Le « Miroir » La « Nuée »
Deux manières de voir Dieu
D’après S. Grégoire de Nysse
Gabriel HORN
Introduction
La joie des aveugles est proverbiale.
Une autre lumière, semble-t-il, plus légère et plus apaisante
que la nôtre, les inonde : ils y découvrent sans cesse des pays inconnus, de
nouvelles splendeurs ; ces yeux grands ouverts qui, dit-on, ne voient rien, en
vérité s’étonnent de tout ce qui leur apparaît, s’attendent à d’autres
révélations, toujours plus belles et plus inattendues : leur vie est un
ravissement sans fin.
La joie des contemplatifs n’est pas moins étrange.
Eux aussi sont aveugles ; eux non plus ne voient pas ce que
voit la foule : les sensations claires et grossières qu’elle cherche et qui la
satisfont leur sont inconnues ; et ils n’en sont pas curieux.
C’est qu’ils voient autre chose ; on plutôt, vivant en
eux-mêmes, entrés dans la Nuit (des sens ou de l’esprit), ils savent qu’elle
leur cache des réalités ineffables ; attirés, et comme ensorcelés par cet
inconnu, ils l’aiment, ils le désirent, ils courent vers lui comme des fous et,
souffrant de ne pouvoir jamais l’atteindre, ils se plaignent de ce mirage qui ne
cesse de s’évanouir ; ... pourtant ils sont heureux, comme les aveugles.
Saint Grégoire de Nysse a chanté cette cécité clairvoyante de
ceux qui ne voient que Dieu, cette perpétuelle « distraction » de ceux qui
n’attendent que Dieu :
« Celui dont les yeux ne se fixent que sur Dieu est
aveugle pour tous les objets que regarde la foule ; ... il a une vue perçante,
un regard pénétrant, celui qui attache l’unique regard de son âme sur l’unique
Bien ». Les autres sont les aveugles, eux « dont les regards s’attardent sur les
choses vaines ».
C’est dans le « Commentaire du Cantique »
ou dans
la « Vie de Moïse »
,
ou les homélies sur les Béatitudes
, que
l’on glane de ces pensées, perdues dans une broussaille d’images et de symboles
à la manière de Philon et des Alexandrins : qui a le courage de s’y enfoncer,
sans crainte de s’égarer ou de s’y ennuyer, en peut revenir avec une lourde
gerbe de couleurs et de parfums ; il y trouvera aussi des sentiers pour mener à
la contemplation de Dieu.
I
Car c’est bien elle que cherche ce néoplatonicien, cet évêque
qui, au jugement de Tillemont
,
« autant... qu’on peut juger de lui par ses écrits... aimait plus le repos que
l’action, et le travail du cabinet que le tumulte des affaires... », surtout si
on le compare à son frère saint Basile, cet administrateur d’églises, cet homme
énergique et pratique, ce fondateur d’hospices et de monastères, qui savait se
retrouver, lui, dans le « tumulte des affaires » ! Grégoire était un homme doux,
rêveur, distrait ; sa parole souvent se laisse entraîner à des digressions, elle
s’en va à vau-l’eau ; mais soudain, le penseur s’arrête et se demande où il est
arrivé ; par exemple, dans la 6e homélie sur les Béatitudes, après
avoir répété la parole de Jésus : « Bienheureux les cœurs purs,, car ils verront
Dieu », il décrit la sensation de « vertige » qu’il éprouve au bord de « l’abîme
insondable de pensées » qu’elle lui suggère : ainsi, malgré la sentence de saint
Jean (Jean I, 18) ; « Personne n’a jamais
vu Dieu », de saint Paul (1 Timothée VI, 16) :
« Lui qu’aucun homme n’a jamais vu ni ne peut voir », de Moïse (Exode
XXXIII, 20) : « Nul ne pourra vivre qui aura vu le Seigneur », malgré les
cris désespérés de tous les contemplatifs, les « cœurs purs » pourront donc voir
Dieu ? Est-ce vrai ? Est-ce possible ? Notre-Seigneur n’a-t-il pas voulu dire,
comme Moïse, mais sous une autre forme : On ne peut voir Dieu qu’après avoir été
purifié, c’est-à-dire, débarrassé de son corps, après la mort ?
Non ; il s’agit bien de voir Dieu en cette vie. Il faut donc
le chercher
ce que peut bien être cette lumière qui n’éclaire pas
encore la caverne obscure de la vie humaine. Ne serait-ce pas vers de l’infini,
vers de l’inintelligible que tendrait notre désir ?... Quel nom, quel vocable
arriverait à créer en nous une pensée digne de la Lumière suprême ? Comment
« réaliser » l’Immaté-riel ?... Ce qu’on ne trouve ni dans l’espace, ni dans le
temps, ce qui est hors de toute limite, de tout fantasme, qui le pourrait
définir ?...
Dieu me dépasse ; aucun langage humain ne peut l’exprimer :
L’Écriture détaille les grandeurs de la Nature
souveraine ; mais qu’est cela auprès de la Nature elle-même ? Le texte ne parle
qu’à ma mesure, autant que je puis l’entendre, et non pas à la mesure de celui
qu’il décrit...
Ces développements ne sont pas que de la « rhétorique » :
vraiment, c’est bien Dieu que Grégoire cherche à comprendre et à exprimer, et
qu’il souffre de ne pouvoir atteindre.
II
Pureté, miroir de Dieu
Enfin il a trouvé comme le vestige d’une route, une « trace
de Dieu » : où va-t-elle le conduire ?
depuis toujours, bien avant Pythagore et Platon, l’âme
s’était persuadée que, pour atteindre Dieu, il fallait se purifier, être pur
comme Il est pur et si Platon proclamait : « A l’impur il est absolument
impossible d’atteindre le Pur »
,
il ne faisait que résumer les sentences antiques. Cette vérité était devenue,
comme le montre le P. R. Arnou
,
un dogme pour les néoplatoniciens, pour Plotin en particulier ; la libération de
l’âme, la fuite du monde charnel, sa « conversion », son éveil au monde
spirituel, quand elle a pu arriver à la bienheureuse « apathie », au silence des
passions : tel était le but que se proposaient alors quelques philosophes. Les
Pères du IIIe et du IVe siècle ne pouvaient les ignorer ;
plusieurs professaient une doctrine semblable et recherchaient cette même
« apathie » : On va voir que saint Grégoire de Nysse n’eut pas grand-peine à
interpréter l’Écriture en ce sens.
Ces philosophes croyaient la pureté un condition
nécessaire pour approcher du Pur, de l’Un, du Divin : c’est pour cette raison,
dit Grégoire, que Dieu a ordonné à Moïse de se déchausser avant
d’approcher du Buisson ardent, c’est pour nous apprendre « ce qu’il faut faire
pour entrer dans les rayons de la Vérité : il n’est pas possible d’atteindre ces
hauteurs où l’on voit la lumière de la Vérité... si on ne dépouille son âme du
vêtement terrestre et mortel de la chair, que nous avons revêtu par la
désobéissance... ; nous obtiendrons la connaissance de la Vérité par le
dépouillement (litt. Par la purification,
caqcrsion) des
fausses croyances... »
« S’évader véritablement, c’est se séparer complètement des
corps », avait dit Plotin
.
En expliquant cette parole de l’Épouse : « Je dors, mais mon cœur veille » (Cantique
I, 2), Grégoire se souvient du précepte de Notre-Seigneur : « Ayez les
reins ceints... » (Luc XII, 35) et le
commente ainsi :
Il faut que ceux qui regardent la vie de Là-Haut dominent
le sommeil, que sans cesse leur pensée soit éveillée, qu’elle chasse de leurs
yeux l’assoupisse-ment, ce séducteur des âmes, ce piège où tombe la vérité. Je
veux parler de cet assoupissement, de ce sommeil où se forment... les fantômes
de rêve : puissances, richesses... ensorcellement des plaisirs, vanité, et
jouissance, et gloriole... toutes ces choses qui s’écoulent avec le temps, qui
n’ont d’être que leur apparence, qui ne sont pas ce qu’elles paraissent, qui
même ne restent pas toujours ce qu’elles paraissent (ou : ce qu’on les pense)...
A peine nées, elles meurent... écume des flots, elles montent un instant à la
crête des vagues, et s’évanouissent... Loin de ces rêves, notre pensée doit
débarrasser les yeux de notre âme de ce sommeil pesant, de peur que, poursuivant
le néant, nous ne perdions la réalité...
Nous verrons que le soupir de l’Épouse suggère à Grégoire un
autre commentaire, et qu’il recommande à l’âme un autre « sommeil ».
Mais comment l’âme deviendra-t-elle pure ?
Lui suffira-t-il, comme le pensent les philosophes, de « se
séparer », de « s’éloigner », de « s’enfuir »
, de
« tout quitter »
?
Le chrétien croit au contraire que seule elle le peut et que, pour recouvrer la
pureté, il lui faut être aidée.
Car l’homme a été fait par Dieu à son image et ressemblance,
or « celui qui a été créé à l’image de Dieu, et n’a jamais perdu la marque
divine (le « caractère » divin) en porte sur lui les signes, et reproduit en
tout la similitude de son archétype : il embellit son âme de traits
incorruptibles, inaltérables, sans mélange avec le mal... »
.
Ici, Grégoire est intarissable : sous toutes les formes, à
tous les détours de son Explication du Cantique (et Dieu sait si c’est un
labyrinthe !), il revient à ce dogme qui lui est cher ; parfois il lui donne une
formule rigoureuse et métaphysique, le plus souvent c’est une protestation
d’amour humble et confiant : l’âme n’est qu’une image, un miroir des
vertus de Dieu ; toutes ses vertus, cette pureté même dont elle a tant besoin
pour voir Dieu, ne sont qu’un reflet de l’éternelle Sainteté, de la Pureté sans
tache : elle seule peut les lui donner.
L’Époux dit à l’Épouse : « Lève-toi, viens, mon ami (les
Septante disent : ma proche), ma belle, ma colombe... » (Cantique,
II, 13)
Le philosophe est surpris :
Comment les mots se suivent-ils ? Quel ordre y a-t-il en
cette pensée ? elle entend l’invitation... elle se lève... elle avance ; elle
s’approche ; et elle devient belle ! Elle n’est donc devenue belle qu’après
s’être avancée, elle n’était donc pas belle quand elle s’est levée !... C’est
que le miroir de la nature humaine n’est devenu beau que quand il s’est approché
du Beau, quand il s’est conformé à la Beauté de Dieu... elle regarde la Beauté
Archétype..., s’approchant de la Lumière, elle devient lumière...
« Je suis noire, mais je suis belle, dit encore l’Épouse » (Cantique
I, 4). Elle semble dire : Si la Beauté m’illumine... je sais bien
pourtant que je n’étais pas brillante d’abord, mais noire. Cette forme qui
m’enveloppait, obscure et ténébreuse, c’était ma vie passée qui l’avait faite.
Et cependant, bien que j’aie été telle, je suis ce que vous me voyez...
La nuit, tout s’assombrit dans les ténèbres qui règnent :
même les objets brillants sont noirs ; quand la lumière reparaît, ce fantôme
ténébreux s’évanouit avec la nuit autour de ce qu’il enveloppait : ainsi, quand
l’âme a passé de l’erreur à la vérité, la forme de sa vie se transfigure ; elle
était ténébreuse : elle devient lumineuse
.
L’âme est donc un miroir, non pas seulement des biens futurs,
vers lesquels Dieu a voulu la diriger et qu’elle reflète dans sa pureté quand
elle a rejeté le vice : immoralité, spiritualité, « apathie »
; elle
est encore et surtout un miroir de Dieu même, qui la veut voir tout près de Lui,
s’admirer en elle et la transformer en Lui.
Toute la douceur, toute la tendresse de l’Épitha-lame divin
inspire encore ces mots que l’Époux dit à l’Épouse (Dieu à l’âme) :
En te séparant de la participation... au mal, tu t’es
approchée de moi ; et, en t’approchant de l’inaccessible Beauté, tu es devenue
belle, toi aussi ; comme un miroir, tu as pris l’empreinte de mes traits... Tu
est devenue belle en t’approchant de ma lumière, tu as retiré de ma présence une
participation à ma beauté...
Tes yeux sont des yeux de colombe (Cantique I,
15) ; comme eux ils sont purs et reflètent le visage de celui qui les
regarde : ils peuvent contempler la beauté de l’Époux
.
Et maintenant, puisqu’« en elle-même, comme en un miroir,
elle voit le soleil
»,
qu’elle se contemple donc elle-même : là, elle verra Dieu et toutes les vertus
de Dieu, mieux que partout ailleurs.
Prends garde à toi-même, dit le Cantique
:
c’est le moyen sûr de garder tes biens ; regarde combien celui qui t »a créée
t’a honorée au-dessus de toute création : le ciel n’est pas une image de Dieu,
ni la lune, ni le soleil, ni la splendeur des nuits : rien de tout ce qui paraît
dans la création. Toi seule es un portrait de la Nature qui transcende toute
intelligence..., une empreinte de la véritable Lumière : en La regardant, tu
deviens ce qu’Elle est...
Celui qui renferme le terre et la création dans la paume de sa main, tu le
contiens tout entier, il habite en toi, et il ne se trouve pas à l’étroit quand
il parcourt ta nature.
L’Épouse devient contemplative, et donc, comme nous disions
au début, distraite, aveugle :
« Si tu te connais, ô la plus belle des femmes, tu
mépriseras le monde entier et, le regard fixé sur le Bien immatériel, tu ne
daigneras même plus avoir les traces de ceux qui errent en cette vie »
.
Cette perfection semble facile à attendre : s’exposer au
soleil divin et, sans s’imposer aucun effort..., attendre n’être, comme le
conseillait à sainte Marguerite-Marie sa Maîtresse des novices, qu’une « toile
d’attente » sous le regard et la main du Peintre : passif, ne lui opposer
résistance... serait-ce du quiétisme ?
Que l’on relise saint Grégoire : il recommande de « gratter
la rouille » qui « offusque en nous la beauté de l’image divine »
,
d’« unifier nos vies multiples »,de « nous séparer du mal », ou encore, avec
saint Paul, pour qui « vivre était le Christ » (Philippiens
I, 21) d’ « effacer (litt. De « gratter ») en soi tout ce qui n’est pas
dans la nature du Christ... pour n’avoir plus rien en soi qui ne soit en Lui ».
Tout cela n’est sans doute que se préparer, s’adapter à
l’action divine ; mais Dieu exige cette préparation, et si l’Épouse peut dire :
« Mon Bien-aimé est à moi et je suis à Lui » (Cantique
VI, 1), c’est qu’il exige que
l’âme purifiée ne regarde plus rien d’autre que Dieu,
qu’elle se dégage tellement de tout objet, de toute pensée matérielle,
qu’elle... se soit transformée en une image limpide de la Beauté primordiale,
Et comme, quand
le miroir est façonné avec art et disposé avec soin, la
pure image qu’il reflète reproduit parfaitement le visage qui s’y mire, — ainsi
l’âme qui s’est adaptée avec soin, qui a effacé en elle toute souillure
matérielle, reflète la pure image de la Beauté sans tache. Ce miroir vivant et
libre semble dire : Quand je vois se mirer dans mon disque le visage de mon
Bien-Aimé, toute la beauté de ses traits se peut contempler en moi
.
L’âme qui aime Dieu et veut le voir sera donc satisfaite :
qu’elle rentre en elle-même, non pas pour se retrouver elle-même, — elle ne
rencontrerait qu’une idole, matérielle et glacée, — mais pour découvrir ce que
Dieu a voulu déposer en elle, ce que le Christ y a aimé : son image à Lui, le
reflet de ses attributs, sa Pensée, sa Lumière. En d’autres termes, qu’elle
rentre en elle-même pour en sortir, pour s’élever au-dessus d’elle-même et vivre
en Dieu.
III
Nuée, Nuit
Quand ils parlent de la vision de Dieu, les maîtres de la
contemplation sont désespérants : ils ont commencé par inviter l’âme à se
dépouiller de ses passions, de ses affections charnelles et orgueilleuses, à
sortir d’elle-même ; quand elle s’est découragée, ils lui ont promis que Dieu se
montrerait à elle, qu’il la guiderait, et la récompenserait de son sacrifice ;
mais quand la pauvre âme croit avoir tout quitté, quand elle se croit purifiée,
prête à recevoir la lumière qu’ils annoncent... ils se retirent, ils semblent
rétracter leurs promesses, ils n’ont plus qu’une réponse : Le Seigneur est un
Dieu caché, invisible, on ne le voit que dans la nuit, on ne le voit que quand
on ne voit plus rien, que quand on ne sait plus qu’on le voit ; ils ne
connaissent plus que le « théologie négative », c’est-à-dire une seule vérité
qu’ils ne cessent de répéter sous toutes les formes : Dieu est le Tout, mais il
n’est rien de ce que nous pouvons penser ; pour le voir, il faut renoncer à nos
images, à nos concepts, à notre intelligence, à tout nous-mêmes enfin ; et nous
ne le comprendrons jamais : c’est le refrain de saint Jean de la croix, de
Ruysbroeck, du Pseudo-Aréopagite, de saint Grégoire de Nysse... et de combien
d’autres !
C’est pourquoi notre auteur, après avoir exalté l’image de
Dieu en nous pour ramener l’âme dissipée à la vie intérieur, quand elle s’est
« purifiée » de toutes ses pensées terrestres, l’arrête et lui dit : Ne crois
pas que tu es arrivée à Dieu ; tu n’as même pas commencé à te mettre en marche :
tu t’es simplement préparée au voyage ; aussi ne t’étonne pas que ton désir
reste inassouvi : tu n’as de Celui que tu cherches qu’une image.
Car l’âme n’est qu’une image de Dieu : or elle veut la
Réalité même. On aurait pu, dans les passages cités, souligner ce caractère,
et Grégoire n’y a pas manqué : pour ce platonicien, c’est la tare de tout ce que
notre intelligence peut atteindre. La question reste donc sans réponse : Dieu se
montre-t-il à nous ? comment le contempler ?
« L’amant passionné de la Beauté, ne voyant dans les
beautés qui paraissent que des images de Celui qu’il désire, a soif de
contempler l’Archétype en personne... ne plus voir en des miroirs ou des images,
mais jouir face à face de la Beauté »
. C’est l’Amour, insatiable.
Comment notre saint explique-t-il — ou plutôt comment
décrit-il cette poursuite infatigable ?
Revenons à Moïse : purifié, séparé de tout, il gravit à
grands pas les pentes du Sinaï, il ne peut s’arrêter ; longtemps, il ne voit
rien. C’est que « la contemplation de l’Inintelligible » exige que « nous
transcendions la connaissance des sens... elle n’est saisie ni par la vue, ni
par l’ouïe, ni par aucune de nos pensées coutumières »
. Dans
la solitude de son âme, rien ne l’arrête : « il a abandonné tout ce qui paraît,
non pas seulement ce que perçoivent les sens, mais même tout ce que la pensée
croit voir ; il pénètre de plus en plus à l’intérieur, jusqu’à ce qu’il
arrive, par l’activité de sa pensée... à l’incompréhen-sible... et que là
il voie Dieu »
.
Oui, « l’activité de la pensée » peut et doit l’y amener :
c’est tout ce à quoi elle peut et doit servir ; l’âme se laisse attirer :
Les corps pesants, lancés sur une pente, même si personne
n’aide leur course, se précipitent d’un mouvement toujours plus impétueux, tant
que la descente continue... ; ainsi l’âme, délivrée des passions..., s’élève,
d’un mouvement toujours grandissant, s’en-vole des bas-fonds vers les cimes ;
et, comme rien d’en-haut n’arrête son élan (la nature du Bien attirant à elle
ceux qui la contemplent), elle s’élève toujours au-dessus d’elle-même
.
L’âme est encore comme une bulle d’air cachée dans la boue
d’un marais : soudain
elle lève les yeux vers l’Être divin à qui elle est
apparentée... elle scrute, elle cherche le principe des êtres, la source de leur
beauté, de leur puissance, de la sagesse qui transparaît en eux.
C’est le travail de la raison, la dialectique platonicienne
qui monte du sensible à l’intelligence :
La bulle d’air monte vers l’élément qui lui est familier,
arrive à la surface de l’eau et la traverse ; alors, elle cesse de monter ;
ainsi l’âme cherche Dieu, quand elle s’est tendue
des bas-fonds vers la connaissance des êtres supérieurs, ne peut plus progresser
en exerçant son activité : elle admire et adore (litt., elle révère :
sbetai) Celui dont
l’action ne révèle que l’existence
.
La marche de la raison naturellement s’arrête : ce qui
ne veut pas dire que la course de l’âme soit arrêtée, que l’âme peut se
reposer : au contraire, elle est d’autant plus active qu’elle est moins gênée
par les « pensées coutumières » : « elle peut voir, maintenant (ou : dans le
fait) qu’elle ne voit pas »
;
elle est libre.
L’Épouse peut appeler cette phase de sa vie un « sommeil »,
disons : une quiétude :
Je dors, mais mon cœur veille (Cantique
V, 2). Le sommeil ressemble à la mort : en lui se dissout toute activité
sensible du corps : ni la vue, ni l’ouïe... tant que le sommeil dure, ne se
peuvent exercer. Mieux encore : il relâche la tension du corps, il amène l’oubli
des soucis humains, il apaise la crainte... Ainsi, laissant tomber (les
bagatelles de la terre), absorbée par la vision des vrais biens, tandis que les
yeux du corps languissent, l’âme parfaite ne se laisse attirer par rien de ce
qu’on lui présente : sa pensée ne voit que ce qui transcende le visible
.
Elle n’est éveillée à aucun plaisir sensible, elle a endormi
tout mouvement du corps, et la pensée, pure et dépouillée, en sa veille divine,
reçoit la vision de Dieu
.
Comme la plupart des mystiques, quand ils veulent exprimer ce
que leur doctrine a de plus élevé, Grégoire ne se sert plus guère d’une langue
se symboles et d’images : comme eux, il sent que les formules abstraites de la
raison pure ne peuvent suffire à ce qu’ils veulent exprimer : l’anéantissement
de l’esprit quand il s’approche de Dieu. Mais on se tromperait si l’on ne voyait
en ces pages que des effusions de poète, des envolées littéraires ; si pourtant
l’on trouvait ce langage trop brillant, on pourrait le traduire à peu près comme
ceci : l’âme humaine, créée par Dieu dans la pureté et la justice, naturellement
serait retournée à Dieu ; mais le péché l’en éloigne, et, comme elle est unie à
un corps matériel, elle s’y est attachée, et a oublié son origine et sa fin.
Dieu ne l’a pourtant pas abandonnée et, si elle est fidèle à sa grâce, elle peut
encore monter vers lui pourvu qu’elle abandonne ce corps qui l’a trompée, et
tout ce qui l’attache au corps : imagination, passions... Et comme Dieu est pur
esprit, comme il la dépasse infiniment, elle doit être prête, dès qu’il lui
demande ce sacrifice, à abandonner même sa raison, c’est-à-dire à ne pas vouloir
le comprendre, à croire même que « Dieu se trouve là où ne peut arriver sa
compréhension »
.
C’est ce que Grégoire appelle « entrer dans la nuée », ou
« dans la nuit ». Qu’est-ce que cette nuée, et d’où vient ce symbole ?
Quand Moïse arriva au sommet du Sinaï, tandis que le peuple
restait tremblant au bas de la montagne, le prophète osa s’approcher des éclairs
et de l’incendie où Dieu l’appelait, « il entra dans la nuée où était Dieu » :
eishlqen eiz ton jnojon, ou hn o qeoz
(Exode XX, 21).
Cette « nuée » eut une fortune : c’est elle qui semble avoir
servi de symbole dans la mystique judéo-alexandrine et chrétienne, à cet abandon
de l’intelligence que Dieu demande à l’âme quand il se montre à elle : l’auteur
de l’Épître aux Hébreux, après avoir recommandé à ses fidèles « la sainteté,
sans laquelle personne ne verra le Seigneur » (XII,
14) semble voir encore « le feu palpable et brûlant » de la montagne,
« la fumée, la nuée, l’ouragan, le fracas des trompettes... » et trembler
encore à l’approche du Dieu vivant. Depuis Denys l’Aréopa-gite, la « nuée (gndjoz)
où est Dieu » est devenue la « lumière divine, qui dépasse l’intelligence »
,
« la nuée plus que lumineuse du silence mystérieux »
, et
les contemplatifs sont invités à l’invoquer
.
Deux fois
,
Grégoire se demande pourquoi Dieu semble se contredire en ses « théophanies » :
d’abord, il s’était montré à Moïse dans une grande lumière ; et maintenant c’est
dans la nuée que Moïse le verra. C’est que
« la connaissance de la religion est lumière pour ceux en
qui elle entre une première fois ; la pensée contraire à la religion est
obscurité ; on la chasse en participant à la lumière ».
Alors l’esprit « s’avance, et s’appliquant à la méditation,
plus il approche de la contemplation, plus il voit que la Nature divine ne peut
être contemplée »
.
« La réflexion, s’attachant à pénétrer le mystère, conduit
l’âme à travers ce qui paraît, jusqu’à la Nature invisible ; c’est comme une
nuée qui rejette dans l’ombre tout ce qui paraît : ainsi... elle habitue l’âme à
la vision du Secret... Cheminant ainsi vers les hauteurs... l’âme entre dans les
abîmes de la connaissance de Dieu ; et, de toutes parts, sa marche est arrêtée
par la Nuée divine ; alors, elle laisse tomber tout ce qui paraît et tout ce qui
se comprend ; il ne lui reste plus à contempler que l’invisible et l’incompré-hensible
où se trouve Dieu, selon ce qui est dit de Moïse, qu’il entra dans la nuée... »
.
La course angoissée de l’Épouse, ses nuits de recherches sans
répit et sans succès, offraient encore à Grégoire l’occasion de décrire la
« nuit » de la contemplation :
Sur ma couche, pendant la nuit,
j’ai cherché Celui qu’aime mon âme,
je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé...
(Cantique III, 1-4)
... par ce nom de nuit, elle veut dire la contemplation de
l’invisible, la nuée où était Dieu, et où Moïse entra. Quand elle y est arrivée,
on lui apprend qu’elle est aussi loin d’avoir atteint la perfection que si elle
n’avait pas commencé à monter !
J’ai été honorée de dons parfaits (dit l’Épouse) ; je me
suis reposée comme sur un lit dans ce que mon intelligence pouvait comprendre :
mais quand je fus entrée dans l’invisible et que, abandonnant les sens, je fus
enveloppée par la nuit divine, cherchant celui qui se cachait dans la nuée,
alors, j’avais bien l’amour, mais lui, il échappait à la prise de mes pensées ;
je le cherchais sur ma couche durant la nuit, j’aurais voulu savoir ce qu’est
son essence... où elle est... mais lui, je ne l’ai pas trouvé. Je l’appelais par
son nom, — autant que je pouvais donner un nom à l’Innommable — mais aucun nom
n’arrivait jusqu’à lui
.
Et ailleurs :
Quand elle a dépassé sa nature, quand rien de familier ne
l’empêche plus de connaître l’Invisible, l’âme ne s’arrête pas de rechercher
Celui qu’elle ne trouve pas... Je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé... Et
comment aurait-elle pu trouver Celui que rien de connu ne peut indiquer ? Celui
qu’elle trouve toujours loin de toute connaissance, comment l’exprimerait-elle
par un vocable, par un nom ? Elle invente tous les noms qui peuvent signifier la
Béatitude ineffable : Tu es Dieu, plein de miséricorde, de pitié ; tu es
véritable, force, soutien, refuge... l’âme appelle le Verbe comme elle peut,
mais elle ne peut pas comme elle veut, car elle veut plus qu’elle ne peut, et
elle ne voudra jamais autant qu’Il est
.
Car la raison de cette poursuite qui toujours recommence, et
sans cesse échoue : elle est interminable, parce que Celui qui l’attire est
infini : « Toute notion qui prétend l’envelopper devient un obstacle à le
trouver ». Aussi « les gardes » — c’est-à-dire la création spirituelle et
matérielle — « se taisent-ils quand elle les interroge : L’avez-vous vu, Celui
que mon cœur aime ? (Cantique III, 2).
Leur silence montre bien que, pour eux aussi, Il est insaisissable ».
Aussi ne faut-il jamais se reposer, ne jamais croire qu’on
l’a saisi : c’est même « la seule manière de le saisir : ne jamais s’arrêter à
ce que l’on a saisi... ne jamais cesser de sortir de soi-même..., de tous lieux
(= de toutes les notions) que l’on a pu atteindre »
.
Dans le Cantique, l’Époux semble apparaître plusieurs fois à
l’Épouse : elle n’est jamais contente ; après chacune des apparitions, quand
elle l’a vu descendre les collines à grands pas, quand elle l’a deviné derrière
les grilles de sa fenêtre, quand elle a pu le saisir enfin et se reposer dans
son embrassement, elle recommence à chercher et à se plaindre de ne jamais le
trouver.
Dieu, dans l’Ancien Testament, s’était manifesté de toutes
manières, sous toutes les formes, multifariam multisque modis, aux âmes
saintes, et jamais elles n’avaient été satisfaites. La grande « Théophanie » que
fut l’Incarnation n’a pu qu’exci-ter encore cette soif inextinguible de Dieu :
l’Épouse ne cesse de courir, elle croit toujours qu’il lui échappe, et que ce
qu’elle ignore de Lui est plus beau que ce qu’elle en sait :
Dans ses premières démarches, l’âme l’avait connu autant
qu’elle en était capable. Mais comme ce qu’elle n’a pas saisi dépasse infiniment
ce qu’elle a saisi, l’Époux apparaît plusieurs fois à l’âme... Supposons
quelqu’un s’approchant de la source dont l’Écriture dit qu’elle jaillissait de
la terre, si abondante qu’elle l’inondait toute... (Genèse
II, 6) Il aurait admiré ces nappes immenses, ces eaux se répandant et
s’épanchant à l’infini ; mais il n’aurait pas dit qu’il voyait toutes les
eaux... comment aurait-il vu les eaux cachées sous terre ? Même s’il était resté
longtemps près de la source jaillissante, il n’aurait fait que commencer à
contempler les eaux...
De la même manière, celui qui regarde la Beauté divine
illimitée, voyant que toujours il découvre de nouvelles splendeurs..., admire
cet éternel jaillissement et ne se lasse pas de le désirer voir encore : ce
qu’il pressent est toujours plus grandiose, plus divin que ce qu’il a déjà vu
.
Et c’est tout ce que l’Épouse peut obtenir dans la Nuit :
« un sentiment de présence ».
Si l’on trouve cette doctrine exagérée, par trop agnostique,
et humiliante pour l’intelligence humaine, on relira certaines pages de saint
Jean de la Croix. Connaissait-il Grégoire ? Les expressions dont il se sert
ressemblent étrangement à celles que nous venons de citer, par exemple, dans l’Explica-tion
du Cantique (strophe 1) :
« Tu fais bien, ô âme, de le chercher toujours caché, car
tu glorifies beaucoup Dieu et t’approches beaucoup de lui, en l’estimant plus
élevé et plus profond que tout ce que tu peux atteindre. C’est pourquoi ne
t’arrête ni en partie ni totalement à ce que tes puissances peuvent embrasser ;
je veux que tu ne veuilles jamais te satisfaire de ce que tu comprendras de
Dieu, mais de ce que tu ne comprendras point de lui ; ne t’arrête jamais à aimer
et à te délecter en ce que tu comprendrais ou sentirais de Dieu, mais aime et te
délecte en ce que tu ne peux comprendre ou sentir de lui ; comme nous l’avons
dit, c’est là le chercher dans la foi. Puisque Dieu est inaccessible et caché,
comme nous l’avons également dit, quoi qu’il te paraisse le trouver, le sentir
et le comprendre davantage, tu dois le regarder toujours comme caché et le
savoir caché dans le secret »
.
Quand la théologie dit : « Dieu est infini, il dépasse
toute intelligence créée... », dit-elle autre chose ? Les contemplatifs n’ont
fait qu’éprouver cette vérité abstraite, et l’ont exprimé comme elle leur
était apparue : une « flamme obscure », qui brûlait tout en eux,
... en la noche serena
con llama que consume y no da pena


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