celui qui est notre, vrai père, et, baissant la tête de notre
acquiescement à son bon plaisir, à lui consigner toute notre volonté » .
Ce continuel abandon de petit enfant, Notre-Seigneur a daigné l'étendre à toutes
sortes d'épreuves. Car « il fut affligé incomparablement en sa vie civile,
condamné comme criminel de lèse-majesté divine et humaine, battu, fouetté,
bafoué et tourmenté avec une ignominie extraordinaire; en sa vie naturelle,
mourant entre les plus cruels et sensibles tourments que l'on puisse imaginer;
en sa vie spirituelle, souffrant des tristesses, craintes, épouvantements,
angoisses, délaissements et oppressions intérieures, qui n'en eurent et n'en
auront jamais de pareilles ». Et cela très volontairement. « Car encore que la
suprême portion de son âme fût souverainement jouissante de la gloire éternelle,
l'amour empêchait cette gloire de répandre ses délices ni ès sentiments, ni en
l'imagination, ni en la raison inférieure, laissant ainsi tout le cœur exposé à
la merci de la tristesse et angoisse » .
Il nous donne ainsi l'exemple d'accepter de grand cœur, et sans jamais nous
rebuter, ces nille et mille épreuves, de l'ordre naturel ou spirituel, dont il
nous reste à donner un rapide exposé.
TROISIEME PARTIE
Objet de l'Abandon
CHAPITRE PREMIER
OBJET DE L'ABANDON EN GÉNÉRAL
Il ne sera peut-être pas
inutile de rappeler la distinction entre la volonté de Dieu signifiée et sa
volonté de bon plaisir, car le nœud de la question est là.
Par la première, Dieu nous a clairement signifié et manifesté d'avance, une fois
pour toutes, « les vérités qu'il veut que nous croyions, les biens qu'il veut
que nous espérions, les peines qu'il veut que nous craignions, ce qu'il veut que
nous aimions, les commandements qu'il veut que nous observions, et les conseils
qu'il veut que nous suivions ». Les signes permanents de sa volonté sont les
préceptes de Dieu et de l'Église, les conseils évangéliques, nos vœux et nos
Règles, les inspirations de la grâce. A ces quatre signes on peut rattacher la
doctrine des vertus, les exemples de Notre-Seigneur et des Saints.
Au contraire, le bon plaisir de Dieu n'est pas Connu d'avance, il le sera par
les événements; pour l'ordinaire, il échappe à notre prévoyance, souvent même il
déconcerte nos plans. Les choses qui en sont l'objet ne dépendent pas de nous,
mais de Dieu qui s'en est réservé la décision; par exemple, à telle époque
serons-nous dans la santé ou la maladie, dans la prospérité ou l'adversité, dans
la paix ou le combat, dans la sécheresse ou les consolations ? Serons-nous même
en vie ? Qui pourrait le dire? Ce que Dieu veut de nous, nous le saurons quand
la chose arrivera.
Pour les événements du bon plaisir divin, l'abandon est tout indiqué, Il
consiste, en effet, dans une attente paisible et confiante, tant que la volonté
de Dieu ne s'est pas déclarée, et dans un amoureux acquiescement dès qu'elle se
fait jour; il suppose, comme condition préalable, l'indifférence par vertu. Or,
rien de plus nécessaire que l'indifférence universelle, si l'on veut se tenir
prêt à tout événement. D'un autre côté, tant que le bon plaisir divin ne s'est
pas déclaré, on ne peut qu'attendre; et il convient que l'attente soit
confiante, et que la soumission soit filiale, puisque Celui qui disposera de
nous est notre Père des Cieux, la Sagesse et la Bonté par essence. Et dès lors
que les événements ne sont. pas en notre pouvoir, une attente paisible et
soumise n'a rien de quiétiste, elle s'impose même, sauf ce que nous avons dit
ailleurs de la prudence, de la prière et des efforts dans l'abandon.
Tout autre devra être notre attitude devant la volonté de Dieu signifiée. Il
nous a clairement déclaré « qu'il veut et entend que telles et telles choses
soient crues, espérées, craintes, aimées et pratiquées ». Nous le savons. Et par
là même nous n'avons plus le droit d'être indifférents à les vouloir ou ne les
vouloir pas. Comme il nous a manifesté sa volonté d'avance, une fois pour
toutes, il n'y a pas sujet d'attendre qu'il l'explique à nouveau pour chaque cas
particulier. Les choses dont il s'agit relèvent de notre libre arbitre; c'est à
nous d'agir avec la grâce, par notre propre détermination. Devant la volonté de
Dieu signifiée, il ne nous reste donc qu'à soumettre notre vouloir au sien, du
moins en tout ce qui est obligatoire, « croyant selon sa doctrine, espérant
selon ses promesses, craignant selon ses menaces, aimant et vivant selon ses
ordonnances » .
Il se rencontrera des cas où des événements n'échapperont pas complètement à
notre action, mais on pourra prévoir et se pourvoir dans une certaine mesure;
alors il faudra joindre l'a prudence et les efforts personnels à l'abandon,
parce que, au fond, ce sera un mélange de la volonté de pieu signifiée et de son
bon plaisir.
Bref, le bon plaisir de Dieu est le domaine de l'abandon, et sa volonté
signifiée est le domaine de l'obéissance.
Par suite, il n'y a pas lieu à l'abandon, en ce qui concerne le salut ou la
damnation, les moyens que Dieu nous a prescrit ou conseillé de prendre pour
assurer l'un, pour éviter l'autre, comme sont l'observation des commandements
de Dieu et de l'Eglise, la fuite du péché, la pratique des vertus, la fidélité à
nos vœux et à nos Règles, l'obéissance à nos Supérieurs, la docilité aux
inspirations de la grâce. Dieu nous a manifesté sa volonté sur toutes ces
choses, et, pour en assurer la fidèle exécution, il a fait des promesses et des
menaces, envoyé son Fils, établi l'Eglise, le Sacerdoce, les Sacrements,
multiplié les secours extérieurs, prodigué la grâce intérieure. Evidemment,
l'indifférence ne saurait plus être de mise : l'obéissance est requise dans les
choses obligatoires; et celles qui demeurent de simple conseil, il faut au moins
les estimer; et n'en pas détourner les âmes plus généreuses.
« L'indifférence chrétienne étant exclue, dit Bossuet, à l'égard des choses qui
tombent sous la volonté signifiée, il faut, comme a fait saint François de
Sales, la restreindre à certains événements qui sont réglés par la volonté de
bon plaisir, dont les ordres souverains décident des choses qui arrivent
journellement dans le cours de la vie » . « Elle doit se pratiquer ès choses
qui regardent la vie naturelle, comme la santé, la maladie, la beauté, la
laideur, la faiblesse, la force; ès choses de la vie civile, pour les honneurs,
rangs, richesses; ès variétés de la vie spirituelle, comme sécheresses,
consolations, goûts, aridités; ès actions, ès souffrances, et en somme en toutes
sortes d'événements » . Pour tout ce qui relève du bon plaisir divin, elle
s'étend « au passé, au présent, à l'avenir; au corps et à tous ses états; à
l'âme et à toutes ses misères, comme à toutes ses qualités; aux biens et aux
maux; à la bienveillance des hommes et à leur malice; aux vicissitudes du monde
matériel et aux révolutions du monde moral; à la vie et à la mort; au temps et à
l'éternité » . Mais Dieu diversifie son action suivant les sujets : « S'agit-il
des mondains, il les sèvre des honneurs, des biens temporels, et des délices de
la vie. S'agit-il des savants, il permet que l'on déprime leur érudition, leur
esprit, leur science, leur littérature. Quant à ses Saints, il les afflige dans
ce qui touche à leur vie spirituelle, à l'exercice de leurs vertus » .
Est-il besoin de faire remarquer que, si la joie est l'objet de l'abandon comme
la tribulation, la tribulation cependant lui fournira bien plus fréquemment
l'occasion de s'exercer ? Chacun sait, par une douloureuse expérience, que la
terre est la vallée des larmes et que nos joies sont rares et fugitives.
Signalons ici deux illusions possibles :
1° Certaines âmes font de grands projets de servir Dieu par des actions
éminentes et des souffrances extraordinaires, dont l'occasion ne se présentera
jamais peut-être; et, pendant qu'elles embrassent en imagination des croix qui
n'existent pas, elles fuient ardemment celles que la Providence leur envoie
aujourd'hui, et qui sont pourtant bien moindres. N'est-ce pas une déplorable
tentation, que d'être si valeureux en esprit et si faible devant la réalité ?
Dieu nous garde de ces ardeurs imaginaires, qui nourrissent bien souvent la
secrète estime de nous-mêmes ! Au lieu de nous repaître de chimères, demeurons
pratiques dans notre abandon, mettant tous nos soins à sanctifier pleinement
l'épreuve réelle, celle du moment présent.
2° Ce serait une illusion très préjudiciable, que de mépriser d'estimer trop peu
nos croix journalières, parce qu'elles sont petites. Chacune est bien menue, il
est vrai; mais, comme elles sont pour ainsi dire de chaque instant, par leur
nombre même, elles apportent à l'âme fidèle une somme énorme de sacrifices et de
mérites. D'ailleurs, rien n'empêche de les accueillir avec beaucoup de foi,
d'amour et de générosité; la sainteté de nos dispositions leur donnera un prix
inestimable aux yeux de Dieu. Assurément; les grandes croix, portées avec autant
d'amour, nous vaudraient plus de mérite et de récompense. Mais elles sont rares;
l'orgueil, la recherche de soi-même s'y glissent plus facilement: « pour
l'ordinaire, ces actions relevées se font avec moins de charité »; et cependant,
l'amour et les autres dispositions saintes « donnent le prix et la valeur à
toutes nos œuvres » . Estimons donc les grandes croix; mais gardons-nous bien
d'apprécier trop peu nos menues épreuves; car c'est de celles-ci que nous avons
il retirer le plus de profit. « Pratiquons la conformité il la volonté de Dieu,
dit le P. Dosda, jusque dans les moindres détails, par exemple, à propos de
l'humiliation résultant d'un oubli ou d'unen1iiladrësse, à propos d'une mouche
importune, d'un chien qui aboie, d'une pierre qui blesse le pied, d'une lumière
qui s'éteint, d'un habit qui se déchire » . Pratiquons-la surtout à propos des
différences de caractère, des contrariétés, des humiliations, des mille petits
incidents dont fourmille la vie de communauté. C'est un puissant moyen, sans
qu'il y paraisse, de mourir à soi-même et d'être tout à Dieu.
Après avoir exposé longuement la nature, les motifs, l'objet en général du saint
abandon, nous aurions pu laisser au lecteur le soin de faire les applications
pratiques. Mais comme les épreuves sont très diverses, nous avons cru faire
œuvre utile en étudiant les principales, afin de pouvoir, selon la nature de
chacune, indiquer les motifs spéciaux de patience et de soumission, résoudre
quelques difficultés, préciser ce qui regarde la prière, la prudence et les
efforts personnels.
Nous parcourrons successivement les épreuves de l'ordre temporel, celles de
l'ordre spirituel dans les voies communes, celles des voies mystiques.
CHAPITRE II
L'ABANDON DANS LES CHOSES TEMPORELLES, EN GÉNÉRAL
Il y a des biens et des
maux temporels : des biens, comme la science, la santé, les richesses, la
prospérité, les honneurs; des maux, comme la maladie, la pauvreté, les
infortunes. Voilà les choses que le monde estime importantes au premier chef, et
dont il se préoccupe avant tout. C'est bien à tort. Les choses d'ici-bas doivent
s'apprécier à la lumière de l'éternité.
Le souverain bien, l'unique nécessaire, c'est Dieu. Et par suite, comme
l;enseigne saint Thomas , les biens principaux et derniers pour nous sont la
béatitude et ce qui nous la fait mériter. On ne saurait abuser de ces biens, ils
ne peuvent avoir une mauvaise issue. C'est pourquoi les Saints les demandent
d'une manière absolue, selon ces paroles des Psaumes : « Montrez-nous votre
face, et nous serons sauvés » (LXXIX, 4), voilà la béatitude; « conduisez-nous
dans les sentiers de vos commandements » (CXVIII, 35), voilà le chemin qui nous
y mène. -Quant aux biens temporels, ajoute le saint Docteur , il arrive trop
souvent qu'on les emploie mal, ils peuvent avoir un mauvais résultat; c'est
ainsi que la richesse et les honneurs ont causé la perte d'un grand nombre de
gens. Ils ne sont donc point les biens principaux et définitifs, mais des biens
secondaires et passagers, des appuis qui nous aident à marcher vers la
béatitude, en tant qu'ils soutiennent fa vie corporelle et qu'ils nous servent
d'instruments pour pratiquer la vertu. Pourvu qu'ils demeurent l’objet
secondaire, et non pas l'objet principal de notre poursuite, il est parfaitement
légitime de les désirer, de les demander dans la prière, de les chercher avec
une application modérée, de songer même à l'avenir dans la mesure du besoin et
quand c'est le temps d'y penser. Mais notre sollicitude est excessive et
coupable, si, au lieu d'user de ces biens selon le besoin, nous allons jusqu’à
les prendre pour notre fin, si nous cultivons le temporel au point de négliger
le spirituel, si nous craignons de manquer du nécessaire, même en faisant ce que
nous devons; car alors il faut compter sur la Providence. La nourriture, la
boisson, le vêtement, sont des choses de première nécessité; à leur sujet,
Notre-Seigneur ne blâme aucunement le soin modéré qui porte au travail, il
proscrit la sollicitude excessive qui va jusqu'à l'inquiétude; il conclut en
nous disant de chercheuse avant tout les biens spirituels, dans la ferme
assurance que les biens temporels nous seront donnés par surcroît et suivant le
besoin, si nous faisons ce que nous devons .
Tout « en nous défendant de nous inquiéter des biens temporels comme les
Gentils, parce que notre Père céleste sait de quoi nous avons besoin,
Notre-Seigneur ajoute expressément: « Chercher le royaume « de Dieu», quoique
notre Père céleste ne sache pas moins le besoin que nous en avons. C'est que ce
Maître divin, veut exciter en nous les bons désirs pour lesquels nous sommes
pesants, et amortir les désirs des sens pour lesquels nous sommes trop vifs.
Outre cela, il nous veut apprendre à faire la distinction des biens qu'il faut
demander absolument, comme sont le « royaume de Dieu et la Justice », et de ceux
qu'il faut demander seulement sous condition, et si Dieu veut. .
« Au surplus, Jésus-Christ lui-même nous a appris à dire: « Panem nostrum », où
constamment l'un des sens est de demander les biens temporels. (L'Église en a
fait de même dans ses litanies et sa liturgie.) Le parfait spirituel n'exclut
pas cette demande du nombre des sept (du Pater); et si l'on dit néanmoins qu'il
ne demande rien de temporel, c'est qu'il ne le demande ni comme un bien absolu
ni absolument, mais par rapport au salut, sous la condition de la volonté de
Dieu » .
En effet, dit saint Alphonse, « la promesse divine (d'exaucer nos prières) ne
concerne pas les faveurs temporelles, telles que la santé, les richesses, les
dignités et autres prospérités de ce genre. Bien des fois, Dieu les refuse avec
raison, car il voit qu'elles compromettront le salut de notre âme. En
conséquence, ne demandons les biens temporels qu'avec une parfaite conformité à
la volonté divine et sous la condition expresse qu'ils ne nuiront pas au salut.
de notre âme. Quant aux biens spirituels, il faut les demander sans condition,
d'une manière absolue et avec la certitude de les obtenir » .
C'est encore avec les yeux de la foi, et à la lumière de l'éternité, qu'il faut'
considérer les maux temporels. Le péché, et surtout la mort dans le péché, avec
son éternelle sanction, qui est le naufrage de notre fin et le désastre
irrémédiable, voilà le mal des maux. Nous devons demander à Dieu, avec
insistance et d’une manière absolue, qu'il nous en préserve à tout prix. Mais la
pauvreté, la maladie, les infirmités, les autres afflictions de ce genre, la
mort même, ne sont que des maux relatifs. Dans les desseins de la Providence, il
y faut voir, pour mieux-dire, des grâces précieuses, et parfois bien
nécessaires: la rançon de nos fautes, le remède à nos. infirmités spirituelles,
la source dé magnifiques vertus et de mérites sans nombre, si toutefois nous
répondons à l'action de Dieu par une humble soumission. Au contraire,
l'impatience et le manque de foi dans l'épreuve convertiraient le remède en
poison: ils nous feraient puiser la maladie, la mort peut-être, là où la divine
Providence nous avait préparé la vie. Puisqu'il en est ainsi, nous avons
parfaitement le droit de prier Dieu, pour « qu'il nous délivre du mal; qu'il
éloigne de nous la guerre, la peste, la famine », et les autres calamités
publiques ou privées. Notre-Seigneur nous le fait faite dans l'oraison
dominicale, et l'Église dans sa liturgie. Mais Dieu n'a point promis d'exaucer
toujours ces sortes de prières, et nous ne pouvons les formuler que sous
condition: si telle est la volonté divine. Alors même que nous craignons de
perdre la patience, il nous suffira d'exprimer à Dieu cette alternative, ou
'qu'il diminue le fardeau, ou qu'il augmente nos forces. Une chose qu'il faudra
demander toujours et d'une manière absolue, c'est l'esprit de foi, la patience
et les autres dispositions qui conviennent. au temps de l'épreuve; aussi
longtemps que durera celle-ci, Dieu veut sans nul doute que nous pratiquions ces
vertus, et c'est précisément le but qu'il se propose.
Les biens et les maux temporels ne sont donc que des biens ou des maux relatifs.
Des uns et des autres, on peut faire le plus saint usage ou le pire abus.
Aurons-nous la sagesse d'en profiter pour nous détacher de la terre et nous
attacher toujours plus aux seuls biens du Ciel ? « Passerons-nous parmi les
biens temporels de manière à ne pas perdre les biens éternels » ? Ne
deviendrons-nous pas comme les insensés, qui oublient Dieu dans la bonne
fortune, et murmurent dans l'adversité ? Nous ne pouvons rien en dire; Dieu
seul le sait. A l'occasion des biens et des maux temporels, nous aurons des
devoirs variés à pratiquer; le premier sera toujours la conformité à la volonté
divine. Dieu veuille que la nôtre soit non pas la simple résignation, mais le
saint abandon, c'est-à-dire une indifférence universelle par vertu, l'attente
générale et paisible avant l'événement, et, dès que le bon plaisir de Dieu se
déclare, une soumission amoureuse, confiante et filiale.
Nous jetterons un regard rapide sur les situations communes à tous les hommes,
dans le cloître ou dans le monde. Toutefois, les conseils que nous donnerons
pour certains cas déterminés, chacun pourra les étendre à d'autres cas
analogues, selon les devoirs de sa position. Et pour mettre un peu d'ordre dans
une matière aussi complexe, nous examinerons tour à tour les biens et les maux
de l'ordre temporel qui sont hors de nous, ceux qui ont leur siège en nous dans
le corps ou dans l'esprit, et ceux qui dépendent de l'opinion . Mais auparavant
nous avons à dire un mot des biens et des maux naturels qui ne sont ni à nous ni
à personne, et qu'il faut subir bon gré mal gré. Laissons la parole au P.
Saint-Jure.
« Nous devons conformer notre volonté à celle de Dieu dans les choses naturelles
qui sont hors de nous: la chaleur, le froid, la pluie, la grêle, les, tempêtes,
le tonnerre, la foudre, la peste, la famine, et enfin toutes les intempéries de
l'air et le désordre des éléments. Nous devons agréer tous les temps que Dieu
nous envoie, ne point les supporter avec impatience et colère, comme on a
coutume de le faire quand ils nous sont contraires. Il ne faut point dire :
Voilà un temps malheureux et désespéré, et nous servir d'autres termes qui
montrent la contradiction et le mécontentement de nos esprits. Nous devons
vouloir le temps comme il est, puisque c'est Dieu qui l'a fait, et dire dans
cette incommodité, avec les trois enfants dans la fournaise de Babylone : «
Froid, « chaleur, glaces et neiges, foudres et nuées, bénissez le « Seigneur,
louez-le et glorifiez-le à jamais ». (Dan., III.) Ces créatures le font sans
cesse en obéissant à Dieu, et en accomplissant sa très sainte volonté; nous
devons le bénir et le glorifier avec elles par le même moyen. Nous devrions
penser, pour étouffer ces mouvements injustes et ces paroles déréglées, que, si
ce temps nous est incommode, il est commode à un autre; s'il nous gêne dans nos
desseins, il favorise ceux du voisin; que s'il, n'est pas bon à la partie, il
est utile au tout; et quand cela ne serait pas, ne nous suffit-il pas qu'il soit
toujours bon pour la gloire de Dieu, puisqu'il est selon sa volonté et qu'il y
prend son plaisir » ?
CHAPITRE III
L'ABANDON DANS LES BIENS ET LES MAUX EXTÉRIEURS
ARTICLE PREMIER. - La prospérité et l'adversité.
Nous commençons par ce
qu'il y a de plus général, l'adversité ou la prospérité, pour nous et pour ceux
qui nous sont chers (famille, communauté, etc.).
On peut faire un bon usage de la prospérité et de l'adversité, on en peut
abuser. Serions-nous parmi les sages ou parmi les insensés ? Dieu veut-il nous
faire passer tantôt par la bonne fortune et tantôt par la mauvaise ? A-t-il
l'intention de nous tenir assez constamment sur la croix ? Nous n'en savons
rien. Et par suite, le parti le plus sage est de nous établir dans la sainte
indifférence, d’attendre en paix le bon plaisir divin, de le recevoir avec une
amoureuse confiance, et d'en tirer tout le profit possible.
A la lumière d'une foi vive, la prospérité nous apparaîtra comme un perpétuel
sourire de la Providence; et par suite, nous ouvrirons volontiers notre cœur à
la reconnaissance, à l'amour, à la confiance envers notre Père des Cieux. Chaque
nouveau gage de son affection fera jaillir de nos lèvres un joyeux merci. Grâce
à sa munificence, nous soulagerons nos frères moins fortunés, et par là nous les
porterons à bénir avec nous l'Auteur de tous les biens. Mais hélas ! saint
François de Sales a mille fois raison de le dire : La prospérité a des attraits
qui charment les sens et endorment la raison; elle nous fait prendre le change
imperceptiblement, de sorte qu'on s'attache aux dons et l'on oublie le
Bienfaiteur . Et même, elle nous fait descendre, pour ainsi dire à notre insu,
vers une vie moins austère, à la recherche de nos aises, dans les sentiers du
relâchement. Ceux qui font profession d'être attachés avec Jésus-Christ sur la
croix, on les verra peut-être, et non sans étonnement, désireux de la
prospérité, âpres à se procurer les biens de la terre, ardents à y coller leur
cœur, empressés de recourir à Dieu quand l'épine de l'adversité les pique,
impatients d'en obtenir la délivrance. « Et cependant l'Évangile ne met la
béatitude chrétienne que dans la pauvreté, les mépris, la douleur, les larmes,
les persécutions; la philosophie m6me nous/apprend que la prospérité est la
marâtre de la vraie vertu, et l'adversité sa mère » . Trop souvent donc, la
prospérité permanente est un piège; et, se souvenant qu'elle n'a pas souri de la
sorte à Notre-Seigneur et aux Saints, le vrai spirituel finirait par s'en
inquiéter, il désirerait presque de moins jouir en ce monde; une seule chose le
rassure, c'est qu'il est entre les mains de Dieu et qu'il se tiendra sur ses
gardes.
L'adversité nous ouvre une voie plus sûre. Ami ferme et plein de sollicitude,
Dieu nous ôte la prospérité qui nous nuirait, il emploie le glaive de
l'adversité pour retrancher les affections rivales de son saint amour; tantôt
par la privation, tantôt par la souffrance, il nous détache plus vite et plus
sûrement du plaisir, il retire nos esprits et nos cœurs de cette terre
d'infortune, il les attire vers les rives éternel1es. C'est la meilleure école
du détachement. Elle est encore un purgatoire anticipé, moins terrible que celui
de l'au-delà, très efficace pourtant; car Dieu ne punira pas deux fois la même
faute. Après nous avoir purifiés dans le creuset de la souffrance, comme l'or
dans la fournaise, il nous trouvera dignes de lui et nous recevra comme une
victime d'holocauste .
L'adversité est une mine d'or, d'où l'on peut tirer les plus hautes vertus et
des mérites inépuisables. Le P. Jérôme Natalis demandait un jour à saint Ignace
: « Quel est le chemin le plus court et le plus sûr pour parvenir à la
perfection et au ciel »? Le Saint lui répondit : « C'est de souffrir plusieurs
grandes adversités pour l'amour de Jésus-Christ ». Une grande adversité nous
mène au ciel; mais plusieurs nous y conduisent et plus vite et plus loin. Car
pour les hommes de foi, d'après le P. Balthazar Alvarez, « les souffrances sont
comme des chevaux de poste que Dieu leur envoie pour les amener plus vite à lui,
ou comme une échelle qu'il leur présente pour les élever à des vertus plus
éminentes... On conçoit la douleur d'un propriétaire, lorsqu'une horrible grêle
vient ravager sa vigne; mais si les grêlons étaient d'or, son affliction
serait-elle raisonnable ? Eh bien! ils sont d'or les mépris (et les autres
affli-tions) qui tombent comme la grêle sur une âme vraiment patiente. Ce
qu'elle gagne vaut infiniment mieux que ce qu'elle perd. Le ciel est le royaume
des tentés, des affligés, des méprisés » .
L'adversité est le plus court chemin de la sainteté. Selon sainte Catherine de
Gênes, les injures, les mépris, des maladies, la pauvreté, les tentations, et
toutes les autres contrariétés nous sont indispensables pour maîtriser à fond
nos inclinations mauvaises et le dérèglement de nos passions, c'est le moyen que
le Seigneur emploie pour nous préparer à l'union divine. Et, selon saint Ignace,
« il n'y a point de bois plus propre à produire et à conserver l'amour envers
Dieu que le bois de la croix ». Et saint Alphonse ajoute : « La science des
Saints consiste à souffrir constamment pour Jésus-Christ; c'est le moyen de se
sanctifier promptement » . Les faveurs dont le Seigneur a gratifié ses amis, les
faits extraordinaires qui les ont rendus célèbres, sont peut-être ce qui nous
frappe le plus dans leur vie; mais bien à tort : il faudrait surtout remarquer
les infirmités, les sécheresses, les désolations, les persécutions, les
tribulations de tout genre que Dieu leur a prodiguées, et leur inaltérable
patience dans ce long martyre : car c'est par là surtout qu'ils sont devenus
saints. Généreux amants du divin Maître, ils ont désiré être comme lui pauvres,
souffrants, méprisés. Dieu le Père les a crucifiés avec son Fils tendrement
chéri; les plus aimants ont été les plus éprouvés; et c'est vers la fin de leur
vie, à l'époque de leur plus haute perfection, qu'ils ont généralement le plus
souffert. ( Parce que ils étaient agréables à Dieu, il a fallu que la tentation
les éprouvât » . La tribulation a été, pour ainsi dire, et la récompense de
leurs travaux passés, et la consommation de leur sainteté. Il n'yen a pas un
qui n'ait vécu sur la croix, pas un qui n'ait été content d'y souffrir avec son
Maître adoré. Tous, comme notre Père saint Benoît, ont préféré « subir les
rebuts du monde plutôt que ses louanges, s'épuiser de travaux plutôt qu’être
comblés des faveurs du siècle » . Le bienheureux Suso, ayant par exception un
peu de répit dans ses continuelles épreuves, s'en plaignit à des religieuses,
ses filles spirituelles : « J'ai bien peur d'aller mal; car, depuis bientôt
quatre semaines, je n'ai essuyé d'attaques de la part de personne; j'ai bien
peur que Dieu ne pense plus à moi ». A peine finissait-il de Parler, qu'on vient
lui dire que de puissants persécuteurs ont juré sa perte. Il en éprouve tout
d'abord un mouvement d'effroi. « Je voudrais bien savoir pourquoi j'ai mérité la
mort. C'est à cause des conversions que vous faites. Alors, Dieu soit loué » !
Et il retourne tout joyeux à la grille: « Allons, mes sœurs, courage; Dieu a
pensé à moi; il ne m'a pas encore oublié » . Nous disons dans nos épreuves :
Assez, mon Dieu, assez. La bienheureuse Marie-Madeleine Postel, au contraire,
répétait sans cesse : « Encore plus, Seigneur, encore plus; viens, croix, que je
t'embrasse. Mon Dieu, soyez béni ! Vous ne nous humiliez que pour mieux nous
relever ». Lorsqu'arrivait l'épreuve, elle disait : « Encore une croix de plus;
remercions le bon Dieu, il nous aime bien : s'il nous éprouve, c'est pour mieux
nous récompenser » . Dans une circonstance très pénible, Sœur Thérèse de
l'Enfant-Jésus écrivait à sa sœur : « Comme Jésus nous aime pour nous envoyer
une si grande douleur ! L'éternité ne sera pas assez longue pour l'en bénir. Il
nous comble de ses faveurs comme il en comblait les plus grands Saints...(La
souffrance et) l'humiliation sont la seule voie qui fait les Saints. Notre
épreuve est une mine d'or à exploiter. Offrons notre souffrance à Jésus pour
sauver les âmes » .
D'où il faut conclure avec saint Alphonse : « Certaines personnes s'imaginent
qu'elles sont aimées de Dieu, lorsque elles prospèrent en toutes sortes de
choses, et qu'elles n'ont rien à souffrir. Mais elles se trompent; car c'est par
l'adversité, et non par la prospérité, que Dieu éprouve la fidélité de ses
serviteurs, et qu'il sépare la paille d'avec le grain : celui qui, dans les
peines, s'humilie et se résigne à la volonté de Dieu, c'est le grain destiné au
Paradis; celui qui s'enorgueillit, s'impatiente, puis abandonne Dieu, c'est la
paille destinée à l'enfer. Celui qui porte sa croix avec patience, se sauve;
celui qui la porte avec impatience, se perd » . Ils étaient deux qui furent
crucifiés aux côtés de Jésus; la même peine a fait de l'un un saint, de l'autre
un réprouvé.
Puissions-nous prendre nos croix, non seulement d'une façon patiente et
résignée, mais amoureuse, confiante et filiale ! Deux choses nous y aideront
spécialement : 1'esprit de foi et l'humilité. Pour peu qu'on écoute la nature,
elle regimbera toujours devant l'adversité; mais qu'on lui impose silence pour
ne voir plus que Dieu seul, on arrivera vite à dire avec le Roi-Prophète : « Je
me suis tu, Seigneur, et je n'ai pas ouvert la bouche, parce que c'est vous qui
avez tout fait » . L'orgueilleux trouve aisément qu'on ne lui rend pas justice,
et les voies de Dieu, quand elles sont douloureuses, l'étonnent et le
déconcertent. L'humble, au contraire, pénétré d'un vif sentiment de ses misères
et de ses fautes, bénira Dieu jusque dans ses rigueurs : « J'adore, Seigneur,
l'équité de vos jugements; et même vous me faites grâce et je loue vos
miséricordes, car Vous êtes bien loin de me punir autant que je l'ai mérité.
D'ailleurs, il me faut le remède de la souffrance, et les peines que Vous
m'envoyez sont précisément celles qui répondent le mieux à mes besoins ».
ARTICLE II - Calamités
publiques et privées.
Nous devons nous
conformer à la volonté de Dieu dans les calamités publiques, telles que la
guerre, la peste, la famine, et tous les fléaux de la vengeance divine. Il en
faut faire autant, quand le malheur vient fondre sur nous personnellement et sur
les nôtres. Le grand secret pour y parvenir, c'est d'envisager toutes choses
avec les yeux de la foi, d'adorer les jugements du Très-Haut avec un cœur
contrit et humilié, et quels que soient les fléaux qui nous frappent, de bien
nous persuader que la Providence, infiniment sage et paternelle, ne se
résignerait pas à les envoyer ni à les permettre, s’ils n'étaient entre ses
mains les instruments du renouvellement et du salut pour les peuples ou pour les
âmes. « C'est ainsi qu' elle conduit au ciel, par le chemin de la souffrance,
une foule de gens qui se seraient perdus en suivant une autre route. Combien de
pécheurs qui, rappelés à Dieu par la voie sévère de l'affliction, renoncent à
leurs anciennes iniquités, et meurent dans les sentiments d'un véritable
repentir ! Combien de chrétiens qui occuperont un jour une place glorieuse dans
le ciel, et qui, sans cette salutaire épreuve, eussent éternellement gémi dans
les flammes de l'enfer ! Ce que nous appelons fléau et châtiment est souvent une
grâce insigne, une preuve éclatante de miséricorde » . Accoutumons-nous à
n'envisager toutes choses que par ces grandes vues de la foi, et rien de ce qui
se passe en' ce monde ne nous scandalisera, rien h' altérera la paix de notre
âme et sa confiante soumission à la Providence. Mais entrons dans quelques
détails, en commençant par les malheurs publics.
I. - Il est facile de voir la main de la Providence dans la peste, la famine,
les inondations, la tempête et les autres calamités de ce genre, parce que les
éléments insensibles obéissent à son autorité sans jamais lui résister. Mais
comment la voir dans la persécution avec sa méchanceté satanique, ou dans la
guerre avec ses fureurs ? Elle y est cependant, comme nous l'avons déjà dit.
Au-dessus des hommes bons ou mauvais, et jusque derrière les suppôts de l'enfer,
il y a l'arbitre suprême, la cause première qui les mène, à leur insu peut-être,
et sans laquelle rien ne peut se faire. La politique des princes, les ordres des
chefs, l'obéissance des soldats, les projets ténébreux des persécuteurs, leur
mise à exécution par les subalternes, les ruines et la souffrance qui
résulteront de là, tout a été prévu jusqu'au moindre détail; tout a été combiné
et décrété dans les conseils de la Providence. Il se forme une étrange
collaboration de la malice de l'homme et de la sainteté de Dieu. L'infiniment
Saint ne peut cesser de haïr le mal; il le tolère pourtant, afin de ne pas
reprendre aux hommes le libre usage de leur liberté. Mais sa Justice
imprescriptible demandera compte à chacun en son temps: aux nations et aux
familles dès ici-bas, car elles n'ont pas comme telles l'éternité aux individus,
dans ce monde ou en l'autre. En attendant, Dieu veut utiliser, pour parvenir à
ses fins, la malice des hommes et leurs fautes, comme leurs bonnes dispositions
et leurs saintes œuvres; de sorte que même le désordre de l'homme rentre dans
l'ordre de la Providence.
Du côté des hommes, il peut y avoir beaucoup à reprendre, Dieu les jugera. Du
côté de la Providence, « tout est juste, tout est sage, tout est bon, tout est
droit, tout vise à un but louable, tout aboutit à un résultat final, absolument
et infiniment aimable. Néron est un monstre, mais il fait des martyrs.
Dioclétien pousse jusqu'à leurs dernières limites les fureurs de la
persécution, mais il prépare la réaction et l'avènement de Constantin. Arius est
un démon incarné qui voudrait ravir à Jésus-Christ sa divinité, mais il provoque
les définitions de l'église sur cette divinité même. Les Barbares, se jetant sur
le vieux monde, l'inondent de sang, mais. ils préparent à l'évangile une race
capable d'être chrétienne. Les Croisades semblent échouer parce qu'elles ne
sauvent pas Jérusalem, mais elles sauvent l'Europe. La Révolution française
bouleverse tout, mais à son occasion la vigueur et la vie renaissent dans la
Société chrétienne forcée à la résistance » .
A notre époque de persécution, il est visible que Satan est délié, et qu'il a
reçu permission de cribler le juste. « Pourquoi ce triomphe des méchants ?
Pourquoi cette apparente défaite de 1'Eglise ? Pourquoi cette perversion de la
masse ? Pourquoi ces gouvernements impies qui perdent les peuples ? Pourquoi cet
effacement et cet attiédissement de ceux que l'on appelle bons ? Pourquoi, en un
mot, cet empire du mal sur le bien » ?
Pourquoi? Par respect de la liberté qui est la condition du mérite et du
démérite. Dieu laisse faire. Mais quand il jugera qu'il en est temps, pour
renverser les méchants, pour réveiller les endormis, pour ranimer les tièdes,
pour défendre les justes, il laissera déchaîner sur le monde coupable une guerre
universelle. Le fléau paraît : il se fait un silence impressionnant, la
politique se tait, la foi se réveille, les églises se remplissent. On oubliait
Dieu; on se souvient qu'il est le Maître des événements. Comment ne pas le voir
? Les hommes qui ont déchaîné la tempête ne savent ni la diriger ni s'en
garantir; mais Dieu, tout en se réservant de faire pleine justice à son heure,
utilisera la prévoyance des uns et l'imprévoyance des autres, les engins
perfectionnés et les plans habilement conçus, le courage et les brillantes
actions, les fautes, la malice et même le crime. Tout lui sert à promener le
fléau sur les nations, les familles et les individus. Il ne le fera cependant
que dans la mesure utile à ses fins : que l'on tombe à genoux, il s'apaise
volontiers; mais si les bonnes impressions des premiers jours se dissipent, si
les yeux s'obstinent à rester fermés et les cœurs sans repentir, aura-t-on le
droit d'être surpris que la guerre se prolonge, et qu'il surgisse d'autres
fléaux peut-être ? Vaudrait-il mieux que, persévérant dans leur funeste oubli
des lois divines, les nations continuent de courir à l'abîme, et les âmes à
l'enfer ?
Mais une telle sévérité dans un Dieu si bon, comment l'expliquerez-vous ? Pour
s'en étonner, il faut n'avoir point compris les droits de Dieu méconnus, son
amour méprisé, la multitude de ses grâces et l'excès de notre malice, les joies
de l'éternité Bienheureuse ou les tourments d'un enfer sans fin. C'est
précisément parce qu'il est infiniment bon, que notre Père des cieux nous aime
sans faiblesse, et comme il le faut pour notre éternité. Toutes les prospérités
du monde seront le pire des fléaux, si elles endorment les âmes dans
l'insouciance et l'oubli, et si le réveil n'a lieu qu'au fond de l'abîme. Au
contraire, les plus effrayantes calamités, quand même elles dureraient des
années entières, sont peu de chose auprès d'un enfer éternel; elles sont même
une grande miséricorde du côté de Dieu, et pour nous une heureuse fortune, si
nous pouvons à ce prix désarmer la justice divine, éviter l'enfer et recouvrer
nos droits au Ciel. Tel est le dessein de notre Père céleste. Il n'aime pas à
punir. Si nous l'y contraignons par l'oubli de nos devoirs et de nos vrais
intérêts, c'est notre faute. Si nous faisons les révoltés quand il nous corrige,
c'est notre faute plus grande encore. Après tout, Dieu ne se hâte point de
sévir; pour n'avoir pas à le faire, il menace longtemps, il use même de tant de
patience, que les faibles s'en étonnent et que les méchants blasphèment. Le
jour viendra donc, enfin, où il faudra bien que Dieu travaille, comme souverain
justicier, il rétablir l'ordre, et, comme père et sauveur des âmes, à les
ramener dans la voie du salut, par les moyens de rigueur; puisqu'elles
s'obstinent à rendre inutiles les moyens de douceur.
Les fléaux de Dieu apportent aux uns l'épreuve, aux autres le châtiment, à
toutes les bonnes volontés des grâces de renouvellement. Heureux qui sait les
comprendre et les mettre à profit! « Ces désastres, dit le P. de Caussade, sont
autant de coups de prédestination pour plusieurs. Mais il faut bien avouer
qu'ils peuvent être en même temps, pour d'autres, des coups, de réprobation. Ce
ne sera pourtant que par leur faute, et leur très grande faute; car quoi de plus
raisonnable et de plus facile, en un sens, que de faire de nécessité vertu ?
Pourquoi se raidir inutilement et criminellement contre la main paternelle de
Dieu, qui ne nous châtie que pour nous détacher des misérables biens d'ici-bas ?
Sa colère même vient de sa miséricorde, il ne nous frappe que pour nous retirer
du péché et nous sauver. Comme un sage chirurgien, il coupe jusqu'au vif les
chairs pourries, afin de conserver la vie et de préserver le reste du corps » .
Que faire au milieu des calamités ?
1° « Nous humilier sous la puissante main de Dieu » , et nous abandonner à sa
Providence avec une soumission filiale, dans l'intime conviction que c'est Dieu
qui a tout conduit, que ses desseins impénétrables ont pour principe l'amour des
âmes, et qu'il saura mettre au service du bien les événements les plus
déconcertants. Et pour ce qui nous concerne personnellement, nous souvenir que
nous sommes dans la main de notre Père des Cieux : s'il veut nous sauver, il lui
est aussi facile de le faire au milieu de tous les périls, que de nous appeler à
lui quand aucun danger n'apparaît menaçant; et s'il veut nous éprouver, que son
saint nom soit toujours béni !
2° Faire notre devoir de notre mieux, et nous dévouer pour le bien commun
suivant les temps et les circonstances, et comme notre situation le permet. «
Quand c'est la tempête, c'est la tempête. Le marin s'y résigne et travaille.
Faisons de même. N'entrons point dans l'agitation des flots qui nous ballottent,
et tenons-nous au roc de la Providence, en disant : 0 mon Dieu, je vous adore,
je vous loue, i'accepte l'épreuve, je subis les temps et je me tiens dans la
paix » .
3° En conséquence, il faut prier, prier encore, prier toujours. Demandons,
cherchons, frappons, crions. Importunons Dieu, et pour qu'il abrège la calamité,
si tel est son bon plaisir, et, d'une façon absolue, pour qu'il y ait le moins
possible d'âmes à périr dans la tourmente, pour que les foules reviennent à Dieu
d'un cœur contrit et humilié, que les Saints se multiplient, que l'Église soit
plus fidèlement écoutée, et Dieu moins offensé. Et puisque « la prière jointe au
jeûne est (spécialement) bonne, et que l'aumône fait trouver miséricorde » , au
jour des calamités, c'est le temps, ou jamais, de nous renouveler dans la
fidélité à tous nos devoirs, et d'ajouter à nos sacrifices obligatoires quelques
mortifications de surcroît, pour mieux apaiser le juste courroux du Ciel. Car
les calamités sont, en général, la punition du péché, et, plus elles sont
universelles et terribles, plus le flot de l'iniquité a dû provoquer la colère
divine. Rien de mieux à faire que d'améliorer notre propre vie, et d'offrir au
Maître irrité, au Père méconnu, un redoublement d'amour et de fidélité pour
nous, un large tribut d'amende honorable et de réparation pour les nôtres et
pour le monde coupable.
II. Nous tiendrons à peu près la même ligne de conduite, quand la calamité
viendra fondra sur nous, sur notre famille ou notre Communauté. Nous tâcherons
de n'y voir que Dieu, et Dieu paternellement occupé du bien des âmes. Le trépas
d'une personne chérie me paraît une calamité; si elle eût vécu quelques années
encore, elle fût peut-être morte en état de péché. Je dois trente ou quarante
ans de vie à cette maladie que j'ai soufferte avec si peu de patience. Mon salut
éternel dépendait de cette confusion qui m'a coûté tant de larmes. C'en était
fait de mon âme, si je n'avais perdu cet argent. De quoi nous plaignons-nous ?
Dieu se charge de notre conduite, et nous sommes dans l'inquiétude ! Ah! si
nous comprenions mieux ses desseins d'amour sur nous, nous le bénirions jusque
dans ses apparentes rigueurs. Ce filial abandon multiplierait nos mérites, nous
établirait dans la paix, toucherait le cœur de Dieu, et serait souvent le
meilleur moyen de réussir.
Deux mois après que l'Ordre de la Visitation eut pris naissance, sainte Jeanne
de Chantal tomba si malade que la mort paraissait inévitable. Ce fut une grosse
épreuve pour le pieux Évêque de Genève; car il croyait cette œuvre voulue de
Dieu et destinée à faire le plus grand bien; il voyait clairement que, le berger
renversé, le troupeau se disperserait. Il eut pourtant le courage de dire : «
Dieu veut peut-être se contenter de nos premiers pas, il sait que nous n'étions
pas assez forts pour faire le voyage entier ». Dieu n'attendait que cet acte
d'abandon : il rendit sur l'heure à la sainte fondatrice la santé pour de
longues années . - Les débuts les plus pénibles, les difficultés de recrutement,
des morts, des défections, un schisme, une insurrection, la pauvreté voisine
de la misère, les persécutions du dehors et les tracasseries du pouvoir, rien ne
fut épargné à saint Alphonse de Liguori dans l'établissement de sa Congrégation.
Mais, au milieu des pires tempêtes, il priait, il faisait tout ce qu'il pouvait
humainement, « il ne voulait que la seule volonté de Dieu ». Or le dessein du
Ciel était que le pieux fondateur devînt un parfait modèle, et son institut une
pépinière de saints; pour cela, ne convenait-il pas que le père de cette
illustre lignée fût semblable au divin Rédempteur, pauvre, humilié, persécuté
?
Une des plus grosses épreuves est la perte de ceux qui nous sont chers. Après la
mort de sa mère, le doux Evêque de Genève écrit à sainte Jeanne de Chantal: « Ne
faut-il pas en tout et partout adorer cette suprême Providence, dont les
conseils sont saints, bons et aimables ? Voilà que il lui a plu de retirer de ce
misérable monde notre très chère mère, pour l'avoir, comme je l’espère fort
assurément, auprès de soi et en sa main droite. Confessons que Dieu est bon, et
sa miséricorde éternelle. Toutes ses volontés sont justes, tous ses décrets
équitables; son bon plaisir est toujours saint, et ses ordonnances très aimables
». En fils très affectionné, il a éprouvé de cette mort une douleur très, vive,
mais tranquille; il n'oserait témoigner du mécontentement, ni même se plaindre,
parce que c'est Dieu qui a porté ce coup. Après la mort de sa jeune sœur, il
écrit à sainte Jeanne de Chantal qui en était très affligée : « Il ne faut pas
seulement agréer que Dieu nous frappe; mais il faut acquiescer que ce soit sur
l'endroit qu'il lui plaira. Il faut laisser le choix à Dieu, car il lui
appartient... Seigneur Jésus, sans réserve, sans si, sans mais, sans exception,
sans limitation, votre volonté soit faite sur père, sur mère, sur fille, en tout
et partout. Ah! je ne dis pas qu'il ne faille souhaiter et prier pour leur
conservation, mais de dire à Dieu : Laissez ceci et prenez cela, ma chère fille,
il ne le faut pas dire... Vous avez quatre enfants, un beau -père, un si cher
frère, puis encore un père spirituel; tout cela vous est fort cher, et avec
raison, car Dieu le veut. Eh bien! si Dieu vous ravissait tout cela,
n'auriez-vous pas encore assez d'avoir Dieu ? N'est-ce pas tout à votre avis ?
Quand nous n'aurions que Dieu, ne serait-ce pas beaucoup » ? D'ailleurs la mort
n'est qu'une brève séparation. Une heureuse fin après une sainte vie, et
l'éternelle réunion auprès de Dieu, n'est-ce pas l'essentiel ? Et Dieu ne
sait-il pas, mieux que personne, le temps et le mode les plus favorables et pour
nous et pour les nôtres ?
« Qu'on verse quelques larmes sur la mort d'un parent, d'un ami, disait saint
Alphonse, c'est une faiblesse pardonnable; mais qu'on s'abandonne à toute la
véhémence de sa douleur, c'est manque de vertu, manque d'amour de Dieu. Il s'en
faut cependant que les bonnes religieuses ne ressentent pas la perte de leurs
parents et de certaines personnes particulièrement affectionnées. Mais elles se
disent : Ainsi Dieu le veut, et s'en vont, résignées et calmes, prier pour ces
chères âmes, non sans multiplier oraisons et communions, afin de s'unir
toujours plus étroitement à Dieu, et de se consoler dans le saint espoir de se
retrouver un jour tous ensemble au ciel » .
Saint Bernard a perdu l'un de ses frères: « Je résistais, dit-il, aux sentiments
de mon cœur, de toutes les forces de ma foi, me représentant que la mort est le
tribut à la nature, la dette universelle, la nécessité de notre condition,
l'ordre du Tout -Puissant, l'arrêt du juste Juge, le fléau du Dieu terrible,
enfin le bon plaisir du Seigneur. J'ai pu commander à mes larmes, mais non à ma
douleur, et plus je la comprimais au dedans, plus elle est devenue violente. Je
suis vaincu, je l'avoue. Vous savez combien mon chagrin est juste, quel fidèle
compagnon m'a laissé, à quel point il était vigilant, laborieux, doux et
agréable. Qui donc m'a aimé comme lui ? Qui me fut aussi nécessaire ? J'étais
faible de corps, il me portait; pusillanime, il m'encourageait; paresseux et
négligent, il m'excitait; oublieux et sans prévoyance, il m'avertissait. Nous
étions unis, moins par les liens du sang que par la parenté de l'esprit,
l'harmonie des sentiments, la conformité du caractère. Nos âmes n'en faisaient
qu'une; un même coup les a frappées; il en a mis une moitié au ciel, et laissé
l'autre à terre. Et mon Gérard était si bien à moi : mon frère par le sang, mon
fils par la profession, mon père par sa pieuse sollicitude, un autre moi-même
par l'esprit, mon intime par l'affection. Il m'a quitté; je sens le coup, je
suis blessé, et jusqu'au fond de l'âme. Je pleure, mais je ne fais pas de
reproches à la main qui m'a frappé. Mes paroles sont pleines de douleur, et non
de murmure. Je reconnais qu'une même sentence a puni l'un et couronné l'autre,
chacun selon son mérite; le Seigneur doux et juste a fait miséricorde à Gérard
son serviteur, il m'a fait sentir le poids de sa justice. Seigneur, vous m'aviez
donné Gérard, vous me l'avez ôté. Je pleure parce qu'il m'est ravi; mais je
n'oublie pas que je l'avais reçu de vous, et je vous rends grâce d'avoir pu
jouir de lui. Vous avez réclamé votre dépôt. vous avez repris ce qui était à
vous. Mes larmes mettent fin à mon discours; Seigneur, mettez une mesure et une
fin à mes larmes» .
ARTICLE III. - Richesse
et pauvreté.
« Bienheureux les pauvres d'esprit, car le royaume des Cieux est à eux » . Et
saint François de Sales ajoute : «Malheureux donc sont les riches d'esprit, car
la misère d'enfer est pour eux. Celui-là est riche d'esprit, lequel a ses
richesses dans son esprit ou son esprit dans les richesses. Celui-là est pauvre
d'esprit, qui n'a nulle, richesses dans son esprit, ni son esprit dans les
richesses. Les alcyons font leurs nids comme une pomme, et n'y laissent qu'une
petite ouverture du côté d'en haut; il les mettent sur le bord de la mer, et au
demeurant les font si fermes et impénétrables que, les ondes les surprenant,
jamais l'eau n'y peut entrer; mais tenant toujours le dessus, ils demeurent en
la mer, sur la mer, et maîtres de la mer. Votre cœur, chère Philotée, doit être
comme cela, ouvert seulement au ciel, impénétrable aux richesses et choses
caduques; si vous en avez, gardez votre cœur exempt de leurs affections; qu'il
tienne toujours le dessus, et qu'au milieu des richesses il soit sans richesses
et maître des richesses. Non, ne mettez pas cet esprit céleste dans les biens
terrestres, faites qu'il leur soit toujours supérieur, sur eux, non pas en eux »
. C'est la pauvreté affective qui est ainsi décrite. Elle offre une infinie
variété de degrés depuis la simple résignation dans le dénuement, ou le
détachement dans la possession, jusqu'à l'amour passionné de saint François
d'Assise pour sa Dame la Pauvreté. Quand elle atteint une haute perfection,
c'est la béatitude louée par Notre-Seigneur. Cette pauvreté affective, il faut
la demander d'une manière absolue, et la poursuivre avec assiduité, dans la
fortune et le dénuement. Elle est, en effet, le but qu'il s'agit d'atteindre,
et, selon la juste remarque de notre Père saint Bernard, « ce n'est pas la
pauvreté qui est réputée vertu, mais l'amour de la pauvreté » .
La richesse, au contraire, et la pauvreté effective sont un des principaux
objets du saint abandon.
Sans une certaine mesure de biens temporels, une maison ne saurait vivre,
suffire à ses bonnes œuvres, prévoir modérément l'avenir. Si le temporel va
bien, l'esprit sera moins accablé de soucis, plus libre de s'adonner tout entier
au spirituel. Dieu nous constituant ses économes et les dispensateurs de ses
biens, on pourra faire un apostolat fructueux, puisqu'en soulageant les corps,
on a chance de gagner les âmes à Dieu. On goûte. en même temps le plaisir de
faire des heureux, car « il est bien plus agréable de donner que de recevoir » .
Saint François de Sales a donc raison de dire en ce sens « qu'être riche en
effet et pauvre d'affection, c'est le grand bonheur du chré-tien; car il a par
ce moyen les commodités des richesses pour ce monde et le mérite de la pauvreté
pour l'autre » .
Mais, « selon saint Bonaventure, l'abondance des biens temporels est une sorte
de glu qui s'attache à l'âme et l'empêche de voler à Dieu » . Par suite, elle
met le religieux en danger de se répandre outre mesure sur les choses de la
terre, d'y coller son cœur, de sacrifier plus ou moins l’austérité de sa vie, de
se laisser aller à la recherche du confortable, et, des attiédir ainsi dans
l'amour de Dieu. Elle expose le séculier à des tentations plus redoutables
encore, puisque l'argent est la clef d'une vie mondaine et dissipée. A la suite
de la richesse, entrent facilement l'estime de soi, le désir d'être honoré,
l'orgueil et l'ambition. En un mot, « l'amour de la richesse étant la racine de
tous les maux », le riche entrera difficilement dans le royaume des cieux,
celui du moins qui n'est riche que pour lui-même et non selon Dieu, celui
surtout qui fait de plantureux festins tous les jours, pendant qu'à sa porte
Lazare souffre de la faim .
D'un autre côté, la misère, accablant l'esprit de soucis et de préoccupations,
ne laisse guère la liberté d'être tout à Dieu seul. Elle expose une âme encore
faible au découragement, au murmure, à la révolte. Et si elle est persistante et
trop dure, elle rend l'existence pour ainsi dire impossible.
Entre la fortune et le dénuement, il se trouve un degré intermédiaire, que
l'Apôtre regarde comme une grande richesse; c'est la piété avec le suffisant
pour vivre, ou bien avec cette modération d'esprit qui se contente de la
nourriture et du vêtement . On parlait à saint François de Sales de la pauvreté
de son évêché. « Après tout, répondit-il, ayant honnêtement de quoi nous
repaître et nous vêtir, ne devons-nous pas être contents ? Ce qui est de plus,
n'est que mal, que souci, que superfluité... Mon revenu suffit à mes nécessités;
ce qui serait de plus serait de trop. Ceux qui ont plus n'ont ce plus que pour
mener un plus grand train : ce n'est donc pas pour eux, mais pour des valets qui
mangent, souvent sans rien faire, le bien du Crucifix. Qui a moins a moins de
compte à rendre. Qui a moins de superflu a moins à donner, et moins de souci de
penser à qui il faut donner; car le Roi de gloire veut être servi et honoré avec
jugement. Ceux qui ont de grands revenus dépensent quelquefois tant, qu'ils
n'ont pas plus de reste que moi au bout de l'an, si encore ils ne s'endettent.
J'établis la grande richesse à ne devoir rien ». Et d'ailleurs; « mon évêché me
vaut autant que l'archevêché de Tolède, car il me vaut le Paradis ou l'enfer »
.
Le même Saint disait encore : « Il nous faut vivre en ce monde, comme si nous
avions l'esprit au ciel et le corps au tombeau. La vraie béatitude ici-bas est
de se contenter de ce qui suffit. Qui n'aimerait la pauvreté que Notre-Seigneur
a tant aimée et dont il a fait la fidèle compagne dé toute sa vie ? Pour
apprendre à se contenter de peu, il n'y a qu'à considérer ceux qui sont plus
pauvres que nous, car nous ne sommes pauvres que comparativement. Si nous ne
voulons que le nécessaire, nous ne serons presque jamais pauvres; si nous
voulons tout ce que la passion demande, nous ne serons jamais riches. Le secret
pour nous enrichir en peu de temps et à peu de frais, c'est donc de modérer nos
désirs, c'est d'imiter les sculpteurs qui font leurs ouvrages par soustraction,
et non les peintres qui font les leurs par addition » .
Il faut donc nous exercer au saint abandon. Car d'un côté, pour éviter la misère
et parvenir à la fortune, le travail, l'esprit d'ordre et d'économie, la vertu
même, ne suffiraient pas : Dieu reste maître de ses biens, il les donne ou les
refuse à son gré. D'autre part, saurions-nous sanctifier le dénuement, ou faire
un bon usage de la richesse ? Nous n'en sayons rien. Dieu seul pourrait le dire.
Le mieux sera donc de nous remettre entre ses mains, tout en faisant la prière
du Sage : « Seigneur, ne me donnez ni l'extrême pauvreté ni la richesse;
accordez-moi seulement ce qui m'est nécessaire pour vivre; de peur qu'étant
rassasié je ne sois tenté de vous méconnaître et de dire: Qui est le Seigneur ?
ou que le besoin ne me pousse à faire des injustices » .
Que Dieu nous accorde la richesse, la médiocrité ou la misère, il y aura
toujours un mélange de son bon plaisir et de sa volonté signifiée, et, par
suite, nous aurons à joindre l'obéissance à l'abandon.
S'il nous a départi largement ses biens, il nous faudra garder. « le précepte
de l'Apôtre aux riches de ce monde, c'est-à-dire éviter de nous élever dans nos
pensées et de placer notre confiance dans les richesses incertaines; donner
volontiers l'aumône, aimer à faire part de nos biens, amasser des trésors de
saintes œuvres; et de la sorte établir un fondement solide pour l'avenir, afin
d'arriver à la vie éternelle » . Efforçons-nous en attendant, selon le conseil
de saint François de Sales, « de mettre en notre cœur la richesse et la pauvreté
tout ensemble, un grand soin et un grand mépris des choses temporelles » : un
soin plus grand que celui des mondains, pour leurs biens, car ils ne travaillent
que pour eux-mêmes et nous pour Dieu; un soin doux, paisible et tranquille,
comme le sentiment du devoir d'où il procède. « Dieu veut en effet que nous
fassions ainsi pour son amour ». Joignons-y le mépris des richesses. « Afin
d'empêcher que ce soin ne se convertisse en avarice », nous veillerons à ne pas
désirer longuement, ardemment et avec inquiétude, les biens que nous n'avons pas
encore, à ne pas nous affectionner trop fort à ceux que nous avons, jusqu'au
point d'y attacher notre cœur et nos pensées, et de craindre d'une crainte vive
et empressée de les perdre, et s'il nous arrive de les perdre, à ne pas nous
désoler à l'excès : « Car rien ne témoigne tant d'affection à la chose perdue
que l'affliction de la perte » .
« Quand il nous arrivera des inconvénients qui nous appauvriront, ou de beaucoup
ou de peu, comme font les tempêtes, les incendies, les inondations, la
sécheresse, les larcins, les procès, oh! c'est alors la vraie saison de
pratiquer la pauvreté, recevant avec douceur cette diminution de facultés, et
nous accommodant patiemment et constamment à cet appauvrissement. II est facile
d'avoir souvent besoin de quelque chose, pour riche qu'on soit. Philotée, soyez
bien aise de ces rencontres, acceptez-les de bon cœur, souffrez-les gaiement » .
« Si donc vous manquiez soit de remèdes dans vos maladies, soit de feu durant
l'hiver, soit même de nourriture ou de vêtements, dites : « Mon Dieu, vous me
suffisez « bien », et tenez-vous en paix » .
« Si vous êtes réellement pauvre, très chère Philotée, soyez-le encore
d'esprit, faites de nécessité vertu, et employez cette pierre précieuse de la
pauvreté pour ce qu'elle vaut. Son éclat n'est pas découvert en ce monde, il
est pourtant extrêmement beau et riche. Ayez patience, vous êtes en bonne
compagnie : Notre-Seigneur, Notre-Dame, les Apôtres, tant de saints et de
saintes ont été pauvres, et, pouvant être riches, ils ont méprisé de l'être...
Embrassez donc la pauvreté comme la chère amie de Jésus-Christ : car il naquit,
vécut et mourut avec la pauvreté, qui fut sa nourrice toute sa vie » .
La bienheureuse Marie-Madeleine Postel, réduite à se loger dans une étable avec
sa petite Communauté, était transportée de joie : « Oui, mes Filles, je suis
contente, disait-elle; car par là nous ressemblons davantage à Notre-Seigneur,
qui ne fut reçu à sa naissance ni dans un palais royal, ni dans un hôtel de
marbre, mais dans la crèche de Bethléem ». Et plus tard elle disait : « Je
crains la richesse pour les Communautés. Ne désirons que le strict nécessaire,
et encore faut-il le gagner par le travail de nos mains. Travaillez comme si
vous vouliez devenir riches; mais souhaitez et demandez de rester pauvres. La
pauvreté et l'humilité doivent être la base de la Congrégation que Dieu m'a
appelée à fonder. Le jour où l'on perdra l'esprit de pauvreté, elle tombera » .
Saint Joseph est un admirable modèle de l'abandon à la Providence dans le
besoin. « Dieu veut qu'il soit toujours pauvre, ce qui est une des plus
puissantes épreuves qu'il nous puisse arriver. Il s'y soumet amoureusement, et
pour toute sa vie. Et ce fut une pauvreté méprisée, rejetée et nécessiteuse. La
pauvreté volontaire, dont les religieux font profession, est fort aimable,
d'autant qu'elle n'empêche pas qu'ils reçoivent les choses qui leur sont
nécessaires; elle les prive seulement des superfluités. Mais la pauvreté de
saint Joseph, de Notre-Seigneur et de Notre-Dame, n'était pas telle; car encore
qu'elle fût volontaire, d'autant qu'il l'aimait chèrement, elle ne laissait pas
pourtant d'être abjecte, rejetée, méprisée. Car chacun tenait ce grand Saint
comme un pauvre charpentier, lequel sans doute ne pouvait pal tant faire, qu'il
ne leur manquât plusieurs choses nécessaires, bien qu'il se donnât de la peine
avec une affection non pareille pour l'entretien de toute sa petite famille.
Après quoi, il se soumettait très hur1Jblement à la volonté de Dieu, en la
continuation de sa pauvreté et de son abjection, sans se laisser aucunement
vaincre ni terrasser par l'ennui intérieur, lequel sans doute lui faisait bien
des attaques» . Pour imiter ces grands exemples, « ne vous plaignez donc pas,
ma chère Philotée, de votre pauvreté; car on ne se plaint que de ce qui déplaît;
et si la pauvreté vous déplaît, vous n'êtes plus pauvre d'esprit, mais riche
d'affection. Ne vous désolez point de n'être pas aussi bien secourue qu'il
serait requis; Car vouloir être pauvre et n'en point recevoir d'incommodité,
c'est vouloir l’honneur de la pauvreté et la commodité des richesses » .
ARTICLE IV. Le lieu et
l'entourage.
I. Le religieux s'attache à sa maison, comme l'enfant au foyer paternel. Dès
lors que cette affection demeure soumise au bon plaisir divin, rien de plus
légitime ni de plus digne de respect. Le monastère est le jardin fermé, où Dieu
nous a mis à l'abri du monde, où il daigne vivre avec nous dans la plus
délicieuse intimité. Ce n'est pas encore le Paradis, ce n'est plus l'Égypte;
c'est la Terre Promise, où coulent en abondance le lait et le miel. Sous le même
toit que Notre-Seigneur, deux pas de Son tabernacle, le religieux passe des
heures, aussi douces que saintes, à célébrer les augustes Mystères, à chanter
les louanges de Dieu; à nourrir son âme du pain de l'oraison et des pieuses
lectures. C'est là, que nous fûmes initiés aux observances monastiques, formés à
la vie intérieure, exercés aux luttes pour la sainteté. Grâce à la Règle et à
la fermeté de nos Supérieurs, qui nous soutiennent, aux exemples de la
Communauté qui nous entraînent, il nous a été possible de hâter le pas et de
faire un peu plus de chemin. Ces lieux bénis, si largement arrosés des eaux de
la grâce furent les heureux témoins de nos meilleures joies, de nos combats et
de nos épreuves. C'est là que nous avons promis de vivre et de mourir; c'est
lie là que notre âme espère s'envoler au ciel, pendant que le compagnon de ses
travaux s'en ira dormir auprès de nos devanciers, en attendant son glorieux
réveil. Cependant, cet attachement si légitime à notre monastère doit être
subordonné au bon plaisir divin; car Dieu restera toujours le suprême Arbitre de
nos destinées : il peut disposer de nous par la voie de l'obéissance , il est
libre de laisser agir la méchanceté des persécuteurs.
Assurément nous devons faire tout ce qui dépend de nous pour garder la stabilité
que nous avons promise. Mais, s'il plaît à Dieu de nous exiler, de notre cher
monastère, n'est-il pas le Maître infiniment sage et infiniment bon ? N'est ce
pas la divine providence qu'il faut voir au-dessus des hommes, en cela comme en
tout le reste ? Et par suite, oserions-nous ! regimber contre sa volonté
souveraine, au lieu de nous y soumettre avec une amoureuse confiance ? -La terre
est un lieu de passage; notre cité permanente est au ciel. Que nous partions de
l'exil ou de la patrie pour y monter, l'essentiel est d'y parvenir. Aussi
longtemps que Dieu nous voudra dans le monastère, c'est là qu'est pour nous le
chemin du Paradis, et il n'yen a pas de comparable. Mais la Providence nous
envoie-t-elle ailleurs, en quelque lieu qu'elle nous place, là désormais sera
pour nous l'espérance du salut; car c'est l'obéissance qui introduit dans le
royaume des cieux . Du reste, il est une chose infiniment préférable aux murs
de notre couvent : c'est la vie religieuse qu'on y mène; et, s'il faut nous
résigner à l'exil pour la sauver, béni soit Dieu qui, même à ce prix, nous
conserve un si grand bien ! Serait-ce, après tout, un sacrifice très héroïque ?
Assurés d'avoir en exil les mêmes observances, la même Communauté, les mêmes
Supérieurs qu'au Monastère, nous serions bien moins à plaindre que tant de
religieux qui ne pourront se livrer, sur la terre étrangère, à leurs œuvres
accoutumées, que tant d'autres surtout qui sont rejetés dans le monde en perdant
la vie religieuse. Pour nous, moines, formés à la seule vie claustrale, le
retour au siècle est la pire infortune; il faudrait faire l'impossible pour
l'écarter. Dans le cas où l'obéissance disposerait de nous, suivant les lois de
notre Ordre, pour nous envoyer dans une fondation, un refuge, etc., le religieux
fervent ne veut voir en cela que Dieu et son âme, et c'est de grand cœur qu'il
se range au bon plaisir divin. A moins que sa conscience ne lui en fasse un
devoir, il évite même de présenter des observations respectueuses et filiales.
Aussitôt que, Dieu a parlé par la bouche de son Supérieur, il s'incline avec
confiance et sans tarder, ne pensant qu'à se soumettre en vrai fils
d'obéissance, et à tirer de son sacrifice le meilleur parti possible en vue de
son avancement spirituel.
II. Nous avons dans le cloître un entourage d'élite, choisi entre mille et dix
mille. Une communauté est une famille unie en Jésus-Christ, où chacun rivalise
de mépris pour le monde, d'attrait pour nos saintes lois, de zèle pour plaire à
Dieu et se sanctifier; et nous éprouvons tous les jours combien il est doux et
bon d'habiter ensemble comme des frères. Jamais nous ne saurons ni bénir assez
le Seigneur de nous avoir appelés en religion, ni rendre à notre communauté tout
le bien qu'elle nous fait. Et cependant, n'eussions-nous que des saints dans
notre entourage, il faut nous attendre à trouver parmi les hommes quelques
restes de l'humaine faiblesse; il y aura du moins la diversité des tempéraments
et des caractères, les divergences de sentiments et de vouloirs, mille petits
riens qui nous feront souffrir, d'autant plus que l'habitude d'être traités avec
égards nous rend plus sensibles à tout procédé moins délicat.
Si donc il arrive que nous ayons à supporter quelque chose de la part de notre
entourage, avant tout nous devrons nous persuader que c'est la volonté de Dieu.
C'est bien lui, en effet, et non pas le hasard, qui nous a pris aux quatre coins
du monde et nous a réunis dans telle communauté et sous tels supérieurs, pour y
vivre ensemble dans un perpétuel contact. Les humeurs, les vues, les goûts,
mille choses ne s'harmoniseraient qu'à force de vertu; il faudrait se faire
mutuellement beaucoup de sacrifices pour, le bien de la paix. Dieu le savait, et
c'est précisément pour cela qu'il nous a mis les uns auprès des autres. Au ciel,
nous goûterons le repos parfait, la paix après la victoire. Ici-bas, c'est le
temps du combat, mais du combat contre nous-mêmes, pour réparer nos fautes,
surmonter nos défauts, agrandir nos vertus et nos mérites. Les moyens d'y
parvenir sont multiples; l'un des meilleurs pour nous sera toujours la vie
commune avec les renoncements qu'elle impose.
« Faute d'avoir bien pénétré ce grand principe, écrivait le P. de Caussade à
l'une de ses dirigées, vous n'avez jamais bien su vous soumettre à certains
états et événements, ni, par conséquent, y demeurer ferme et tranquille dans la
volonté de Dieu. Le démon vous a toujours tentée, inquiétée, bouleversée, par
cent illusions et faux raisonnements à cet égard. Tâchez donc, je, vous en
conjure par l'intérêt de votre salut et de votre repos, de revenir d'un tel
égarement d'esprit; vous mettrez par là même un terme à tous vos dépits et à
toutes vos révoltes de cœur » .
Non, les peines de la vie de famille et de communauté, les oppositions d'humeur
et de caractère, ne sont pas tant un obstacle à notre avancement spirituel
qu'un moyen providentiel et très précieux. C'est dans notre manque de foi,
d'humilité, d'abnégation, qu'on doit chercher la cause du malaise, et les
difficultés lui donnent seulement l'occasion de paraître au jour. Le mal venant
de nous, c’est donc en nous qu'il y faut porter remède; et voilà pourquoi Dieu
nous ménage ces oppositions d'humeur, ces épreuves crucifiantes et constamment
renouvelées. Quelle excellente pénitence pour les péchés passés ! Car « la
charité couvre la multitude des fautes » , et Dieu nous traitera comme nous
aurons traité nos semblables. Pardonnons, et il nous pardonnera ; oublions les
torts de nos frères, il oubliera les nôtres. Ayons pour notre prochain du
support, de la patience, de la miséricorde et de la mansuétude; fidèle, à sa
parole, il fera de même à notre égard. II en coûte de souffrir toujours; mais
quelle assurance, quelle consolation de pouvoir se dire qu’à ce prix on a droit
de compter sur la miséricorde divine !
Quel excellent exercice de sanctification ! Sans lui, bien des vertus nous
feraient défaut. Si nous voulons acquérir le support mutuel, la patience et
l'abnégation, ne faut-il point des gens qui nous contrarient, et qui sachent le
faire à temps, à contretemps, et pour ainsi dire sans, pitié ? Nous croirions
nous bien connaître, et nous garderions peut-être d’étranges musions, si les uns
et les autres ne venaient, dans un moment d’humeur, nous dire sans ménagement
nos vérités. II faut tant d’humiliations pour parvenir à l'humilité !
Saurions-nous choisir les bonnes humiliations, celles dont nous avons besoin et
non celles qui nous agréent ? Aurions-nous la fermeté de nous y soumettre avec
persévérance, comme on soumet un malade à un régime austère ? Au lieu de nous
révolter, bénissons Dieu qui a eu la sagesse et la bonté de mettre à nos côtés
telle ou telle personne: c’est de celle-là que nous avions besoin. Une sainte
Fondatrice disait à ses Filles : « Chacune à son genre, son humeur, ses
imperfections, ses travers. S’il n’y avait pas, dans la Communauté, des
caractères un peu difficiles, il faudrait aller en acheter pour nous faire
gagner le ciel » . Dieu y a pourvu gratuitement. A nous de mettre à profit ces
grâces de mort à nous-mêmes !
En outre, ces contrariétés constamment renouvelées « vous fourniront chaque
jour bien des occasions de pratiquer les plus rares et les plus solides vertus
: la charité, la patience, la douceur et l'humilité de cœur, la bénignité, le
renoncement à votre humeur, etc.; et ces petites vertus journalières,
pratiquées fidèlement, vous feront une riche moisson de grâces et de mérites
pour l'éternité. C'est là, mieux que par toutes les autres pratiques et les
autres moyens, que vous pouvez obtenir le grand don d'oraison intérieure, la
paix du cœur, le recueillement, la présence continuelle de Dieu et son pur et
parfait amour. Cette seule croix portée patiemment, vous attirera une infinité
de grâces; et elle vous servira, plus efficacement que des épreuves en apparence
plus douloureuses, à vous détacher parfaitement de vous-même, pour vous
attacher pleinement à Dieu ». Ainsi parle le P. de Caussade , et il ajoute :
« Loin de vous plaindre, je ne puis que vous féliciter d'avoir enfin l'occasion
de pratiquer la vraie charité. L'antipathie que vous éprouvez pour la personne
avec laquelle vous êtes dans de continuels rapports, l'opposition de vos idées
et de vos humeurs, les froissements qu'elle vous cause par ses manières et par
son langage; sont autant de garanties infaillibles que la charité dont vous
userez à son égard sera purement surnaturelle et sans aucun mélange de
sentiments humains. C'est de l'or pur que vous allez amasser, et dont il ne
tiendra qu'à vous de former un immense trésor. Remerciez donc le bon Dieu et,
pour ne rien perdre des inappréciables avantages de votre position présente,
suivez exactement les règles que je vais vous donner : « 1° Supportez patiemment
les révoltes involontaires que vous font éprouver les procédés de cette
personne, absolument comme vous supporteriez des accès de fièvre ou de migraine.
Votre antipathie est bien, en effet, une fièvre intérieure avec ses frissons et
ses redoublements. Oh! que cela est crucifiant, humiliant et pénible, et, par
conséquent, méritoire et sanctifiant !
« 2° Ne parlez jamais, au sujet de cette personne, comme font peut-être les
autres; mais parlez-en toujours en bonne part; car elle a du bon. Et qui n'a pas
du mauvais ? Qui est parfait en ce monde ? Peut-être que, sans le vouloir et
sans y penser, vous l'exercez plus que Dieu ne vous exerce par elle ! Dieu polit
souvent un diamant par un autre diamant, dit Fénelon.
« 3° Quand vous aurez fait quelques fautes, relevez-vous aussitôt, en vous
humiliant doucement, sans dépit volontaire ni contre elle, ni contre vous, sans
trouble, sans chagrin, sans inquiétude. Nos fautes, ainsi réparées, nous
deviennent profitables et avantageuses. C'est par ces misères et ces fautes
journalières que Dieu nous rapetisse sans cesse et nous tient dans la vraie.
humilité de cœur » .
« 4° Au reste, ne vous mêlez de rien, si ce n'est dans la mesure où votre devoir
vous y oblige; votre devoir accompli, ne vous préoccupez de rien; n'y pensez
même plus, sauf devant Dieu. Abandonnons tout à la Providence : la seule chose
importante, c'est que nous soyons tout à Dieu, et que nous parvenions au salut .
Dans les épreuves de ce genre, sainte Jeanne de Chantal est un parfait modèle.
Restée veuve à vingt-huit ans, elle reçut de son beau-père l'ordre de venir
habiter chez lui, avec ses quatre enfants. Elle entrevit aussitôt l'amertume du
calice qu’elle devrait boire; car elle connaissait le caractère du vieux baron,
les désordres de sa maison, et ceux plus grands encore de sa conduite. Ce
vieillard sombre, devant lequel tout devait plier, était tombé sous la
dépendance d'une servante, qui commandait en maîtresse au château, dilapidait
les biens, et faisait murmurer tout le monde. Pendant plus de sept ans, la
sainte sera traitée comme une étrangère que l'on admet au foyer domestique, mais
que l'on ne consulte sur rien et qui n’a pas le droit de faire une observation.
Elle sera pour ainsi dire sous la férule d'une inférieure insolente, qui ne lui
épargnera pas même les injures. Elle avait la douleur de voir les enfants de la
servante marcher de pair avec les siens, souvent même leur être préférés.
L'indignation la saisissait, tout son sang se révoltait, surtout dans les
commencements. Mais elle étouffait ces cris de la nature, et à chaque insolence
elle n'opposait qu'un cœur doux et un visage gracieux; elle en vint même à ce
degré d'hé-roïsme de soigner les enfants de la servante comme les siens, et de
leur rendre de ses propres mains les services les plus humbles. Et quel était le
secret de sa victoire ? Uniquement occupée de sa grande œuvre, la conversion de
son beau-père et celle 'de l'indigne servante, elle voulait les vaincre l'un et
l'autre à force de douceur; il n'y avait ni démarches ni sacrifices qui la
rebutassent dans l'espérance de les ramener à Dieu. Elle profitait de toutes les
occasions pour leur faire du bien, et nulle violence, aucune avanie, ne fut
jamais capable de diminuer son respect, ni de décourager sa patience. « A ce
motif si élevé, qui la soutînt pendant sept ans dans cette vie si héroïque, s'en
joignit un autre qui ne lui prêta pas un moindre appui. Naturellement elle était
un peu haute; elle avait puisé dans le sang paternel je ne sais quoi de fier et
d'un peu impérieux qu'elle voulait étouffer à tout prix. L'occasion lui semblait
bonne de devenir humble à force d'humiliations. Elle y réussit au-delà de tout
ce qu'on peut dire. C'est à cette rude école, mieux que dans le plus sévère
noviciat, que Dieu lui fit acquérir cette rare humilité et cette parfaite
obéissance, qui en firent bientôt, sous la main de saint François de Sales,
l'instrument de si grandes choses » . Dieu veuille qu'à des grâces de ce genre
nous répondions, nous aussi, par le même esprit de foi et par une égale
générosité !
CHAPITRE IV
L'ABANDON DANS LES BIENS NATURELS DU CORPS ET DE L'ESPRIT
ARTICLE PREMIER. - La santé et la maladie.
On peut faire un bon
usage de la santé et de la maladie, on peut abuser de l'une et de l'autre.
La santé se recommande assez par elle-même. Il n'est pas nécessaire d'établir
qu'elle favorise la prière, les pieuses lectures, l'occupation continuelle avec
Dieu, qu'elle facilite le travail manuel ou intellectuel, qu'elle rend moins
pénible l'accomplissement de nos devoirs journaliers. C'est un précieux bienfait
du Ciel; on ne l'apprécie jamais aussi bien qu'après l'avoir perdu. Pendant
qu'on le possède, hélas! on ne pensera pas toujours à remercier Dieu qui nous le
donne; on aura peut-être plus de peine à soumettre le corps à l'esprit, à ne pas
trop se répandre dans les soins de la vie présente, à vivre uniquement pour
l'éternité qui ne paraît pas imminente.
« La maladie, comme la santé, est un don de Dieu. Il nous l'envoie pour éprouver
notre vertu ou pour nous corriger de nos défauts; pour nous montrer notre
faiblesse ou pour nous désabuser sur notre propre compte; pour nous détacher de
l'amour des choses terrestres et des plaisirs sensuels; peur amortir l'ardeur
impétueuse et diminuer les forces de la chair, notre plus grand ennemi; pour
nous rappeler que nous sommes ici-bas dans un lieu d'exil et que le ciel est
notre véritable patrie; pour nous procurer enfin tous les avantages qu'on
recueille de cette épreuve quand on l'accepte avec gratitude comme une faveur
spéciale » . Bien sanctifiée, en effet, « elle est un des instants les plus
précieux de la vie. Souvent, dans un jour de maladie supportée comme il faut,
nous avancerons plus dans la vertu, nous paierons plus de dettes à la justice
divine pour nos péchés passés, nous amasserons plus de trésors, nous nous
rendrons plus agréables à Dieu, nous lui procurerons plus de gloire, que dans
une semaine ou un mois de santé. Mais, si le temps de la maladie est un temps
précieux, un temps de salut, il en est bien peu qui l'emploient utilement, qui
fassent valoir leurs infirmités selon leur prix » . « Pour moi, dit saint
Alphonse, j'appelle le temps des maladies la pierre de touche des esprits; car,
c'est alors qu'on découvre ce que vaut la vertu d'une âme. Si elle supporte
cette épreuve sans inquiétude, sans plainte, sans désir, en obéissant aux
médecins, à ses supérieurs; si elle reste tranquille, entièrement résignée à la
volonté de Dieu, c'est un signe qu'il y a en elle un vrai fonds de vertu. Mais
que doit-on penser d'un malade, qui se plaint du peu de soin qu'il reçoit des
autres, de ses souffrances qu'il trouve insupportables, de inefficacité des
remèdes, de l'ignorance du médecin, et qui va parfois jusqu'à murmurer contre
Dieu même, comme s'il le traitait trop durement » ?
Serions-nous du nombre des sages, qui n'abusent ni de la santé ni de la maladie,
et qui savent en tirer tout le profit possible ? Ou bien ne ferions-nous pas de
la santé un écueil, de la maladie une cause "de ruine ? Nous ne pourrions le
dire, Dieu seul le Sait. Dès lors, il n'y a rien de mieux à faire que de nous
établir dans une sainte indifférence, et de nous en remettre au hon plaisir
divin, quel qu'il soit. C'est la condition nécessaire pour nous tenir toujours
prêts à recevoir avec amour et confiance ce que la Providence trouvera bon de
nous envoyer : la pleine vigueur, la faiblesse, la maladie ou les infirmités.
Cependant, l'abandon ne bannit que la préoccupation; il ne dispense aucunement
des lois de la prudence, il n'exclut même pas un désir modéré. Notre santé peut
être plus ou moins nécessaire à notre entourage, nous en avons besoin pour
suffire à nos obligations. « Ce n'est donc pas péché, mais vertu, dit saint
Alphonse, d'en prendre un soin raisonnable en vue de mieux servir Dieu » . Ici
deux écueils sont à craindre : ou le trop, ou le trop peu de précautions. Nous
n'avons pas le droit de compromettre inutilement notre santé par des excès ou de
coupables imprudences. Mais, par contre, ajoute saint Alphonse, « il y aurait
péché à en faire trop grand cas, vu surtout que, sous l'inspiration de l'amour-
propre, on passe alors facilement du nécessaire au superflu » . Ce second écueil
est beaucoup plus à redouter que le premier. C'est pourquoi saint Bernard
s'élève avec force contre les trop zélés disciples d'Epicure et d'Hippocrate :
Epicure songe à la volupté, Hippocrate à la santé; mon Maître, à moi, prêche le
mépris de l'une et de l'autre; il m'apprend à perdre, au besoin, la vie du corps
pour sauver, ceux de l'âme, et, par cette parole, il condamne la prudence de la
chair, qui se laisse aller vers la volupté, ou qui recherche la santé plus qu'il
n'est nécessaire .
Sainte Thérèse plaisante aimablement les personnes trop préoccupées de leur
santé, qui, pouvant assister au chœur sans avoir à craindre d'en être plus
malades, cessent d'y aller « un jour parce qu' elles ont mal à la tête, un autre
jour parce qu'elles y ont eu mal, deux ou trois autres jours encore par crainte
d'y avoir mal » . La Sainte elle-même n'a pas toujours évité cet écueil; elle
l'avoue dans sa Vie : Que veut le corps, par tant de ménagements qu'il exige, si
ce n'est la ruine de l'âme ? De son côté, le démon voit-il en nous quelque
crainte, c'est assez : soudain il nous persuade que tout va nous tuer, ou du
moins nous ruiner la santé. Je le sais, parce que j’en ai fait l'épreuve. Eh
bien! je le demande: le plus précieux avantage d'une santé parfaite ne serait-ce
pas de la perdre au service de Dieu? Infirme comme je le suis, je me vis
toujours enchaînée, incapable du moindre bien, jusqu'au moment où je pris la détermination de ne tenir aucun compte ni du corps ni de la santé. Dieu
m'éclaira sur cet artifice du démon. M'objectait-il la perte de ma santé, je
disais: Il importe peu que je meure. Me parlai-t-il de la perte de mon repos, je
lui répondais : Je n'ai pas besoin de repos, mais de croix, et ainsi du reste.
Je vis clairement que malgré des infirmités réelles, je cédais, en bien des
circonstances, à la tentation de cet esprit de ténèbres ou à ma propre lâcheté.
Par le fait, depuis que je me traite avec moins de soins, et de délicatesse, je
me porte beaucoup mieux » .
Bien persuadés que la sainteté est la fin, et la santé un moyen accessoire, à
tous les artifices de l'ennemi nous opposerons la fière réponse de Gemma
Galgalli : « L'âme d'abord, le corps ensuite » ; et nous méditerons souvent. ce
grave avertissement de saint Alphonse : « Craignez que, prenant trop à cœur le
soin de votre santé corporelle, vous ne mettiez en péril la santé de votre âme,
ou tout au moins l'œuvre de votre sanctification. Pensez que, si les saints
avaient, comme vous, tant soigné leur santé, jamais ils ne se seraient
sanctifiés » .
Quand la maladie, la faiblesse ou les infirmités viendront nous visiter, nous
sera-t-il permis d'exhaler des plaintes résignées, de former des désirs modérés,
et de présenter des supplications soumises ? Assurément oui. .
Saint François de Sales accorde à son cher Théotime de répéter toutes les
lamentations de Job et de Jérémie, pourvu qu'en la fine pointe de l'esprit il
acquiesce au bon plaisir divin. Cependant, il raille agréablement ceux qui ne
cessent de se plaindre, qui ne trouvent pas assez de personnes à qui raconter
leurs douleurs par le menu, dont le mal est toujours incomparable, tandis que
celui des autres n'est rien. On ne le vit jamais. personnellement faire aucunes
doléances; il disait tout simplement son mal, sans l'agrandir par des plaintes
excessives, sans le diminuer par feintise. Le premier lui semblait une lâcheté,
le second une duplicité (3).
« Je ne vous défends pas, dit saint Alphonse, de découvrir vos souffrances,
quand elles sont graves. Mais, pour un petit mal, vous mettre à gémir, puis
vouloir que tout le monde vienne se lamenter autour de vous, je taxe cela de
faiblesse... Quand les maladies nous affligent fortement, ce n'est pas une faute
de demander au Seigneur qu'il nous en délivre. II est plus parfait de ne pas se
plaindre des douleurs qu'on éprouve. Le mieux est de ne demander ni la santé ni
la maladie, mais de nous abandonner à la volonté de Dieu, afin qu'il dispose de
nous comme il lui plaît. Si toutefois nous voulons solliciter notre guérison,
que ce soit du moins avec résignation, et sous la condition que la santé du
corps convienne au salut de l'âme; autrement, notre prière serait défectueuse et
sans effet, attendu que le Seigneur n’exauce pas les prières qui ne sont pas
faites avec résignation » .
« II me semble, dit sainte Thérèse, que c'est une très grande imperfection de se
plaindre sans cesse pour de petits maux. Je ne parle pas des grands maux, comme
une fièvre violente, quoique je désire qu’on les supporte toujours avec patience
et modération ; mais j'entends parler de ces légères indispositions que l'on peut
souffrir sans donner de la peine à tout le monde. Quant aux grands maux, ils se
plaindront assez d'eux-mêmes et ne pourront rester longtemps cachés. Cependant,
celles qui seront vraiment malades doivent le dire et souffrir qu'on les
assiste de ce qui leur sera nécessaire » .
Bref, les Docteurs et les Saints admettent des plaintes modérées et des prières
soumises; ils ne blâment que l'excès et l'insoumission. Mais ils préfèrent se
porter, comme saint François de Sales, « là où il y a un peu plus du bon plaisir
divin » , et dire avec saint Alphonse : « Seigneur, je ne désire ni guérir ni
rester malade; je veux uniquement ce que vous voulez » . Saint François de Sales
permet à ses Filles de demander la guérison à Notre-Seigneur, comme à celui qui
nous la peut donner, avec cette condition : si telle est sa volonté. Mais,
personnellement, il ne priait jamais pour être délivré de la maladie ; c'était
trop de grâce pour lui, disait-il, de souffrir en son corps, afin que, ne
faisant pas beaucoup de ln pénitence volontaire, il en fît un peu de la
nécessaire . On lit de même dans 1'Office de saint Camille de Lellis, qu'ayant
cinq maladies longues et pénibles, il les appelait « les Miséricordes du
Seigneur »; il se fût donc bien gardé d'en demander la délivrance.
Loin de nous la pensée de blâmer celui qui prie pour obtenir la guérison ou le
soulagement de ses maux, pourvu qu'il le fasse avec soumission. Notre-Seigneur
a loué les malades qui se pressaient autour de lui; il récompense souvent par
des miracles ceux qui affluent à Lourdes. Assurément, il y a là une magnifique
démonstration de foi et de confiance, glorieuse pour Dieu, impressionnante pour
le peuple- chrétien. Mais voici un autre malade, si détaché de lui-même, si
attaché à la seule volonté divine, si bien prêt d'avance à tout ce que Dieu
voudra, qu'il se borne à témoigner à son Père du Ciel son dévouement et sa
confiance, il lui abandonne le soin de vou-loir là où Dieu lui-même s'est
réservé la décision, et, quelle qu'elle puisse être, il l'embrasse de grand cœur
et se contente de faire saintement son devoir. Ce généreux malade ne montre-t-il
pas, autant que les premiers, sinon beaucoup plus encore, sa foi, sa confiance,
son amour, son dévouement, son humble abnégation ? Libre à chacun d'avoir ses
préférences et de suivre son attrait; pour nous, aucune opinion ne nous plaît
comme celle de saint François de Sales et de saint Alphonse.
« Quand il vous, arrivera du mal, disait le pieux Evêque de Genève, opposez-lui
les remèdes qui seront possibles et selon Dieu (que les religieux, qui sont sous
un supérieur, reçoivent les traitements qui leur sont présentés, en simplicité
et soumission) : car de faire autrement, ce serait tenter sa divine Majesté.
Mais aussi, cela étant fait, attendez avec une entière résignation l'effet que
Dieu agréera. S'il lui plaît que les remèdes vainquent le mal, vous le
remercierez avec humilité; mais s'il lui plaît que le mal surmonte les remèdes,
bénissez-le avec patience. Car il faut accepter non seulement d'être malades,
mais de l'être de la maladie que Dieu veut, au lieu où il veut, entre les
personnes qu'il veut, avec les incommodités qu'il veut, ne faisant aucun choix
ni refus de quelque mal ou affliction que ce soit, si abjecte ou déshonorable
qu'elle puisse nous sembler : car le mal et l'affliction sans abjection enflent
bien souvent le cœur au lieu de l'humilier. Mais quand on a du mal sans honneur,
ou que le déshonneur même, l'avilissement et l'abjection sont notre mal, que
d'occasions d'exercer la patience, l'humilité, la modestie et la douceur
d'esprit et de cœur » !
Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus « avait ce principe qu'il faut aller jusqu'au
bout de ses forces avant de se plaindre. Que de fois elle s'est rendue à Matines
avec des vertiges ou de violents maux de tête ! Je puis encore marcher, se
disait-elle, eh bien ! je dois être à mon devoir. Et, grâce à cette énergie,
elle accomplissait simplement des actes héroïques » . Nos us veulent que nous
fassions connaître aux Supérieurs nos infirmités , et nous devons éviter
l'indiscrétion. Mais, nous inspirant d'une si belle générosité, nous
continuerons de remplir fidèlement, dans la maladie, les obligations qui
demandent de la bonne volonté, seulement, et, dans toute la mesure, qui
demeurera possible, celles qui exigent de la santé. Et pour sanctifier nos maux,
nous suivrons ce sage avis de saint François de Sales : « Obéissez, prenez les
médecines, aliments et autres remèdes pour l'amour de Dieu, vous ressouvenant du
fiel qu'il prit pour l'amour de nous. Désirez de guérir pour lui rendre service,
ne refusez point de languir pour lui obéir, et disposez-vous à mourir, s'il lui
plaît ainsi, pour le louer et jouir de lui. Voyez souvent de vos yeux intérieurs
Jésus-Christ crucifié, nu, blasphémé, calomnié, abandonné, et enfin accablé de
toutes sortes d' ennuis, de tristesses et de travaux, et considérez que toutes
vos souffrances, ni en qualité, ni en quantité, ne sont aucunement comparables
aux siennes, et que jamais vous ne souffrirez rien pour lui, au prix de ce qu'il
a souffert pour vous » .
Ainsi faisait la bienheureuse Marie-Madeleine Postel. Un asthme violent, depuis
une trentaine d'années au moins, s'était attaché à elle comme un compagnon
inséparable; elle l'avait accueilli comme un ami et un bienfaiteur. Parfois elle
était tellement pâle, tellement suffoquée, qu'elle semblait sur le point d'expirer. « Merci, mon Dieu, disait-elle alors, merci, que votre sainte
volonté soit faite. Encore plus, Seigneur, encore plus ». Un jour qu'on la
plaignait: «Oh ! ce n'est rien, dit-elle. Le Sauveur en a souffert bien d'autres
pour nous ». Puis elle se mit à chanter, comme si elle n'avait eu que quinze ans
: « Quand te verrai-je, ô belle Patrie ».
ARTICLE II. - Les suites
de la maladie.
La prolongation de la
maladie, les impuissances qui l'accompagnent ou qui la suivent, en aggravent
beaucoup les désagréments. Et tout cela doit être l'objet d’un filial et
confiant abandon.
Puisque « c'est le Très-Haut qui a créé les médecins et les remèdes » , il est
dans l'ordre, de la Providence que l'on y recoure au besoin, les séculiers avec
une sage modération, les religieux selon l'obéissance. Mais Dieu tient dans sa
main souveraine le mal, le remède et le médecin. « Ce ne sont pas les plantes ni
les cataplasmes, c'est votre parole, Seigneur, qui guérit toutes choses » .
Dieu a guéri jadis, il guérit encore à son gré, sans le moindre secours humain,
comme lorsque Notre-Seigneur d'un mot rendait la santé. Il a guéri jadis, il
guérit encore à son gré, par des moyens inoffensifs mais sans valeur curative,
par exemple lorsque Élisée envoyait Naaman se baigner sept fois dans le
Jourdain, ou que Jésus imposait les mains aux malades ou les oignait d'un peu de
salive. Il a guéri jadis, il guérit encore à son gré; par des moyens qui
semblent les plus nuisibles, comme lorsque Jésus frotta avec de la boue les yeux
de l'aveugle-né. Et malgré la science des docteurs, malgré le dévouement des
infirmiers, malgré l'énergie des remèdes, il laisse languir qui il veut, et
chacun finit par mourir, le plus fameux savant comme le dernier de ses clients.
Dieu est donc le maître absolu de la santé et de la maladie. C'est en lui qu'il
faut croire, et il ne faut pas avoir, comme Asa , une confiance exagérée dans
les moyens humains; car il leur donne ou leur refuse à son gré le succès. Si
donc, en dépit des médecins et des remèdes, le mal se prolonge et les infirmités
subsistent, il faut adorer, dans une humble et filiale soumission, la sainte
volonté de Dieu. Le Seigneur n'a pas permis que le médecin voie juste ou que le
remède opère, peut-être même a-t-il voulu que les soins aggravent le mal au lieu
de le guérir. II ne l'a fait que dans un dessein paternel et pour le bien de
notre âme. A nous d'en profiter.
Une première épreuve est donc la prolongation du mal. Loin de nous les plaintes,
le découragement, le murmure, et la pensée de nous en prendre à ceux qui nous
soignent. Ils ont fait sans doute leur devoir avec un grand dévouement, et nous
leur devrons beaucoup de reconnaissance. S'ils ont mérité quelque reproche, Dieu
leur demandera compte de leur faute; mais il a voulu se servir d'eux pour nous
maintenir sur la croix, et il faudra voir en cela même un dessein de la
Providence. L'erreur ou l'habileté, la négligence ou le dévouement, il n'y a
rien qu'elle n'ait clairement prévu, rien qu'elle n'ait choisi à bon escient,
rien qu'elle ne sache utiliser pour nous conduire il ses fins. Et donc ne voyons
que Dieu seul, croyons à son amour, et bénissons l'épreuve comme un don de sa
main paternelle. Ceux qui se plaignent trop facilement du manque de soins, saint
Alphonse lés réprimande ainsi : « Et moi, je vous plains, non pour vos
souffrances, mais pour votre peu de patience; en vérité, vous êtes doublement
malades, d’esprit et de corps. On vous oublie; mais vous, vous oubliez
Jésus-Christ mourant sur la croix, abandonné de tous pour votre amour. A quoi
bon vous plaindre de tel ou tel, quand il faudrait vous plaindre vous-mêmes
d'avoir si peu d'amour pour Jésus-Christ, et, par suite, de montrer si peu de
patience ? Saint Joseph de Calasanze disait: « Qu'on pratique seulement la
patience dans les maladies, et les plaintes disparaîtront de la terre ». Et
Salvien : « Bien des personnes n'arriveraient jamais « à la sainteté, si elles
jouissaient d'une bonne santé ». De fait, pour ne parler que des femmes qui se
sanctifièrent, lisez leur vie, et vous les verrez toutes ou presque toutes
sujettes à mille infirmités. Sainte Thérèse ne passa pas, en quarante années, un
seul jour sans souffrir. Aussi Salvier ajoute-t-il : « Les « personnes
consacrées à l'amour de Jésus-Christ sont «et veulent être malades » .
Les multiples impuissances dues à la maladie sont une autre épreuve très
crucifiante. Dans une mesure plus ou moins large, on ne peut plus, comme au
temps de la santé, garder toute la Règle, assister au chœur, communier, prier,
pratiquer la pénitence, être assidu au travail, à l'étude, à tous les devoirs de
sa charge; et, quand le mal est tenace, ces impuissances peuvent durer
longtemps. « Mais, répond saint Alphonse, âme fidèle, dites-moi, pourquoi
souhaitez-vous de faire ces choses? N'est-ce pas pour plaire à Dieu ? Eh! que
cherchez-vous, quand vous savez avec certitude que le bon plaisir de Dieu n'est
plus que vous fassiez (comme autrefois) des oraisons, des communions, des
pénitences, des études, des prédications ou d'autres œuvres, mais que vous
supportiez avec patience cette maladie et ces douleurs qu'il vous envoie » ? «
Mon ami, écrivait le vénérable P. Jean d'Avila à un prêtre malade, n'examinez
pas ce que vous feriez en santé; mais contentez-vous d'être un bon malade aussi
longtemps qu'il plaira à Dieu. Si c'est vraiment sa volonté que vous cherchez,
que vous importe d'être infirme ou bien portant »? C'est l'affaire de Dieu de
nous appliquer, selon son bon plaisir, aux œuvres de la santé ou à celles de la
maladie. La nôtre, à nous, est de ne voir que sa volonté sainte, de l'aimer, de
l'adorer, puisqu'elle est toujours l'unique règle suprême. Faisons donc en
santé les œuvres de la santé, en maladie celles de la maladie, comme elles sont
déterminées par nos observances. Dieu nous demande cela, et ne veut pas autre
chose. A quoi bon se troubler, dès lors que l'on fait ainsi ? L'inquiétude
montrerait qu'on n'a pas compris son devoir, ou qu'on se laisse prendre aux
artifices du démon.
Mais, direz-vous, le mal, en se prolongeant, m'empêche de remplir les fonctions
de ma charge, et que va-t-il en advenir ? Il en adviendra ce que Dieu voudra.
N'a-t-il pas le droit de disposer de vous en cela comme en toutes choses ? Aussi
longtemps que vos Supérieurs, dûment avertis, jugeront bon de vous maintenir en
charge, faites de votre mieux et demeurez en paix. Tout est bien de votre part,
tant que vous accomplissez la volonté de Dieu; il a mille moyens de suppléer à
ce que vous ne pouvez faire, si tel est son bon plaisir. Il choisit ses ouvriers
comme il entend il leur donne les moyens qu'il veut; il laissa saint Paul
languir au fond d'une prison, durant deux ans, au temps où l'Église naissante
paraissait avoir le plus grand besoin d'un tel apôtre.
Au moins, dira quelqu'un, si je pouvais prier comme d'usage, cela me consolerait
de mon impuissance. Mais, répond saint Alphonse, « Il n'y a pas de meilleure
manière de servir Dieu que d'embrasser avec joie sa sainte volonté. Ce qui
glorifie le Seigneur, ce ne sont pas nos œuvres, mais notre résignation, et la
conformité de notre volonté à son bon plaisir » . Aussi saint François de Sales
disait-il qu'on rend plus de gloire à Dieu en une heure de souffrance avec une
filiale soumission, qu’en plusieurs jours de travail avec moins d'amour. Un
malade se plaignant à lui de ne pouvoir vaquer à l'oraison mentale, qui faisait
ses délices et son réconfort : « Ne vous en attristez pas, lui répondit-il;
endurer les coups de la Providence n'est pas un moindre bien que de méditer; il
est mieux d'être sur la croix avec le Sauveur que de la regarder seulement » .
D'ailleurs, une âme généreuse demeurera fidèle à ses pratiques journalières,
autant qu'il lui sera possible; et, pour remplir sa tâche accoutumée, il lui
suffira souvent de bien distribuer son temps, de simplifier sa prière et de
l'adapter à son état actuel. « Pour une âme qui aime, dit sainte Thérèse, la
véritable oraison durant la maladie consiste à offrir à Dieu ce qu'elle souffre,
à se souvenir de lui, à se conformer à sa volonté sainte, et dans mille actes de
ce genre qui se présentent; il ne faut pas d'effort violent pour entrer dans cet
entretien intime » . Et saint Alphonse ajoute : « Ne disons à Dieu que cette
parole : Fiat voluntas tua; répétons-la du fond du cœur, cent fois, mille fois,
toujours : nous ferons plus de plaisir à Dieu parce seul mot que par toutes les
mortifications et dévotions possibles » .
Enfin, direz-vous la maladie, les infirmités me rendent inutile; je suis à
charge à la communauté, je la scandalise en ne gardant pas toutes les
observances. Assurément, un bon malade se dévoue autant qu'il le peut encore;
il évite d'occasionner trop de dépenses, de réclamer des soins superflus, de
paraître exigeant, difficile à servir; le dévouement qu'on lui prodigue, il le
paie par la reconnaissance et la docilité. C'est Notre-Seigneur qu'on honore en
sa personne, il s'efforce de lui ressembler. Désireux d'avancer toujours et de
ne pas perdre le bénéfice de tant de croix, il a sans cesse en vue Dieu et son
éternité : ce qu'il peut garder de sa Règle, il le garde généreusement; ce qui
lui est devenu impossible, il le compense par l'abnégation, l'humilité, la
prière et le saint abandon. Sans qu'il y pense, un tel malade édifie, il est une
bénédiction pour son entourage. Mais, après tout, c'est la volonté divine, et
non la sienne, qui lui met sur les épaules la croix d’une maladie passagère ou
de longues infirmités. Il en porte la plus lourde, part; il en reste aussi
quelque chose: pour, l'infirmier, le Supérieur et la Communauté. Mais Dieu,
n'a-t-il pas le droit de se servir de nous, comme de tout autre, pour demander
un sacrifice à nos frères, et leur imposer un devoir ? Ceux, qui nous soignent
sauront, avec la grâce de Dieu, s'abandonner comme nous à la Providence, et
remplir à notre égard les obligations qu'elle leur trace. Notre rôle à nous est
d'accepter patiemment l'humiliation de ne nous sentir à charge; c'est aussi
d'alléger le fardeau de nos frères par notre esprit vraiment religieux. Notre
rôle est encore d'imiter cette religieuse qui, ne pouvant plus faire la classe,
souffre de se voir inutile, mais elle accepte humblement le bon plaisir de Dieu,
et se console en pensant qu'il lui reste trois grands moyens de faire le bien :
la prière, l'exemple et l'accomplissement parfait de ses Règles. Un bon malade
n'est inutile qu'en apparence; en réalité, il peut se rendre très précieux, s'il
le veut. Car ce qu'il faut, à la Communauté par-dessus tout, ce ne sont pas des
bras pour le gros travail, ni des intelligences pour les emplois élevés; c'est
de la vertu ; ce sont des âmes saintement avides de progresser vers la
perfection, de vrais contemplatifs et de vrais pénitents ; il dépend de nous,
avec la grâce de Dieu, d'agir ainsi durant la maladie comme en santé, quoique
par des moyens un peu différents. Dieu sera satisfait; la Communauté n’aura pas
moins sujet de l'être; et si l'un ou l'autre, malgré notre bonne volonté, nous
juge avec un peu de sévérité, aucune malédification ne sera venue de notre part;
nous n'aurons qu'à prendre humblement l'humiliation d'être incompris, jusqu'au
jour où Dieu nous justifiera.
Notre austère saint Bernard était d'une nature extrêmement tendre et délicate;
il écouta sa générosité beaucoup plus que ses forces, de sorte que, presque au
début de sa vie religieuse; il tomba malade et ne cessa plus de l'être. Quand il
se présenta devant l'Evêque de Châlons pour être ordonné abbé, il était déjà
tout exténué et paraissait mourant. II se remit par obéissance entre les mains
d'un empirique, qui acheva de le rendre malade, en lui faisant servir des mets
auxquels un homme robuste et pressé par la faim eût à peine voulu toucher. Le
Saint prenait tout avec indifférence, il trouvait tout également bien. Un
resserrement du gosier qui ne laissait guère passer que du liquide, un estomac
très faible, les entrailles dans un état déplorable, c'étaient ses trois
infirmités permanentes. D'autres maux venaient s'y joindre à l'occasion. Souvent
il rejetait les aliments comme il les avait pris; le peu qu'il en gardait le
soutenait vaille que vaille en le torturant. Et, malgré tant de souffrances qui
l'exténuaient, il broyait son corps par des jeûnes sévères, des veilles
extrêmement prolongées, les travaux les plus durs. Se considérant toujours comme
un commençant, il lui fallait, disait-il, la régularité d'un novice, la
sévérité de l'Ordre et la rigueur de la discipline. Il dut cependant se faire
un régime que son estomac pût supporter; l'esprit de sacrifice et la pauvreté
n'y perdirent rien, loin de là. D'un courage à peine croyable, il était avec la
communauté, au chœur, au travail, partout. S'il y avait des besognes qu'il ne
sût pas faire, il bêchait la terre, coupait du bois, le portait sur ses épaules;
et, quand ses forces le trahissaient, il choisissait les occupations les plus
viles, afin de compenser la fatigue par l'humilité. Il ne s'absentait des
exercices communs que sous la pression de la nécessité. Il le fallut bien
cependant. Un temps vint même où, ne pouvant que difficilement se tenir debout,
il restait assis presque continuellement, et ne remuait que très rarement. Ce
qu'il ne pouvait plus faire, il le compensait en se livrant plus que jamais à la
prière, aux pieuses lectures, à l'étude et à la composition; il se donnait tout
à ses religieux par la prédication et la direction. Et, quand l’Eglise avait
besoin de ses services, il oubliait son état d'épuisement, affrontait la fatigue
des voyages, négociait les affaires, prêchait tant et plus, et suffisait à tout.
Puis il revenait plus malade encore, mais aussi plus affamé de sa chère vie de
pénitence et de contemplation. Une telle existence n'était guère qu'une mort
prolongée. « On plaignait le Saint. Ses religieux le suppliaient de prendre
quelque ménagement. Il levait les yeux sur le Crucifié sanglant, couvert de
plaies; et, plus docile à la leçon de l'amour qu'aux conseils de la prudence, il
faisait taire la voix de la tendresse filiale, et savourait davantage les
amertumes du calice ». La maladie l'a-t-elle empêché d'être un parfait
cistercien, plus utile que tout autre à sa Communauté, et même à l'Eglise
entière ?
Notre bienheureuse Alice, ou Adélaïde, eut à supporter, durant toute sa vie,
les plus cruelles souffrances et une lèpre hideuse. Séparée de ses Sœurs à
cause de ce terrible mal, elle en prit occasion de s'unir à Dieu par une oraison
plus continuelle; elle se plaisait dans sa douloureuse situation pour l'amour du
Christ son Époux, dans les plaies duquel il lui arriva souvent d'expérimenter
des joies et un réconfort qui n'étaient pas de ce monde. Riche, de dons
célestes, illustre par ses miracles, elle guérit bien des lépreux par la seule
imposition de ses mains. Elle a donc atteint les sommets. Notre-Seigneur veut la
faire monter plus haut encore. Que va-t-il faire ? Il lui prépare un
redoublement de souffrances, avec des grâces pour la faire croître en patience.
En la fête de saint Barnabé, elle semble aux portes de la mort. Notre-Seigneur
l'avertit qu'il lui donné un an de vie, et qu'elle aura pendant tout ce temps,
des maladies plus pénibles que jamais à supporter, pour l'honneur de son Epoux
bien-aimé. De fait, sa vue s'éteint, ses mains se contractent, la peau de sa
tête et de tous ses membres se couvre d'ulcères, d'où sortiront sans cesse en
abondance des vers et du sang gâté. Ces tourments cruels, la bienheureuse les
endure avec une patience inaltérable, jusqu'à ce que, le jour de saint Barnabé
revenu, elle exhale son âme très pure dans l'embrassement du Christ .
Sainte Gertrude, qui fleurit à Helfta sous les lois de notre Ordre, avec sainte
Mechtilde, sa maîtresse et son amie, avait une santé très précaire. Elle
traversait des périodes, parfois assez longues, où la maladie la retenait sur
sa couche. Ses insomnies fréquentes, son ardeur à la prière et ses ravissements
lui causaient une fatigue qui allait jusqu'à l'épuisement. Souvent donc il lui
était impossible de prendre part à l'office divin, ou bien elle ne pouvait y
assister qu'en demeurant assise. Le jeûne lui était interdit jusque pendant le
carême. On l'obligeait même à prendre quelque chose pour se soutenir au cours de
la nuit, ou quand l'office se prolongeait trop longtemps. Elle était humiliée
de se voir réduite à de telles nécessités; elle gémissait de ne pouvoir garder
les postures du chœur; elle se sentait portée à refuser les aliments qu'on lui
offrait. Notre-Seigneur lui apprit à tout recevoir comme de sa main, à tirer
profit de ces adoucissements pour son avancement spirituel. Une chose
l’affligeait, c'est la peine qu'elle donnait à ses compagnes. Mais celles-ci
mettaient tant d'affection à la servir ! Et ne les payait-elle pas d'un juste
retour par ses prières incessantes, ses conseils tout surnaturels et ses
fraternelles admonitions ? Heureuses infirmités, qui lui procurèrent, parmi
tant d'autres biens, le loisir d'être toute à Dieu dans la contemplation, et
sans lesquelles nous n'aurions peut-être pas eu ses écrits, d'une onction si
pénétrante !
Nous pourrions citer beaucoup d'autres exemples, tirés de l'hagiographie de
notre Ordre. Ils montreraient tous que les infirmités, loin d'être un obstacle
qui barre le chemin, sont une voie qui mène à la sainteté. Les bons malades
marchent, courent, volent vers le but, selon le degré de leurs dispositions. Les
mauvais malades ne font pas de même, hélas ! Mais ils ne peuvent s'en prendre
qu'à leur manque de courage et de soumission.
Terminons par un mot du P. Saint-Jure au sujet de la convalescence. « C'est,
dit-il, un des moments les plus dangereux de la vie, parce que l'on est
contraint, malgré qu'on en ait, de donner quelque chose à la nature, de la
traiter plus doucement afin de rétablir ses forces, ce qui fait qu'on
s'émancipe et qu'on se relâche aisément : on se laisse aller à la gourmandise, à
la recherche de ses goûts, sous le prétexte de la nécessité; à l'oisiveté, sous
celui de la faiblesse; à la négligence dans l'oraison et les exercices de piété,
de peur de se fatiguer; à des entretiens inutiles, à des récréations puériles,
pour se délasser, comme si le soin de recouvrer la santé donnait la liberté de
voir, d'entendre et de dire tout ce qui se présente. Et comme l'esprit n'est pas
occupé, il se remplit facilement de mille pensées inutiles qui le distraient.
Tous ces maux arrivent à celui qui ne veille pas assez sur lui-même » . Et
cependant, la seule maxime à suivre, en convalescence comme en santé ou en
maladie, sera toujours celle de Gemma Galgani : « L'âme d'abord, le corps
ensuite ».
ARTICLE III. La vie ou
la mort.
Un peu plus tôt, un peu plus tard, il faudra bien mourir. Mais quand sera-ce et
dans quelles conditions ? Là nous sommes en pleine incertitude : Maître absolu
de la mort et de la vie, Dieu s'est réservé le jour et l'heure; en général, il
ne dit son secret à personne; beaucoup, parmi les plus grands saints, ne l'ont
pas connu, ou ne l'ont connu que tard; c'est ainsi que saint Alphonse, trente ou
quarante ans avant sa fin, parlait déjà de sa mort prochaine. Heureuse
ignorance, qui nous avertit d'être toujours prêts, et qui stimule sans cesse
notre activité spirituelle ! Nous devons accepter cette incertitude avec
soumission, même avec reconnaissance. Mais est-il à souhaiter que la mort vienne
à brève échéance ou qu'elle nous laisse encore de longs jours ?
Plusieurs motifs nous autorisent à l'appeler de nos vœux.
1° Les maux de la vie présente. L'homme est à peine né que la mort commence en
lui son travail, et qu'il doit lutter sans trêve pour s'en défendre. Et, malgré
la nourriture, le sommeil et les remèdes, il s’achemine à grands pas vers le
tombeau; sa vie n'est qu'une mort lente et continuelle. Le travail et la
fatigue, les intempéries des saisons, la maladie et les infirmités, les peines
du cœur et de l'esprit, les soucis et les préoccupations, tout conspire à faire
de la terre une vallée de larmes. A nos propres, peines viennent s'ajouter
celles des nôtres. Et, comme si tant de maux ne suffisaient pas, la malice
humaine s'évertue à les aggraver sans mesure : les hommes s'élèvent contre les
hommes, les familles contre les familles, les nations contre les nations; on ne
sait plus quelles tracasseries inventer pour se faire souffrir, ni quels engins
de guerre pour mieux se démolir. Nous acceptons d'endurer l'épreuve aussi
longtemps que Dieu voudra. Mais n'est-il pas tout naturel de soupirer après la
mort, dont la main bienfaisante essuiera nos larmes, et nous ouvrira le séjour
enchanté, où il n'y aura plus d'ennemis, plus de haines, plus de deuils, plus de
souffrances d'aucune sorte, mais le calme éternel, la paix et le repos sans fin
?
2° Les dangers et les fautes de la vie présente : La terre est un champ de
bataille, où il nous faut lutter jour et nuit contre un ennemi invisible, qui ne
dort pas, qui ne connaît ni la fatigue ni la pitié; aguerri par une expérience
soixante fois séculaire, il ne sait que trop bien quel est notre côté faible, et
il trouve les plus déconcertantes complicités dans la place assiégée; nous
sommes la faiblesse et l'inconstance même; et, malgré le puissant appui que Dieu
nous prête, une défaillance de notre Part est toujours à craindre. Actuellement,
nous sommes dans l'amitié de Dieu. Y serons-nous plus tard ? Car la
persévérance finale est un don, et tel qui marche aujourd'hui dans les voies de
la sainteté prendra peut-être demain celles du relâchement, et glissera sur la
pente qui mène aux abîmes. En supposant que nous échappions à cette suprême
infortune, il est certain du moins que nous resterons bien en deçà de nos
désirs, que nous tomberons dans une foule de légères fautes, et que nous
sentirons bouillonner, au fond de notre cœur, un monde de passions et
d'inclinations qui nous font peur. Aujourd'hui que nous croyons être prêts,
n'est-il pas tout naturel de souhaiter que la mort vienne bien vite mettre un
terme à nos fautes incessantes et à nos continuelles alarmes, en nous confirmant
dans la grâce ?
D'ailleurs, il nous faut vivre au milieu d'un siècle pervers où les péchés et
les crimes se multiplient, où le vice triomphe, la vertu est persécutée,
l'Église traitée en ennemie, Dieu chassé de partout. Ah! vraiment, comment ne
pas soupirer après l'assemblée des Saints, où règne le Dieu de paix, où tout
réjouira nos yeux et nos cœurs ? .
3° Le désir du ciel et l'amour de Dieu. Il y a longtemps que nous avons compris
le vide, l'impuissance et le néant de la terre avec tous ses faux biens; et,
laissant le monde, nous avons couru à la recherche de Dieu seul. A mesure que
notre âme s'est détachée et purifiée, le désir du ciel est devenu plus vif,
l'amour divin plus ardent, presque impatient : c'est Dieu qu'il nous faut, Dieu
vu, aimé, possédé sans retard; nous avons peine à vivre sans lui. Le Dieu de
notre cœur est bien là, tout près de nous, dans la sainte Eucharistie; nous le
voulons sans voile. Il se laisse trouver parfois dans la prière; une union
fugitive et incomplète ne nous suffit plus, il nous faut son éternelle et
parfaite possession. Notre corps s'élève comme les murs d'une prison, entre
l'âme et son Bien-Aimé; qu'il tombe enfin, qu'il cesse de nous dérober l'unique
Objet de toutes nos affections. «Quand donc, Seigneur, finira mon bannissement ?
Quand viendrez-vous me chercher ? Quand paraîtrai-je devant la face de Dieu ?
Oh! que cette heure est longue à venir, et que ma joie sera grande quand on me
dira qu'elle approche ! Je me suis réjoui dès qu'on m'a dit : Nous irons dans la
maison du Seigneur, et nous serons bientôt dans l'enceinte de tes murailles, ô
Jérusalem » .
Semblable à l'épouse des Cantiques, le grand Apôtre languissait d'amour, et
soupirait après la dissolution de son corps pour être avec le Christ. Il était
malade d'amour, et, dans son désir impatient de jouir de son Bien-Aimé, le
moindre retard paraissait une éternité et remplissait son cœur de tristesse .
Tels étaient les sentiments de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus sur son lit de
mort. « Êtes-vous résignée à mourir ? Ah! mon Père, répondit-elle, je trouve
qu'il n'y a besoin de résignation que pour vivre; pour mourir, c'est de la joie
que j'éprouve » .
Il y a donc de bonnes raisons qui portent à désirer la mort; il y en a de non
moins bonnes qui font souhaiter la prolongation de nos jours; et ce sont à peu
près les mêmes.
1° Les maux de la vie présente. Moyennant la patience et l'esprit de foi, ils
deviennent l'occasion des plus grands biens: ils détachent de la terre, et font
soupirer après un monde meilleur; c'est un excellent purgatoire, une mine
inépuisable de vertus et de mérites. Plus il y en a, plus riche est la moisson
pour le ciel. Si la malice des hommes vient s'y mêler, que nous importe ? Nous
ne voulons voir, derrière l'instrument, que la Providence, et, comme résultat de
toutes nos épreuves, notre avancement spirituel, Dieu glorifié, beaucoup d'âmes
sauvées, le Purgatoire arrosé du sang de Notre-Seigneur. Au ciel, il n'y aura
plus de souffrance, il est vrai; mais, par là même, on ne pourra plus, comme
ici-bas, donner au bon Maître le magnifique témoignage de l'épreuve
amoureusement acceptée.
2° Les dangers et les fautes de la vie présente. Nous le reconnaissons
volontiers, le sentiment du péril porte à désirer vivement le ciel. Le combat,
cependant, n'est pas sans charme pour une âme vaillante, avide de conquérir la
gloire éternelle, et de montrer son amour et son dévouement à son Roi bien-aimé.
C'est lui qui nous appelle sous les armes, ne sera-t- il pas avec nous ? Le
cloître est le plus sûr des retranchements; et, grâce à la prière et à la
vigilance, nous espérons combattre un bon combat et n'être pas trop blessés.
Jusqu'ici notre victoire est loin d'être complète; sans le secours du temps,
comment réparer nos défaites, expier nos fautes, racheter notre inutilité,
conquérir un riche butin ? Et maintenant que Dieu se trouve attaqué de toutes
parts, la place de ses enfants, de ses serviteurs les plus aimés, n'est-elle pas
de combattre à ses côtés et de souffrir pour sa cause ? Ainsi l'avait compris
cette âme qui disait : « J'ai, vous le savez, le désir de voir Dieu; mais, en ce
temps de persécution, j'en éprouve un autre plus intense, celui de souffrir pour
lui; mourir à l'heure où les épouses de Jésus sont convoquées au Calvaire, non,
ce n'est pas là mon rêve» ?
3° Le désir du ciel et l'amour de Dieu. Mourir sans retard, c'est peut-être le
plus sûr, et nous serions plus vite avec notre Bien-Aimé. Cependant, si Dieu
prolonge notre vie, pourvu qu'il nous mène au port, nous l'en bénirons
éternellement. Car, à chaque instant, nous pouvons grandir dans la grâce, et par
suite obtenir de nouveaux degrés de gloire. En quelques années, nous pouvons en
gagner des centaines de milliers, des millions peut-être; c'est-à-dire ajouter,
par centaines de milliers et par millions, de nouvelles énergies à notre
puissance de voir Dieu, de l'aimer et de le posséder. Quelle splendide
augmentation de gloire pour lui, de félicité pour nous, durant toute l'éternité
! Notre fortune est-elle suffisante ? Et n'est-il pas désirable qu'elle
s'agrandisse encore ? Si notre ciel se fait attendre, il peut s'embellir
indéfiniment; ce serait peut-être à notre grand préjudice que Dieu écouterait
nos désirs empressés.
4° S'il arrive que l'un ou l'autre paraisse assez nécessaire à son entourage,
c'est un certain indice de la volonté divine, et par suite un motif de modérer
ses désirs. Saint Martin de Tours, sur son lit de mort, se trouve dans une
situation de ce genre; il ne craint pas de mourir, il ne refuse pas de vivre, il
s'abandonne à la Providence. Le grand Apôtre avait ressenti la même perplexité
: « La mort m'est un gain, écrit-il aux Philippiens ; que si je continue de
vivre, je tirerai du fruit de mon travail. Je me trouve pressé des deux côtés :
J'ai le désir d'être dégagé de mon corps et d'être avec le Christ, et ce serait
de beaucoup le meilleur; mais il vous est nécessaire que je demeure en cette
vie. Je ne sais donc quel parti choisir » .
Saint Alphonse prêche assurément la conformité parfaite à la volonté divine; il
présente toutefois ses arguments d'une manière qui porte à souhaiter la mort
plutôt que la vie . Le P. Rodriguez offre la même nuance . Il semble à sainte
Thérèse que souffrir est la seule raison de l'existence : Seigneur, ou mourir ou
souffrir. Elle ne peut supporter plus longtemps le supplice de se voir sans
Dieu; elle accepterait cependant de grand cœur les peines de cet exil jusqu'à
la fin du monde, pour recevoir au Ciel un degré de gloire de plus . Marie Diaz,
son amie, parvenue à l'âge de quatre-vingts ans, priait Dieu de prolonger sa
vie. Sainte Thérèse lui disant un jour avec quelle ardeur elle désirait le ciel
: « Et moi, répondit-elle, je ne le veux que le plus tard possible : dans ce
lieu d'exil, je puis donner quelque chose à Dieu, en travaillant, en souffrant
pour sa gloire; au ciel, je ne pourrai. plus rien lui offrir ». Selon le
vénérable P. Dupont, « ces deux désirs si différents reposaient sur de solides
fondements; mais celui de Marie Diaz était de beaucoup préférable, parce qu'il
donnait plus à la grâce, qui seule peut inspirer l'amour de la croix » . Dans sa
dernière maladie, saint François de Sales demeure fidèle à sa maxime : ne rien
désirer, ne rien demander, ne rien refuser. Comme on le presse de faire à Dieu
la prière de saint Martin mourant : « Seigneur, si je suis encore nécessaire à
votre peuple, je ne refuse pas le travail », il répond dans sa profonde humilité
: « Je n'en ferai rien; je ne suis ni nécessaire ni utile, je suis tout à fait
inutile » . Saint Philippe de Néri dit la même chose en pareille circonstance.
Notons enfin cette belle parole de l'Evêque de Genève; « Je prends en ma charge
le soin de bien vivre, je laisse à Dieu celui de ma mort » . Bref, tous les
Saints ont pratiqué le parfait abandon; mais les uns ont souhaité la mort ou la
vie, les autres ont voulu n'avoir aucun désir.
Soit donc que nous pesions les raisons, soit que nous considérions nos modèles,
à l'exemple du grand Apôtre nous demeurons en suspens. Heureusement, nous ne
sommes pas obligés de faire un choix et de formuler des demandes en
conséquence, puisqu'il s'agit d'une chose dont Dieu s'est réservé la décision.
De même, pour le temps, le lieu et les autres conditions de notre mort, nous
avons le droit d'ex-primer filialement à Dieu nos vœux, ou de lui laisser le
soin de tout arranger selon son bon plaisir, au mieux de ses intérêts qui sont
aussi les nôtres.
Mais nous demanderons instamment la grâce de recevoir les Sacrements en pleine
connaissance, et d'avoir à nos derniers moments les prières de la Communauté;
car il y a là tout à la fois des devoirs à remplir et des secours précieux à
utiliser. Néanmoins, pourvu que nous soyons vraiment prêts, cette demande, si
juste qu'elle soit, doit demeurer subordonnée au bon plaisir de Dieu. Notre
Père saint Bernard, absent pour le service de l'Eglise, écrivait à ses religieux
: « Faut-il donc, ô bon Jésus, que ma vie entière s'écoule dans la douleur, et
mes années dans les gémissements ? Mieux: vaudrait mourir, mais mourir au
milieu, de mes frères, de mes enfants, de mes bien-aimés. La mort dans ces
conditions est bien plus douce et plus sûre. Et même, il y va de votre bonté,
Seigneur, de m'accorder cette consolation, avant que je quitte à jamais ce
monde. Je ne suis pas digne de porter le nom de père. Mais daignez permettre à
des enfants de fermer les yeux de leur père, de voir sa fin, de consoler son
passage, d'accompagner de leurs prières son âme au séjour des bienheureux, si
vous l'en jugez digne, et d'ensevelir ses restes mortels auprès de ceux dont il
a partagé la pauvreté. Cela, Seigneur, si j'ai trouvé grâce à vos yeux, je
désire de tout cœur l'obtenir par les prières et les mérites de mes frères.
Cependant, que votre volonté se fasse et non la mienne; car ce n'est pas pour
moi que je veux vivre et mourir » . -Sainte Gertrude, gravissant un jour une
côte abrupte, glissa et roula dans la vallée. Ses compagnes lui demandèrent si
elle n'avait pas eu peur de mourir sans sacrements. La Sainte répondit : « Je
désire beaucoup n'être pas privée des secours de la religion à ma dernière
heure; mais j'aime encore mieux ce que Dieu veut; car je suis persuadée que la
meilleure disposition qu'on peut avoir pour bien mourir, c'est de se soumettre à
la volonté de Dieu » . -
Finalement, l'essentiel est une sainte mort préparée par une sainte vie,
puisque c'est de là que dépend l'éternité. Voilà ce que nous devons désirer
par-dessus tout, et solliciter sous forme absolue. En attendant le jour marqué
par la Providence, que notre unique souci de chaque instant soit de rendre
pleinement fructueux pour l'éternité le temps qu'elle nous laisse; et, quand
notre fin semblera prochaine. que notre seule préoccupation soit de conformer et
même d'uniformer notre volonté il celle de Dieu, et pour la mort, et pour toutes
ses circonstances même les plus humiliantes; rien n'est plus capable de la
rendre sainte et paisible.
ARTICLE IV. - L'inégale
répartition des dons naturels.
Il faut que chacun se
contente des dons et des talents dont la Providence l'a doué, et n'aille point
murmurer de ce qu'il n'a pas reçu autant d'intelligence et d'habileté qu'un
autre, ni de ce qu'il a été diminué dans ses ressources personnelles par le
surmenage, la vieillesse ou la maladie. Cet avertissement est d'une utilité
générale; car les mieux doués ont toujours quelques défauts qui les obligent à
pratiquer la résignation et l'humilité. Il serait d'autant plus dangereux de
rester désarmé de ce côté, que c'est par là que le démon attaque un grand nombre
d'âmes : il les porte à se comparer avec ce qu'elles furent jadis, avec ce que
sont les autres, afin de faire naître en elles toutes sortes de mauvais
sentiments, comme un orgueilleux mépris pour le prochain, une sotte infatuation
de soi-même, une jalousie non exempte de malignité, le dépit, le découragement
peut-être.
Nous sommes tenus de nous conformer, en cela comme en tout le reste, à la
volonté de Dieu, de nous contenter des talents qu'il nous a donnés, de la
condition dans laquelle il nous a placés, et nous ne devons pas vouloir être
plus savants, plus habiles, plus considérés qu'il ne le veut lui-même. Si nous
sommes moins bien doués que certains autres, si nous avons quelque défaut
naturel de corps ou d'esprit, un extérieur moins avantageux, un membre estropié,
une santé chétive, une mauvaise mémoire, une intelligence tardive, un jugement
moins ferme, peu d'aptitude pour tel ou tel emploi, nous ne devons point nous
plaindre et murmurer à cause des perfections qui nous manquent, ni porter envie
à ceux qui les ont. Un homme aurait bien mauvaise grâce de se formaliser, parce
que le présent qu'on lui fait; par pure faveur, n'est pas aussi beau et aussi
riche qu'il le voudrait. Dieu était-il obligé de nous donner un esprit plus
élevé, un corps mieux fait ? Ne pouvait-il pas nous créer dans des conditions
moins favorables encore, ou nous laisser dans le néant ? Avions-nous mérité même
ce que nous tenons de lui ? C'est un pur effet de sa libéralité, dont nous lui
sommes grandement redevables. Quel est celui qui reçoit un présent et qui s'en
plaint ensuite ? Faisons taire ce misérable orgueil qui nous rend ingrats, et
remercions humblement le Seigneur des biens qu'il a daigné nous accorder.
Dans la répartition des talents naturels, Dieu n'est pas obligé de s'astreindre
à nos fallacieux principes d'égalité. Ne devant rien à personne, il est le
Maître absolu de ses bienfaits; il ne commet pas d'injustice en donnant aux uns
plus, aux autres moins. Et sa sagesse veut qu'il accorde à chacun suivant le
rôle qu'il entend, lui confier. « L'ouvrier fait ses instruments de la grandeur,
de la grosseur et de la forme propres à l'ouvrage qu'il veut faire : Dieu nous
distribue de même l'esprit et les talents, selon les desseins qu'il a sur nous
pour son service et selon la mesure de la gloire qu'il en veut tirer » . Il
demande à chacun de remplir les devoirs communs de la vie chrétienne; il nous
assigne en outre un emploi particulier dans sa maison, aux uns le sacerdoce ou
la vie religieuse, aux autres la vie séculière en telle ou telle condition; et
il nous distribue les dois de la nature et ceux de la grâce en conséquence. Il
cherche avant tout le bien de notre âme, ou plutôt son seul et unique but final
est de procurer sa gloire en nous sanctifiant. Comme lui, nous ne devons voir,
dans les dons de la nature et dans ceux de la grâce, que des moyens de le
glorifier par notre sanctification.
Or, « qui sait, dit saint Alphonse, si, avec plus de talents, une santé plus
robuste, un extérieur plus agréable, nous n'irions pas nous perdre ? Combien
n'en est-il pas pour qui la science et les talents, la force ou la beauté, ont
été une occasion de ruine éternelle, en leur inspirant des sentiments de vanité
et de mépris pour les autres, en les portant même à se précipiter dans mille
scélératesses ? Combien n'en est-il pas, au contraire, qui, pour avoir été
pauvres, malades ou difformes, se sont sauvés et sanctifiés, qui, s'ils avaient
été riches, vigoureux ou bien faits, se seraient damnés ? Il n'est pas
nécessaire d'avoir une belle figure, ni une bonne santé, ni beaucoup d'esprit :
une seule chose est nécessaire, c'est de sauver son âme » . La pensée nous
viendra peut-être qu'il nous faut une certaine dose d'aptitudes pour gérer notre
charge, et qu'avec plus de ressources naturelles nous ferions plus de bien.
Mais, comme le fait remarquer justement le P. Saint-Jure, « il est fort heureux
pour plusieurs, et très important pour leur salut, de n'avoir pas tant d'esprit,
de mémoire et de talents naturels : l'abondance les perdrait, la mesure que Dieu
leur a donnée les sauvera. Les arbres n'en sont pas mieux pour être plantés sur
des lieux élevés, ils seraient plus à l'abri dans les vallées. Une mémoire
prodigieuse qui retient tout, un esprit vif et pénétrant dans toutes les
sciences, une rare érudition, un grand éclat, une renommée florissante, ne
servent souvent qu'à alimenter la vanité, et deviennent une occasion de ruine »
. Peut-être même se rencontrera-t-il une pauvre âme, assez infatuée de ses
mérites, pour convoiter d'être mise sur le chandelier, pour jalouser ceux qui
possèdent, les charges, pour les dénigrer et travailler à les perdre.
Qu'adviendrait-il de nous, si nous avions plus de talents ? Dieu seul le sait.
Dès lors, y a-t-il un parti plus sage que de lui confier notre sort et de nous
en rapporter à lui ?
N'est-il pas permis, au moins, de désirer ces biens naturels et de les demander
? Assurément, pourvu qu'on le fasse avec une intention droite et une humble
soumission. Nous avons parlé ailleurs de la richesse et de la santé. Laissons de
côté la beauté, que l'Esprit-Saint proclame vaine et trompeuse. Nous pouvons
avoir besoin de telle ou telle aptitude, et certains dons semblent
particulièrement précieux et souhaitables, comme une mémoire fidèle, une
intelligence pénétrante, un jugement droit, un cœur généreux, une volonté ferme.
Il est donc légitime de les demander. Le bienheureux Albert-le-Grand obtint par
ses prières une merveilleuse facilité pour s'instruire. Mais le pieux Evêque de
Genève, fidèle à sa doctrine constante, « ne voudrait pas que l'on désirât
d’avoir meilleur esprit, meilleur jugement » ; d'après lui, « ces désirs sont
frivoles, et tiennent la place de celui que chacun doit avoir de cultiver le
sien tel qu'il est » .
De fait, l'important n'est pas de convoiter les dons qui nous manquent, mais de
faire fructifier ceux que Dieu nous a confiés; car il nous en demandera compte,
et plus il a donné, plus il exigera. Que nous ayons reçu dix, cinq, deux
talents, ou même un seul, il faudra lui représenter le capital et les intérêts.
Le plus magnifiquement récompensé ne sera pas toujours celui qui possédera le
plus de dons, mais celui qui aura mieux su les rendre productifs. Pour être un
mauvais serviteur, il n'est pas nécessaire d'abuser de nos talents, il suffit de
les enfouir. Et quel salaire pouvons-nous attendre de Dieu, si nous les
employons, non pour sa gloire et ses intérêts, mais pour nous seuls, à notre
manière, et non pas selon ses vues et sa volonté ? « Comme les yeux des
serviteurs sont attachés aux mains de leurs maîtres » , ainsi devons-nous tenir
les yeux de notre âme élevés constamment vers Dieu, et pour voir ce qu'il veut
de nous, et pour implorer son aide. Car sa volonté sainte est la seule voie qui
nous mène à notre fin, et nous ne pouvons rien sans lui. Qui donc remplira le
mieux son modeste rôle ici-bas ? Ce ne sera pas toujours le mieux doué, mais
celui qui se fera le plus souple dans la main de Dieu, c'est-à-dire le plus
humble et le plus obéissant. Au moyen d'un instrument docile, fût-il de valeur
médiocre, ou même insignifiant, Dieu fera des merveilles. « Croyez-moi, disait
saint François de Sales, Dieu est un grand ouvrier : avec de pauvres outils, il
sait faire d'excellents ouvrages. Il choisit ordinairement les choses
infirmes pour confondre
les fortes, l'ignorance pour confondre la science, et ce qui n'est rien pour
détruire ce qui semble être quelque chose. Que n'a-t-il pas fait avec une
baguette dans la main de Moïse, avec une mâchoire d'âne en celle de Samson ? Par
qui a-t-il vaincu Holopherne, sinon par la main d'une femme » ? Et de nos
jours, n'a-t-il pas accompli des prodiges de conversion par le bienheureux Curé
d'Ars ? Cet homme était loin d'être un génie, mais il était profondément humble.
Autour de lui, il y en avait des multitudes d'autres, et plus savants, et mieux
doués naturellement; mais, comme ils n'étaient pas aussi pleinement dans la main
de Dieu, ils n'ont pas égalé ce modeste ouvrier.
Qui fera mieux servir les dons naturels à sa sanctification ? Là encore, ce ne
sera pas toujours le mieux doué, mais le plus éclairé de la foi, le plus humble
et le plus obéissant. N'a-t-on pas vu souvent des hommes, riches de tous les
dons, gaspiller la vie présente et compromettre leur éternité; tandis que
d'autres, avec moins de talents et de culture, se montrent infiniment plus
sages, parce qu'ils se tournent entièrement vers Dieu et ne vivent que pour lui
? Une religieuse déplorait un jour devant Notre-Seigneur ce qu'elle appelait
humblement « sa nullité; elle souffrait encore plus que de coutume de se sentir
inutile, lorsque cette pensée lui vint : Je puis souffrir et aimer; je n'ai
besoin ni de talent ni de santé pour ces deux choses. Mon Dieu, que vous êtes
bon ! Je puis donc, en n'étant rien, vous glorifier et vous sauver des âmes » !
« Quoi ! disait le bienheureux Égidius à saint Bonaventure, un ignorant peut
aimer Dieu autant que le docteur le plus savant ? Oui, mon frère, et même une
vieille femme sans savoir peut aimer Dieu autant et plus qu'un maître en
théologie ». Et le saint frère, trans-porté de bonheur, courut dans le jardin,
et se mit à crier : «. Venez, hommes simples et sans lettres; venez, femmes
pauvres et ignorantes, venez aimer Notre-Seigneur. Vous pouvez l'aimer autant
et plus que le frère Bonaventure et les plus habiles théologiens » .
ARTICLE V. - Les
emplois.
Celui qui s'appartient
cherche une occupation en rapport avec ses goûts et ses aptitudes, et il n'a
qu'à suivre en cela les règles de la prudence chrétienne. Dans nos monastères,
nous ne pouvons faire le choix par nous-mêmes; c'est l'obéissance qui nous
assigne ou de rester dans le rang de la Communauté, ou de gérer tel emploi
temporel, telle charge spirituelle. Il y aura donc ici pour nous matière au
saint abandon. C'est le cas, ou jamais, de suivre la célèbre maxime du pieux
Evêque de Genève : ne rien demander, ne rien refuser; et dès lors, ne rien
désirer, si ce n'est de faire au mieux la volonté de Dieu; ne rien craindre, si
ce n'est de suivre notre propre volonté. Or celle-ci renferme un double écueil :
on s'exposerait au danger en recherchant les emplois, on manquerait à
l'obéissance en les refusant.
Le parti le plus sage ne sera-t-il pas de ne rien désirer de ne rien demander,
mais de nous tenir dans une sainte indifférence, à cause de l'incertitude où
nous sommes ? Nous ne savons, en effet, s'il est plus conforme au bon plaisir
divin, plus avantageux pour notre âme, ou de passer par les charges, ou de
rester sans emploi spécial. Dans ce dernier cas, nous échappons à beaucoup de
dangers et de responsabilités, nous avons pleine liberté d'être à Dieu seul, de
nous consacrer sans partage aux douces et saintes occupations de Marie, au
gouvernement de ce petit royaume qui est au dedans de nous. Mais ce n'est pas
une sinécure, c'est même un rude travail. Aurons-nous toujours la patience et
le courage de nous y appliquer avec une persévérante énergie ? Ou bien
n'irons-nous pas, comme les gens désœuvrés, nous créer des passe-temps de
fantaisie, et nous occuper de ce qui ne nous regarde pas ? En tout cas, nous
perdons ces mille occasions de sacrifice et de dévouement qu'on rencontre dans
les emplois. Les charges, au contraire, nous offrent une riche moisson de
renoncements, de soucis, d'humiliations. Leur nom l'indique, elles sont un
fardeau, parfois bien lourd, à qui veut les prendre au sérieux; et, de ce chef,
elles favorisent la sanctification par le sacrifice. Les charges spirituelles
ont, en outre, un immense avantage : elles nous mettent dans l'heureuse
obligation de rompre souvent le pain de la parole, d'être en contact journalier
avec d'excellentes âmes, et de bien faire toujours pour prêcher d'exemple. Mais
elles entraînent de lourdes responsabilités; car, si le troupeau ne rapporte pas
assez de bénéfices, c'est à nous d'abord que le Maître s'en prendra. D'ailleurs,
n'est-il pas à craindre qu'on ne s'absorbe dans le temporel au détriment du
spirituel, qu'on ne se néglige en s'occupant des autres, qu'on ne prenne
occasion de sa charge pour oublier les devoirs de la vie de communauté, et que
l'on ne voie plus ou moins, dans les emplois un moyen de se donner des licences
et de mettre la nature à l'aise ? Bref, ces considérations et d'autres
semblables doivent nous rendre très circonspects dans nos désirs; elles nous
porteraient plutôt à prier ainsi : « Mon Dieu, vaut-il mieux, pour votre gloire
et pour mon bien, que je passe par les charges ou que je reste sans emploi ? Je
n'en, sais rien, vous le savez, Seigneur, et j'ai toute confiance en vous;
arrangez cela au mieux de nos intérêts communs; je m'en rapporte à vous ».
Est-ce à dire qu'il soit défendu de concevoir un désir et de l'exprimer
filialement ? Assurément non. Mais c'est une demande délicate et qu'il faudrait
surveiller de près. Comme saint Alphonse le fait remarquer très justement, «
s'il vous plaît de choisir, choisissez toujours les charges les moins agréables
» . Saint François de Sales a dit de même; «Quand le choix nous serait donné,
les emplois les plus désirables, seraient les plus abjects, les plus pénibles,
ceux où il y a plus à faire, et plus à s'humilier pour Dieu ». Même en ce cas,
le désir paraît fort suspect à notre pieux Docteur. Que savez-vous, dit-il, si,
après avoir désiré les charges basses, vous aurez la force d'agréer les
abjections qui s'y rencontrent, de souffrir sans vous rebuter les dégoûts et
amertumes, la mortification et l'humiliation ? Bref, à l'en croire, il faut
tenir pour tentation le désir de toutes les charges, quelles qu'elles soient . A
plus forte raison, si elles sont honorables. « Quant à ceux, dit le P.
Rodriguez, qui aspirent à des emplois plus élevés que ceux qu'ils remplissent,
dans la croyance qu'ils feraient plus de bien, ils se trompent étrangement,
s'ils pensent que ces désirs naissent d'un zèle désintéressé pour la gloire de
Dieu et le salut du prochain. De tels sentiments accusent une ambition 'secrète,
trahissent l'envie qu'on ,a d'être estimé et considéré et de vivre à sa.
convenance; ils indiquent enfin que l'emploi que nous souhaitons est ou plus
honorable, ou plus conforme à nos goûts que celui auquel on nous occupe... Si
vous étiez véritablement humble; vous désireriez voir donner à tout autre que
vous les hautes dignités et les charges importantes, parce que vous seriez
persuadé que le premier venu se montrerait plus digne que vous de cet honneur,
et serait moins exposé à en concevoir de l'orgueil » .
Concluons donc avec saint François de Sales qu'il sera toujours meilleur de ne
rien désirer, mais de s'abandonner tout à fait entre les mains de la
Providence. A quel propos désirer une chose plutôt qu'une autre ? Pourvu que
nous plaisions à Dieu et que nous aimions sa divine volonté, cela doit nous
suffire, en religion principalement où « c'est l’obéissance qui donne le prix à
nos exercices ». Tenons-nous prêts à recevoir les charges qu'elle nous
imposera; « qu'elles fussent honorables ou abjectes, je les recevrais
humblement, sans dire un seul, mot, sinon que l'on m'interrogeât; et alors je
répondrais simplement la vérité comme je la penserais » . On ne saurait donner à
Dieu un plus éclatant témoignage d'amour et de confiance que de le laisser
disposer de nous comme il l'entend, et de lui dire : « Mon sort est entre vos
mains » ; je vis tranquille dans cette pensée et je ne veux pas en savoir
davantage.
Mais lorsque le Supérieur a parlé, c'est Dieu qui a parlé. Il ne se contente
même pas de nous déclarer son bon Plaisir par l'événement, il nous signifie sa
volonté par la bouche de son autre lui-même. Le Seigneur avait déjà sur nous les
droits les plus absolus; dans la profession religieuse, nous avons contracté de
nouvelles obligations envers lui, nous nous sommes donnés à la Communauté. Le
Supérieur est officiellement chargé, au nom de Dieu et du monastère, d'exiger
de nous ce que nous leur avons promis; et l'un de ces engagements n'est-il pas
d'accepter que le Supérieur dispose de nous selon nos saintes lois ? Qu'il nous
laisse dans le rang, qu'il nous confie les charges ou qu'il nous les ôte, il est
dans son rôle et nous devons être fidèles à nos engagements. Il prie, il
consulte, il réfléchit, il décide selon sa conscience, en s'inspirant de nos
Règles, et d'après ce qu'il a de personnel disponible. Il ne relève que de Dieu
et des Supérieurs majeurs. Il n'a pas à nous demander la permission, ni même à
nous exposer ses raisons. D'ailleurs, c'est son devoir, c'est aussi son intérêt
comme le nôtre, d'avoir en vue tout d'abord le bien des âmes; et Dieu qui nous
assigne un emploi mettra sa grâce à notre disposition; laissant de côté nos
goûts et nos répugnances, nous allons de grand cœur où il nous veut, comment
pourrait-il nous abandonner ?
Nous n'avons pas le droit de refuser un emploi, parce qu'il est trop modeste.
Rien n'est vil et méprisable que l'orgueil et le manque de vertu. Il n'y a pas
de bas office au service du Très-Haut; les moindres travaux sont d'un prix
inestimable à ses yeux, quand on les ennoblit par la foi, l'amour et le
dévouement. La Très Sainte Vierge a surpassé de beaucoup les Séraphins
eux-mêmes, parce qu'elle a rehaussé par les plus saintes dispositions les
occupations les plus modestes. D'ailleurs, la Communauté est un corps qui a
besoin de tout son organisme : une tête lui est nécessaire, il lui faut aussi
des pieds et des mains; de quel droit voudrions-nous être la tête plutôt que les
pieds, les yeux plutôt que les mains ? Dès lors que nous méprisons l'emploi
comme inférieur à notre mérite, l'humilité nous manque, et Dieu n'a-t-il pas
voulu précisément nous mettre en situation d'en acquérir ? Et si nous le servons
de bon cœur dans un office qui est de nature à blesser l'orgueil de l'esprit, et
la délicatesse des sens, n'est-ce pas lui donner le témoignage le plus éclatant
de notre amour et de notre dévouement?
Nous n'avons pas plus le droit de refuser un emploi, parce qu'il nous paraît
supérieur à notre mérite. Etrange humilité, celle qui paralyserait l'obéissance,
et nous ferait oublier nos engagements ! C'est notre Supérieur qui doit être
juge de nos aptitudes, et non pas nous; il assume la responsabilité de nous
choisir, et nous laisse uniquement celle d'obéir. Sans doute, nous aurions à
craindre, si nous, recherchions les charges et qu'elles nous fussent données sur
nos instances. Mais dès lors que c'est Dieu qui nous les assigne, il sera avec
nous. Et, comme nous le disions au chapitre précédent, c'est un habile ouvrier
qui sait faire d'excellents ouvrages même avec de pauvres outils. Les talents
sont précieux, quand ils sont joints à la vertu; mais Dieu veut surtout que son
instrument soit souple et docile, c'est-à-dire humble et obéissant.
D'ailleurs, Dieu n'exige pas de nous le succès; mais il demande que l'on fasse
de son mieux, et il s'en contente.
Enfin, nous n'avons pas le droit de refuser les emplois, en alléguant trop
facilement le danger que notre âme y peut courir. Et c'est en ce sens que saint
Alphonse a dit : « N'allez pas croire que, devant Dieu, vous puissiez décliner
une charge à raison des fautes dont vous craignez de vous y rendre coupable. En
entrant en religion, on assume l'obligation de rendre au monastère tous les
services possibles; mais si la crainte de pécher pouvait nous servir d'excuse,
tout le monde s'en autoriserait; et alors sur qui compter pour le service du
monastère et l'administration de la Communauté ? Proposez-vous de faire le bon
plaisir de Dieu, et le secours de Dieu ne vous manquera pas » .
Bref, « ne vaut-il pas mieux laisser Dieu disposer de nous selon ses vues,
attendre la charge qu'il lui plaira de nous imposer, la recevoir humblement sans
mot dire ? Il peut toutefois se rencontrer des emplois au-dessus de nos forces,
trop conformes à nos inclinations naturelles, ou même dangereux pour notre
salut. Rien de plus convenable alors (et parfois même rien de plus nécessaire)
que de faire connaître à nos Supérieurs ces circonstances que peut-être ils
ignorent. Ce sera du reste avec toute l'humilité, la soumission, la douceur que
la Règle prescrit en pareil cas. Mais si, malgré nos respectueuses
représentations, les Supérieurs insistent, acceptons leur obédience avec amour,
estimant que cela nous est plus utile, disposés d'ailleurs à veiller
soigneusement sur nous, confiants dans le secours de la grâce» , et fidèles à
tenir nos Supérieurs au courant de notre gestion.
Terminons par une observation capitale du P. Rodriguez : « Ce que Dieu
considère en nous pendant cette vie, ce n'est pas l'importance du rôle que nous
remplissons dans la Communauté; que nous soyons supérieur, prédicateur, portier
ou sacristain, peu lui importe; c'est la manière dont chacun s'acquitte de ce
rôle. Si le portier est mieux dans l’esprit de son emploi que le supérieur, il
sera aussi plus agréable à Dieu, et recevra une plus grande récompense et plus
de gloire. Ne souhaitez donc pas les dons que Dieu vous a refusés, ni les
charges les plus importantes de la maison; attachez-vous seulement, à bien jouer
le rôle qui vous a été donné, à faire un bon emploi des aptitudes que vous avez
reçues » , de manière à glorifier Dieu par votre sanctification, Vous aurez donc
soin de ne jamais négliger, sous prétexte d'emploi la régularité commune et la
vie intérieure, mais de gérer votre charge à la 1umière de l'éternité, sous
l'œil de Dieu, de vous tenir étroitement dans l'obéissance et l'humilité, et de
mettre à profit les devoirs et les difficultés de l'emploi, pour avancer dans la
vertu. Voilà l'essentiel, l'unique nécessaire, et le bénéfice des bénéfIces.
ARTICLE VI. Repos et
tranquillité.
Certains emplois,
spirituels ou temporels, apportent à flots les tracas, la fatigue et les soucis;
on ne s'appartient plus, on est continuellement dérangé par le premier venu au
milieu du travail, de la prière et des pieuses lectures. D'autres charges, au
contraire, n'exigent qu'un labeur modéré, et n'imposent guère de soucis ni de
dérangements; il en est de même, à plus forte raison, si l'on reste sans emploi
spécial.
Le repos et la tranquillité facilitent éminemment l'observance régulière et la
vie intérieure ; Ils nous mettent en bonne situation pour cultiver notre âme à
loisir et nous tenir unis à Dieu tout le long du jour. Mais il peut se faire
qu'on s’y attache d'une façon désordonnée, au point d'y renoncer difficilement,
quand il faut remplir les devoirs de sa charge et se dévouer pour le bien
commun. Cet amour du repos et de la tranquillité, si légitime en soi, devient
alors excessif; il dégénère en un vulgaire égoïsme; il ne connaît plus le
désintéressement ni le dévouement; et, par là même qu'il éteint là flamme de la
vraie charité, il nous rend assez inutiles à nous-mêmes et aux autres.
Les tracas, les soucis, les continuels dérangements de certaines charges nous
offrent une mine inépuisable de sacrifice et d'abnégation; c'est un parfait
calvaire, pour celui qui veut mourir à soi-même, c'est une continuelle
immolation au profit de tous. Par contre, il est très facile, en ce tourbillon
d’affaires et de soucis, de négliger son intérieur, et d'être trop peu-
surnaturel dans l'action. Cependant, si 1'on veut s'en donner la peine, il
demeure possible de veiller à la pureté de l'intention, d'élever souvent son âme
à Dieu et de se tenir assez recueilli. Personne n'a été plus occupé que saint
Bernard, sainte Thérèse, saint Alphonse et combien d’autres. On se demande
comment ils ont pu trouver, parmi tant de travaux et de Soucis, le loisir de
composer des livres de haute valeur, de consacrer beaucoup de temps à la prière,
et d'être de très parfaits contemplatifs. Ils l'ont fait cependant.
Qu'est-ce que Dieu voudra de nous ? Est-ce parmi les tracas ou la tranquillité
que nous profiterions davantage ? Dieu seul le sait. Il est donc sage de nous
établir dans une sainte indifférence, et de nous tenir prêts à tout ce qu’il
voudra. Membres d'un Ordre contemplatif, nous avons bien le droit de désirer le
calme et la tranquillité, pour vivre plus facilement dans l’intimité du divin
Maître. Saint Pierre estimait justement qu'il faisait bon sur le Thabor; il eût
souhaité ne le quitter jamais, y vivre toujours auprès de son doux Sauveur et
sous la même tente. Il n'en ajoutait pas moins, et nous devons ajouter comme lui
: « Seigneur, si vous le voulez ». Mais le voudra-t-il ? On ne trouve nulle
part le Thabor en permanence ici-bas. Il nous faut le Calvaire et le
crucifiement, et nous n'avons pas le droit de choisir nos croix et d'interdire à
Dieu de nous en imposer d'autres. S'il a préféré pour nous celles dont fourmille
telle ou telle charge, acceptons-les de confiance; il est la sagesse impeccable
et le plus aimant des Pères; c'est cette épreuve qu'il nous fallait pour faire
mourir en nous la nature; une autre de notre choix n'eût sans doute pas répondu
comme elle à nos besoins.
IL y a ici un mélange du bon plaisir de Dieu et de sa volonté signifiée. Autant
que cela dépend de nous, et que nous pouvons le faire sans nuire à aucune de nos
obligations, nous devons aimer, désirer, rechercher le calme et la
tranquillité, et, pour ainsi dire, créer autour de nous une atmosphère de paix
et de recueillement. C'est l'esprit de notre vocation. Mais s'il plaît à Dieu de
nous demander un sacrifice et de nous mettre dans le tracas et les soucis, nous
n'avons pas le droit de lui dire non; arrangeons-nous seulement pour conserver
même alors, autant qu'il sera possible, l'esprit intérieur, le silence et
l'union divine; et, quand il se trouve un moment d'accalmie, profitons-en pour
nous plonger davantage en Dieu.
Ainsi faisait notre Père saint Bernard. Souvent les ordres du Souverain Pontife
lui imposaient de longues absences et le tracas des affaires. Il revenait à
Clairvaux avec un insatiable besoin d'être seul avec Dieu seul. Cependant, son
premier soin était d'aller au noviciat voir, ses nouveaux enfants, et les
nourrir du lait de la parole. Il se donnait ensuite à ses religieux, pour leur
verser d'autant plus abondamment ses consolations, qu'ils en avaient été privés
davantage. Il pensait aux siens d'abord, à lui-même après, « La charité
disait-il, ne cherche pas ses propres intérêts. II y a longtemps qu'elle m'a
persuadé de faire passer votre profit spirituel avant tout ce qui m'est cher.
Prier, lire, écrire, méditer, et les autres avantages des pieux exercices, j'ai
tout réputé comme une perte par amour pour vous. Je supporte avec patience
d'avoir à quitter Rachel pour Lia; et je ne regrette pas d'avoir laissé les
douceurs de la contemplation, quand je vois, après nos entretiens, que
l'irascible devient doux, l'orgueilleux humble, le pusillanime courageux. Que
les petits enfants du Seigneur usent de moi comme il leur plaira, pourvu
seulement qu'ils se sauvent. Ils m'épargneront en ne m'épargnant pas, et mon
repos sera plutôt de voir qu'ils ne craignent pas de m'importuner dans leurs
besoins. Je me prêterai à leurs désirs autant que je pourrai; et, tant que
j'aurai un souffle de vie, je servirai mon Dieu en les servant avec une charité
sans feinte » .
Saint François de Sales faisait de même: « Si quelqu'un l'abordait, jusqu'aux
plus petits, il prenait la contenance d'un inférieur devant son supérieur,
n'éconduisant personne, ne refusant point de parler ni d'écouter, et ne donnant
pas le moindre signe d'ennui, alors même qu'on lui faisait perdre de bonnes
heures en lui contant des choses frivoles. Son grand mot était celui-ci: « Dieu
veut cela de moi, « que me faut-il de plus ? Tandis que je fais cette « action,
je ne suis pas obligé d'en faire une autre « Notre centre, c'est la volonté de
Dieu; hors de là, « ce n'est que trouble et empressement » . Sainte Jeanne de
Chantal assure que, dans l'accablement des affaires, on le voyait toujours
étroitement uni à Dieu, aimant sa volonté sainte en toutes choses également, et
par ce moyen, les choses les plus amères lui étaient rendues savoureuses .
CHAPITRE V -
L'ABANDON DANS LES BIENS DE L'OPINION
ARTICLE PREMIER. - Réputation.
Notre réputation nous est chère, et spécialement vis-à-vis de nos Supérieurs et
de la Communauté. Nous attachons le plus haut prix à leur estime et à leur
confiance; nous pouvons d'ailleurs en avoir besoin pour l'exercice de notre
charge. Or il n'est pas rare que, pour un motif légitime ou coupable, à tort ou
à raison, les langues se déchaînent contre nous; et ce n'est pas une petite
épreuve. Le Psalmiste s'en plaint maintes fois à Dieu : il connaissait bien «
la contradiction des langues », « les enfants des hommes, dont les dents sont
des armes et des flèches et la langue un glaive affilé », « les langues
méchantes ou trompeuses; semblables à des charbons dévorants, à des flèches
aiguës lancées par un bras vigoureux » .
S'il arrive que leurs traits, décochés dans l'ombre ou à découvert, blessent
notre réputation, nous devons toujours en supporter patiemment l'atteinte, et
nous conformer au bon plaisir divin. Derrière les hommes, en effet, il faut voir
Dieu seul dont ils sont les instruments, qu'ils en aient conscience ou non. Il
leur demandera compte de chaque parole et leur rendra selon leurs œuvres. Mais,
en attendant; il veut mettre à contribution le zèle, l'étourderie, la malignité
même, pour nous éprouver. Notre réputation lui appartient; il a le droit d'en
disposer comme il lui plaît. Nous croyons en avoir besoin pour l'exercice de
notre charge; il sait mieux que nous ce qui convient aux intérêts, de sa gloire,
au bien des âmes, a notre avancement spirituel. S'il a résolu de nous éprouver
de ce côté, il est maître de choisir à cette fin tel instrument qu'il voudra.
Malgré les plaintes et les récriminations de la nature, oublions délibérément
les hommes pour ne voir que Dieu seul; et, baisant avec une filiale soumission
sa main qui nous frappe dans un dessein d'amour, appliquons-nous à cueillir
tous les fruits que l'épreuve peut nous donner.
Ces tribulations nous fournissent, en effet, des occasions rares de grandir en
beaucoup de solides vertus. L'âme, en se détachant de sa réputation, s'élève
au-dessus de l'opinion des hommes jusqu'à Dieu seul, pour le servir avec une
intention parfaitement pure. L'humilité prend de la force et s'enracine
profondément, quand elle agrée cette dure épreuve; c'est bien alors que le juste
se méprise et qu'il accepte d'être méprisé des autres. On s'affermit dans la
douceur, en étouffant les révoltes de la colère; dans la patience, en modérant
la tristesse, que font naître ces injustices. Elle est belle et sublime la
charité, qui pardonne tous les torts, qui aime ses ennemis, parle d’eux sans
amertume, et rend le bien pour le mal! La confiance en Dieu s'épanouit dans la
tranquillité avec laquelle on porte sa croix, et l'amour de Notre-Seigneur dans
la fidélité à le servir comme de coutume . Un doux fruit de cette amère épreuve
sera souvent de vaincre le mal par le bien, et toujours, de goûter la béatitude
promise à ceux qui sont parfaitement doux, miséricordieux et pacifiques .
Dieu veut par là nous rendre humbles de cœur, suivant l'exemple et les leçons de
l'Agneau et de ses amis fidèles. « Y eut-il jamais réputation déchirée comme
celle de Jésus-Christ ? De quelles injures n'a-t-il pas été attaqué ? De quelles
calomnies chargé ? Cependant le Père lui a donné un nom par-dessus tout nom, et
l'a exalté d'autant plus qu'il a été abaissé. Et les Apôtres ne sortaient-ils
pas joyeux des assemblées, où ils avaient reçu des affronts pour le nom de
Jésus ? Mais c'est gloire de souffrir pour un si digne sujet ! Je l'entends
bien, nous le voulons que des persécutions illustres, afin que notre vanité
brille parmi nos souffrances; nous voudrions être crucifiés glorieusement. A
votre avis, quand les martyrs ont enduré tant de cruels supplices, étaient-ils
loués des spectateurs de leurs tourments ? Au contraire, n'en étaient-ils pas
maudits et tenus en exécration ? Eh ! qu'il y a peu de gens qui veuillent faire
litière de leur réputation, afin d'en avancer la gloire de Celui qui est mort si
ignominieusement sur la croix, pour nous porter à une gloire qui n'aura pas de
fin » (2).
Ainsi parle saint François de Sales, et il ajoute: « Qu'est-ce donc que la
réputation, pour que tant de gens se sacrifient à cette idole ? Après tout,
c'est un songe, une ombre, une opinion, une fumée, une louange dont la mémoire
périt avec le son; une estime souvent si fausse, que plusieurs s'étonnent de se
voir blâmés de défauts qui ne sont nullement en eux, et loués de vertus quand
ils savent bien qu'ifs ont les vices opposés » . On venait parfois dire au
saint Evêque qu'on parlait mal de lui, qu'on avançait des choses étranges et
scandaleuses. Au lieu de se défendre, il répondait : « Ne disent-ils que cela ?
Oh! vraiment ils ne savent pas tout; ils me flattent, ils m'épargnent; je vois
bien qu'ils me souhaitent meilleur que je ne suis. Dieu soit béni ! Il faut se
corriger; si je ne mérite pas d'être repris en ceci, je le mérite en beaucoup
d’autres choses; c'est toujours miséricorde que je le sois si bénignement » .
Si parfaits pourtant que soient notre détachement de la réputation, et notre
abandon à Dieu en ce qui la concerne, nous ne manquerons pas d'en avoir un soin
raisonnable. C'est l'expresse recommandation du Sage , et, par conséquent, la
volonté de Dieu signifiée. La bonne réputation, dit saint François de Sales, «
est l'un des fondements de la société humaine; sans elle, nous sommes non
seulement inutiles, mais dommageables au public, à cause du scandale qu'il en
reçoit; la charité, requiert donc, l'humilité agrée que nous la désirions et
conservions précieusement. Outre cela, elle ne laisse pas d'être très utile pour
la conservation de nos vertus, principalement des vertus encore tendres et
faibles. L'obligation de maintenir notre réputation et d'être tels qu'on nous
estime, force un courage généreux d'une puissante et douce violence. Il ne faut
pourtant pas que nous soyons trop ardents, exacts et pointilleux à la conserver.
Le mépris de l'injure et de la calomnie est pour l'ordinaire un remède beaucoup
plus salutaire que le ressentiment: le mépris les fait évanouir; si on s'en
courrouce, il semble qu'on les avoue. Il faut être jaloux, mais non pas idolâtre
de notre renommée; et, comme il ne faut pas offenser l'œil des bons, aussi ne
faut-il pas vouloir contenter celui des méchants ».
« On quittera donc cette vaine conversation, cette inutile pratique, cette
amitié frivole, cette hantise folâtre, si cela nuit à la renommée; car la
renommée vaut mieux que toutes sortes de vains contentements; mais si, pour
l'exercice de la piété, pour l'avancement en la dévotion, et acheminement au
bien éternel, on murmure, on gronde, on calomnie, laissons dire, ayant toujours
les yeux sur Jésus-Christ crucifié; il sera le protecteur de notre renommée; et
s'il permet qu'elle nous soit ôtée, ce sera pour nous en rendre une meilleure,
ou pour nous faire profiter en la sainte humilité, de laquelle une seule once
vaut mieux que mille livres d'honneurs. Si on nous blâme injustement, opposons
paisiblement la vérité à la calomnie; si elle persévère, persévérons à nous
humilier, remettant ainsi notre réputation avec notre âme entre les mains de
Dieu; nous ne la saurions mieux assurer. J'excepte néanmoins certains crimes, si
atroces et infâmes, que nul n’en doit souffrir la calomnie, quand il s'en peut
justement décharger. J'excepte aussi certaines personnes de la bonne réputation
desquelles dépend l'édification de plusieurs. Car, en ce cas, il faut
tranquillement poursuivre la réparation du tort reçu » .
Ainsi parle saint François de Sales à sa Philotée; ainsi faisait-il lui-même. Il
voulait que la dignité épiscopale fût respectée même en sa personne; mais il
était indifférent, pour son propre compte, à l'estime et au mépris, et ne se
souciait pas plus des louanges que des blâmes. Il s'est défendu modestement
contre certaines calomnies qui pouvaient compromettre son ministère; mais, en
général, il demeurait insensible aux injures et mauvaises opinions qu'on avait
de lui, et ne faisait qu'en rire, quand il s'en ressouvenait (ce qui arrivait
très peu souvent). « Ceux qui se plaignent des médisances, disait-il, sont bien
délicats; c'est une petite croix de paroles que l'air emporte; il faut avoir
l'oreille et la peau bien tendres; pour ne pouvoir souffrir le bourdonnement et
la piqûre d'une mouche ». Dans les calomnies d'importance, il regardait le
Sauveur mourant comme un infâme sur la Croix, au milieu de deux brigands,: «
Voilà, disait-il, le vrai serpent d'airain dont l'aspect nous guérit de la
morsure des langues d'aspic; devant ce grand exemple, nous aurons honte de nous
plaindre, et beaucoup plus encore d'avoir du ressentiment contre les
calomniateurs ». Il pensait au jugement final qui nous rendra pleine justice; en
attendant, il lui importait peu d'être censuré par les hommes, pourvu qu'il
plût à son Maître bien-aimé. Il ne voulait même pas que l'on prit sa défense: «
Vous ai-je passé procuration de vous courroucer pour moi ? Laissez dire; ce
n'est qu'une croix de parole, une tribulation de vent; il est possible que mes
détracteurs voient mes défauts mieux que ceux qui m'aiment; ils sont nos amis,
bien plutôt que nos ennemis, puisqu'ils entreprennent avec nous la destruction
de notre amour-propre ». Bref, indifférent aux louanges et aux mépris, il
s'abandonnait entre les mains de la divine Providence, prêt à faire son devoir
dans la bonne ou la mauvaise renommée, et ne voulant la réputation qu'autant que
Dieu jugeait bon qu'il en eût pour les intérêts de son service .
Alors même qu'ils pouvaient repousser la calomnie, et qu'ils semblaient presque
en avoir le devoir, les Saints ont le plus souvent préféré garder le silence, à
l'exemple de Notre-Seigneur durant la Passion, remettant à la divine Providence
le soin de les justifier, si elle le jugeait à propos . Saint Gérard Magella,
parmi beaucoup d'autres, nous en fournit un mémorable exemple. « Une indigne
créature l'accusa d'un crime horrible. Inquiet et troublé, saint Alphonse manda,
l'accusé, lui fit part de la dénonciation, et lui demanda ce qu'il avait à dire
pour se disculper. Impassible comme le marbre, Gérard n'articula pas un mot.
Alphonse lui interdit la communion et toute relation avec le dehors : le frère
ne se permit pas le moindre murmure. Convaincus de son innocence, les Pères le
pressaient de se justifier : « Il est un Dieu, répondit-il; c'est à lui d'y «
penser ». Et comme on lui conseillait de demander au moins, pour alléger son
martyre, la permission de communier : « Non, dit-il, mourons sous le pressoir «
de la volonté divine ». Cinquante jours après, Dieu, content d'avoir fait de son
Gérard comme de son divin Fils « l'opprobre des hommes », révéla son innocence.
La malheureuse qui l'avait accusé rétracta la calomnie, avouant qu'elle avait
agi sous l'inspiration du démon. La justification n'émut pas plus Gérard que
l'accusation. Comme Alphonse lui demandait pourquoi il avait refusé de se
disculper, il fit une réponse sublime : « Mon Père, est-ce que la Règle «
n'ordonne pas de ne jamais s'excuser, mais de souffrir « en silence toute espèce
de mortification » ? Assurément la Règle n'obligeait pas dans la circonstance,
et l'exemple est plus admirable qu'imitable; mais comme il confond bien notre
délicatesse!
ARTICLE II. - Les
humiliations.
L’humilité est la vertu
la plus antipathique à la nature; mais son importance est capitale, et son
action souverainement bienfaisante. En ôtant le principal obstacle, elle prépare
les ascensions de l'âme. Elle apporte la force et la sécurité dans les dangers,
les illusions, les épreuves, parce qu'elle sait se défier et demander. Elle
plaît aux hommes, en nous rendant soumis à nos supérieurs, doux et
condescendants avec nos égaux, bons et sans fierté pour nos inférieurs. Elle
charme notre Père céleste, parce qu'elle nous donne l'attitude qui convient
devant sa majesté et son autorité. Elle nous imprime une touchante ressemblance
avec notre Frère, notre Ami, notre Epoux, Jésus « doux et humble de cœur »
N'est"il pas l'humilité personnifiée? L'humble l'attire, l'orgueilleux
l'éloigne. « Il protège l'humble et le délivre; il aime l'humble et le console;
il s'incline vers l'humble et le comble de ses grâces; après ravoir abaissé, il
l'élève à la gloire; il révèle à l'humble ses secrets, il l'invite et l'attire à
lui doucement » . La parole du Maître est formelle : « Celui qui s'abaisse sera
élevé, et, par contre, celui qui s'élève sera abaissé » .
Si donc nous avons, la noble ambition d'obtenir chaque jour un peu plus
l’amitié, l'intimité de Dieu, le meilleur secret pour nous élever dans ses
bonnes grâces sera toujours de nous abaisser par l'humilité . Secret, hélas !
trop peu connu. On dispose des ascensions dans son cœur; mais on ne se préoccupe
guère que de monter, quand il faudrait surtout s'étudier à descendre. Ah! qu'il
serait bon de méditer la réponse si profonde de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus
à l'une de ses novices: « Oh ! quand je pense à tout ce que j'ai à acquérir !
Dites plutôt à perdre. Je vois bien que vous vous trompez de route, vous
n'arriverez jamais au terme de votre voyage. Vous voulez gravir une montagne, et
le bon Dieu veut vous faire descendre, il vous attend au bas, de la vallée de
l'humilité... Le seul moyen de faire de rapides progrès dans la voie de l'amour
est celui de rester toujours bien petite; c'est ainsi que j'ai fait » .
Beaucoup de chemins conduisent à l'humilité. Nous aurons une confiance
particulière dans les abaissements, selon cette belle parole de saint Bernard :
« L'humiliation mène à l'humilité, comme la patience à la paix, et l'étude à la
science » . Voulez-vous constater si votre humilité est vraie, jusqu'où elle va,
si elle avance ou recule ? Les humiliations vous en fourniront le moyen. Bien
reçues, elles poussent vigoureusement en avant, elles font réaliser parfois
d'énormes progrès, et, sans elles, on ne sera jamais parfait dans l'humilité.
«Désirez-vous la vertu d'humilité ? conclut saint Bernard. Ne fuyez pas la voie
de l'humiliation; car si vous ne supportez pas d'être abaissé, vous ne pourrez
être élevé à l'humilité » .
Saint François de Sales disait qu'il y a deux manières de pratiquer les
abaissements : l'une est passive, elle relève du bon plaisir divin et forme un
des objets de l'abandon; l'autre est active et rentre dans la volonté de Dieu
signifiée. La plupart des gens ne veulent que celle-ci; ils ont celle-là à
contrecœur : ils consentent à s'humilier et n'acceptent pas d'être humiliés.
Ils ont grand tort .
Il importe assurément de s'humilier soi-même; et nous donnerons toujours la
préférence aux pratiques les plus conformes à notre vocation, et les plus
contraires à nos inclinations. Saint François de Sales voulait qu'on ne dît
jamais de paroles d'humiliation, si elles ne procédaient du fond du cœur :
autrement, « cette sorte de langage est un fin sublimé d'orgueil; pour avoir la
gloire d'être estimé humble, on fait comme les rameurs qui vont à leur but en y
tournant le dos; sans y penser, on cingle à pleines voiles sur la mer de la
vanité » . Nous recourrons donc aux œuvres plutôt qu'aux paroles pour nous
abaisser. La meilleure humiliation active, dans nos cloîtres, sera toujours la
loyale dépendance envers la Règle, nos Supérieurs et même nos frères. Chacun
sait que les douze degrés de l'humilité, d'après notre Père saint Benoît, sont
faits presque uniquement d'obéissance. C'est aussi de cette même vertu que
saint François de Sales tirait la marque de la véritable humilité, se fondant
sur ce mot de saint Paul, que Notre-Seigneur s'est anéanti en se rendant
obéissant « Voyez-vous, disait-il, à quoi il faut mesurer l'humilité ? C'est à
l'obéissance. Si vous obéissez promptement, franchement, allègrement, sans
murmure, sans retour, sans réplique, vous êtes vraiment humbles, et, sans
l'humilité, il est malaisé d'être vraiment obéissant : car l'obéissance veut
soumission, et le vrai humble se rend inférieur et sujet à toute créature pour
l'amour de Jésus-Christ; il prend tous ses prochains pour ses supérieurs, se
tenant pour l'opprobre des hommes, le rebut et la balayure du monde » . C'est
encore une excellente humiliation que de découvrir le fond de notre conscience
à ceux qui en ont charge, en leur rendant fidèlement compte de nos tentations,
de nos mauvaises inclinations, et généralement de tous les maux de notre âme.
Enfin, c'est une salutaire humiliation de faire notre coulpe devant nos
Supérieurs comme nous la ferions devant Dieu lui-même, et d'accomplir, d'un cœur
contrit et humilié, les pénitences en usage dans nos monastères. Outre ces
humiliations de règle, il y en a d'autres qui sont spontanées. Saint François de
Sales « voulait en celles-ci beaucoup de discrétion, parce que l'amour-propre
s'y peut glisser subtilement et imperceptiblement. Il mettait au sixième rang la
recherche des abjections, quand elles ne-nous venaient pas du dehors » .
Il estimait beaucoup plus les humiliations qui ne sont pas de notre choix. Et de
fait, les croix que nous taillons sont toujours plus délicates ; elles seraient
rares, et ne feraient guère mourir notre amour-propre; nous avons besoin qu'on
nous couvre de confusion, qu'on nous dise nos vérités sans ménagements, qu'on
nous révèle, qu'on nous présente à maintes reprises, qu'on nous fasse bien
sentir tout ce monde de misère et de corruption qui grouille en nous. Voilà
pourquoi Dieu nous ôte la santé, diminue nos facultés naturelles, nous délaisse,
dans l'impuissance et les ténèbres, ou nous afflige par d'autres peines
intérieures. Voilà pourquoi il nous soufflette par la main de Satan, pourquoi il
ordonne à nos Supérieurs de nous reprendre, à la Communauté de participer selon
nos usages à la correction de nos fautes. C'est spécialement par ceux qui nous
entourent qu'il veut exercer sur nous l'action rude et salutaire de
l'humiliation; il les emploie tous à cette œuvre, utilisant pour cela le zèle
éclairé et le zèle amer, les vertus et les défauts, les intentions saintes, la
faiblesse, au besoin la malice. Les hommes ne sont que des instruments
responsables; il se réserve de les punir ou de les récompenser quand il en sera
temps. Laissons-lui ce rôle; et ne voyant que lui, notre Dieu, le Sauveur, l'Ami
par excellence, oubliant ce qu'il y a d'amer pour la nature, acceptons, comme de
sa main, cet austère et bienfaisant traitement des humiliations. Elles sont
généralement courtes et légères; fussent-elles longues et douloureuses, elles
n'en seront, que plus efficacement, par la miséricorde de Dieu, « la rançon des
fautes passées, la rémission des fragilités journalières, le remède à nos
infirmités; un trésor de vertus et de mérites, un témoignage de notre
dévouement à Dieu, le prix de ses divines amitiés et l'instrument de notre
perfection ».
L'humiliation nourrit l'orgueil, quand on la re-pousse avec indignation ou qu'on
la subit en murmurant; et c'est ce qui explique comment « l'on rencontre tant
de gens humiliés qui, ne sont pas humbles » . Celui-là seul en profite, qui lui
fait bon accueil, et dans la mesure où il la reçoit humblement, comme de la main
de Dieu, par exemple en se disant : J'en ai grand besoin, et je l'ai bien
méritée. Puisqu'il suffit d'une légère offense, d'un manque d'égards, d'une
parole désagréable, pour me jeter dans le trouble et l'agitation, l'orgueil est
encore plein de vie dans mon cœur, et, loin de regarder l'humiliation comme le
mal, je devrais la regarder comme le remède, bénir Dieu qui veut me guérir,
savoir gré à mes frères qui m'aident à vaincre mon amour-propre. Et d'ailleurs,
la honte, la confusion, la véritable humiliation n'est-elle pas de me sentir
encore si plein d'orgueil, après tant d'années passées au service du Roi des
humbles ? Ah! si nous connaissions bien nos fautes d'autrefois et nos misères
présentes, nous n'aurions aucune peine à nous persuader que jamais personne ne
pourra nous infliger le mépris, l'injure et l'ignominie que nous méritons; et,
loin de nous plaindre quand Dieu nous envoie la confusion, nous le
remercierions comme d'une faveur inexprimable, puisque, au prix d'une épreuve
courte et légère, il cache à presque tous les regards ici-bas la vue de nos
misères sans nombre, et il nous épargne la honte éternelle. Et ne disons pas que
nous sommes innocents dans la circonstance présente; nous avons fait bien des
fautes qui sont restées impunies, et l'expiation, pour avoir été différée, n'en
demeure pas moins méritée.
Saint Pierre, martyr, injustement jeté en prison, s'en plaignit à Notre-Seigneur
: « Mais quel crime ai-je donc commis pour me voir infliger pareil châtiment ?
Et moi, lui répondit le divin Crucifié, pour quel crime ai-je été attaché à la
croix » ? L'Église chante de lui qu'il est « le seul Saint, le seul Seigneur,
le seul Très-Haut, avec le Saint-Esprit, dans la gloire du Père »; Et cependant,
il est venu dans son royaume, et les siens ne l'ont pas reçu; ils l'ont même
accablé d'outrages et de mauvais traitements; on l'accuse, on le condamne, on
lui préfère un homicide; on le mène au supplice entre deux voleurs, on
l'insultera jusque sur la croix; c'est le grand méprisé, le dernier des hommes;
sa face adorable est meurtrie de soufflets, souillée même de crachats. Il ne
détournera pas son visage, il ne dira pas un mot de reproche; il adore en
silence la volonté de son Père, il la trouve parfaitement juste, il l’accepte
avec amour, parce qu'il se voit couvert des péchés du monde. Et nous, ses
chétives créatures, tant de fois coupables, nous regarderions comme un
déshonneur de partager les abaissements du Fils de Dieu, de les recevoir
humblement sans mot dire ? Pour des fautes qui sont les nôtres et non les
siennes, nous accepterions que la sainte Victime eût seule à souffrir, et nous
ne voudrions aucunement boire au calice de ses humiliations ? Est-ce juste et
généreux ? Ou plutôt, ne, serait-ce pas une honte ? Avec un tel orgueil, comment
plaire à « Celui qui est doux et humble de cœur »? N'aurait-il pas le droit de
nous dire : « J'ai été méprisé, calomnié, traité d'insensé : et toi, tu voudrais
qu'on t'estimât, tu serais encore sensible aux mépris ».
D'ailleurs, l'amour veut la ressemblance. A mesure qu'il grandit, on accepte
plus volontiers, on finit même par être heureux de, partager les humiliations,
les injures et les opprobres de son Jésus Bien-Aimé. Alors l'amour « nous fait
prendre à faveur extrême, à singulier honneur, les affronts, calomnies,
reproches et opprobres que le monde nous fait; il nous fait quitter, renoncer et
rejeter toute autre gloire que celle qui procède du bien-aimé Crucifié, pour
laquelle nous nous glorifions en l'abjection, abnégation et anéantissement de
nous-mêmes, ne voulant autres marques de majesté que la couronne d'épines du Crucifié, le sceptre de son roseau, le mantelet de mépris qui lui fut imposé,
et le trône de sa croix, sur lequel les amoureux sacrés ont plus de
contentement, de joie, de gloire et de félicité, que jamais Salomon n'eut sur
son trône d'ivoire » .
En parlant ainsi, saint François de Sales nous dépeint ses propres dispositions.
Sous le coup des mépris et des outrages, il reconnaissait la volonté de Dieu et
s'y unissait aussitôt; il demeurait immobile, n'en conservait aucun
ressentiment, n'en prenait jamais occasion de refuser une demande raisonnable;
si quelqu'un lui eût arraché l'un des yeux, de l'autre il l'eût encore regardé
avec la même affection. Menacé d'une conférence publique, avec un ministre
insolent, qui avait une bouche d'enfer et la langue la plus injurieuse du monde
: « Bon, disait-il, voilà justement ce qu'il nous faut. Notre-Seigneur n'a-t-il
pas été rassasié d'opprobres ? oh! que Dieu tirera de gloire de ma confusion !
Si nous sommes bravement insultés, il sera magnifiquement exalté; vous verrez
des conversions à tas, mille tombant à gauche, et dix mille à droite » . Saint
François d'Assise était dans les mêmes sentiments. Un jour qu'on l'avait fort
bien reçu: « Allons-nous-en d'ici, dit-il à son compagnon; nous n'avons rien à
gagner là où l'on nous honore; notre gain se trouve aux lieux où l'on nous blâme
et l'on nous méprise ».
ARTICLE III. -
Persécutions par les gens de bien.
La persécution peut
venir ou des méchants ou des gens de bien. « D'être méprisé, repris et accusé
par les méchants, ce n'est que douceur à un homme- de courage, dit saint
François de Sales; mais d'être repris, accusé et maltraité par les gens de bien,
par les amis, par les parents, C'est là où il y va du bon. Comme les piqûres des
abeilles sont plus cuisantes que celles des mouches, ainsi le mal que l'on
reçoit des gens de bien, et les contradictions qu'ils font, sont bien plus
insupportables que les autres » . Saint Pierre d'Alcantara, pénétré de la plus
vive compassion pour sainte Thérèse, lui dit qu'une des plus grandes peines dans
cet exil était celle qu'elle avait endurée, c'est-à-dire cette contradiction des
gens de bien : Est-ce parce que l'estime et l'affection de ces personnes nous
sont plus chères ? Est-ce parce que cette épreuve est moins attendue ? Est-ce
parce que les gens de bien, s'en faisant une question de conscience, croient
devoir y mettre moins de ménagements ? Quelles que soient l'origine et les
circonstances de ces dures épreuves, voici diverses considérations qui aideront
à les sanctifier.
« Tous les Saints ont passé ici-bas par la persécution, dit saint Alphonse.
Voyez saint Basile, accusé d'hérésie devant le pape saint Damase; saint Cyrille,
condamné comme hérétique par un concile de quarante évêques, puis déposé
honteusement; saint Athanase poursuivi sous inculpation de sortilège, et saint
Jean Chrysostome pour mauvaises mœurs. Voyez encore saint Romuald; il a plus de
cent ans, on l'accuse néanmoins d'un crime exécrable, tellement qu'on veut le
brûler vif; et saint François de Sales : pendant trois années, il passe pour
avoir entretenu un commerce criminel avec une personne du monde, et, pendant
trois années, il attend que Dieu le lave de cette calomnie; enfin sainte
Lidwine, dont une misérable femme envahit un jour la chambre pour vomir contre
elle mille injures plus grossières les unes que les autres » . Chacun sait que
notre bienheureux Père saint Benoît faillit être empoisonné par les siens, et
combien nos premiers Pères de Cîteaux eurent à souffrir et de leurs frères de
Molesmes et des autres moines de leur temps ! Il en fut de même pour le
vénérable Jean de la Barrière et pour l'abbé de Rancé, quand ils voulurent
établir leur réforme. Saint François d'Assise renonça à son office de Supérieur,
à cause de l'opposition qu'il rencontrait parmi les siens; le frère Élie, son
vicaire général, n'avait même pas craint de l'accuser devant un grand nombre de
religieux d'être la ruine de l'Institut; ce même frère Élie fit jeter en prison
saint Antoine de Padoue. Saint Ignace de Loyola fut enfermé dans les cachots du
Saint-Office. Saint Jean de la Croix, ayant réformé le Carmel, est jeté par les
Pères de l'Observance dans une obscure prison; et là, privé de célébrer la
sainte messe, il devra, pendant de longs mois, endurer une très rigoureuse
abstinence, d'humiliantes disciplines et les plus durs reproches. Pour le même
motif et à cause des voies par où Dieu la conduisait, sainte Thérèse eut à subir
de très dures vexations, dont on trouve un écho dans sa Vie. Son confesseur, le
P. Balthazar Alvarez; endura, lui aussi, une sorte de persécution à cause de son
oraison surnaturelle. Il faudrait citer des multitudes d'autres noms. Nous
terminerons par saint Alphonse : il fut poursuivi sans pitié, durant de longues
années, comme théologien par les rigoristes, comme fondateur des Rédemptoristes
par les régalistes, et même finalement par deux de ses propres enfants, ainsi
que nous l'avons dit p1us haut . Baronius raconte comment le pape saint Léon IX
se laissa prévenir contre saint Pierre Damien : « Je le dis, ajoute ce savant
cardinal, pour consoler les victimes de ces mauvaises langues, pour rendre plus
prudents ceux qui sont trop crédules, et leur apprendre à ne pas prêter
facilement l'oreille aux calomnies, surtout contre des hommes que recommande une
vie longue et honorable » .
Ces persécutions trouvent leur explication apparente dans la diversité des
esprits : « Quel accord peut-il y avoir entre le Christ et Bélial » ? Les
méchants ne peuvent supporter la vertu, si modeste et si réservée qu'elle se
fasse, parce qu'élie les condamne, elle les gêne, elle veut les convertir. Les
gens de bien, tant qu'ils n'ont pas encore assez maîtrisé leurs passions (c'est
le cas du grand nombre), s'en laissent aveugler et entraîner, un jour ou
l'autre, au détriment de la paix et de la charité, C'est ainsi que le P.
François de Paule, le principal persécuteur de saint Alphonse, était loin d'être
un mauvais religieux; il avait même un passé très recommandable; on l'eût bien
étonné, si on lui avait prédit qu'un jour il s'emploierait, avec un zèle digne
d'une meilleure cause, à perdre son illustre et saint Fondateur, par des
rapports tendancieux, envenimés, calomnieux; il l'a fait cependant, parce qu'il
n'avait pas combattu suffisamment sa passion d'ambition; peut-être même ne
l'avait-il pas aperçue jusque-là. Les plus saints, enfin, peuvent encore se
faire souffrir mutuellement, : soit qu'ils se trompent, soit qu'ils ne
comprennent pas leur devoir de la même façon; il y aura toujours, parmi des
hommes, la diversité des vues et des humeurs .
Mais, pour saisir à fond le mystère de ces épreuves, il faut remonter jusqu'à
Notre-Seigneur, et pénétrer dans les conseils de la Providence, Jésus nous
avertit qu'il est venu apporter le glaive et non la paix, et que les ennemis de
l'homme seront les gens de sa maison; on l'a persécuté, on l'a même appelé
Béelzébub ; le disciple n'est pas au-dessus du Maître; on nous haïra, on nous
poursuivra de ville en ville, on nous livrera; l'heure vient où ceux qui nous
donneront la mort croiront servir Dieu . Et l'Apôtre se fait l'écho de son
Maître : « Tout ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ Jésus
souffriront persécution » . Mais, conclut Notre-Seigneur, « bienheureux qui
souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des Cieux leur
appartient. Lorsqu'on vous aura maudits et poursuivis, et qu'on aura dit contre
vous toute sorte de mal, à tort cependant, là cause de moi, réjouissez-vous,
soyez. dans l'allégresse : votre récompense est grande au ciel, et c’est ainsi
qu'on a persécuté les Prophètes avant vous » . Mais quel est le but que poursuit
la Providence, au moyen de ces purifiantes épreuves ? Elle veut marquer toutes
ses œuvres du sceau de la croix, nous détacher de l'estime et de l'affection,
nous former à la patience, au parfait abandon, à la charité pour Dieu seul,
consommer la sainteté de ses meilleurs amis.
Jésus humilié, méprisé, victime de l'iniquité, mais doux et humble de cœur parmi
les outrages, aimant, dévoué jusqu'à l'effusion de son sang malgré toutes les
injustices et les perfidies, voilà le Maître qui nous montre la voie, le Modèle
auquel le Saint-Esprit a mission de nous rendre conformes. La Providence emploie
les méchants et les bons, comme instruments, pour reproduire en nous Jésus
outragé, vilipendé, indignement traité; mais, en même temps, l'Esprit-Saint
nous offre la grâce, il travaille en nous, pour nous faire imiter fidèlement
Jésus doux et humble de cœur, Jésus plein de mansuétude et d'héroïque charité.
Marcher d'un pas résolu sur les traces de Jésus persécuté, c'est entrer dans les
voies de la sainteté. Murmurer, se plaindre, et suivre à contrecœur, c'est se
traîner lamentablement dans le malaise et la médiocrité. D'ailleurs, dit saint
AlpHonse, « persuadons-nous qu'en récompense de notre patience à bien souffrir
toutes les persécutions, Dieu prendra soin de nous (il est maître de nous
relever quand il voudra). Mais, fallût-il vivre désormais sous le poids du
déshonneur, il y a l'autre vie où nous serons, pour notre patience, comblés
d'honneurs d'autant plus magnifiques » .
Oublions donc les hommes et tous les torts qu'ils nous semblent avoir; rejetons
bien loin de notre cœur l'amertume et le ressentiment. Les yeux constamment
fixés sur l'éternel persécuté, sur Jésus notre modèle et le bien-aimé de nos
âmes, adorons comme lui toutes les volontés de son Père qui est aussi le nôtre;
embrassons avec amour et les épreuves qu'il nous envoie et leurs effets déjà
consommés et irréparables, essayant, pour en tirer le meilleur parti possible,
d'entrer pleinement dans les dispositions de notre doux Jésus, et d'agir en tout
comme il ferait il notre place. Cela ne nous empêche pas, quant à l'avenir, de
faire ce qui dépend de nous pour écarter le danger, pour en conjurer les
conséquences, s'il plaît à Dieu, toutes les fois que la gloire divine, le bien
des âmes ou d'autres justes raisons l'exigent ou le permettent.
Le bienheureux Henri Suso marcha longtemps par cette voie douloureuse, et voici
les enseignements qu'il reçut du ciel. Une voix intérieure lui dit : « Ouvre la
fenêtre de ta cellule, regarde et apprends ». Il ouvrit et regarda. Il vit un
chien qui courait au milieu du cloître, portant dans sa gueule un morceau de
tapis; l'animal jouait avec ce tapis, le jetait en l’air, le traînait par terre,
le déchirait et y faisait des trous. Une voix intérieure dit au bienheureux : «
Tu seras ainsi jeté par la bouche de tes frères et déchiré ». Il pensa en
lui-même : « Puisqu'il ne peut pas en être autrement, résigne-toi, vois comme ce
tapis se laisse maltraiter en silence, fais de même ». Il descendit, prit le
tapis et le garda pendant de longues années comme son cher trésor; lorsqu'il
avait une tentation d'impatience, il le prenait, afin de se reconnaître en lui,
et de se taire courageusement. Lorsqu'il détournait son visage avec mépris de
quelques-uns qui l'opprimaient, il en était puni intérieurement, et une voix lui
disait au fond de son cœur: « Souviens-toi que moi, ton Seigneur, je n'ai pas
détourné mon visage de ceux qui me crachaient à la face ». Il éprouvait alors un
véritable repentir, et rentrait de nouveau en lui-même... La voix intérieure lui
dit encore : « Dieu veut, lorsqu'on te maltraitera en paroles et en actes, que
tu supportes tout patiemment, il veut que tu meures entièrement à toi-même, que
tu ne prennes pas ton repas de chaque jour avant d'être allé vers tes
adversaires, et d'avoir apaisé, autant que cela te sera possible, la colère de
leur cœur par des paroles et des actes doux et humbles... Tu ne dois pas croire
qu'ils soient un Judas dans le vrai sens du mot, mais les coopérateurs de Dieu
qui doit t'éprouver pour ton bien » .
Saint Alphonse, condamné par le Pape sur d'injustes accusations, et
définitivement retranché de la Congrégation qu'il avait fondée, ne se plaignit
pas, ne récrimina pas; il prononça seulement cette parole d'héroïque soumission
: « Depuis six mois je fais cette prière : Seigneur, ce que vous voulez, je le
veux aussi ». Et il accepta, l'âme brisée mais résignée, de vivre en proscrit
jusqu'à la mort, puisque telle était la volonté de Dieu. Loin de conserver de
l'animosité contre son persécuteur, il lui écrivait : « J'apprends avec plaisir
que le Pape vous prodigue ses faveurs. Instruisez-moi toujours de ce qui vous
arrivera d'heureux, afin que je puisse en remercier Dieu. Je lui demande
d'augmenter en vous son amour, de multiplier vos maisons, et de vous bénir ainsi
que vos missions ». Dans cette épreuve comme en toutes les circonstances
difficiles, il avait commencé par mettre sa Congrégation en prière, et par
recommander à chacun de se renouveler dans la ferveur pour mettre Dieu de leur
côté; puis il avait fait toutes les démarches que la prudence pouvait
conseiller, mais en se tenant prêt d'avance au bon plaisir divin .
Au plus fort de la persécution, saint Jean de la Croix recevait les opprobres
avec joie, parce qu'il croyait mériter plus de mauvais traitements encore. Il
lui semblait qu'on ne l'injuriait pas assez; il soupirait après l'heure où il
devait recevoir ses sanglantes disciplines, afin de pouvoir souffrir pour Dieu
cet affront et cette douleur. Il croyait avoir tant de défauts, être coupable de
tant de péchés, qu'il ne s'indignait pas des réprimandes et des outrages,. il ne
les trouvait ni injustes ni cruels. Quoique ses peines intérieures fussent, à
cette époque, plus grandes encore, il se consolait, dans ses intimes
communications avec Dieu, et en composant cet admirable cantique qu'il expliqua
plus tard .
CHAPITRE VI
DE L'ABANDON DANS LES
BIENS SPIRITUELS ESSENTIELS
Nous envisageons ici la
vie spirituelle en ce qu'elle a d'essentiel: 1° Sa fin essentielle, qui est la
vie de la gloire; 2° Son essence ici-bas, qui est la vie de la grâce; 3° Son
exercice essentiel en ce monde, c'est-à-dire la pratique des vertus et la fuite
du péché; 4° Ses moyens essentiels, qui sont l'observation des préceptes, de nos
vœux et de nos règles, etc. Toutes ces choses sont nécessaires aux adultes,
religieux ou séculiers, quelles que soient la condition où Dieu les mette, la
voie par où il les mène. Elles sont l'objet propre de la volonté de Dieu
signifiée. Elles sont donc le domaine de l'obéissance, et non celui de
l'abandon. L'abandon trouvera cependant quelques occasions de s'exercer, même en
ces choses.
ARTICLE PREMIER. La vie
de la gloire.
« Dieu nous a signifié
en, tant de sortes et par tant de moyens qu'il voulait que nous fussions tous
sauvés, que nul ne le peut ignorer. Et bien que tous ne se sauvent pas, cette
volonté ne laisse pas d'être Une vraie volonté de Dieu, qui agit en nous selon
la condition de sa nature et de la nôtre » : il nous communique libéralement sa
grâce, il nous laisse la liberté nécessaire au mérite. « Nous devons vouloir
notre salut comme Dieu le veut, et, par suite, vouloir et embrasser, d'une
résolution absolue, les grâces qu'il nous départ : car il faut que notre volonté
corresponde à la sienne » . Ainsi parle saint François de Sales, et nous aimons
à le citer, pour venger sa doctrine de l'abus qu'en firent les Quiétistes;
Bossuet part de cet endroit, pour établir, avec mille preuves à l'appui, que, le
salut étant compris, au premier chef, dans la volonté de Dieu signifiée, le
pieux Evêque de Genève ne le fait pas tomber sous l'abandon, et que, « s'il
étend la sainte indifférence à toutes choses », ce n'est qu'aux événements du
bon plaisir divin. D'ailleurs ce serait une impiété contre Dieu, une cruauté
envers nous-mêmes, que de nous faire indifférents pour le salut ou la damnation.
Cette monstrueuse indifférence était pourtant chère aux Quiétistes : ils
condamnaient le désir du ciel et faisaient fi de l'espérance; les uns parce que
ce désir est un acte, les autres parce que la perfection exige qu'on agisse
uniquement par pur amour, et que le pur amour exclut la crainte, l'espérance et
tout intérêt propre. Autant d'erreurs que de mots. Pour laisser Dieu faire et se
rendre docile à la grâce, il faut supprimer ce qu'il y aurait de défectueux dans
notre activité, mais non pas l'activité même; elle est nécessaire pour
correspondre à la grâce : aide-toi, le Ciel t'aidera. Le motif de l'amour est le
plus parfait, mais tous les autres motifs surnaturels sont bons, et Dieu
lui-même se plaît à les susciter dans les âmes. La charité anime les vertus,
elle les gouverne et les ennoblit, mais ne les supprime pas; c'est une reine qui
ne va pas sans tout son cortège; elle occupe le premier rang, l'espérance le
second; toutes les deux sont nécessaires, et, loin de s'exclure. elles vivent en
parfaite harmonie. D'ailleurs n' est- il pas dans la nature de l'amour de tendre
à l'union ? Et plus l'amour s'allume, plus est fort ce désir d'union; on pense à
son Bien-Aimé; on veut sa présence, son amitié, son intimité; on ne saurait plus
s'en passer; et quand une âme fervente consent volontiers à n'aller au ciel
qu'un peu plus tard, c'est précisément par le désir et de plaire à Dieu en
embrassant sa sainte volonté, et de le mieux voir, de le posséder plus
parfaitement durant toute l'éternité. Après tout, le salut n'est-il pas le pur
amour toujours actuel, invariable et parfait, tandis que la damnation en est
l'extinction totale et définitive ?
Moïse, il est vrai, demande à être effacé du livre de Vie, si Dieu ne pardonne à
son peuple ; saint Paul désire être anathème pour ses frères . Saint François de
Sales assure qu'une âme héroïquement indifférente « aimerait mieux l'enfer avec
la volonté de Dieu que le Paradis sans la volonté de Dieu; et si, par
imagination de chose impossible, elle savait que sa damnation serait plus
agréable à Dieu que son salut, elle quitterait son salut et courrait à sa
damnation » . Dans ces suppositions par, impossible, les Saints montrent la
grandeur, la véhémence, les transports de leur charité. Mais ils sont infiniment
loin d'une barbare indifférence pour posséder Dieu où le perdre, pour l'aimer ou
le haïr éternellement. Ils veulent seulement dire qu'ils subiraient de bon cœur,
s'il le fallait pour faire la volonté de Dieu, toutes les peines de la terre, et
même les tourments de l'enfer, sans le péché néanmoins : tant ils aiment Dieu,
tant ils sont désireux de lui plaire en faisant tout ce qu'il veut, et de le
glorifier en lui convertissant les âmes ! Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus était
le fidèle écho de leurs sentiments, quand, « ne sachant comment dire à Jésus
qu'elle l'aimait, qu' elle le voulait partout servi et glorifié, elle s'écria
que de bon cœur elle consentirait à se voir plongée dans les abîmes de l'enfer,
pour qu'il y fût aimé éternellement. Cela ne pourrait le glorifier, puisqu'il ne
désire que notre bonheur. Mais quand on aime, on éprouve le besoin de dire mille
folies » . De telles protestations sont très sérieuses chez les Paul, les
Moïse, et les autres grands Saints; dans les âmes moins parfaites, elles
risqueraient de n'être qu'une présomptueuse illusion, une vaine pâture de
l'amour -propre.
En résumé, il faut vouloir positivement ce que Dieu commande; et, puisqu'il n'a
rien à cœur autant que notre bonheur éternel, il faut vouloir notre salut
absolument et par-dessus tout. Il ne peut y avoir lieu à l'abandon que pour le
plus tôt ou le plus tard, comme nous l'avons dit en parlant de la vie et de la
mort, et pour le degré de la grâce et de la gloire, au sens où nous allons
maintenant l'expliquer.
ARTICLE II - La vie de
la grâce.
La vie de la grâce est
le germe, dont la vie de la gloire est l'épanouissement. L'une se passe à lutter
dans l'épreuve, l'autre triomphe dans la félicité. Mais, quant au fond, c'est
une seule et même vie, surnaturelle et divine, qui commence ici-bas et se
consomme au ciel. D'ailleurs, la vie de la grâce est ta condition indispensable
de la vie de la gloire, et elle en déterminera la mesure. En conséquence, on
doit désirer l'une comme on désire l'autre. Dieu veut, avant tout, que nous les
poursuivions comme le but suprême de l'existence. Il est uniquement occupé de
nous les faire atteindre, et le démon de nous les faire perdre. Les âmes qui ont
pleinement compris le sens de leur destinée n'ont pas d'autre objectif, au
milieu des travaux et des vicissitudes de la terre, que de conserver cette vie
de la grâce, si précieuse et si disputée, et de la conduire à son parfait développement. Pour le fond même de cette vie, il n'y a donc pas lieu au saint
abandon; car c'est la volonté de Dieu clairement signifiée, que les âmes « aient
la vie et qu'elles l'aient plus abondamment » .
Mais l'abandon trouvera sa place en ce qui concerne le degré de la grâce, et par
suite le degré des vertus et le degré de la gloire éternelle . En effet, d'après
le Concile de Trente, « nous recevons la justice en nous, dans la mesure où il
plaît au Saint-Esprit de nous l'accorder, et selon que chacun s'y dispose et
coopère » . La grâce, les vertus et la gloire dépendent donc à la fois et de
Dieu qui donne comme il veut, et de l'homme en tant qu'il se prépare et
correspond.
Puisque tout cela dépend de la générosité individuelle, il faut prier, prier
davantage, prier mieux, correspondre à l'action divine avec courage et
persévérance, n'omettre aucun effort pour ne pas rester au-dessous du degré de
vertus et de gloire que la Providence nous a destiné. D'où vient que nous ne
sommes pas plus saints ? A qui la faute, si nous végétons au lieu d'avoir une
surabondance de vie spirituelle ? La grâce afflue dans les âmes généreuses; elle
nous est prodiguée dans le cloître. Elle le serait bien davantage, et porterait
beaucoup plus de fruits, si nous savions mieux l'obtenir par la prière, et ne
pas la contrarier par nos infidélités. Non, ce n'est pas la grâce qui nous
manque, c'est nous qui manquons à la grâce. N'accusons jamais Dieu, pour pallier
notre négligence. Elle n'est que trop méritée, cette réflexion de saint François
de Sales : « Il vient à nous, Jésus, le bien-aimé de nos âmes, et il trouve nos
cœurs pleins de désirs, d'affections et de petites volontés. Ce n'est pas ce
qu'il cherche: il voudrait les trouver vides, pour s'en rendre le maître et le
gouverneur. Nous avons bien rejeté le péché mortel et toute affection mauvaise.
Mais les coins et recoins de notre cœur sont pleins de mille choses qui lui
lient les mains, et l'empêchent de nous départir les grâces qu'il voulait nous
accorder. Faisons donc ce qui est en notre pouvoir, puis abandonnons-nous à la
divine Providence» .
Malgré tout, Dieu demeure maître de ses dons. Il ne refuse à personne les grâces
nécessaires pour atteindre la fin qu'il a daigné nous assigner. Mais il accorde
plus aux uns, moins aux autres; et très souvent sa main s'ouvre avec
surabondance et profusion, quand il veut et comme il lui plaît. C'est ainsi que
Notre-Seigneur, « d'un cœur vraiment filial, prévenant sa Mère ès bénédictions
de sa douceur, l'a préservée de tout péché », et tellement sanctifiée qu'elle
est « son unique colombe, sa toute parfaite, hors de comparaison ». Il est
certain de saint Jean-Baptiste, et très probable de Jérémie et de saint Joseph,
que la divine Providence alla les saisir dans le sein de leur mère, et les
établit dès lors en la perpétuité de son amour. Les Apôtres, choisis pour être
les colonnes de l'Eglise, furent confirmés en grâce, au jour de la Pentecôte.
Dans la multitude des Saints, Il n'yen a peut-être pas deux qui soient égaux;
car la Liturgie nous fait dire en la fête, de chaque Confesseur Pontife : « Il
ne s'en est pas trouvé de semblable à lui ». La même diversité règne dans les
rangs des fidèles; « Et qui ne voit qu'entre les chrétiens, les moyens de salut
sont plus grands et plus puissants qu'entre les barbares, et que, parmi les
chrétiens, il y a des peuples et des villes où les pasteurs sont plus capables
», et le milieu plus avantageux ? La grâce arrose le cloître mieux que le monde,
et souvent tel monastère beaucoup plus que tel autre . -
« Mais il faut bien se garder de jamais rechercher pourquoi la Suprême Sagesse a
départi une grâce à l'un plutôt qu'à l'autre, ni pourquoi elle fait abonder ses
faveurs en un endroit plutôt qu'en l'autre. Non, Théotime, n'entrez jamais en
cette curiosité; car ayant tous suffisamment, et même abondamment ce qui est
requis pour le salut, quelle raison peut avoir homme du monde de se plaindre,
s'il plaît à Dieu de départir ses grâces plus largement aux uns qu'aux
autres?... C'est donc une impertinence de vouloir rechercher pourquoi saint
Paul nia pas eu la grâce de saint Pierre, ni saint Pierre celle de saint Paul;
pourquoi saint Antoine n'a pas été saint Athanase, ni saint Athanase saint
Jérôme. L’Eglise est un jardin diapré de fleurs infinies; il y en faut donc de
diverses grandeurs, de diverses couleurs, de diverses odeurs, et en somme de
diverses perfections. Chacune a son prix, sa grâce et son émail; et toutes, en
l'assemblage de leur variété, font une très agréable perfection de beauté.
D'ailleurs, nous ne devons jamais penser trouver une meilleure raison de la
volonté de Dieu, que sa volonté même, laquelle est souverainement raisonnable,
et même la raison de toutes les raisons, la règle de toute bonté, la loi de
toute équité » .
En conséquence, une âme qui pratique bien le saint abandon laisse à Dieu la
détermination du degré de sainteté qu'elle atteindra sur la terre, des grâces
extraordinaires dont cette sainteté pourra être accompagnée ici-bas, et de la
gloire dont elle sera couronnée au ciel. Que Notre-Seigneur élève en peu de
temps certains de ses amis à la plus haute perfection, qu'il leur prodigue des
faveurs signalées, des lumières étonnantes, de très grands sentiments de
dévotion; elle n'en est point jalouse; au contraire, elle s'en réjouit pour Dieu
et pour les âmes. Loin de laisser la mauvaise tristesse ou les désirs
inconsidérés gagner son cœur, elle se tient ferme au saint abandon; et le degré
de gloire où elle aspire est précisément celui que Dieu lui a destiné. Mais elle
fait tout ce qui dépend d'elle, avec courage et persévérance, pour ne pas rester
au-dessous de ce degré de sainteté, qui est l'objet de tous ses vœux .
ARTICLE III. La
pratique des vertus.
Dieu ne déifie la
substance de notre âme par la grâce sanctifiante, nos facultés par les vertus
infuses et les dons du Saint-Esprit, que pour nous faire produire dés actes
surnaturels. de vertu, comme on plante un arbre fruitier pour en avoir les
fruits. Si Notre-Seigneur nous a donné le précepte et l'exemple, s'il nous
intime ses menaces et ses promesses, s'il nous prodigue ses grâces extérieures
et intérieures, c'est uniquement pour nous faire pratiquer la vertu, fuir le
péché, obtenir ainsi la vie éternelle. Car la pratique des vertus est la seule
voie du salut et de la perfection pour les adultes. C'est la fin prochaine de la
vie spirituelle; c'en est l'exercice essentiel, tantôt obligatoire et tantôt
facultatif. C'est la tâche quotidienne qu'il assigne à notre activité; ce sera
même le travail de toute la vie; car les vertus sont nombreuses, complexes,
indéfiniment perfectibles.
La pratique des vertus appartenant, dit Bossuet, Il à la volonté signifiée,
c'est-à-dire à l'exprès commandement de Dieu, il n'y a point là d'abandon ni
d'indifférence à pratiquer; ce serait une impiété de s'abandonner à n'avoir
point de vertus, ou de demeurer indifférent à les avoir » . Et saint François
de Sales ne parle pas autrement : « Dieu nous a ordonné, dit-il, de faire tout
ce que nous pourrons pour acquérir les vertus; n'oublions donc rien pour bien
réussir dans cette sainte entreprise » . Et il ajoute ailleurs que nous pouvons
les désirer et les demander, nous le devons même, il faut le faire absolument,
et non sous condition .
Dès lors que la pratique des vertus appartient à la volonté de Dieu signifiée,
nous n'avons qu'à nous y porter, suivant les principes de l'ascèse chrétienne,
avec la grâce assurément, mais par notre propre détermination, sans attendre que
Dieu, par les dispositions de sa Providence, nous mette en demeure de le faire
et nous déclare à nouveau sa volonté. Elle nous est clairement connue, cela
suffit. A nous de faire naître les occasions, et d'utiliser celles que nous
fournissent nos saintes Règles et les événements. On peut, d'ailleurs,
multiplier les actes des vertus sans occasions extérieures. Il n'y a donc pas
lieu à l'abandon pour le fond même de cette pratique. Mais il trouvera sa place
en plusieurs choses, comme le degré, la manière et certains moyens.
1° Le degré de la vertu. « Il dépend, dit le P. Le Gaudier, de l'homme et de la
grâce à la fois. Nous pouvons donc, nous devons même faire tous nos efforts pour
qu'il augmente sans cesse, et cependant nous contenter de cette mesure qu'il
plaît à la divine Bonté de nous départir. C'est pourquoi, si nous voyons nos
progrès se ralentir ou prendre fin, si nous venons à omettre des œuvres de
vertu, même à tomber positivement dans quelque défaut, nous devons nous aff1iger
de ce que nous manquons à la grâce et ne répondons pas aux désirs de Dieu. Mais
puisqu'il a trouvé bon de permettre cette chute ou de mettre cette limite à nos
progrès, pour procurer le bien de sa gloire et de notre humiliation, et pour
punir ainsi justement notre négligence, il est tout à fait nécessaire de
conformer notre volonté à la sienne » . Avouons cependant, avec ce pieux auteur,
que, « si nous ne montons pas plus haut, la plupart du temps c'est notre faute »
: la grâce abonde en toute âme fidèle; mais nous n'avons pas un idéal assez
élevé, le courage et la persévérance nous manquent.
2° Les manières défectueuses de pratiquer la vertu. Un orgueil secret, le besoin
de jouir, la peur de souffrir, peuvent en effet s’ y glisser. C'est à la
mortification chrétienne qu'il appartient de remettre l'ordre, mais la
Providence nous en fournira volontiers les moyens. Citons quelques exemples. Il
y a d'abord la manière égoïste, c'est-à-dire la recherche de nous-mêmes dans les
consolations divines, dans nos exercices de dévotion et jusque dans le progrès
de nos vertus. Dieu nous gouvernera de manière à nous ôter peu à peu ces
attaches, afin qu'avec plus de pureté et de simplicité, nous n'affectionnions
que le bon plaisir de sa divine Majesté, et que nous cultivions désormais les
vertus, « non plus parce qu'elles nous sont agréables, utiles, honorables, et
propres à contenter l'amour que nous avons pour nous-mêmes, mais parce qu'elles
sont agréables à Dieu, utiles à son honneur, et destinées à sa gloire » . Voilà
pourquoi les meilleures âmes sont désolées par l'aridité, travaillées par mille
répugnances et difficultés, brisées, anéanties par le sentiment de leur
impuissance et de leurs misères. Dieu veut les dépouiller de l'orgueil et du
sensualisme, afin qu'elles apprennent à ne le servir que pour lui seul et par
pur esprit de foi. Il y a aussi la manière inquiète et empressée. Plusieurs,
ayant le désir de se perfectionner par l'acquisition des vertus, voudraient les
avoir tout d'un coup, comme s'il suffisait d'aspirer à la perfection pour la
posséder, sans autre peine. Dieu entend que nous fassions ce qui dépend de nous,
par la fidélité à garder chaque vertu selon notre condition et vocation. Il veut
ainsi nous accoutumer à tendre à la perfection par degrés, en tranquillité de
cœur. Pour ce qui est d'y parvenir un peu plus tôt, un peu plus tard, il demande
que nous laissions cela à sa Providence; et volontiers il nous conduira de
manière à modérer l'impatience de nos désirs et à nous maintenir dans l'humilité
.
3° Certains moyens de pratiquer la vertu. Dieu se réserve d'intervenir à son
heure et comme il lui plaît, pour aplanir les obstacles, susciter les occasions,
faciliter le travail. Il le fait par chaque événement de son bon plaisir,
employant tous les hommes aux intérêts de sa gloire, « mais les uns dans
l'action plutôt que dans la souffrance, les autres par le martyre, les
persécutions, la mortification volontaire, la maladie, etc. Notre rôle à nous
est de nous faire indifférents à toutes ces choses et d'attendre le bon plaisir
de Dieu; puis, d'embrasser sa volonté sainte et de l'étreindre avec ardeur,
aussitôt qu'elle apparaît clairement » . N'est-elle pas souverainement sage,
paternelle et salutaire ? D'ailleurs, personne n'a le droit de demander à Dieu
pourquoi il nous pose ici, pourquoi il ne nous conduit pas de telle autre
manière. A plus forte raison, nous ne pouvons exiger de lui quelqu'une de ces
interventions spéciales, où son action particulièrement puissante illumine,
embrase, transforme les âmes, ou du moins leur fait faire un progrès sensible,
en peu de temps et comme sans effort de leur part. Sainte Thérèse, en maints
endroits de sa Vie , signale des cas de ce genre. Elle raconte en particulier
comment, le premier ravissement dont Dieu la favorisa, la détacha subitement de
certaines amitiés, très innocentes, mais auxquelles elle tenait
beaucoup; et comment,
depuis lors, il n'était même plus en son pouvoir d'en former d'autres, dont Dieu
ne fût le seul lien . Mais ces ascensions rapides, ces illuminations subites,
ces transformations étonnantes, ne peuvent être que des exceptions très rares.
Dieu, nous ayant donné l'intelligence et la volonté libre, et mettant sa grâce à
notre disposition, « nous a laissés dans la main de notre conseil » . C'est donc
à notre activité spirituelle, aidée de la grâce, qu'il faut demander la pratique
des vertus. Celui-là serait bien téméraire, et même insensé, qui, comptant sur
des interventions extraordinaires de Dieu; négligerait l'initiative personnelle
et s'endormirait dans la paresse.
ARTICLE IV. La fuite du
péché.
« La vie de l'homme sur
la terre est une guerre » . Jour et nuit, les ennemis du dehors et du dedans
nous guettent, pour nous ravir le trésor de nos vertus, et même la vie de la
grâce et de la gloire. Il nous faut veiller, prier, lutter sans cesse, toujours
repousser les assauts de l'enfer, déjouer ses ruses, tenir en respect nos
inclinations mauvaises, et nos passions déréglées qui sont d'intelligence avec
lui; et, s'il a réussi à pénétrer dans nos lignes par le péché, l'en chasser par
la pénitence, réparer les suites de notre défaite, prévenir les retours
offensifs de l'ennemi, préparer la victoire finale par une vigilance et un
courage toujours en éveil; et, comme nous sommes la faiblesse même, appeler à
notre aide la toute-puissance de Dieu. La lutte est d'une absolue nécessité et
ne doit- finir qu'avec la vie. Le jour où nous cesserions de combattre, le péché
nous envahirait, comme un implacable ennemi se précipite sur un pays qui a cessé
de lui opposer une résistance victorieuse. D'ailleurs, combien de temps ne
faut-il pas pour se détacher de tout, et s'établir à fond dans la pureté du cœur
et la paix de l'âme ? Et cet avantage une fois acquis, il faut le maintenir.
« Notre-Seigneur ne cesse d'exhorter, promettre, menacer, défendre, commander et
inspirer parmi nous, pour détourner notre volonté du péché, en tant qu'il se
peut faire sans lui ôter sa liberté. » . La volonté divine nous a été signifiée
mille fois, et sous toutes les formes. Devant une volonté de Dieu si clairement
connue, en chose de si capitale importance, l'indifférence serait criminelle.
Il faut donc nous résoudre à lutter sans trêve ni merci, et nous y mettre sans
attendre autre chose que la grâce promise à la prière et à la fidélité.
Assurément, Dieu pourrait nous venir en aide par une de ces interventions
particulièrement puissantes, qui terrassent une âme, et la changent avec une
étonnante promptitude. C'est ainsi que Madeleine, la pécheresse scandaleuse, se
transforme très vite et devient merveilleusement pure; Pierre, après son triple
reniement, rencontre le regard de Jésus et commence à verser des larmes qui ne
vont plus tarir; le bon larron, jusque-là malfaiteur et blasphémateur, fait au
dernier moment une entière conversion, et reçoit, de la bouche de son Sauveur,
la plus consolante assurance; les Apôtres, auparavant timides et imparfaits,
sont confirmés en grâce et remplis d'un courage intrépide, au jour de la
Pentecôte; Saul, sur le chemin de Damas, tombe ardent persécuteur, et sera
bientôt Apôtre non moins ardent. Dieu pourrait sans peine, en un instant, nous
faire passer du péché ou de la tiédeur aux plus saintes dispositions. Ces
transformations merveilleuses sont en son pouvoir; mais, comme le fait
remarquer saint François de Sales, « elles sont extraordinaires en la grâce,
comme la résurrection des corps en la nature, en sorte que nous ne devons pas y
prétendre » . Pareillement, les âmes que Dieu voit dans le trouble ou d'autres
dispositions fâcheuses, il pourrait les calmer d'un mot, les établir subitement
dans l'état où il les veut. Il le fait quelquefois, mais ce n'est pas sa méthode
habituelle. Il préfère que « la purgation et guérison ordinaire, soit des corps,
soit des esprits, ne se fasse que petit à petit, par progrès, d'avancement en
avancement, avec peine et loisir» .
Dieu a jugé plus glorieux pour nous et pour lui qu'il ne nous sauve pas sans
nous, ou que notre perte vienne de nous. S'il nous préservait, s'il nous
convertissait, s'il nous transformait, presque sans travail de notre part, où
serait pour nous le mérite ? Au contraire, en nous laissant davantage à notre
propre détermination, il exige de nous plus d'efforts; mais il nous offre, avec
l'honneur et le mérite, une source d'incessants progrès par la vigilance, la
prière, le combat, la pénitence, l'humilité, la mortification chrétienne. Nous
ayant créés libres, il nous gouverne en conséquence. Il a jugé meilleur de faire
sortir le bien du mal, que d'empêcher le mal au prix de notre liberté. Il veut
donc que nous ayons à lutter contre nos mauvaises inclinations, nos passions
déréglées et les ennemis du dehors. Il nous a tracé le devoir, il nous offrira
sa grâce, il nous rendra selon nos œuvres; mais il laisse faire. Il faut nous
armer de courage et nous résigner à la lutte, adorant la Providence en cette
sainte permission, « où reluisent sa sagesse à régir les créatures libres, sa
libéralité à récompenser les bons, sa patience à supporter les méchants, sa
puissance à les convertir, ou du moins à les ramener dans l'ordre par la
justice, enfin le bien de sa gloire qu'il trouve en toutes choses et qu'il y
cherche uniquement » . Mais en même temps, obéissons à sa volonté signifiée,
qui nous ordonne de haïr le péché, de l'éviter par la vigilance, la prière et le
combat, ou de le réparer par la pénitence.
ARTICLE V.
L'Observation des préceptes, vœux, règles, etc.
Ayant déjà exposé ce qui
concerne la gloire éternelle, la vie de la grâce, la pratique des vertus et la
fuite du péché, nous groupons ici, dans ce dernier article, toutes les autres
choses qui appartiennent à la volonté de Dieu signifiée, comme sont les
préceptes de Dieu et de l'Eglise, les conseils évangéliques, les devoirs d'état,
et, par conséquent, pour nous religieux, nos vœux, nos Règles et les ordres de
nos Supérieurs ; enfin, les inspirations de la grâce, les exemples de
Notre-Seigneur et des Saints. Par là même qu'elles appartiennent à la volonté de
Dieu signifiée, toutes ces choses constituent le domaine propre de
l'obéissance; et non pas celui de l'abandon. D'ailleurs, elles sont les moyens
que Dieu nous assigne pour fuir le péché, cultiver les vertus, vivre de la grâce
et tendre à la gloire; et, comme il veut la fin, il en veut aussi les moyens, et
les a grandement à cœur. Les uns, il les impose par manière de précepte; ou,
s'ils étaient libres, ils nous sont devenus obligatoires par suite de notre
profession. Les autres demeurent facultatifs; mais c'est Dieu même qui nous les
propose; c'est lui qui nous incite par ses promesses et qui nous attire par sa
grâce à ne pas les négliger. C'est ainsi, par exemple, qu'il nous engage, outre
la mesure obligée de prières et de sacrifices taxée par nos Règles, et,
moyennant les conditions voulues, à faire quelque chose de plus par bonne
volonté; il nous attire à multiplier les actes intérieurs des vertus, à suivre
de plus près les saints, et surtout le modèle des saints eux-mêmes, notre doux
et bien-aimé Sauveur Jésus.
En conséquence, pour faire toutes ces choses, au moins dans la mesure
obligatoire, il n'est pas besoin d'attendre que les événements nous déclarent la
volonté divine, ou qu'une motion spéciale du Saint-Esprit nous pousse à
l'accomplir; elle nous est parfaitement connue, la grâce est à notre
disposition. Nous n'avons qu'à marcher par notre propre détermination, les yeux
constamment fixés sur les préceptes, sur nos lois monastiques et les autres
signes de la volonté divine, afin de régler là-dessus chacun de nos pas.
Nous ne devons cependant nous attacher à toutes ces choses que pour autant
qu'elles continuent d'être la volonté de Dieu sur nous. Cesse-t-il de les
vouloir, il faut nous en détacher, pour nous porter de bon cœur à ce qu'il veut
présentement, et ne vouloir plus que cela. Or, certains préceptes de Dieu ne
sont pas tellement immuables qu'ils ne puissent être modifiés par les
circonstances; il en est de même pour les Commandements de l'Église; citons
comme exemples l'assistance à la messe, le jeûne et l'abstinence en cas de
maladie. A plus forte raison, Dieu pourra modifier certaines de nos obligations
monastiques, en changeant notre état de santé ou d'autres circonstances. -Il
peut aussi nous laisser ou nous reprendre à son gré la facilité d'user de telle
ou telle pratique facultative. Il est impossible à un seul homme de suivre tous
les conseils évangéliques, ou d'imiter toutes les œuvres extérieures, de
Notre-Seigneur et des Saints. Un choix est à faire. Dieu le laisse à notre
initiative, pour l'ordinaire; souvent cependant, il le fait lui-même, en
disposant de nous par sa volonté de bon plaisir. Il y aura donc, en ces sortes
de choses, une assez large place au saint abandon.
C'est particulièrement par la vocation qu'il nous donne, par la condition où il
nous met, que Dieu assigne à chacun son poste de combat, ses armes et son
service. On n'aura pas dans le siècle les observances du cloître; la vie
strictement contemplative ne comporte pas l'apostolat au dehors, ni la vie
active les constantes occupations de Marie. L'indigence dans le monde ou la
pauvreté religieuse empêcheront de faire l'aumône, etc. Et, dans notre vocation
même, une large carrière demeure ouverte au bon plaisir divin. C'est ainsi que
Dieu confie les charges à l'un et laisse les autres dans le rang; il donne la
santé comme il veut et avec la santé la facilité de garder toutes les
observances; mais, quand bon lui semble, il ôte la force et réduit à une
impuissance totale ou partielle.
En résumé, ne pouvant suivre, à nous seuls, tous les exemples de Notre-Seigneur
et des Saints, tous les conseils évangéliques, nous devons cependant les estimer
à leur juste valeur, ne mépriser rien de ce qui a mené les grandes âmes à la
perfection, mais suivre seulement les conseils et les pratiques qui
s'harmonisent avec notre condition et notre vocation. Nous garderons, avec un
zèle particulier, les obligations communes à tous les chrétiens, et les devoirs
propres à notre saint état. Nous nous attacherons de tout notre cœur à ces
moyens de sanctification, comme étant voulus de Dieu. Au besoin, nous
redoublerons de courage et d'esprit de foi, pour ne pas fléchir dans
l'observance. Mais si les événements du bon plaisir divin nous montrent que Dieu
ne veut plus de nous actuellement tel ou tel de ces moyens, et si c'est bien le
sentiment de ceux qui ont charge de nous conduire, il faut nous en détacher,
pour ne vouloir plus que ce que Dieu veut de nous présentement, et compenser
ainsi la perte de cette pratique par un abandon filial au bon plaisir divin.
CHAPITRE VII
L’ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA VOIE COMMUNE
Privation de certains secours spirituels.
Nous empruntons à saint
François de Sales ce terme de « Variétés spirituelles », et nous l'employons
pour exprimer tout ce qui, n'étant pas essentiel à la vie surnaturelle, s'y
rattache comme l'accident à la substance.
Au chapitre précédent, nous avons parcouru ce qui forme le fond de la vie
spirituelle: sa fin essentielle, son essence et son exercice essentiel en ce
monde, ses moyens essentiels. Quelles que soient la situation où Dieu nous
mette, la voie par où il nous mène, il faudra toujours tendre à la gloire
éternelle, vivre de la grâce, et, pour cela, fuir le péché, pratiquer les vertus
à l'exemple de notre divin Modèle, par les moyens que nous assigne la volonté de
Dieu signifiée, au moins par ceux qui sont obligatoires pour chacun de nous.
C'est la partie invariable de la vie spirituelle; on doit la retrouver en chaque
fidèle, à n'importe quel âge; et c'est ce qui donne à tous les enfants de Dieu
un même air de famille entre eux.
Mais sur ce fond commun viendront se peindre des traits particuliers, qui
varient beaucoup d'une âme à l'autre, et jusque dans une même personne à des
époques diverses : il y a les innocents et les pénitents, les religieux et les
séculiers, les contemplatifs et les actifs, etc. Dieu aime la variété dans
l'unité. Il multipliera donc les vocations jusqu'à l'infini. Sous une même
règle, sa grâce attirera davantage à ta pénitence ou à la contemplation, à
l'obéissance ou à la charité. Par sa volonté de bon plaisir, il disposera les
événements de manière à nous conduire à son gré, dans la paix ou la guerre, dans
la sécheresse ou les consolations, par les voies communes ou mystiques. Le fond
de la vie spirituelle restera le même pour toutes les âmes, mais les conditions
accidentelles seront assez diverses pour imprimer à chacune sa physionomie
particulière.
Il nous reste à parler de ces variétés mais seulement en tant qu'elles procèdent
du bon plaisir divin, et donnent lieu au saint abandon. Nous commencerons par
celles qui peuvent se rencontrer dans toute voie, commune ou mystique. Nous
parlerons ensuite de celles qui sont propres aux états mystiques.
Nous avons dit précédemment que le bon plaisir divin peut nous ôter, pour un
temps ou pour toujours, certains moyens de sanctification, qui, sans cela, nous
seraient très désirables, ou même obligatoires. Ce sont, par exemple, des
personnes, des ressources, des observances, des exercices de piété, même les
sacrements.
1. Ce sont d'abord des personnes : un directeur, un supérieur, un père, un ami,
dont l'aide était pour nous de la plus haute importance spirituelle, et que Dieu
nous enlève ou par la mort ou par la séparation.
Assurément, il n'est pas permis de se reposer sur un homme, comme s'il était la
cause première de notre sanctification. Mais on peut mettre son espérance en
lui, comme dans un agent secondaire, et l'instrument de la Providence en cette
sainte entreprise, et plus cet homme est rempli de l'Esprit de Dieu et capable
de nous faire du bien, plus il est sage, licite, et même requis jusqu'à un
certain point de nous appuyer sur lui. Tous les soutiens que Dieu nous donne :
soutiens d'affection, soutiens d'édification, soutiens de direction, il faut les
prendre avec reconnaissance, mais nous tenir prêts à bénir Dieu s'il nous les
enlève, comme nous l'avons béni de nous les avoir prêtés, et croire cependant
que si, sous le coup d'une privation d'ailleurs acceptée généreusement, nous
versons quelques larmes, l'amour de Dieu, tout jaloux qu'il est, ne nous les
reprochera pas.
Il vous semble que, sans l'aide de cet appui, vous ne pouvez vous soutenir. Tant
qu'il vous a été très utile et comme indispensable, ce sage directeur, ce saint
supérieur, cet ami spirituel vous a été donné. Mais Dieu a-t-il cessé de vous
aimer ? N'est-il plus votre père ? Un tel père peut-il oublier vos intérêts les
plus sacrés ? Croyez donc qu'il ne vous abandonne pas. Il est vrai que le guide
que vous regrettez vous a heureusement conduit jusqu'ici; était-il également
propre à vous diriger dans le chemin qui vous reste à parcourir ? Notre-Seigneur
a pu dire à ses Apôtres, sans doute parce qu'ils l'aimaient d'une affection trop
sensible : « Il vous est avantageux que je m'en aille; car si je ne m'en vais
pas, le Consolateur ne viendra pas à vous; si je m'en vais, je vous l'enverrai
» . Cet ami, ce directeur, vous est-il plus nécessaire que Notre-Seigneur ne
l'était à ses Apôtres ? Vous direz peut-être : C'est un châtiment de mes
infidélités; Soit; mais les châtiments d'un père deviennent pour les enfants
dociles un remède salutaire. Voulez-vous désarmer Dieu, toucher son cœur,
l'obliger à vous combler de nouvelles grâces ? Acceptez son châtiment,
demandez-lui son aide; et, pour prix de votre confiant abandon à sa volonté, ou
bien il vous suscitera le guide dont vous avez besoin maintenant, ou bien il se
chargera lui-même de votre conduite.
Le P. Balthazar Alvarez s'étant mis un jour à calculer le tort que lui causait
la perte de son directeur, il lui fut dit intérieurement : « Celui-là fait
injure à Dieu, qui s'imagine avoir besoin d'un secours humain, dont il est privé
sans qu'il y ait de sa faute. Celui qui te dirigeait par un homme veut
actuellement te diriger par lui-même; quelle raison as-tu de t'en plaindre?
C'est, au contraire, un bienfait signalé, et le prélude de grandes faveurs ».
Saint Alphonse ajoute: « Notre sanctification n'est pas l'ouvrage de nos pères
spirituels, mais celui de Dieu. Lorsque le Seigneur nous les donne, il veut que
nous profitions de leur ministère pour la direction de notre conscience; mais
quand il nous les ôte, il veut que, loin d'en être mécontents, nous redoublions
de confiance en sa bonté, et que nous lui parlions ainsi : Seigneur, vous
m'aviez donné cet appui, et voilà que vous me le retirez; que toujours votre
volonté soit faite; mais maintenant venez à mon secours, et enseignez-moi ce que
je dois faire pour vous servir fidèlement». Bien entendu, cette confiance en
Dieu ne dispense pas de faire les démarches nécessaires pour trouver un autre
directeur : Aide-toi, le ciel t'aidera.
Concluons avec le P. Saint-Jure : « Dans la perte des personnes qui nous sont
utiles pour notre avancement spirituel, on fait souvent de grandes fautes, eu
ressentant trop vivement leur séparation, en n'étant pas assez soumis aux
desseins que Dieu a sur ces personnes; c'est un témoignage évident qu'on avait
trop d'attachement pour elles, et que l'on dépendait plus de l'instrument que de
la cause principale. Que ces directeurs vivent, qu'ils meurent, doit dire l'âme
qui aime sincèrement son Dieu et sa propre perfection, qu'ils s'en aillent,
qu'ils demeurent; tout ce que vous voudrez, Seigneur, et comme vous le voudrez;
c'est vous qui m'avez envoyé ces guides, c'est vous qui me les retirez, je ne
voudrais pas les retenir. Votre aimable et tout aimante volonté m'est plus chère
que leur présence; vous m'avez instruit par eux quand il vous a plu de me les
donner, je vous en rends grâces; maintenant que vous me les ôtez, vous saurez
bien m'instruire par d'autres, que votre bonté paternelle daignera me donner
quand il sera nécessaire, comme je vous en supplie; ou bien vous m'instruirez
immédiatement par vous-même, ce qui sera encore mieux » .
Cette épreuve est bien plus aiguë, lorsque ceux que Dieu nous avait donnés pour
appuis cessent de nous soutenir, et, se retournant contre nous, menacent de
renverser nos plus chers desseins. C'est ce qui arriva à saint Alphonse de
Liguori, quand il voulut fonder sa Congrégation. Elle devait rendre à l’Eglise
d'inappréciables services. Et pourtant, sitôt qu'ils se voient menacés de le
perdre, ses anciens confrères laissent éclater « leur mécontentement, leurs
sarcasmes, leurs mordantes ironies contre le traître, le déserteur, l'ingrat qui
les abandonne ». On essaie même de le chasser de la Propagande; on ameute contre
lui l'opinion; ses meilleurs amis lui tournent le dos; ses directeurs, tout en
l'approuvant, ne veulent plus s'occuper de lui; la tendresse de son père lui
fait soutenir un formidable assaut. Ses premiers disciples, refusant d'accepter
ses vues, font schisme et le laissent presque seul. Bref, à l'exception de son
évêque et de son nouveau directeur, tous ses appuis lui manquent, presque tous
se retournent contre lui. Parmi ce déchaînement des langues, ces discussions et
ces séparations, Alphonse met de saintes âmes en prière, et, pour connaître
sûrement la volonté divine, il s'adresse aux plus sages conseillers, il implore
auprès de Dieu la lumière par des oraisons continuelles et d'effrayantes
mortifications. Le cœur brisé, il se jette aux pieds de Jésus agonisant, et
s'écrie avec lui : « Mon Dieu, que votre volonté soit faite » ! Dans la
persuasion que le Seigneur n'a besoin ni de lui ni de son œuvre, mais qu'il lui
ordonne de la poursuivre, il s'efforcera de parvenir au but, quoiqu'il demeure
seul; et il proteste que Dieu n'a permis toutes ces divisions que pour un plus
grand bien. Et, de fait, les événements qui suivirent ces séparations prouvent
que Dieu les permit pour épurer par la tribulation non seulement saint Alphonse,
mais plusieurs autres âmes dévouées à sa gloire, et les appliquer ensuite aux
œuvres de sa grâce. « Tous ces roseaux brisés deviennent, sous sa main, des
arbres chargés de fruits excellents » . La bienheureuse Marie- Madeleine Postel
passa par la même épreuve en une ,circonstance analogue.
II. - Les ressources dont nous disposions pour faire le bien, Dieu est le maître
de nous les enlever, suivant son bon plaisir. C'est ainsi qu'il peut nous ôter
la fortune, la santé, les loisirs, les talents et la science, nous amoindrir à
son gré, nous annihiler pour ainsi dire, à temps ou d'une façon définitive. En
traitant de l'abandon dans les biens et les maux temporels, nous avons parlé de
toutes ces choses; nous ne les mentionnerons, ici qu'autant qu'elles sont les
instruments du bien spirituel; et, pour ne pas nous répéter, nous dirons
seulement que Dieu n'attend plus de nous les œuvres d'autrefois, dans la mesure
où il nous en ôte les moyens; il exige à présent la patience et la résignation;
il désire même l'abandon parfait; et, grâce à cette sainte indifférence, à
cette amoureuse soumission, nous lui rendrons plus de gloire, et nous ferons
plus de profit dans notre disette qu'au temps de l'abondance.
Avec saint François de Sales , nous donnerons comme exemple le saint homme Job.
Ce grand serviteur de Dieu ne se laissa vaincre par aucune affliction. Tandis
qu'il était dans sa première prospérité, il en usait pour semer le bien à
pleines mains; et, comme il le dit lui-même: « Il était le pied du boiteux,
l'œil de l'aveugle, le pourvoyeur du famélique, et le refuge de tous les
affligés ». Maintenant, voyez-le réduit à la plus extrême pauvreté, complètement
privé de ses enfants et de sa fortune. Il ne se plaint pas que Dieu l'ait frappé
dans ses plus chères affections, qu'il lui ait retiré les moyens de continuer
tant de bonnes œuvres si intéressantes et si nécessaires. Il se résigne, il
s'abandonne. En ce seul acte de patience et de soumission, il montra plus de
vertu, il se rendit plus agréable à Dieu, que par les charités sans nombre qu'il
faisait au temps de sa prospérité. « Car il fallait avoir un amour plus fort et
généreux pour cet acte seul, que pour tous les autres mis ensemble ». Nous
aussi, « laissons-nous dépouiller par notre souverain Maître des moyens
d'exécuter nos désirs, pour bons qu'ils soient, quand il lui plait de nous en
priver, sans nous plaindre ni lamenter jamais, comme s'il nous faisait grand
tort » . En effet, la patience et l'abandon compenseront surabondamment le bien
que nous ne pouvons plus faire. Cette sainte indifférence pour la santé, les
talents et la fortune, cette amoureuse union de notre volonté à celle de Dieu,
n'est-ce pas la mort à soi-même et la perfection de la vie spirituelle ? Y
a-t-il un moyen plus puissant d'attirer la grâce à flots sur nous, sur les
nôtres et sur nos œuvres ?
III. - Certaines observances régulières, certaines pratiques personnelles
peuvent nous devenir impossibles, pour un temps plus ou moins long, par suite
de la maladie, d'une obédience, ou d'autres causes semblables. En outre, il y a
des pratiques qui nous auraient bien souri, et que nous n'avons jamais eu le
moyen d'embrasser. De là pourraient naître le trouble et les regrets. Mais bien
à tort. Une même personne ne saurait venir à bout d'imiter tous les exercices de
vertu dont Notre-Seigneur et les Saints nous ont laissé l'exemple. Il faut
apprendre à se contenter de ceux qui sont pour nous dans l'ordre de la
Providence. Et nous n'aurons jamais à nous plaindre de la part qu'elle nous
fait; car elle nous ouvre une immense carrière à parcourir. Si nous voulons
suivre, avec une persévérante fidélité, et les devoirs qui incombent à tous les
chrétiens, et ceux qui sont propres à notre situation, l'ensemble et le menu
détail de nos obligations quotidiennes, il y a de quoi faire de grands saints.
Notre vocation, il est vrai, nous refuse certains moyens de sanctification, que
Dieu propose à d'autres. Mais ce que nous perdons d'un côté, il sera facile de
le compenser par ailleurs : ainsi la pauvreté religieuse ne me permet pas
l'aumône corporelle, je ferai l'aumône spirituelle; à défaut d'argent, je
donnerai mes prières et mes sacrifices. La vie contemplative m'interdit
l'apostolat par les œuvres extérieures, je l'exercerai par les travaux de la
vie intérieure ; au lieu de courir dans le monde après les pécheurs, c'est
auprès de Dieu que je traiterai leur cause. La vie active ne me laisse que dans
une mesure restreinte les douces et saintes occupations de la vie contemplative;
je me sanctifierai cependant, en relevant mes travaux par l'obéissance et le
dévouement, par une intention pure et la pensée habituelle de Dieu. Dès lors
que nous utiliserons de notre mieux les moyens que nous donne notre vocation,
cela suffira pour nous conduire à la perfection la plus élevée. N'y a-t-il pas
eu des saints dans tous les Ordres religieux, et dans tous les rangs de la
société ? Il est vrai que certaines situations sont plus favorables en soi;
mais, pour chacun de nous, la seule bonne est celle où Dieu nous veut.
La maladie m'empêche-t-elle de jeûner, de garder l'abstinence, de prendre part
au saint Office ? Par contre, je puis chanter les louanges de Dieu dans mon
cœur, imposer une sévère abstinence à mon jugement et à ma volonté, faire jeûner
mes yeux, ma langue, mon cœur, tous mes sens, par une mortification plus exacte.
Ce que j'aurais gagné en remplissant les devoirs de la santé, je le compenserai
en gardant fidèlement ceux de la maladie, comme la patience et le renoncement,
l'obéissance et le saint abandon.
Une obédience, ou toute autre cause semblable, me prive-t-elle de certaines
régularités communes, de quelques pratiques privées, c'est une perte que je puis
toujours réparer, d'abord en remplissant de grand cœur les devoirs de ma
situation nouvelle, puis « en m'appliquant à doubler non pas mes désirs ni mes
exercices, mais la perfection avec laquelle je les remplirai, tâchant par là de
gagner plus en un seul acte (comme indubitablement je ferai), qu'en cent autres
qui eussent été selon mon choix et mon affection » .
Après tout, l'unique moyen de grandir en vertu, n'est-ce pas de laisser notre
volonté pour suivre celle de Dieu ? Dès lors que nous sommes zélés pour nos
obligations de chrétiens, pour les observances régulières et nos pratiques
privées, et que nous ne perdons l'une ou l'autre que par le bon plaisir divin et
non par notre faute, pourquoi nous inquiéter ? Dieu seul a tout fait, et, pour
compenser la perte, il y a mille moyens; et le principal est précisément notre
zèle à quitter notre volonté pour suivre la sienne, jusque dans les choses qui
nous paraissent les plus justes et les plus saintes.
IV. Notre vie est consacrée à la contemplation par des exercices de piété, qui
sont comme la nourriture de notre âme. Et voilà qu'une obédience, un surcroît
de travail, la maladie surtout viennent rompre la chaîne de nos pieuses
pratiques. Déjà vous ne pouvez plus entendre la sainte messe, même le dimanche,
et vous êtes privés de l'aliment sacré de la communion; bientôt peut-être votre
état de faiblesse vous rendra presque incapables de prier. Ne vous en plaignez
pas : Notre-Seigneur veut vous faire participer à sa propre nourriture, que vous
ne connaissez peut-être pas assez; « ma nourriture à moi, vous dira-t-il, c'est
d'accomplir la volonté de mon Père, afin de mener à bonne fin l'œuvre qu'il m'a
confiée » . Or cette œuvre qu'il entend mener à bonne fin en nous et avec nous,
c'est notre perfection; et pour cela, il faut que nous mourions à notre volonté
propre jusque dans les choses de la piété, de manière que la seule volonté de
Dieu règne en nous. Le P. Balthazar Alvarez se demandant un jour, à cause d'un
empêchement, s'il devait célébrer les saints Mystères, Dieu lui fit celte
réponse intérieurement : « Cette très sainte action peut être pour vous ou fort
utile ou fort dommageable, selon que je l'approuve ou ne l'approuve pas ». Dans
une autre circonstance, Dieu lui dit : « Ma gloire ne se trouve ni dans telle
œuvre ni dans telle autre, mais dans l'accomplissement de ma volonté. Or qui
peut savoir aussi bien que moi ce qui est propre à me glorifier » ?
Assurément nous devons avoir le plus grand zèle pour nos exercices de piété,
spécialement pour la messe et la sainte Communion, et ne jamais nous laisser
détourner ni par le dégoût, ni par la sécheresse, ni par aucune autre
considération de ce genre. Encore, faut-il que notre piété se règle sur
l'adorable volonté de Dieu; sinon, elle devient désordonnée. « Il y a des âmes,
dit saint François de Sales, qui, après avoir retranché tout l'amour qu'elles
avaient aux choses dangereuses, ne laissent pas d'avoir des amours dangereux et
superflus, parce qu'elles affectionnent avec excès ce que Dieu veut qu'elles
aiment ». C'est ainsi que « nos exercices de piété (que toutefois nous devons
tant affectionner) peuvent être aimés dérèglement, lorsqu'on les préfère à
l'obéissance et au bien plus universel, ou qu'on les affectionne en qualité de
dernière fin, bien qu'ils ne soient que des moyens et acheminements à notre
filiale prétention, qui est le divin amour » .
Un autre motif pour lequel Dieu impose des privations à notre piété, c'est le
mérite de la souffrance. Durant trois jours, une religieuse n'avait pu visiter
Notre-Seigneur au saint Tabernacle, entendre la messe, et communier : « 0 mon
Dieu, disait-elle, ces trois jours, vous me les rendrez dans l'éternité; vous
vous montrerez à moi plus beau, plus grand, pour me dédommager. Pour remplacer
le pain eucharistique, vous m'avez donné le pain de la souffrance... Dans la
souffrance, on donne plus à Dieu que dans la prière ». C'est aussi la nécessité
de la croix. Notre-Seigneur aurait dit à la même religieuse : « Quand je veux
conduire une âme au sommet de la perfection, je lui donne la Croix et
l'Eucharistie. Elles se complètent. La Croix fait aimer et désirer
l'Eucharistie; l'Eucharistie fait accepter d'abord, ensuite aimer et enfin
désirer la Croix. La Croix, purifie l'âme, elle la dispose, elle la prépare pour
le banquet divin; l'Eucharistie nourrit, fortifie l'âme, elle l'aide à porter sa
croix, elle la soutient dans le chemin du Calvaire. Quels dons précieux que la
Croix et l'Eucharistie ! Ce sont les dons des vrais amis de Dieu ».
Saint Alphonse nous offre un touchant modèle et de la fidélité généreuse à nos
exercices de piété, et de la résignation non moins parfaite au bon plaisir
divin. L'infirmité l'avait confiné dans sa pauvre cellule, et ses transports
extatiques devant le Saint-Sacrement devinrent très fréquents, ce qui attirait
l'attention générale. Finalement, Villani dut lui interdire tout à fait de
descendre à l'église. Il obéit; mais qu'il lui en coûtait de ne plus aller prier
aux pieds de son Jésus, son seul amour en ce monde ! Souvent il oubliait la
défense, et se traînait jusqu'à l'escalier, attiré par une force irrésistible.
Il essayait en vain de descendre, et se retirait tout en larmes dans sa cellule;
ou bien, on lui rappelait la défense de Villani, et tout confus il disait: «
C'est vrai, ô bon Jésus, mieux vaut s'éloigner de vous par obéissance que de
rester à vos pieds contre l'obéissance ». Il souffrait davantage encore de ne
pouvoir plus monter au saint autel; il se rappelait avec attendrissement les
joies célestes qu'il y avait tant de fois goûtées, et il éclatait en sanglots.
Alors il se consolait en offrant au Seigneur cet acte de résignation: « 0 Jésus,
vous ne voulez plus que je dise la messe; fiat, que votre adorable volonté soit
faite ».
CHAPITRE VIII
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA VOIE COMM.UNE (Suite)
Les insuccès et les fautes.
ARTICLE PREMIER. - Les insuccès dans les œuvres de zèle.
Parlons d'abord « de
certains biens moraux ou spirituels, tels que l'exercice d'une fonction de zèle,
la direction d'une œuvre de charité », toutes nos entreprises extérieures pour
la gloire de Dieu.
Il est possible que la Providence ne les demande pas de nous. En ce cas, dit le
P. Dosda, « le véritable amour de Dieu nous oblige ou nous conseille de
sacrifier ces biens secondaires au bien suprême qui est la volonté de Dieu. Sur
ce point, des personnes, du reste excellentes, rencontrent parfois un écueil
dangereux : elles confondent l'amour de Dieu avec l'amour du bien. Ce sont là
deux choses distinctes. Il est des circonstances où il faut laisser le bien que
Dieu ne nous demande pas, pour s'attacher il Dieu seul, et pour se livrer
entièrement à sa divine Providence ».
Quand elle nous applique à ces œuvres, il n'y faut chercher que Dieu, et par des
vues surnaturelles. « La recherche du bien, continue le même auteur, n'est pas
la vraie charité, quand on veut le bien ave,c une mauvaise intention, ni même
quand on veut le bien pour le bien. La divine charité veut le bien sans doute,
mais elle le veut pour Dieu, Combien de découragements, combien de jalousies,
combien de petitesses, chez les hommes moins amis de Notre-Seigneur que du bien
! Leurs efforts pour le bien souvent n'aboutissent pas, et ils en sont
déconcertés. Ils voient d'autres partager leurs travaux et ils en sont envieux.
Pour réussir dans leurs entreprises, ils ne craignent pas de discréditer ou de
contrarier d'autres ouvriers de la même grande œuvre, celle de la Rédemption,
Ils s'aiment eux-mêmes, et veulent le bien humain plutôt que le bien divin; ils
ont l'air d'aller à Jésus-Christ, et ils ne font qu'un habile et souvent
inconscient détour pour revenir à eux-mêmes. Ils ignorent la différence qu'il y
a entre un homme de bien et un homme de Dieu. Combien d' œuvres, brillantes en
apparence sont stériles en réalité, parce que l'amour- propre, plus que l'amour
divin, avait présidé à leur formation et à leur direction » !
Non contents de veiller à la pureté d'intention dans toutes nos entreprises, il
faut nous attacher fermement au devoir, c'est-à-dire à la seule volonté de Dieu,
et nous faire indifférents par vertu à la réussite ou à l'insuccès. D'une part,
en effet, nous croyons prudemment que Dieu veut de nous ces œuvres pour le
moment; d'un autre : côté, jamais nous ne connaissons ses intentions
ultérieures; « bien souvent même, pour nous exercer en cette sainte
indifférence (ès choses de son service), il nous inspire des desseins fort
relevés, desquels pourtant il ne veut pas le succès » . Cela semble un jeu de la
Providence; mais c'est un jeu très lucratif, où l'on gagne en perdant, Dieu
nous y destine à la fois le bénéfice des pieux désirs, d'un labeur
consciencieux, et de l'épreuve bien acceptée. Au contraire, le succès nous eût
peut-être fait perdre l'humilité, le détachement, d'autres vertus encore. Cela
étant, « loin de laisser les affaires à la merci des événements, il ne faut rien
oublier de tout ce qui est requis pour faire bien réussir les entreprises que
Dieu nous met en main; à la charge pourtant que, si l'événement est contraire,
nous le recevions doucement et tranquillement; car nous avons commande,ment
d'avoir un grand soin des choses qui regardent la gloire de Dieu et qui sont en
notre charge; mais nous ne sommes pas obligés ni chargés de l'événement, car il
n'est pas en notre pouvoir. Dès lors, comme il nous faut hardiment,
courageusement et constamment, commencer et suivre l'ouvrage tandis qu'il se
peut, aussi faut-il acquiescer doucement et tranquillement à l'événement, tel
qu:il plaît à Dieu de nous le donner » .
Notre Père saint Bernard n'avait prêché la seconde croisade que sur l'ordre du
pape. Il avait confirmé sa parole par des miracles sans nombre; plusieurs
prodiges attestèrent après coup qu'il avait vraiment fait la volonté divine. Et
cependant l'expédition fut très malheureuse, et souleva contre le saint
prédicateur une tempête de récriminations. Il en fut affecté. Le bienheureux
Jean de Casamari lui écrivit pour le consoler : « Si les Croisés s'étaient
comportés en vrais chrétiens, le Seigneur eût été avec eux, Ils se sont
précipités dans le vice; à leur malice il a répondu par sa clémence; il n'a
déchaîné sur eux tant d'afflictions, que pour les purifier et les conduire au
ciel. Beaucoup sont morts en confessant qu'ils étaient heureux de quitter la
vie, dans la crainte qu'en revenant au pays, ils ne fussent revenus au péché.
Quant à vous, le Seigneur vous a donné la grâce de la parole et des œuvres en
cette affaire, parce qu'il savait tout le fruit qu'il en retirerait ». Si donc
l'entreprise avait échoué devant les hommes, elle avait réussi selon les
desseins de Dieu; elle n'avait pas délivré l'Église d'Orient, mais elle avait
peuplé celle du Ciel. Le Saint, malgré sa douleur, adorait les jugements de
Dieu, faisait bon accueil à l'humiliation, et disait : « S'il faut qu'on
murmure, je préfère que ce soit contre moi et non contre Dieu. Je m'estime
heureux de lui servir de bouclier. Je reçois volontiers les traits acérés des
médisants, les dards empoisonnés des blasphémateurs, pour qu'ils n'arrivent pas
jusqu'à lui. Je fais bon marché de ma gloire, pourvu qu'on respecte la sienne »
.
Citons encore, avec saint François de Sales, les exemples suivants : « Saint
Louis, par inspiration, passe la mer pour conquérir la Terre Sainte ; le succès
fut contraire, et il acquiesce doucement. J'estime plus la tranquillité de cet
acquiescement que la magnanimité du dessein, Saint François va en Égypte, pour
y convertir les infidèles ou y mourir martyr : telle fut la volonté de Dieu; il
revint néanmoins sans avoir fait ni l'un ni l'autre, et telle fut aussi la
volonté de Dieu. Ce fut également la volonté de Dieu que saint Antoine de Padoue
désirât le martyre et qu'il ne l'obtînt pas. Saint Ignace de Loyola, ayant avec
tant de travaux mis sur pied la Compagnie de Jésus, dont il voyait déjà tant de
beaux fruits, et en prévoyait encore de plus beaux, eut néanmoins le courage de
se promettre que, s'il la voyait dissiper, ce qui serait pour lui le plus âpre
déplaisir, une demi-heure après, il en aurait pris son parti, et retrouverait le
calme 'en la volonté de Dieu » . On pourrait citer des multitudes d'autres
exemples, et celui de saint François de Sales lui-même. Lorsque son institut de
la Visitation « fut comme sur le point d'être anéanti dès sa naissance par une
grave maladie de sainte Jeanne de Chantal, qui en avait été la première pierre
: « Eh bien ! dit-il, Dieu se contentera « du sacrifice de notre volonté, comme
il agréa celui « d'Abraham. Le Seigneur nous avait donné de grandes «
espérances, le Seigneur nous les ôte, son saint nom « soit béni » ! « Je me
figure toujours notre Congrégation, écrivait saint Alphonse, comme une barque
en pleine mer, ballottée par les vents contraires. Si Dieu veut l'ensevelir au
fond de l'abîme, je dis à l'avance et dirai toujours: Bénie soit sa sainte
volonté » !
Et le pieux Evêque de Genève ajoute : « Oh ! que bienheureuses sont de telles
âmes, hardies et fortes aux entreprises que Dieu leur inspire, souples et douces
à les quitter, quand Dieu en dispose ainsi ! Ce sont des traits d'une
indifférence très parfaite, de cesser de faire un bien quand il plaît à Dieu, et
de s'en retourner de moitié chemin, quand la volonté de Dieu, qui est notre
guide, l'ordonne ». Oh! qu'un tel abandon, parmi les insuccès, glorifie Dieu et
nous enrichit ! Combien on se montre peu surnaturel, au contraire, lorsqu'on s'y
laisse dominer par l'inquiétude, le chagrin, le découragement ! « Jonas eut
grand tort de s'attrister de ce que, à son avis, Dieu n'accomplissait pas sa
prophétie sur Ninive. Jonas fit la volonté de Dieu, en annonçant la subversion
de Ninive; mais il mêla son intérêt et sa volonté propre avec celle de Dieu :
c'est pourquoi, quand il voit que Dieu n'exécute pas sa prédiction selon la
rigueur des paroles, il s'en fâche et murmure indignement. Que s'il eût eu pour
seul motif de ses actions le bon plaisir de la divine volonté, il eût été aussi
content de le voir accompli en la rémission de la peine que Ninive avait
méritée, comme de le voir satisfait en la punition de la coulpe que Ninive avait
commise. Nous voulons que ce que nous entreprenons et manions réussisse; mais il
n'est pas raisonnable (d'exiger) que Dieu fasse toutes choses à notre gré » .
S'il arrive que l'échec d'une entreprise ait pour cause notre propre faute, par
exemple un manque de zèle ou de prudence, peut-on dire, même en ce cas, qu'il
faut acquiescer à la volonté de Dieu ? Assurément, car il réprouve la faute,
mais il veut la punition. « Il ne fut pas cause que David péchât, mais il lui
infligea la peine due à son péché. Il ne fut pas la cause du péché de Saül, mais
oui bien qu'en punition la victoire pérît entre les mains d'icelui. Quand donc
il arrive qu'en punition de nos fautes les desseins sacrés ne réussissent pas,
il faut également détester la faute par une solide repentance, et accepter la
peine que nous en avons; car comme le péché est contre la volonté de Dieu, aussi
la peine est selon sa volonté » .
Bref, toutes nos entreprises pour la gloire de Dieu réclament son action et la
nôtre. « C'est à nous de bien planter et bien arroser (avec la grâce); mais de
donner l'accroissement, cela n'appartient qu'à Dieu » . Nous devons donc faire
ce qui est en notre pouvoir, et remettre le succès entre les mains de la
Providence.
ARTICLE II. Les
insuccès dans noire propre sanctification.
Il en faut dire autant
de notre propre sanctification. Le progrès dans les vertus et la correction de
nos défauts demandent à la fois l'action divine et notre coopération. La grâce
est bien promise à la prière et à la fidélité; malgré cela, le Seigneur entend
rester juge et maître de la mesure de ses dons, ainsi que du temps et des autres
circonstances.
Nous n'avons rien d'aussi cher que notre sanctification. Notre Père des cieux
l'a encore plus à cœur. En tant qu'elle dépend de nous, formons de grands
désirs, élevons bien haut nos aspirations. Comment ne pas compter sur
Notre-Seigneur qui nous a donné sa vie sur la Croix, qui s'offre tous les jours
sur nos autels, et qui nous a choisi une vocation pleine de promesses ? Pourvu
que notre bonne volonté s'appuie non pas sur nous, mais sur lui, nous n'avons à
craindre que de ne pas désirer assez, ou de laisser beaucoup de grâces
improductives. Désirons donc, prions, travaillons avec suite et méthode; au
besoin, ranimons notre ardeur, ne laissons jamais languir cette sainte besogne.
Mais abandonnons à notre Père des cieux la réussite, ou, pour mieux dire, la
mesure, le temps, la forme et les autres circonstances du succès, de manière à
bannir l'inquiétude, l'empressement, et toute façon défectueuse de tendre à
notre fin.
En ce qui concerne le progrès de nos vertus, « n'oublions rien, dit saint
François de Sales, pour bien réussir dans cette sainte entreprise. Mais, après
que nous aurons planté et arrosé,... c'est de la divine Providence qu'il faut
attendre le fruit de nos désirs et travaux. Que si nous ne sentons pas le
progrès en la vie dévote, tel que nous voudrions, ne nous troublons point,
demeurons en paix, que toujours la tranquillité règne dans nos cœurs. C'est à
nous de bien cultiver nos âmes, et partant il y faut fidèlement vaquer. Mais
quant à l'abondance de la moisson, laissons-en le soin à Notre-Seigneur. Le
laboureur ne sera jamais tancé pour n'avoir pas belle cueillette, mais oui bien
s'il n'a pas labouré et ensemencé ses terres. Ne nous inquiétons point pour nous
voir toujours novices en l'exercice des vertus; car, au monastère de la vie
dévote, chacun s'estime toujours novice, toute la vie y est destinée à la
probation; et il n'y a pas de marque plus évidente d'être novice, et même digne
d'expulsion, que de se tenir pour profès,... et l'obligation de servir Dieu et
de faire progrès en son amour dure toujours jusqu'à la mort » .
Notre pieux Docteur mettait sainte Jeanne de Chantal en garde contre « certains
désirs qui tyrannisent le cœur : ils voudraient que rien ne s'opposât à nos
desseins, que nous n'eussions nulles ténèbres, mais que tout fût en plein midi;
ils ne voudraient que suavités en nos exercices, sans dégoûts, sans résistance,
sans divertissements; sitôt qu'il nous arrive une tentation intérieure, ils ne
se contentent pas que nous n'y consentions pas, ils voudraient que nous ne la
sentissions pas », etc. Et ce sage directeur souhaite à sa sainte Fille « un
courage grand, et non point chatouilleux, qui ne se soucie ni du doux ni de
l'amer, ni de la lumière, ni des ténèbres, qui chemine hardiment en l'amour
essentiel, fort et impliable de notre Dieu, et laisse courir çà et là ces
fantômes de tentations » .
D'ailleurs, l'insuccès sera plus apparent que réel, il est même impossible qu'il
n'y ait pas un avancement constant, bien qu'inaperçu peut-être, dès lors que
nous faisons ce qui dépend de nous, c'est-à-dire dès lors que nous conservons la
volonté de profiter, et qu'elle s'affirme par des efforts sérieux. Notre Père
saint Bernard nous en donne. la consolante assurance, en disant que «
l'infatigable désir d'avancer et l'effort continuel vers la perfection sont
réputés la perfection » . Qu'on le remarque avec soin : il parle de l'effort,
et non du sentiment. Pourvu que la volonté demeure ferme à son devoir, les
répugnances ne signifient rien; le grand Apôtre éprouvait l'opposition du vieil
homme, mais il passait par dessus. Le sentiment n'est pas un critérium plus
juste : les vertus étant d'ordre spirituel, on peut les avoir sans les sentir,
et c'est à leurs fruits qu'on en juge. Telle personne abonde en consolations et
se répand en effusions de tendresse; mais elle manque de générosité et ne sait
pas accepter les épreuves; elle n'a qu'un amour d'enfant. Telle autre est aride
comme le désert; mais elle est toujours à son devoir, contente d'avoir à porter
la croix, souriante quand on la réprimande et qu'on la contrarie; son amour n'
est-il pas cent fois plus fort et plus vrai ? Sainte Jeanne de Chantal pleurait
à chaudes larmes, croyant n'avoir plus ni foi, ni espérance, ni charité. Et
saint François de Sales, la consolait en lui disant : « C'est une vraie
insensibilité qui ne vous prive que de la jouissance de toutes les vertus; vous
les avez pourtant et en fort bon état; mais Dieu ne veut pas que vous en
jouissiez » .
Notons enfin qu'avec la grâce et la bonne volonté, il faut le temps. Comme il
est nécessaire pour le plein développement de notre corps et de nos facultés,
pour la culture intellectuelle ou l'apprentissage des arts, il l'est aussi pour
l'acquisition des hautes vertus. Bienheureux les Saints qui, travaillant avec
une sorte d'acharnement sans repos ni trêve, amassent une somme énorme de vertus
et de mérites ! Bienheureux serons-nous, mais à un degré moindre, si, n'ayant pu
faire autant de besogne, nous en avons fourni seulement le quart ou la moitié,
si nous n'avons pas suivi de trop loin nos modèles ! Une pensée doit stimuler
constamment notre activité spirituelle, c'est que le salaire sera proportionné
au travail, et que le divin Maître examine à la fois la quantité et fa qualité,
En ce qui concerne nos passions et nos défauts, nous devons conserver la même
attitude de combat sans trêve et de paisible abandon, « Dieu permet, dit saint
François de Sales, que les rébellions de l'appétit sensuel, tant en la colère
qu' en la convoitise, demeurent en nous. C'est pour notre exercice, afin qu'en
y résistant nous pratiquions la vaillance spirituelle. C'est le Philistin que
les vrais Israélites doivent toujours combattre, sans que jamais ils le puissent
abattre; ils le peuvent affaiblir, mais non pas anéantir. Il ne meurt jamais
qu'avec nous, et vit toujours avec nous; il est certes exécrable et détestable,
d'autant qu'il est issu du péché et tend perpétuellement au péché... L'Église
condamne l'erreur de certains solitaires, qui disaient qu'en ce monde nous
pouvons être parfaitement exempts des passions de colère, de convoitise, de
crainte et autres semblables... Ne nous en troublons cependant pas; car notre
perfection consiste à les combattre, et nous ne saurions les combattre sans les
voir, ni les vaincre sans les rencontrer : notre victoire né gît pas à ne les
sentir point, mais à n'y pas consentir. Il faut bien que, pour l'exercice de
notre humilité, nous soyons quelquefois blessés en cette bataille spirituelle;
néanmoins nous ne sommes jamais tenus pour vaincus, sinon lorsque nous aurons
perdu ou la vie ou le courage » .
Il faut donc nous résoudre â combattre avec patience et persévérance, mais dans
le calme et la paix. Quand nous avons fait vraiment ce qui est en notre pouvoir,
nous avons fait tout notre devoir; le reste est l'affaire de la Providence.
Mais, devant la persistance et l'opiniâtreté de ces luttes, qui toujours
recommencent et ne finissent jamais, « la pauvre âme se trouble, s'afflige,
s'inquiète, et pense bien faire de s'attrister, comme si c'était l'amour de Dieu
qui la provoquât à cette tristesse; et cependant, Théotime, ce n'est pas
l'amour céleste qui fait ce trouble, car il ne se fâche que pour le péché; c'est
notre amour-propre qui voudrait que nous fussions exempts du travail que nous
donnent les assauts de nos passions; c'est la peine d'y résister qui nous
inquiète », à moins que ce ne soit l'humiliation d'en éprouver la honte.
Mais, pourtant, dira quelqu’un, si je connais que mes fautes, en se multipliant,
ont empêché mon avancement dans les vertus, et que le retard dans la
correction de, mes défauts provient de ma négligence, comment pourrais-je ne
pas m'en inquiéter ? Implorons de Dieu notre pardon; détestons l'offense, et
acceptons humblement la peine et l'humiliation qui nous en reviennent; et, sans
perdre en de stériles regrets le temps, le courage et la paix, travaillons avec
diligence à faire plus de progrès à l'avenir. Mais' demeurons dans le calme: le
trouble est un nouveau mal et non pas un remède, et le découragement serait le
pire des fléaux. D'ailleurs, nos fautes elles-mêmes, pourvu qu'on se relève et
qu'on reprenne le chemin en évitant le scrupule et l'inquiétude, n'arrêtent pas
la marche en avant; elles nous apprennent, selon le mot de saint Grégoire, «
cette perfection peu commune, qui consiste' à reconnaître qu'on n;est pas
parfait »; elles sont le voile sous lequel Dieu cache aux âmes leurs vertus,
pour empêcher la vaine complaisance; on en prend occasion de se renouveler dans
une humble vigilance, de rendre la prière plus suppliante; c'est une leçon qui
nous instruit, un aiguillon qui fait presser le pas, et finalement les fautes
mêmes profitent à qui sait les utiliser.
ARTICLE III. - Les
insuccès auprès des âmes.
De même, en exerçant le
zèle envers les âmes, nous ferons ce qui dépend de nous avec une ferveur sage et
soutenue, mais dans un paisible abandon. Dieu demande, en effet, le devoir; il
n'exige pas le succès.
Et d'abord, il faut aimer les âmes en Dieu. A mesure qu'augmente en nos cœurs le
feu du saint amour, il doit produire la flamme du zèle, et d'un zèle vraiment
catholique, aussi vaste que le monde.
Certaines âmes nous seront spécialement chères, ou parce que nous en avons la
charge; ou à d'autres titres particuliers. C'est à la lumière de l'éternité
qu'il faudra les considérer toutes: le souverain Juge nous en demandera compte,
l'enfer les guette, le ciel ne sera peut-être ouvert à plusieurs que par nous;
il faut leur donner Dieu, les donner toutes et pleinement à Dieu. Le Père a
sacrifié son Fils unique, l'éternel objet de ses complaisances, pour que le
monde périsse pas et qu'il ait la vie éternelle. Notre-Seigneur s'immole sur la
Croix, s'offre à chaque instant sur les autels, nourrit les âmes de sa
sub-stance; il leur donne l'Église, le sacerdoce, les Sacrements ; il leur
prodigue les grâces intérieures et extérieures. Par son Saint-Esprit, il
éclaire, il attire, il presse, il circonvient; il conquiert et soutient; il
poursuit, ramène et pardonne. Bref, il nous aime, malgré nos misères et presque
sans mesure: bel exemple, qui a, profondément touché les Saints" et qui
confondrait notre tiédeur! Si grand que soit notre zèle, sera-t-il jamais
comparable à celui de Dieu ?
C'est à la manière de Dieu qu'il faut aimer les âmes, en nous conformant à sa
conduite et à l'ordre de sa Providence; Dieu, nous ayant créés libres, ne fera
jamais violence à notre volonté; mais il donne à tous avec abondance, aux uns
plus, aux autres moins, dans la mesure, le temps et la forme qu'il lui plaît.
Nous donnerons aussi à tous, spécialement à ceux qui doivent nous être plus
chers, la prière, l'exemple et le sacrifice; nous apporterons un soin
particulier à la prière publique, si nous sommes honorés de ce sublime
apostolat; que les âmes nous soient confiées à un titre, ou à l'autre, nous les
cultiverons avec un zèle proportionné à l'amour que Dieu leur porte, au prix
qu'elles ont à ses yeux. Mais tout en faisant notre devoir et en priant avec une
ferveur inlassable, nous garderons la paix, par respect pour les droits de Dieu
et pour l'ordre de sa Providence, puisqu'il est maître de ses dons et qu'il a
jugé bon d'accorder .aux âmes le libre arbitre.
Les déceptions ne manqueront pas. Dieu lui-même, quoiqu'il possède la clef des
cœurs, n'entre pas de force, il se tient à la porte et il frappe. Mais voilà le
mystère de la grâce et de la correspondance : l'un accourt, l'autre refuse
d'ouvrir, beaucoup ne font pas attention, et bien souvent Dieu reste dehors.
Notre doux Sauveur, le bienfaiteur et l'ami par excellence, est venu dans son
domaine et les siens ne l'ont pas reçu ; les malintentionnés cherchent à le
surprendre dans ses discours, la multitude se retire, Judas le trahit, les
autres Apôtres s'enfuient, et, quand il tombe sous les coups de ses ennemis, son
Église n'est qu'un frêle arbrisseau battu par la tempête. Les disciples ne
seront pas au-dessus du Maître : malgré les prodiges qu'ils opèrent, les Apôtres
aboutissent à se faire tuer, laissant un troupeau faible encore au milieu des
loups; si quelques Saints ont remporté les succès les plus étonnants, d'autres,
et non des moindres, ont échoué en apparence et jusqu'à la fin. Pour ne citer
que saint Alphonse, ses premiers disciples l'abandonnent, et, dans la suite,
combien d'autres s'en vont ou doivent être éliminés ! Il s'en est même trouvé
deux pour le perdre devant le Souverain Pontife et le faire chasser de son
Ordre; il fallait tous ces insuccès pour consommer te fondateur en sainteté et
pour établir sa fondation sur le roc inébranlable du Calvaire. Mais, comme les
desseins du Ciel ne se révèlent que peu à peu, ce n'est pas une petite épreuve
pour un prêtre zélé de voir les âmes en danger, ou pour un supérieur de laisser
dans la médiocrité celles qu'il espérait conduire à la sainteté.
Si douloureux que soient les insuccès, il faut y voir une permission de Dieu,
les recevoir dans un abandon paisible, et les faire servir à notre avancement
spirituel. C'est une des meilleures occasions pour nous enfoncer dans
l'humilité, nous détacher de la vaine gloire et des consolations humaines,
épurer nos intentions, et chercher Dieu seul auprès des âmes. Avec le Prophète
royal, nous bénirons la Providence de nous avoir humiliés : trop souvent le
succès aveugle, enfle et enivre; il fait oublié que les conversions viennent de
Dieu, et qu'elles sont dues peut-être, non pas à nous, mais à une âme inconnue
qui prie et s'immole en secret. L'insuccès ramène au juste sentiment de la
réalité : il nous rappelle que nous sommes de pauvres instruments; il nous
invite à faire un retour sur nous-mêmes, et, s'il y a lieu, à corriger nos
défauts, rectifier nos méthodes, renouveler notre zèle et prier davantage. Car
si notre négligence et nos fautes ont contribué au mal, il faut non seulement
les effacer par la pénitence, mais en réparer les suites dans la mesure du
possible, redoubler de zèle, de prière et de sacrifice.
Cette humble résignation ne doit cependant pas ralentir notre ardeur. Quand les
âmes ne répondent pas à nos soins, «pleurons, dit saint François de Sales,
soupirons, prions pour elles avec le doux Jésus, qui, ayant jeté maintes larmes
toute sa vie pour les pécheurs, mourut enfin les yeux couverts de pleurs, et le
corps tout détrempé de sang ». Condamné, trahi, abandonné, il pouvait conserver
sa vie et nous laisser dans l'obstination. Mais il nous aima jusqu'au bout. Il
montre ainsi que la vraie charité ne se décourage pas : elle sait qu'elle finit
souvent par triompher des plus fortes résistances; elle espère tout, parce
qu'elle espère en Dieu qui peut tout. Si la miséricorde échoue devant Judas,
elle a fait sainte Madeleine, saint Pierre, saint Augustin, tous les Saints
pénitents. L'humilité, qui nous révèle nos misères et nos fautes, nous montre
avec évidence les difficultés de la vertu, et nous inspire une profonde
compassion pour les âmes encore faibles. « Que savons-nous, ajoute le doux
Evêque de Genève, si, par aventure, le pécheur fera pénitence, et sera sauvé ?
Tandis que nous sommes dans les bornes de l'espérance (et tant qu'il y a vie, il
y a espoir), il ne faut jamais le rejeter, mais prier pour lui, et l'aider
autant que son malheur le permettra » .
Après tout, si les âmes trompent nos espérances, dès lors que nous n'avons rien
épargné pour leur bien, nous n'avons pas à répondre de leur perte; notre devoir
est accompli; nous avons glorifié Dieu et réjoui son cœur miséricordieux, en ce
qui nous concerne. -Dans ces conditions, le sentiment de notre insuffisance ou
de nos responsabilités n'a rien qui doive nous inquiéter. Notre Père saint
Bernard nous rassure, dans sa lettre au bienheureux Baudoin, son disciple : On
vous demandera, lui dit-il, « ce que vous avez, et non ce que vous n'avez pas.
Tenez-vous prêt à répondre, mais du seul talent qui vous a été confié; soyez
tranquille pour le reste. Si vous avez reçu beaucoup, donnez beaucoup. Si vous
avez reçu peu, donnez ce peu... Donnez tout, car on vous redemandera tout
jusqu'à la dernière obole, mais, bien entendu. ce qu,e vous avez, et non ce que
vous n'avez pas » .
« Mais en fin finale, après que nous avons pleuré sur les obstinés, et que nous
leur avons rendu le devoir de la charité, pour essayer de les retirer de
perdition, il faut imiter Notre-Seigneur et les Apôtres; c'est-à-dire, divertir
notre esprit de là, le retourner sur d'autres objets, à d'autres occupations
plus utiles à la gloire de Dieu. Car on ne saurait s'amuser à pleurer trop
longuement les uns, que ce ne fût en perdant le temps propre et requis à sauver
les autres. Au reste, il faut adorer, aimer et louer à jamais la justice
vengeresse et punissante de notre Dieu comme nous aimons sa miséricorde, parce
que l'une et l'autre est fille de sa bonté. Car, par sa grâce, il nous veut
faire bons, comme souverainement bon qu’il est; par sa justice, il veut châtier
le péché, parce qu'il le hait; or, il le hait, parce qu'étant souverainement
bon, il déteste le souverain mal qui est l'iniquité. Et toujours, ou punissant
ou gratifiant, son bon plaisir est adorable, aimable et digne d'éternelle
bénédiction. Ainsi le juste qui chante les louanges de sa miséricorde pour ceux
qui seront sauvés, se réjouira de même quand il verra la vengeance..., et les
Anges, ayant exercé leur charité envers les hommes qu'ils ont en garde,
demeureront en paix, les voyant obstinés ou mêmes damnés. Il faut donc
acquiescer à la volonté divine, et lui baiser avec une dilection et révérence
égale la main droite de sa miséricorde et la main gauche de sa justice » .
Il se rencontrera d'autres épreuves dans la conduite des âmes. Chacune a pour
but providentiel au moins de nous faire pratiquer le détachement des hommes et
des choses, un zèle absolument pur et le saint aban-don. Pour ne citer qu'un
seul exemple, voilà des personnes qui nous donnaient toute satisfaction, Dieu
nous les ravit d'une manière inattendue. Loin de murmurer, baisons la main qui
nous frappe. Notre rôle n'est-il pas de conduire les âmes à Dieu ? Nous avons eu
la douce consolation d'y réussir. C'est pour lui que nous les formions elles
sont à lui bien plus qu'à nous. S’il juge à propos de nous ôter la joie de leur
présence et nos espérances les plus chères, n’est-il pas juste que la volonté de
Dieu ait le pas sur la nôtre, son infinie sagesse sur nos vues si courtes, et
nos intérêts de l'éternité sur ceux d'ici-bas ?
ARTICLE IV. Nos propres
fautes.
Parlons maintenant de
nos propres fautes.
Et d'abord, mettons le plus grand zèle à fuir le péché; mais conservons-nous
dans une paisible résignation à l'ordre de la Providence. En effet, dit saint
François de Sales, « Dieu hait souverainement le péché, et néanmoins il le
permet très sagement, pour laisser agir la créature raisonnable selon la
condition de la nature, et rendre les bons plus raisonnables, quand, pouvant
violer la loi, ils ne la violent pas. Adorons donc et bénissons cette sainte
permission. Mais puisque la Providence qui permet le péché le hait infiniment,
détestons-le avec elle, haïssons-le, désirant de tout notre pouvoir que le péché
permis (en ce sens) ne soit point commis; et, par suite de ce désir, employons
tous les remèdes qu'il nous sera possible, pour empêcher la naissance, le
progrès et le règne du péché. Imitons Notre-Seigneur, qui ne cesse d'exhorter,
promettre, menacer défendre, commander et inspirer parmi nous, pour détourner
notre volonté du péché, en tant qu'il se peut faire sans lui ôter sa liberté » .
Si nous persévérons sans relâche dans la prière, la vigilance et le combat, nos
fautes, à mesure que nous avancerons, se feront plus rares, moins volontaires et
mieux réparées; notre âme s'établira dans une pureté grandissante. Cepen-dant,
sauf une grâce très spéciale, comme celle qui fut accordée à la Sainte Vierge,
il est impossible ici-bas d'éviter tout péché véniel; les Saints eux-mêmes se
confessaient.
Mais s'il arrive qu'un péché soit commis, « faisons tout ce qui est en nous afin
qu'il soit effacé : Notre-Seigneur assura Carpus que, s'il était requis, il
subirait derechef la mort pour délivrer une seule âme du péché ». Cependant, «
que notre repentance soit forte, rassise, constante, tranquille, mais non
turbulente, non inquiète, non découragée». « Ce n'est pas parce que j'ai été
préservée du péché mortel, disait Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, que je m'élève
à Dieu par la confiance et l'amour. Ah! je le sens, quand même j'aurais sur la
conscience tous les crimes qui se peuvent commettre, je ne perdrais rien de ma
confiance; j'irais, le cœur brisé de repentir, me jeter dans les bras de mon
Sauveur. Je sais qu'il chérit l'enfant prodigue, j'ai entendu ses paroles à
sainte Madeleine, à la femme adultère, à la Samaritaine. Non, personne ne
pourrait m'effrayer; car je sais à quoi m'en tenir sur son amour et sa
miséricorde. Je sais que toute cette multitude d'offenses s'abîmerait en un
clin d'œil comme une goutte d'eau jetée dans un brasier ardent » .
N'allons donc pas imiter les personnes auxquelles un repentir paisible semble
toujours un paradoxe. N'y a-t-il pas un milieu entre l'indifférence que redoute
leur esprit de foi, et le dépit, l'abattement où les jette leur impatience ?
Nous ne saurions trop nous mettre en garde contre le trouble que nos péchés nous
causent. Loin d'être un remède, il est un nouveau mal; bien plus, quelque
nuisibles que soient les fautes en elles-mêmes, elles le sont davantage encore
dans leurs suites, quand elles produisent l'inquiétude, le découragement,
parfois le désespoir.
Au contraire, la paix dans le repentir est très désirable. « Sainte Catherine
de Sienne faisait des fautes; et, comme elle s'en affligeait devant le Seigneur,
il lui fit entendre que ses retours simples, prompts, vifs et pleins de
confiance, lui plaisaient plus qu'il n'était offensé, de ses fautes. Tous les
Saints en ont fait, et quelquefois les plus grands en ont commis de plus
considérables, comme David et saint Pierre, et peut-être n'eussent-ils jamais
été si grands saints, s'ils n'eussent fait des fautes et de très grandes fautes.
Tout concourt au bien des élus, dit saint Paul; jusqu'à leurs péchés, dit saint
Augustin » .
Il existe, en effet, un art d'utiliser nos fautes; et le grand secret, c'est
d'accepter bien humblement, non la faute elle-même et l'injure faite à Dieu,
mais l'humiliation intérieure, la confusion infligée à notre amour-propre, de
manière à nous enfoncer dans l'humilité confiante et paisible. L'orgueil
n'est-il pas la cause principale de nos défaillances ? Un puissant moyen d'y
porter remède, ce sera d'en accepter la honte, en confessant qu'on l'a trop bien
méritée. On se dérobe assez facilement aux autres humiliations, parce qu'on se
persuade qu'elles sont injustes ; mais comment ne pas sentir la cruelle leçon de
nos fautes ? Elles mettent en pleine lumière et notre dépravation native et
notre faiblesse dans le combat. L'humiliation bien reçue produit l'humilité.
L'humilité, à son tour, ne cessant de nous redire et le temps que nous avons à
racheter, et les torts à nous faire pardonner, nourrit la componction du cœur,
stimule, l'activité spirituelle, et rend miséricordieux pour les autres.
Le P. de Caussade fait là-dessus de très sages réf1exions : « Dieu permet nos
petites infidélités pour nous convaincre plus intimement de notre faiblesse, et
pour faire ainsi mourir peu à peu en nous cette malheureuse estime de
nous-mêmes, cette présomption et cette confiance secrète en nous, qui ne nous
permettraient pas d'acquérir la vraie humilité de cœur. Nous le savons : rien
n'est plus agréable à Dieu que ce complet mépris de soi, accompagné d'une totale
confiance en lui seul. Ce Dieu de bonté nous fait donc une grande grâce, quand
il nous contraint à boire, souvent malgré nous, ce calice redouté par notre
amour-propre et notre nature corrompue. Sans cela, nous ne guéririons jamais
d'une présomption secrète, et d'une orgueilleuse confiance en nous-mêmes. Jamais
nous ne comprendrions, comme il faut, que tout le mal vient de nous, et tout le
bien de Dieu seul. Il faut, pour acquérir l'habitude de ce double sentiment, un
million d'expériences personnelles; et il en faut d'autant plus que ces vices,
cachés dans notre âme, sont plus grands et plus enracinés. Ces chutes nous sont
donc très salutaires, en ce qu'elles servent à nous tenir toujours bien petits
et bien humiliés devant Dieu, toujours défiants de nous-mêmes, toujours
anéantis à nos propres yeux. Rien de plus facile, en effet, que de nous servir
de chacune de nos fautes pour acquérir un nouveau degré d'humilité, et creuser
ainsi plus profondément en nous le fondement nécessaire de toute sainteté
véritable. Ne devrions-nous pas admirer et bénir l'infinie bonté de Dieu, qui
sait ainsi tirer notre plus grand bien de nos fautes même ? Il suffit pour cela
de ne les pas aimer, de s'en humilier doucement, de se relever avec une
constance infatigable après chacune de ses chutes, et de travailler à se
corriger » .
Quant aux suites pénales du péché, si Dieu permet que nous ne puissions les
éviter, nous devons les recevoir avec une, humble conformité au bon plaisir
divin. Ce sera, par exemple, la confusion devant nos frères, une atteinte à
notre réputation, un dérangement dans la santé. II arrivera que notre
négligence, nos indiscrétions, nos médisances, nos emportements, notre mauvais
caractère enfin, nous attireront des désagréments, des humiliations, des
mortifications, du préjudice dans nos intérêts. Nos fautes nous laisseront
après elles un trouble, une préoccupation d'esprit, de pénibles anxiétés. Dieu
n'a pas voulu le péché, mais il en veut les suites; il nous fait souffrir pour
nous guérir; il nous frappe ici-bas pour n'avoir pas à nous punir dans l'autre
monde. Seigneur, dirons-nous alors, je l'ai bien mérité; vous l'avez permis,
vous le voulez de la sorte; que votre sainte volonté soit faite; je l'adore et
je me soumets. Nous le ferons sans trouble, sans chagrin, sans inquiétude, sans
découragement, nous rappelant que Dieu, tout en haïssant le péché, s'en fait un
instrument très utile, pour nous tenir dans l'abjection et le mépris de
nous-mêmes.
C'est avec la même conformité filiale et paisible que nous accepterons les
suites pénales de nos simples imprudences. Selon le P. de Caussade, « il n'est
guère d'épreuve plus mortifiante pour l'amour-propre; et, par conséquent, il
n'en est guère de plus sanctifiante que celle-là. Il n'en coûte pas autant, à
beaucoup près, d'accepter les humiliations qui viennent du dehors, et que nous
ne nous sommes attirées en aucune manière. On se résigne aussi beaucoup plus
facilement à la confusion causée par des fautes plus graves en elles-mêmes,
pourvu qu'elles ne paraissent pas au dehors. Mais une simple imprudence qui
entraîne des conséquences fâcheuses, visibles à tous les yeux, voilà,
évidemment, de toutes les humiliations la plus humiliante. Voilà, par
conséquent, une occasion excellente pour tuer l'amour-propre. Il ne faut jamais
manquer d'en profiter. On prend alors son cœur à deux mains; on le contraint,
malgré ses résistances, à faire un acte de complète résignation. C'est alors
qu'il faut dire et redire le fiat d'un parfait abandon; il faut même s'efforcer
d'arriver jusqu'à l'action de grâce, et d'ajouter au fiat le Gloria Patri. Une
seule épreuve, ainsi acceptée, fait faire à une âme plus de progrès que de
nombreux actes de vertus » .
Saint François de Sales « ne se dépitait jamais contre soi-même, ni contre ses
propres imperfections; et le déplaisir qu'il avait de ses fautes était paisible,
rassis et ferme; il estimait que nous nous châtions bien mieux nous-mêmes par
des repentances tranquilles et constantes, que par des repentances aigres,
empressées et colères, d'autant que ces repentances faites avec impétuosité ne
se font pas selon la gravité de nos fautes, mais selon nos inclinations. Pour
moi, disait-il, si j'étais tombé d'une grande chute, je ne voudrais pas
reprendre mon cœur en cette sorte : N'es-tu pas misérable et abominable, toi
qui, après tant de résolutions, t'es laissé emporter à la vanité ? Meurs de
honte, ne lève plus les yeux au ciel, aveugle, impudent, traître et déloyal à
ton Dieu. Mais je voudrais le corriger raisonnablement et par voie de compassion
: Or sus, mon pauvre cœur, nous voilà tombé dans la fosse, à laquelle nous
avions tant résolu d'échapper. Ah! relevons-nous, et quittons-la pour jamais,
réclamons la miséricorde de Dieu, et espérons qu'elle nous assistera pour être
désormais plus ferme, et remettons-nous au chemin de l'humilité; courage, soyons
maintenant sur nos gardes, Dieu nous aidera. Et je voudrais, sur cette
répréhension, bâtir une solide et ferme résolution de ne plus retomber en la
faute, prenant les moyens convenables à cela » .
De son côté, le P. de Caussade conseille de faire sans cesse à Dieu cette prière
intérieure : « Seigneur, daignez me préserver de tout péché, surtout en telle
matière. Mais, quant à la peine qui doit guérir mon amour-propre, à
l'humiliation, à la sainte abjection qui pique mon orgueil et qui doit
l'abattre, je l'accepte, pour le temps qu'il vous plaira, et je vous en
remercie comme d'une grâce. Faites, Seigneur, que ces remèdes amers produisent
leur effet, qu'ils guérissent mon amour-propre, et qu'ils m'aident à acquérir
la sainte humilité, qui est le solide fondement de la vie intérieure et de toute
la perfection » .
Malgré la prière et les efforts, de nouvelles fautes se produiront. Le seul
remède est de nous humilier toujours plus profondément, de revenir à Dieu avec
la même confiance, et de reprendre le combat sans jamais nous décourager. « Si
nous apprenons une bonne fois à nous humilier sincèrement pour nos moindres
fautes, à nous relever promptement par la confiance en Dieu, avec paix et
douceur, ce nous sera un assuré remède pour le passé, un puissant secours, un
efficace préservatif pour l'avenir. Mais l'abandon, bien compris, doit nous
délivrer de cette impatience qui nous fait désirer d'arriver d'un bond au sommet
de la montagne de sainteté, et qui ne réussit qu'à nous en éloigner. L'unique
voie est celle de l'humilité, l'impatience est une des formes de l'orgueil.
Travaillons de toutes nos forces à la correction de nos défauts; mais
résignons-nous à ne pas réussir à les extirper tous en un seul jour. Demandons à
Dieu, avec de vives instances et la confiance la plus filiale, cette grâce
décisive qui nous arrachera complètement à nous-mêmes pour nous faire vivre
uniquement en lui; mais laissons-lui, avec un abandon également filial, le soin
de déterminer le jour et l'heure où cette grâce doit nous être donnée ».
CHAPITRE IX
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA VOIE COMMUNE
(Suite)
Les épreuves intérieures en général.
Nous avons considéré
déjà les biens et les maux temporels, l'essence de la vie spirituelle, ses
modalités plutôt extrinsèques. Il nous reste à étudier les peines de la vie
intérieure, d'abord en général, puis quelques-unes en particulier, comme les
tentations, les aridités, les obscurités, etc. C'est là surtout que l'abandon
sera de mise; car ces épreuves sont inévitables et très fréquentes; selon saint
Alphonse, « c'est la plus amère de toutes les peines possibles » .
« Un jour ne ressemble jamais parfaitement à l'autre, dit saint François de
Sales; on en voit de nébuleux, de pluvieux, de secs et de venteux; il en est de
même de l'homme : sa vie s'écoule comme les eaux, flottant et ondulant en une
perpétuelle diversité de mouvements, qui tantôt l'élèvent aux espérances,
tantôt l'abaissent par la crainte, le plient tantôt à droite par la consolation,
tantôt gauche par l'affliction. Jamais il n'est en un même état... Nous
voudrions le rencontrer nulle difficulté, nulle contradiction, nulle, peine,
mais avoir toujours des consolations sans aridités, le repos sans travail, la
paix sans trouble. Et qui ne voit notre folie ? Car nous voulons ce qui ne se
peut. Cette pureté ne se trouve qu'en paradis et en enfer : au paradis, le bien,
le repos, la consolation, sans aucun mélange de mal, de trouble et d'affliction;
en enfer, le mal, le désespoir, le trouble et l'inquiétude, sans aucun mélange
du bien, de l'espérance, de la tranquillité ni de la paix. Mais en cette vie
périssable, jamais le bien ne se trouve sans la suite du mal, le repos sans
travail, la consolation sans l'affliction » .
La vie intérieure n'échappera pas à cette loi générale. Les vicissitudes et les
épreuves s'y rencontreront forcément. Notre misère et la malice du démon peuvent
en être la source immédiate; c'est toujours Dieu qui en est la cause première.
Quand elles viennent de notre propre fonds, elles ont pour explication
l'ignorance de l'esprit, la sensibilité du cœur, le dérèglement de
l'imagination, la perversité de nos penchants, etc. Mais n'est-ce point par un
dessein de Dieu que nous sommes nés enfants d'Adam, et par sa volonté que nous
avons ces infirmités à supporter pour notre sanctification ? Le démon lui-même
peut-il quelque chose sur nous sans la permission de Dieu ? Saül étant obsédé
par des tentations de jalousie et d'aversion contre David, les Livres saints
nous disent que « l'esprit mauvais venu du Seigneur l'agitait » . Mais si cet
esprit vient du Seigneur, comment peut-il être mauvais ? S'il est mauvais,
comment peut-il venir du Seigneur ? Il est mauvais, par la volonté dépravée
qu'il a d'affliger les hommes pour les perdre; il est du Seigneur, parce que
Dieu lui a permis de les affliger, dans le dessein qu'il' a de les sauver. Très
souvent le Seigneur agit lui-même, et il diversifie son action, suivant la force
et les besoins des âmes, et les desseins qu'il a sur elles. Voici comment le
vénérable Louis de Blois résume, en traits saisissants, « la conduite admirable
de l'Époux céleste à l'égard d'une âme qui est à lui. Au commencement, lorsque
les nœuds de l'engagement sont à peine formés, il la visite, il la fortifie, il
l'éclaire, il gagne son cœur, en ne lui faisant trouver que de la joie à son
service; il l'y engage par la douceur de ses attraits; il se montre
continuellement à elle, pour la retenir par les charmes de sa présence; en un
mot, il ne lui fait goûter que délices, que douceurs, pour ménager sa faiblesse.
Mais, dans la suite, il lui ôte le lait, et lui donne la nourriture solide des
afflictions; il lui ouvre les yeux, et lui découvre combien elle aura à souffrir
à sa suite. Et voilà le Ciel, la terre et l'enfer conjurés contre elle. Ennemis
au dehors, tentations au dedans; au dehors, les tribulations et les ténèbres; et
dans le fond de l'âme, les sécheresses et les désolations : tout contribue à
son martyre. Ici l'Époux se dérobe à ses yeux; il reparaît quelque temps après
pour la quitter encore. Tantôt il la laisse dans les ombres et les horreurs de
la mort, tantôt il la rappelle à la lumière et à la vie, pour lui faire éprouver
la vérité de cet oracle : « C'est lui qui précipite dans le tombeau, et c'est
lui qui en retire » .
Pourquoi cette conduite de la Providence ? C'est qu'il y a deux peuples en nous.
« L'amour divin et l'amour-propre sont en notre cœur, comme Jacob et Ésaü dans
le sein de Rébecca; ils ont une antipathie fort grande l'un à l'autre et
s'entrechoquent continuellement. « Deux nations sont dans ton sein, dit le
Seigneur à Rébécca ; les deux peuples qui sortiront de toi seront divisés, l'un
surmontera l'autre, l’aîné servira le puîné ». De même, l'âme ayant deux amours
en son cœur, a par conséquent deux grandes peuplades de mouvements, affections
et passions; et comme les deux enfants de Rébécca, par la contrariété de leurs
mouvements, lui donnaient de grandes convulsions, les deux amours de notre âme
dorment de grands travaux à notre cœur. Mais il faut, là aussi, que l'aîné serve
le puîné, c'est-à-dire que l'amour sensuel serve l'amour de Dieu » .
L'amour-propre se manifeste par l'horreur de la souffrance, la recherche de la
jouissance, et surtout l'orgueil. De là vient cette guerre intestine dont se
plaignait l'Apôtre, guerre toujours rude et tenace, mais plus violente en
certaines personnes, sur certains points, et même en certains âges, en certains
temps, en certaines occasions. Jusque chez le spirituel avancé, il reste un
fonds d'amour-propre caché, un orgueil délicat, presque imperceptible, d'où
naissent une infinité d'imperfections dont il n'a guère conscience, de vaines
complaisances en lui- même, de vaines craintes, de vains désirs, des manières
pleines de suffisance, des soupçons et des railleries contre le prochain, tout
un chaos de, misères, de faiblesses, et de petites fautes. Quel sera le remède ?
Assurément, c'est la mortification chrétienne. Il faut donc, moyennant la grâce
de Dieu, s'y porter résolument, la poursuivre sans trêve avec esprit de suite.
Mais c'est tantôt la lumière qui fera défaut, tantôt le courage qui faiblira;
jamais on ne réduira complètement cet ennemi presque imperceptible, et qui fait
partie de nous- mêmes, si Dieu, par l'action de sa Providence, ne vient nous
prêter main- forte.
Il a deux manières de le faire: la voie des suavités, et celle des saintes
rigueurs. Quand une âme commence à se donner à lui, il la comble de
consolations sensibles, pour l'attirer, pour l'éloigner des plaisirs terrestres;
elle se détache peu à peu des créatures et s'attache à Dieu, mais d'une façon
défectueuse; car c'est le défaut général des âmes encore imparfaites de
rechercher leur satisfaction presque en tout ce qu'elles font . Et précisément
les suavités sont la plus délicate des pâtures et pour l'orgueil de l'esprit et
pour la gourmandise spirituelle. Par des retours imperceptibles de complaisance,
on s'approprie les dons de Dieu, on se sait bon gré d'être en tel et tel état;
au lieu de bénir la miséricorde infinie, on s'en attribue le mérite, au moins
dans les secrets sentiments du cœur. Il faudra donc, pour que l'amour-propre
achève de mourir, que Dieu vienne lui porter les rudes coups des épreuves
intérieures; ils seront douloureux mais décisifs.
Par là, Dieu nous humilie et nous instruit. Jaloux de conserver sa gloire et de
la garantir contre ces secrets larcins du cœur, il nous cache presque toutes ses
grâces et ses faveurs. Il n'y a guère à cette règle que deux exceptions: les
commençants, qui ont besoin d'être attirés et gagnés par ces dons sensibles et
connus; les grands Saints, qui, à force d'avoir été purifiés de l'amour-propre
par mille épreuves intérieures, peuvent connaître en eux les grâces de Dieu
sans le moindre retour de complaisance. En général, il cache si bien aux âmes
les biens dont il les comble, qu'elles ne voient ni leur humilité, ni leur
patience, ni leur avancement, ni leur amour pour Dieu. Aussi ne peuvent-elles
s'empêcher parfois de pleurer, sur l'absence présumée de ces vertus et sur leur
manque de générosité dans la souffrance. Il leur découvre, en même temps, ce
profond abîme de corruption native que nous portons en nous, et qu'elles
n'avaient pu ni voulu sonder jusqu'alors. Il le leur montre à loisir, non par
des lumières glorieuses, mais par des expériences douloureuses et mille fois
répétées. Rien de mortel pour notre amour-propre, comme une vue si affligeante
et si humiliante. Sentir à tout instant sa faiblesse et se voir sur le bord du
précipice, n'est-ce pas l'épreuve la plus capable de conduire à la totale
défiance de soi-même, à la confiance en Dieu seul ? S'il nous est bon d'être
abaissés devant les autres, il ne l'est pas moins d'être anéantis à nos propres
yeux; c'est là surtout ce qui fera mourir peu à peu l'orgueil en nous; et voilà
pourquoi Dieu permet tant d'humiliations intérieures. C'est une leçon d'une
évidence aveuglante; il la prolonge, jusqu'à ce qu’elle soit bien apprise, et ne
puisse pour ainsi dire plus être oubliée. Il ne reste qu'à savoir en profiter,
pour s'établir dans la vraie humilité douce et paisible, qui chasse la fausse
humilité chagrine et dépiteuse. Le chagrin et le dépit dans l'humiliation sont
autant d'actes d'orgueil comme le chagrin et le dépit dans la souffrance sont
autant d’actes d'impatience .
Par ces épreuves, Dieu achève de nous détacher. L'amour-propre est une hydre à
plusieurs têtes, qu'il faut couper successivement. On a travaillé d'abord à
retrancher l'attache au monde, aux biens de la terre, aux plaisirs des sens, à
la santé, etc. Et pour nous prêter main-forte, Dieu a répandu l'amertume sur les
joies d'ici-bas, il nous a frappés dans les personnes et les choses qui nous
étaient chères, il a livré notre corps aux infirmités. Dociles à son action,
nous avons déjà remporté de grands avantages. Mais l'amour-propre, battu sur ce
terrain, nous attend sur un autre plus délicat : il se laisse prendre, au
sensible de la piété; et cet attachement est d'autant plus à craindre, qu'il est
moins grossier, qu'il est même légitime en apparence. Et cependant l'amour
parfait ne peut souffrir que cette affection aux consolations partage le cœur
avec Dieu. Que va-t-il donc arriver ? S’il s'agissait d'âmes moins privilégiées
et pour lesquelles Dieu n'aurait pas une tendresse aussi jalouse, il les
laisserait jouir en paix de ces saintes douceurs, et il se contenterait du
sacrifice qu'elles lui ont fait des plaisirs des sens. Voilà, en effet, quel est
le train ordinaire des personnes dévotes, dont la piété est mêlée d'une sorte de
recherche d'elles-mêmes. Assurément Dieu n'approuve pas leurs défauts; mais,
comme il leur fait moins de grâces, il n'attend pas d'elles une aussi grande
perfection. Il a de bien autres exigences, comme il a d'autres desseins, à
l'égard des âmes choisies. La jalousie de son amour en égale la tendresse.
Désireux de se donner tout à elles, il veut aussi posséder leur cœur sans aucun
partage. Il ne saurait donc se contenter des croix et des peines extérieures qui
les détachent des créatures; il veut les dégager d'elles-mêmes, et faire mourir
en elles les dernières racines de cet amour-propre qui s'arrête au sentiment de
la dévotion, qui s'y appuie, qui s'en nourrit et s'y complaît. Pour opérer
cette seconde mort, il ôte toute consolation, tout goût, tout appui intérieur;
il éprouve l'âme par les aridités, les répugnances, les insensibilités et autres
peines, de manière qu'elle se trouve comme dans un état d'anéantissement .
L'action de Dieu n'a pas toujours ce degré d'intensité; il l'augmente ou la
diminue suivant ses desseins d'amour, et selon la force et la générosité des
âmes. S'il ne trouve pas à propos de les traiter avec cette sainte rigueur, il
les fait du moins passer par des alternatives de consolation et de désolation,
de paix et de combat, de lumière et d'obscurité. Grâce à ces vicissitudes
continuelles, il les rend souples et pliables à tous ses mouvements; car, à
force de changer de situation intérieure, on finit par ne plus tenir à aucune,
et l'on se trouve prêt il prendre toutes les formes au gré de cet Esprit divin
qui souffle où il lui plaît et comme il lui plaît . -
Bref, par toutes ces épreuves, dit le vénérable Louis de Blois, « Dieu purifie
les âmes, il les humilie, il les instruit, il les rend pliables à sa volonté; il
retranche tout ce qu'elles avaient de rude, de difforme et de rebutant; il les
pare de tous les ornements qui peuvent les rendre agréables à ses yeux. Et quand
il les trouve fidèles, pleines de patience et de bonne volonté, quand un long
usage des tribulations les a portées, par le secours de sa grâce, jusqu'à ce
haut degré de perfection, qui consiste à souffrir avec tranquillité et avec joie
toutes sortes de tentations et de peines, alors il les unit à lui de la manière
la plus parfaite, il leur confie ses secrets et ses mystères, il se communique
pleinement à elles» .
Ce sont les jours du pur amour, puisque nous y servons Dieu pour lui-même et à
nos propres dépens. Ah! qu'il est difficile de l'aimer purement dans la
jouissance, sans nul retour sur soi-même, sans aucune vaine complaisance ! Mais
dans le temps des croix et des privations intérieures, saintement acceptées,
nous n'avons plus à craindre que l'amour-propre se mêle à nos rapports avec
Dieu, puisqu'il n'y a rien dans ces rapports qui ne soit crucifiant pour
l’amour-propre. Oh! que cette assurance est de nature à consoler celui qui
comprend le prix du pur amour! Voilà pourquoi tant de Saints préféraient les
privations et les souffrances aux consolations et aux jouissances, pourquoi ils
aimaient si passionnément les unes qu'ils avaient peine à supporter les autres .
C'est le temps de la riche moisson pour le ciel, parce que c'est maintenant
qu'on s'élève aux saintes œuvres, pures et désintéressées. « Dans l'état de
consolation, dit saint Alphonse, il ne faut pas une grande vertu pour renoncer
aux plaisirs sensuels, ni pour supporter les affronts et les adversités : une
âme ainsi favorisée souffre tout; mais souvent sa patience provient plutôt des
douceurs qu'elle éprouve, que de la force de son amour pour Dieu » . Au
contraire, c'est l'effet d'une vertu non médiocre, que de savoir bien supporter
ses misères, ses faiblesses, ses humeurs, ses travers, et toutes les peines dont
Dieu use pour nous en corriger. Après ces purifications et ces détachements
intérieurs, on s'élève aisément jusqu'à l'abandon parfait, à la confiance
filiale en Dieu seul, c'est-à-dire que les plus hautes vertus nous sont devenues
comme naturelles. Et, de ce chef, combien de richesses ces misères et ces
épreuves n'ont-elles pas fait acquérir aux Saints, en servant de matière à leurs
combats intérieurs, à leurs victoires, au triomphe de la grâce ! Et d'un autre
côté, c'est après s'être ainsi complètement dépouillé de soi-même. qu'on arrive
à ne penser plus qu'à Dieu, à ne goûter plus que Dieu, qu'on ne s'appuie et
qu'on ne se réjouit plus qu'en Dieu; et voilà la vie nouvelle en Jésus-Christ,
l'édification de l'homme nouveau après la destruction du vieil homme !
Hâtons-nous donc de mourir, comme le ver à soie, pour devenir un agréable
papillon qui vole dans le ciel, au lieu de ramper sur la terre .
Mais l'amour-propre a la vie dure, il ne meurt qu'après une longue et terrible
agonie. L'âme encore imparfaite est le bois vert qui sue et gémit, qui se tord
et s'agite, avant de s'embraser : C'est la statue sous le ciseau du sculpteur,
la pierre que l'on taille avec le marteau: les tentations, les aridités, les
autres peines nous font sentir douloureusement leurs coups pénétrants; mais,
sans cela, nous resterions le bloc informe, et ne prendrions pas la ressemblance
avec Jésus souffrant, humilié, crucifié. On n’arrive au parfait amour que par de
multiples dépouillements; et plus nous voulons aller loin dans les voies de
l'oraison, dans l'union d'amour et la vraie sainteté, plus il faut que nous
soyons dégagés et libérés. Nous chercherions les consolations de Dieu autant
que le Dieu des consolations, si nous n'apprenions pas à le servir dans les plus
terribles délaissements. En un mot, les peines intérieures étant le chemin, de
la perfection, Dieu nous sèvrera de ses douceurs, parce qu’il nous aime et sans
que nous ayons démérité. Peut-être trouverons-nous dans le cloître moins de
suavités que dans le siècle. Dieu nous purifie plus énergiquement, pour nous
unir à lui plus parfaitement.
Le calice est amer, il est vrai; mais l'enfer le serait bien davantage, et Dieu
nous fait miséricorde, en substituant aux rigueurs de l'autre monde ce
purgatoire mitigé. D'ailleurs, puisqu'il faut, bon gré mal gré, boire ce calice
salutaire, faisons de nécessité vertu; c'est le moyen d'en adoucir l'amertume.
Tout nous deviendra plus doux, à mesure que l'épreuve nous aura purifiés et
détachés; et c'est à peine si nous sentirons encore la souffrance, sauf une
permission de Dieu, sauf aussi les moments de fatigue et les épreuves
spécialement graves. Car la vive douleur vient, pour une large part, de la forte
opposition de l'amour-propre, qui ne veut ni mourir ni abdiquer. L'amour divin
ne ferait guère que des impressions douces et charmantes, s'il ne trouvait dans
le cœur aucun obstacle qui lui résistât. Après tout, voudrions-nous jouir du
ciel sur terre, et ne marcher que par un chemin de roses, tandis que notre
Maître adoré porte sa croix, et tombe en agonie ? Le paradis vaut bien tous les
sacrifices. Le spirituel n'a pas le monopole des épreuves ; les siennes sont
embaumées d'amour et d'espérance ; et, somme toute, il lui en coûte moins pour
courir vers la sainteté, qu'au tiède pour languir sous le faix de ses passions
immortifiées .
Puisqu'il en est ainsi, évitons soigneusement de mettre obstacle aux faveurs
divines. Mais s'il plaît à Dieu de nous ravir ces jours ensoleillés où nous
éprouvions des goûts sensibles à l'oraison; à la communion, où notre union avec
le Bien-Aimé n'apportait que charmes et délices, ne regrettons pas les douceurs
: Dieu nous les enlève sans faute de notre part; c'est donc qu'elles ont fait
leur temps et n'offrent plus la même utilité. Oh! que le martyre et l'agonie des
jours présents sont bien autrement précieux ! Si l'on savait l'accepter,
l'estimer, l'aimer, cette heureuse abjection intérieure, on voudrait toujours la
sentir, toujours y demeurer, parce qu'on se trouverait plus près de Dieu .
Bien des Saints, poussés par une inspiration particulière, disaient à Dieu dans
leurs souffrances : Encore plus, Seigneur. Selon le P. de Caussade, c'est
souvent présomption et illusion de vouloir suivre un tel exemple; il estime que
nous sommes trop petits et trop faibles pour en venir là, à moins d'une
certitude morale que Dieu le veut ainsi de nous. Il n'a jamais souhaité, encore
moins demandé, des peines et des contradictions pour lui-même; il défend à l'une
de ses Philotées d'en solliciter ni plus ni moins : Dieu sait mieux que nous la
juste mesure de tout ce qu'il nous faut; les épreuves qu'il nous envoie
suffisent, sans qu'on les désire ou qu'on les procure soi-même. S'y attendre et
s'y préparer, c'est le meilleur moyen d'avoir plus de force et de courage pour
les recevoir avec fruit quand il les envoie .
D'ailleurs, il faut nous armer de patience et d'humilité. Si nous avons une
nature moins heureuse, si Dieu nous envoie plus d'épreuves pour la réduire, la
violence et la persistance du combat ne font nul tort à l'âme qui lutte avec la
résolution de ne jamais se décourager. L'âpreté des attaques fera croître, la
fatigue et le péril; mais, avec l'aide de Dieu, il en résultera plus de
victoires, de sainteté, de mérites et de récompenses. .
Pendant que le céleste Médecin nous prodigue les coups de lancette et les
pilules amères, regardons- nous, non pas dans le miroir trompeur de
l’amour-propre, mais dans le miroir fidèle de la vérité; et ne perdons pas de
vue nos misères. Alors, nous nous humilierons, comme naturellement, sous la
puissante main de Dieu; et, loin d'incriminer sa justice et son amour, nous
trouverons qu'il nous fait grâce, et qu'il est très miséricordieux jusque dans
ses rigueurs .
Établissons-nous surtout dans la sainte indifférence. «Que le navire cingle au
couchant ou au levant, au midi ou au septentrion, quel que soit le vent qui le
pousse, jamais pourtant son aiguille ne regardera que sa belle étoile et le
pôle. De même, que tout se renverse autour de nous et en nous, que notre âme
soit triste, joyeuse, en douceur, en amertume, en paix, en trouble, en clarté,
en ténèbres, en tentations, en repos, en goût, en dégoût, en sécheresse, en
tendreté, que le soleil la brûle ou que la rosée la rafraîchisse, il faut
pourtant que la pointe de notre esprit, de notre cœur, de notre volonté
supérieure, qui est notre boussole, regarde incessamment et tende
perpétuellement à l'amour de Dieu » . La partie inférieure de notre âme peut
être dans le trouble et l’agitation; mais la volonté doit demeurer paisible au
milieu de la bourrasque, se tenant tournée vers Dieu et ne cherchant que lui. Et
jamais rien ne doit nous séparer de son amour, ni la tribulation, ni l'angoisse,
ni la douleur présente, ni la crainte des- maux à venir. Aimer Dieu et faire sa
sainte volonté, n'est-ce pas l'essentiel, et notre fin même ? Le reste n'est que
moyen pour y tendre, les consolations comme les afflictions, la paix comme le
combat, la lumière comme les ténèbres. Quel chemin sera le meilleur pour nous ?
Nous l'ignorons; Dieu le sait, il nous aime, laissons-le disposer de nous comme
il l'entend; notre sort est mille fois mieux dans ses mains qu'entre les
nôtres. D’ailleurs, il ne nous laissera pas le choix, il dispose en maître
souverain; prêtons-nous de bonne grâce à son action : c'est lui qui nous met
dans l'épreuve, il nous soutiendra; les Saints préféraient la souffrance; on
profite plus en pâtissant qu'en agissant; le saint abandon est le chemin le plus
sûr et le plus direct vers la sainteté.
Le P. Balthazar Alvarez faisait à Dieu cette admirable prière : « Veuillez
disposer de moi selon votre bon plaisir, c'est tout ce que je désire, et je ne
vous demanderai ni une autre foi, ni d'autres moyens, ni plus de faveurs, ni
moins de souffrances. Je veux demeurer tel que vous m'avez fait, et être traité
comme je l'ai mérité. Je me contenterai des consolations que vous me donnerez,
et ne me plaindrai point des désolations que vous m'enverrez. Accomplissez,
Seigneur, vos desseins sur moi en toute liberté; c'est en cela seul que mon âme
peut trouver le repos auquel elle aspire » .
Lorsque les peines viendront s'abattre sur nous, âpres et persistantes,
abandonnons-nous sans réserve à Celui de qui nous nous croyons peut-être
abandonnés, et disons-lui de grand cœur : « Vous le voulez, mon Dieu, je le
veux aussi, comme vous le voulez et- pour tout le temps que vous voulez ». Il
n'y a rien de mieux à faire alors, au chœur, à l'oraison, à fa messe, à la
sainte Communion, que de répéter notre fiat doucement et sans efforts, de redire
souvent durant le jour, selon la recommandation de saint François de Sales : «
Oui, Père céleste, oui et toujours oui », et de nous maintenir dans cette
disposition habituelle de total abandon. Voilà une courte et bien simple
pratique; il n'en faudrait pas davantage pour acquérir cette perfection, que
nous allons souvent chercher bien loin. Le simple fiat, dans toutes nos peines
intérieures et extérieures, suffira pour nous conduire à une grande sainteté .
Assurément, nous pouvons demander à Dieu qu'il allège nos épreuves ou qu'il y
mette fin; nous n'y sommes pas obligés; qu'il veuille bien augmenter notre
patience, ce sera mieux pour sa gloire et pour notre bien. Saint Alphonse nous
enseigne de dire : « Me voici, Seigneur! Si vous voulez que je reste dans la
désolation et l'affliction toute ma vie, donnez-moi votre grâce, faites que je
vous aime, ensuite disposez de moi comme il vous plaira » . Évitons au moins
l'inquiétude et l'empressement qui dénoteraient un désir déréglé. Souffrons en
paix sans aller mendier des consolations parmi les créatures. Pour ne pas nous
attendrir sur nous-mêmes, parlons de nos peines le moins qu'il se peut, évitons
même d'en occuper trop notre esprit. Mais demandons conseil et encouragement à
un homme de Dieu; surtout, réfugions-nous dans la prière, afin d'implorer la
force et d'accepter la croix, les yeux amoureusement fixés sur notre Bien-Aimé
Jésus qui nous a aimés et s'est livré pour nous. C'est alors, ou jamais, que
nous avons besoin de persévérer dans l'oraison, d'appeler le Seigneur à notre
aide, et de nous appuyer sur lui seul.
CHAPITRE X
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRI'l'UELLES DE LA VOIE COMMUNE (Suite)
Les tentations.
« Pour une âme qui aime
Jésus-Christ, dit saint Alphonse, il n'y a point de peines plus grandes que les
tentations : tous les autres maux la portent à s'unir davantage à Dieu, en les
recevant avec résignation; mais les tentations l'exposent à se séparer de
Jésus-Christ, et lui sont par conséquent bien plus amères que tous les autres
tourments».
Elles ne viennent pas toutes du démon : « Chacun est tenté par sa concupiscence,
qui l’attire et le séduit » ; et ce feu maudit est attisé par le scandale des
pervers et des imparfaits. La plupart des hommes s'exposent au danger
personnellement, ou ils s'y précipitent les uns les autres. Le démon n'a guère
qu'à se croiser les bras, les regardant faire sa besogne; au contraire, il se
démène autour des âmes qui ne sont plus à lui. C'est ainsi qu'un Père du Désert
vit le diable assis tranquillement sur la porte d’Alexandrie, tandis que les
légions infernales faisaient assaut contre les saints de la solitude.
« Le démon nous attaque de différentes manières, dit le vénérable Louis de
Blois. Tantôt il vient secrètement et sans faire semblant de rien, ou même sous
les dehors spécieux de la piété, pour nous engager plus sûrement dans ses
pièges, et tantôt à force ouverte il se jette sur nous, pour nous faire
succomber à la violence et à la multitude des coups qu'il nous porte. En
certains temps, il se glisse d'une manière insensible comme un serpent, tâchant
de nous conduire à de grandes fautes par le mépris des plus petites ou de nous
faire passer par-dessus certains remords et certains doutes, pour nous former
une conscience fausse et endurcie. En d'autres rencontres, sans garder ces
ménagements, il se présente avec toutes les horreurs, et propose tout. d'un
coup les plus grands crimes. Quelquefois il emploie les consolations spirituelles ou les peines intérieures, pour nous enfler ou pour nous abattre;
et d'autres fois il se sert de la prospérité ou de l'adversité temporelle, pour
nous porter à la mollesse ou pour nous précipiter dans le désespoir... Que
dirai-je des assauts que vous livreront les malins esprits ? Semblables aux
flots réitérés d'une mer en courroux, ils donneront sans cesse à votre cœur de
violentes secousses, et vous vous croirez à tout moment sur le point de faire un
triste naufrage. La tentation sera peut-être si affreuse, que les pensées
qu'elle vous suggérera vous paraîtront ne pouvoir entrer que dans l'esprit d'un
réprouvé. Il vous semblera que tout l'enfer est conjuré contre vous et que Dieu
dans sa colère vous a livré Satan. Souvent même vous ne pourrez ouvrir la bouche
ni pour prier, ni pour chanter les louanges du Seigneur. Des attaques si
affligeantes en elles-mêmes le deviendront plus encore par leur durée et par
leurs fréquents' retours. Le démon ne se contentera pas d'un assaut ni de
plusieurs; plongé et replongé dans cette fournaise, vous passerez de tristes
jours, environné de peines, tantôt plus, tantôt moins affreuses, mais toujours
très cruelles ». Saint François de Sales en, cite deux exemples mémorables;
puis il fait cette remarque encourageante : « Ces grands assauts, ces tentations
si puissantes ne sont jamais permises de Dieu, que contre les âmes qu'il veut
élever à son pur et excellent amour ». D'ailleurs, pourvu qu'on veille et qu'on
prie, il est dans la barque avec nous ; il paraît sommeiller, mais la tempête rie
s'élèvera qu'avec sa permission, elle s'apaisera sur un mât de sa bouche.
C'est parfois au début, parfois dans le cours ou vers la consommation de la vie
spirituelle, que la tentation se fait plus cruellement sentir. Elle peut avoir,
en certains cas, une influence décisive, par exemple quand elle s'attaque à la
foi, à notre vocation. Il peut se faire que nous passions par des épreuves
spéciales et peu ordinaires, comme les tentations de blasphème, de haine de
Dieu, ou les doutes persistants contre la foi. Le caractère des personnes qui
nous entourent, l'emploi qui nous est confié, des circonstances transitoires
peuvent être l'occasion des tentations. Elles auront leur racine principale dans
le tempérament, le caractère, les côtés faibles de notre âme, nos défauts
dominants; et puisque tout- homme est composé de corps et d'âme: et qu'il est à
la fois ange et bête, il aura surtout à combattre l’orgueil et l'impureté; sauf
une grâce particulière, ce sont les deux ennemis par excellence.
Les Saints eux-mêmes ont connu ces luttes douloureuses. Pour ne parler que des,
tentations contre l'angélique vertu, quelques-uns en furent exempts, comme
sainte Thérèse, sainte Rose de Lima, et Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus. D'autres
n'en subirent l'humiliation qu'en passant, sainte Madeleine de Pazzi pendant
neuf jours, la. bienheureuse Marguerite-Marie pendant quelques heures.
Plusieurs, après une victoire éclatante, en furent dorénavant préservés, comme
notre Père saint Benoît et saint Thomas d'Aquin. Un grand nombre en ont subi la
douloureuse atteinte durant de longues années ou même jusqu'à la fin. L'Apôtre
des Gentils, sainte Françoise Romaine, sainte Catherine de Sienne, saint Benoît
Labre, et combien d'autres ! furent cruellement souffletés par l'Ange de Satan;
ces tentations durèrent sept ans chez saint Alphonse Rodriguez, dix-sept chez
sainte Marie d'Égypte, vingt-cinq chez le vénérable César de Bus. Saint Alphonse
de Liguori, cet ange d'innocence, en souffrit d'une manière effrayante à l'âge
de quatre-vingt-huit ans, pendant plus d'une année entière. La bienheureuse
Angèle de Foligno fait pitié, quand elle raconte ses épreuves. C'est le grand
combat pour toutes les âmes, sauf une grâce particulière. Mais il y a bien
d'autres tentations, et parfois des plus inattendues, la vie des Saints en est
remplie.
Pour nous, quand serons-nous principalement éprouvés ? Au début, au milieu, à la
fin de notre carrière ? Toujours peut-être ? Sur quel point surtout ? Avec quel
degré de violence et de durée ? C'est le secret de Dieu, et un peu le nôtre
aussi. L'enfer est une meute de chiens furieux, qui voudraient nous mettre en
pièces. Mais chacune de ces maudites bêtes a la chaîne au cou; Dieu les mène à
son gré. Contre son bon plaisir, elles sont l'impuissance même. Il leur ôte
toute liberté de tenter, il leur en laisse un peu plus, un peu moins, comme il
juge bon, contre qui il veut, sur le point et pour le temps qu'il trouve à
propos. Le choix de la tentation, le temps, la violence et la durée, tout reste
dans la main de Dieu, notre Père, notre Sauveur, notre Sanctificateur; et c'est
là ce qui doit nous rassurer. Nous pouvons, avec le secours de la grâce,
prévenir beaucoup de tentations, repousser les pires assauts de l'ennemi; nous
ne tomberons jamais que par notre libre consentement : le démon peut aboyer,
nous menacer, nous solliciter, il ne mord que celui qui le veut bien. Mais
hélas! nous avons, dans notre libre arbitre, le redoutable pouvoir de céder
malgré la grâce, de ne pas la demander, d'aller même chercher la tentation; et
c'est ce qui doit nous tenir dans une perpétuelle défiance. C'est donc en nous
finalement qu'est le danger; c'est nous surtout que nous avons à craindre.
Il y a ici un mélange du bon plaisir de Dieu, et de sa volonté signifiée.
Celle-ci demande que chacun « veille et prie pour ne pas entrer en tentation » ,
c'est-à-dire pour prévenir la tentation autant qu'il dépend de nous, ou pour
obtenir de n'y pas succomber. Mais vient-elle à surgir malgré la vigilance et
la prière, la volonté de Dieu signifiée demande en outre que nous combattions
comme de vaillants soldats de Jésus-Christ. Les moyens à employer sont connus de
tout le monde. Mais, selon saint Alphonse, « le plus efficace et le plus
nécessaire de tous les remèdes, le remède des remèdes, c'est d'invoquer le
secours de Dieu, et de continuer à prier tant. que la tentation dure. Souvent le
Seigneur attache la victoire non à la première prière, mais à la seconde, à la
troisième, à la quatrième. Il faut se persuader, en un mot, que tout notre bien
dépend de la prière : de la prière dépend le changement de vie; de la prière
dépend la victoire sur les tentations; de la prière dépend la grâce de l'amour
divin, de la perfection, de la persévérance, et du salut. éternel. L'expérience
le prouve : qui recourt à Dieu dans la tentation, triomphe; qui ne recourt pas à
Dieu, pèche, surtout dans les tentations d'incontinence ».
Mais tout en veillant, en priant, en luttant, il faut accepter d’avoir à
combattre; car tel est le bon plaisir de Dieu. « Je veux que vous sachiez, dit
notre Père saint Bernard, que personne ne vivra sans tentation : l'une s'en va,
attendez l'autre avec assurance; que dis-je avec assurance ? C'est plutôt avec
crainte. Demandez d'en être délivrés, mais ne vous promettez pas un plein repos,
une liberté parfaite en ce corps de mort. Considérez pourtant avec quelle bonté
Dieu nous traite : il nous laisse aux prises avec certaines tentations, pour
que nous échappions à d'autres plus périlleuses; il nous délivre promptement des
unes, afin que nous soyons exercés par d'autres qu'il sait nous être plus utiles
».
Nous devons mettre en Dieu notre confiance. Quelle que soit la cause des
tentations, « n'est-ce pas toujours lui qui les permet pour notre bien ? Et ne
faut il pas adorer ses saintes permissions en tout, hors le péché qu'il déteste
et que nous devons détester avec lui » ? D'ailleurs, nous dit le vénérable
Louis de Blois, « songez que les tentations, dans les desseins de sa
miséricorde, sont des épreuves pour faire paraître en tout son éclat votre amour
pour lui; des leçons pour vous apprendre à compatir à ceux qui, comme vous,
seront en butte aux traits de l'ennemi; des moyens d'expier vos péchés et de
prévenir de nouvelles fautes; des dispositions à des grâces plus abondantes ;
enfin des préservatifs contre l'orgueil, qui vous font sentir que sans sa grâce
vous ne pouvez rien ».
Quelle leçon d'humilité ! « Quand une âme, dit saint Alphonse, est favorisée de
Dieu par des consolations intérieures, elle se croit aisément capable de
surmonter toutes les attaques de ses ennemis, et de venir à bout de toute
entreprise qui intéresse la gloire de Dieu; mais, lorsqu'elle est fortement
tentée, et qu'elle se voit au bord du précipice, sur le point d'y tomber, elle
sent sa misère, et son impuissance à résister si Dieu ne la secourt » . De
brillantes lumières sur l'humilité pourraient lui donner de la vaine
complaisance; la tentation lui montre à satiété sa misère prise sur le vif. Elle
s'enivrerait peut-être des dons et des faveurs célestes : la tentation
l'empêche de s'élever, ou la replonge au fond de. son néant. Des saints même se
fussent perdus par l'orgueil; la tentation a été le contrepoison providentiel.
Dieu les a enfoncés dans un abîme d'humiliation, pour les élever aux sommets de
la perfection. C'est ainsi que le grand Apôtre, revenu du troisième Ciel, sera
souffleté par l’Ange de Satan; sainte Catherine de Sienne après ses
communications intimes avec Notre-Seigneur, saint Joseph de Cupertino après ses
extases étonnantes, sentiront cruellement l'aiguillon de la chair; saint
Alphonse, le maître incomparable, sera tourmenté de scrupules plus que le
dernier de ses disciples. « Il est nécessaire, dit notre Père saint Bernard,
qu'il arrive des tentations; car on ne peut être légitimement couronné sans
avoir combattu; pour combattre, il faut avoir des ennemis. Au contraire, autant
d'actes de résistance, autant de couronnes » . On s'endormirait dans la paix;
sur le champ de bataille, il faut vaincre ou mourir, et pour ne pas périr, on
veille, on prie, on obéit, on s'humilie, on se mortifie, on fait cent fois plus
que hors du danger. C'est par haine que le démon nous attaque; mais il nous
aiguillonne, et nous force pour ainsi dire à marcher; il devient par là, malgré
sa malice, un facteur très actif de notre avancement spirituel. Voilà pourquoi,
conclut saint Alphonse, Dieu permet souvent que les âmes qui lui sont les plus
chères, soient les plus éprouvées par la tentation; elles acquièrent. ainsi plus
de mérites sur la terre et plus de gloire au ciel. Se voyant assaillies par tant
d’ennemis, elles se détachent de la vie présente, elles souhaitent vivement la
mort, afin de s'envoler vers Dieu et de n'être plus – exposées à le perdre. Lors
donc qu'on est tenté (pourvu qu'on fasse son devoir), loin de craindre qu'on ne
soit dans la disgrâce de Dieu, on doit avoir plus de confiance qu'on en est aimé
.
On aurait donc tort de se troubler, pour cela seul que la tentation est
fréquente et violente. On n'aurait pas moins tort de la craindre avec excès. «
Si le Seigneur est tout-puissant, dit sainte Thérèse, si les démons sont ses
esclaves, pourquoi n'aurais-je pas la force (avec la grâce) de combattre contre
tout l'enfer ? Je prenais une croix en main, et je sentais qu'avec cette croix
j'aurais facilement vaincu tous les démons réunis. Ils m'ont quelquefois apparu;
mais ils ne m'inspiraient presque aucune crainte; ils semblaient plutôt saisis
d'effroi à mon aspect. Je les trouve pleins de lâcheté; dès 'qu'on les méprise,
tout courage les abandonne. Mais si nous leur donnons volontairement prise sur
nous par notre attachement aux honneurs, aux biens, aux plaisirs, ils conspirent
avec nous contre nous-mêmes; nous leur mettons les armes en main. C'est là ce
qu'on ne saurait assez déplorer. Un seul péché véniel peut nous faire plus de
mal que tout l'enfer ensemble » . Le pieux Évêque de Genève tenait le même
langage à sainte Jeanne de Chantal: « Vos tentations contre la foi sont
revenues, elles vous pressent; mais vous y pensez trop, mais vous les craignez
trop; mais vous les appréhendez ,trop. Vous êtes trop sensible aux tentations.
Vous aimez la foi, et ne voudriez pas qu'une seule pensée vous vint à
l'encontre; il vous semble que tout la gâte. Non, non ; ne pensez pas que le frifilis des feuilles soit le cliquetis des armes : Notre ennemi. est un grand
clabaudeur; ne vous en mettez nullement en peine; JI a bien crié autour des
Saints, et fait plusieurs tintamarres; mais pour cela, les voilà logés à la
place qu'il a perdue, le misérable! Ne nous effrayons pas de ses fanfares. Il ne
nous saurait faire aucun mal; c'est pourquoi, il veut au moins nous faire peur,
et par cette peur nous inquiéter, et par l'inquiétude nous lasser, et par la
lassitude nous faire quitter. N'ayons de crainte que de Dieu, et, encore une
crainte amoureuse. Tenons nos portes bien fermées, prenons garde à ne point
laisser ruiner les murailles de nos résolutions, et vivons en paix » .
Mais la tentation est horrible; mais elle fait impression sur vous; mais vous
sentez du penchant pour le mal. N'importe. L'impression n'est qu'un sentiment;
elle vous humilie, et ne vous rend pas coupable. Sentir n'est pas consentir.
Tout ce qui se passe dans la partie inférieure de l'âme.: imaginations,
souvenirs, impressions, mouvements déréglés, tout cela est en nous, et n’est pas
de nous; par sa nature, c'est indélibéré et involontaire. Seul, le consentement
fait le péché. Le penchant est une infirmité de la nature, et non pas un
désordre de la volonté. Le plaisir mauvais sollicite au mal et constitue le
danger; mais il n'est imputable que si la volonté le cherche, ou l'accepte.
Quelque fortes que soient les suggestions du démon, quels que soient les
fantômes qui roulent dans l'imagination, si c'est malgré vous, loin de souiller
votre âme, ils la rendent plus pure et plus agréable à Dieu. Une grande peine
intérieure vous saisit dans les tentations d'impureté, de haine, d'aversion, ou
autres semblables: la crainte d'y avoir succombé vous agite et vous désole.
C'est la marque évidente que vous avez grandement la crainte de Dieu, l'horreur
du péché, la volonté de résister. Il est moralement impossible qu'une âme ainsi
disposée change tout à coup et donne au péché mortel un consentement plein et
entier, sans qu'on le voie clairement. Tout au plus, il peut arriver que, vu la
force ou la fréquence de la tentation, il y ait eu quelque négligence, un moment
de surprise, par exemple un désir commencé de, se venger, des mouvements de
complaisance à demi volontaires; mais pour des consentements pleins, entiers,
délibérés, cela ne se peut dans cette situation d'âme; ou du moins, le passage
d’une souveraine horreur pour le péché mortel à son- acceptation pleine et
entière, serait facile à constater .
Il ne faut cependant pas désirer les tentations, malgré les grands avantages
qu'on en peut retirer; car elles sont une excitation actuelle au mal, et un
danger pour notre âme. II faut plutôt prier Dieu qu'il nous en préserve,
spécialement de celles auxquelles nous succomberions. Comme nous l'avons déjà
dit, nous devons nous résigner à passer par la tentation, si tel est le bon
plaisir de Dieu, mais à la condition de faire tout ce qui est de sa volonté
signifiée, pour la- prévenir ou pour en triompher. Alors, sans jamais perdre
courage, il. faut mettre notre confiance en Dieu, nous abandonner à sa douce
Providence, et ne rien craindre; nous prierons, nous combattrons, et, puisque
c'est lui qui I1ous expose au combat, il ne nous laissera pas seuls, et ne permettra point que nous succombions .
Le saint abandon n'empêche assurément pas le désir modéré d'être délivré de
cette dangereuse épreuve; mais il bannit l'inquiétude et l'excès de ce désir. «
Pour vos vieilles tentations, disait à sainte Jeanne de Chantal son très sage
directeur, n'en affectionnez pas tant la délivrance; ne vous effarouchez point
pour leurs attaques. Vous serez délivrée bientôt, Dieu aidant; je l'en
supplierai, mais, je vous assure, avec beaucoup de résignation en son bon
plaisir; je dis une résignation douce et gaie. Vous désirez infiniment que Dieu
vous laisse en paix de ce côté-là; moi, je désire que Dieu soit paisible de tous
les côtés, que pas un de nos désirs ne soit contraire aux siens. Je ne veux
point que vous désiriez d'un désir volontaire cette paix inutile et peut-être
nuisible. Je veux que vous ne vous tourmentiez ni par ces désirs, ni par autres
quelconques. Notre-Seigneur nous donnera sa paix quand nous nous humilierons à
doucement vivre en guerre. Tenez votre cœur ferme : Notre- Seigneur vous aidera
et nous l'aimerons bien ».
CHAPITRE XI.
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA VOIE COMMUNE (Suite.)
Les consolations et les aridités.
Tantôt Dieu prodigue les
consolations sensibles et les suavités spirituelles; tantôt il ne les donne
qu'avec mesure; puis il retire la douceur, et l'âme se trouve vide. Le sentiment
reste froid, l'imagination volage, l'intelligence inactive, et souvent l'ennui,
le dégoût, envahissent les profondeurs de la volonté. Les Saints eux-mêmes ont
connu ces douloureuses vicissitudes, et notre Père saint Bernard exhale sa peine
en ces termes : « Comment mon cœur est-il devenu sec comme une terre sans eau ?
Il est si dur, que je ne puis trouver la componction des larmes; les psaumes
n'ont pas de saveur, la lecture a perdu ses attraits, la prière est sans
charmes, je cherche en vain mes méditations accoutumées. Où sont maintenant cet
enivrement de l'âme, la sérénité du cœur, la paix et la joie sans le
Saint-Esprit» ?
« J'éprouve une telle sécheresse, une si grande désolation spirituelle, ajoute
saint Alphonse, que je ne trouve plus Dieu ni dans l'oraison, ni dans la sainte
communion. La Passion de Notre-Seigneur, la divine Eucharistie, rien ne me
touche. Je suis devenu insensible à toute dévotion.. Il me semble que je suis
une âme sans amour, sans espérance, sans foi, en un mot, abandonné de Dieu » .
Cette peine est terrible, quand elle se prolonge indéfiniment; elle se calme et
fait place à la paix, à mesure qu'on se détache de la jouissance et' qu'on
s'attache au seul bon plaisir de Dieu.
Comment faut-il accueillir les consolations et les aridités ? C'est un point où
beaucoup d'âmes font fausse route; afin de ne pas nous égarer, tenons les yeux
fixés sur notre fin. Or nous tendons à la perfection de la vie spirituelle,
qui se caractérise par la perfection de la charité; et l'amour se prouve par les
œuvres. Il est parfait quand il a pris assez de force et d'empire, pour nous
établir dans un même vouloir et non-vouloir avec Dieu, par conséquent dans la
volonté prompte et généreuse d'accomplir toutes ses volontés signifiées, de nous
abandonner à toutes les dispositions de sa Providence. Cela dénote un amour
sincère, actif, énergique, qui se donne à. Dieu sans réserve et se livre tout
entier à la grâce. Voilà, suivant saint François de Sales et saint Alphonse, «
la vraie dévotion, le véritable amour de Dieu. C'est là l'unique fin que nous
devons nous proposer dans nos oraisons, nos communions, nos mortifications, et
nos autres saintes pratiques » .
Mais si « la vraie dévotion consiste à être fermement résolu de ne faire et de
ne vouloir que ce que Dieu veut » , les consolations ne sont donc pas la
dévotion, ni les aridités l'indévotion. Car cette volonté ferme et résolue peut
demeurer profondément enracinée malgré la sécheresse, et n'être que de surface
et sans consistance au milieu des suavités. C'est un fait d'expérience.
Les consolations et les aridités ne sont même pas un critérium sûr : car la
dévotion réside essentiellement dans la volonté, et non pas dans le sentiment;
c'est donc à ses œuvres, et non d'après les émotions, qu'il faut l'apprécier,
comme on juge l'arbre à ses fruits. Les émotions ressemblent à la fleur; c'est
une riche parure, pleine de promesses; mais hélas ! que d'espérances seront
déçues ! Que d'illusions se glissent dans la dévotion sensible !
Les consolations et les aridités, bien sanctifiées, sont une voie qui mène à la
fin; elles ne Sont cependant ni la seule, ni la principale. C'est dans la
volonté de Dieu signifiée qu'il faut chercher nos moyens fondamentaux,
réguliers, de tous les jours; nous les avons indiqués plus haut. Les
consolations et les aridités sont des moyens accidentels et variables que Dieu
nous fournit selon son bon plaisir; ils ont une efficacité très réelle, parfois
décisive; ils ne doivent jamais cependant nous faire oublier les moyens
essentiels. -Il suit de tout cela qu'il ne faut pas donner aux consolations et
aux aridités une importance exagérée: c'est la fin et les moyens essentiels qui
doivent retenir notre principale attention;. les consolations et les aridités ne
viennent qu'au second plan.
Une autre considération non moins utile à méditer, c'est que les consolations
et les aridités sont un puissant appui quand on les sanctifie bien, un
dangereux écueil quand on s'y comporte mal; et l'abus n'est pas rare.
La dévotion sensible, et surtout les suavités spirituelles sont des grâces très
précieuses : elles nous inspirent l'horreur et le dégoût pour les joies de la
terre qui sont l'amorce du vice; elles nous donnent le désir et la force de
marcher, de courir, de voler, dans la voie de la prière et de la vertu. La
tristesse resserre le cœur, la joie le dilate; et cette dilatation du cœur nous
aide puissamment à mortifier notre chair. À. réprimer nos passions, à faire
abnégation de notre Volonté, à supporter les épreuves. Elle détermine des
courants de générosité, des besoins d'ascension. Sous l'abondance des suavités
divines, les mortifications sont plutôt des consolations; obéir est un plaisir;
à peine a-t-on perçu le premier son de cloche qu'on est déjà levé; on ne laisse
passer aucune pratique de vertu; tout ce qu'on fait, c'est dans la paix et la
tranquillité. « Rien ne fait souffrir, dit saint Alphonse; ou plutôt, injures,
souffrances, revers, persécutions, tout devient sujet de joie, parce, que tout
devient occasion d’offrir à Dieu sacrifices sur sacrifices, et de contracter
avec sa divine Majesté une union toujours plus étroite » . Selon saint François
de Sales, les consolations « excitent l'appétit de l'âme, confortent l'esprit,
ajoutent à la promptitude de la dévotion une sainte gaieté et allégresse, qui
rend nos actions belles et agréables. La. moindre consolation de dévotion vaut
mieux de toute façon que les plus excellentes récréations du monde » . C'est le
soleil de la vie. Assurément, l'inclination, la facilité, la dextérité, dans le
service de Dieu, sont tout spécialement enviables, quand elles proviennent de ce
que l"âme est détachée de tout, et depuis longtemps exercée à la vertu; c'est,
en effet, la vertu acquise. Mais la facilité que surajoutent les faveurs
célestes n'est pas à dédaigner, vînt-elle des consolations sensibles.
A Dieu ne plaise que nous disions avec Molinos : « Tout ce que nous éprouvons de
sensible dans notre vie spirituelle est abominable, horrible, immonde »! C'est
une de ses propositions condamnées. « Les hommes spirituels, dit Suarez, ne
doivent pas mépriser la dévotion qu'on éprouve dans l'appétit sensitif; elle
n'est pas propre aux seuls commençants, car elle peut venir même d'une
contemplation très parfaite et très élevée; et elle aide et dispose à jouir de
la contemplation plus facilement et plus constamment » . Nos facultés sensibles
sont fort bien réglées, et leur part d'action est très utile, quand elles nous
portent vers Dieu; toutes nos puissances, supérieures et inférieures,
travaillent alors de concert et se prêtent un mutuel appui; notre oraison est
plus complète, puisqu'en nous tout prié.
Voilà le beau côté des consolations, il y a le revers : il peut arriver qu'on
s'y attache et qu'on s'en repaisse avec une sorte de gourmandise spirituelle; ou
qu'on en prenne occasion de se complaire en soi-même et de mépriser les autres.
Surtout si elles viennent de la nature ou du démon. Quand elles ont Dieu pour
auteur, elles nous portent, il est vrai, à l'obéissance, à l'humilité, à
l'esprit de sacrifice, à toutes les vertus. Même alors, la nature et le démon
essaieront peut-être de mêler leur action à celle de Dieu. Ce n'est pas une
raison suffisante pour rejeter les consolations. Cependant il ne faut pas
oublier que l'abus et l'illusion demeurent toujours possibles.
Quant aux aridités, notons d'abord, avec Saint Alphonse, qu'elles peuvent être
volontaires ou involontaires. Elles sont volontaires dans leur cause, quand on
laisse l'esprit se dissiper, le cœur s'attacher, la volonté suivre ses caprices;
et que l'on commet par là même beaucoup de fautes, sans faire effort pour s'en
corriger. Ce n'est plus une simple aridité de sentiment, c'est la tiédeur de
volonté. « Cet état est tel que si l'âme ne se fait violence pour en sortir,
elle ira de mal en pis; et plaise à Dieu qu'elle ne tombe pas avec le temps dans
un plus grand malheur ! Cette sorte d'aridité ressemble à l'étisie, elle ne tue
pas tout d'un coup, mais elle conduit certainement à la mort ». Nous devons
porter remède à cette sécheresse, autant qu'il dépend de nous, et, si elle
subsiste, en accepter la peine comme une punition miséricordieuse. « L'aridité
involontaire est celle d'une âme qui s’efforce de marcher dans la voie de la
perfection, qui se tient en garde contre les péchés délibérés, pratique
l'oraison », se montre fidèle à tous ses devoirs . C'est de celle-ci que nous
voulons parler.
Les aridités spirituelles et les désolations sensibles sont un excellent
purgatoire où l'on paie ses dettes; elles sont plus encore un creuset où l'âme
se purifie. Dans l'abondance des faveurs divines, elle se détache de la terre et
s'attache à Dieu assurément; cependant, elle se recherche en bien des manières,
et presque à son insu: elle fait dépendre sa paix de ce qu'il y a de plus
instable, les émotions de la sensibilité; elle s'attache aux consolations; elle
se croit riche de vertus; elle est donc trop peu vide d'elle-même pour être bien
remplie de Dieu. Son état plaît fort à la nature, qui veut toujours voir,
connaître et sentir; il est beaucoup moins propre à satisfaire les exigences du
saint amour, qui s'oublie lui-même pour mettre son contentement dans ce qui
contente Dieu. L'âme demeurerait donc toujours faible, sujette à beaucoup de
défauts, imparfaitement dégagée des liens de l'amour-propre, si Dieu, dans sa
bonté, ne se hâtait de la soumettre à un traitement rigoureux et persistant .
Un premier mal à guérir, c'est la gourmandise qui se jette avidement sur les
consolations, une sensualité raffinée qui trouve là sa plus délicieuse pâture.
Alors Dieu va mettre le malade à la diète, et, s'il le faut, à un régime de
famine, de sorte que la sensualité s'affaiblisse et s'éteigne faute d'aliments,
et qu'on apprenne avec le temps à se passer de la jouissance, à chercher Dieu
très purement, à rendre l'esprit moins dépendant de la sensibilité.
Un autre mal, plus subtil et plus dangereux encore, c'est l'orgueil spirituel.
Lorsque Dieu comble une âme de ses consolations, il arrive aisément qu'elle se
croie bien plus avancée qu'elle ne l'est; la vaine complaisance et la
présomption l'envahissent, elle méprise les autres et les juge avec sévérité.
Alors Dieu la plonge et la replonge à satiété dans la sécheresse, les ténèbres
et d'autres peines semblables. Selon notre Père saint Bernard, « l'orgueil, soit
qu'il existe déjà, soit qu'il n'existe pas encore, est toujours la cause de la
soustraction de la grâce » . Dieu veut le prévenir ou le réprimer, pour nous en
guérir. A force de sentir son impuissance et sa misère, l'âme finira bien par
comprendre qu'elle ne peut rien sans Dieu et qu'elle vaut peu de chose même
après tant de grâces. Elle se fera toute petite devant la Majesté trois fois
sainte, et priera avec plus d'humilité. Elle demandera volontiers conseil, et
deviendra simple et docile. Le sentiment de sa misère la rendra compatissante
envers les autres. En se prolongeant, cette dure épreuve l’humiliera,
l’anéantira à ses propres yeux, de sorte qu'elle finira par se trouver sans
vaine complaisance et sans présomption, défiante de soi et confiante en Dieu
seul, pour ainsi dire vide d'orgueil et remplie d'humilité.
Ainsi dégagée de la superbe et de la sensualité, qui sont les deux fléaux du
spirituel, l'âme est ouverte à la grâce et toute livrée à la bienfaisante action
d'en-haut. C'est donc maintenant qu'elle fera des progrès assurés dans les
vertus solides, pures et parfaites. Et s'il plaît à Dieu de lui réserver ses
meilleurs dons, elle est prête; car, selon le mot de notre Père saint Bernard,
les grandes épreuves préparent les grandes grâces; elles ne vont pas les unes
sans les autres .
Mais, là encore, il y a le revers. Les aridités spirituelles et les désolations
sensibles laissent bien subsister, dans le service de Dieu, cette volonté
généreuse qui est l’essence de la dévotion, et même l’inclination, la facilité,
la dextérité qui dénotent la vertu acquise. Toutefois, en empêchant l'abondance
des pieuses pensées et des saintes affections, elles suppriment le supplément de
force et la joie qu'apportaient les consolations; elles laissent à la place la
souffrance et la difficulté. Elles ne sont pas une tentation proprement dite,
car elles ne poussent pas au mal directement. Mais le diable en abuse pour
essayer de semer la zizanie entre l’âme et Dieu. Le Seigneur n'envoie plus ni
lumières ni dévotion, ne serait-il pas indifférent, irrité, implacable ? et
cependant, nous ne saurions mieux faire. Alors la crainte, la défiance,
amoncellent des nuages, et menacent de faire éclater l'orage.
La nature aussi ne trouve pas son compte, elle s'ennuie de souffrir depuis si
longtemps et sans entre- voir une issue; elle pousse à chercher près des
créatures ce qu'elle ne trouve plus auprès de Dieu.
Ainsi donc, les consolations et les aridités sont appelées de Dieu à jouer dans
l'âme un rôle très bienfaisant. Elles ont aussi leurs écueils. L'action des unes
complète et corrige l'action des autres : les consolations enflamment l'amour
divin, les aridités font dépérir l'amour-propre; si les suavités élèvent,
l'impuissance rabaisse; si la désolation décourage, la consolation réconforte.
Dieu s'est réservé d'accorder les unes ou les autres, et de les faire cesser. Il
les alterne et les combine au mieux de nos intérêts, avec autant de sagesse que
de fermeté. Généralement, il commence par les consolations pour gagner les cœurs
et soutenir la faiblesse. Lorsque l'âme a grandi et qu'elle peut supporter un
traitement plus énergique, il envoie surtout la souffrance : nous avons tant
besoin de mourir à nous-mêmes! Au dire de saint Alphonse, « tous les Saints ont
été en proie à ces sécheresses, à ces délaissements spirituels; ils ont même été
le plus souvent dans les aridités, et non dans les consolations sensibles. Ces
faveurs passagères, Dieu ne les accorde que rarement, et ce n'est guère
peut-être qu'aux âmes trop faibles, pour qu'elles ne s'arrêtent pas dans le
chemin de la vertu; quant aux délices qui doivent être le prix de notre
fidélité, c'est au Paradis qu'elles nous attendent... Si vous êtes désolé,
consolez-vous en pensant que vous avez avec vous le divin Consolateur. Vous vous
plaignez d'une aridité de deux ans ? Mais sainte Jeanne de Chantal eut à
souffrir quarante années d'aridité. Sainte Marie-Madeleine de Pazzi eut cinq
années de peines et de tentations continuelles, sans le moindre soulagement » .
Saint François d'Assise fut deux ans dans de si grands délaissements, qu'il
semblait abandonné de Dieu; mais après qu'il eut souffert humblement cette rude
tempête, le Sauveur lui rendit en un moment son heureuse tranquillité. Saint
François de Sales en conclut que « les plus grands serviteurs de Dieu sont
sujets à ces secousses, et que les moindres ne doivent pas s'étonner s'il leur
en arrive quelques-unes » . Dieu n'a pas une manière uniforme de conduire les
Saints. A les prendre en général, il semble que c'est vers la consommation de
leur sainteté qu'il les a soumis aux plus rudes épreuves; plus il les aime plus
il les travaille et les purifie; mais il attend, pour le faire au maximum,
qu'ils soient devenus capables de supporter ces saintes rigueurs.
Résumons ce que nous venons de dire, et tirons la conclusion pratique. Le but
que nous avons à poursuivre est ce parfait amour, qui nous unit étroitement à
Dieu par un même .vouloir et non-vouloir. C'est la dévotion substantielle.
Mettons une sainte ardeur à la rechercher par les moyens qui dépendent de nous;
la volonté de Dieu signifiée nous les indique. --Les consolations, même divines,
ne constituent pas la dévotion; les aridités involontaires ne sont pas
l'indévotion. Les unes et les autres sont des moyens providentiels; nous pouvons
en faire des obstacles. Est-ce la voie des consolations, ou celle des aridités
qui nous sera la plus profitable ? Nous l'ignorons; et, d'ailleurs, Dieu s'est
réservé la décision. Dès lors, le parti le plus sage est de supprimer les causes
volontaires de sécheresse, de nous faire indifférents par vertu, et de nous
abandonner à la Providence.
Cette doctrine a pour elle la multitude des Saints qui en ont fait la règle de
leur conduite. Nous citerons seulement nos deux Docteurs préférés, et d'abord
saint François de Sales. « Il arrivera, dit-il, que vous n'aurez pas de
consolation en vos exercices; il est certain que c'est le bon plaisir de Dieu;
c'est pourquoi il faut demeurer avec une extrême indifférence entre la
consolation et la désolation. Ce délaissement de soi-même comprend l'abandon au
bon plaisir de Dieu en toutes tentations, aridités, sécheresses, aversions et
répugnances; en toutes ces choses on voit le bon plaisir de Dieu, quand elles
n'arrivent pas par notre faute et qu'il ni y a pas de péchés ». Il nous
conseille, à plusieurs reprises, de nous remettre pleinement et parfaitement au
soin de la divine Providence, comme un enfant s'abandonne entre les mains de sa
nourrice, ou comme le très saint Enfant-Jésus dans les bras de sa douce Mère, et
il ajoute : « S'il vous arrive des consolations, recevez-les avec esprit de
reconnaissance; si vous n'en avez point, ne les désirez pas, mais tâchez de
tenir votre cœur préparé pour recevoir les divers événements de la Providence,
et d'un même cœur autant qu'il se peut... Il faut avoir une grande détermination
de n'abandonner jamais l'oraison, pour aucune difficulté, qui s'y puisse
rencontrer, et n'y aller avec aucune préoccupation de désirs d'y être consolé et
satisfait; car ce ne serait pas rendre notre volonté unie à celle de
Notre-Seigneur, qui veut qu'entrant à l'oraison, nous soyons résolus de souffrir
la peine des continuelles distractions, sécheresse et dégoût, demeurant aussi
contents que si nous avions eu beaucoup de consolation et de tranquillité.
Pourvu que nous ajustions toujours notre volonté avec celle de la divine
Majesté, demeurant dans une simple attente et disposition pour recevoir les
événements de son bon plaisir avec amour, suit en l'oraison, soit aux autres
occurrences, il fera que toutes choses nous seront profitables, et agréables à
ses yeux » .
C'est en ce sens que le saint Docteur disait : « Je veux peu de chose; ce que je
veux, je le veux fort peu; je n'ai presque point de désirs; mais si j'étais à
renaître, je n'en aurais point du tout. Si Dieu venait à moi (par les
consolations), j'irais aussi à lui; s'il ne voulait pas venir à moi, je me
tiendrais là et n'irais pas à lui » . Et, de fait, « il exerçait cette parfaite
indifférence parmi les sécheresses et les consolations, les goûts et les
aridités, ès actions, ès souffrances ». Voici le témoignage de sainte Jeanne de
Chantal : et Il disait que la vraie manière de servir Dieu était de le suivre
sans aucun appui de consolation, de sentiment, de lumière, que celle de la foi
nue et simple; c'est pourquoi il aimait les dérélictions, les abandonnements,
et désolations intérieures. Il me dit une fois qu'il ne prenait point garde s'il
était en consolation ou désolation : quand Notre-Seigneur lui donnait de bons
sentiments, il les recevait en simplicité; s'il ne lui en donnait point, il n'y
pensait pas. Mais c'est la vérité que, pour l'ordinaire, il avait de grandes
suavités intérieures, et l'on voyait cela en son visage » .
L'idéal de notre Saint, sur le sujet qui nous occupe, était donc cette sage
statue, qui ne veut ni s'avancer vers les consolations, ni s'éloigner des
sécheresses, mais qui demeure immobile dans une paisible attente, prête à se
laisser mouvoir comme il plaira à son Maître . A la vérité, il n'exige pas de
sainte Jeanne de Chantal « qu'elle n'aime ni ne désire les consolations, mais
qu'elle n'y attache pas son cœur. Un simple désir n'est pas contraire à la
résignation, mais bien un pantellement de cœur, un débattement. d'ailes, une
agitation de la volonté ». Elle peut « se plaindre à Dieu amoureusement et sans
empressement; Notre-Seigneur se plaît que nous lui racontions le mal qu'il nous
envoie, comme font les petits enfants quand leur chère mère les a fouettés ».
Mais elle doit conserver « cette liberté d'esprit, qui ne s'attache ni aux
consolations ni même aux exercices spirituels, et qui reçoit les afflictions
avec toute là douceur que la chair peut le permettre » . De la sorte, « au
moment où il faudra boire le calice, et, pour ainsi dire, donner le coup du
consentement, elle conservera l'égalité nécessaire pour dire à Dieu; non ma
volonté, mais la vôtre » .
Le pieux Docteur va même un peu plus loin. « Vous voulez bien avoir une croix,
mais vous voulez avoir le choix. Ah! non. Je désire que votre croix et la mienne
soient entièrement croix de Jésus-Christ. Tant de sécheresses qu'il voudra,
pourvu que nous l'aimions. On ne le sert jamais bien, sinon quand on 1e sert
comme il veut. Or il veut que vous le serviez sans goût, sans sentiment, avec
des répugnances et convulsions d'esprit. Ce service ne vous donne pas
satisfaction, mais il le contente; il n'est pas à votre gré, mais il est au
sien. Imaginez-vous que vous ne dussiez jamais être délivrée de vos angoisses;
vous diriez à Dieu : Je suis vôtre; si mes misères vous sont agréables,
accroissez-en le nombre et la durée. J'ai confiance en Notre-Seigneur que vous
diriez cela, et n'y penseriez plus; au moins, vous, ne vous empresseriez plus.
Faites de même maintenant. Apprivoisez-vous avec votre travail, comme si vous
deviez toujours Vivre ensemble. Vous verrez que, quand vous ne penserez plus à
votre délivrance, Dieu y pensera; et quand vous ne vous empresserez plus, il
accourra » .
Bref, le pieux Docteur inclinait plutôt vers la souffrance. Il semble, en
quelques endroits, qu'il la demandait presque et pour sa sainte Fille et pour
lui. Mais, en général, il prêche à tous une extrême indifférence parmi les
variétés spirituelles. II eût voulu, quant à lui, n'avoir aucun désir, pour
mieux s'uniformer à l'adorable volonté de Dieu qui était sa règle bien-aimée.
Évidemment, comme il le dit lui-même, il avait des désirs ardents pour le salut
des âmes et pour son avancement dans la vertu, parce que telle est la volonté de
Dieu signifiée; ces choses même, il les voulait selon toute la volonté de Dieu,
mais pas davantage et pas autrement.
La doctrine de saint Alphonse donne absolument la même note. En voici le résumé
:
1° Quand Dieu nous console par des visites pleines d'amour et nous fait sentir
la présence de sa grâce, il ne convient pas de rejeter ses faveurs, comme l'ont
prétendu quelques faux mystiques; elles sont plus précieuses que les richesses
et les honneurs du monde. Il faut les recevoir avec de grandes actions de
grâces, mais n'en pas savourer la douceur avec. une sorte de gourmandise
spirituelle, et ne pas croire que Dieu nous favorise parce que nous nous
conduisons mieux que les autres. Cet orgueil et cette sensualité déplairaient à
Dieu, et le forceraient à se retirer de nous et à nous laisser dans notre
misère. Humilions-nous, en nous remettant devant les yeux les péchés de notre
vie passée. Considérons que ces faveurs sont de purs effets de là bonté de Dieu;
il nous les accorde pour nous disposer à faire les sacrifices qu'il demande, et
peut-être à souffrir avec patience les épreuves qu'il va envoyer. Dans la
consolation, préparons-nous à la tribulation : « Offrons-nous donc alors à
supporter toutes les peines extérieures et intérieures qui nous attendent;
maladies, persécutions, désolations spirituelles, en disant : « Seigneur, me
voici, faites de moi et de ce qui m'appartient tout ce qu'il vous plaît;
donnez-moi la grâce de vous aimer et d'accomplir parfaitement votre sainte
volonté, je ne vous demande pas autre chose ».
2° Dans la désolation spirituelle, il faut se résigner. « Je ne prétends pas que
nous n'éprouvions aucune peine de nous voir privés de la présence sensible de
notre Dieu; on ne peut s'empêcher de ressentir une telle peine ni de s'en
plaindre, puisque notre divin Sauveur lui-même s'en plaignit sur la Croix ».
Mais il faut imiter son amoureuse résignation et celle des Saints. « Ceux-ci ont
été le plus souvent dans les aridités, et non dans les consolations sensibles;
ce qu'ils ont désiré et cherché pendant-la vie, ce n'est pas la ferveur sensible
dans la jouissance, mais la ferveur spirituelle dans la souffrance ». Êtes-vous
dans l'aridité ? Tenez bon, et ne négligez aucun de vos exercices ordinaires d'e
piété, spécialement l'oraison mentale. N'imitez pas les âmes peu surnaturelles
qui, renonçant à leur pieuse entreprise, se relâchent de leur austérité, cessent
de refréner leurs sens, et perdent les fruits de leurs travaux antérieurs. -Vous
semble-t-on que les aridités sont la punition de vos fautes ? Acceptez avec
humilité ce châtiment miséricordieux, et ne négligez rien pour faire
disparaître la cause de ce triste état, à savoir telle affection naturelle,
votre peu de recueillement, votre démangeaison de tout voir, de tout entendre,
de tout dire. Reconnaissez que vous avez mérité de ne plus goûter aucune joie.
Pratiquez surtout la résignation, et confiez-vous plus que jamais à la bonté de
Dieu; car, alors plus que jamais, il s'agit de vous rendre particulièrement
chers à votre divin Époux. Courage donc pour continuer de le chercher. Peut-être
ne reviendra-t-il pas avec ses douceurs : qu'importe, pourvu qu'il vous donne la
force de l'aimer quand même et de faire tout ce qu'il veut ? « Un amour fort
plaît à Dieu plus qu'un amour tendre ». Soumettons-nous avec humilité à la
volonté divine, « et la désolation nous sera bien plus avantageuse que la
consolation ». Et le Saint nous apprend à faire cette magnifique prière :
« Jésus, mon espérance, mon amour, unique amour de mon âme ! Je ne mérite pas
que vous me donniez des consolations et des douceurs; réservez-les pour les âmes
innocentes qui vous ont toujours aimé. Pour moi qui vous ai offensé, j'en suis
indigne, je ne vous les demande pas. Voici tout ce que je désire: O mon Dieu,
faites que je vous aime, faites que j'accomplisse votre volonté dans tout le
cours de ma vie, et puis disposez de moi comme il vous plaît. Ah! malheureux que
je suis, j'aurais à souffrir bien d’autres ténèbres, d'autres terreurs, d'autres
abandonnements, pour expier les injures que je vous ai faites; j'ai mérité
l'enfer, où, séparé de vous et rejeté pour toujours, je devrais pleurer
éternellement sans pouvoir jamais plus vous aimer. Ah ! mon Jésus, éloignez de
moi cette peine, je me soumets à tout le reste... Donnez-moi la force de vaincre
les tentations, de me vaincre moi-même. Je veux être tout à vous: je vous donne
mon corps, mon âme, ma volonté, ma liberté; je ne veux plus vivre pour moi, mais
pour vous seul. Affligez-moi comme il vous plait, privez-moi de tout, pourvu que
vous m'accordiez votre grâce et votre amour » .
Ne nous sera-t-il point permis, au moins, de désirer, de demander même avec
instance, les consolations divines, ou la cessation des désolations ?
Nous le pouvons; nous n'y sommes pas obligés.
Nous le pouvons, à cause du grand soutien que nous apportent les faveurs
divines, et de l'affaissement où les désolations persistantes pourraient nous
laisser. Le Saint-Esprit dans les psaumes, l'Eglise dans sa liturgie, nous
mettent sur les lèvres des prières de ce genre. Aucun auteur catholique n'en
conteste la légitimité. Tous nous recommandent de ne les faire qu'aVec une
intention pure, un cœur détaché et une volonté soumise. Mais s'il y a accord sur
le principe, il y a divergence dans la pratique. Alvarez de Paz, Louis de
Grenade, et quelques auteurs modernes, conseillent fortement de faire cette
demande. Au contraire, saint François de Sales, tout en permettant à sa
Philotée « d'invoquer Dieu pour qu'il ôte cette bise infructueuse qui dessèche
notre âme et qu'il nous rende le gracieux vent des consolations », nous pousse
ailleurs à « une extrême indifférence pour les consolations ou les désolations »
. Saint Alphonse écrit en propres termes : « Est-ce à dire que Dieu vous fera
sentir derechef la douceur de sa présence ? Gardez-vous de le demander; demandez
plutôt la force nécessaire pour rester fidèle » . Dans cette divergence
d'opinions, chacun conserve sa liberté.
Nous ne sommes pas obligés de demander les consolations ou la cessation des
désolations. Nous regrettons d'avoir à contredire quelques auteurs très
estimables. Mais en affirmant cette obligation, ils condamnent saint François de
Sales et saint Alphonse, ces deux grands Docteurs de la piété, qui n'ont pas
connu ce précepte, et qui ont enseigné et pratiqué tout le contraire; ils
condamnent aussi la multitude des Saints qui ont basé leur conduite. sur une
parfaite indifférence en cette matière. D'où viendrait d'ailleurs cette
obligation ? Les consolations, nous l'avons dit, ne sont ni l'essence de la
dévotion, ni le seul moyen d'y parvenir, ni même un moyen nécessaire. Les
désolations ne sont pas l'indévotion; et, loin d'être un obstacle insurmontable,
elles sont un remède dont nous avons trop souvent besoin. Ces auteurs semblent
oublier que, s'il faut nourrir l'amour divin, il faut aussi que l'amour-propre
soit mortifié.
On objecte que les désolations sont une maladie, dont on n'obtiendra souvent la
guérison qu'à force de la demander. Pour nous, le vrai mal, le fond même de tous
nos maux, c'est l'orgueil et la sensualité; les désolations en sont le châtiment
miséricordieux, le remède providentiel. Là comme ailleurs, Dieu guérit un mal de
coulpe par un mal de peine. Pourquoi serions-nous obligés de le presser, de
l'importuner, pour qu'il change son traitement ? Mieux vaudra prier, pour qu'il
rende notre volonté plus soumise, et que le remède opère son effet.
On objecte aussi que l'on manque à la confiance en ne faisant pas cette demande.
Mais c'est tout le contraire; Assurément, quand on pense avoir besoin des
consolations, et qu'on les sollicite avec la simplicité d'un enfant, cette
confiance honore Dieu, pourvu qu'elle soit jointe à la soumission. Mais il en
faut bien davantage, pour se remettre entièrement dans les mains de Dieu, se
tenir dans une paisible attente, et se résigner d'avance à tout ce qu'il voudra.
C'est en même temps une prudence supérieure, une générosité plus parfaite. Et
tout cela doit toucher profondément le cœur de notre Père des Cieux.
CHAPITRE XII
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA VOIE COMMUNE (Suite)
Les ténèbres, l'insensibilité, etc.
Peut-être avons-nous assez parlé des peines intérieures. Mais, comme elles sont
la plus fatigante des épreuves, on ne sera jamais trop bien armé pour en
soutenir le choc. Au risque de nous répéter, nous en considérerons brièvement
les formes les plus crucifiantes : les ténèbres de l'esprit, l'insensibilité du
cœur, l'impuissance de la volonté, et partant la pauvreté spirituelle.
Ces peines viennent parfois de l'épuisement physique; le remède sera de rendre
au corps un peu de vigueur. Elles peuvent avoir pour causes la tiédeur de la
volonté et l'habitude du péché. Ces deux fléaux ont le triste secret d'enlever
progressivement la lumière, la délicatesse, la force et l'abondance, et
d'acheminer vers l'aveuglement, l'endurcissement, la torpeur et la misère. Mais
alors c'est la volonté qui a fléchi: n’ayant plus le courage de faire son
devoir, elle a laissé la négligence se glisser partout : prières, travail
intérieur, obligations de chaque jour, la paresse a tout ravagé. Que le tiède et
le pécheur secouent promptement cette torpeur de mort, et qu'ils se hâtent de
revenir à la ferveur ! C'est tout ce que nous avons à leur dire. Mais les peines
dont nous parlons peuvent être involontaires. L'âme est restée vraiment
généreuse. Parce qu'elle n'est plus soulevée par la dévotion sensible, il lui
semble qu'elle est sans force et sans, vie. Elle n'a pas l'impression de trouver
Dieu, et de jouir de sa douce présence au gré de ses désirs. Cependant, elle le
cherche de son mieux; elle fait ce qu'elle peut, dans la prière et hors de la
prière, coûte que coûte, et sans se laisser arrêter par la fatigue. Evidemment,
le résultat ne paraît pas glorieux; en réalité, la volonté est toute à son
devoir. C'est à ces âmes généreuses que nous nous adressons pour leur dire : «
Paix aux hommes de bonne volonté »! Dieu seul est Cause de votre peine;
remettez-vous entre ses mains, et supportez avec confiance son opération
douloureuse, mais pleine de vie.
ARTICLE PREMIER. Les
ténèbres de l'esprit.
Nous sommes « des
enfants de lumière », et nous devons aimer la lumière. Jamais nous ne
posséderons trop bien la science des Saints. Jamais notre foi ne sera trop
éclairée. Toujours elle reste obscure ici-bas, et ne saurait être la claire
vision. Cependant l'ombre diminue, la lumière augmente, avec l'étude et la
méditation, et mieux encore à mesure que l'âme devient plus pure et plus unie à
Dieu. De même, dans la conduite, nous préférons à bon droit le chemin de
lumière, où l'on voit clairement le devoir. Il est si doux et si encourageant de
constater que l'on fait la volonté de Dieu !
Mais le Seigneur ne veut pas que nous ayons toujours cette consolation. «
Aujourd’hui, dit le vénérable Louis de Blois, le Soleil de justice répand ses
rayons dans votre âme; il en dissipe les ténèbres, il en calme les tempêtes, il
vous rend l'heureuse tranquillité. Mais si cet astre brillant veut cacher sa
lumière, qui le forcera de la répandre ? Or, n'en doutez pas, il se cache
quelquefois; attendez-vous à des temps d'obscurité, où, ces divines clartés ne
paraissant plus, vous retomberez dans les ténèbres, le trouble et l'agitation .
La sécheresse obstinée produit déjà la nuit, à mesure que les pensées deviennent
plus rares et les affections plus arides. Dieu a beaucoup d'autres moyens de
faire les ténèbres et de les rendre profondes à son gré, qu'il s'agisse de notre
vie intérieure ou de la conduite du prochain. L'âme effrayée, déconcertée, se
demandera peut-être s'il ne s'est pas retiré mécontent. Il lui semblera qu'elle
perd sa peine et qu'elle n'avance plus ni dans la vertu ni dans la prière. Il
est possible même que le tentateur abuse de cette douloureuse épreuve pour
livrer ses pires assauts. Et, « comme d'un côté, dit saint Alphonse, les
suggestions du démon sont violentes et la concupiscence excitée, tandis que de
l'autre, l'âme au milieu de cette obscurité, quelle que soit la résistance de
sa volonté, ne sait cependant pas discerner suffisamment si elle résiste comme
il faut, ou si elle consent aux tentations, elle craint de plus en plus d'avoir
perdu Dieu, et de se trouver, par un juste châtiment de ses infidélités dans
ces combats, totalement abandonnée de lui » . Si de pareilles épreuves se
répètent et se prolongent, elle peut en venir à concevoir de cruelles
inquiétudes au sujet même de son salut éternel.
Âme de bonne volonté, pourquoi ces craintes ? Dieu, qui voit le fond des cœurs,
ne sait-il pas que vous voulez être toute à lui seul, et que votre unique désir
est de lui plaire ? A-t-il cessé d'être la bonté même ? Au fond de ses
amoureuses rigueurs, ne voyez-vous pas sa tendresse passionnée, saintement
jalouse de vous posséder sans partage ? Qu'il châtie vos moindres infidélités ou
qu'il entasse épreuves sur épreuves, c'est toujours son cœur qui gouverne sa
main. Mais il a pour vous cette dilection sage et forte qui préfère l'éternité
au temps, le ciel à la terre; il entend vous mener le plus loin possible dans
les voies de la sainteté. Ses rigueurs sont donc la preuve de son amour. Elles
sont aussi la marque de sa confiance. Lorsque vous étiez faible encore, il vous
attirait par des caresses et prenait mille précautions. Mais vous ne seriez pas
morte à vous-même, parmi tant de douceurs et de ménagements. Il cesse d'y
recourir, maintenant que vous avez pris de la force; « il vous prive de ses
consolations, pour vous tirer hors de la grossièreté des sens, et vous unir à
lui d'une manière bien plus excellente, bien plus intime et bien plus solide,
par la pure foi et le pur esprit. Pour que cette purification soit complète, il
faut qu'aux privations se joignent les souffrances, au moins intérieures, les
tentations, les angoisses, les impuissances, qui vont quelquefois jusqu'à une
sorte d'agonie. Tout cela sert merveilleusement à délivrer l'âme de son amour
propre » .
Après cette observation générale, examinons un instant les principales épreuves
de ce genre.
Il y a d'abord l'incertitude sur la valeur de nos prières; elles nous semblent
insignifiantes. Cherchons les moyens de nous tenir appliqués à Dieu, et faisons
de notre mieux. II saura comprendre ce que nous n'avons su lui dire. Il aura
pour agréable notre bonne volonté et daignera s'en contenter : s'il exige les
efforts, il ne demande pas le succès. La prière ainsi faite est sans
consolation, mais non pas sans fruit : puisqu'elle suffit à nous maintenir
fermes à tous nos devoirs, elle éclaire et nourrit plus qu'on ne pense. Au
reste, « l'expérience m'a appris, disait le P. de Caussade, que toutes les
personnes de bonne volonté qui se plaignent de la sorte savent mieux prier que
les autres, parce que leur prière est plus simple et plus humble, et que, par sa
simplicité, elle échappe à leur réflexion » .
Il y a l'incertitude sur la valeur de nos actes de vertu. Mais « autre chose,
dit saint Alphonse, est de faire un bon acte, comme de repousser la tentation,
d'espérer en Dieu, de l'aimer, de vouloir ce qu'il veut; autre chose de
connaître qu'on fait réellement ce bon acte. Ce second point, ou la connaissance
que nous ,avons d'avoir fait quelque bien, nous procure une jouissance; mais
notre mérite est dans le premier, c'est-à-dire dans l'exécution de la bonne
œuvre. Or Dieu se contente du premier, et prive l'âme du second, pour lui ôter
toute satisfaction qui n'ajoute rien à la valeur de l'acte; car il préfère notre
mérite à notre satisfaction » . Sainte Jeanne de Chantal souffrant terriblement
de cette peine, saint François de Sales la consolait en ces termes : « C'est le
plus haut point de la sainte religion de se contenter des actes nus, secs et
insensibles, exercés par la seule volonté supérieure. Nous devons adorer
l'aimable Providence, et nous jeter entre ses bras et dans son giron. Seigneur
si tel est votre bon plaisir que je n'aie nul p1aisir de la pratique des vertus
que votre grâce m'a conférées, j'y acquiesce de toute ma volonté, quoique contre
les sentiments de ma volonté; je ne veux point davantage de la jouissance de ma
foi, ni de mon espérance, ni de ma charité, que de pouvoir dire en vérité,
quoique sans goût et sans sentiment, que je mourrais plutôt que de quitter ma
foi, mon espérance et ma charité » .
Il y a aussi l'incertitude de la victoire dans les tentations. Elle est plus
pénible que le combat même, celui-ci fût-il très dur et persistant comme une
obsession. Mais que les âmes de bonne volonté prennent courage et se rassurent:
il peut se produire, dans les sens et l'imagination, bien des choses qui ne sont
pas des actes volontaires, où par suite il n'y a pas de péchés. Alors on aura
résisté comme on le devait; mais les ténèbres où l'on se trouve empêchent de
voir distinctement ce qui s'est passé. La volonté cependant n'a pas changé;
l'expérience le montrera bientôt: que l'occasion se présente d'offenser Dieu par
un simple péché véniel délibéré, on s'en abstiendra soigneusement, on
préférerait mille fois la mort . Il doit nous suffire d'avoir veillé, prié,
lutté généreusement. Il n'est pas nécessaire que nous ayons la claire
conscience du devoir accompli. Souvent même, il vaudra mieux que nous ne l'ayons
pas, l'humilité devant y gagner beaucoup. Ce fonds de corruption que nous
portons en nous, et qui, sans la grâce, amènerait les pires désordres, Dieu
veut nous le faire sentir par des expériences mille fois répétées. L'évidence de
la victoire amoindrirait l'humiliation, mettrait peut-être en péril l'humilité.
Dieu renforce l'humiliation et sauvegarde l'humilité, en nous laissant dans
l'incertitude. C'est une dure épreuve; mais elle nous rend le grand service
d'affermir solidement une vertu qui est la base de la perfection. Dans ces
circonstances, il peut y avoir une incertitude sur l'état de notre âme:
n'avons-nous pas succombé ? Sommes-nous encore dans la grâce de Dieu ? Ne mettez
pas une ardeur Inquiète à vous en assurer, nous dit saint Alphonse. « Vous
voulez avoir la certitude que Dieu vous aime ? Mais, en ce moment, Dieu ne veut
pas vous le faire connaître; il veut que vous ne pensiez qu'à vous humilier, à
vous confier en sa bonté, à vous résigner à, sa sainte volonté. Du, reste, c'est
une maxime reçue comme incontestable par tous les maîtres de la vie spirituelle,
que, lorsque une personne timorée est dans le doute d'avoir perdu la grâce, il
est certain qu'elle ne l'a pas perdue; car nul ne perd Dieu sans le savoir
indubitablement. De plus, selon saint François de Sales, la résolution que vous
avez, au moins dans le fond du cœur, d'aimer Dieu et de ne pas lui donner le
moindre déplaisir de propos délibéré, est une preuve que vous êtes en état de
grâce. Abandonnez-vous donc entre les bras de la divine miséricorde, protestez
que vous ne désirez que Dieu et son bon plaisir, et bannissez toute crainte. Oh!
qu'ils sont agréables au Seigneur, les actes de confiance et de résignation
faits au milieu de ces affreuses ténèbres » !
De toutes ces incertitudes, la plus douloureuse est celle qui regarde, notre
avenir éternel. A moins d'une révélation divine, personne ne sait, de science
absolument certaine, s'il est digne actuellement d'amour ou de haine; encore
moins s'il persévérera ou s'il ne fera pas une fin lamentable. Cette
incertitude, c'est Dieu qui l'a voulue. Sans elle, nous Aurions pu nous endormir
dans la paresse, ou nous exposer avec une folle témérité. Par elle, Dieu nous
maintient dans une humble défiance de nous-mêmes, dans un zèle toujours en
éveil; il affirme son souverain domaine et nous rappelle notre absolue
dépendance; il nous fait sentir le besoin perpétuel de prier, de veiller, de
nous mortifier, de multiplier nos saintes œuvres; il donne plus de lustre et de
valeur à notre foi, à notre confiance, à notre abandon. Adorons cette salutaire
disposition de la Providence; et, bien loin de- nous laisser aller à la crainte
mal réglée qui trouble la tête et fait perdre le courage, cultivons avec soin
cette crainte amoureuse qui stimule l'activité et met en garde contre le danger.
La vraie manière d'assurer l'avenir, c'est de sanctifier le présent. L'auteur de
l'Imitation nous montre un homme préoccupé de son éternité, au point d'en être
dans le trouble et l'agitation. « Souvent il flottait entre la crainte et
l'espérance. Un jour, accablé de tristesse, il va à l'église, se prosterne en
prière devant un autel, et roule en lui-même ces pensées qui l'obsèdent : Oh! si
je savais que je dusse persévérer! Aussitôt il entend dans son âme cette réponse
de Dieu : Si tu le savais, que voudrais-tu faire ? Fais maintenant ce que tu
voudrais faire alors, et tu seras bien en sûreté. Aussitôt, consolé et
réconforté, il s'abandonne au bon plaisir de Dieu, et son anxiété disparaît. Il
ne voulut plus rechercher curieusement ce qu'il adviendrait de lui, mais bien
plutôt quelle était, pour le moment présent, la volonté de Dieu et son bon
plaisir, afin d'entreprendre toutes sortes de saintes œuvres et de les mener à
bonne fin » . C'était d'un sage. Nous aussi, ne pensons qu'à prier avec
confiance, à faire notre devoir assidûment, à vivre ainsi dans l'humilité, le
renoncement, l'obéissance et le saint amour. Et Dieu qui est la bonté même, le
doux Sauveur qui a donne sa vie pour ses ennemis, le bon Pasteur qui court après
la brebis rebelle et obstinée ne laissera jamais une âme de bonne volonté finir
misérablement une sainte vie. D'ailleurs, ne cessons d'implorer la grâce de la
persévérance finale, et demandons-la, par l'entremise de notre Mère du Ciel; une
âme dévote à Marie ne saurait périr éternellement.
Il peut y avoir beaucoup d'autres genres d'obscurités. Tout en prenant les
moyens de s'éclairer, on manquera de lumière, soit dans sa vie intérieure, soit
pour la conduite du prochain. Par une permission de Dieu, les ténèbres se feront
de toutes parts. Quelle qu'en soit la nature, et si épaisses qu'on les suppose,
elles nous laissent la raison et la foi: il restera toujours au pasteur et au
fidèle, l'Église, l'Évangile, les bons livres et la direction; au religieux, ses
Supérieurs et sa Règle. N'est-ce pas tout ce qu'il faut pour nous orienter
sûrement vers le port de la bienheureuse éternité ? L'épreuve n'enlève donc que
les lumières spéciales, radieuses et délicieuses, qui nous apportent, il est
vrai, un précieux supplément de force, mais dont on pourrait faire abus. En tout
cas, elles ne sont pas nécessaires; et, si Dieu nous les ôte sans faute de notre
part, il saura bien nous faire trouver, par l'abandon et les efforts, un
surabondant dédommagement. Laissons Dieu nous conduire à son gré, même parmi les
désolations et les ténèbres; confions-nous à ce Père infiniment sage et bon, et
n'ayons d'autre souci que d'accomplir avec amour toutes ses volontés.
Ainsi faisait Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus : « Je remercie mon Jésus,
écrivait-elle, de me faire marcher dans les ténèbres; j'y suis dans une paix
profonde. Volontiers je consens à rester toute ma vie religieuse dans ce
souterrain obscur où il m'a fait entrer; je désire seulement que mes ténèbres
obtiennent la lumière aux pécheurs. Je suis heureuse, oui bien heureuse de
n'avoir aucune consolation ».
ARTICLE II.
L'insensibilité du cœur, les dégoûts, etc.
Nous le répétons, il ne
s'agit pas ici d'une âme esclave de ses passions, ou débilitée par la tiédeur
volontaire, mais de celle qui 'Veut résolument être toute à Dieu.
« Il est triste de remplir les plus religieux devoirs avec un cœur froid et un
esprit dissipé; d'y revenir toujours sans zèle, et d'être obligé d'y traîner son
cœur comme par force; de se trouver devant Dieu sans sentiment et avec une
stupide indifférence; de prier sans recueillement, de méditer sans affection, de
se confesser sans douleur, de communier sans goût, de manger le pain céleste
avec moins de satisfaction que le pain matériel; de souffrir au dehors sans être
consolé au dedans; de porter de pesantes, croix sans ressentir cette onction
secrète qui les adoucit ». Voilà notre épreuve admirablement décrite par le P.
de Lombez; mais que faut-il en, penser ?
« Cet état, continue-t-il, est bien mortifiant; il est pourtant ménagé avec
beaucoup de sagesse par la Providence d'un Dieu qui connaît parfaitement ses
droits et nos besoins. Vous êtes juste, Seigneur; et tous vos arrêts sont dictés
par l'équité même; mais votre miséricorde entre aussi toujours pour beaucoup
dans tous vos conseils... (Âme de bonne volonté), ou c'est pour vous punir de
vos fautes que Dieu retire ses consolations, ou c'est pour augmenter vos
mérites. Si c'est pour vous punir de vos fautes, que ne tournez-vous votre
mécontentement contre vous-même ? Si c'est pour augmenter vos mérites, pourquoi
vous- plaindrez-vous de lui ? S'il vous traite comme vous le méritez, quel tort
vous fait-il ? S'il veut vous faire mériter davantage, quelle reconnaissance ne
lui devez-vous pas ? Craindriez-vous ou qu'il vous fît expier vos péchés trop
facilement dans ce monde, ou que, par de légères souffrances il vous rendît trop
heureuse dans l'autre ? Vous aurez beau raisonner, ce que vous appelez ses
rigueurs doit nécessairement avoir un de ces deux motifs. Dieu ne hait point son
ouvrage, et il n'appelle point l'homme à son service pour le rendre malheureux »
.
Dès lors que notre volonté demeure ferme et généreuse, évitons l'inquiétude.
Confions-nous à Dieu comme un malade à son médecin; c'est alors surtout qu'il
est tout occupé de nous guérir et de nous sauver. L'amour-propre voudrait que
notre contrition se traduisît par des flots de larmes, notre amour de Dieu par
de douces effusions de tendresse; il voudrait connaître, voir et sentir chacun
de nos actes de vertu, pour s'en assurer, pour s'en repaître ou s'y complaire.
Durant cette vie, nous sommes si misérables, que tout don connu risque d'être
bientôt changé en poison par ce subtil amour-propre. Voilà ce qui force Dieu, en
quelque sorte, à nous cacher les grâces qu'il nous accorde : il nous en conserve
la substance, il nous ôte ce qui brille et ce qui flatte. Si nous comprenions
bien nos intérêts, nous regarderions cette conduite de Dieu comme un précieux
bienfait, et jamais nous ne baiserions sa main avec plus de confiance que
lorsqu'il semble l'appesantir davantage sur nous. En effet, quand la nature est
dans ces crucifiements intérieurs, et qu'elle se désespère de n'y voir aucun
remède, c'est l'amour-propre qui se trouve réduit à l'agonie et qui se voit sur
le point d'expirer. Ah ! qu'il meure donc, ce misérable amour déréglé ! Qu'il
soit crucifié, cet ennemi domestique de nos pauvres âmes, cet ennemi de Dieu et
de tout bien !
Mais, direz-vous, cette affreuse indifférence pour Dieu ? Elle n'est
qu'apparente et dans la partie inférieure, puisque la volonté demeure ferme à
tous ses devoirs. La partie supérieure veut Dieu, et il est content d'elle. En:
voici la preuve évidente : vous êtes désolée, dans tous vos exercices, de sentir
que vous n'aimez pas Dieu comme vous le désirez, et vous ne savez que vous en
plaindre amèrement : Mon Dieu, je ne vous aime donc pas. Oh! que le désir
intérieur et profond d'être toute à lui doit être violent, puisque la seule
crainte de ne pas l'aimer vous afflige si fort ! C'est la marque certaine qu'au
milieu de vos froideurs, de vos insensibilités, de votre indifférence apparente,
Dieu a allumé dans votre cœur le feu d'un grand amour, qui devient toujours
intérieurement plus fort, plus profondément embrasé, par les craintes mêmes de
ne pas aimer . Vos angoisses sont donc précisément ce qui devrait vous rassurer.
Mais il est une autre preuve, meilleure encore : c'est que nos actes, pour être
agréables à Dieu, n'ont aucunement besoin des émotions. De leur nature, ils sont
spirituels, et s'élaborent dans la partie supérieure de l'âme. Que la partie
inférieure apporte son concours, qu'elle reste inerte, qu' elle travaille même à
l'encontre, ce sera toujours secondaire. L'essentiel est que la contrition
change, la volonté, et non pas qu'elle fasse couler des larmes, - que le saint
amour unisse fortement notre vouloir à celui de Dieu, et non pas qu'il se
traduise en effusions de tendresse. Il faut en dire autant des autres vertus.
Pour obtenir ce résultat, la sensibilité n'est pas nécessaire; elle devient
gênante, dès qu'elle sert de pâture à l'amour-propre. Voilà l'obstacle que Dieu
veut démolir par cette insensibilité du cœur. C'est une opération douloureuse,
mais bien salutaire; au lieu de nous en plaindre amèrement, baisons avec
reconnaissance la main de Dieu qui ne nous fait souffrir que pour nous guérir.
L'insensibilité du cœur est une lourde peine, du moins pour l'âme qui n'a pas
encore le parfait abandon ; mais l'épreuve se renforce, quand à la privation du
sentiment pieux se surajoutent les dégoûts, les répugnances, les révoltes
intérieures. C'est le sursaut de la nature devant les grands sacrifices, ou
quand la coupe est déjà pleine. Ces répugnances et ces révoltes n'ont rien de
coupable, pourvu qu'on les souffre avec patience et que la volonté ne se laisse
pas entraîner: il ne manque alors que l’impression sensible de la soumission,
puisque notre volonté demeure unie à celle de Dieu, et fidèle à tous ses
devoirs. Qu'on se rappelle l'agonie de Notre-Seigneur au Jardin des Olives, et
l'on comprendra que l'amertume du cœur et la violence des angoisses ne sont pas
incompatibles avec une soumission parfaite. Les révoltes ne sont que dans la
partie inférieure; la soumission continue de régner dans la partie supérieure. -
Gardons-nous bien de croire que ces épreuves soient un obstacle à notre
avancement. Au contraire, voilà, dit le P. de Caussade, les luttes intimes dont
parle saint Paul, et après lui tous les maîtres de la vie spirituelle; voilà
comment, par le combat, le vrai juste se soustrait à la domination des sens;
voilà les grandes victoires, qui nous procurent en ce monde la paix, et la
soumission (relative) de la partie inférieure, au ciel la possession d'un Dieu
: On apprend, dans ces tempêtes, à se détacher de tout, à faire de pénibles et
fréquents sacrifices, à se vaincre en bien des choses, à pratiquer éminemment la
patience, l'humilité, l'abandon. Cela se fait par la fine pointe de l'esprit,
presque à notre insu, malgré les apparences, au point que nous avons souvent la
soumission sans penser l'avoir. Loin d'être une marque de l'éloignement de
Dieu, ces dégoûts sont une plus grande grâce que nous ne pensons, puisque, en
nous pénétrant de notre faiblesse et de notre perversité, ils nous portent à ne
rien attendre que de la divine bonté .
Ne rien faire alors contre l'ordre de Dieu, ne pas nous lamenter désespérément,
mais dire humblement notre fiat, voilà la parfaite soumission. qui naît de
l'amour, et du plus pur amour. Oh! si nous savions, en de pareilles rencontres,
demeurer dans un silence de respect, de foi, d'adoration, de soumission,
d'abandon et de sacrifice, nous aurions trouvé le grand secret qui sanctifie
les souffrances et même les adoucit. Il faut s'exercer à cela, s'y former
doucement, prendre bien garde au trouble quand on y a manqué, mais revenir
aussitôt à ce filial abandon, avec une humilité paisible et tranquille. Nous
pouvons alors compter sur le secours de la grâce. Quand Dieu nous envoie de
grandes croix, et qu'il nous voit désireux de les bien porter, il ne refuse
jamais de nous soutenir invisiblement, de manière que la grandeur de la force et
de la paix aille de pair avec la grandeur de l'épreuve, et même parfois la
surpasse. D'ailleurs, il ne faut pas quitter la prière et cesser nos actes
intérieurs, si secs, si pauvres et misérables qu'ils paraissent : ils n'auront
pas de saveur pour nous; ils en auront beaucoup pour Celui qui voit notre bonne
volonté . Heureuses les âmes qui, à l'exemple de Sœur Thérèse de
l'Enfant-Jésus, ont pour idéal de consoler leur bon Maître, et non d'exiger
qu'il les console toujours !
ARTICLE III. Les
impuissances de la volonté.
Peut-être la difficulté
vient-elle de physique ? Le remède serait de rendre peu de vigueur.
Les âmes moins avancées, les tièdes et les pécheurs sont gênés dans leur action
par leurs grandes et petites passions : qu'ils cultivent la pénitence et la
mortification intérieure; peu à peu ils se dégageront de leurs liens. .
Une âme qui est toute à Dieu, sans avoir encore dépassé la voie commune, peut
être travaillée par une profonde aridité du sentiment, par ces ténèbres et cette
insensibilité dont nous venons de parler ; et cela suffit pour qu'elle éprouve
une certaine impuissance dans la pratique des vertus, et surtout dans la
prière.
Chez cette âme, l'impuissance à pratiquer les vertus n'est que relative, elle
est même plus apparente que réelle. C'est d'abord une impuissance à les
pratiquer avec sentiment ; par là même qu'on ne sent ni l'amour, ni la
contrition, ni les autres vertus, on se figure qu'on ne les a pas, et qu'on ne
fait rien : Mais c'est l'épuisement au corps un une illusion : nous l'avons déjà
dit, autre chose est de produire des actes bons, autre chose d'en avoir
l'impression. Dieu demande les œuvres, il n'exige pas le sentiment. Il y a plus
: si on demeure fidèle à tous ses devoirs, sans l'appui des consolations et des
suavités, la bonne volonté n'en est que plus agréable à Dieu et plus méritoire
pour nous, parce qu'il a fallu plus d'esprit de sacrifice. Il y a peut-être une
autre source d'illusion : on avait formé de grands projets, rêvé des vertus
extraordinaires, caressé un idéal un peu chimérique, et l'on n'arrive pas à son
but. On y perd quelques vains espoirs et un peu de son orgueil : Loin de s'en
attrister, on devrait bénir Dieu, qui nous conserve dans l'humilité et nous
ramène a la réalité. Malgré toutes les déceptions de ce genre, une chose
demeurera parfaitement possible, celle-là même qui fait le fond de la
sanctification, c'est-à-dire de garder les lois de Dieu et de l'Église et nos
devoirs journaliers. Un religieux pourra toujours observer ses vœux, aimer sa
Règle, obéir à ses Supérieurs, vivre en paix avec ses frères, régler ses
passions, offrir à Dieu ses actions, supporter ses peines avec patience, et se
faire ainsi un trésor inappréciable de vertus et de mérites. Que faut-il de plus
? Voilà le vrai chemin de la perfection ; il est absolument sûr et nous ouvrira
une très large carrière.
C'est surtout du côté des actes intérieurs et de l'oraison que l'impuissance
peut se déclarer. Là encore elle n'est que relative. « L'âme se sent comme
incapable, au dire de saint Alphonse, de s'élever vers Dieu, et de produire
aucun acte de charité, de contrition, de résignation. Mais qu'importe ? Car il
suffit de s'y essayer, ne fût-ce que par la fine pointe de la volonté. Alors,
bien que ces actes soient pour vous sans ferveur, sans goût, voire même
imperceptibles, Dieu les accepte et les a pour agréables. Cependant, au milieu
même de cette obscurité, une chose reste toujours possible : nous anéantir
devant Dieu, confesser notre misère, nous jeter dans le sein de sa miséricorde.
Et puis n'oublions pas qu'il faut prier, en quelque état que l'on se trouve;
dans les ténèbres, dans la lumière, il faut crier vers Dieu : Seigneur,
conduisez-moi par telle voie qu'il vous plaît; faites que j'accomplisse votre
volonté; je ne veux pas autre chose » . Si nous ne savons guère exprimer nos
désirs par des paroles et des sentiments, nous pouvons du moins nous tenir avec
esprit de foi en la présence de Dieu, avec un réel désir de recevoir sa grâce
selon nos besoins; et c' est une vraie prière, parce que Dieu voit la
préparation de notre cœur, il comprend ce que nous ne savons lui dire. En un
mot, nous n'avons d'impuissance que pour faire ce que Dieu ne veut pas de nous
en ce moment; et par suite, il ne nous serait pas expédient d'y réussit comme
nous le voudrions .
Peut-être le bon Maître veut-il simplement nous éprouver, pour nous enfoncer un
peu plus dans l'humilité, le détachement, le saint abandon. Alors il supprimera
les consolations sensibles et les suavités spirituelles; il les remplacera par
l'obscurité, l'insensibilité, ou même les dégoûts. Il faudra nous tenir fermes à
notre devoir, ne pas négliger l'oraison, mais supporter courageusement
l'épreuve, en l'atténuant, s'il est possible, au moyen d'un bon livre et par les
autres pieux expédients que suggère l'expérience. -Peut-être Dieu veut-il nous
faire passer des voies communes aux voies mystiques. Alors il nous fera
supprimer peu à peu les actes discursifs, méthodiques, compliqués et variés,
pour nous acheminer vers une oraison de simple regard avec des actes plus
courts et moins variés, ou dans un silence plein d'amour. Cette opération divine
est une grâce très précieuse; bien loin de la contrarier, prêtons-nous-y avec
une confiante docilité. Mais il faudra chercher, dans quelque bon livre, et
surtout près d'un guide expérimenté, les lumières et la direction, qui sont
alors spécialement nécessaires.
Dans tous les cas, c'est une belle occasion d'avancement spirituel et de filial
abandon. « Rassurez-vous, disait le P. de Caussade; il s'en faut bien que vous
perdiez votre temps dans l'oraison; vous en pourriez faire. de plus tranquilles,
vous n'en ferez jamais de plus utiles ni de plus méritoires. Car l'oraison de
souffrance et d'anéantissement étant la plus crucifiante est aussi celle qui
purifie l'âme davantage, et qui la fait plus tôt mourir à elle-même, pour ne
vivre ensuite qu'en Dieu et pour Dieu. Oh! que j'aime ces oraisons, durant
lesquelles vous vous tenez devant Dieu comme une bête, insensible à tout, et
accablée sous le poids de toutes sortes de tentations ! Quoi de plus propre à
humilier, à confondre, à anéantir votre âme devant Dieu ! Voilà ce qu'il
prétend, et où conduisent ces misères apparentes... Cette stupidité, si elle ne
vous empêche pas de remplir vos devoirs, de garder vos règles, de vous acquitter
de vos exercices de piété, vous devez la regarder comme une épreuve de Dieu, qui
vous est commune avec presque tous les Saints. Soyez fidèle; en l'acceptant,
vous trouverez un exercice très méritoire de patience, de soumission, d'humilité
intérieure.. Elle ne peut être préjudiciable qu'à l' amour-propre qui peu à peu
meurt et s'anéantit par là plus efficacement que par toutes les mortifications
extérieures... Jamais on ne parvient à l'entière défiance de soi, à une parfaite
confiance en Dieu seul, qu'après avoir passé par ces divers états de complète
insensibilité et d'absolue impuissance. Heureux états qui produisent de si
merveilleux effets !... D'un autre côté, il n'est pas de sacrifices que Dieu
accepte plus volontiers que cette entière donation d'un cœur brisé et anéanti;
c'est vraiment l'holocauste d'agréable odeur. Les oraisons les plus douces et
les plus ferventes, les mortifications volontaires les plus rigoureuses, n'ont
rien de comparable et n'en approchent pas » .
Saint François de Sales écrivait de même à sainte Jeanne de Chantal : « De quoi
pleurez-vous, ô femme ? Non, il ne faut plus être femme, il faut avoir un cœur
d'homme; et, pourvu que nous ayons l'âme ferme en la volonté de vivre et de
mourir au service de Dieu, ne nous étonnons ni des ténèbres, ni des
impuissances, ni des barrières. Là-haut il n'y aura plus de barrières, ici il
en faut souffrir... Dieu veut que notre misère soit le trône de sa miséricorde,
et nos impuissances le siège de sa toute-puissance ». Le pieux Docteur invite
ensuite sa sainte dirigée à demeurer humble, tranquille, douce et confiante,
parmi l'impuissance et l'obscurité. Il veut qu'elle ne s'impatiente pas,
qu'elle ne se trouble pas, mais qu'elle demeure en ses ténèbres et qu'elle
embrasse la croix de bon cœur, franchement et fermement .
ARTICLE IV. - La
pauvreté spirituelle.
Des ténèbres, de
l'insensibilité, de l'impuissance, peut-il sortir autre chose que la pauvreté
spirituelle ? Ainsi raisonne celui qui est plongé dans l'épreuve. Mais il se
trompe. Dès lors que la partie supérieure de l'âme s'attache à la volonté divine
et demeure fidèle au devoir, les ténèbres, l'insensibilité, l'impuissance, ne
sont que dans la partie inférieure; et, par conséquent, la pauvreté ne sera
qu'apparente. En réalité, cette dure épreuve est la source d'une grande
richesse, solidement fondée sur l'obéissance et l'humilité, et bien gardée
contre les ravages de l'amour-propre.
Mais il y a peut-être un malentendu : Dieu nous gouverne à sa manière, et nous
avions conçu la chose autrement; c'est de là que vient notre trouble; et, pour
le dissiper, il importe, de mieux comprendre les vues de Dieu et d'y entrer
pleinement.
Loin de nous la pensée d'entraver les âmes généreuses ! Nous voudrions
seulement les empêcher de faire de grands pas hors de la voie. Nos aspirations
sont, en général, trop médiocres; bien des grâces restent inutilisées, nous
serons loin d'atteindre à la sublimité de gloire que Dieu nous destinait. Il
faut donc porter bien haut nos désirs d'avancement spirituel. Encore
doivent-ils s'appuyer sur Dieu seul, et se régler sur son bon plaisir, de telle
sorte que nous voulions notre perfection comme Dieu la veut, et seulement comme
il la veut. Le désir ainsi formé peut être plein d'une sainte ardeur, il demeure
toujours paisible et soumis, parce qu'il a son principe dans la grâce et sa
règle dans la volonté divine. Il est un autre désir de perfection qui ne vient
pas tout entier de Dieu; il s'inspire plus ou moins de la recherche de
nous-mêmes, il se guide en partie d'après la volonté propre; et, par suite, il
se fera connaître à l'inquiétude, au trouble, à l'empressement. Autant l'un
mérite confiance, autant l'autre a besoin d'être surveillé. Il faudra donc à la
fois tendre avec ardeur à la perfection, mais nous tenir en garde contre les
inspirations de l'amour-propre.
Heureusement, Dieu nous vient en aide, au moyen de ces peines dont nous parlons.
Il nous prête par elles un double secours, également nécessaire et précieux: il
seconde notre désir d'avancement, en nous soutenant puissamment de sa grâce
invisible; il nous préserve des ravages de l'amour-propre, en nous laissant
fortement l'impression de notre pauvreté. Nous devons donc le bénir à la fois,
et de ce qu'il augmente ainsi notre fortune spirituelle, et de ce qu'il la place
sous la sauvegarde de l'humilité. Nous donnerons quelques détails pour achever
de mettre en lumière cette vérité si consolante.
S'agit-il de nos péchés et de nos imperfections ? Nous- dirons à Dieu du fond du
cœur : Je déteste mes fautes et mes misères; avec votre grâce, je veux faire
tous mes efforts pour m'en corriger. Il accourt à notre aide, mais de sorte
qu'il nous assure la victoire, et nous conserve néanmoins dans le mépris de
nous-mêmes. La vaine complaisance nous envahirait peut-être, si nous trouvions
en nous de la force et du courage. Il nous ménagera la grâce de vaincre
petitement, c'est-à-dire avec l'impression de notre faiblesse, ,et par suite
avec modestie. Loin de s'enivrer d'orgueil, on pensera n'être qu'un vil néant.
Ce mécontentement de soi fera le contentement de Dieu. Et, d'un autre côté,
quand on en sera venu à chercher pour unique satisfaction de satisfaire Dieu,
rien ne pourra plus nous troubler.
« Tant que nous sommes en cette vie, dit le P. de Caussade, nous .ne pouvons que
nous trouver très imparfaits et très misérables. Voulez-vous .un remède efficace
pour guérir ces misères ? Le voici : tout en détestant les péchés qui en sont la
source, aimez-en, ou du moins acceptez-en les suites, c'est-à-dire l'abjection
et le mépris de vous-mêmes qui en résultent; le tout sans trouble, sans
chagrin, sans inquiétude, sans découragement. Rappelez-vous que Dieu, sans
vouloir le péché, s'en fait un instrument très utile, pour nous tenir dans
l'abaissement... C'est cette connaissance toujours plus claire de leur néant qui
augmente l'humilité de$ Saints; mais cette humilité selon Dieu est constamment
joyeuse et paisible. -
Vous êtes vivement pénétrés de vos fautes et de vos défauts; cela n'arrive qu'à
mesure que Dieu s'approche de nous, et que nous marchons dans la lumière. Cette
divine lumière, en brillant avec plus d'éclat, nous fait mieux voir au dedans de
nous un abîme de misère et de corruption; et cette connaissance est une des plus
sûres marques de progrès dans les voies de Dieu » . Elle nous trouble peut-être
en nous montrant trop clairement notre pauvreté; au fond, c'est pour cela même
qu'elle devrait nous consoler, et nous porter à rendre grâce.
S’agit-il de l'avancement dans les vertus ? Nous dirons à Dieu : Je ne veux que
vous plaire; je désire le don d'oraison, l'esprit de mortification, toutes les
vertus; je vous les demande avec instance, et je vais travailler sans relâche à
les acquérir. Cependant, vos adorables volontés seront constamment là règle de
mes désirs même les plus légitimes et les plus saints. J'ai ma sanctification à
cœur, autant que vous la voulez de moi, mais seulement dans la mesure, la forme
et le temps qui vous conviennent. Infiniment sage et bon, Dieu ne peut rejeter
les désirs d'avancement qu'il nous a lui-même inspirés; il les exauce donc;
mais, pour soustraire aux ravages de l'orgueil nos progrès, la patience,
l'humilité, l'amour, l'abandon, et les autres fruits de la grâce, il nous les
cache si bien que nous ne pouvons parfois nous empêcher de pleurer sur l'absence
présumée de toute vertu. Nous devrions plutôt l'en remercier. Car il n'y a pas
un seul don si excellent qui, après avoir été un moyen d'avancement, ne puisse
devenir un piège et un obstacle, par les retours de complaisance et les attaches
qui salissent l'âme. De là vient que Dieu nous ôte ce qu'il avait donné. Mais il
ne l'ôte que pour le rendre au centuple, après qu'il nous aura purifiés de cette
appropriation maligne que nous en faisions sans nous en apercevoir. C'est
pourquoi, tout en travaillant avec une pieuse avarice à nous enrichir de
vertus, nous devrions dire au Seigneur : Je consens à être privé, autant qu'il
vous agréera, de savoir s'il vous a plu de m'accorder ces grâces et cet
avancement; car je suis si misérable, que tout bien connu se tourne pour moi en
poison, et que ces maudites complaisances d'amour-propre viennent souiller la
pureté de mes œuvres presque à mon insu et malgré moi. Ainsi, mon Dieu, c'est
moi-même qui vous lie les mains, et qui vous oblige à me cacher, par bonté. les
grâces que votre miséricorde vous porte à me faire .
S'agit-il des moyens de sanctification ? Confions-nous en Dieu : il saura bien
choisir, pour les âmes fidèles, non pas les plus glorieux ni les plus conformes
à leur attente, mais ceux qui peuvent le mieux assurer leur avancement, surtout
les affermir dans le détachement et l'humilité. Que voudrions-nous de plus ? En
quoi donc consiste le service de Dieu, sinon à nous abstenir du mal, à garder
les commandements, à travailler selon nos forces d'après la volonté divine ? Et
quand vous faites cela, « pourquoi désirer, avec une ardeur empressée, les
lumières de l'esprit, les sentiments, les goûts intérieurs, la facilité au
recueillement, à l’oraison, et tout autre don de Dieu, s'il ne lui plaît pas de
vous les donner encore ? Ne serait-ce pas vouloir vous perfectionner à votre gré
et non au sien, suivre votre volonté et non la volonté divine, avoir plus
d'égard à votre goût qu'au goût de Dieu; en un mot, vouloir le servir à votre
fantaisie, et non selon son bon plaisir ? Devrai-je donc me résigner à demeurer
toute ma vie en proie à ma pauvreté, à mes faib1esses, à mes misères ? Oui
certes, s'il plaît .ainsi à Dieu ». Ce n'est alors qu'une pauvreté apparente; au
fond, « c'est être bien riche que d'être précisément ce que Dieu veut », c'est
une haute perfection que d'accepter dé bon cœur tout ce que Dieu fait.
Pouvez-vous ignorer qu'il y a une vertu héroïque à savoir supporter patiemment
et constamment ses misères, ses faiblesses, sa pauvreté intérieure, ses
ténèbres, ses insensibilités, ses divagations, ses folies, ses extravagances de
l'esprit et dé l'imagination (tout en faisant de son mieux) ? C'est ce qui a
fait dire à saint François de Sales que, lorsqu'on aspire à la perfection, on
n'a pas moins besoin de patience et de douceur à l'égard de soi-même qu'à
l'égard des autres. Supportons-nous donc, dans nos propres misères, dans nos
imperfections et nos défauts comme Dieu veut que nous supportions le prochain en
pareil cas .
Ainsi donc, ce sentiment de notre pauvreté ne doit pas nous inquiéter quant au
présent, dès lors que nous avons vraiment bonne volonté : « Vous marchez
sûrement, dit saint Jean de la Croix; laissez-vous conduire et soyez contents.
Jamais vous n'avez été meilleurs que maintenant : parce que jamais vous n'avez
été aussi humbles et aussi soumis. Jamais vous n'avez tenu en si petite
considération vous-mêmes et toutes les choses au monde. Jamais vous ne vous
êtes crus si mauvais. Jamais vous n'avez trouvé Dieu si bon, ni ne l'avez servi
avec tant de désintéressement et de pureté d'intention. Jamais vous n'avez aussi
bien renoncé aux imperfections de votre volonté et de votre intérêt personnel,
que vous recherchiez peut-être autrefois » .
Quant à l'avenir, il ne vous reste plus qu'à vous efforcer d'aimer la sainte
abjection, le mépris et l'horreur de vous-mêmes, qui naissent de ce vif
sentiment de votre pauvreté. Lorsque vous y serez parvenus, vous aurez fait un
nouveau pas, plus décisif encore, pour votre avancement spirituel. Cette
apparente pauvreté bien comprise, humblement supportée, est un des plus grands
trésors que puisse posséder une âme ici-bas, puisque ce sentiment la mène à une
profonde humilité . Par là, Dieu l'empêche de mettre sa complaisance et sa
confiance en elle-même, de s'endormir dans une paresseuse tranquillité. Il
l'oblige à faire son salut avec crainte et tremblement; et, par suite, elle
s'appuie sur Dieu seul, elle se défie d'elle-même, elle veille, elle prie, elle
se mortifie, elle stimule son activité spirituelle, elle multiplie ses saintes
œuvres, pour mieux s'assurer le bonheur des élus.
CHAPITRE XIII
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA VOIE COMMUNE (Suite)
Paix, craintes et scrupules,
Article PREMIER, - La paix.
La paix de l'âme est un
bien souverainement désirable, non seulement pour la douceur qu'elle possède,
mais plus encore pour la force qu'elle nous communique, et pour les conditions
favorables où elle nous établit, Elle est presque indispensable à celui qui veut
vivre de la vie intérieure. Aussi le Seigneur se fait-il appeler, dans nos
saints Livres, « le Dieu de la paix » . Notre doux Sauveur, à peine né, fait
chanter par ses anges: « Gloire à Dieu au plus haut des Cieux, et paix sur la
terre aux hommes de bonne Volonté » . Maintes fois quand il se présente à ses
disciples après sa résurrection, il les salue de ce touchant souhait : « La paix
soit avec vous » . Ses Apôtres font de même au début de leurs Épîtres; et le
Saint-Esprit nous invite à « chercher la paix et à la poursuivre » .
Mais il y a une bonne et une mauvaise paix. La vraie paix est la tranquillité de
l'ordre Pour y parvenir, il faut donc mettre l'ordre dans nos pensées, nos
affections, nos vouloirs, nos actions et nos souffrances; c'est-à-dire, il faut
que notre volonté soit toujours soumise à celle de Dieu par l'obéissance et la
résignation; autrement, ce sera le désordre, et, « en résistant au Seigneur, on
n'aura pas la paix » , du moins la paix légitime.
La fausse paix est la tranquillité dans la tiédeur ou le péché. « Le Seigneur
l'a dit : il n'y a pas de paix (véritable) pour les impies » . C'est une grande
grâce que Dieu fait aux pécheurs de les tourmenter par le remords, jusqu'à ce
qu'ils se réveillent de leur léthargie. S'ils demeurent tranquilles dans le
péché, c'est ,1êUrpire infortune. Proportion gardée, il en faut 'dire autant de
l'âme tiède. Elle ne peut goûter la paix véritable et profonde; sa volonté n'est
pas entièrement bonne, trop de passions la tiraillent en sens divers. S’il
arrive qu'elle se tranquillise en son triste état, c'est un signe inquiétant;
cela ,vient, en effet, de ce que l' esprit s'aveugle, le cœur s'endurcit et, la
conscience s'endort.
La véritable paix est donc pour « les hommes de bonne volonté »; et elle aura
des degrés divers comme la bonne volonté elle-même. La plupart des chrétiens,
qui observent la loi divine et se soumettent à la Providence, ne le font
qu'imparfaitement, et plutôt par la crainte de se perdre, ou par le désir de _
sauver; ce sont des esclaves ou des mercenaires, et non pas des enfants ni des
amis de Dieu. Il ne faut donc pas s'attendre qu'ils trouvent cette paix pleine
et pro-. fonde, promise à ceux qui aiment la loi de Dieu . Et même, dit le P.
Grou,. « la paix des âmes dévotes, mais qui ne sont pas pleinement abandonnées
à- Dieu, est bien faible, bien chancelante, bien troublée, soit par le scrupule
de la conscience, soit par la terreur des jugements de Dieu, soit par les divers
accidents de la vie. Quand est-ce donc qu'une paix intime, solide, et (pour
ainsi dire) inaltérable, prend racine dans une âme? Du moment qu'elle se donne
tout à fait à Dieu » . A peine s'y est-elle résolue, que l'apaisement commence;
il se développe et s'affermit, à mesure que l'âme se détache de toutes choses et
s'attache à la seule volonté de Dieu. Elle souffrait, parce que l'amour divin
l'attirait vers le devoir, et l' amour-propre vers les plaisirs des sens ou les
satisfactions de l'esprit; c'était la lutte entre la grâce et la nature.
Maintenant qu'elle méprise sa propre volonté et ne cherche plus que celle de.
Dieu, le désordre a cessé, l'ordre se rétablit. Dès lors, l'inquiétude, le
trouble, l'agitation s'apaisent, et font place à la tranquillité, même à un vrai
bien-être. Et quand l'âme en' sera venue à cette entière liberté d'esprit, que
saint François de Sales recommandait à sainte Jeanne de Chantal , et qui ne
s'attache ni au bien, ni aux consolations, ni aux exercices spirituels, mais à
la seule volonté de Dieu pour qu'il règne en nous, la paix de l'âme sera pour
ainsi dire inaltérable.
C'est une première récompense de nos travaux, une force qui nous soutient dans
l'épreuve. un indice de notre état d'avancement. Plus elle devient intime,
ferme, inaccessible à tout ce qui a coutume de nous troubler, plus il apparaît
que nous avons fait de solides progrès dans la vertu, en nous détachant de
toutes choses, en nous unissant plus fortement à la seule volonté de Dieu; de
sorte que le comble de la paix et le comble de la 'perfection vont de pair et
sont inséparables, sauf une permission spéciale de la Providence. Cet effet se
produit par la force des choses; et, par suite, il subsistera même au milieu des
épreuves.
Mais, en outre, quand il plaît à Dieu et comme il le veut, il verse dans l'âme
une paix surabondante et plus sentie, une paix qu'elle n'avait pas goûtée
jusqu'alors, une paix qui la remplit d'un bien-être ineffable, et qui lui
inspire un profond mépris pour les choses d'ici-bas. Par contre, même si l'âme
est demeurée parfaitement fidèle, Dieu peut, selon son bon plaisir, lui refuser
cette surabondance de bien-être intérieur, lui ôter l'impression de la paix qui
accompagne ordinairement la vertu, ne lui laisser qu’une paix sèche et sans
aucun sentiment. Il est libre aussi, comme il le veut, de donner pouvoir à notre
ennemi, qui essaiera de nous jeter dans l'inquiétude, le trouble et
l'agitation. Que faire alors ? Nous attacher de plus en plus à la seule volonté
de Dieu, et nous abandonner sans crainte entre les bras de notre Père qui est
aux Cieux; car il ne fait rien, il ne permet rien que pour le plus grand bien de
notre âme; et tant que nous demeurons unis, par la foi, la confiance et l'amour,
à la seule volonté divine, il n'y a personne au monde qui puisse nous mUre.
Il y aura donc deux sortes de paix : l'une sensible, douce et savoureuse;
celle-là ne dépend pas de nous; d'ailleurs elle n'est pas nécessaire, elle offre
même une secrète pâture à l’amour- propre. Il y en a une autre qui est presque
insensible; elle réside au plus intime de l'âme, en la fine pointe de l'esprit.
D'ordinaire, elle est sèche et sans goût, on peut l'avoir même au milieu des
pires tribulations. Purement spirituelle, elle est moins sujette aux recherches
de l'amour-propre, et laisse le champ plus libre à l'action de la grâce. C'est
celle où Dieu habite, comme dans son élément, pour opérer, au fond du cœur, des
choses merveilleuses. mais très secrètes et presque insensibles. On ne les
reconnaît guère que par les effets; c'est-à-dire, lorsque, sous la bienfaisante
influence de cette paix, l'on se voit en état de demeurer ferme au milieu des
aridités persistantes, parmi les tentations, les violentes secousses, les
afflictions les plus imprévues. Si vous trouvez en vous-mêmes cette paix sèche,
cette tranquillité malgré l'épreuve, vous n'avez qu'à bénir Dieu : elle lui
suffit pour vous maintenir dans le devoir, elle seule est nécessaire à votre
avancement spirituel. Conservez-la comme un don précieux. A force de croître peu
à peu, elle finira par être un jour, votre plus grand charme; mais il faut que
les combats et les victoires aient précédé .
Si Dieu permet que la nature et le démon nous fatiguent de leurs tentations, que
l'épreuve et les difficultés surgissent de toutes parts, faisons de notre mieux,
et ne perdons pas la paix. Les pensées et les sentiments qui troublent, qui
affaiblissent et découragent une âme généreuse, ne viennent pas de Dieu. C'est
le démon qui veut nous ôter le calme et la force dont nous avons besoin pour
vaincre. Ne commettons pas cette faute de considérer l'adversité, ni même la
révolte des passions, comme une marque de l'éloignement de Dieu. Tant que notre
volonté lui demeure fidèle, il est près de nous, amoureusement occupé de nous
guérir et de nous rendre meilleurs; pendant qu'il nous détache et nous humilie,
il nous soutient de sa force invisible, il nous aidera jusqu'au bout, si nous
voulons prier et lutter. Celui qui aurait bien compris les avantages de ces
souffrances et de ces combats, loin de s'en affliger, serait dans de
continuelles actions de grâces. « On ne goûte les consolations des enfants de
Dieu qu'après avoir passé par leurs rudes épreuves. On n'achète la paix que par
la guerre, on ne la goûte qu'après la victoire » .
Il faut donc nous vaincre. Au milieu des tentations, selon la comparaison de
sainte Thérèse, les passions surexcitées ,sont comme des animaux immondes, des
reptiles venimeux, qui s'agitent dans la: Cour du château. Ne restons pas à les
regarder, fuyons vite, et montons à la partie supérieure, dans le sanctuaire
intime où Dieu réside; et là répandons notre Cœur en protestations d'amour et de
fidélité, en prières suppliantes et réitérées. Cette sage diversion 'aura
souvent pour effet de' nous faire oublier les reptiles; toujours, elle nous
attirera la grâce et nous assurera la victoire.
De plus, en toutes les épreuves, comme tentations, maladies, sécheresses,
contrariétés, humiliations, mépris, persécutions, etc., le grand moyen de
conserver la paix, c'est une humble et amoureuse soumission au bon plaisir de
Dieu. « Oh! que je souhaiterais, dit le P. de Caussade; que vous eussiez plus de
confiance en Dieu, plus d'abandon à sa sage et divine Providence ! C'est elle
qui ménage les moindres événements de cette vie'; elle les tourne toujours à
l'avantage de ceux qui se confient pleinement en elle, et qui s'abandonnent
sans réserve à ses soins paternels. Mon Dieu ! que cette confiance et ,cet
entier abandon produisent de paix intérieure ! Et qu'ils délivrent de soins
multipliés sans fin, toujours inquiets et chagrinants! Néanmoins, comme on n'en
vient point là tout d'un coup, mais peu à peu, et par des progrès presque
insensibles, il faut aspirer à ce filial abandon, le demander à Dieu ! et en
faire des actes. Les occasions ne nous manquent pas; saisissons-les et tâchons
de dire toujours: « Oui, mon Dieu, vous le voulez, vous le permettez ainsi; eh
bien ! je le veux aussi pour l'amour « de vous; aidez et soutenez ma faiblesse
». Le tout doucement, sans efforts, et de la pointe de l'esprit, malgré les
révoltes et les répugnances intérieures, dont il ne faut tenir nul compte que
pour les supporter patiemment et en faire des sacrifices» ... Tâchons, même
d'en venir jusqu'à « aimer nos croix, puisque c'est Dieu qui nous les a
taillées, et qui les taille encore chaque jour. Laissons-le faire: lui seul
connaît ce qui convient à chacun. Si nous demeurons ainsi fermes, soumis et
humiliés sous toutes les croix de Dieu, nous y trouverons enfin (s'il juge bon)
le repos de nos âmes. C'est alors que nous goûterons une paix inébranlable,
lorsque, par notre docilité, nous aurons mérité que Dieu nous fasse sentir
l'onction toute divine attachée à la croix, depuis que Jésus-Christ y est mort
pour nous ».
Après tout, s'il plaît à Dieu que, même en faisant bien notre devoir, et malgré
la plus humble soumission, nous ne trouvions qu'une paix sèche et traversée de
beaucoup d'épreuves, il faudrait nous abandonner à son bon plaisir en cela comme
en tout le reste. Il nous aime et sait mieux que nous de quoi ,nous avons
besoin. Nous n'avons jamais qu'une seule chose à craindre: c'est de préférer à
la volonté de Dieu la nôtre. Pour éviter ce danger, il faut ne vouloir
précisément que ce que Dieu veut, à toute heure, pour toutes choses: voilà le
plus sûr, le plus court, et, j'osé le dire, l'unique chemin de la perfection.
Tout le reste- est suspect d'illusion, d’orgueil et d'amour-propre ».
ARTICLE II. - Craintes
diverses.
Rappelons tout d'abord
que le droit à la paix se mesure sur la bonne volonté, et que, pour avoir une
paix profonde, on doit tenir sa volonté pleinement soumise à celle de Dieu. Même
alors, on n'est pas complètement à l'abri du danger pour l'avenir; il faut donc
prendre ses garanties par la prière et la vigilance. C’est aux âmes généreuses
et prudentes que nous parlons ici. Bien des craintes viendront les assaillir,
et, menaceront de troubler leur paix, si légitime cependant. Pour les rassurer,
nous commencerons par leur dire, avec le P. Grou : « 1° Dieu ne trouble jamais
une âme qui veut sincèrement aller à lui. Il l'avertit, il la reprend même avec
force, mais il ne la trouble point; elle voit sa faute, elle s'en repent, elle
la répare, le tout paisiblement. Si cette âme est troublée, son trouble vient
donc toujours ou d'elle-même, ou du démon. Elle doit donc faire tout ce qui
dépend d'elle pour s'en délivrer ».
« 2° Toute pensée, toute crainte qui est vague, générale, sans objet fixe et
déterminé, ne vient point de Dieu ni de la conscience, mais de l'imagination. On
craint de n'avoir pas tout dit à confesse; on craint de s'être mal expliqué; on
craint de n'avoir pas une véritable contrition; on craint de n'avoir pas apporté
les dispositions à la communion; et ainsi de mille autres craintes vagues, sur
lesquelles on se fatigue et l'on se tourmente. Tout cela ne vient pas de Dieu.
Quand il fait quelques reproches à l'âme, ses reproches ont toujours un objet
clair, précis et déterminé. Il faut donc mépriser ces sortes de craintes, et
passer hardiment par dessus.». Il en serait tout différem-ment si notre
conscience nous fait un reproche net et formel.
On trouvera, dans le P. de Caussade, une direction très utile sur une foule de
craintes. Ne pouvant les exposer toutes, nous lui empruntons seulement les
principales.
Il y a, par exemple, la crainte des hommes. « Quoi qu'ils puissent dire ou
faire, ils ne font rien que ce que Dieu veut ou permet, rien qu'il ne fasse
servir à l'accomplissement de ses mystérieux desseins. Faisons donc taire nos
craintes, et remettons-nous de tout à sa divine Providence. Il a des ressorts
secrets, mais infaillibles. Il n'est pas moins puissant pour conduire à ses fins
par les moyens en apparence les plus contraires, que pour rafraîchir ses
serviteurs au milieu des fournaises embrasées, ou les faire marcher sur les
eaux. Nous éprouvons d'autant plus sensiblement cette protection toute
paternelle de la Providence, que nous nous confions à elle avec un abandon plus
filial ».
Il y a la crainte du démon, et des pièges continuels qu'il nous tend de toutes
parts, au dedans et au dehors de nous. Mais Dieu est avec l'âme qui veille et
qui prie; et n'est-il pas infiniment plus fort que tout -l'enfer ? D'ailleurs
cette crainte bien réglée est précisément l'une des grâces qui nous font éviter
les embûches; « Quand à cette humble crainte on joint une grande confiance en
Dieu, on est toujours victorieux, sauf peut-être en certaines rencontres de peu
d'importance, où Dieu permet de petites chutes pour notre plus grand bien. Ces
chutes servent, en effet, à nous tenir toujours bien petits et bien humiliés
devant Dieu, toujours défiants de nous-mêmes, toujours anéantis à nos propres
yeux. Pour des péchés considérables, nous n'en commettrons point, tant que nous
serons préoccupés de cette crainte de déplaire à Dieu; cette seule crainte doit
nous rassurer : c'est un don de la même main qui nous soutient invisiblement.
Au contraire, c'est lorsque nous cessons de craindre que nous avons lieu de
craindre : tout état devient suspect quand il est exempt de toute crainte, même
de celle qu'on appelle chaste et amoureuse, c’est-à-dire douce, paisible, sans
inquiétude et sans trouble, à cause de l'amour et de la confiance qui
l'accompagnent toujours » .
« Pour une âme qui aime Dieu, il n'est rien de plus douloureux que la crainte de
l'offenser, rien de plus affreux que d'avoir l'esprit tout rempli de pensées
mauvaises, et de sentir son cœur entraîné, en quelque sorte malgré lui, par la
violence des tentations. Mais n'avez-vous jamais médité sur les textes si
nombreux des saintes Ecritures, où le divin Esprit nous fait comprendre la
nécessité des tentations, et les fruits précieux qu'elles portent dans les âmes
qui ne se laissent point abattre ? Ne savez-vous pas qu'elles sont comparées à
la fournaise, où l'argile acquiert sa fermeté et l'or son éclat; qu'elles, nous
sont présentées comme un sujet de joie, un signe de l'amitié de Dieu; un
enseignement indispensable pour acquérir la science de Dieu ? Si vous vous
rappeliez ces vérités consolantes, comment pourriez-vous vous laisser aller à
la tristesse ? Il est vrai que' les tentations ne viennent jamais de Dieu, mais
n'est-ce pas toujours lui qui les permet pour notre bien ? Et ne faut-il pas
adorer ses saintes permissions en tout, hors le péché qu'il déteste et que nous
devons détester avec lui ? Gardez-vous donc bien de vous laisser troubler et
inquiéter par les tentations: ce trouble est bien plus à craindre que les
tentations elles-mêmes » .
Assurément nous devons nous défier de notre faiblesse, et prendre toutes les
précautions prescrite pour éviter la tentation. Mais ce serait une illusion de
la craindre à l'excès. « Ne reculez jamais devant les occasions que Dieu vous
ménage d'acquérir des mérites et de pratiquer la vertu, sous le pitoyable
prétexte d'éviter le danger de faire des fautes, en évitant de combattre. Est-ce
ainsi qu'agissent les soldats des princes de la terre ? Et ne sommes-nous pas les
soldats de Jésus-Christ ? Rougissez de votre lâcheté; et quand vous vous trouvez
en présence d'une contradiction ou d'une humiliation, dites-vous que le moment
est venu de prouver à votre Dieu la sincérité de votre amour. Confiez-vous dans
sa bonté et dans la puissance de sa grâce: cette confiance vous assurera la
victoire. Et lors même qu'il vous arriverait de tomber dans quelques fautes, le
dommage qu'elles vous causeront sera facile à réparer; ce dommage n'est
d'ailleurs presque rien, en comparaison des grands biens que vous acquérez, soit
par les efforts que vous faites dans le combat, soit par le mérite qui résulte
de la victoire, soit même par l'humiliation que vous causent ces légères
défaites. D'ailleurs, la défiance qui vous fait fuir les tentations voulues de
Dieu, vous en attire d'autres plus dangereuses, dont vous ne, vous défiez pas;
car (par exemple) quelle tentation plus évidente et plus grossière que (de vous
décourager), et de dire que vous ne réussirez jamais dans votre vie intérieure
» ?
Il est vrai que nous devons avoir une souveraine horreur du péché, et la plus
grande vigilance pour le fuir. Mais il ne faut pas confondre la tentation avec
la faute. Les assauts même les plus persistants, la révolte des passions, les
répugnances et les inclinations violentes, les imaginations, les impressions,
tout cela peut bien ne se passer que dans la partie inférieure de l'âme, sans
aucun consentement libre de la partie supérieure, et dès lors sans aucune faute
et avec beaucoup de mérite. Quand la tentation n'est pas forte, on sent bien
que, loin d'y donner son consentement, on le refuse; il n'en est pas de même «
lorsque Dieu permet que la' tentation devienne violente; alors, à cause des
grandes agitations involontaires dans la partie inférieure, la supérieure a bien
de la peine à discerner ses propres mouvements, et elle demeure dans de grandes
craintes et perplexités d'avoir consenti. Il n'en faut pas davantage pour jeter
les bonnes âmes dans des peines et des remords effroyables, que Dieu permet pour
éprouver leur fidélité. En ceci, plus encore qu'en tout le reste, elles doivent
suivre aveuglément l'avis de ceux qui les dirigent. Un confesseur qui juge de
sang-froid et sans trouble, discerne mieux la vérité. (Il connaît la disposition
habituelle de ces âmes, la délicatesse de leur conscience, leur générosité
manifeste); à cause de cela, la grande peine qu'elles éprouvent après la
tentation, leur crainte excessive d'y avoir consenti, sont pour le confesseur
une preuve évidente qu'il n'y a aucun consentement plein et délibéré. En effet
(on ne passe pas si vite d'une suprême horreur pour le mal à son entière
acceptation, du moins sans qu'on s'en aperçoive; et, d'ailleurs), nous savons
par expérience que les personnes qui succombent au mal n'ont point ces peines,
ni ces craintes. Plus les unes et les autres sont grandes, plus est certaine la
garantie qui en résulte en faveur de la personne tentée ». La crainte d'être
peut-être dans l'inimitié de Dieu est une peine extrêmement dure pour les âmes
aimantes. Mais il arrive que Dieu veut les y maintenir pour les purifier en les
crucifiant; un moment consolées par les assurances de leur directeur, à la
tentation suivante elles retomberont dans les mêmes perplexités, aussi
longtemps qu'il plaît à Dieu de les travailler dans le creuset de l'affliction;
elles doivent dire le même fiat sur cette douloureuse incertitude que sur les
autres épreuves. C'est peut-être la plus utile de toutes.
ARTICLE III. Crainte de
Dieu juste et saint.
Nous commettons des
fautes trop réelles. Il arrive, que Dieu lui-même imprime dans nos âmes un très
vif sentiment de nos péchés, de nos misères, de son infinie sainteté, de ses
justes jugements. Alors, comme nous l'avons dit ailleurs, la pauvre âme,
tremblante aux pieds du Dieu trois fois saint, se demande, avec une douloureuse
anxiété, ce qu'il adviendra d'elle, si même elle sera sauvée. Quand elle se
prolonge et revient fréquemment, cette vue pénétrante. est à la fois une grâce
précieuse et un dur purgatoire. Le moyen d'adoucir l'épreuve et de mettre la
lumière à profit, c'est de nous conformer, en toute confiance et générosité, aux
vues de Dieu. Or il veut produire ainsi trois effets de grâce, également
désirables : une pureté parfaite, une très profonde humilité, un héroïque
abandon.
Et d'abor,d il veut compléter notre purification, par les angoisses de l'amour
anxieux. Depuis longtemps, on repasse ses péchés dans l'amertume de son âme, on
les efface, on les expie, on s'en guérit. Il n'y a plus de fautes habituelles,
les moindres négligences sont combattues. L'âme est déjà remarquablement pure.
Et cependant le Dieu saint et jaloux la plonge et la replonge dans le bain de
l'amour repentant, pour qu'elle s'y lave et s'y guérisse encore; il faut être si
pur pour entrer dans l'intimité du divin Maître ! D'ailleurs, même après qu'on
s'est bien dégagé du péché, il reste des tendances défectueuses qu'on ne voyait
pas : c'est une recherche de soi-même jusque dans les choses les plus saintes,
par exemple l'aversion pour le sacrifice, la faim des jouissances délicates, la
peur des humiliations, la complaisance en sort mérite, la confiance en soi seul,
etc. Tristes restes de l'amour-propre, mal d'autant plus funeste qu'il est très
habile à se dissimuler, et même à se faire aimer. Qui nous le fera voir et nous
en guérira ? Nos pratiques journalières de contemplation et de pénitence ont
commencé l'œuvre. Pour la mener à son plein achèvement, Dieu, qui nous aime de
l'amour le plus ferme et le plus éclairé, va nous sevrer de ses douceurs avec
persistance j il va nous soumettre il un régime de souffrances et
d'humiliations intérieures, choisies et dosées avec une sagesse impeccable. Il
emploiera largement les obscurités de l'esprit, l'insensibilité du. cœur, les
impuissances de la volonté, et même, au besoin, les tentations les plus
humiliantes. Enfin, s'il lui plaît, ce sont> les rayons d'une lumière pénétrante
qu'il projettera à satiété sur nos fautes et sa justice, sur nos misères et sa
sainteté. On commence enfin à se connaître, et à connaître Dieu. Et ce que l'on
voit si nettement, c'est en nous un abîme de corruption, en Dieu un abîme de
pureté. Qui dira le saisissement de cette pauvre âme, la honte et la frayeur
qu'elle a de se voir si méprisable, le besoin qu'elle éprouve de se jeter,
tremblante et pleine de repentir, aux pieds du Dieu trois fois saint, avec
quelle franchise elle
reconnaît ses fautes, avec quelle soumission elle en accepte la peine, et comme
elle est reconnaissante envers le bon Maître, qui daigne, malgré tout, la
supporter, l'honorer même de sa tendresse jalouse ? Car elle sent comme
d'instinct qu'il n'a pas cessé de l'aimer : si courroucé qu'il paraisse, il ne
s'attaque qu'à- ses misères; il essaie de l'en débarrasser, afin qu'elle soit
parfaitement belle et toute à lui seul; il ne fait souffrir que pour guérir ;
ses rigueurs mêmes ne viennent que de son ardent amour, elles nous en dévoilent
les saintes jalousies. Ce travail mystérieux de la Providence est donc un
purgatoire anticipé, douloureux mais souverainement salutaire, où nos péchés,
nos imperfections et nos défauts sont consumés peu à peu comme la paille dans un
brasier.
Dieu veut aussi nous élever à la plus haute humilité. Sublimité de vertu rare et
infiniment désirable ! Notre bienheureux Père saint Benoît nous assure qu'elle
nous mènerait vite à ce parfait amour qui bannit la crainte, à ce bienheureux
état où, toutes les vertus nous étant devenues familières, on les pratique
comme naturellement dans la joie du Saint-Esprit. Mais il y a douze degrés à
gravir, et quelques -uns sont très malaisés. Y parviendrait-on jamais, sans un
secours spécial de Dieu ? Il nous l'offre dans ces peines d'esprit,
particulièrement dans ces vues pénétrantes. Lorsqu'il nous fait durement sentir
la sécheresse et les insuccès, qu'il nous livre aux ténèbres, à l'insensibilité,
à l'impuissance, qu'il nous laisse en butte aux pires tentations, qu'il imprime
en nous le plus vif sentiment de sa justice et de nos fautes, de sa sainteté et
de notre corruption, il devient très facile de recevoir en silence les
contrariétés et les humiliations, de se tenir content dans tout abaissement, de
se regarder comme un très pauvre ouvrier, de ne se préférer à personne, de se
mettre d'emblée et sans comparaison à la dernière place. Les plus belles
méditations sur l’humilité, toutes les faveurs divines n'auraient peut-être pas
donné le coup de grâce à notre orgueil; elles auraient pu nous laisser trop
satisfaits de nous-mêmes. Mais les épreuves et les lumières dont nous parlons
nous inspirent comme naturellement la crainte, le mépris, l'horreur de notre
misère. Voilà pourquoi les Saints, dans la consommation de leur vertu, se
croyaient l'opprobre des hommes, la balayure du monde, des instruments propres à
gâter l' œuvre de Dieu, des pécheurs capables d'attirer les fléaux du Ciel.
Souvent le bon Maître les comblait de faveurs et les élevait; mais, autant qu'il
en était besoin, il les rabaissait, il les anéan-tissait à leurs propres yeux et
même à la face du monde. Quand on a passé maintes et maintes fois par ces dures
humiliations, et qu'on a vu à satiété cet abîme d,e misères que nous sommes, on
ne saurait plus guère se complaire en soi-même, ni mettre sa confiance dans ses
lumières ou ses œuvres; on se fait tout petit, comme d'instinct, sous le regard
de Dieu; on sent le besoin de ne s'appuyer que sur son infinie bonté; de se
jeter à corps perdu dans l'abîme de sa miséricorde qui surpasse de si loin
l'abîme de nos misères. Ç'est le triomphe de l'humilité; et, par une conséquence
assez inattendue, c'est aussi le triomphe de la vraie confiance, de celle qui
n'est pas fondée sur nous, et qui s'appuie pleinement sur Dieu seul.
Dieu veut, en effet, nous conduire à cette confiance parfaitement pure, et pour
ainsi dire héroïque. Rien de plus facile que de se remettre entre les mains de
Dieu, quand il comble de faveurs et prodigue les marques de sa tendresse. On a
besoin d'un vrai courage pour le faire en cet état dont nous parlons, et qui
paraît misérable et si peu rassurant. C'est une surabondance de foi, de
confiance et d'amour, qu'il faut alors pour dire à Dieu malgré nos alarmes :
Votre justice et votre sainteté m'épouvantent; mais je connais l'infinie bonté
de votre cœur, votre patience inlassable, votre miséricorde que j'ai tant de
fois expérimentée; mon âme et ses destinées éternelles sont tout ce que j'ai de
plus cher au monde; c'est à vous seul que je les confie; elles seront mille fois
mieux entre vos mains que dans les miennes, car je ne crains rien comme ma
faiblesse. Oh! que Dieu sera touché de cette confiance filiale ! Jamais abandon
ne lui procura plus d'honneur et de joie. Jamais, d'ailleurs, il ne fut mieux
justifié. Les vrais fondements de notre confiance ne demeurent-ils pas
inébranlables au milieu de ces tempêtes ? Car ils sont tous en Dieu seul : ce
sont sa bonté, son pouvoir, ses promesses, les mérites de Notre-Seigneur. La
sainteté de nos œuvres n'est pas le motif de notre confiance; elle en constitue
seulement la condition requise; et cette condition ne fut jamais si bien
remplie. Car ces terribles épreuves, ces vues pénétrantes ont purifié notre âme
et l'ont fait grandir en humilité, dans la mesure où elle s'est prêtée à
l'action divine. Au fond, le manque de confiance, et le découragement qu'il
inspire, sont le grand obstacle aux desseins de Dieu; ils sont même l'unique
danger, mais un danger redoutable; car ils pourraient nous précipiter dans
l'abîme du désespoir, ou du moins nous conduire à la pusillanimité. La confiance
et l'abandon, au contraire, tarissent cette source empoisonnée de crainte, de
trouble, d'inquiétude et d'abattement; par là même qu'ils nous unissent
saintement au bon plaisir de Dieu, ils nous conservent la paix de l'âme, le
calme de l'esprit, la force de la volonté; ils adoucissent l'épreuve et lui font
produire une opulente moisson des plus belles vertus.
Quelles que soient l'amertume et la durée de ces peines, nous ferons en sorte
qu'elles nous purifient de plus en plus et qu'elles nous enfoncent dans
l'humilité; pour cela, nous veillerons, avec un soin jaloux, à nous tenir
fermement établis dans la confiance et l'abandon, soit que Dieu répande en nous
ces pieux sentiments, soit qu'il nous laisse, avec sa grâce, le soin de les
produire et de les conserver. Puisque son adorable volonté doit être la règle et
la mesure de nos désirs même les plus saints, nous tâcherons d'être toujours
contents de ce qu'il veut ou permet. Il suffit qu'il soit satisfait, et il le
sera toujours dès lors que nous lui serons pleinement soumis. Il n'est pas
nécessaire que nous soyons contents de nous-mêmes; ou plutôt, « le signe le
plus certain de notre avancement est la conviction de notre misère. Nous serons
d'autant plus riches que nous nous croirons plus pauvres, et que nous serons
plus humiliés intérieurement, plus défiants de nous-mêmes, et plus disposés à ne
nous confier qu'en Dieu seul. Loin de nous déconcerter de ces épreuves, dès lors
que nous demeurerons soumis, confiants, généreux, nous bénirons Dieu; car «
elles sont une grande grâce, plus précieuse et plus assurée que la consolation à
laquelle elles ont succédé. Ne résistez pas; laissez-vous abaisser, humilier,
anéantir. Rien n'est plus propre à purifier votre âme; et vous ne sauriez
apporter à la sainte communion une disposition plus en rapport avec l'état
d'anéantissement auquel Jésus-Christ s'est réduit dans ce mystère. Il ne saurait
vous repousser, lorsque vous vous approcherez de lui humiliés et comme anéantis
dans le profond abîme de votre misère ». Ainsi parle le P. de Caussade, et il
ajoute ailleurs : « Je n'ai jamais vu d'âme douée de ces vues pénétrantes et
humiliantes, pour qui elles ne fussent pas des grâces singulières de Dieu, et
qui n'y ait pas trouvé, avec la vraie connaissance d'elle-même, cette solidité
d'humilité de cœur qui est la base de toute perfection... Vous tremblez pour
votre état, et moi j'en bénis Dieu pour vous. Je ne vous souhaite qu'un seul
changement : c'est qu'à votre anéantissement se joignent la paix, la
soumission, la confiance et l'abandon. Après cela, je ne craindrai rien pour
vous ».
ARTICLE IV. - Le
scrupule.
Le scrupule n'est pas la
délicatesse de conscience, il en est seulement la contrefaçon. Une conscience
délicate et bien formée ne confond pas l'imperfection avec le péché, le véniel
avec le mortel; elle juge sainement de toutes choses; mais elle a tant d'amour
pour Dieu qu'elle veut ne lui déplaire en rien; elle a tant de zèle pour la
perfection, qu'elle veut éviter même,.le moindre mal; elle est donc faite de
lumière, d'amour et de générosité. Le scrupule, au contraire, est fondé sur
l'ignorance, l’erreur, ou un écart de jugement; c'est le fruit d'un esprit
troublé : il exagère les obligations et les fautes, il en voit même où il n'y en
a pas. Par contre, il lui arrive assez souvent de méconnaître celles qui sont
réelles; on peut être scrupuleux sur un point jusqu'au ridicule, et large par
ailleurs jusqu'à la malédification.
Le scrupule est le fléau de la paix intérieure. L'âme atteinte de ce mal est
l'esclave d'un maître intraitable, il n'y aura point de paix pour elle. « Les
plus légères fautes, dit le P. Ambroise de Lombez, seront des crimes; ses
meilleures actions seront mal faites; ses devoirs ne seront pas remplis, et,
après qu'elle y sera revenue cent et cent fois, ce tyran du repos ne sera pas
plus satisfait qu'à la première ». Il la poursuivra sans relâche dans ses
oraisons par la crainte des mauvaises pensées; dans ses communions, par les
aridités inséparables de ces violents combats; dans la confession, par la
crainte de s'être mal accusée ou d'avoir manqué de contrition; dans tous ses
exercices spirituels, par la crainte de s'en être mal acquittée; dans les
conversations, par la crainte des discours sur le ,prochain; dans la solitude,
parce qu'elle y est sans conseil et sans appui, seule avec ses idées, seule avec
son tyran. « Les scrupuleux craignent Dieu, mais cette crainte fait leur
supplice; ils l'aiment, mais cet amour n'est point pour eux une consolation; ils
le servent, mais ils le servent en esclaves; ils sont accablés sous le poids de
son joug, qui fait le soulagement et le repos du reste de ses enfants ». Bref,
ce sont des justes souvent dignes; d'envie par leur vertu, toujours dignes de
compassion par leurs souffrances .
Le scrupule est un des pires fléaux de la vie spirituelle, à des degrés divers
cependant. Et d'abord, il empêche la prière. Tel, qui a la manie des retours sur
lui-même, examine, examine encore, examine toujours ; et, pendant ce temps-là,
il n'adore pas, il ne remercie pas; a-t-il pensé même à faire un acte de
contrition, à demander la grâce de se corriger ? Il est trop occupé de soi pour
avoir le loisir de parler à Dieu. Il ne prie donc pas; ou, s'il le fait, c'est
d'une façon défectueuse : car le scrupule produit une agitation qui gêne le
silence intérieur et l'attention à la prière; en plongeant l'âme dans la
tristesse et la crainte, il étouffe la confiance et l'amour, il porterait même à
fuir Dieu; il empêche au moins l'épanchement du cœur à cœur et les joies de
l'intimité; il ira jusqu'à rendre pénibles, et peut-être insupportables, la
confession, la sainte communion et l'oraison, qui font la force et les délices
des âmes pieuses. Outre la prière, la vie intérieure requiert la vigilance sur
soi-même et l’application continuelle à réprimer les mouvements de la nature, à
seconder ceux de la grâce. Pour ce double travail, si rude et si délicat, le
scrupule nous met en mauvaise posture, parce qu'il agite et déprime. L'esprit
troublé ne voit plus clair; trop préoccupé de certains devoirs, il s'y absorbera
peut-être au point d'en oublier d'autres. La volonté, fatiguée de tant de
luttes, pourra mollir, perdre courage, et même abandonner la partie, pour aller
chercher, bien à tort, le repos et la consolation dans les choses créées. Du
moins, si le scrupule n'arrête pas la besogne, il la ralentira souvent, toujours
il la gâtera. Est-elle parfaite, la foi qui ferme les yeux sur les miséricordes
de Dieu, et ne veut voir que sa justice, en la dénaturant d'ailleurs ? Est-elle
parfaite, l'espérance qui, malgré la bonne volonté la plus sincère; osé à peine
espérer le Ciel et la grâce, tremble toujours de frayeur et n'est jamais
confiante ? Est-elle parfaite, la charité qui, aimant Dieu pourtant, craint de
paraître en sa présence, n'a pas un mot du cœur, et ne sait qu'avoir peur du
Seigneur infiniment bon ? Est-elle bien réglée, cette contrition qui trouble
l'intelligence, abat le courage et bouleverse une âme de bonne volonté ? Est-ce
une vraie vertu, cette humilité qui bannit la confiance et dégénère en
pusillanimité ?
Non, non, le scrupule n'est pas la preuve de l'amour ardent, d'une conscience
délicate. Est-ce un subtil amour-propre, un égoïsme spirituel, trop occupé de
soi-même et pas assez de Dieu ? Est-ce une bonne volonté sincère, mais qui
s'égare ? En tout cas, c'est une vraie maladie qui menace la vie spirituelle
dans son existence, et qui en gêne terriblement l'exercice. Aussi, tandis que
les autres marchent, courent, volent dans les voies de la perfection, le cœur
dilaté par la confiance, l'âme épanouie dans la paix, le pauvre scrupuleux, avec
une générosité non moindre mais mal réglée, se fatigue en vain, il n'avance
guère, il recule peut-être et il souffre, parce qu'il « consume un temps
précieux à se tourmenter sur tous ses devoirs; à peser des atomes, à se faire
des monstres des plus petites bagatelles »; il fait gémir ses confesseurs,
contriste le Saint-Esprit, ruine sa santé, se fatigue la tête. Il n'ose rien
entreprendre, et ne saurait guère être utile aux autres; il pourra même nuire en
communiquant son mal, ou en rendant la piété rebutante et ridicule . Le
scrupule, si l'on y cède, est donc, avec du plus ou du moins, un vrai fléau de
la vie spirituelle.
C'est assurément la volonté de Dieu signifiée que nous le combattions, à cause
de ses effets désastreux. Tous les théologiens et les maîtres de la vie
spirituelle sont d'accord sur ce point. Ils tracent en détail la marche à
suivre. Qu'il nous suffise de dire ici que, pour vaincre ce terrible ennemi, il
faut prier beaucoup, supprimer les causes volontaires et surtout pratiquer
l'obéissance aveugle. Le scrupuleux peut être instruit, expérimenté, judicieux
pour tout le reste; en ce qui concerne ses scrupules, c'est un malade dont
l'esprit divague, il ferait un acte de folie en suivant son propre jugement.
Obéir, avec la docilité d'un enfant, à son confesseur qui diagnostique le mal et
qui prescrit le remède, est pour lui la suprême sagesse et l'unique espoir de
guérison. C'est une chose difficile: il priera donc avec instance, pour implorer
la grâce de ne pas tenir à ses idées, mais d'obéir envers et contre son propre
sentiment; sa conscience est faussée, il la redresse en la conformant à celle de
son confesseur. C'est aussi le bon plaisir de Dieu que nous supportions la
peine du scrupule avec patience, aussi longtemps qu'il lui plaira. Nous pouvons
toujours combattre ce mal. Nous réussirons parfois à le faire disparaître,
parfois à l'atténuer seulement; et d'autres fois, par une permission divine, il
persistera malgré nos efforts. Il a, en effet, des causes très diverses, dont
les unes dépendent de notre volonté, les autres lui échappent.
Le mal a-t-il son principe dans l'excès du travail et des austérités, la lecture
de livres trop sévères, la fréquentation de personnes scrupuleuses, l'habitude
de ne voir en Dieu que le juge terrible et non le père infiniment bon? Vient-il
de l'ignorance qui exagère les obligations ou qui confond la tentation avec le
péché, l'impression avec le consentement ? Dans ces cas et d'autres semblables,
il dépend de nous de supprimer les causes, et, le principe ôté, nous viendrons
plus facilement à bout du mal.
Mais il a souvent pour cause un tempérament mélancolique, un naturel craintif
et soupçonneux, la faiblesse de tête, ou certains états de santé : toutes choses
qui dépendent du bon plaisir divin plus que de notre volonté. Dans ce cas, le
scrupule a coutume de durer longtemps, et il se manifestera jusque dans les
occupations profanes.
Le démon sera souvent la cause du mal. Il met à profit nos. imprudences, il
exploite nos prédispositions, il travaille les sens et l'imagination, pour
exciter le scrupule ou pour l'augmenter. Voit-il une âme un peu large, il la
pousse à l'être plus encore. Mais la voit-il un peu timide, il cherche à la
rendre craintive outre mesure, à la remplir de trouble et d'anxiétés, dans
l'espoir qu'elle laissera de côté Dieu, la prière et les sacrements. Le but
qu'il se propose est de rendre la vertu insupportable, d'amener la tiédeur, le
découragement, le désespoir.
Dieu ne sera jamais directement l'auteur du scrupule. Celui- ci ne peut venir
que de la nature déchue ou du démon, puisqu'il repose sur l'erreur et qu'il est
une maladie de l'âme. Mais Dieu le permet, il veut même parfois s'en servir
comme d'un moyen passager de sanctification; et, dans ce cas, il le règle et le
dirige, en son infinie sagesse, de manière à nous faire obtenir le bon effet de
vie spirituelle qu'il en attend. Il remplit l'âme de la crainte du péché, pour
qu'elle achève de chasser les fautes passées, et qu'elle en évite le retour avec
un redoublement de zèle. Il l'humilie de sorte qu'elle n'ose plus se fier à son
propre jugement et qu'elle devienne pleinement soumise à son père spirituel.
S'agit-il d'une âme avancée, il achève ainsi de la Purifier, de la détacher, de
l'anéantir, pour la tenir prête à de plus grandes grâces. C'est ainsi que des
Saints ont passé par cette épreuve, les uns au temps de leur conversion, comme
saint, Ignace de Loyola ; d'autres, comme saint Alphonse, à l'époque de leur plus
haute sainteté.
Il peut donc y ,avoir ,plusieurs causes immédiates du scrupule; il n'y a qu'une
cause suprême, sans laquelle la nature et le démon ne pourraient rien.
Fussions-nous les propres artisans de notre mal, il a fallu du moins la volonté
permissive de Dieu. Et par suite, il faut voir, ici comme ailleurs, .la main de
la Providence. elle n'aime pas le désordre du scrupule, elle peut vouloir que
nous en portions la croix. Sa volonté signifiée nous invite alors à lutter
contre le mal, et son bon plaisir à supporter l'épreuve. Aussi longtemps que
celle-ci durera, il nous faudra combattre et patienter; puissions-nous le faire
avec un abandon plein de confiance !
« Pour terminer, dit saint Alphonse, je répète : Obéissez; obéissez; et, de
grâce, cessez de considérer Dieu comme un cruel tyran. Sans doute il hait le
péché ; mais il ne peut haïr une âme qui déteste et pleure sincèrement ses
fautes. « Tu me cherches, disait-il à sainte Marguerite de Cortone ; mais moi,
sache-le bien, je te cherche encore plus que tu ne me cherches; et tes craintes
t'empêchent d'avancer dans l'amour divin ». Tourmentée de scrupules, mais
toujours soumise, sainte Catherine de Bologne craignait-elle d'approcher de la
sainte table, un signe de son confesseur suffisait; aussitôt, surmontant ses
frayeurs, elle allait communier. Pour l'encourager à toujours obéir,
Notre-Seigneur lui apparut un jour et lui dit : « Ma fille, réjouis-toi, car ton
obéissance m'est fort agréable ». Il apparut de même à la bienheureuse Stéphanie
de Soncino, dominicaine, et lui, dit : « Puisque tu as remis ta volonté entre
les mains de ton confesseur comme entre mes propres mains, demande-moi ce que tu
veux, et je te l'accorderai. Seigneur, répondit-elle, je ne veux que vous seul
». Au commencement de sa conversion, saint Ignace de Loyola fut assailli de
doutes et d'inquiétudes, sans pouvoir trouver un instant de repos. Mais, en
homme de foi, plein de confiance dans la parole du divin Maître, qui vous
écoute, m'écoute, il s'écria un jour : « Seigneur, montrez-moi le chemin que je
dois suivre : dussé-je n'avoir qu'un chien pour guide, je vous promets d'obéir
fidèlement ». Et de fait il sut si bien obéir à ses directeurs, qu'il fut
délivré de ses scrupules et devint même un excellent maître de la vie
spirituelle... Encore une fois, obéissez en tout à votre confesseur, ayez foi
en l'obéissance. « Voilà, disait saint Philippe de Néri, le plus sûr moyen pour
échapper aux filets du démon; comme aussi rien n'est plus dangereux que de
vouloir se conduire selon son propre « jugement ». Dans toutes vos oraisons,
demandez donc la grâce; la grande grâce d'obéir, et soyez sûrs qu'en obéissant,
certainement vous vous sauverez, certainement vous vous sanctifierez »
CHAPITRE XIV
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA VOIE MYSTIQUE
ARTICLE PREMIER. - Voie commune ou voie mystique.
Nous ne parlerons
d'abord que de la prière, et seulement en vue du saint abandon.
Quel est le but de l'Oraison ? Nous voulons y rendre à Dieu nos hommages; mais
nous devons y poursuivre aussi la réforme de nos mœurs, l'accroissement de
toutes nos vertus, spécialement de la divine charité, de manière à grandir dans
la vie de la grâce, et, par suite, dans la vie de la gloire. La prière nous mène
à ce but, par les actes qu'on y fait, par les grâces qu'on y obtient, par les
saintes dispositions où elle nous laisse. Et la meilleure pour nous sera
toujours celle qui nous y mène effectivement le mieux.
Le vénérable P. Louis du Pont avait donc bien raison de le dire : « Le point
capital (dans les voies de l'Oraison), c'est que les âmes dirigent leurs
méditations à la réforme de leurs mœurs, et qu'elles sachent bien que les
lumières spirituelles sont peu de chose sans la pratique. Il faut donc qu'elles
profitent des grâces- de l'oraison et des lumières qu'elles y reçoivent, pour
faire chaque jour de nouveaux progrès dans la vertu, pour devenir plus
obéissantes, plus douces, plus patientes, plus officieuses, plus détachées
d'elles-mêmes, plus amies des bas emplois, plus indifférentes à l'estime et à
l'affection des créatures, plus soigneuses de rompre leur volonté et de modérer
l'impétuosité de leurs désirs ». Il ajoute ailleurs, avec le P. Balthazar
Alvarez : « La principale fin d'une bonne oraison, et le meilleur fruit qui en
résulte, sont de donner à Dieu tout ce qu'il nous demande, d'acquiescer, avec
une pleine conformité, à toutes les dispositions de sa Providence à notre égard,
trouvant bon qu'il nous ôte la santé, l'honneur, les biens et les commodités
temporelles, qu'il nous retire ses faveurs, ou nous dérobe sa présence, nous
laissant dans les ténèbres et les glaces de l'hiver, qu'il nous livre en proie
aux tentations, aux frayeurs, aux désolations de tout genre. Rien n'est plus
raisonnable : car que prétend-il en nous faisant marcher par ces dures voies,
sinon y trouver une plus grande gloire, et procurer notre avancement dans la
vertu ? Chose indubitable, pourvu que nous soyons fidèles et persévérants, que
nous n'allions pas mendier près des créatures les consolations qu'il nous
refuse, que nous ne reculions pas devant les croix qu'il nous présente ».
Rendre à Dieu nos hommages est le premier but de la prière. Mais notre
avancement spirituel en est un autre qu'il ne faut jamais perdre de vue; nous
devons le poursuivre avant tout, le demander avec les plus vives instances et
d'une manière absolue. Quelle que soit la forme de notre oraison, c'est là
qu'elle doit aboutir : si elle nous y mène effectivement, peu importe qu'elle
soit des plus communes; si nous manquons le but, à quoi nous servirait-il
qu'elle fût des plus mystiques ? « Ces enseignements: ajoute le vénérable P. du
Pont, sont d'autant plus nécessaires (à rappeler) que beaucoup d'âmes, tout
appliquées à rêver les voies spirituelles, négligent leur réforme et leur
progrès, ce qui est une véritable déception; d'où il arrive qu'après plusieurs
années d'oraison, elles ne sont pas plus avancées qu'à leur entrée dans la
carrière. Il n'est peut-être pas d'illusion plus funeste à elles-mêmes et aux
autres ».
Il y a deux voies pour parvenir au but : la voie commune, où l'oraison n'est pas
manifestement passive ; la voie mystique, où règne la contemplation infuse
obscure, avec les purifications passives. Les visions, les révélations, les
paroles surnaturelles, peuvent se rencontrer dans cette seconde voie ou ne s'y
rencontrer pas.
La voie commune suffirait-elle pour nous conduire à la sainteté proprement dite
? Bossuet déclare que « sans les oraisons extraordinaires, on peut devenir un
très grand saint » ; mais il se borne à l’affirmer. Au dire de saint François de
Sales, «plusieurs Saints sont au Ciel, qui jamais ne furent en extase ou
ravissement de contemplation; car, combien de martyrs et de grands saints et
saintes voyons-nous en l'histoire n'avoir jamais eu en l'oraison autre privilège
que celui de la dévotion et ferveur » ! Personne ne contestera pour les martyrs;
quant aux autres Saints, le pieux Docteur ne parle que de l'extase, il passe
sous silence, les degrés d'oraison qui la précèdent. Dans les procès de
canonisation, suivant la remarque de Benoît XIV, l'Église s'attache toujours à
prouver l'héroïcité des vertus et les miracles, mais « il y a beaucoup d'hommes
parfaits qui sont canonisés sans qu'il soit question de contemplation infuse » .
Est-ce parce que l'état mystique n'est pas réputé nécessaire à là sainteté ? Ne
serait-ce pas plutôt parce qu'il est parfois impossible après coup d'en établir
l'existence et le degré ? La question demeure incertaine en principe. En fait,
selon le P. Poulain, une étude historique mènerait à cette conclusion que «
presque tous les Saints canonisés » ont eu l'union mystique, et généralement
avec abondance; on a coutume de dire que plusieurs en furent dépourvus, cette
affirmation est erronée pour quelques-uns, elle n'est prouvée pour aucun, les
documents font défaut en certains cas .
La voie commune suffit-elle au moins pour conduire, à une haute perfection ? On
l'admet généralement. Sainte Thérèse, personne ne l'ignore, comble des plus
magnifiques éloges les oraisons mystiques, et porte à les désirer vivement .
Néanmoins, pour consoler celles de ses Filles qui n'y seraient pas élevées, tout
en faisant ce qu'elles doivent, elle leur dit : (C Il importe beaucoup de
comprendre que Dieu ne nous conduit pas tous par un seul chemin, et que souvent
celui qui est le plus petit à ses propres yeux est le plus élevé devant le
Seigneur. Ainsi, quoique toutes les religieuses de ce monastère s'exercent à
l'oraison, il, ne s'ensuit pas que toutes doivent être contemplatives; c'est
impossible... (Celle qui ne l'est pas) ne laissera point d'être très parfaite,
si elle s'acquitte fidèlement de ce que je viens de dire; elle pourra même
surpasser les autres en mérite, parce qu'elle aura plus à travailler à ses
dépens. Le divin Maître, la traitant comme une âme forte, joindra aux félicités
qu'il lui réserve en l'autre vie toutes les consolations dont elle n'a pas joui
en celle-ci... Sainte Marthe fut une sainte, quoiqu'on ne dise pas qu'elle fut
contemplative. Si elle eût été; ainsi que sa sœur, abîmée dans une amoureuse
contemplation, il n'y aurait eu personne pour préparer le repas de
Notre-Seigneur. Puisqu'il est vrai que, soit par la contemplation, soit par
l'oraison mentale ou vocale, nous servons toujours cet Hôte divin, que nous
importe de nous acquitter de nos devoirs envers lui plutôt d'une manière que
d'une autre » ? Saint François de Sales tient le même langage : « Il y a des
personnes fort parfaites, auxquelles Notre-Seigneur ne donna jamais de telles
douceurs et de ces quiétudes; elles font tout avec la partie supérieure de leur
âme, et font mourir leur volonté dans la volonté de Dieu à vive force et avec
III pointe de la raison; et cette mort ici est la mort de la Croix, laquelle,
est beaucoup plus excellente et plus généreuse que l'autre » . Bossuet conclut
de là que « c'est une erreur de mettre le mérite et la perfection à être actif
ou passif. C'est à Dieu à juger du mérite des âmes qu'il favorise de ses grâces,
selon les dispositions qu'il leur inspire, et selon les degrés de l'amour divin
(et des autres vertus) qui ne sont connus que de lui seul » . Concluons avec
Alvarez de Paz : « Tous les parfaits ne sont pas élevés à la contemplation
parfaite, parce que le Dieu tout-puissant a d'autres voies pour faire des
parfaits et des Saints. II y en a qu'il façonne d'une manière admirable par les
afflictions, les maladies, les tentations et les persécutions. II en forme
d'autres par les travaux de la vie active et par le ministère des âmes, exercé
avec des intentions très pures. Il en conduit d'autres à une grande sainteté
par le moyen de l'oraison commune et de la mortification en toutes choses. Et il
arrive que tel qui est favorisé de grands dons de contemplation, se trouve
inférieur, par la charité parfaite, à tel autre qui ne les a pas reçus » .
La voie mystique n'est donc pas la seule qui puisse conduire à une haute
perfection. Mais il faut convenir qu'elle y mène et plus vite et plus
facilement. Dans les Voie, de l'Oraison mentale, « nous avons montré les
puissants résultats des purgations passives, où Dieu lui-même, voulant purifier
une âme et la simplifier, opère avec une sagesse impeccable qui connaît le mal
et le remède, avec sa forte main qui ignore nos ménagements et nos défaillances
». Nous avons dit que les oraisons mystiques, surtout les plus élevées, ont une
force incomparable pour éclairer l'esprit, toucher le cœur, entraîner la
volonté, et transformer notre vie. La contemplation infuse n'est assurément ni
la perfection ni le moyen nécessaire pour y parvenir; mais elle est un
merveilleux instrument de sanctification, « l'école des hautes vertus, le
chemin abrégé et le véhicule le plus rapide vers la perfection, une perle
précieuse entre toutes, trésor tellement désirable qu'un sage appréciateur
n'hésitera pas à vendre tous ses biens pour l'acquérir » .
On objecte assez volontiers les dangers de ces voies plus élevées et moins
connues. Mais « si la contemplation mystique offre des périls qu'il ne faut pas
exagérer, l'oraison commune a les siens (qui ne sont pas moins réels et) qu'il
ne convient pas d'oublier. La crainte des dangers n'empêche pas qu'on ne
s'adonne à la.. méditation à cause de .ses avantages; elle n'est donc pas une
raison suffisante de mettre la contemplation en suspicion. Les oraisons
mystiques sont une mine d'or, exploitons-la; elles offrent des périls, veillons
à notre sécurité; suivons docilement l'attrait divin, tout en évitant les pièges
de l'ennemi. D'ailleurs, l'expérience nous aura vite appris que ces oraisons
conviennent aux âmes généreuses prêtes à tout souffrir pour s'unir à Dieu, et
non pas à celles qui seraient avides de jouir et de s'élever; le contemplatif
participera plus souvent au crucifiement du Calvaire qu'à la gloire et aux joies
du Thabor; s'il a besoin d'être éprouvé et humilié, il a plus besoin encore
d'être réconforté » .
On objecte aussi le danger des lectures mystiques. Est-ce le seul ? N'y
aurait-il pas à craindre, beaucoup plus, l'ignorance, les préventions, une sorte
de parti pris, qui fermeraient la porte à l'Esprit-Saint ? Nous supposons, bien
entendu, que le livre est d'une bonne doctrine, et qu'il répond aux besoins de
l'âme. Nous sommes heureux de redire, à cette occasion, qu'un sage directeur est
spécialement nécessaire dans les voies de l'oraison, il est le guide indiqué
pour le choix des lectures. Alors, il n'y a rien à craindre; ou bien, le danger
viendrait non du livre, mais de l'âme elle-même, trop jalouse de jouir ou de
s'élever. Dans ces dispositions, tout sera danger pour elle, non seulement les
lectures mystiques, mais les livres ascétiques, les consolations de l'oraison
commune, et même la sainte communion. C'est cette triste disposition qu'il faut
mettre, à l'index.
La contemplation mystique dépend d'abord du bon plaisir de Dieu. « Il n'est pas
obligé, dit sainte Thérèse, à nous départir en ce monde ces grâces sans
lesquelles nous pouvons nous sauver. Il distribue ses faveurs quand il lui
plaît, comme il lui plaît, à qui il lui plaît: Maître de ses biens, il peut les
donner ainsi sans faire tort à personne » . « Il se trouve des parfaits, dit
Alvarez de Paz, à qui Dieu refuse ce don, parce qu'ils n'ont pas un tempérament
assez calme pour la contemplation,... à d'autres, pour les humilier, de peur
qu'ils ne s'estiment trop eux-mêmes, et qu'ils ne s'enorgueillissent de ces dons
éclatants; à d'autres enfin, pour accomplir des dispositions secrètes de sa
Providence, qu'il ne nous est pas donné de connaître » . Il ne faut cependant
pas exagérer la portée de cette observation; car, au dire de sainte Thérèse, «
Dieu ne désire rien tant que de trouver à qui donner, et ses dons ne diminuent
point ses richesses » . Au contraire, plus il donne, plus il s'enrichit;
n'est-ce pas pour lui le meilleur moyen de se faire connaître, aimer et servir ?
Il en est des dons mystiques comme de toute grâce, Dieu les accorde très
libéralement, mais « comme il veut, et selon que chacun s'y dispose et qu'il y
coopère » . Dieu ne doit cette grâce inestimable à personne, si bien préparé
qu'on soit. Pour l'ordinaire, il attend que l’âme soit suffisamment purifiée et
déjà riche de vertus, sans être parfaite encore. Lorsqu'elle s'ouvre entièrement
par une généreuse préparation et par une fidèle correspondance, la lumière et
l'amour s'y précipitent à flots; ils entrent avec moins d'abondance, si l'âme
ne s'ouvre qu'à demi. Par conséquent, la contemplation, tout en demeurant une
grâce, dépend beaucoup du zèle que l’on met pour s'y disposer et pour y
correspondre. Nous dirons plus loin. que Dieu lui-même achève de disposer l’âme,
quand il veut, par les purifications passives. La préparation, dont nous parlons
ici, relève de notre initiative, avec le secours ordinaire de la grâce. Elle
consiste, comme nous l'avons dit ailleurs: 1° A supprimer les obstacles, en
renforçant la quadruple pureté de conscience, d'esprit, de cœur et de volonté,
si nécessaire à toute oraison; 2° à disposer positivement l'âme, en faisant
d'elle un sanctuaire silencieux et recueilli, embaumé d'encens par une vie de
prière, et paré de toutes les vertus. Il y faut la foi vive, la confiance et
l'amour; ce qui ne va pas sans une proportion correspondante de renoncement,
d'obéissance et d'humilité. Et, naturellement, on doit être plus avancé dans ces
vertus, pour la contemplation, que pour l'oraison commune .
C'est la doctrine que notre Père saint Bernard ne cesse de nous rappeler. Citons
seulement le passage où il explique ces paroles du Cantique : « Lectulus noster
floridus ». « Vous désirez peut- être, vous aussi, ce repos de la contemplation,
dit-il, et vous faites bien; seulement, n'oubliez pas les fleurs qui doivent
parer le lit de l'Epouse. L'exercice des vertus doit précéder le saint repos,
comme la fleur doit précéder le fruit ». Faites abnégation de votre volonté
propre. Si votre âme est couverte de la ciguë et des orties de la
désobéissance, pourrait-il se donner tout à vous, Celui qui aima l'obéissance
au point de mourir plutôt que de n'obéir pas ? Je ne comprends point
quelques-uns d'entre nous: ils nous ont troublés par leur singularité, irrités
par 1eur impatience, méprisés par leur entêtement; tout le jour, ils molestent
leurs frères et portent atteinte à la concorde; ils n'en ont pas moins «
l'impudence » de convier, par d'instantes prières, le Dieu de toute pureté à
prendre son repos dans leur âme souillée. « Votre lit n'est pas fleuri, il sent
mauvais. Commencez par purifier votre conscience de tout levain de colère et de
,dispute, .de murmure et d'envie. Hâtez-vous de bannir de votre cœur tout ce que
vous savez contraire à la paix avec vos frères, à l'obéissance envers les
supérieurs. Ensuite entourez-vous des fleurs de toute bonne action, de tout bon
désir, embaumez-vous des suaves senteurs des vertus. Tout ce qui est vrai, tout
ce qui est chaste, tout ce qui est juste, saint, aimable, de bon renom, tout ce
qui est vertu et discipline, pensez-y, cultivez-le. Vous pourrez alors appeler
l'Époux avec confiance, et lui dire en toute vérité: « Notre lit est fleuri »;
car il ne sentira plus que la piété, la paix, la mansuétude, la justice,
l'obéissance, la sainte joie et l'humilité ». Ainsi donc, ceux qui sont encore
novices dans la vie spirituelle ont « à baiser les pieds du Sauveur », à les
arroser des larmes de leur repentir. Ceux qui travaillent péniblement à
l'acquisition des vertus « baisent les mains du bon Maître », et l'appellent
humblement à leur aide. En général, c'est aux âmes déjà plus avancées qu'est
réservé « le baiser de la bouche »; encore faut-il qu'elles adorent en
tremblant, qu'elles se fassent toutes petites; et le Maître infiniment sage
aura soin de les humilier avant de les élever, de les humilier encore après les
avoir élevées. « Car il faut que celui qui aspire à de si grandes choses ait de
bas sentiments de soi-même... Lorsque vous voyez qu'on vous humilie, c'est la
preuve que la grâce est proche,... si vous savez tout souffrir en silence et
avec joie pour Dieu » .
La contemplation mystique, au dire de Sainte-Thérèse, est « un banquet général
auquel Notre-Seigneur nous convie tous ». Elle est donc offerte et comme
promise aux âmes de bonne. volonté. Il la donnera aux âmes qui s'y préparent par
un entier détachement, une parfaite humilité, et la pratique des autres vertus,
et qui, au lieu de s'arrêter en chemin, marchent avec une ardeur toujours
nouvelle vers le bienheureux terme de leurs désirs. La sainte réclame surtout «
de J'humilité, de l'humilité, puisque c'est par elle que le Seigneur se laisse
vaincre et cède à tous nos désirs ». Sans doute, cette oraison est surnaturelle;
et Dieu, qui reste maître de ses dons, ne nous conduit pas tous par un même
chemin., Pourtant, « qu'une âme soit humb.1e et détachée de tout, mais dans la
vérité et non dans l'imagination qui souvent la trompe; et le divin Maître, je
:n'en doute point, lui accordera non seulement cette grâce, mais encore beaucoup
d'autres qui surpasseront ses désirs » . Saint Jean de la Croix abonde dans le
même sens .
En fait, pour peu que l'on parcoure les Exordes de Cîteaux, notre Ménologe et
les Sermons de notre Père saint Bernard, on aura vite constaté que la mystique
s'est magnifiquement épanouie dans notre Ordre pendant plusieurs siècles. Il en
fut de même parmi les enfants du :pauvre d'Assise, au Carmel, à la Visitation,
et dans toutes les familles religieuses, tant qu'elles ont conservé la ferveur
du premier institut, surtout parmi celles qui sont contemplatives et cloîtrées.
Sainte Thérèse constate que, dans chacune de ses maisons, il se rencontre à
peine une religieuse qui marche par la voie de la méditation, toutes les autres
sont élevées à la contemplation parfaite . Sainte Jeanne de Chantal avoue que «
l'attrait quasi universel des Filles de la Visitation est d'une très simple
présence de Dieu et d'un entier abandon » ; ce qui n'est plus l'oraison commune.
Il est vrai que le milieu était idéal. Mais Scaramelli déclare, après trente ans
de missions, « qu'il se rencontre à peu près en tout lieu quelque âme que Dieu
conduit par ces voies (mystiques) à une haute perfection » . De nos jours, comme
aux siècles passés, l'expérience montre que Dieu s'est réservé bien des âmes
qu'il veut favoriser de ses meilleurs dons: il y en a jusque dans le monde; il y
en a davantage dans les Communautés, surtout dans les cloîtres. Ce n'est pas,
ce ne peut pas être la majorité des âmes pieuses : la foule demeurera toujours
dans la vallée, un bon nombre graviront les premières pentes, seule une élite
atteindra les sommets. L'oraison mystique sera donc très -rare, à ses degrés
supérieurs; mais, à ses premiers degrés, « elle l'est bien moins qu'on ne le
croit communément » . D'autant plus que certaines âmes sont contemplatives à
l'insu de leur confesseur, et même sans qu'elles s'en doutent : « ce sont là, au
dire de Bossuet, des jeux merveilleux de la divine Sagesse, qui cache aux âmes
ce qu'elle leur donne, et qui leur fait rechercher la contemplation pendant
qu'elles la possèdent » .
La contemplation devrait être bien plus fréquent encore. Nombreuses sont les
âmes que Dieu voudrait conduire et qui restent en chemin. Les unes pourraient
dire avec le malade de l'Evangile : « Hominem non habeo » ; je n'ai personne
qui me jette dans la piscine, et même j'ai trouvé qui m'empêche d'y entrer.
D'autres sont retenues par le surmenage, l'agitation, les scrupules. Mais la
plupart n'ont pas apprécié cette perle précieuse à sa valeur; ils n'ont pas fait
le nécessaire pour l'obtenir; ils n'ont pas suffisamment cultivé l'abnégation,
l'obéissance et l'humilité. S'il n'y a pas plus de contemplatifs, voilà la
principale cause . Sainte Catherine de Bologne disait avec raison : « S'il se
trouvait aujourd'hui une Madeleine qui aimât Dieu plus ardemment que celle de
l'Evangile, Dieu aurait aussi pour elle plus d'amour; il lui accorderait. des
dons plus excellents; s'il existait un François qui endurât pour lui plus de
souffrances que saint François d'Assise, il le comblerait de plus nombreuses et
de plus grandes faveurs; s'il y avait une Claire qui par sa sainteté lui fût
plus agréable que sainte Claire, il l'enrichirait d'un trésor de grâces plus
précieuses » .
De cet exposé découlent les conclusions suivantes : Nous ne sommes pas obligés
de désirer les oraisons passives et Dieu n'est pas tenu de nous les donner,
parce que ce n'est pas la perfection ni la seule voie pour y parvenir.
Nous avons parfaitement le droit de les désirer et de les demander, même avec
instance, pour la surabondance de lumière et d'amour, pour le surcroît de force
qu'elles nous apporteraient. II est très bon de les avoir en vue, ne fût-ce que
comme un idéal lointain : ce sera un heureux stimulant de notre activité
spirituelle.
Nous devons nous y disposer; car, fin définitive, la préparation qui dépend de
nous n'est guère autre chose qu'un fidèle accomplissement du devoir journalier,
et la pratique de la mortification chrétienne ; or cela s'impose à toute âme
soucieuse d'avancer.
Notre désir ne sera pas empressé ni chimérique : chaque chose doit venir en son
temps; il faut soutenir les durs combats de la voie purgative et les travaux
prolongés de la voie illuminative, avant de goûter le repos de la voie unitive.
Ce serait une déplorable illusion de négliger la lutte et le progrès, en rêvant
de parvenir à la contemplation, sans faire, avec zèle et tout d'abord, ce qui en
est la préparation nécessaire.
Notre désir, si légitime qu'il soit, doit être tempéré par l'humilité et
l'abandon. Une âme humble se juge indigne d'une si haute faveur, elle ne se
froissera donc pas d'en être privée longtemps, toujours peut-être. Avec
l'abandon, on se fait indifférent par vertu, même à une chose aussi désirable
que la contemplation ; on ne la recherche qu'autant que Dieu la veut. pour nous;
on se conserve ainsi dans l' ordre et la paix, et l'on évite, en cas d'insuccès,
la tristesse et le découragement.
Désirons le progrès dans l'oraison, puisque c'est un puissant moyen. Désirons
bien plus encore le progrès dans la vertu, puisque c'est la fin. Mettons tous
nos soins et notre courage à nettoyer notre maison intérieure, à l'orner de
toutes les vertus, à y vivre avec Dieu dans le silence et la vie d'oraison; et
quoique Dieu ne doive à personne ces grâces de choix, il ne se laissera pas
vaincre en générosité; et, même en supposant qu'il nous les refuse pour nous
sanctifier par une autre voie, il nous restera toujours, pour prix de nos
efforts, un opulent surcroît de grâce et de gloire. N'est-ce pas l'essentiel ?
ARTICLE II. Les variétés
de la contemplation mystique.
Supposons maintenant que
Dieu nous ouvre le chemin de la contemplation. Celle-ci comporte une grande
variété de voies, et Dieu se réserve de nous choisir la nôtre.
La contemplation sera toujours une oraison de simple regard amoureux sur Dieu et
sur les choses de Dieu. Son essence tient tout entière dans ces deux mots: elle
regarde et elle aime. Mais il y a d'abord une époque de transition, où tantôt
l'on médite et tantôt l'on contemple. Il y a aussi la contemplation active et
la passive : dans la première, tout se passe comme si l'âme quittait le discours
et simplifiait ses affections par son libre choix; dans la seconde, elle
constate avec évidence que la lumière et l'amour ne viennent pas de ses efforts;
elle les reçoit, c'est Dieu qui les verse. Or, il les répand comme il veut: il
donnera plus de lumière que d'amour, et l'oraison sera chérubique; il infusera
plus d'amour que de lumière, et l'oraison sera séraphique. - Il appliquera les
uns à contempler ses attributs divins, ou l'adorable Trinité, la plupart à
contempler la sainte Humanité, Jésus-Enfant, la Passion, le Sacré-Cœur, le Très
Saint Sacrement,. etc. Dieu est 16 Maître; c'est à lui qu'il appartient
d'assigner à chaque âme son rôle et son service. L'action mystique produira.
partdis un silence admiratif et plein d'amour, parfois des paroles de tendresse
ou d'impétueux transports. Elle versera la lumière et l'amour tantôt par
torrents, tantôt avec mesure, ou même goutte à goutte, suivant les dispositions
dé l'âme, et selon que Dieu se proposera de l'embraser ou de la purifier. Bref,
pour des raisons multiples, la contemplation aura des formes diverses, et des
changements fréquents, qui demanderont, de notre part, une abnégation de tous
les jours et un filial abandon.
Arrêtons-nous à considérer de plus près l'une de ces variations les plus
éprouvantes: la contemplation sera quelquefois savoureuse, elle sera bien plus
souvent aride ou sans grande consolation.
Pour bien comprendre ce point de doctrine, notons avec le P. Le Gaudier, « qu'il
y a des actes essentiels à la contemplation, à savoir, dans l'intelligence, un
simple regard, tout discours cessant; dans la volonté, l'amour d'amitié, le plus
excellent de tous, source, forme et fin de la contemplation. Mais il y a
d'autres actes qui la complètent pour ainsi dire, comme l'admiration, la
dévotion jointe, à une incroyable délectation » . Assurément, ces derniers actes
perfectionnent l'oraison mystique, en lui apportant une splendeur de beauté, une
douceur plus suave, et même un supplément dé force. Sans' eux cependant, la
contemplation conserve ses éléments essentiels. Et Dieu, qui nous gouverne avec
autant de sagesse que d'amour, a recours tantôt à la contemplation savoureuse,
tantôt à la contemplation aride et purifiante, suivant l'effet de grâce qu'il
veut produire en nous.
Veut-il arracher l'âme à la terre et se l'attacher fortement ? Il versera la
lumière et l'amour à flots. Plongée en Dieu dont elle sent délicieusement la
présence et l'action, enflammée des saints ardeurs de l'union d'amour, fascinée
par la beauté, la bonté, la tendresse d'un Dieu si grand et si saint pour sa
chétive créature, aussitôt l'âme fait silence et contemple avec admiration; elle
enveloppe son Bien-Aimé d'un long regard, où se peignent l'étonnement, la joie,
l'amour qui la captivent; elle Jouit de Dieu dans une union pleine de paix et de
douceur, comme saint Jean reposant sur la poitrine de son Maître adoré. Elle
aime de tout son cœur sans dire son amour; mais son silence parle assez haut;
son âme passe tout entière dans le feu de ses yeux, dans ses larmes, son
attitude, les dispositions de son cœur, l'immobilité de son saisissement. Ou
bien, si le mouvement de la grâce l'y attire, elle s'épanche en amoureux
colloques, en effusions de tendresse, sans violence ni transports, dans la plus
délicieuse intimité. Ou bien, l'amour et la joie vont à un tel excès que l'âme
ne peut plus les contenir; éperdue d'amour et de bonheur, ivre de Dieu, elle
éclate en pieux trans-ports, elle s'abandonne aux élans de sa tendresse, à
l'impétuosité de son cœur; elle déborde en un flot de sentiments ardents, de
paroles délirantes, de saintes folies; mais c'est le secret du Roi qu'elle
essaie de cacher à tout regard indiscret. Or ce n'est pas une fois en passant
que Dieu s'abaisse vers notre petitesse et nous élève à ces divines privautés.
C'est à maintes et maintes reprises, et longtemps à la fois, qu'il prend cette
âme dans ses bras, qu'il la caresse sur ses genoux, qu'il la presse suri son
cœur, comme un enfant d'amour.
Est-il besoin d'apporter toutes sortes d'arguments à cette âme, pour lui prouver
qu'elle aime et qu'elle est encore plus aimée, que Dieu est ineffablement bon et
qu'il lui veut beaucoup de bien ? N'a-t-elle pas compris la tendresse de ces
étreintes ? Elle connaît maintenant, par une douce expérience, le cœur de son
Père si tendre, de son Epoux adoré; elle se confie à lui sans peine et sans
effort; elle lui abandonne tout ce qu'elle a de plus cher, sa vie, sa mort et
son éternité; elle le supplie de s'emparer de son cœur et de sa volonté, de les
garder et de les gouverner à tout jamais: Que ne ferait- elle pas alors ? C'est
le temps du beau soleil et des riches moissons. Qu'elle veille à suivre avec
docilité l'action de Dieu dans la prière, à le payer d'un juste retour par un
redoublement de fidélité, à ne refuser rien de ce qu'il lui demande; c'est le
moment pour elle de se vaincre avec moins de peine et plus d'énergie; le
sacrifice est alors si facile, il a même un vrai charme. Qu'elle n'oublie
jamais de chercher le Dieu des consolations plutôt que les consolations de
Dieu, et de s'enfoncer dans le sentiment de sa misère à mesure que Dieu l'élève
par sa miséricorde. Et qu'au temps de la prospérité elle se tienne prête à
l'adversité : car la contemplation n'apportera pas toujours cette vive
admiration qui suspend l'esprit dans la stupeur, l'ardeur d'amour qui jette la
volonté dans les transports, ni la joie qui envahit l'âme et les sens.
Rarement, l'action mystique atteindra ce maximum d'intensité; le plus souvent,
elle demeurera moyenne ou faible; et l'oraison se passera dans un état qui n'
est ni la consolation ni la sécheresse, ou même dans une monotone et désolante
aridité.
Pourquoi ces continuelles variations ? Parce que l'âme n'est pas encore purifiée
à fond, ni suffisamment dégagée des sens. Il faut qu'elle se détache plus
complètement de toutes choses, et qu'elle devienne aussi moins dépendante de
ses opérations sensibles. Elle y travaille par la pratique de la mortification
à la relation savoureuse. Cependant, cela ne suffirait pas encore : sous les flots de lumière et d'amour, saurions-nous bien
découvrir notre misère et notre pauvreté ? Peut-être l'orgueil et le besoin de
jouir y trouveraient-ils leur aliment le plus délicat, et le vieil homme
n'achèverait pas de mourir. Mais Dieu va le réduire par la diète, au besoin par
la famine. Il ôte à cette âme si chère ses méditations accoutumées, l'abondance
des pensées, la variété des affections, la douceur des caresses, divines. Il
lui donne, en échange, un peu de contemplation, mais une contemplation aride et
purifiante, où il verse la lumière et l'amour goutte à goutte, avec une
crucifiante parcimonie. Il en verse assez pour que l'âme se tourne vers Dieu,
qu'elle le cherche et ne se plaise qu'auprès de lui. Il en verse trop peu pour
qu'elle le trouve dans un délicieux sentiment de possession. C'est une vraie
contemplation mystique, mais elle se passe dans une recherche anxieuse, un
besoin douloureux, une faim inassouvie. De temps en temps, Dieu se laisse
entrevoir, et l'âme goûte aussitôt les saintes ardeurs et les joies de la
contemplation savoureuse. Bien vite et pour longtemps peut-être, il la ramène à
cette monotone et désolante ,nuit des sens; il t'y plonge et l'y replonge à
satiété; et, pour qu'elle achève de mourir à soi-même, il lui réserve la. nuit
de l'esprit, beaucoup plus pénible encore .
A-t-elle lieu de se plaindre ? Assurément non. C'est une 'grâce austère et
crucifiante, et combien nécessaire, si l'on en juge par la conduite ordinaire
de la Providence! Que l'âme s'efforce de comprendre les vues de Dieu et de s'y
conformer avec confiance et générosité. Elle n'est dédaignée qu'en apparence.
Délaissée dans le vide de l'esprit, la sécheresse du cœur, et la tentation bien
souvent, obligée de toucher du doigt son impuissance et sa misère, elle devient
petite à ses propres yeux, elle finira par se faire humble et soumise devant
Dieu et devant les hommes. Continuellement sevrée des douceurs qu’elle aimait
trop, elle apprend à s'en passer, pour servir le bon Maître avec
désintéressement. Et, sur les ruines de l'amour-propre, l'amour divin s'élève,
toutes les vertus grandissent; elles tirent de cette aridité même un surcroît
de force, de mérite et d'éclat; car on croit, on espère, on aime, on obéit, on
s’abandonne, pendant que Dieu cache son amour et ne montre que ses saintes
rigueurs. Il y a donc là une mine d'or à exploiter, pour la purification de
l'âme et le progrès des vertus, pourvu qu'on persévère avec courage dans la
prière, et qu'on ne se laisse pas déconcerter par l'épreuve .
Bref, la contemplation aride et la contemplation savoureuse ont chacune leur
rôle providentiel, et procurent à l'âme fidèle de précieux avantages : l'une a
pour fin directe de nous faire mourir à nous-mêmes, l'autre de nous faire vivre
à Dieu; l'une possède une vertu merveilleuse pour éteindre l'amour-propre,
l'autre pour allumer l'amour divin. Mais on peut mettre obstacle à la première
par le manque de courage, à la' seconde par le manque d'humilité ou
d'abnégation. Laquelle nous est la plus nécessaire ? Ferions-nous, de l'une et
de l'autre, un bon ou un mauvais usage ? Libre à nous sans doute d'avoir un
désir et de le dire à Dieu filialement. Mais, exposés comme nous le sommes à
nous tromper dans une chose de cette importance et qui relève du bon plaisir
divin, n'est-il pas plus sage de remettre le choix entre les mains de Dieu, et
de nous tenir prêts à faire notre devoir, en acceptant d'avance sa décision,
quelle qu'elle soit ?
Les Saints eux-mêmes n'ont pas tous marché par la même voie d'oraison; mais tous
ont pratiqué cet abandon filial, et suivi docilement l'action de la grâce.
Ecoutons sainte Jeanne de Chantal pariant de son bienheureux Père : « Il me dit
une fois qu’il ne prenait point garde s'il était en consolation ou en
désolation; et quand Notre-Seigneur lui donnait de bons sentiments, il les
recevait avec simplicité; s'il ne lui en donnait point, il n'y pensait pas; mais
c'est la vérité que, pour l'ordinaire, il avait de grandes suavités intérieures,
et l'on voyait cela en son visage. Il y a plusieurs années qu'il me dit qu'il
n'avait pas de goûts sensibles en l'oraison, et que ce que Dieu opérait en lui,
c'était par des clartés et sentiments insensibles, qu'il répandait en la partie
intellectuelle de son âme, que la partie inférieure n'y avait nulle part. Il les
recevait simplement avec une très profonde révérence et humilité; car sa
méthode était de se tenir très humble, très petit et très abaissé devant son
Dieu, avec une singulière révérence et confiance, comme un enfant d'amour » .
Sainte Jeanne de Chantal avait une oraison passive de simple remise en Dieu, de
total abandon, un « fiat voluntas tua » indiscontinué; elle y demeurait dans une
très simple vue de Dieu et de son néant, tout abandonnée au bon plaisir divin,
sans se remuer nullement pour faire des actes de l'entendement ni de la volonté
», c'est-à-dire des actes méthodiques, discursifs, ou sensibles. «
Notre-Seigneur lui mettait en l'âme les sentiments qu'il fallait, et là il
l'éclairait parfaitement, pour tout, et mille fois mieux qu'elle n'eut pu l'être
par ses discours et imaginations ». Cependant, elle souffrait d'un état si
simple et si passif, à cause de sa nature ardente et de la nouveauté de la
voie. Tout lui était problème et sujet d'inquiétude. Mais son bienheureux Père.
la rassurait, en lui enseignant que « la quiétude où la volonté n'agit que par
un très simple acquiescement au bon plaisir divin, est une quiétude
souverainement excellente, d'autant qu'elle est pure de toute sorte d'intérêt
». Et, pour que la Sainte suivît sans crainte le mouvement de la grâce, « se
contentant de n'avoir aucun contentement, sinon celui d'être sans contentement,
. pour l'amour et contentement de son Dieu », il l'encourageait par la parabole
si connue: « Si une statue que l'on aurait mise en une niche au milieu d'une
salle, avait du discours, et qu'on lui demandât: Pourquoi es-tu là ? Parce que,
dirait-elle, le statuaire mon maître m'a mise ici. Pourquoi ne te remues-tu
point ? Parce qu'il veut que j'y demeure immobile. De quoi sers-tu là ? quel
profit te revient-il d'être ainsi ? Ce n'est pas pour mon service que j'y suis,
c'est pour servir et obéir à la volonté de mon maître. Mais tu ne le vois pas.
Non, dirait-elle, mais il me voit, et prend plaisir que je sois où il m'a mise.
Mais ne voudrais-tu pas bien avoir du mouvement, pour aller plus près de lui ?
Non pas, sinon qu'il me le commandât. Ne désires-tu donc rien ? -Non, car je
suis où mon maître m'a mise, et son gré est l'unique contentement de mon être.
Ma fille, que c'est une bonne oraison, que de se tenir en la volonté de Dieu et
en son bon plaisir » ! Cependant, « dans cet état passif, sainte Chantal ne
laissait pas d'agir en certains temps, quand Dieu retirait son opération ou
qu'il l'excitait à cela; mais toujours ses actes étaient courts, humbles et
amoureux ». Cette direction était très sage, et cette occupation très
fructueuse; « car, après une ou deux années de cette oraison, passive, on vit
tout à coup à la Mère de Chantal des lumières qu'elle n'avait pas encore eues,
des sentiments d'une profondeur admirable sur Dieu, sur elle, sur les créatures;
une ardeur de zèle, un abandon à la volonté divine, un mépris pour les choses
d'ici-bas, avec je ne sais quelle soif d'humiliation, qui ravissaient tout le
monde » .
Notre-Seigneur dit un jour à la bienheureuse Marguerite-Marie : « Sache, ma
fille, que l'oraison de soumission et de sacrifice m'est plus agréable que la
contemplation ». Et cette digne fille de sainte Jeanne de Chantal « avait
accoutumé de dire que les peines intérieures, reçues avec amour, ressemblent à
un feu purifiant, qui va consumant dans l'âme insensiblement tout ce qui
déplaît au divin Epoux. Celles qui en font l'expérience avoueront qu'elles y
font beaucoup de chemin sans y prendre garde; de sorte que, si on avait le choix
de la consolation ou de la souffrance, une âme fidèle ne devrait pas réfléchir,
mais embrasser la croix de notre divin Maître, quand elle ne nous donnerait
d'autre avantage que de nous rendre conformes à notre Époux crucifié » .
Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, parlant de sa retraite de profession : « Bien
loin d'être consolée, dit-elle, l'aridité la plus absolue, presque l'abandon,
furent mon partage. Jésus dormait comme toujours dans ma petite nacelle... Il ne
se réveillera pas sans doute avant ma grande retraite de l'éternité; mais au
lieu d'en avoir de la peine, cela me fait un extrême plaisir. Je devrais
attribuer ma sécheresse à mon peu de ferveur et de fidélité, je devrais me
désoler de dormir bien souvent pendant mes oraisons et mes actions de grâces. Eh
bien ! je ne me désole pas. Je pense que les petits enfants plaisent autant à
leurs parents lorsqu'ils dorment que lorsqu'ils sont éveillés ». C'est sa
confiance et son humilité d'enfant qui la rassuraient. Mais elle prenait
fidèlement les moyens de réussir, et son oraison devint continuelle. Elle
raconte plus loin la terrible épreuve par où Dieu la fit passer : « Je dois vous
paraître inondée de consolations, une enfant pour laquelle le voile de la foi
s'est presque déchiré! Et cependant, ce n'est plus un voile, c'est un mur qui
s'élève jusqu'aux cieux et couvre le firmament étoilé. Lorsque je chante le
bonheur du ciel, je n'en ressens aucune joie; car je chante simplement ce que
je veux croire... Le Seigneur ne m'a envoyé cette lourde croix qu'au moment où
je pouvais la porter; autrefois je crois bien qu'elle m'aurait jetée dans le
découragement. Maintenant elle ne produit qu'une chose : enlever tout sentiment
de satisfaction naturelle sans mon aspiration vers la patrie céleste » .
Ce que nous venons de dire s'applique surtout à la contemplation obscure et
générale. Il y en a une autre qui est distincte et particulière, et qui s'exerce
spécialement dans les visions, révélations, paroles intérieures, etc. C'est là
surtout qu'il faut pratiquer la sainte indifférence, en désirant même que Dieu
nous conduise par une autre voie.
Ces sortes de faveurs ne supposent pas la sainteté: Balaam a prophétisé, Saül a
prophétisé, Judas a prophétisé; il a même opéré des miracles. Des enfants ont eu
des visions, par exemple à la Salette, à Lourdes, à Pontmain. Beaucoup de
Saints, au contraire, ne semblent pas avoir été favorisés de ces grâces. De nos
jours encore, Dieu les a prodiguées à Gemma Galgani et à nombre d'autres; Sœur
Thérèse de l'Enfant-Jésus, Sœur Elisabeth de la Trinité, Sœur Céline de la
Présentation, n'en ont reçu aucune ou presque aucune. Ces grâces ne sont donc ni
la sainteté, ni la marque de la sainteté. Et sainte Thérèse affirme avec raison
que, « pour en être fréquemment favorisée, une âme n'en mérite pas plus de
gloire;... Notre-Seigneur ne fait pas dépendre le mérite de ces sortes de
grâces, puisqu'il y a plusieurs personnes saintes qui n'en ont jamais reçu
aucune, et d'autres qui ne sont pas saintes qui en ont reçu » .
Elles ne sont pas le moyen nécessaire pour parvenir à la perfection. Cependant,
sainte Thérèse, qui en fut comblée, fait le plus magnifique éloge de leur
bienfaisante efficacité. « On en doit faire une grl1nde estime, dit-elle. Je
n'ai presque point eu de visions qui ne m'aient laissée avec plus de vertu. Une
seule parole de celles que j'ai coutume d'entendre, une vision, un recueillement
qui ne dure pas plus d'un Ave Maria, met mon âme dans une paix parfaite, rend
même la santé à mon corps, remplit de lumière mon entendement, et me restitue
cette force et ces désirs que j'ai d'ordinaire. Je me rappelle ce que j'étais,
je sais que je marchais dans une voie de perdition ; et je vois qu'en peu de
temps ces faveurs m'ont tellement changée, que je ne me' reconnais presque plus
moi-même » . On aurait donc tort de rejeter toutes les grâces de ce genre par
système et de parti pris; en supposant que le Saint-Esprit voulût nous conduire
à la sainteté par là, ce serait lui fermer la voie.
Mais s'il y a de ces faveurs qui sont bonnes et excellentes parce qu'elles
viennent de Dieu, il y a des phénomènes analogues qui seraient nuisibles, comme
étant un artifice du démon ou un jeu de l'imagination. Les illusions sont
faciles ici plus que nulle part ailleurs. Des Saints même n'ont pas toujours su
s'en préserver; témoin sainte Catherine de Bologne, au début de sa vie
religieuse; elle se laissa tromper, cinq ans durant, par une apparition du démon
sous la forme de Jésus crucifié ou de la Sainte Vierge; il faut convenir qu'elle
y avait donné occasion par la présomption. Sainte Thérèse nous avertit que,
lorsqu'on ose désirer ces sortes de faveurs, « on est déjà trompé ou en grand
danger de l'être, parce que la moindre porte ouverte suffit au démon pour nous
tendre mille pièges, et parce qu'un désir violent entraîne avec lui
l'imagination, et l'on se figure ainsi voir et entendre ce qu'on ne voit et
qu'on n'entend point ». Par contre, « pourvu qu'une âme ne veuille pas se
laisser tromper, et qu'elle marche dans l'humilité et la simplicité, je ne
crois pas, dit-elle, que cette âme puisse être trompée » . C'est pourtant le
cas, ou jamais, de prier, de réfléchir, de. consulter, et de suivre toutes les
lois d'une sévère prudence.
Qui ne sait avec quelle insistance saint Jean de la Croix porte ses lecteurs à
se défier des visions, révélations et paroles intérieures, à y résister, à s'en
dépouiller ? Sainte Thérèse exprime un avis plus modéré : « il y a toujours
sujet de craindre en semblables choses, jusqu'à ce que l'on soit assuré qu'elles
procèdent de l'esprit de Dieu; c'est pourquoi je dis que, dans les
commencements, le meilleur est toujours de les combattre. Si c'est Dieu qui
agit, cette humilité de l'âme à se défendre de ses faveurs ne fera que la mieux
disposer à les recevoir, et plus elle les mettra à l'épreuve, plus elles
augmenteront. Mais il faut se garder de trop contraindre et d'inquiéter ces
personnes ». En parlant des apparitions de Notre-Seigneur, elle dit encore: «
Ne lui demandez jamais et ne souhaitez jamais qu'il vous conduise par la même
voie. Cette voie est bonne sans doute, et vous devez en faire grande estime et
la respecter beaucoup; mais il ne convient ni de la demander ni de la désirer ».
La Sainte complète sa pensée en portant l'âme au saint abandon : « On ignore,
dit-elle, si l'on ne trouvera pas une perte, là où l'on croit rencontrer un
profit. Il y a une étrange témérité à vouloir soi-même choisir son chemin sans
savoir s'il est le plus sûr, au lieu de s'abandonner à la conduite de
Notre-Seigneur qui nous connaît mieux que nous ne nous connaissons, afin qu'il
nous mène par la voie qui nous convient et qu'ainsi sa sainte volonté se fasse
en toutes choses » . Et donc, prudente réserve et filial abandon : cette
conclusion de sainte Thérèse sera la nôtre; aucune ne s'harmonise mieux avec le
précepte de l'Esprit-Saint : « Ne méprisez pas les prophéties; examinez bien
toutes choses, gardez (seulement) ce qui est bon » .
D'ailleurs, il ne faut jamais l'oublier, l'essentiel n'est pas que notre oraison
soit active ou passive, que notre contemplation soit silencieuse ou priante,
savoureuse ou aride, obscure ou distincte, mais que notre prière nous donne des
fruits abondants d'abnégation. d'humilité, d'obéissance, qu'elle nous fasse
grandir en toute vertu, spécialement dans l'amour, la confiance et le saint
abandon. Et précisément ces vicissitudes dont nous parlons ici sont très propres
à rendre l'âme souple et docile entre les mains de Dieu, tout en lui conservant
le trésor de son humilité.
ARTICLE III. - Progrès
dans la contemplation et progrès dans la vertu.
On avait l'espoir de
monter, de monter encore, de monter toujours dans les voies mystiques. Mais les
mois, les années passent, et l'on se trouve à peu près au même degré, si même on
n'a pas l'impression d'avoir rétrogradé. C'est une grosse épreuve, et l'on est
tenté de se décourager, peut-être de regarder 'en arrière. Bien à tort
cependant.
Le désir d'avancer dans les voies mystiques est parfaitement légitime en soi, et
nous avons le droit de le traduire en une prière confiante et filiale. Ne
sommes-nous pas fondés à penser que nos communications avec Dieu, en s'élevant,
nous apporteraient un surcroît de lumière et de force, qu'elles resserreraient
l'union d'amour, et rendraient plus parfait l'exercice des vertus ?
Mais ce désir a besoin d'être tempéré par un filial abandon. Dieu veut rester le
maître des dons qu'il se propose de nous faire; il s'en réserve le temps et la
mesure, afin de nous maintenir dans la dépendance et l'humilité. Il n'appelle
pas à la contemplation mystique toutes les âmes de bonne volonté; celles qu'il
appelle ne sont pas toutes destinées au même degré d'oraison, comme elles ne le
sont pas toutes au même degré de perfection. Après qu'il a déjà commencé à nous
combler de ses faveurs, nous ne savons jamais s'il veut nous en accorder de plus
grandes, nous conserver les anciennes, ou nous les reprendre. Certains dons
mystiques sont concédés pour un temps, puis Dieu les ôte sans qu'on ait
démérité. Il pourrait faire ainsi même pour les grâces d'oraison; il y a
cependant lieu d'espérer qu'il nous les continuera, qu'elles iront en
augmentant, si nous sommes fidèles. Mais Dieu reste le Maître, il nous laisse
ignorer ses intentions, ou plutôt il les cache avec soin. Que faire alors ?
Dussions-nous ne dépasser jamais la quiétude et la nuit des sens, montrons-nous
heureux de la part qui nous est faite : elle est déjà belle et enviable, si nous
la comparons à celle de tant d'autres. Ne cessons de louer Dieu qui a daigné
nous prévenir des bénédictions de sa douceur, et soyons tout occupés de faire
fructifier la précieuse semence qu'il a déposée en nous. La reconnaissance et la
fidélité ne peuvent que réjouir ce bon Père et lui ouvrir la main, tandis que
l'ingratitude et la négligence offenseraient son cœur délicat et le porteraient
peut-être à se repentir de ses dons.
Le désir dont nous parlons doit être patient, et savoir attendre le moment de la
grâce. Au dire de tous les auteurs, les degrés de la contemplation passive sont
des étapes, des périodes, des âges spirituels; pour l'ordinaire, il faut faire
un assez long séjour en chacun d'eux, avant de parvenir au suivant. Dieu l'a
voulu de la sorte, afin que ces divers états d'oraison aient le temps de
produire leur effet. Soyons beaucoup plus soucieux de tirer : un plein bénéfice
du degré présent, que de monter vite au suivant. D'ailleurs l'avancement
spirituel n'est-il pas le fruit principal qu'on attend de ces grâces, et le plus
sûr moyen, s'il plaît à Dieu, de préparer de nouvelles ascensions ?
Et surtout, ce désir doit être humble et vigilant. Si nous ne montons pas plus
vite et plus haut, cela vient presque toujours de ce que nous avons manqué de
zèle pour nous disposer et pour correspondre. C'est le sentiment de sainte
Thérèse : « Il y a, dit. elle, un très grand nombre d'âmes qui arrivent à cet
état (de la quiétude; elle parle de ses monastères très fervents et saintement
gouvernés). Mais, ajoute-t-elle, celles qui passent plus avant sont rares, et je
ne sais à qui en est la faute. Très certainement elle n'est pas du côté de Dieu.
Pour lui, après avoir accordé une si haute faveur; il ne cesse plus, selon moi,
d'en prodiguer de nouvelles, à moins que notre infidélité n'en arrête le
cours... Grande est ma douleur, quand, parmi tant d'âmes qui, à ma connaissance,
arrivent jusque-là et devraient passer outre, j'en vois un si petit nombre qui
le fassent, que j'ai honte de le dire » . Saint François de Sales adopte le
sentiment de sainte Thérèse, et il ajoute : « Soyons donc attentifs, Théotime, à
notre avancement en l'amour que nous devons à Dieu; car celui qu'il nous porte
ne nous manquera jamais » . Cette doctrine est très encourageante; mais elle
nous montre bien nos responsabilités. Loin de s'enorgueillir d'être parvenu à la
quiétude, on doit plutôt se demander avec crainte pourquoi on ne la dépasse
point. Et s'il paraît qu'on n'avance guère, un humble retour sur soi-même est
toujours de mise.
Avons-nous arrêté le cours des grâces par notre faute, supprimons bien vite la
cause du mal. Notre conscience ne nous fait-elle aucun reproche, adorons avec
une humble confiance la sainte volonté de Dieu. En attendant le moment de la
Providence, redoublons de zèle pour sanctifier l'épreuve, et pour préparer notre
âme à de nouvelles grâces. Aussi longtemps qu'on sera fidèle à cette pratique,
l'état d'oraison pourra paraître stationnaire; en réalité, la foi s'éclairera,
toutes les vertus grandiront; on profitera spécialement dans l'amour, la
confiance et l'abandon. Que faut-il de plus ? Cet avancement n'est-il pas le
seul essentiel et nécessaire ? Voilà le bien que nous attendions de nos progrès
dans les voies mystiques. Si nous manquions le but, à quoi nous servirait-il
d'avoir une oraison plus élevée, fût-elle pleine de lumières, d'ardeurs et de
transports ? Au contraire, si nous y parvenons, qu'importe que ce soit par un
chemin plus commun, fût-ce même par la privation prolongée de ces lumières, de
ces ardeurs et de cette jubilation ?
Ne l'oublions jamais : le progrès réel et profond, celui qui est le but de la
grâce et de nos efforts, celui qu'il faut désirer d'une manière absolue, c'est
le progrès dans toutes les vertus, spécialement dans la charité qui en est la
reine. Il ne sera peut-être pas inutile de mettre notre pensée plus en lumière.
L'amour a son siège dans la volonté. Souvent, mais non pas toujours, il
rejaillit de là sur les facultés inférieures; il devient ainsi comme visible et
palpable, il ira parfois jusqu'à de véritables transports. Plus il est sensible,
plus il nous frappe et nous parait désirable; alors il est complet, et sa force
s'accroît, puisque toutes nos facultés y concentrent leurs énergies. Malgré
cela, ce ne sont pas les brillantes lumières ni cette pieuse ivresse, ce n'est
pas cette sorte d'effervescence, qu'il faut désirer principalement. Car il peut
se faire et il arrive qu'un tel amour demeure plus sensible que spirituel, et
qu'il ait, en définitive, moins de valeur que d'éclat. Au contraire, l'amour
peut rester purement spirituel, sans aucune action sur les facultés sensibles ;
alors il passera presque inaperçu, quoiqu'il puisse être très vivant et plein de
force. C'est à ses fruits, et non pas à ses fleurs, qu'il faut juger l'amour;
les œuvres en sont la preuve, elles en donnent la vraie mesure. L'amour solide
et profond est celui qui unit fortement notre volonté à celle de Dieu; il est
parfait, quand il nous amène à n'avoir plus qu'un même vouloir et non-vouloir
avec Dieu j ce qui suppose le détachement de toutes choses et la mort à
soi-même.
Telle est la fin que nous devons poursuivre. Le progrès de la contemplation
n'est qu'un des moyens pour y parvenir; il n'est pas nécessaire, et, seul, il ne
suffirait pas.
« Certaines religieuses, dit saint Alphonse, ont lu les auteurs mystiques, et
les voilà tout ardeur pour cette union extraordinaire que les maîtres appellent
passive. J'aimerais mieux qu'elles désirassent l'union active, c'est-à-dire la
parfaite conformité à la volonté de Dieu, « en laquelle, disait sainte Thérèse,
consiste « la vraie union de l'âme avec Dieu». Aussi ajoute-t-elle à l'adresse
des âmes favorisées de la seule union active : « Peut-être ont-elles plus de
mérité; car il y faut leur travail personnel, et Dieu les traite comme des âmes
fortes... » Nul doute que, sans la contemplation infuse et avec la seule grâce
ordinaire, on puisse, par des efforts successifs, anéantir sa propre volonté et
la transformer toute en Dieu; dès lors, nous devons uniquement désirer et
uniquement demander que Dieu fasse en nous sa volonté. Voilà toute la sainteté »
. D'après saint Alphonse, il n'y a donc qu'un but, c'est la parfaite conformité
de notre volonté avec celle de Dieu; mais il y a deux chemins, ce qu'il appelle
l'union active et l'union passive. Dès lors, on demandera la parfaite
conformité, le saint abandon, et lui seul, d'une manière absolue. Quant au choix
des voies et moyens, il appartient à Dieu de le faire à son gré. Cependant, il
est très permis de désirer les oraisons mystiques et d'en demander le progrès,
si tel est le bon plaisir divin; l'enseignement traditionnel est formel sur ce
point; et saint Alphonse, qui s'en écarte un peu en cet endroit, convient du
moins que si l'on a le germe de ces grâces, on peut en désirer le développement.
Qui ne connaît l'estime et l'amour de sainte Thérèse pour les oraisons mystiques
? Plus elles sont élevées et fréquentes, plus elle en célèbre la puissante
efficacité, pour nous en donner une haute idée, nous les faire désirer comme
des biens inestimables, et nous presser de les acquérir, s'il plaît à Dieu,
n'importe à quel prix. Elle n'exclut nulle part, de ce désir et de cette
recherche, l'union pleine, l'union extatique, ni même le mariage spirituel; et
l'on peut citer à l'appui de cette thèse un grand nombre de passages de ses
écrits . Malgré les magnifiques éloges qu'elle décerne à l'oraison d'union, elle
préfère cependant l'union de volonté, comme on préfère le terme à la voie, le
fruit à la fleur. C'est « cette union de volonté qu'elle a désirée toute sa vie,
et toujours demandée à Notre-Seigneur ». « L'oraison d'union» est « le chemin
abrégé », le véhicule le plus rapide et le plus puissant pour nous y conduire .
Mais, ce n'est que l'un des chemins, et non pas le terme. « Je le répète, dit-
elle, notre vrai trésor est une humilité profonde, une grande mortification, et
une obéissance qui, voyant Dieu même dans le Supérieur, se soumet à tout ce
qu'il commande… Là est la marque certaine du progrès spirituel, et hon dans
les délices de l'oraison, dans les ravissements, les visions et les autres
faveurs de cette nature que Dieu fait aux âmes quand il lui plaît » .
Saint Philippe de Néri disait dans le même sens : « L'obéissance, la patience et
l'humilité valent mieux pour les religieuses que les extases » .
Sainte Thérèse, saint Philippe et saint Alphonse connaissaient, par une longue
expérience personnelle, le prix inestimable de l'union pleine et de l'extase.
Loin d'eux, par conséquent, la coupable ingratitude qui méconnaît les dons de
Dieu, et l'aberration non moins coupable qui les déprécie, qui en détourne les
âmes et prétend faire la leçon à l'Esprit-Saint. Ils ne voulaient que mettre en
garde contre les illusions possibles; et la plus funeste, assurément, serait de
prendre ces sortes de faveurs pour la sainteté même; elles sont des grâces très
précieuses, quand elles viennent de Dieu; mais il reste à en tirer le meilleur
parti, pour obtenir que la conduite s'élève et se mette au niveau de l'oraison.
Aussi saint François de Sales a-t-il pu dire justement que, si une âme a des
ravissements dans la prière, et n'a pas d'extase en sa vie, c'est-à-dire si elle
n'est pas élevée au-dessus des convoitises mondaines, des volontés et des
inclinations naturelles, par l'abnégation, la simplicité, l'humilité, et
surtout par une continuelle charité, « tous ces ravissements sont grandement
douteux et périlleux; ils sont propres à faire admirer les hommes, mais non pas
à les sanctifier; ce ne sont que des amusements et tromperies du malin esprit.
Bienheureux ceux qui vivent une vie surhumaine, extatique, relevée au-dessus
d'eux-mêmes, quoiqu'ils ne soient pas ravis au-dessus d'eux-mêmes en l'oraison!
Plusieurs saints sont au ciel, qui jamais ne furent en extase ou ravissement de
contemplation... Mais il n'y eut jamais saint qui n'ait eu l'extase et
ravissement de la vie et de l'opération, se surmontant soi-même et ses
inclinations naturelles » .
On peut voir par là ce que valent les formules : Telle oraison, telle
perfection; ou bien, telle perfection, telle oraison. Elles ont un fond de vrai;
car la prière s'élève, pour l'ordinaire, à mesure que s'élève la vie
spirituelle; et le progrès de la prière, à son tour, appelle de nouveaux.
progrès dans la vertu. Mais on donne à ces formules un sens trop absolu et très
exagéré, si l'on suppose que les ascensions de l'oraison vont de pair,
rigoureusement et toujours, avec les ascensions de la vie spirituelle. Cela
n'est pas vrai, du moins en ce qui concerne l'oraison mystique. Celle-ci demeure
une grâce que Dieu ne doit jamais, pas même à l'âme la plus fidèle. Il la donne
à qui il veut, dans la mesure qu'il lui plaît. C'est un magnifique instrument
de travail, encore faut-il qu'on sache en faire usage. Et supposé que plusieurs
âmes apportent un même degré de préparation et de correspondance, Dieu peut
refuser ces grâces mystiques aux unes, les donner aux autres comme il voudra.
Dès lors, on n'est pas fondé à juger, par cela seul, du degré de leur perfection
réciproque. Saint Joseph de Cupertino surabonde en extases; est-il plus grand
que saint François de Sales ou saint Vincent de Paul, qui n'en furent pas aussi
favorisés ? De nos jours, Dieu combla de ses divers dons mystiques Gemma
Galgani et combien d'autres; il ne les prodigua pas autant à Sœur Elisabeth de
la Trinité, ni à Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus. Est-ce à dire que les dernières
soient moins saintes que les premières ? Dieu seul le sait. Mais personne
n'ignore que Sœur Thérèse n'en est pas moins devenue la grande thaumaturge de
nos jours et que sa vie demeure un idéal de la perfection religieuse.
Tout ce que nous venons de dire au sujet de la contemplation mystique se résume
en ces quelques mots par où nous terminions les Voies de l'Oraison mentale : «
La meilleure oraison, ce n'est pas la plus savoureuse, mais la plus fructueuse;
ce n'est pas celle qui nous élève dans les voies communes ou mystiques, mais
celle qui nous rend humbles, détachés, obéissants, généreux et fidèles à tous
nos devoirs. Certes, nous estimons grandement la contemplation, à la condition
pourtant qu'elle unisse notre volonté à celle de Dieu, qu'elle transforme notre
vie, ou nous fasse du moins avancer, dans les vertus. Nous ne désirerons donc
progresser en oraison que pour monter en perfection; au lieu de scruter
curieusement le degré où sont parvenues nos communications avec Dieu, nous
regarderons plutôt si nous en avons tiré tout le profit possible pour mourir à
nous-mêmes et pour développer dans notre âme la vie divine » .
Article IV. Le « laisser
faire Dieu » dans les voies mystiques.
« Laisser faire Dieu », c'est une expression très en faveur de nos jours. Elle a
du vrai; mais il ne faut pas la prendre à la lettre, ou bien on ouvre la porte
au Semi-quiétisme. En exposant la notion du saint aban-on, nous avons montre,
avec beaucoup de détails à l'appui, qu'il n'exclut ni la prévoyance ni les
efforts personnels; ce n'est donc pas un pur « laisser faire Dieu ». Cela est
vrai de la voie commune; c'est non moins vrai de la voie mystique. L'une est
active, et l'autre passive; l'action divine sera donc différente; malgré cela,
la formule « laisser faire Dieu » ne répond pas à tous nos devoirs, ni en l'une,
ni en l'autre.
Dans la voie commune, l'action divine s'adapte à nos procédés naturels; elle
nous laisse le choix et la conduite de nos opérations; elle se met pour ainsi
dire à notre service, tant est merveilleuse la condescendance de notre Père
céleste! Ne parlons d'abord que de l'oraison, et prenons pour exemple la
méditation. Comme il s'agit de faire une œuvre surnaturelle, il faut bien que
la grâce nous prévienne et nous aide; elle sera dans tous nos actes, aucun ne se
fera sans elle. Mais elle nous laisse déterminer librement le temps, le lieu, le
sujet de notre oraison; elle nous permet aussi de la conduire à notre gré, en ce
sens que nous pouvons, comme il nous plaira, choisir nos considérations et nos
affections, leur assigner la place, l'étendue, la variété que nous voulons,
arrêter nos résolutions d'après nos préférences. Dieu travaille en nous et avec
nous; mais il s'accommode à notre manière humaine d'opérer, et il demeure caché.
Il est vrai qu'il disposera de nous selon son bon plaisir, et nous serons par
suite dans la sécheresse ou la consolation, dans le calme ou le combat, dans la
paix ou les peines intérieures. Le « laisser faire Dieu » trouve ici sa place;
mais un champ très large reste ouvert à notre libre activité.
Les conditions changent quand on entre dans les voies mystiques. Prenons pour
exemple la quiétude. Dieu, agissant par les dons du Saint-Esprit, ne se cache
plus autant; pour l'ordinaire, il fait sentir sa présence et son action. Il
intervient selon son bon plaisir, au chœur, à la lecture, au travail, dans le
temps et le lieu qu'il juge à propos, et non pas toujours quand nous
l'attendons. Il ne s'accommode plus à nos procédés naturels; dans une certaine
mesuré, il nous impose les siens. Il prend, quand il lui plaît, l'initiative et
la conduite de notre oraison. Il lie l'imagination, la mémoire et l'entendement,
pour. empêcher les considérations développées, les affections méthodiques et
discursives, variées et compliquées, et pour nous former peu à peu à une simple
attention amoureuse. Il produit lui-même la lumière et l'amour; il les verse à
flots, avec mesure ou goutte à goutte; il les renforce ou les diminue, comme il
veut. Il leur donne pour objet ses divins attributs, la Passion, l'Enfance de
Notre-Seigneur, ou tel autre sujet qu'il lui plaît. Il provoque en nous 'm
silence admiratif, des transports amoureux, des colloques paisibles; ou même il
nous réduit à la pénible aridité. d'un désert sans fin. Il n'est pas en notre
pouvoir de lui faire renforcer ou modifier son action, de le retenir ou de le
ramener malgré lui quand il veut se retirer. Il est le maître, et il le fait
bien voir. Mais son intervention sera toujours l'œuvre de son miséricordieux
amour et de son impeccable sagesse.
Malgré cela, il nous laisse, en général, la facilité de faire nos lectures
pieuses, et même de trouver des considérations abondantes pour le service de nos
frères. Si l'on excepte l'impuissance à méditer qui peut devenir totale, ici
l'influence mystique ne lie pas entièrement les puissances. Il reste toujours en
notre pouvoir de la recevoir ou de la repousser, d'accepter le sujet d'oraison
qu'elle nous offre ou d'en prendre un autre, de nous en tenir aux occupations
qu'elle nous apporte, ou d'y surajouter tout ce que nous voulons, comme
affections, demandes, etc. En un mot, la quiétude est un mélange de passif et
d'actif, ou, comme parle sainte Thérèse, « le naturel s'y trouve mêlé à ce qui
est surnaturel » ; et, par suite, il y aura lieu tout à la fois au « laisser
faire Dieu » et à notre activité personnelle.
La passivité sera beaucoup plus accentuée dans l’union pleine et l'extase. Il
n'y a presque aucun travail dans la première, il n'yen a pas dans la seconde,
quand elles sont à leur point culminant. Mais lorsqu'on est parvenu à cet âge de
la vie spirituelle, l'oraison est loin d'atteindre toujours ce maximum
d'intensité; d'ailleurs, elle s'élève et s'abaisse, au cours même d'un seul
exercice; elle se passera donc, la plupart du temps, dans la simple quiétude ou
les purifications passives. En somme, il est fort rare que la contemplation soit
complètement passive. Et, par suite, il y aura toujours lieu « au laisser faire
Pieu », et, très généralement, à notre activité personnelle, avec du plus et du
moins. Mais l'action divine étant la principale, il faut que la nôtre lui
demeure subordonnée, qu'elle s'harmonise et se fonde avec elle.
Ce « laisser faire Dieu », est-il besoin de le dire ? n'est pas l'état purement
passif d'un champ qui reçoit, avec une égale inertie, la rosée du ciel ou les
rayons du soleil. C'est l'attitude d'une âme, intelligente et libre, qui,
comprenant le bienfait divin, se présente tout entière pour le recevoir et n'en
rien perdre. Elle ne se borne pas à donner son consentement, à n'opposer point
de résistance, à ne rien faire qui soit un obstacle; elle apporte son esprit,
son cœur, sa volonté, pour se livrer toute à la grâce. En conséquence, aussi
longtemps que l'influence mystique se fait sentir, l'âme veille à repousser les
distractions, et, s'il y a lieu, les occupations incompatibles avec la prière;
elle évite de chercher ou même d'accepter des considérations suivies, des
affections variées et compliquées, toutes choses plus propres à étouffer cette
petite flamme qu'à la renforcer. Mais elle reçoit l'action divine avec révérence
et soumission, avec confiance et reconnaissance; elle s'y adapte aussi bien
qu'elle peut. Elle l'accepte, telle qu'elle lui est offerte, faible ou forte,
silencieuse ou priante, sans chercher un autre sujet. Si l'occupation qu'elle
reçoit lui paraît suffisante, elle se borne à contempler Dieu dans un silence
amoureux, ou à produire de pieuses affections, suivant le mouvement de la
grâce. Si cette occupation est trop faible, elle essaie de la renforcer par
quelques affections pieuses, conformes à l'action divine. En un mot, elle se
met, avec une amoureuse révérence, au service de la grâce. -Quand l'influence
mystique a cessé de se faire sentir, l'âme se livre à la prière, de sa propre
détermination, selon son choix, par les procédés qui ont coutume de lui réussir.
Elle supplée alors à ce qu'elle n'a pu faire da us l'oraison passive; elle
s'applique aux pieuses lectures, elle produit les affections et les demandes qui
conviennent. Saint François de Sales insistait beaucoup sur ce point, dans la
direction qu'il donnait à sainte Jeanne de Chantal et à ses Filles. Après
l'oraison, l’âme s'applique à lui faire porter tous ses fruits, et à se
maintenir, par la mortification intérieure, dans la ferveur et la pureté qui la
disposent à de nouvelles grâces, s'il plaît à Dieu.
Lorsqu'il la plonge et la replonge à satiété dans les purifications passives, il
semble à cette pauvre âme qu' elle est abandonnée d'en haut; mais rien n'est
perdu, que pour le vieil homme. Elle est entre les mains de Dieu. A quoi lui
servirait-il de se débattre ? Il est tout-puissant. Le meilleur moyen d'abréger
l'épreuve est de se soumettre sans plaintes, sans récriminations, sans
inquiétude. Bien loin de nous tenir purement passifs, faisons confiance à Dieu,
notre meilleur ami, notre Père infiniment sage et bon; donnons-lui, tant qu'il
voudra, nos mains et nos pieds, et laissons-le nous crucifier tout à son aise.
Ne le fuyons pas, quand l'oraison menace d'être ennuyeuse; allons-y comme
d'habitude et faisons notre devoir avec courage. Ne posons aucune cause
volontaire de sécheresse; ayons devant Dieu une attitude humble, repentante,
soumise, et toujours pleine de confiance, en sorte que ce douloureux état nous
donne en réalité tout ce qu'il peut produire d'humilité, de renoncement et de
saint abandon. Nous aurons fait un gain usuraire.
Telle est la conduite que sainte Jeanne de Chantal gardait elle-même et faisait
suivre à ses Filles. « Dans cet état passif, elle ne laissait pas d'agir en
certains temps, quand Dieu retirait son opération ou qu'il l'excitait à cela;
mais toujours ses actes étaient courts, humbles et amoureux. « Oui, ma fille,
disait-elle, quand Dieu le veut et qu'il me le témoigne par le mouvement de la
grâce, je fais quelques actes intérieurs, ou je prononce quelques paroles
extérieures, surtout dans le rejet des tentations. Dieu ne permet pas que je
sois si téméraire, que je présume n'avoir jamais, besoin de faire aucun acte, et
je crois que ceux qui disent n'en faire en aucun temps ne l'entendent pas. Je
crois même que notre sœur Anne-Marie Rosset en fait qu'elle ne discerne pas; du
moins, je lui en fais faire d'extérieurs ». La Sainte veillait donc, ajoute son
historien, « à ne rien faire que par le mouvement de la grâce. Elle lui
demeurait entièrement soumise et obéissante, soit que Dieu l'invitât à agir,
soit qu'il la laissât à elle-même, en retirant son opération. Elle passait ainsi
d'un état à un autre, tour à tour active ou passive, au gré de Dieu; vicissitude
remarquable dans la vie de cette grande Sainte, et qui tendait, dit Bossuet, « à
la rendre souple sous la main de Dieu, et à faire qu'elle ne cessât de
s'accommoder à l'état où il la mettait, ce qui produisait les vertus, les
soumissions et les résignations admirables qui parurent dans sa vie ». Cet état
extraordinaire que la Sainte n'avait éprouvé d'abord qu'à l'oraison, elle ne
tarda pas à l'éprouver à la sainte messe, à la communion, pendant l'office,
souvent même tout le long du jour. Ce n'était quelquefois qu'un éclair, pendant
lequel elle demeurait en silence les yeux fermés, unie à Dieu par un simple
regard. D'autres fois, cet état se prolongeait des heures entières, mais sans
loi rien faire perdre de sa liberté d'esprit ni de sa liberté d'action » .
Cette dernière réflexion nous amène â dire que, comme les âmes peuvent être mues
divinement dans l'oraison, elles peuvent l'être aussi dans l'action. Nous avons
parlé longuement de la prière, parce que c'est là surtout, pensons-nous, que
s'exerce l'influence mystique, et ce que nous en avons dit fera mieux comprendre
ce que sera cette influence et comment nous devons y répondre, quand elle se
fait sentir, ailleurs.
Dans la voie commune, la grâce demeure secrète, même pour celui qui la reçoit.
Elle nous laisse l'initiative, le choix dans les choses libres, la
délibération, la détermination, l'exécution. Au fond, c'est bien du Saint-Esprit
que tout procède, rien de surnaturel n'étant possible sans qu'il nous en suggère
la pensée, et qu'il nous aide à le vouloir et à le faire. Mais il se cache, et
s'adapte à nos procédés naturels, en sorte que tout paraît venir de nos efforts.
C'est par la foi que nous savons que notre volonté a dû être aidée d'une grâce
secrète, et soutenue, à certains moments par les dons du Saint-Esprit.
Au contraire, dans l'action mystique, comme dans l'oraison mystique, l'action de
Dieu se fait sentir et devient pour ainsi dire manifeste. Elle ne s'astreint
plus à suivre nos procédés humains. Tout d'un coup, l' âme se trouve éclairée et
mise en mouvement, comme par un instinct divin, une inspiration particulière,
une motion spéciale. Si soudaine; si doucement impérieuse que soit l'action
divine, elle ne supprime pas l'exercice du libre arbitre; c'est de grand cœur
que l'on consent, et l'on rassemble volontiers toutes ses énergies pour
correspondre. .Voilà pourquoi Bossuet a pu dire : « Nous sommes d'autant plus
agissants que nous sommes plus poussés, plus mus, plus animés par le
Saint-Esprit; cet acte par lequel nous nous livrons à l'action qu'il fait en
nous, nous met, pour ainsi parler, tout en action pour Dieu » . Mais, dans un
autre sens, nous sommes d'autant moins agissants que nous sommes plus
pâtissants; et l'on sent bien qu'une puissance supérieure a pris l'initiative,
fait le choix de l'acte, remplacé la délibération par un instinct divin, et
poussé de suite à l'exécution. Quand une âme est fréquemment favorisée de ces
influences mystiques, on traduit cela en disant qu'elle est sous la conduite du
Saint- Esprit.
Peut-elle y être toujours, et en toutes choses ? Saint Jean de la Croix le pense
de la Sainte Vierge, et d'elle presque seule : « Elevée, dit-il, dès le principe
à cet état très sublime (où c'est Dieu lui-même qui dirige les puissances vers
les actes conformes au divin vouloir), la glorieuse Mère de Dieu n'eut jamais
dans l'esprit le souvenir d'aucune créature propre à la distraire, de Dieu et à
la diriger dans sa conduite. Tous ses mouvements furent toujours produits par le
Saint-Esprit... Bien qu'il soit difficile de trouver une âme entièrement
conduite par le Seigneur, et enrichie de la perpétuelle union durant laquelle
les puissances sont divinement occupées, néanmoins on en rencontre assez
fréquemment qui sont mues par le Seigneur dans leurs actions et ne se meuvent
point d'elles-mêmes » . Bossuet abonde dans le même sens : « Ces états
imaginaires de nos faux mystiques, dit-il, où les âmes sont toujours mues
divinement par ces impressions extraordinaires dont nous parlons, ne sont
connus ni du P. Jean de la Croix, ni de sa mère sainte Thérèse : J'ajoute que ni
les Angèle, ni les Catherine, celle de Sienne et celle de Gênes, les Avila, les
Alcantara, ni les autres âmes de la plus pure et de la plus haute contemplation,
n'ont jamais cru être toujours passives, mais par intervalles; et souvent
rendues à elles-mêmes, elles ont agi de la manière ordinaire. La même chose
paraît dans la Mère de Chantal, lune des personnes de nos jours les plus
exercées dans cette voie » . « Y a-t-il ou y a-t-il eu un très petit nombre
d'âmes d'élite mues par Dieu. de cette manière à chaque instant »? Bossuet «
laisse la chose au jugement de Dieu, et, sans avouer de pareils états, il dit
seulement, dans la pratique, qu'il n'y a rien de si dangereux ni de si sujet à
illusion, que de conduire les âmes comme si elles y étaient arrivées, et qu'en
tout cas ce n'est point dans ces préventions que consiste la perfection du
christianisme » . -
A l'occasion de ces états passifs, Bossuet signale deux excès opposés : celui
des Quiétistes qui rendaient cette passivité perpétuelle, fort commune, et
nécessaire du moins pour la perfection, et celui qui consiste à prendre pour des
rêveries suspectes tous « ces états où certaines âmes d'élite reçoivent
passivement des impressions divines, si hautes et si inconnues, qu'on en peut à
peine comprendre l'admirable simplicité » .
En conséquence, aussi longtemps que nous sentons en nous l'action de Dieu, nous
devons la suivre avec une confiante docilité; dès qu'elle cesse, il faut revenir
aux moyens ordinaires de fuir le péché, de pratiquer la vertu, de remplir les
devoirs journaliers. Et, comme la route nous est clairement tracée et que la
grâce ne manque jamais à la prière et à la fidélité, il n'y a pas lieu
d'attendre que Dieu nous déclare à nouveau sa volonté ou qu'il nous pousse à
l'action par une motion spéciale . Ou plutôt, « il n'est pas permis à un
chrétien, dit Bossuet, sous prétexte d'oraison passive ou autre extraordinaire,
d'attendre dans la conduite de la vie, tant au spirituel qu'au temporel, que
Dieu le détermine à chaque action par voie et inspiration particulière; et le
contraire induit à tenter Dieu, à illusion et à nonchalance » .
Mais, en ces matières si délicates, il faut craindre les illusions. Notre vie
mystique devra donc être soumise à un sérieux contrôle, d,'après les règles du
discernement des esprits. Si elle a pour effet de nous faire mieux observer nos
vœux et nos règles, obéir à nos supérieurs, vivre> en paix avec nos frères,
combattre les tentations, sanctifier les épreuves, on ne peut mettre en
suspicion ni son origine, ni l'usage qu'on en fait. Même alors, il faut 'imiter
sainte Thérèse : « Ce qu'elle a toujours désiré le plus a été d'acquérir des
vertus; et c'est aussi ce qu'elle a le plus recommandé à ses religieuses, ayant
coutume de leur dire que l'âme la plus humble et la plus mortifiée sera aussi
la plus spirituelle » .
Comme il est difficile d'être bon juge en sa propre cause, c'est le cas, ou
jamais, de recourir à un directeur expérimenté. D'ailleurs, la Providence a
établi que les hommes seront gouvernés par d'autres hommes. Notre-Seigneur
apparaît à Saul, et il l'envoie à Ananie. Sainte Thérèse, sainte Jeanne de
Chantal, la bienheureuse Marguerite- Marie, avaient l'esprit très éclairé et le
jugement très droit; cependant elles ne cessaient de recourir à leur directeur,
ou; suivant les cas, à leurs Supérieurs. Sainte Thérèse, parlant d'elle-même,
dit « qu'elle n'a jamais réglé sa conduite sur ce qui lui avait été inspiré dans
l'oraison; et quand ses confesseurs lui disaient d'agir autrement, elle leur
obéissait sans la moindre répugnance, et les instruisait de tout ce qui lui
arrivait... Notre-Seigneur lui disait alors qu'elle faisait bien d'obéir, et
qu'il manifesterait la vérité » . Il se montra cependant irrité contre ceux qui
lui défendaient dé faire oraison. Notre-Seigneur disait de même à la
bienheureuse Marguerite-Marie : « Désormais j'ajusterai mes grâces à l'esprit de
ta règle, à la volonté de ta Supérieure, et à ta faiblesse; et tiens pour
suspect tout ce qui te pourrait retirer de son exacte pratique. Je veux que tu
la préfères à tout le reste, même la volonté de tes Supérieures à la mienne.
Lorsqu'elles te défendront ce que je t'aurai ordonné, laisse-les faire : je
saurai bien trouver les moyens de faire réussir mes desseins par des voies
opposées et contraires...» Il montra, dans la suite, quels coups redoutables il
sait frapper, pour renverser les oppositions . Car il veut « qu'on éprouve les
esprits pour voir s'ils sont de Dieu »; mais, l'épreuve suffisamment faite, il
n'admet pas qu'on entre en lutte avec lui.
CHAPITRE XV
DEUX EXEMPLES MÉMORABLES
Avant de clore cette
étude sur l'abandon au milieu des peines intérieures, nous citerons deux
exemples mémorables, spécialement propres à ,nous instruire et à nous
encourager. Nous verrons par là comment Dieu traite les grandes âmes et comme
elles sanctifient leurs épreuves.
« Vers la fin de 1604, sainte Jeanne de Chantal se vit assiégée d'horribles
tentations contre la foi, de doutes sur les plus adorables mystères, et en
particulier sur la divinité de l'Eglise. Si par moments ses tentations
diminuaient, c'était pour faire place à des obscurités, à des impuissances, à de
grandes sécheresses, à une absence complète de goût et de sentiment dans la
pratique de la vertu. Vainement elle se donnait à l'oraison; son esprit, si vif
en toutes choses, restait dans les ténèbres. S'appliquait-elle à aimer Dieu, il
lui semblait que son cœur était de marbre. Le nom seul de Dieu la refroidissait.
Il en résultait des désolations impossibles à décrire ». Cet état si pénible
dura plus de quarante ans; mais, dans les neuf dernières années, il redoubla
d'intensité, et devint une terrible « agonie qui ne se termina qu'un mois avant
sa mort. Son âme alors fut abandonnée à tant de peines intérieures et de si
cruelles, qu'elle ne se connaissait plus elle-même. Elle n'osait ni baisser les
yeux sur son intérieur, ni les relever vers Dieu. Son âme lui apparaissait
souillée de péchés, noire d'ingratitude, défigurée, horrible à voir. Plus elle
faisait de grandes choses pour Dieu, plus sa perfection éclatait aux yeux du
monde, plus aussi elle se voyait nue de toutes vertus et dépouillée de tous
mérités. Si l'on, excepte les pensées d'impureté, dont elle ne fut jamais
assaillie, il n'y a pas de mauvaises idées dont son esprit ne fût rempli, pas
d'actions détestables quine se présentassent à son imagination. Les doutes sur
les plus adorables mystères, les blasphèmes contre lès plus miséricordieux
attributs de Dieu, les plus abominables jugements sur le prochain, se
disputaient son imagination. Aussi, quand elle parlait de ses peines, de grosses
larmes coulaient le long de ses joues. La nuit, on l'entendait soupirer comme un
malade à l'agonie. Le jour, elle en oubliait le boire et le manger. Et ce qu'il
y avait de plus affreux, c'est qu'au milieu de ces tentations, il lui semblait
que Dieu l'avait abandonnée; il ne la voyait plus; il ne se souciait plus
d'elle. Elle lui tendait les bras, mais comme l'on fait dans les ténèbres à un
ami disparu pour toujours. Ou plutôt Dieu était plus qu'absent pour elle; il
était ennemi; il la repoussait. Vainement essayait-elle, pour calmer son effroi,
de se le représenter sous les images de pasteur, d'époux ou d'ami; elle le
voyait apparaître aussitôt comme un juge irrité, comme un maître méprisé et
demandant vengeance. Peu à peu tous les exercices où il est question de Dieu lui
devinrent à charge. Le tremblement la prenait quand il fallait aller à
l'oraison, surtout à la sainte communion, où l'idée de ses crimes et l'idée de
la sainteté de Dieu la perçaient de deux glaives ». C'était une très haute
contemplation, terriblement purifiante. « Jusque-là du moins, elle avait
conservé toute sa lumière pour la direction des autres. Il n'en fut plus ainsi,
et ce ministère devint pour elle une source d'épouvantables tentations. Elle ne
pouvait plus entendre parler d'une peine sans en souffrir, ni entendre nommer un
péché sans s'imaginer qu'elle le commettait ».
« Spectacle digne d'éternelle méditation, continue son historien ! La voilà,
cette femme forte, cette ferme et grande intelligence, la voilà anéantie,
abattue, incapable de se conduire, obligée d'aller à tâtons sur cette route de
la vie spirituelle, qu'elle connaît si bien pour les autres, où elle ne voit
plus clair pour elle- même ! C'est ainsi que Dieu la réduit à l'humilité; c'est
ainsi qu'il y maintient ces grands Saints, que nous admirons dans l'histoire,
qui ressuscitent les morts, qui annoncent l'avenir, et dont nous nous demandons
quelquefois en tremblant comment ils font pour être humbles. Pendant qu'on les
porte en triomphe et qu'on leur baise les pieds, Dieu les humilie dans le secret
de leur âme; il leur inflige de honteux soufflets, et leur fait subir au fond du
cœur une agonie qui les rend insensibles à tous les honneurs du monde ».
Sainte Jeanne de Chantal était donc réduite à un tel point que rien au monde ne
pouvait lui donner un peu de soulagement, sinon la pensée de la mort. « Voilà
quarante et un ans que les tentations m'écrasent, disait-elle un jour. Faut-il
pour cela que je perde courage ? Non, je veux espérer en Dieu, quand même il
m'aurait tuée et anéantie pour jamais ». Et elle ajoutait ces humbles et
magnifiques paroles : « Mon âme était un fer si enrouillé de péchés, qu'il a
fallu ce feu de la justice divine pour un peu la nettoyer ».
« Dans cet état de délaissement, dit saint Alphonse, son unique règle de
conduite était de regarder son Dieu et de le laisser faire. Elle conservait
toujours un visage serein, paraissait douce dans la conversation, et tenait
continuellement ses regards fixés en Dieu, se reposant dans le sein de son
adorable volonté. Saint François de Sales, son directeur, qui connaissait
combien cette âme était belle aux yeux de Dieu, la comparait à un musicien
sourd, qui, chantant parfaitement, ne pourrait en retirer aucun plaisir; et il
lui écrivait à elle-même : « Il faut témoigner une invincible fidélité envers le
Sauveur, le servant purement pour l'amour de sa volonté, non seulement sans
plaisir, mais parmi ce déluge de tristesses et de frayeurs ». Plus tard, la Mère
de Chatel lui donnait ce conseil si sage et si viril : « Ne parlez jamais de vos
peines ni avec Dieu ni avec vous-même. Ne faites aucun examen là-dessus.
Regardez Dieu, et, si vous pouvez lui parler, que ce soit de lui-même ».
D'autres âmes auront besoin de parler de leurs peines à Dieu dans la prière, à
son ministre dans la direction. Mais qu'il est bon « de désapproprier les âmes
d'elles-mêmes, de leur apprendre à ne pas tant se voir, et à voir Dieu
davantage ; à s'occuper beaucoup de lui, très peu d'elles-mêmes; d'étouffer ainsi
les peines intérieures, comme on étouffe un incendie en retranchant les
aliments».
Et saint Alphonse ajoute : « C'est ainsi qu'on parvient à la sainteté. Les
Saints, dans l'édifice spirituel, sont les pierres d'élite qui, travaillées à
coups de ciseau, c'est-à-dire par le moyen des tentations, des craintes, des
ténèbres et des autres peines intérieures et extérieures, deviennent propres à
couronner les murs de la céleste Jérusalem, ou à occuper les trônes les plus
élevés dans le royaume du paradis ».
Saint Alphonse parlait ainsi d'expérience. « Pour Dieu, il avait tout quitté,
crucifié sa chair affronté les fatigues d'un dur apostolat, souffert avec
patience de cruelles persécutions, même la honte d'être jeté hors de sa
congrégation. Tout cela avait, mille fois déchiré, son cœur; mais il lui restait
le trésor que personne ne pouvait lui enlever, il lui restait son Dieu, l'ami
qui avait consolé ses douleurs, et souvent l'avait attiré à lui par de doux
ravissements. Avec Jésus, il n'y avait plus d'isolement, et la cellule devenait
un paradis.
« Or, tout à coup le paradis disparut. Dieu, le soleil de son âme, cessa d'y
répandre sa lumière. Une nuit plus affreuse que celle du tombeau enveloppa le
pauvre solitaire. il se voyait abandonné de tous, abandonné de Dieu, et sur le
bord de l'enfer. En jetant les yeux sur sa vie passée, il n'y reconnaissait que
des péchés. Tous ses travaux, toutes ses bonnes œuvres, n'étaient plus que des
fruits gâtés qui faisaient horreur à Dieu. Sa conscience, tourmentée du matin
au soir par le scrupule, jouet de toutes les illusions, convertissait en péchés
graves ses actions les plus simples et même les plus saintes. Lui, le grand
moraliste, qui avait donné son avis, et avec un si parfait discernement, sur
tous les cas de conscience, dirigé des milliers de chrétiens dans les voies de
la perfection, rassuré les pécheurs en leur parlant des infinies miséricordes,
de Dieu, consolé tant de fois les âmes en proie à l'inquiétude, il marchait
maintenant à tâtons, et tremblait comme un aveugle qui côtoie des abîmes,
incapable de faire un seul pas sans le secours d'un bras étranger.
« Dans cet état de trouble et de désolation, il n'osait plus communier. Son
amour pour Jésus-Christ l'entraînait vers l'autel, et la crainte l'empêchait
d'ouvrir la bouche pour recevoir la sainte hostie », jusqu'à ce que la parole de
son directeur ou de son supérieur l'eût rassuré. « Au fort de ses angoisses, il
recourait au soulagement que procure la prière; mais il lui semblait qu'entre
Dieu et lui s'élevât un mur infranchissable. Alors, l'obscurité croissant
toujours, il avait le sentiment que le cœur de Dieu lui était fermé, et le
paradis perdu pour lui. Dans ces moments d'indicible détresse, il regardait le
crucifix les yeux pleins de larmes, il s'adressait à la Sainte Vierge, il
demandait miséricorde: « Non, mon Jésus, ne permettez pas que je sois damné !
Seigneur, ne m'envoyez pas en enfer, parce qu'en enfer on ne peut plus vous
aimer. Châtiez-moi comme je le mérite, mais ne me rejetez pas de devant votre
face ».
« Aux scrupules qui lui rendaient la vie insupportable vinrent bientôt se
joindre, pour l'accabler, les tentations les plus effroyables contre toutes les
vertus. Des doutes s'élevaient dans son esprit contre toutes les vérités du
Credo, et, comme sa conscience obscurcie ne distinguait plus le sentiment du
consentement, il lui semblait que la foi se mourait dans son âme. Alors il se
cramponnait pour ainsi dire à la vérité, il multipliait les actes de foi, il
criait avec feu : « Je crois, Seigneur, oui je crois, je veux vivre et mourir
enfant de l'Eglise ».
Le démon avait reçu pouvoir de l'obséder, même visiblement. Il en usait pour
susciter des tempêtes de tentations et de désolations, pour livrer des assauts
furieux; pour inventer des artifices perfides. Il mit tout en œuvre pour
inspirer au Saint un sentiment d'orgueil à propos de ses écrits. « Impuissant à
exciter l'orgueil, il entreprit d'éveiller dans sa victime la concupiscence
charnelle, et de perdre par l'impureté cet ange d'innocence qui depuis l'enfance
jusqu'à l'extrême vieillesse avait conservé sans tache la robe de son baptême.
Alphonse connut pendant plus d'une année les terribles effets du pouvoir, dé
Satan. sur l'imagination et les sens. « J'ai quatre-vingt-huit ans, dit-il un
jour, et je sens en moi tout le feu de la jeunesse ». Les assauts devenaient
parfois si violents qu'il éclatait en gémissements, et frappait du pied la terre
en s'écriant : « Mon Jésus, faites que je meure plutôt que de vous offenser ! 0
Marie, si vous ne venez pas à mon aide, je deviendrai plus criminel que Judas
». Il appelait alors à son secours son directeur et son supérieur. Car, dans ce
terrible ouragan qui dura dix-huit mois, « son unique réconfort était
l'obéissance. Incapable de juger par lui-même, il acceptait aveuglément les
décisions de son directeur ou de tout autre prêtre, malgré le sentiment qu’il
éprouvait, et les raisonnements contraires que le démon lui suggérait. « Ma
tête, disait-il, ne veut « pas obéir ». Souvent on l'entendait s'écrier : «
Seigneur, faites que je sache me vaincre et, me soumettre; non, je ne veux pas
contredire, non, je ne veux pas m'en rapporter à moi-même ». Et l’obéissance
triomphait de toutes les tentations.
« Si l'on se demande pourquoi le Seigneur permet que ses meilleurs amis soient
astreints à des épreuves aussi crucifiantes, la croix nous explique ce mystère.
Il faut que les Saints, membres vivants de Jésus-Christ, achèvent en eux sa
douloureuse passion. Alors que les humiliations et les souffrances les ont
épurés et transfigurés, Dieu les tire du purgatoire où il les tenait renfermés,
les ténèbres font place à la lumière, la joie surabonde là où abondait
l'affliction, et l'on admire bientôt un extatique et un thaumaturge dans
l'homme qui paraissait abandonné de Dieu. C'est du moins ce qui arriva à saint
Alphonse après cette cruelle épreuve, et même au milieu de ses plus amères
tribulations. Ses extases et ses ravissements devinrent plus fréquents que
jamais » . Dieu ne conduit pas toutes les âmes par ces mêmes voies; au moins,
ces peines intérieures, généreusement supportées, amèneront toujours un immense
surcroît de vie spirituelle.
QUATRIEME PARTIE
Excellence et fruits du Saint Abandon
CHAPITRE PREMIER
EXCELLENCE DU SAINT ABANDON
Ce qui fait l'excellence
du saint abandon, c'est l'incomparable efficacité qu'il possède, pour ôter les
obstacles à la grâce, pour faire pratiquer dans la perfection les plus hautes
vertus, et pour établir le règne absolu de Dieu sur nos volontés. Évidemment,
la conformité qui vient de l'espérance, et surtout la résignation qui naît de la
crainte, ne s'élèvent pas aux mêmes hauteurs; elles ont cependant leur prix.
Mais nous parlons ici de la conformité parfaite, confiante et filiale, que
produit le saint amour.
Et d’abord, elle est nécessaire et incomparable pour ôter les obstacles. Un
jour, après Matines, le bienheureux Suso fut ravi hors de ses sens. Il lui
sembla voir un magnifique jeune homme, descendre du ciel et lui dire : « Tu as
fréquenté pendant assez longtemps les petites écoles, tu t'y es assez exercé,
maintenant tu es mûr. Viens avec moi, je veux te conduire à la plus haute école
qui existe dans le monde. Et quelle est donc cette école si désirable ? C'est
celle où l'on enseigne la science d'un parfait abandon de soi-même; c'est-à-dire
où l'on apprend à l'homme à se renoncer tellement que, dans toutes les
circonstances où le bon plaisir divin se manifeste, l'homme ne s'applique qu'à
demeurer toujours calme et égal, en se renonçant dans la mesure possible à
l'infirmité humaine. Il doit arriver à ne voir que la gloire et l'honneur de
Dieu, à être vis-à-vis de Dieu comme l'aimable Jésus a été vis-à-vis de son Père
céleste ». Il Y avait de nombreuses années que le bienheureux s'exerçait à la
vertu comme un valeureux ascète; il infligeait à son corps un martyre dont le
seul récit nous effraie; il était déjà parvenu à l'âge des extases. Cependant
Dieu l'appelle à une plus haute école; en avait-il vraiment besoin ? Revenu à
lui-même après sa vision, il restait silencieux et pensait à ce qu'on venait de
lui dire : Examine-toi intérieurement, conclut-il, et tu verras que tu as encore
beaucoup d'esprit propre; tu remarqueras qu'avec toutes les mortifications que
tu as faites, tu n'arrives pas encore à supporter toute contrariété étrangère.
Tu ressembles au lièvre caché dans un buisson, qui s'effraie au bruit d'une
feuille. Toi aussi, tu t'effraies tous les jours des peines qui t'arrivent; tu
pâlis à la vue de tes contradicteurs; lorsque tu crains de succomber, tu
t'enfuis; lorsque tu devrais te présenter, tu te caches; lorsqu'on te loue, tu
es heureux; lorsqu'on te blâme, tu t'attristes. II est bien vrai que tu as
besoin d'aller à une haute école » . Voilà donc une âme qui marchait résolument
dans les voies de la sainteté; cependant il restait bien de l'homme en elle,
plus même qu'elle ne pensait. Combien d'autres, qui ne la valent pas, auraient
besoin, comme elle, qu'un ange vînt leur montrer le mal et leur apprendre à bien
appliquer le remède !
Nous savons, en principe, que le mal consiste dans la recherche désordonnée de
nous-mêmes, et, par conséquent, dans l'orgueil et la sensualité qui en résument
les formes si variées. Mais, en fait, nous sommes loin de nous connaître; et
bien souvent ce monde de passions, de faiblesses, d'attaches, de mauvaises
tendances, qui grouille en nous, resterait enveloppé d'un voile épais, et
n'attirerait pas notre attention, si la Providence ne venait nous ouvrir les
yeux, en temps opportun, par une bonne humiliation, ou par d'autres épreuves
sagement appropriées. Alors le voile se déchire, et nous commençons de voir ce
qui nous était resté caché jusqu'à ce jour, et que les autres, hélas ! avaient
peut-être eu trop souvent l'occasion de constater. Mais le mal une fois connu,
il nous arrive aussi de ne pas savoir y porter remède.
Nous sommes portés à nous épargner; la Providence n'aura pas cette cruelle
indulgence. « Jusqu'ici, dit l'ange au bienheureux Suso, c'est toi qui te
frappais de tes propres mains, tu cessais quand tu voulais, et tu avais
compassion de toi-même. Je veux maintenant t'arracher à toi-même, et te jeter,
sans défense, aux mains d'étrangers qui te frapperont. (Ils ne le feront que
dans la mesure où je le permettrai, mais ils te paraîtront sans pitié.) Tu
assisteras à un effondrement de ta réputation, tu seras en butte au mépris de
quelques hommes aveuglés, et tu souffriras plus de cela que des blessures faites
jadis par tes instruments de pénitence » .
Nous trouvions autrefois des compensations; la Providence va nous les enlever.
Il y avait des consolations humaines. « Lorsque tu te livrais à tes exercices
de mortification, dit range au bienheureux Suso, tu étais grand, tu étais
admiré, maintenant tu seras abaissé, tu seras annihilé ». Il y avait surtout les
consolations divines. « Jusqu'ici tu n'as été qu'un enfant gâté; tu as nagé dans
la douceur ,. céleste, comme un poisson dans .la mer. Je veux désormais te
retirer tout cela; je veux que tu en sois privé et que tu souffres de cette
privation, que tu sois abandonné de Dieu et des hommes » .
Nous ne portions pas toujours les coups au bon endroit; la Providence voit plus
juste, et s'attaque au siège du mal. Le bienheureux Suso avait un caractère
très affectueux, et ne semblait pas s'en être préoccupé : « Bien que tu te sois
infligé mainte cruelle torture, lui dit l'ange, il t'est resté, avec la
permission de Dieu, une nature tendre et aimante; il t'arrivera que, là où tu
aurais pensé trouver un amour particulier et de la fidélité, tu ne trouveras
que de l’infidélité, de grandes souffrances et de grandes peines. Tes épreuves
seront si nombreuses, que les hommes qui ont pour toi quelque amour souffriront
avec toi par compassion » . Notre mal est surtout l'orgueil. Or, « pour s'en
punir, dit le P. Piny, cherche-t-on ordinairement les occasions d'humiliation et
de mépris ? Ne croit-on pas faire assez de se condamner à quelque aumône, ou de
pratiquer des austérités qui mortifient bien plus le corps que l'orgueil de
l'esprit ? Dieu, qui ne cherche pas seulement à punir, mais encore plus à
guérir, agit bien plus sagement. Il nous fait expier ce péché par ce qu’il y a
de plus, contraire à notre présomption et à notre vanité, par les mépris, les
humiliations, les rebuts, les confusions, et dès lors par la pénitence la plus
pénible à notre nature superbe et la plus opposée à nos inclinations » .
Finalement, le grand mal est le jugement propre et la volonté propre; il n'y a
péché ni imperfection qui ne vienne de cette source empoisonnée. Combien
sont-ils ceux qui savent remonter jusqu'à ce principe de tout désordre ? Trop
souvent même, n'est-ce pas le jugement propre qui a la prétention d'assigner le
remède, et la volonté propre celle d'en surveiller l'application, tandis, au
contraire, que c'est le jugement propre et la volonté propre que nous' devrions
sacrifier sans miséricorde et par dessus tout ? La Providence viendra corriger
ces erreurs ou cette faiblesse. « Ah! Seigneur, montrez-moi mes peines à
l'avance, afin que je les connaisse », disait le bienheureux Suso. Et Dieu de
lui répondre : « Non, il est préférable que tu ne saches rien » . En effet, il
veut nous tenir dans la disposition constante d'incliner notre jugement,
d'immoler notre volonté. Il va donc nous cacher soigneusement ses intentions;
très souvent même, il ira contre nos prévisions et nos idées, il heurtera de
front nos goûts et nos répugnances. Si nous vou-lons y regarder de près, il ne
fait rien au hasard; comme un vrai Sauveur, comme un médecin aussi ferme que
sage et discret, il porte le fer et le feu, tantôt ici, tantôt là, partout où
son œil exercé voit des fautes à expier, des défauts à corriger, un point faible
à fortifier. Malgré les plaintes de la nature, il continuera de le faire, avec
une miséricordieuse rigueur, aussi longtemps qu'il le trouvera bon pour achever
de nous guérir et pour nous combler de ses biens. « La propre volonté, dit le P.
Piny, ce qu'il y a dans l'homme de plus tendre et de plus cher, est ainsi à la
torture et dans l'état le plus violent, puisqu'elle est réduite à endurer ce
qu'elle ne voudrait pas, et le contraire de ce qu'elle voudrait», Dieu veut la
vaincre et la discipliner. Voilà pourquoi certaines âmes se trouvent « réduites
à être presque continuellement ce qu'elles n'auraient pas voulu être, tantôt
dans de profondes ténèbres au moment de l'oraison, au lieu des lumières qui
étaient de leur goût, mais qui allaient servir à entretenir leur propre volonté;
tantôt dans des tristesses et ennuis fatigants, en punition des joies immodérées
qu'elles avaient goûtées autrefois, ou de l'attache qu'elles avaient aux états
de satisfactions ; tantôt dans les incertitudes, les craintes et les scrupules,
à cause du trop grand empressement qu'elles ont eu pour leur perfection, afin
qu'elles meurent à elles-mêmes, en acceptant la divine volonté sur elles, malgré
leurs craintes et leurs incertitudes » .
C'est donc le saint abandon qui achèvera de purifier notre âme et de la
détacher. Le fidèle accomplissement des devoirs journaliers, pour nous
religieux l'exacte observance de nos vœux et de nos règles, avec nos pratiques
libres de vertu, avaient infligé au vieil homme défaites sur défaites, blessures
sur blessures. Il vivrait encore, si le saint abandon ne venait, pour ainsi
dire, lui donner le coup de grâce et le mettre au tombeau. Assurément,
l'obéissance ne cesse pas d'être nécessaire au prem1er chef; à mesure qu'elle se
ralentirait, la nature reprendrait le dessus, elle aurait vite fait de bannir le
saint abandon. Mais celui-ci vient joindre son action puissante à celle de
l'obéissance; il répond d'ailleurs à nos besoins plus personnels. Il amène ainsi
notre pénitence à sa dernière perfection.
Il en fait de même pour la foi confiante et l'amour divin.
C'est lui qui donne à notre foi en la Providence, à notre confiance en Dieu,
d’être pleinement pratiques et universelles, les faisant passer de la conviction
de l'esprit jusque dans l'affection du cœur, et les appliquant tour à tour aux
situations les plus diverses. Sans lui, elles risqueraient de rester toujours
incomplètes ; car il y a des choses qu'on n'apprend guère sans avoir passé
maintes et maintes fois par l'épreuve. Par exemple, Jésus-Christ a dit : «
Heureux les pauvres ! Heureux ceux qui ont des peines! Heureux ceux qui se
mortifient ! Heureux ceux qui sont persécutés, calomniés et maudits des hommes
»! Ont-elles cette foi totale et pratique, les personnes qui ne peuvent
supporter la pauvreté, la souffrance, et la persécution ? «Il faut avouer
qu'elles ne croient pas à l'Evangile, ou qu'elles n'y croient qu'en partie. Au
contraire, celui-là croit tout ce que renferme l'Evangile, qui regarde comme un
avantage, comme une faveur divine en ce monde, d'être pauvre, d'être malade,
d'être méprisé, humilié et persécuté par les hommes » . C'est la réflexion de
saint Alphonse.
Cette foi confiante, pratique et totale, se trouve élevée à son plus haut point,
dit le P. Piny, « par l'abandon de tout ce que nous sommes et de tous nos
intérêts au bon plaisir divin. N'est-ce pas avoir une foi bien grande en la
justice, en la sainteté de Dieu, qu'il nous suffise, en tout ce qui nous arrive,
d'un simple souvenir que telle est sa volonté, pour qu'au même moment nous
disions Amen sur tous ses décrets ? On ne saurait avoir, en la bonté et l'amour
de Dieu, une foi plus grande que de prendre également de sa main les croix et
les joies, le mal et le bien; et, dans la ferme croyance que c'est un Dieu qui
fait bien tout ce qu'il fait, de bénir son nom, comme un autre Job, sur le
fumier aussi bien que sur le trône, quand il nous couvre de plaies et
d'humiliations comme lorsqu'il nous comble d'honneurs et de consolations. Pas de
plus grande et de plus vive foi que de croire que Dieu fait toujours
admirablement nos affaires, lorsqu'il semble nous détruire et nous anéantir,
lorsqu'il renverse nos meilleurs desseins, qu'il nous expose à la calomnie,
qu'il obscurcit toutes nos lumières dans l'oraison, qu'il dessèche nos
sensibilités et nos ferveurs par les aridités et les sécheresses, qu'il détruit
notre santé par les infirmités et les langueurs, qu'il nous met dans
l'impuissance d'agir. Conserver dans tous ces états la plus ferme confiance,
accepter le tout à l'aveugle, n'est-ce pas exercer la plus vive foi en la
puissance souveraine et l'infinie bonté de Dieu » ? Merveilleuse fut la foi
d'Abraham, dans la terrible épreuve que chacun sait. « Non moins admirable est
la foi de l'âme qui marche dans la voie d'abandon. Car Dieu en agit presque
toujours ainsi à l'égard des âmes qui s'abandonnent à lui, pour anéantir leur
propre volonté ». Il détruit l'attache à nos joies par les tristesses, à
l'estime par les humiliations et les mépris, aux goûts et aux sensibilités par
les aridités et les sécheresses, aux lumières dans l'oraison par les obscurités
et les ténèbres; il travaille à ruiner le trop grand empressement pour la
perfection par des insuccès crucifiants, la trop grande activité par les
impuissances où il nous réduit parfois, la propre volonté jusque dans l'affaire
du salut par les incertitudes où il nous met sur ce sujet. S'il y a une voie où
l'on exerce une foi vive, une confiance à toute épreuve, « c'est donc bien celle
de l'abandon à la divine volonté, puisqu'on y croit ce qui paraît le moins
croyable, à savoir que Dieu fera nos affaires en les détruisant, qu'il nous
formera en nous anéantissant, qu'il nous éclairera en nous aveuglant, qu'il
nous unira à lui plus intimement en nous laissant dans l'angoisse; en un mot,
qu'il nous perfectionnera en détruisant nos inclinations et nos volontés » .
Ainsi donc, la pratique du saint abandon suppose, une foi vive, une confiance
déjà ferme; elle les développe admirablement, elle les porte à leur plus haut
degré. Il en est de même de l'amour divin.
Le saint abandon lui donne de merveilleux accroissements, d'abord par un
détachement parfait. « Quand un cœur est plein de terre, dit saint Alphonse,
l'amour de Dieu n'y trouve point de place; et plus il y reste de terre, moins y
règne l'amour divin. Puis Jésus-Christ veut posséder tout notre cœur et n'y
souffre pas de rival. Enfin l'amour envers Dieu est un aimable voleur, qui nous
dépouille de toutes les choses terrestres ». Il faut donc donner tout pour
obtenir tout. Da totum pro tata, disait Thomas à Kempis . Ce complet dégagement
si nécessaire et si laborieux, l'humilité, l'obéissance et le renoncement l'ont
déjà commencé, il l'ont même bien avancé; d'ailleurs, ils ne cesseront jamais de
le poursuivre. Et cependant, comme nous l'avons dit, ils ont besoin que le saint
abandon vienne surajouter son action à la leur, pour que le détachement
parvienne à sa perfection. C'est donc le saint abandon qui achève de faire le
vide en notre âme. L'amour divin s'y précipite à mesure; et, ne trouvant plus
d'obstacle, il la remplit, il la gouverne, il la transforme, il y règne en
maître.
Non seulement, le saint abandon prépare les voies à l'amour divin; « il est
lui-même l'acte d'amour le plus parfait qu'une âme puisse produire envers Dieu,
il vaut plus que mille jeûnes et disciplines. Car celui qui donne son bien par
l'aumône, son sang par la flagellation, sa nourriture par le jeûne, donne une
partie de ce qu'il a; celui qui donne à Dieu sa volonté se donne lui-même et
donne tout, en sorte qu'il peut dire : Seigneur, je suis pauvre, mais je vous
donne tout ce que je puis; vous ayant donné ma volonté, je n'ai plus rien à vous
offrir » . Ainsi parle saint Alphonse. -
C'est aussi l'amour le plus pur et le plus désintéressé. Elles sont nombreuses
les âmes qui restent volontiers avec Jésus à la fraction du pain; bien rares,
celles qui le suivent jusqu'aux immolations du Calvaire. Il est facile d'aimer
Dieu, quand il se donne parmi les suavités, les ardeurs et les transports. Il
est plus noble et plus grand de s'oublier soi-même, et de se donner tout à Dieu,
au point de mettre son contentement dans celui de Dieu, de faire de la divine
volonté la sienne propre, alors même qu'elle entend nous mener, sans aucun
doute, à la suite de Jésus crucifié. « Voilà, dit le P. Piny, la manière d'aimer
la plus noble, la plus parfaite et la plus pure. Si l'on peut mesurer l'amour
que nous avons pour Dieu par la grandeur des sacrifices que nous sommes disposés
à faire pour lui, quel amour peut être plus pur et plus grand que celui des âmes
qui abandonnent au bon plaisir de Dieu non seulement leurs biens temporels, leur
réputation, leur santé et leur vie, mais encore l'intérieur de leur âme et leur
éternité, pour ne vouloir en tout cela que l'ordre et la volonté de Dieu ? Ne
peut-on pas dire que leur amour est entièrement dégagé de tout propre intérêt,
puisqu'elles se mettent en état de victimes, consentant que Dieu les détruise à
tout moment, et qu'il fasse un sacrifice continuel de leur volonté à la sienne
» ?
Nous pourrions ajouter qu'une âme, en s'exerçant au saint abandon, se forme en
même temps et de la meilleure manière à toutes les vertus, parce qu'elle
rencontre à chaque pas l'occasion de pratiquer tantôt l'humilité, tantôt
l'obéissance, tantôt la patience ou la pauvreté, etc., et que le saint abandon
élève les unes et les autres à leur plus haute perfection. Le P. Piny le prouve
abondamment; pour abréger, nous renvoyons à son précieux opuscule. Qu'il nous
suffise de dire avec saint François de Sales : « L'abandonnement est la vertu
des vertus; c'est la crème de la charité, l'odeur de l'humilité, le mérite, ce
semble, de la patience, et le fruit de la persévérance : grande est cette vertu,
et seule digne d'être pratiquée des plus chers enfants de Dieu » .
Mais si l'abandon perfectionne les vertus, il perfectionne aussi l'union de
l'âme avec Dieu. Cette union ici-bas, c'est bien l'union de l'esprit par la foi,
l'union du cœur par l'amour; c'est surtout L'union de la volonté par la
conformité à la volonté divine. Il faut que l'obéissance la commence et qu'elle
ne cesse jamais de la poursuivre; mais c'est le saint abandon qui l'achève. En
effet, dit le P. Piny, peut-on être uni à Dieu d'une façon plus complète « qu'en
le laissant faire, acceptant tout ce qu'il fait, et consentant amoureusement à
toutes les destructions qu'il lui plaira faire en nous et de nous ? C'est
vouloir tout ce que Dieu veut, ne vouloir que ce qu'il veut » et comme il veut;
« c'est donc avoir uniformité avec la volonté de Dieu, c'est être trans-formé en
la divine volonté, c'est être uni à tout ce qu'il y a en Dieu de plus intime, je
veux dire à son cœur, à son bon plaisir, à ses décrets impénétrables, à ses
jugements qui, quoique cachés, sont toujours équitables et justes ». Quelle
union à Dieu sera jamais plus ferme et plus inséparable? « Dans cette voie, en
effet, qu'est-ce qui pourrait séparer l'âme de Dieu ? Ce n'est ni la disette, ni
les persécutions, ni la vie, ni la mort, ni les événements, quels qu'ils
puissent être, puisque, ne voulant rien hors la volonté de Dieu et l'acceptant
en toute chose sans examen, elle trouve toujours tout ce qu'elle veut dans tout'
ce qui lui arrive, y voyant l'accomplissement du bon plaisir de Dieu » .
Or, voilà ce qui recommande par dessus tout le saint abandon : rien n'unit,
comme lui, notre volonté à celle de Dieu; mais cette divine volonté est la règle
et la mesure de toute perfection, en sorte que nos volontés n'ont de perfection
et de sainteté que par leur conformité à celle de Dieu. On deviendra donc
d'autant plus vertueux et plus saint, que l'on se conformera mieux à cette
adorable volonté. Ou plutôt celui-là est déjà saint et parfait qui est arrivé à
voir en toutes choses la main et le bon plaisir de Dieu, et qui n'a jamais
d'autre règle que cette volonté. Et quand on est parvenu là, que reste-t-on à
faire, pour devenir encore plus saint et plus parfait ? Conformer toujours mieux
notre volonté à celle de Dieu, et, selon l'énergique expression de saint
Alphonse, « l'uniformer » à celle de Dieu, au point que « des deux volontés nous
n'en fassions (pour ainsi dire) qu'une, que nous ne voulions que ce que Dieu
veut, que sa volonté reste seule et non la nôtre. C'est là le sommet de la
perfection, nous devons y aspirer sans cesse. La Très Sainte Vierge n'a été la
plus parfaite entre tous les Saints que parce qu'elle a été toujours plus
parfaitement unie à la volonté de Dieu » .
Si donc nous voulons gravir les sommets de la vie intérieure, la meilleure route
est celle du saint abandon; nulle autre ne saurait nous conduire aussi vite ni
aussi loin. A Dieu ne plaise que nous consentions à rabaisser l'humilité,
l'obéissance et le renoncement ! Ces vertus fondamentales sont, avec l'oraison,
le chemin toujours nécessaire et sûr, hors duquel on cherche en vain la vertu
solide et l'abandon de bon aloi. Suivons-le fidèlement jusqu'à notre dernier
jour. Mais quand nous serons parvenus par cette voie à la conformité parfaite,
amoureuse et filiale, nous aurons trouvé le chemin de la sainteté.
CHAPITRE II
LES FRUITS DU SAINT ABANDON
ARTICLE PREMIER. - Intimité avec Dieu.
Le premier fruit de
l'abandon, fruit aussi nourrissant que savoureux, c'est une délicieuse intimité
avec Dieu, dans une confiance pleine d'humilité.
Faut-il en être surpris ? Dieu n'est-il pas notre Père des Cieux et la bonté
même ? Personne ne lui est comparable ici-bas pour le dévouement ni pour la
tendresse; il est la source où réside infiniment l'amour et d'où celui-ci
dérive en nous par participation, Il faut bien que Dieu le Père aime étonnamment
les hommes, puisqu'il n'a pas hésité, pour les sauver, à livrer son Fils
bien-aimé, l'éternel objet de, ses infinies complaisances, Le Verbe incarné a
daigné nous aimer plus que sa vie; n'est-il pas le Sauveur, l'ami, l'époux de
nos âmes ? Y eut-il jamais un cœur comparable au sien, un cœur également dévoué,
doux, miséricordieux, patient, lent à punir et prompt à pardonner ? Il est
merveilleusement humble, notre grand Frère aîné, et il ne tient pas à distance
ses pauvres petits frères de la terre. Enfin, l'Esprit sanctificateur n'est-il
pas occupé des âmes jour et nuit, venant à leur aide des milliers de fois par
jour, avec plus d'amour et de sollicitude qu'une mère penchée sur le berceau de
son fils ? Oui, vraiment, « Dieu est Amour » , Quand il est avec ses enfants, il
oublie volontiers sa grandeur et notre petitesse, il n'y a plus que le père, et
il se fait tout petit avec les plus petits, parce qu'il les aime.
Notre Père saint Bernard est intarissable, quand il décrit la suave intimité de
certaines âmes avec Dieu. « Le Bien-Aimé, dit-il, est présent, le maître
s'écarte, le roi disparaît, la majesté s'efface, la craillée cède à la force de
l'amour. De même qu'autrefois Moïse parlait à Dieu comme un ami à son ami, et
Dieu lui répondait; ainsi maintenant se forme-t-il entre le Verbe et l'âme un
entretien familier, comme celui de deux personnes qui vivent sous le même toit.
Quoi d'étonnant ? Leur amour n'ayant qu'une même source, il est réciproque et
les caresses sont mutuelles. Des paroles plus douces que le miel s'échappent des
deux cœurs; l'un et l'autre se jettent des regards d'une douceur infinie, signes
de leur commune tendresse ». Cette condescendance divine est bien
merveilleuse; mais « Dieu aime, lui aussi; son amour ne lui vient pas
d'ailleurs, il en est lui-même la source; il aime avec d'autant plus de force
qu'il n'a pas seulement de l'amour, il est l'amour même. Et ceux qu'il aime, il
les traite en amis, non pas en serviteurs. Voyez comme la majesté même cède à
l'amour. Car c'est le propre de l'amour de ne voir personne au dessus de soi,
personne au. dessous; grands et petits, il les met tous sur le même pied et n'en
fait qu'une même chose ». Et d'où vient à l'âme cette hardiesse étonnante ? «
Elle sent qu'elle aime Dieu et qu'elle l'aime avec ardeur; dès lors, elle ne
doute pas qu'elle n'en soit aussi fortement aimée. Son unique application
n'est-elle pas de chercher sans cesse et de tout son cœur les moyens de plaire à
Dieu ? D'après son zèle et ses efforts, elle juge, à n'en pas douter, que Dieu
lui rend la pareille, elle n'oublie pas la promesse du Seigneur : La mesure dont
vous userez, c'est celle-là même qui vous sera appliquée. Ou plutôt, elle sait
que son Bien-Aimé la devance. A ce qu'elle éprouve en elle-même, elle reconnaît
ce qui se passe en Dieu; elle ne doute pas qu'elle ne soit aimée, puisqu'elle
aime, Il en est ainsi. C'est l'amour de Dieu pour l'âme qui produit l'amour de
l'âme pour Dieu ». « Voyez, conclut le saint Docteur, voyez comme il vous assure
et de son amour si vous l'aimez, et de sa sollicitude s'il vous voit tout occupé
de lui. Vous serez téméraires, si vous vous attribuez quelque chose en ce genre
avant lui et plus que lui; il vous aime davantage et le premier. L'âme sachant
cela, est-il étonnant qu'elle se glorifie de voir le Dieu de majesté attentif à
elle seule, comme s'il oubliait le reste des créatures, quand elle-même,
oubliant tout autre intérêt, se garde uniquement et inviolablement pour lui
seul » ?
Mais pour qui cette délicieuse intimité ? Pour l'âme aimante et soumise. «
J'aime ceux qui m'aiment » , nous dit la divine Sagesse. Aimons Dieu, et nous
sommes sûrs d'être aimés; aimons beaucoup, et nous avons la promesse d'être
aimés sans mesure. Or le véritable amour n'est-il pas celui qui se donne, celui
surtout qui se manifeste par une parfaite obéissance et un filial abandon ?
Notre-Seigneur, nous l'assure : « Si quelqu'un m'aime, il garderai ma parole, et
mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure
» . « Quiconque fera la volonté de mon Père qui est aux Cieux, celui-là est mon
frère, et ma sœur et ma mère » . L'obéissance et l'abandon nous donnent, en
effet, un air de famille avec Celui qui s'est fait obéissant jusqu'à la 'mort,
et à la mort de la croix. Sa très sainte Mère fui ressemble et lui est chère au
premier chef, non seulement parce que ses entrailles l'ont porté, mais bien plus
encore parce que, mieux que personne, elle a: écouté la divine parole et l'a
mise en pratique . Chacun de nous peut acquérir cette parenté spirituelle, cet
air de famille avec notre divin Frère; et la ressemblance ira s'accentuant, à
mesure qu'on avancera dans l'amour, l'obéissance et l'abandon. Vienne enfin le
jour où l'âme, au prix de quels sacrifices ! n'aura plus qu'un même vouloir et
non-vouloir avec Dieu. Sous le poids de la croix comme dans les joies du Thabor,
elle ne voit plus que Dieu et son adorable volonté; toujours, elle révère ce
vouloir divin, elle l'approuve, elle l'accepte amoureusement; toujours, elle est
contente de Dieu, elle lui baise la main, alors même qu'il la crucifie; et, si
elle agonise, elle lui sourit encore à travers ses larmes. Oh! vraiment, Jésus,
notre amour et notre modèle, repose sur elle ses yeux et son cœur, un peu comme
il les reposait sur sa tendre Mère, parce qu'il apercevait en elle des
dispositions parfaitement conformes aux siennes. Dieu le Père éprouve une vraie
joie en regardant la vivante image de son Fils; le Saint-Esprit, qui en est le
premier auteur, contemple son œuvre avec une douce satisfaction. Toute la
sainte Trinité s'incline vers elle en redisant, proportion gardée: Celui-ci est
mon enfant bien, aimé, l'objet de mes complaisances.
De là viennent les privautés divines qui remplissent les vies de Saints et les
pieuses biographies. S'il faut ajouter foi aux écrits de telle religieuse, à
chaque page, on verra les plus touchantes marques de la bonté divine. Dieu le
Père ne l'appelle que « sa petite fille de ta terre », et il lui parle aussi
tendrement qu'une mère à son enfant. Notre-Seigneur la nomme « sa petite sœur,
sa fille, son épouse ». « Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur », lui disait
l'humble religieuse; et le divin Maître de lui répondre avec bonté, même avec
tendresse : « Et moi aussi, je t'aime ». Qui ne serait ému, en lisant les
délicieuses visites que le Très Saint Enfant-Jésus lui aurait faites, avec un
ravissant abandon ?
A cette paternelle affection de la part de Dieu, répond de la part de l'âme une
confiance pleine d'humilité. « Mon Dieu, disait cette religieuse, je crois à
votre amour, je crois à votre tendresse, je crois à votre cœur ». Ces âmes, en
effet, connaissent Dieu par une foi vive et pénétrante; elles le connaissent
aussi par une douce expérience. Accoutumées à se voir aimées si profondément,
conduites avec tant de sollicitude, elles s'enhardissent jusqu'à se livrer aux
effusions de leur tendresse, et à dire au Dieu trois fois saint, dans un intime
cœur à cœur, des choses si affectueuses et si pleines d'abandon, qu'on n'oserait
jamais en dire autant à sa propre mère. Assurément, Dieu ne s'en offense pas, il
y prend même plaisir, puisque sa grâce nous excite et nous aide à continuer.
Mais voilà que, pour préserver l'âme de l'orgueil et pour la tenir dans un plein
détachement, il la sèvre de ses caresses, il semble l'oublier et n'avoir plus
pour elle que de l'indifférence. Alors elle ne perd rien de sa confiance, mais
elle se dit avec cette religieuse : « Le Père veut que je sois sa toute petite
fille. Dans la souffrance, dans les peines intérieures, je dois me conduire
comme un enfant que sa mère blesse pour le guérir. Il crie quand sa mère lui
fait trop mal, mais cela ne l'empêche pas de se pencher sur le sein de sa mère,
et bien volontiers il reçoit les caresses de celle qui tout à l'heure le faisait
pleurer. Puis, dans un baiser bien tendre et bien affectueux de part et d'autre,
les larmes sont séchées. Ainsi dois-je être avec le Père qui est dans les
Cieux. »
Mais que devient l'humilité dans ce cœur à cœur si confiant ? Tantôt l'âme donne
libre cours à sa tendresse; puis, confuse de sa hardiesse, elle adore
profondément le Dieu de son cœur, elle lui fait mille protestations d'humble et
amoureuse soumission; elle s'enfonce dans le sentiment de sa misère et de son
néant. Le bon Maître l'y invite par sa grâce; au besoin, il l'y ramènerait par
l'humiliation; toujours, même en l'élevant, il veille à l'humilité. « Seigneur,
qu'est-ce qui vous attire ainsi vers moi » ? disait cette même âme. « C'est ta
grande misère », lui aurait répondu Jésus, « et mon amour pour toi est tel que
tes infidélités ne peuvent m'empêcher de te combler de mes grâces ». Dieu sait
élever et rabaisser tour à tour, de manière que la confiance et l'humilité
grandissent ensemble, et se prêtent un mutuel appui. C'est ainsi que, pour Sœur
Thérèse de l'Enfant-Jésus, l'humilité fut l'une des sources, et non la moindre,
de la confiance en Dieu. Nous l'avons déjà fait remarquer . Elle cherchait sa
voie pour parvenir à la sainteté; elle la trouva dans ces paroles de la divine
Sagesse : « Si quelqu'un est tout petit, qu'il vienne à moi » . Ce fut un trait
de lumière : elle se fera toute petite, dans le sentiment de sa faiblesse et de
son néant; elle demeurera toute petite; son ambition sera de passer inaperçue,
d'être oubliée. Et petite comme un enfant, elle aimera comme un enfant, elle
obéira comme un enfant, elle jettera des fleurs comme un enfant, c'est-à-dire
elle fera tous les petits sacrifices que peut faire un enfant. Mais, en retour,
elle sera aimée comme un enfant, et les bras de Jésus seront l'ascenseur qui
l'emportera vers la perfection. Elle fera des fautes, hélas ! les enfants
tombent quelquefois; mais ils viennent en pleurant se jeter dans les bras de
leur mère, et ils sont pardonnés et consolés. Elle fera de même. Elle a été
pure parmi les Saints les plus purs; mais eût-elle commis tous les péchés du
monde, elle imiterait Marie-Madeleine repentante, et ne perdrait rien de sa
confiance. « Elle sait à quoi s'en tenir sur l'amour et la miséricorde » de son
bon Maître; et, d'ailleurs, avec une humilité d'enfant, on ne se damne pas; elle
trouvera toujours bon accueil, auprès de. Celui qui fut « doux et humble de cœur
», et qui disait : « Laissez venir à moi les petits enfants, le royaume des
Cieux est à ceux qui leur ressemblent ».
ARTICLE II. - Simplicité
et liberté.
Jésus, faisant son entrée dans le monde, parle ainsi à son Père : « Me voici, je
viens pour faire votre volonté » . « Quoi pourtant ! remarque Mgr Gay, ne
vient-il pas prêcher, travailler, souffrir, mourir, vaincre l'enfer, fonder
l'Eglise, et sauver le monde par sa croix ? Il est vrai, c'est bien là sa tâche.
-Mais, s'il veut tout cela, c'est que telle est l'éternelle volonté de son Père.
C'est cette volonté seule qui le touche et le décide. Voyant tout le reste,
c'est elle seule pourtant qu'il regarde; c'est d'elle seule qu'il parle et
d'elle seule qu'il prétend dépendre. Et faisant plus tard tant de choses, des
choses si relevées, si inouïes, si surhumaines, il ne fera jamais que cette
chose très simple, il fera la volonté du Père céleste » . Il en est ainsi dé
l'âme qui pratique le saint abandon. Elle a des devoirs multiples à remplir :
mais qu'elle soit au chœur, au travail, à ses pieuses lectures, qu'elle s'occupe
pour elle-même ou pour les autres, qu'elle ait des loisirs ou qu'elle soit
pressée, elle n'a jamais qu'une seule chose à faire : son devoir, la sainte
volonté de Dieu. Elle passera par la santé et la maladie, la sécheresse et les
consolations, le calme et la tentation; parmi la diversité des évènements, elle
ne voit qu'une seule chose : le Dieu de son cœur qui les dirige et lui manifeste
par là ses vouloirs. Autour d'elle, les hommes vont, viennent et s'agitent;
qu'ils l'approuvent, la critiquent ou l'oublient, qu'ils lui donnent à jouir ou
à souffrir, elle élève plus haut ses regards, et voit Dieu qui les mène, Dieu
qui se sert d'eux pour lui déclarer ce qu'il attend d'elle. En toutes choses
donc elle ne voit que Dieu seul et son adorable volonté. Voilà ce qui donne à sa
vie une merveilleuse simplicité, une très simple unité. Est-il besoin d'ajouter
que cette vue constante de Dieu seul produit, comme naturellement, un autre
fruit d'un prix inestimable, une très haute pureté d'intention ?
Elle procure aussi la liberté des enfants de Dieu. « Si quelque chose, dit
Bossuet, est capable de rendre un cœur libre et de le mettre au large, c'est le
parfait abandon à Dieu et à sa sainte volonté » . Et lui seul en est capable.
Sont-ils libres, en effet, les pécheurs qui vivent au gré de leurs désirs ? Ce
sont de malheureux esclaves; le monde et leurs passions les tyrannisent.
Sont-ils libres, les chrétiens faibles encore dans la pratique de leur devoir ?
Les occasions les entraînent, le respect humain les subjugue; ils veulent le
bien, et mille obstacles les en détournent; ils détestent le mal et n'ont pas la
force de s'en éloigner. Sont-ils libres au moins, ces hommes déjà plus avancés,
mais qui se font une dévotion à leur manière, et cherchent les consolations
sensibles ? Au fond, l'amour-propre les domine; ils n'en sont pas moins
esclaves que les mondains ne le sont de leurs passions ; de là vient qu'ils sont
pleins d'inconstance et de caprices, et que l'épreuve les déconcerte. Une âme
est libre et dégagée, dans la mesure où les passions sont amorties,
l'amour-propre dompté, l'orgueil mis sous les pieds. La mortification intérieure
commence et poursuit cette libération; mais, nous l'avons vu, seul le saint
abandon l'achève; parce que seul il nous établit pleinement dans l'indifférence,
seul il nous apprend à ne voir les biens et les maux que dans la volonté de
Dieu, seul il nous attache à cette sainte volonté de tout l'amour, de toute la
confiance dont nous sommes capables.
Il nous rend libres du côté des biens et des maux temporels, de l'adversité ou
de la prospérité. Nul objet d'avarice, d'ambition, de volupté, ne nous captive
plus; les humiliations, les souffrances et les privations, les croix de toute
espèce, ont cessé de nous effrayer; c'est à Dieu seul que nous avons donné notre
cœur, et nous sommes prêts à tout pour accomplir son adorable volonté.
Il nous rend libres du côté des hommes. Notre seul désir étant de plaire à Dieu
par une amoureuse et filiale soumission, « nul respect humain, dit le P. Grou,
ne nous arrête; les jugements des hommes, leurs critiques, leurs railleries,
leurs mépris, ne sont plus rien pour nous; du moins, ils n'ont pas la force de
nous détourner de la voie droite. En un mot, on est élevé au-dessus du monde et
de ses erreurs, de ses attraits et de ses terreurs. Qu'est-ce donc qu'être
libre, si ce n'est pas là l'être » ?
Il nous rend libres à l'égard de Dieu même. « Je veux dire, ajoute le même
auteur, que, quelque conduite que Dieu tienne envers ces âmes, soit qu'il les
éprouve ou qu'il les console, qu'il s'en approche ou qu'il paraisse s'en
éloigner», il peut tout se permettre, rien ne les trouble, rien ne les
décourage. « Leur liberté à l'égard de Dieu consiste en ce que, voulant tout ce
que Dieu veut, sans pencher (volontairement) ni d'un côté ni de l'autre, sans
aucun retour sur leurs propres intérêts, elles ont consenti d'avance à tout ce
qui leur arrive, elles ont confondu leur choix avec celui de Dieu, elles ont
librement accepté tout ce qui leur vient de sa part » .
Il nous rend libres à l'égard de nous-mêmes, jusque dans les choses de la piété.
En effet, le saint abandon nous établit dans une pleine indifférence pour tout
ce qui n'est pas le bon plaisir divin. Dès lors, dit saint François de Sales, «
pourvu que la volonté de Dieu soit faite, l'esprit ne se soucie plus d'autre
chose », le cœur est devenu libre. « Il n'est pas attaché aux consolations, mais
il reçoit les afflictions avec toute la douceur que la chair peut le permettre.
Je ne dis pas qu'il n'aime et qu'il ne désire les consolations, mais je dis
qu'il n'engage pas son cœur en icelles. Il n'engage nullement son affection aux
exercices spirituels, de façon que, si, par maladie ou autre accident, il en est
empêché, il n'en conçoit nul regret. Je ne dis pas aussi qu'il ne les aime, mais
je dis qu'il ne s'y attache pas » Jamais il ne les omet, à moins qu’il ne voie
la volonté de Dieu en ce sens; mais il les quitte avec une entière liberté, dès
que le vouloir divin se manifeste par la nécessité, la charité ou l'obédience.
De même, il ne se fâche point contre l'importun qui l'incommode, par exemple en
l'interrompant dans sa méditation. Car il ne veut que servir Dieu; et « ce lui
est tout un de le faire en méditant ou en supportant le prochain; mais le
support du prochain est ce que Dieu veut dé lui au moment présent ». Les choses
qui arrivent contre ses inclinations ne l'impatientent pas davantage; il n'est
pas engagé dans ses inclinations, il ne veut que le seul bon Plaisir de Dieu.
L'habitude du saint abandon lui a donc procuré l'heureuse « liberté des enfants
bien-aimés, c'est-à-dire un total désengagement de son cœur pour suivre la
volonté de Dieu reconnue ».
ARTICLE III. -Constance
et égalité d'esprit.
L'inégalité d'esprit et
l'inconstance de volonté remplissent le monde, pour sa honte et sa désolation.
Saint François de Sales fait remonter le mal à cette unique source : c'est que
la plupart des hommes se laissent conduire par leurs passions. Ils ne voudraient
rencontrer nulle difficulté, nulle contradiction, nulle peine; au contraire,
c'est l'inconstance et l'instabilité qui caractérisent les accidents de cette
vie mortelle. De là vient que maintenant je suis joyeux, parce que tout me
réussit selon ma volonté; tantôt je serai triste, parce qu'il me sera arrivé une
petite contradiction que je n'attendais pas. Aujourd'hui que vous avez de la
consolation en l'oraison, vous êtes encouragés et bien résolus de servir Dieu;
mais demain que vous serez dans la sécheresse, vous serez alangouris et abattus.
Vous voulez une chose à présent; plus tard vous en voudrez une autre. Telle
personne aujourd'hui vous plaît, demain vous aurez peine à la supporter. Je suis
tout feu pour une œuvre de zèle, qui me charme par sa nouveauté ou qui me
réussit; mais viennent les contradictions, les insuccès, l'uniformité, je
perdrai courage. N'est-ce pas tout naturel, quand on se laisse conduire par ses
inclinations, passions et affections ? Si la raison et la foi ne les règlent et
ne les maîtrisent, que peut-il en advenir, « sinon une continuelle vicissitude,
inconstance, variété, changement, bizarrerie, qui tantôt nous fera fervents,
peu après lâches et paresseux ? Nous serons tranquilles une heure, et puis
inquiets deux jours ». Mais, ajoute l'aimable Docteur, « ne faisons point comme
ceux qui pleurent quand la consolation leur manque, et ne font que chanter quand
elle est revenue; en quoi ils ressemblent aux magots, qui sont toujours mornes
par un, temps sombre, et ne cessent de gambader quand il fait beau » . Saint
Alphonse les compare à la girouette, parce qu'ils « changent sans cesse avec le
vent des choses de ce monde; ils sont doux et gais dans la prospérité,
impatients et tristes dans l'adversité ; ils n'arrivent jamais à la perfection;
et ils mènent une vie malheureuse » .
Mais à mesure qu'on avance dans la sainte indifférence et l'abandon, on se
détache de tout les choses, et c'est Dieu seul qu'on cherchera désormais. On a
mis sa pleine et entière confiance en ce Père qui est aux Cieux, on s'est
habitué à lui rendre une soumission prompte et fidèle. On ne veut plus voir les
personnes et les événements qu'en Dieu et dans sa volonté si sage et si
sanctifiante. Et par le fait même, on cesse d'être à la merci, de nos passions
si changeantes, et d'être emporté comme une paille au moindre souffle de la
tempête, On devient ferme dans ses idées, stable dans ses résolutions,
persévérant dans ses entreprises, toujours le même dans le calme et la sérénité,
Un tel, homme, dit saint Alphonse, « ne s'enfle point de ses succès, il n'est
point abattu par ses disgrâces; il sait que tout part également de la main de
Dieu. La volonté de Dieu étant la seule règle de ses désirs, il ne fait que ce
que Dieu veut, il ne veut que ce que Dieu fait... Il accepte avec une parfaite
conformité de volonté toutes les dispositions de la Providence, sans considérer
si elles satisfont ou contrarient ses penchants. Les amis de saint Vincent de
Paul disaient de lui pendant sa vie : Monsieur Vincent est toujours Vincent. Ils
entendaient par là qu'en toutes circonstances, favorables ou contraires, le
Saint paraissait toujours également calme, toujours semblable à lui-même; car,
s'étant entièrement abandonné entre les mains de Dieu, il vivait sans aucune
crainte, et ne désirait autre chose que le bon plaisir du Seigneur » .
« C'est cette très sainte égalité d'esprit que je vous souhaite, disait saint
François de Sales à ses Filles. Je ne dis pas l'égalité d'humeur ni
d'inclination, je dis l'égalité d'esprit. Car je ne fais, et je désire que vous
ne fassiez nul état des tracasseries que fait la partie inférieure de notre âme.
Mais il se faut tenir toujours fermes et résolus en la supérieure partie de
notre esprit, en une continuelle égalité, ès choses adverses comme ès prospères,
en la désolation comme en la consolation, parmi les sécheresses comme parmi les
tendretés. Les colombes pleurent comme elles se réjouissent : elles ne chantent
toujours qu'un même air. Voyez-les perchées sur la branche où elles pleurent la
perte de leurs petits; voyez-les aussi quand elles sont toutes consolées : elles
ne changent point d'air, mais elles font le même grommellement pour manifester
leur joie et leur douleur. Job nous fournit un exemple sur ce sujet : car il
chanta sur un même air tous les cantiques qu'il a composés. Lorsque Dieu faisait
multiplier ses biens, et lui envoyait à souhait selon qu'il l'eût pu désirer en
cette vie, que disait-il, sinon le nom de Dieu soit béni ? C'était son cantique
d'amour en toute occasion. Réduit à l'extrémité de l'affliction, que va-t-il
faire ? Il chante son cantique de lamentation sur le même air que son cantique
de réjouissance : Le Seigneur, dit-il, m'avait donné des enfants et des biens;
le Seigneur me les a ôtés, son saint nom soit béni ! Toujours le nom de Dieu
soit béni ! Ainsi puissions-nous, en toutes occasions, prendre les biens, les
maux, les consolations et les afflictions, de la main du Seigneur, ne chantant
toujours que le même cantique très aimable : le nom de Dieu soit béni, toujours
sur l'air d'une continuelle égalité » .
Cette égalité si suave et si désirable, saint François de Sales la possédait
pleinement; et sainte Jeanne de Chantal va nous apprendre où il l'avait trouvée
: « Sa méthode, dit-elle, était de se tenir très humble, très petit, très
abaissé devant Dieu, avec une singulière révérence et confiance, comme un
enfant d'amour. Je crois qu'en ses dernières aimées, il ne voulait, il n'aimait,
il ne voyait plus que Dieu en toutes choses; aussi le voyait-on absorbé en Dieu,
et il disait qu'il n'y avait plus rien au monde qui pût lui donner du
contentement que Dieu. De cette union si parfaite procédait cette générale et
universelle indifférence que l'on voyait ordinairement en lui. Et certes, je ne
lis point ces chapitres qui en traitent, au IXe livre de l'Amour divin, que je
ne voie clairement qu'il pratiquait ce qu'il enseignait, selon les occasions.
Ce document si peu connu, et toutefois si excellent : ne demandez rien, ne
désirez rien, et ne refusez rien, lequel il a pratiqué si fidèlement jusqu'à
l'extrémité de sa vie, ne pouvait partir que d'une âme entièrement indifférente
et morte à soi-même. Son égalité d'esprit était incomparable; car qui l'a jamais
vu changer de posture en nulle sorte d'action ? Je l'ai cependant vu recevoir de
rudes attaques. Ce n'était pas qu'il n'eût de vifs ressentiments, surtout quand
Dieu était offensé, et le prochain opprimé. On le voyait, en ces occasions, se
taire et se retirer en lui-même avec Dieu; et il demeurait là en silence, ne
laissant toutefois de travailler, et promptement, pour remédier au mal avenu;
car il était le refuge, le secours et l'appui de tous » . Heureuses les âmes qui
possèdent cette constante égalité ! Et qu'il fait bon vivre avec elles !
ARTICLE IV. - Paix et
joie.
Le saint abandon ne procure pas seulement la précieuse liberté des enfants de
Dieu, et une suave égalité d'âme, parmi l'instabilité des choses humaines et les
divers accidents de la vie. Il apporte encore une paix profonde, et la joie
intérieure, qui sont le vrai bonheur ici-bas.
« C'est par la parfaite conformité de notre volonté à celle de Dieu, dit le P.
Saint-Jure, que l'on acquiert le plus parfait repos qu'il soit possible de
goûter dans le temps; c'est le moyen de faire de la terre un paradis. On demanda
à Alphonse le Grand, roi d'Aragon et de Naples, prince très sage et très
instruit, quelle était la personne qu'il croyait la plus heureuse dans ce monde.
Celle, répondit ce prince, qui s'abandonne entièrement à la conduite de Dieu,
et qui reçoit tous les événements, heureux ou malheureux, comme venant de sa
main » . Mgr Gay ajoute : « Acquiesce à Dieu, dit Éliphaz à Job, et tu auras «
la paix », mais une paix que l'Écriture déclare ailleurs intarissable, une paix
qui est comme un fleuve et qui coule à pleins bords. Les pacifiques,
c'est-à-dire ceux qui ont un tel trésor de paix qu'ils la répandent tout autour
d'eux, ce sont les enfants de Dieu; et les enfants de Dieu par excellence, ce
sont les âmes abandonnées. Ce peuple de mes fidèles, ce peuple des petits, des
enfants, des abandonnés, « il s'assoira dans la beauté de la paix, sous les
tentes de la confiance, et dans un magnifique repos où il aura tout à souhait ».
David demeurait sous ces tentes et jouissait de ce repos, quand il chantait ce
doux psaume qu'on pourrait bien nommer l'hymne de l'abandon : « Le Seigneur me
conduit, rien ne me manquera; il m'a établi au lieu des plus gras pâturages, au
bord d'un ruisseau où coule une eau qui vivifie. Il a tourné vers lui toute mon
âme. A cause de son nom, qui est son Fils unique Jésus, il a conduit mes pas
dans les sentiers de la justice ». Et maintenant, ô mon Maître, ô mon guide, ô
Providence ma mère, « quand bien même je devrais traverser les ombres de la
mort, je ne craindrais aucun mal, parce que tu es avec moi. Ta houlette (qui me
montre la voie), ton bâton même (qui me frappe pour me ramener quand je
m'égare), tout m'est bon, tout m'est consolant »... Oui, l'abandon produit la
paix, une paix profonde, parfaite, et (pour ainsi dire) imperturbable » .
« Certainement, dit le P. Saint-Jure, les âmes qui suivent cette voie (du saint
abandon) jouissent d'un calme inaltérable et passent leur vie dans une paix
qu'elles seules peuvent comprendre, et qu'on ne saurait trouver ailleurs sur la
terre. Sainte Catherine de Sienne rapporte que Notre-Seigneur lui enseigna à
bâtir une retraite dans son cœur avec la pierre très dure de la Providence
divine, et à s'y tenir constamment enfermée, parce que par ce moyen elle était
assurée d être bienheureuse, de trouver le parfait repos de l'âme, et d'être à
l'abri de toutes les tribulations et de tous les orages. Et, en effet, peut-on
se figurer un état plus heureux que celui où l'âme est portée, se repose et
s'endort comme un enfant dans les bras amoureux et tout-puissants de la
Providence divine » ? Voulez-vous une autre image bien claire du bonheur de
cette âme ? Considérez Noé pendant le déluge : « Il était en paix dans l'arche
avec les lions, les tigres et les ours, parce que Dieu le conduisait, tandis que
tous les autres, parmi la plus étrange confusion de corps et d'esprit, étaient
engloutis impitoyablement dans les flots, Ainsi l'âme qui s'abandonne à la
Providence, qui lui laisse le gouvernail de sa barque, jouit d'une paix parfaite
au milieu de tous les troubles, elle vogue avec tranquillité sur l'océan de
cette vie; tandis que les « âmes indisciplinées », esclaves fugitifs et rebelles
à la Providence, sont dans des agitations continuelles, et n'ayant pour pilote
que leur volonté inconstante et aveugle, après avoir été longtemps le jouet des
vents et de la tempête, elles finissent par un triste naufrage» .
En effet, dit Mgr Gay, « qu'est-ce qui vous trouble ? Je ne parle pas du trouble
qui agite les surfaces : il suffit d'être sensible pour n'en pouvoir pas être
exempt; mais je parle du trouble qui atteint le fond de l'âme et y ébranle les
vertus. Qu'est-ce qui le cause ? Sont-ce jamais les ordres qu'on vous donne ou
les accidents qui surviennent ? Non; car cette croix qui vous ôte la paix, la
laisse entière à votre sœur. D'où vient cela ? C'est que la volonté de votre
sœur est abandonnée, la vôtre se garde et fait résistance. Le trouble vient
donc uniquement de la volonté propre et de l'opposition qu'elle fait à Dieu.
C'est elle qui cause tant d'agitations et d'inquiétudes; l'abandon les rend
impossibles » .
En effet, les âmes abandonnées ont réussi à fondre leur volonté en celle de
Dieu; et, par suite, rien ne leur survient contre leurs désirs, rien ne choque
leurs sentiments, parce qu'il ne leur arrive rien qu'elles ne veuillent ainsi. «
Pour moi, dit Salvien, personne au monde n'est plus heureux que ces âmes. Elles
sont humiliées, méprisées; mais elles veulent bien l'être. Elles sont pauvres;
mais elles se plaisent dans leur pauvreté. C'est pourquoi elles sont toujours
contentes . « Quoi qu'il arrive au juste, dit le Sage, rien ne le contristera »
, rien n'altérera la paix et la sérénité de son esprit, parce qu'il a mis sa
confiance en Dieu, et qu'il a d'avance accepté tout ce que voudra le bon
Maître. Évidemment, ce n'est pas la paix du ciel, mais celle d'ici-bas. Dieu ne
veut sur la terre ni bonheur parfait, ni félicité durable; nous ne pouvons fuir
la tribulation, la croix nous poursuivra; partout. Mais le saint abandon nous
apprend la grande science de la vie et l'art d'être heureux en ce monde, qui
consiste à savoir souffrir : savoir souffrir ! c'est-à-dire souffrir comme il
faut, souffrir tout ce que Dieu veut, tant qu'il le veut, et comme il veut, par
esprit de foi, avec amour et confiance. Il nous apprend à nous reposer entre les
bras de la croix, par conséquent dans les bras de Jésus, et sur le cœur de
Jésus. On y trouve plus que la paix, on y goûte la joie.
« Il n'est pas absolument rare, dit Mgr Gay, que cette joie soit sensible.
D'autres fois, et le plus souvent, elle demeure exclusivement spirituelle ». En
tout cas, le saint abandon produit la joie de l'âme. « Ce serait bien assez pour
cela qu'il assurât la liberté et qu'il donnât la paix; car de quoi se
réjouira-t-on, sinon d'être libre et paisible, libre dans la vérité; libre dans
l'amour, et paisible en sa liberté ? Et au contraire, sans la liberté et la
paix, quelle joie peut-on goûter ou même concevoir » ? Voulez-vous un secret
pour être constamment joyeux ? Je dis un secret; car tout le monde veut la joie,
et combien peu la trouvent ! Eh bien ! le meilleur secret pour y parvenir et s’y
maintenir, un secret vraiment infaillible, c'est le saint abandon. Comment cela
? Les autres âmes ont encore trop peu de foi, de confiance et d'amour, pour
goûter la joie dans la tribulation. Mais celles qui sont parvenues à la
conformité parfaite ont une foi vive, une espérance ferme, une charité
généreuse. Elles ont appris à voir dans les moindres événements leur Père des
Cieux, le Sauveur, l’Ami, l'époux, le bien-aimé, tout occupé de les sanctifier.
Elles lui ont donné sans réserve leur confiance et leur amour. N'est-il pas le
souverain Maître des événements ? En les combinant, pourrait-il oublier son rôle
de Père et de Sauveur ? Tout sera donc pour le mieux de leur âme, pourvu
qu'elles restent filialement soumises. Comment ne seraient-elles pas dans la
joie ? Aux six jours de la création, Dieu contemple les œuvres de ses mains; il
les voit toutes bonnes, et même excellentes; c'est pourquoi il les regarde avec
une joyeuse satisfaction. « Il se fait de même, en l'âme abandonnée; je ne sais
quelle effusion de cette joie divine; car le fond de son abandon, c'est
justement l'approbation aimante qu'elle donne à tout ce que Dieu fait et veut,
et la complaisance qu'elle prend en tous ses bons plaisirs » .
« Voilà, dit le P. Rodriguez, tout le secret du calme parfait et de la joie
inaltérable, qui transpiraient sur le visage, dans les paroles et dans les
actions des Saints des siècles passés, tels qu'un saint Antoine, un saint
Dominique, un saint François d'Assise. Le même privilège fut, assure-t-on,
accordé à saint Ignace, et il distingue ordinairement tous les vrais serviteurs
de Dieu. Mais, dira-t-on, ces grands Saints étaient peut-être exempts de toutes
les misères de la vie; peut-être n'étaient-ils point sujets aux infirmités
corporelles; peut-être n'avaient-ils aucune tentation à combattre, aucune peine
à supporter; peut-être, enfin, Dieu éloignait-il de la voie de ces zélés
serviteurs toute cause d'affliction et de chute ? Erreur. La croix des Saints
est plus pesante que celle des autres hommes; les tribulations, les mépris et
les souffrances sont leur partage ici-bas, et leur couronne est tressée
d'épines. Dieu réserve les plus rudes épreuves aux âmes qu'il aime le plus. Mais
ces hommes étaient parvenus à conformer entièrement leur volonté à celle de
Dieu. Les peines, les mortifications, les tentations même, tout devenait pour
eux une cause de joie et de consolation, parce qu'ils savaient que tout était
l'œuvre de la volonté divine, dans laquelle ils avaient mis toute leur félicité
» . Ils étaient ingénieux à trouver mille saintes raisons pour approuver Dieu
jusque dans ses rigueurs, et pour s'animer 'à une confiante et joyeuse
soumission.
Écoutons le bienheureux curé d'Ars : « C'est la croix qui a donné la paix au
monde, c'est elle qui doit la porter dans nos cœurs. Toutes nos misères viennent
de ce que nous ne l'aimons pas. C'est la crainte des croix qui augmente les
croix. Une croix portée simplement n'est plus une souffrance . Rien ne nous
rend plus semblables à Notre-Seigneur que de porter sa croix. Toutes les peines
sont douces, quand on souffre en union avec lui. Je ne comprends pas comment un
chrétien peut ne pas aimer la croix, et la fuir ! N'est-ce pas fuir en même
temps Celui qui a bien voulu y être attaché et y mourir pour nous ? Les
contradictions nous mettent au pied de la croix, et la croix à la porte du
Ciel. Pour y arriver, il faut qu'on nous marche dessus, que nous soyons
vilipendés, méprisés, broyés. Souffrir ! qu'importe ? Ce n'est qu'un moment. Si
nous pouvions aller passer huit jours dans le ciel, nous comprendrions le prix
de ce moment de souffrance; nous ne trouverions pas de croix assez lourde, pas
d'épreuve assez amère. La croix est le don que Dieu fait à ses amis. Il faut
demander l'amour des croix, alors elles deviennent douces. J'en ai fait
l'expérience pendant quatre ou cinq ans. J'ai été bien calomnié, bien
contredit, bien bousculé. Oh! j'avais des croix, j'en avais presque plus que je
n'en pouvais porter ! Je me mis à demander l'amour des croix; alors je fus
heureux; je me dis : Vraiment, il n'y a de bonheur que là ! Il ne faut jamais
regarder d'où viennent les croix : elles viennent de Dieu. C'est toujours Dieu
qui nous donne ce moyen de lui prouver notre amour. Oh! quand viendra le jour du
jugement, que nous serons heureux de nos malheurs, fiers de nos humiliations,
et riches de nos sacrifices » ! .
Pour Gemma Galgani, une journée sans souffrance était une journée perdue. « II y
a eu des jours, disait-elle en se lamentant, où je n'ai rien eu le soir à
offrir à Jésus. Oh! que j'étais malheureuse »! Au cours d'une longue tribulation
qui durait encore, Notre-Seigneur lui ayant demandé si elle avait bien souffert
: « Avec vous, lui répondit-elle, il fait si bon souffrir » !
« Je viens de réciter mon chapelet, écrivait une religieuse à son directeur,
pour remercier le bon Dieu de m'avoir jetée dans le creuset des souffrances. Ce
matin après la Communion, j'ai entonné le Magnificat. Je n'ai plus de
consolation que de souffrir avec Jésus et pour Jésus, s'il veut bien accepter
mes souffrances. Souffrir, encore souffrir, et souffrir davantage; c'est là ma
prière continue ».
Minée par la maladie, tourmentée par la fièvre, Sœur Élisabeth de la Trinité
écrivait dans ses derniers jours : « C'est la route du Calvaire qui s'est
ouverte pour moi, et je suis tout heureuse d'y marcher, comme une épouse à côté
du divin Crucifié. Oh ! si vous saviez les jours divins qui s'écoulent pour moi
! Je m'affaiblis et sens que le divin Maître ne tardera plus à venir me
chercher. Je goûte, j'expérimente des joies inconnues; les joies de la douleur,
qu'elles sont suaves et douces ! Je me crois déjà un peu au ciel, en cette
petite cellule, seule avec Dieu seul, portant ma croix avec mon Maître
bien-aimé; mon bonheur grandit à proportion de ma souffrance. Si vous saviez
quelle saveur on trouve au fond du calice préparé par le Père des Cieux » !
« Depuis que je ne me recherche jamais, disait Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus,
je mène la vie la plus heureuse qu'on puisse voir ». Et, de fait, la souffrance
était devenue son ciel sur la terre; elle lui souriait comme nous sourions au
bonheur. « Quand je souffre beaucoup, disait-elle, quand il m'arrive des choses
pénibles, au lieu de prendre un air triste, j'y réponds par un sourire. Au
début, je ne réussissais pas toujours; mais maintenant j'en suis venue à ne
plus pouvoir souffrir, parce que toute souffrance m'est douce ». Pourquoi
êtes-vous si gaie ce matin ? C’est parce que j’ai eu deux petites peines; rien
ne me donne de petites joies comme les petites peines ». « Vous avez eu bien des
épreuves aujourd'hui ? Oui, mais puisque je les aime ! J'aime tout ce que le bon
Dieu me donne. Mon cœur est plein de la volonté de Jésus » .
Écoutons maintenant Tauler, dans son fameux Dialogue du théologien et du
mendiant . « Un théologien (c'était Tauler lui-même) pria Dieu, huit années
durant, de lui faire voir un homme qui lui montrât la voie de la vérité. Un jour
qu'il brûlait de ce désir plus ardemment que jamais, une voix du Ciel se fit
entendre et lui dit : Sors et va sur les marches de l'église, tu y trouveras
l'homme qui t'enseignera la voie de la vérité. Il sort donc, et trouve un
mendiant, dont les pieds étaient blessés, nus et boueux, et dont les vêtements
ne valaient pas trois oboles. Il le salua en disant : Que Dieu vous accorde un
bon jour. Le mendiant lui répond: Je ne me souviens pas d'avoir jamais eu un
mauvais jour. Que Dieu vous rende heureux, reprend le Maître. Et le pauvre de
lui repartir : Mais je n'ai jamais été malheureux. Dieu vous bénisse, répliqua
le théologien; mais parlez plus clairement, car je ne comprends pas ce que vous
dites. Je le ferai volontiers, dit le pauvre. Vous m'avez souhaité d'avoir un
bon jour, je vous ai répondu que je ne me souviens pas d’en avoir jamais eu un
mauvais; en effet, quand la faim me presse, je loue Dieu; si je souffre du
froid, si la grêle, la neige ou la pluie tombent, si le temps est au calme ou à
la tempête, je loue Dieu; lorsque je suis dans le besoin, dans les rebuts et les
mépris, je loue Dieu encore; et, par suite, il ne m'arrive jamais un mauvais
jour. Vous m'avez souhaité ensuite une bonne et heureuse vie, et je vous ai
répondu que je n'avais jamais été malheureux; et cela est vrai, parce que je
sais vivre avec Dieu, et je suis certain que tout ce qu'il fait ne peut être que
très bon. C'est pourquoi, quelque chose que je reçoive de Dieu, ou qu'Il
permette que je reçoive d'ailleurs, prospérité ou adversité, douceur ou
amertume, je le regarde comme une heureuse fortune, et je l'accepte avec joie de
sa main. Du reste, je suis bien décidé à ne m'attacher qu'à la seule volonté de
Dieu, et j'ai tellement fondu ma volonté dans la sienne, que tout ce qu'il veut,
je le veux aussi. En conséquence, je n'ai jamais été malheureux. Mais que
diriez-vous, je vous prie, si Dieu voulait vous jeter au fond de l'abîme ? Me
jeter au fond de l'abîme ? Si Dieu voulait en venir là, j'ai deux bras, dont je
le tiendrais étroitement enlacé : du bras gauche qui est la vraie humilité, je
prends sa très sainte Humanité et m'y attache; du bras droit qui est l'amour, je
saisis sa divinité, et la tiens étroitement enserrée; de sorte que s'il voulait
me précipiter dans l’enfer, il faudrait qu'il y vînt avec moi, et j'aimerais
beaucoup mieux être en enfer avec lui qu'au Ciel sans lui. Par là, le théologien
comprit que la vraie résignation jointe à une profonde humilité est le chemin
le plus court pour aller à Dieu. D'où venez-vous ? dit encore le théologien. Je
viens de Dieu. Où l'avez-vous trouvé ? Je l'ai trouvé là où j'ai laissé toutes
les créatures. Où fait-il sa résidence ? -Dans les cœurs purs et les hommes de
bonne volonté. Qui êtes-vous donc ? Je suis roi. Où, est votre royaume ? Il est
dans mon âme, parce que j'ai appris à gouverner mes sens extérieurs et
intérieurs, de manière que toutes les affections et toutes les puissances de mon
âme me soient soumises; et cette royauté, personne n'en doutera, vaut mieux que
toutes celles de la terre. Qu'est-ce donc qui vous a fait atteindre cette
sublime perfection ? Mon silence, de profondes méditations, et l'union à Dieu.
Je n'ai pu prendre aucun repos en tout ce qui n'est pas lui; et maintenant j'ai
trouvé mon Dieu, et je possède en lui un parfait repos et une paix inaltérable
». « Telle fut la conversation de Tauler avec ce mendiant, qui, par la
conformité entière de sa volonté avec celle de Dieu, était plus riche dans sa
pauvreté que les monarques, et plus heureux dans ses souffrances que ceux pour
le contentement desquels les éléments et la nature entière travaillent ».
ARTICLE V. Sainte mort
et puissance auprès de Dieu.
A mesure que l'âme
avançait dans le saint. abandon, elle a progressé de même dans le détachement de
toutes choses pour ne s'attacher qu’à Dieu seul; la foi, la confiance, l'amour
et toutes les vertus ont pris en elle de vastes proportions; l'union de sa
volonté à celle de Dieu est allée se resserrant de jour en jour. Elle marche à
grands pas dans les voies de la perfection. Une sainte vie prépare une sainte
mort, et la rend pour ainsi dire assurée. La persévérance finale est toujours la
grâce des grâces, le don gratuit par excellence. Mais il n'y a rien de
comparable au saint abandon, pour incliner notre Père des Cieux à nous accorder
cette grâce décisive. Il poursuit le pécheur; pourrait-il rejeter une âme qui ne
vit que d'amour et de filiale soumission ? Qu'elle se maintienne dans cette voie
jusqu'à la fin, et la voilà sauvée, mais sauvée à la façon des Saints. Même en
parlant des chrétiens ordinaires, le pieux Evêque de Genève avait coutume de
dire : « Il est impossible au Dieu tout-puissant de perdre une âme qui, en
sortant de son corps, a sa volonté soumise à la volonté divine. Telle que notre
volonté se trouve à l'heure de notre trépas, elle demeure éternellement. Comme
l'arbre tombe, il reste. Aussi, quand il assistait un mourant, il bandait tous
ses efforts pour faire qu'il soumit entièrement sa volonté à celle de Dieu, et
ne lui parlait presque pas d'autre chose » .
La mort nous prendra nos biens et notre situation, nos proches et même notre
corps. Autant de séparations cruellement déchirantes pour les âmes attachées;
on ne les ressent pas de même, quand on est bien affermi dans l'abandon.
Celui-ci nous a rendus indifférents par vertu à tout ce que la mort nous ôtera
par force; elle peut venir quand elle voudra, le sacrifice est déjà fait dans le
cœur, on ne tient plus à rien de ce qu'elle nous enlève; on ne veut que Dieu
seul, et précisément elle va nous le donner pour toujours.
Elle arrive avec un terrible cortège de souffrances et de tentations. C'est le
combat suprême et l'épreuve douloureuse entre toutes. Mais rien n'y prépare
comme le saint abandon, parce qu'il nous a formés à tout recevoir de la main de
Dieu avec amour et confiance, et à faire bravement notre devoir jusque sous le
faix de la croix, en nous appuyant sur la puissance et la bonté de Dieu. Voilà
pourquoi Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus a pu dire avec une légitime assurance :
« Je n'ai nullement peur des derniers combats, ni des souffrances de la maladie,
si grandes soient-elles. Le bon Dieu m'a toujours secourue : il m'a aidée et
conduite par la main dès ma plus tendre enfance... je compte sur lui. La
souffrance pourra atteindre les limites extrêmes, mais je suis sûre qu'il ne
m'abandonnera jamais » .
Même pour les plus saintes âmes, c'est une chose souverainement impressionnante,
que le passage du temps à l'éternité. « Comme l'heure à laquelle je me trouve
est solennelle ! disait alors Sœur Élisabeth de la Trinité. L'au-delà est
saisissant; il me semblait l'habiter déjà depuis longtemps, et cependant c'est
l'inconnu... J'éprouve un sentiment indéfinissable, quelque chose de la justice,
de la sainteté de Dieu.
Je me trouve si petite, si dépourvue de mérites ! Comme il faut porter les
agonisants à la confiance » ! « Oh! comme il faut prier 'pour les agonisants! Si
l'on savait ! » disait aussi Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus; et de fait, après
une vie si pure et si sainte, elle entendait une voix maudite lui chuchoter : «
Es-tu sûre d'être aimée de Dieu ? Est-il venu te le dire » ? Et elle demeura
plusieurs jours dans une angoisse inexprimable . « 0 mon Père, disait à son
confesseur sainte Jeanne de Chantal mourante, mais je vous assure que les
jugements de Dieu sont effroyables » ! Il lui demanda si elle avait peur. « Non
pas, dit-elle; mais je vous assure que les jugements de Dieu sont terribles » !
C'est le cri de la nature aux abois; c'est le saisissement de ce moment décisif,
infiniment solennel; c'est l'angoisse d'une conscience délicate, alarmée par son
humilité même. Une âme qui vit du saint abandon triomphera mieux de cette
crainte. Elle ne néglige aucun moyen de parfaire sa préparation ; mais surtout
elle pense qu'elle va voir enfin son Père, son Ami, le Bien-Aimé, Celui en qui
elle a mis toutes ses complaisances, le Dieu de son cœur auquel elle n'a cessé
de donner sa vie goutte à goutte; elle repasse avec une douce émotion les
preuves sans nombre de son amour, ses miséricordes, ses tendresses ineffables;
elle sent qu'elle, l'aime du fond de son âme et qu'elle en est encore, plus
chérie. Oh! qu'elle est heureuse de lui dire, avec le Psalmiste, à cette heure
si grave et si décisive: « C'est vous qui êtes mon Dieu, et mon sort est entre
vos mains » ! Bref, elle a vécu d'amour et de confiance, elle meurt dans l'amour
et la confiance. Après une vie si remplie de peines intérieures, sainte Jeanne
de Chantal et saint Alphonse de Liguori font la mort la plus douce. Peut-être
Dieu voudra-t-il nous garder sur la croix jusqu'au bout. Mais il n'est pas rare
de voir les âmes d'abandon trépasser sans aucune frayeur, et s'en aller dans
leur éternité, tranquilles et joyeuses, comme un enfant qui rentre au foyer
paternel, comme le, religieux qui va chanter le saint office. Telle fut la fin
de la bienheureuse Marie-Madeleine Postel : « Il n'y aura dans sa mort aucune
faiblesse, aucune frayeur. Après avoir été si parfaitement soumise à la volonté
divine d'un bout à l'autre de sa longue carrière, elle ne pouvait cesser de
l'être au jour décisif. Ses dernières heures seront donc pleines de calme, de
confiance et d',abandon. Le chapelain l'invite à offrir le sacrifice de sa vie :
« Rien ne me coûte, dit-elle; que la: volonté « du bon Dieu soit faite en toutes
choses » ! Ses Filles, ravies de son calme et de sa paix, lui demandent si elle
est heureuse. « Ah ! si je suis heureuse » ! Et son visage était tout rajeuni;
elle paraissait radieuse, comme une âme qui s'envole au ciel; elle ne cessait
point de s'unir à son Bien-Aimé par des actes de foi et par, d'amoureuses
aspirations » .
A cette heure décisive, on ne se trouvera jamais ni assez pur, ni assez riche de
mérites. C'est vrai. Mais rien ne vaut le saint abandon pour rendre pleinement
fructueuse la suprême épreuve. Oh! combien l'on gagne, en supportant avec une
amoureuse patience le dur travail de la destruction, en recevant de la main de
Dieu, avec une filiale confiance, le coup de la mort ! C'est une magnifique
gerbe de mérites, après tant d'autres, et ce sera la plus chargée de bon grain.
C'est encore une offrande très agréable à la justice divine, et peut-être une
satisfaction suffisante pour nos péchés. Au dire de saint Alphonse, « accepter
la mort que Dieu nous présente, pour nous conformer à sa volonté, c'est mériter
une récompense semblable à celle des martyrs: ils ne sont estimés tels que parce
qu'ils ont accepté les tourments et la mort pour plaire à Dieu. Celui qui meurt
en se conformant à la divine volonté fait une mort sainte; et celui qui meurt
dans une plus grande conformité fait une mort plus sainte. Le P. Louis de Blois
assure qu'à la mort, un alite d'e parfaite conformité nous préserve, non
seulement de l'enfer, mais encore du purgatoire »
Au moins; n'est-ce pas un sujet d'angoisse, d'abandonner, dans l'exil, le
danger, le besoin peut-être, tout ce qu'on a le plus aimé après Dieu : sa
famille naturelle, sa Communauté, des êtres chéris qui se reposaient sur nous?
La bienheureuse Marie-Madeleine laisse une Congrégation à peine fondée et dans
le plus grand dénuement; mais elle « n'avait été pendant sa vie que l'instrument
de la Providence, elle meurt sans préoccupation au sujet de sa Communauté;
n'ayant jamais compté sur un bras de chair, à ses derniers moments, elle ne
compte encore que sur le Seigneur » . Tous ceux qu'on aimait selon Dieu, on ne
cesse pas de les aimer au Ciel; bien loin de là : l'affection devient plus forte
et plus éclairée; on est mieux placé pour veiller sur eux, et pour prendre en
mains leurs intérêts véritables. N'est-ce pas Dieu qui est le Souverain Maître
de leur sort ? Et qui donc est puissant près de lui, comme une âme qui n'a vécu
que de son amour, dans une constante fidélité à accomplir toutes ses volontés
signifiées dans un parfait abandon à son bon plaisir ? Il nous a déclaré
lui-même « qu'il fera la, volonté de ceux qui le craignent, et qu'il exaucera
leur prière » . Aucune parole n'est plus encourageante que celle-là : faisons la
volonté de Dieu, il fera la nôtre; faisons tout ce qu'il veut, il fera tout ce
que nous voudrons, C'est de là que vient la puissance d'intercession des âmes
qui vivent dans une amoureuse et parfaite conformité : elles ne refusent rien à
Dieu, Dieu ne leur refusera rien. La puissance de leur prière, sur la terre et
au ciel, sera toujours en rapport avec leur degré d'amour, d'obéissance et
d'abandon; et, s'il plaît à Dieu de glorifier quelques âmes parmi les
meilleures, ne cherchons pas ailleurs l'explication de son choix.
Voilà pourquoi Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus est la grande thaumaturge de nos
jours. A la fin de sa vie, elle semble avoir conscience de sa mission, elle en
révèle plus d'une fois les secrets : « Je veux passer mon Ciel à faire du bien
sur la terre, Après ma mort, je ferai tomber une pluie de roses, Je sens que ma
mission va commencer, ma mission de faire aimer le bon Dieu comme je l’aime, de
donner ma petite voie aux âmes ». « Quelle petite voie voulez-vous donc
enseigner »? « C'est la voie de l'enfance spirituelle, c'est le chemin de la
confiance et du total abandon ». Écoutons maintenant la raison qu’elle met en
avant : « Je n'ai donné au bon Dieu que de l'amour, il me rendra de l'amour. Il
fera toutes mes volontés au Ciel, parce que je n'ai jamais fait ma volonté sur
la terre » .
Terminons par un trait qu'on trouve partout, mais qui nous appartient
spécialement : le héros est, en effet, un frère convers de notre Ordre, le
bienheureux Aignan d'Éberbach, et le narrateur est aussi l'un des nôtres, le
bienheureux Césaire, prieur d'Heisterbach . Dans le monastère d'Eberbach vivait
un saint frère, qui se distinguait surtout par l'obéissance et la simplicité.
Dieu lui accorda si abondamment le don des miracles, qu'au seul attouchement de
sa ceinture ou de ses habits les malades étaient guéris de toutes leurs
infirmités. Étonné d'une faveur aussi singulière, et ne voyant en ce frère
aucune marque particulière de sainteté, son Abbé lui demanda un jour, comment il
s'expliquait à lui-même que Dieu opérât tant de merveilles par son entremise. Je
n'en sais rien, lui répondit ce frère; je ne prie, je ne veille, je ne
travaille, je ne jeûne pas plus que mes frères; tout ce que je sais, c'est qu'en
chaque rencontre, triste ou heureuse, j'adore la volonté du bon Dieu. J'ai
toujours eu grand soin de vouloir en toutes choses ce que Dieu voulait, et il
m'a fait la grâce de tenir ma volonté totalement abandonnée à la sienne. La
prospérité ne m'élève point, je ne suis pas abattu dans l'adversité; car je
prends tout indifféremment comme de la main de Dieu, et l'unique fin de mes
oraisons, c'est que sa sainte volonté s'accomplisse parfaitement en moi et dans
toutes les créatures. Mais, reprit l'Abbé, n'avez-vous pas senti l'autre jour un
peu d'émotion, lorsqu'une main malveillante a mis le feu à la grange, et détruit
nos moyens de subsistance ? Non, mon Père; j'en ai même rendu grâces à Dieu,
comme j'ai coutume de faire en pareil cas, persuadé que le Seigneur ne fait ou
ne permet rien qui ne soit pour sa gloire et pour notre plus grand bien; ainsi,
quoiqu'il arrive, je suis toujours content.
Après cette réponse, qui montre une conformité si parfaite à la volonté de Dieu,
l'Abbé ne fut plus étonné de voir que son religieux opérait tant de prodiges .
CONCLUSION
Résumons brièvement ce
long travail, afin de mettre en relief les conclusions pratiques. La volonté
divine est la règle suprême de notre vie, la norme du bien, du mieux, du
parfait; plus on s'y conforme, plus on se sanctifie.
Il y a la volonté de Dieu signifiée à laquelle répond l'obéissance. Pour nous
religieux, son principal signe est la sainte Règle avec les ordres des
Supérieurs. C'est, du côté dé Dieu, la direction stable et permanente, et, pour
nous, le travail normal et de tous les jours. L'obéissance sera donc le grand
moyen de sanctification.
Il y a aussi le bon plaisir divin, auquel répond la conformité de notre volonté.
Il se déclare par les événements: il nous apparaît, comme eux, variable,
imprévu, quelquefois déconcertant; au fond, c'est un vouloir de Dieu, toujours
sage et paternel. La Règle est faite en vue de la Communauté; le bon plaisir
divin répond davantage à nos besoins personnels. Loin de supplanter la Règle, il
surajoute à l'action de celle-ci la sienne propre, toujours bienfaisante,
souvent très efficace, parfois décisive. Le vrai spirituel s'attache avec amour
à toute volonté de Dieu, qu'elle soit de signe ou de bon plaisir, de manière à
cueillir tous les fruits de sainteté qu'elle peut lui donner.
La conformité née de la crainte, ou la simple résignation, produit des effets
déjà salutaires; il n'est personne qui ne puisse et doive la pratiquer. La
conformité, fruit de l'espérance, est plus élevée dans son motif et plus féconde
dans ses résultats; elle est accessible à toutes les âmes pieuses. La
conformité que produit l'amour divin est, sans comparaison, la plus noble, la
plus méritoire et la plus heureuse; quand elle est passée en habitude, c'est la
voie des âmes avancées. C'est cette conformité parfaite, amoureuse et filiale,
que nous avons étudiée sous le nom d'abandon.
Le saint abandon achève en nous, avec autant de force que de suavité, le
détachement universel, l'amour divin, toutes les vertus. C'est la chaîne la plus
puissante et la plus douce, pour captiver notre volonté sous celle de Dieu, dans
une union du cœur pleine d'une humble confiance et d'une affectueuse intimité.
C'est l'abandon qui a, par excellence, le secret d'assurer la liberté de l'âme,
l'égalité de l'esprit, la paix et la joie du cœur. Il nous procure un délicieux
repos en Dieu; et, ce qui vaut mieux encore, il est pour nous l'artisan des plus
hautes vertus, le meilleur maître de la sainteté. Nous tenant par la main, de
concert avec l'obéissance, il nous guide sûrement dans les voies de la
perfection, nous prépare une mort bienheureuse, et nous mène à grands pas vers
les sommets du paradis. C'est le véritable idéal de la vie intérieure. Quelle
âme éclairée n'y aspirerait de toutes ses forces ? Si l'on savait mieux ce qu'il
vaut, pourrait-on ne pas s'efforcer d'y tendre, de s'en rapprocher, de s'y
établir fermement, d'y faire toujours de nouveaux progrès ? Assurément, on ne
l'obtiendra pas sans y mettre le prix; mais une fois en notre possession, un
pareil trésor ne paie-t-il pas surabondamment notre peine ? Que ferons-nous donc
pour l'acquérir ?
Le saint abandon, nous l'avons vu, demande trois conditions préalables : le
détachement universel, une foi vive, une confiance absolue en la Providence.
Nous cultiverons avec soin la mortification intérieure, et tâcherons de nous
faire indifférents par vertu aux biens et aux maux, à la santé et à la maladie,
aux consolations et à la sécheresse, à tout ce qui n'est pas Dieu et sa volonté
sainte, afin qu'il puisse disposer de nous selon son gré, sans résistance de
notre part. Et parce que c'est dans l'orgueil et l'indépendance que la nature a
ses racines les plus profondes, c'est à l'obéissance et à l'humilité que nous
apporterons le meilleur de nos soins.
Nous tâcherons de grandir de jour en jour dans la foi et la confiance envers la
Providence. Le hasard n'est qu'un mot. C'est Dieu qui dirige les grands
événements du monde, et les moindres incidents de notre vie. Il fait appel aux
causes secondes, mais elles n'ont d'action que par lui. Les méchants, comme les
bons, sont des instruments dans sa main, qu'ils le veuillent ou non; il se
réserve de récompenser les uns, de punir les autres; mais il veut faire servir
leurs vertus et leurs défauts à notre avancement spirituel; les péchés même ne
sauraient entraver ses desseins; il les a prévus et les a fait entrer dans ses
plans. -Or celui qui a tout combiné et qui est le Maître souverain des hommes et
des événements, c’est notre Père infiniment sage et bon; c'est notre Sauveur qui
a donné sa vie pour nous; c'est l'Esprit d'amour, tout occupé de notre
sanctification. Il se propose assurément sa gloire; mais il la met à nous rendre
bons et heureux. Il cherchera donc en toutes choses le bien de son Église et
celui de nos âmes. Il pense surtout à notre éternité. Il nous aime à sa manière
qui est la vraie. Il ne crucifie le vieil homme en nous, que pour donner la vie
à l'enfant de Dieu; même quand il frappe un peu fort, son amour dirige sa main,
sa sagesse mesure les coups. Hélas ! nous ne comprenons pas toujours, et parfois
la conduite de la Providence nous rebute et nous déconcerte. Le bon Maître
pourrait nous dire alors comme à sainte Gertrude : « Je voudrais bien que mes
amis me jugeassent moins cruel. Ils devraient me faire l'honneur de penser que
je n'use de sévérité que pour leur bien et leur plus grand bien. Je le fais par
amour; et, s'il ne le fallait pour les guérir ou pour accroître leur gloire
éternelle, je ne permettrais même pas qu'un souffle du vent les contrariât ».
Jésus, instruisant sa fidèle épouse, « lui fit comprendre peu à peu que tout
vient aux justes de la main de Dieu; que les souffrances, les humiliations, ont
un prix incomparable et sont les plus précieux dons de sa Providence; que les
infirmités spirituelles, les tentations, les fautes même deviennent, par sa
grâce, de puissants instruments de sanctification. Jésus lui montra comment il
exauce les prières de ses amis, alors que souvent ils, se croient oubliés ou
rebutés; comment, à ses yeux, l'intention donne la valeur aux actes; comment
(dans les insuccès) les bons désirs sont comptés pour des œuvres. Il lui révéla
la souveraine perfection d'un abandon complet au bon plaisir divin, la joie que
trouve son Cœur à voir une âme se remettre aveuglément aux soins de sa
Providence et de son amour » .
Sainte Gertrude comprit ces divins enseignements; elle les grava si bien dans
son cœur, qu'elle sut redire en toute occasion, avec notre bon Maître : « Oui,
mon Père, puisque c'est votre bon plaisir » . Si nous voulons, nous aussi,
chanter sans cesse l'hymne de l'abandon, nous devons nous pénétrer de ces
vérités salutaires, nous en nourrir à satiété dans l'oraison et les pieuses
lectures, de manière à nous faire ainsi peu à peu un état d'esprit conforme à
l'Évangile. Encore faudra-t-il, dans l'occasion, ne pas fermer les yeux à cette
lumière de la foi, pour ne regarder que le côté fâcheux des événements. Cette
remarque est de la plus haute importance. Car la nature, orgueilleuse et
sensuelle, n'aime pas à être contrariée, humiliée, gênée dans ses aises, sevrée
de jouissances et saturée de souffrances. Elle regimbe alors : toute au
sentiment de sa douleur, elle murmure contre l'épreuve et contre ceux par qui
celle-ci arrive, elle oublie Dieu qui nous l'envoie, elle ne pense pas aux
fruits de sainteté qu'il en attend. De là tant de trouble, d'inquiétude et
d'amertume. Cette agitation malsaine devrait nous faire comprendre que nos yeux
s'égarent et que la volonté fléchit. Oh! l'heureuse sagesse de voir la main de
notre Père des Cieux dans tous les événements, agréables ou fâcheux, et de ne
les regarder qu'à-la lumière de l'éternité !
Si le détachement universel, la foi vive et la confiance en la Providence nous
préparent admirablement au saint abandon, c'est l'amour de Dieu qui l'opère en
nous. Il n'appartient qu'à lui de fondre notre volonté en celle de Dieu, et de
donner à cette union si étroite le caractère d'amoureuse intimité, et de filiale
confiance, qui signale le saint abandon. Mais cette métamorphose de notre
volonté, ce don total de nous-mêmes, l'amour divin l'opère comme naturellement;
c'est sa tendance, il en éprouve le besoin, il n'est satisfait qu'à ce prix; en
donnant le cœur, il donne la volonté, il se livre tout entier et ne se réserve
rien. Du moins, il en est ainsi quand l'amour a déjà pris des forces. Par
conséquent, la science de l'abandon n'est pas autre chose que la science du
saint amour; et pour progresser dans cette parfaite conformité, il faut
s'appliquer à croître dans l'amour, non pas dans cet amour mêlé d'alliage où se
cache encore une secrète recherche de nous-mêmes, mais dans cet amour
parfaitement pur qui s'oublie sagement pour se donner tout à Dieu.
Riches de foi, de confiance et d'amour, nous sommes en excellentes dispositions
pour recevoir, avec respect et soumission, tous les événements du bon plaisir
divin, à mesure qu'ils se produisent, ou pour les attendre avec une douce
tranquillité d'esprit et dans une paix pleine de confiance. Tout en faisant la
volonté de Dieu signifiée, et sans omettre la prévoyance et les efforts que
requiert la prudence, on bannit facilement le trouble et l'inquiétude, on se
repose entre les bras de la Providence, à la façon d'un enfant sur le sein de sa
mère.
Mais le saint abandon, comme les autres vertus, s'acquiert par la répétition des
actes. Et d'abord dans la prière. Le détachement universel, la foi, la confiance
et l'amour, ne sont possibles qu'avec la grâce; il la faut même en très grande
abondance, pour les obtenir au degré élevé que requiert le saint abandon. Par
conséquent, la prière s'impose. Saint Alphonse nous recommande de « n'oublier
pas qu'il faut prier, en quelque état que l'on se trouve », même dans les
consolations, le calme et la prospérité; à plus forte raison, sous les coups de
l'adversité, parmi les tentations, les ténèbres et les épreuves de tout genre.
Il nous enseigne à crier vers Dieu : Seigneur, conduisez-moi par telle voie
qu'il vous plaît, faites que j'accomplisse votre volonté; je ne veux pas autre
chose ». Assurément, nous avons le droit de demander que le Seigneur nous allège
le fardeau. Mais saint Alphonse nous indique une voie plus généreuse : « Épouse
bénie de Jésus, dit-il à sa Religieuse sanctifiée, prenez l'habitude de vous
offrir sans cesse à Dieu dans l'oraison; protestez que, par amour pur le
Bien-Aimé, vous voulez souffrir n'importe quelle peine d'esprit ou de corps,
n'importe quelle désolation, n'importe quelle infirmité, affront ou persécution;
attention aussi à prier pour avoir la force de faire en tout cela sa sainte
volonté ». Cependant, nous ne conseillons pas, pour l'ordinaire, de demander à
Dieu des épreuves; nous pensons aussi, qu'au lieu d'envisager les croix trop en
particulier, il sera plus prudent d'accepter en général celles que Dieu nous
destine, en nous confiant dans sa bonté et sa discrétion. « Retenez également,
continue saint Alphonse, ce grand avis donné par les maîtres de la vie
spirituelle : quand Il survient quelque forte adversité, rien de mieux que de
prendre précisément cette adversité pour sujet d'oraison, et par conséquent pour
objet de nos actes répétés de résignation. Les Saints n'eurent pas de plus cher
exercice que l'union incessante de leur volonté à celle de Dieu. Saint Pierre
d'Alcantara le pratiquait jusque dans son sommeil. Sainte Gertrude disait trois
cents fois par jour : Mon Jésus, que votre volonté se fasse, et non pas la
mienne » .
Saint François de Sales demandait à sainte Jeanne de Chantal « de faire un
exercice particulier de vouloir et d'aimer la volonté, de Dieu plus
vigoureusement, plus tendrement, plus amoureusement que nulle autre chose du
monde; et cela non seulement ès occurrences supportables, mais aux plus
insupportables. Jetez les yeux sur la volonté générale de Dieu, par laquelle il
veut toutes les œuvres de sa miséricorde et de sa justice, au ciel, en terre,
sous terre; et, avec une profonde humilité, approuvez, louez, puis aimez cette
volonté souveraine, toute sainte, tout équitable, toute belle. Jetez les yeux
sur la volonté de Dieu spéciale, par laquelle il aime les siens; considérez la
variété des consolations, mais surtout dés tribulations que les bons souffrent;
puis, avec grande humilité, approuvez, louez, et aimez toute cette volonté.
Considérez cette volonté en votre particulière personne, en tout ce qui vous
arrive et peut vous arriver de bien et de mal, hors le péché; puis approuvez,
louez et aimez tout cela, protestant que vous voulez à jamais honorer, chérir,
adorer cette souveraine volonté, exposant à sa merci votre personne et tous les
vôtres, et j'en suis. Enfin concluez par une grande confiance que cette volonté
fera tout bien pour nous et pour notre bonheur. Ayant fait deux ou trois fois
cet exercice en cette façon, vous pourrez l'accourcir, le diversifier, et
l'accommoder comme vous le trouverez mieux; car il le faut souvent ficher au
cœur par manière d'élancements » .
Madame Élisabeth, dans sa prison d'où elle ne devait sortir que pour aller à
l'échafaud, redisait tous les matins cette prière : « Que m'arrivera-t-il
aujourd'hui, mon Dieu ? Je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est qu'il ne
m'arrivera rien que vous n'ayez prévu, réglé et ordonné de toute éternité. Cela
me suffit, mon Dieu, cela me suffit : j'adore vos desseins impénétrables, et je
m'y soumets de tout mon cœur pour l'amour de vous. Je veux tout, j'accepte tout,
je vous fais un sacrifice de tout, et j'unis ce sacrifice à celui de
Jésus-Christ, mon divin Sauveur. Je vous demande en son nom, et par ses mérites
infinis, la patience dans mes peines, et la parfaite soumission qui vous est due
pour tout ce que vous voulez et permettez. Ainsi soit-il ».
Nous pourrons dire de temps en temps avec le P. Saint-Jure: « O mon Seigneur et
mon Dieu, je veux et j'agrée tout ce que vous voudrez, quand vous le voudrez,
comme vous le voudrez, et dans les fins que vous vous proposez, pour le froid,
le chaud, la pluie, la neige, les tempêtes, la gelée, les famines, les pestes,
et tous les désordres des éléments, -pour la faim, la soif, la pauvreté, les
infamies, les outrages, les dégoûts, les ennuis et toutes les autres misères. Je
m'abandonne à vous avec un cœur soumis, afin que vous disposiez de moi, en cela
et en tout, selon votre bon plaisir. Quant aux maladies, vous savez celles que
vous avez résolu de m'envoyer. Je les veux, et, dès ce moment, je les accepte et
les embrasse en esprit, m'immolant à votre divine et adorable volonté. Je veux
celles-là, et je n'en veux pas d'autres, parce que ce sont celles-là que vous
voulez; je les reçois avec une parfaite conformité à votre volonté, comme vous
les avez ordonnées, et pour le temps de leur venue, et pour le temps de leur
durée, et pour leurs qualités. Je ne les veux ni plus fortes ni plus légères, ni
plus courtes ni plus longues, ni plus douces ni plus aiguës, mais seulement
comme elles doivent être d'après votre volonté ». Pour toutes choses, « Ô mon
Seigneur et mon Dieu, je m'abandonne et me remets entièrement à vous; je vous
livre mon corps, mon âme, mes biens, mes honneurs, ma vie, ma mort. J'adore tous
les desseins que vous avez sur moi, et je vous demande de tout mon cœur que tout
ce que vous avez résolu de moi, soit pour le temps, soit pour l'éternité, s'accomplisse
au plus haut degré de perfection possible » .
Il est facile de produire ces actes, tant que l'épreuve ne se fait pas sentir.
Mais il faut les répéter surtout lorsque la croix est venue s'abattre sur nous.
« Au lieu de perdre le temps à vous plaindre des hommes ou de la fortune, dit le
P. de la Colombière, allez vous jeter promptement aux pieds du bon Maître, pour
lui demander la grâce de la porter avec constance. Un homme qui a reçu une plaie
mortelle, s'il est sage, ne court point après celui qui l'a blessé, il s'en va
tout droit au médecin qui peut le guérir. D'ailleurs, si vous cherchez l'auteur
de vos maux, c'est encore à Dieu qu'il faudrait aller, puisqu'il n'y a que lui
qui puisse en être la cause. Allez donc à Dieu, mais allez-y promptement,
allez-y sur l'heure, que ce soit le premier de vos soins. Allez lui rapporter,
pour ainsi dire, le trait qu'il vous a lancé, le fléau dont iL s'est servi pour
vous battre. Baisez mille lois les mains de votre crucifix, ces mains qui vous
ont frappé, qui ont fait tout le mal qui vous afflige. Dites-lui souvent ces
belles paroles qu'il disait lui-même à son Père en sa cruelle agonie : Seigneur,
que votre volonté soit faite, et non pas la mienne. Je vous bénis de tout mon
cœur; je vous remercie de ce que vos ordres s'accomplissent sur moi, et, quand
il serait en mon pouvoir d'y résister, je ne laisserais pas de m'y soumettre.
J'agrée cette calamité en elle-même et dans toutes ses circonstances. Je ne me
plains ni du mal que je souffre, ni des personnes qui me le causent, ni de la
manière qu'il m'est arrivé, ni du temps ni du lieu où il m'a surpris. Je suis
assuré que vous avez voulu toutes ces choses, et j'aimerais mieux mourir que de
m'opposer en rien à votre très sainte volonté. Oui, mon Dieu, tout ce que vous
voudrez en moi et en tous les hommes, aujourd'hui et en tout temps, dans le ciel
et sur la terre; qu'elle se fasse votre volonté, mais qu'elle se fasse sur la
terre comme elle s'accomplit au ciel » .
Cette sainte et adorable volonté, de signe ou de bon plaisir, si nous savions la
voir toujours, l'approuver toujours, nous y attacher toujours, l'accomplir de
tout notre cœur, avec amour et fidélité, comme les Anges et les Saints la font
au ciel, cette volonté divine aurait vite transformé la face du monde : la
sainteté fleurirait partout; partout régneraient la joie dans les cœurs, la
charité parmi les hommes, la paix dans les familles et les nations. Malgré les
épreuves, la vie s'écoulerait douce et heureuse, embaumée de confiance et
d'amour, chargée de vertus et de mérites. Volontiers, le moment venu, nous
quitterions l'exil pour la patrie, et, loin de craindre en Dieu le juge, nous
aurions hâte d'aller près de notre Père. La terre deviendrait donc le vestibule
du ciel, et le paradis serait pour nous merveilleusement riche de gloire et de
félicité. Oh! qu'ils doivent bénir le Seigneur, ceux qui ont appris à l'aimer et
à le suivre avec amour et confiance, partout où il les conduit ! Qu'ils se
trompent misérablement ceux qui sont esclaves de leur propre volonté, et qui
n'ont pas assez de confiance en Dieu, leur Père, leur Sauveur, l'Ami véritable,
pour lui permettre de les sanctifier et de les rendre heureux ! Nous, du moins,
aimons notre doux Maître, si sage et si bon; faisons de grand cœur tout ce qu'il
veut; acceptons avec confiance tout ce qu'il fait : c'est là tout l'homme, tout
le chrétien, tout le religieux; c'est le chemin des hautes vertus, le secret du
bonheur pour le temps et pour l'éternité.


|