LA VOIE MYSTIQUE
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La Source d’eau vive Adhémar D’ALÈS IntroductionComment définir les grâces mystiques ? Où en marquer l'origine ? A qui sont-elles départies ? Dans quelle mesure est-il légitime et sage d'y aspirer ? Questions passionnément débattues par une génération que l'on croirait réaliste et rivée à la terre. Comme en beaucoup d'autres controverses, il arrive que les tenants des opinions extrêmes ne sont pas les moins convaincus qu'eux seuls manient des arguments efficaces, ni les moins prompts à conclure. Non seulement on fait appel, de part et d'autre, à une tradition historique et à l'expérience des âmes, mais parfois on déclare le débat tranché a priori par des raisons doctrinales, qui dispensent de recourir à la tradition et à l'expérience. L'évangile selon saint Jean renferme des textes particulièrement discutés. Tels, surtout, ces mots adressés par Notre-Seigneur à la Samaritaine : « Quiconque boira de cette eau, aura encore soif; mais qui boira de l'eau que je lui donnerai, n'aura plus soif à jamais : l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissant en vie éternelle. » (Jean, IV, 13-14). A s'en tenir à certains commentaires, on aurait ici la preuve directe, appuyée sur l'affirmation du Seigneur lui-même, d'un appel, plus ou moins prochain, de toutes les âmes à la contemplation mystique, l'eau promise par le Seigneur n'étant rien d'autre que la grâce de la contemplation. L'argumentation peut comporter deux degrés. Le premier consisterait à conclure immédiatement, du texte de saint Jean considéré en lui-même, l'universalité de l'appel à la contemplation mystique. Le second, qui semble plus ordinaire, fait intervenir l'autorité de tel grand contemplatif, et d'abord de sainte Thérèse, expliquant ainsi le texte de saint Jean. A Dieu ne plaise que nous accroissions l'a confusion et l'acharnement de la lutte. Mais, il peut n'être pas inopportun de le demander : n'arrive-t-il pas que l'on discute avec un sentiment trop peu nuancé de la portée des raisons ? C'est ce que nous nous proposons d'examiner, en parcourant successivement les deux degrés de la dite argumentation. ILe lecteur a présente à l'esprit la rencontre de Notre-Seigneur au puits de Jacob, avec la Samaritaine. « Donne-moi à boire », dit-il à cette femme. Elle, de répondre : « Comment vous qui êtes Juif, me demandez-vous à boire, à moi Samaritaine ? — Si tu savais le don de Dieu, et qui est celui qui le dit : Donne-moi à boire, tu lui aurais demandé, et il t'aurait donné de l'eau vive. — Seigneur, vous n'avez pas de quoi puiser, et le puits est profond : D'où donc tirez-vous celle eau vive ? Êtes-vous plus grand que notre père Jacob, qui nous a donné ce puits, et en a bu lui-même, ainsi que ses fils et ses troupeaux ? — Quiconque boira de cette eau aura encore soif ; mais qui boira de l'eau que je lui donnerai, n'aura plus jamais soif : l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d'eau jaillissant en vie éternelle ». (Jean, IV, 7-14). Observons tout d'abord que cette parole n'est point isolée dans, l'Évangile. A Jérusalem, en la fête des Tabernacles, Jésus, debout dans le temple, criait à qui voulait l'entendre : « Si quelqu'un a soif qu'il vienne à moi et qu'il boive. Celui qui croit en aloi, de son sein, comme dit l'Écriture, couleront des fleuves d'eau vive. » (Jean, VII, 37-38). Par là, il faisait écho à l'oracle d'Isaïe (XII, 3 ; XLIV, 3) : « Vous puiserez des eaux avec joie aux sources du salut. — Je répandrai des eaux sur le sol altéré et des ruisseaux sur la terre desséchée ; je répandrai mon Esprit sur ta postérité et ma bénédiction sur tes rejetons. » — A l'oracle d'Ezéchiel (XXXVI, 25) : « Je vous aspergerai d'eaux pures et vous serez purs ; je vous purifierai de toutes vos souillures et de toutes vos abominations ». Et l'Évangile ajoute ce commentaire : « Jésus disait cela de l'Esprit que devaient recevoir ceux qui croient en lui ; car l'Esprit n'était pas encore donné, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié. » (Jean, VII, 39). Ni le cadre ni les paroles du Seigneur, ni le commentaire évangélique ne suggèrent qu'il s'agisse d'autre chose que de l'appel commun au salut messianique. Et l'Apocalypse, qui montre l'Agneau conduisant les élus aux fontaines de la vie (Ap., VII, 17), le fleuve de vie jaillissant sous le trône de Dieu et de l'Agneau (Ap., XXII, 1), n'évoque non plus une idée plus précise que le Psalmiste parlant du fleuve impétueux qui réjouit la cité de Dieu (Ps., XLV, 5). Voyons donc quelles précisions nous apporte la tradition chrétienne. Tout près des temps évangéliques, moins d'un siècle après l'apôtre saint Jean, saint Irénée décrit l'effusion du Saint-Esprit sur les Apôtres, prémices de toutes les nations [1] : Le Seigneur a promis d'envoyer son Paraclet, pour nous unir à Dieu. En effet, comme d'un froment sec on ne peut, sans l'humecter, faire une pâte ni un pain, ainsi notre multitude ne peut devenir une seule chose dans le Christ Jésus, sans l'eau du ciel. Et comme la terre sèche, si elle n'est pas humectée, ne fructifie pas, de même nous, qui ne sommes d'abord qu'un bois sec, ne saurions porter des fruits de vie, sans la pluie d'en haut, que Dieu se plaît à donner. Nos corps ont reçu, par l'eau baptismale, l'unité, gage d'incorruptibilité ; nos âmes l'ont reçue par l'Esprit. L'un et l'autre don est nécessaire, car l'un et l'autre contribue à la vie en Dieu. Notre-Seigneur prit en pitié cette Samaritaine pécheresse, qui n'était pas restée fidèle à un homme, mais avait multiplié les unions illégitimes ; il lui montra et lui promit l'eau vive, afin qu'elle n'eût plus soif et ne cherchât plus à se désaltérer d'une eau puisée laborieusement, ayant enfin le breuvage qui jaillit en vie éternelle. Ce don, le Seigneur le reçoit de son Père, il l'a communiqué à ceux qui ont part en lui, envoyant l'Esprit-Saint par toute la terre. Saint Irénée a déjà réalisé le sens plénier du texte évangélique, applicable à toute grâce de l'Esprit-Saint. Tous les siècles chrétiens lui feront écho. Parmi les Pères Grecs, nous citerons, au quatrième siècle, saint Cyrille de Jérusalem, Didyme d'Alexandrie, saint Jean Chrysostome ; au cinquième siècle, saint Cyrille d'Alexandrie. Saint Cyrille de Jérusalem [2], dans une catéchèse élémentaire, expose à de futurs chrétiens les premières vérités de la foi : Revenons aux Saintes Écritures, et buvons les eaux de nos outres, les eaux qui jaillissent de nos puits. Buvons l'eau vivante, qui jaillit en vie éternelle. Par où le Seigneur entendait l'Esprit que devaient recevoir ceux qui croyaient en lui. Voyez ses paroles : « Celui qui croit en moi — non content de ce simple mot, il ajoute : comme dit l'Écriture, nous renvoyant à l'Ancien Testament, — de son sein couleront des fleuves d'eau vive » ; — non pas des fleuves sensibles, qui arrosent une terre simplement fertile en épines et en bois, mais des fleuves qui versent la lumière aux âmes. Ailleurs il dit : « L'eau que je lui donnerai, sera en lui une source d'eau vive, jaillissant en vie éternelle » ; une eau d'essence nouvelle, jaillissant, et jaillissant en vie éternelle. Et pourquoi donc a-t-il appelé eau la grâce spirituelle ? Parce que l'eau fait subsister toutes choses ; l'eau fait la verdure et la vie. Des cieux descend l'eau des pluies ; elle descend toujours la même, mais chargée de multiples vertus. Une seule fontaine arrose tout le paradis ; une seule et même pluie descend pour tout le monde ; et elle devient branche dans le lis, rouge dans la rose, pourpre dans les violettes et les jacinthes, variée à l'infini en toutes sortes d'espèces : autre dans le palmier, autre dans la vigne, elle est tout en toutes choses ; encore que de même essence et toujours semblable à elle-même. Car l'eau ne se transforme pas pour descendre telle ou telle ; mais en s'accommodant à la disposition des êtres qui la reçoivent, elle profite à chacun. Ainsi l'Esprit-Saint, unique, de même essence, indivisible, fait part à chacun de la grâce, comme il veut. Et comme le bois sec, au contact de l'eau, pousse des bourgeons, ainsi l’âme pécheresse, disposée par sa pénitence à recevoir le Saint-Esprit, produit des grappes de justice. D'unique essence, l'Esprit fait apparaître, sur l'ordre de Dieu et au nom du Christ, diverses vertus... Didyme, expliquant le mystère de la Trinité, s'applique à faire ressortir le contraste entre le don incréé de l'Esprit-Saint et les biens créés [3]. La créature n'est point appelée par l'Écriture eau de la vie : car elle n'a point, d'elle-même, la vie éternelle, comme Dieu qui vit sans commencement. C'est au Saint-Esprit que les écrivains sacrés, que nous allons citer, appliquent ce nom : parce que l'Esprit procède de l'immortelle et vivifiante source du Père, par communauté de nature, non par création. Comme nous l'avons dit dans notre premier livre, la lumière ne fabrique pas sa propre splendeur, mais l'engendre : ainsi la source ne fabrique pas son eau, mais elle la possède, procédante et consubstantielle. Nul ne fabrique son fils ou son souffle : cela répugne à l'idée de père ou de spirateur. Jérémie dit au nom de Dieu : « Le ciel a été frappé d'épouvante, la terre a frissonné ; parce que mon peuple a commis deux crimes. Ils m'ont abandonné, moi fontaine d’eau vive, et se sont creusé des citernes percées, qui ne pourront garder l'eau. » (Jér., II, 12-13). Le prophète expose mystiquement le mystère. Par la fontaine il désigne Dieu, et par l'eau vive l'Esprit-Saint qui, dans la piscine, purifie tous nos péchés ; inséparable, par nature, de la fontaine spirituelle, comme le courant des fontaines. De même Isaïe : « Je donnerai de l'eau pour désaltérer ceux qui cheminent en pays aride ; je mettrai mon Esprit sur ta race et ma bénédiction sur tes enfants ; ils germeront au milieu des eaux, comme l'herbe et comme le saule au bord de l'eau courante. » (Jér., XLIV, 3-4). Ces paroles voilent une explication spirituelle. C'est-à-dire, ceux qui ignorent le baptême et pour cette raison cheminent en pays aride, je mettrai sur eux mon Esprit, qui donne à la piscine la vertu de les faire refleurir comme des plantes aquatiques, et « comme le bois planté prés du passage des eaux ; qui fructifiera en son temps et ne se dépouillera pas de ses feuilles » (Ps., 1, 3). Le Psalmiste sacré, contraint de voiler la vérité par ses paroles, chante au psaume trente-cinquième : « En vous est la Fontaine de vie » (Ps., XXXV, 10), et au psaume cent quarante-septième : « Il enverra son Verbe et les fondra ; son Esprit soufflera, et les eaux couleront, réjouissant la grande cité de Dieu » (Ps., CXLVII, 7) ; c'est-à-dire toute la terre. En effet, ce qu'est pour les hommes chaque cité, la terre l'est pour le Tout-Puissant. Baruch, pleurant sur le peuple qui séjournait parmi les chaldéens dépourvus de l'Esprit, s'écrie : « D'où vient, Israël, que tu séjournes en pays ennemi ? Tu as vieilli sur une terre étrangère, tu t'es souillé avec les morts, tu as été compté avec les habitants de l'Hadés. Tu as délaissé la fontaine de sagesse. Si tu avais marché dans la voie de Dieu, tu aurais habité dans la paix éternellement. » (Bar., III, 1o-13) Par la fontaine, il entend Dieu ; parla sagesse, l'Esprit-Saint. Jean fait parler le Fils à la Samaritaine : « Si tu savais le don de Dieu, et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire, tu lui aurais demandé, et il t'aurait donné de l'eau vive. » Il entend par là les ondes immortelles de la piscine de l'Esprit-Saint. Tout cela concerne l'Esprit de Dieu, selon que l'a expliqué à la lettre le dit évangéliste. car, le Seigneur ayant dit : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive ; celui qui croit en moi, selon l'Écriture, de son sein couleront des fleuves d'eau vive », il ajouta aussitôt : « Il dit cela de l'Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui. » Dans son commentaire sur le quatrième évangile, saint Jean Chrysostome s'exprime, ainsi [4] : Voyez-vous comment, peu à peu, cette femme est élevée au sommet des dogmes ? D'abord elle a cru avoir affaire à un Juif en rupture avec la Loi. Jésus a repoussé cette imputation — car le personnage de docteur, qu'il devait remplir auprès d'elle, devait être à l'abri du soupçon. — Alors, entendant parler d'eau vive, elle comprit qu'il s'agit d'une eau sensible. Puis, ayant appris qu'il s'agissait de choses spirituelles, elle crut que cette eau pouvait supprimer la soif ; mais elle ne savait pas encore ce que c'était, et demeurait en suspens, pensant à quelque chose de supérieur aux sens, et ne sachant pas le définir au juste. Là dessus, commençant à entrevoir quelque chose, mais ne découvrant pas encore le tout : « Donnez-moi, dit-elle, de cette eau, afin que je n'aie plus soir et ne vienne plus ici puiser. » Déjà elle estime Jésus au-dessus de Jacob. Je n'ai que faire de cette source, dit-elle, si vous me donnez votre eau. Voyez-vous comment elle l'estime au-dessus du patriarche ? C'est le fait d'une âme de bonne volonté. Elle a montré ce qu'elle pensait de Jacob ; ayant trouvé plus grand, elle ne s'en tient pas à sa pensée première. Ce n'est pas une femme crédule ; elle ne s'est pas rendue tout de suite, elle qui s'enquérait avec tant de soin. Elle n'est pas non plus incrédule et opiniâtre ; sa demande en témoigne. Aux Juifs aussi Jésus a dit : « Celui qui mangera de ma chair, n'aura plus faim ; et celui qui croira en moi, n'aura plus jamais soif. » (Jean, VI, 35). Mais les Juifs, loin de croire, se scandalisèrent. Il en va autrement de cette femme : elle reste là et demande. Aux Juifs donc Jésus a dit : « Celui qui croira en moi, n'aura plus soif. » A cette femme, il dit en termes plus matériels : « Celui qui boira de cette eau, n'aura plus soif. » C'était l'annonce des choses spirituelles, qui ne tombent pas sous les sens. Les choses spirituelles, au sens le plus général, voilà, selon saint Jean Chrysostome, la réalité désignée par cette figure de l'eau vive, promise par le Sauveur. Elles s'opposent aux biens sensibles et matériels, qui ne peuvent rassasier l'âme. Écoutons maintenant le docteur d'Alexandrie [5] : « Êtes-vous plus grand que notre Père Jacob ? » dit la Samaritaine, croyant lui proposer une grande et insoluble question. Le Sauveur, avec une suprême délicatesse, s'abstient de toute parole arrogante. Il ne dit pas clairement qu'il est plus grand que Jacob, mais l'invite à comparer les dons et à conclure qui l'emporte. Aussi montre-t-il la supériorité incomparable des eaux spirituelles sur les eaux sensibles et terrestres, en disant : Quiconque boira de cette eau aura encore soif ; mais qui s'emplira des eaux que je donne, non seulement dominera la soif, mais aura en lui-même une source capable de le désaltérer pour la vie éternelle. Celui donc qui fait de meilleurs dons, sera élevé en dignité au-dessus de celui qui donne moins ; et le vainqueur l'emportera en gloire sur le vaincu. Et il faut savoir que, par cette eau, le Sauveur désigne la grâce de l'Esprit-Saint : qui la recevra, aura désormais eu lui-même, comme une source jaillissante, l'abondance des enseignements célestes. Il n'aura plus besoin d'être enseigné par autrui, lui-même suffira pour exhorter ceux qui auraient soif de la parole divine et céleste, tels que furent durant la vie présente et en terre les saints prophètes et apôtres, et les héritiers de leur ministère, an sujet desquels il est écrit : Vous puiserez l'eau avec joie aux fontaines du Sauveur. Pour saint Cyrille, l'eau des fontaines du Sauveur ne désigne pas seulement la grâce sanctifiante, mais aussi les charismes d'apostolat. Ce trait lui est propre. A cela prés, l'enseignement est le même que chez saint Jean Chrysostome. Venons aux Pères de l'Église latine. Il suffira de citer saint Augustin [6] : Le Seigneur parle ouvertement : « En lui sera une source d'eau jaillissante en vie éternelle. Qui boira de cette eau, n'aura plus jamais soif. » N'est-il pas de toute évidence qu'il promettait, non une eau visible, mais une eau invisible ? N'est-il pas de toute évidence qu'il parlait non selon la chair, mais selon l'esprit ? Mais cette femme suit encore les attraits de la chair : elle s'est réjouie à la pensée de n'avoir plus soif, et elle a cru que cette promesse lui était faite selon la chair par le Seigneur. De fait, la promesse doit être réalisée ainsi, mais lors de la résurrection des morts. Tel était donc le désir de cette femme. Dieu avait bien accordé à son serviteur Elie de ne sentir ni faim ni soif pendant quarante jours (III Rois, XIX, 8). Ayant pu cela pour quarante jours, ne le pouvait-il pas pour toujours ? Cependant elle soupirait, voulant échapper au besoin et au travail. Revenir indéfiniment à cette source, se charger d'un fardeau pour subvenir à ses besoins, et après avoir épuisé sa provision, venir encore : dure nécessité, travail quotidien, nécessaire pour calmer sa soif, impuissant à l'éteindre. Elle se réjouit donc à la pensée d'un tel don ; elle prie le Seigneur de lui donner l'eau vive. Mais gardons-nous de passer outre : le Seigneur promettait un don spirituel. Qu'est-ce à dire : « Qui boira de cette eau, aura encore soif ? » Cela est vrai de cette eau ; et cela est vrai de la chose signifiée par cette eau. L'eau du puits, c'est la volupté du siècle, dans une profondeur ténébreuse : les hommes viennent y puiser avec l'urne des passions. Ils se baissent pour plonger leur passion, pour atteindre cette volupté qu'on puise de la profondeur ; et ils jouissent de la volupté, suite et conquête de la passion. Sans la conquête de la passion, impossible d'atteindre la volupté. Laissez donc là l'urne de la passion, et la volupté, eau de la profondeur. Quand on atteint la volupté du siècle, — que ce soit le manger, le boire, le bain, le spectacle, l'union charnelle, — n'est-ce pas qu'on a encore soif ? C'est pourquoi le Seigneur dit : Qui boira de celte eau, aura encore soif ; mais qui recevra l'eau de moi, n'aura plus jamais soif. « Nous serons rassasiés, dit l'Écriture, des biens de votre maison (Ps., LXIV, 5). Quelle est donc cette eau qu'il donnera, sinon celle dont il est écrit : En nous est la fontaine de vie. Et comment donc auraient-ils soif, ceux qui s'enivreront de l'abondance de notre maison ? » (Ps., XXXV, 10-9). Donc il promettait une certaine abondance et satiété de l'Esprit-Saint ; la Samaritaine ne comprenait pas encore ; ne comprenant pas, que pouvait-elle répondre ? La femme lui dit : « Seigneur, donnez-moi de cette eau, afin que je n'aie plus soif et ne vienne plus ici puiser.» Le besoin l'obligeait au travail, et la faiblesse se dérobait au travail. Puisse-t-elle entendre : « Venez à moi, vous tous qui êtes en peine et chargés. Je vous soulagerai » (Mt., XI, 28) ! Jésus l'invitait à n'être plus en peine ; elle ne comprenait pas encore. Cette page de saint Augustin expose dans une clarté souveraine l'antithèse de ces deux eaux mentionnées dans l'Évangile : l'eau dormante des citernes, qui représente la satisfaction des appétits naturels, la volupté du siècle, voluptas sæculi in profunditate tenebrosa ; et l'eau vive, jaillissant en vie éternelle, qui représente le don spirituel, destiné à enivrer les élus dans la maison du Seigneur. Comme saint Jean Chrysostome et comme saint Cyrille d'Alexandrie, mais avec plus de précision, saint Augustin souligne cette leçon et ne souligne rien d'autre. La Glose ordinaire, synthèse de la tradition latine, appuie cette conclusion [7] : Au puits boivent des hommes et des bêtes... Celui qui accommode son cœur à ma prédication et connaît le don de la grâce, voit naître en lui la foi qui opère par la charité, et ainsi finalement parvient à la vie éternelle. L'eau corporelle coule en bas ; l'eau spirituelle jaillit en haut et emporte avec elle dans la vie éternelle ceux qui la boivent. Après les Pères, si nous interrogeons des autorités plus récentes, c'est toujours la même leçon que nous entendons. Écoutons saint Thomas d'Aquin [8] : Le désir des richesses naturelles n'est pas infini, parce que une certaine mesure de ces biens suffit à la nature ; mais le désir des richesses artificielles est infini, parce qu'il est au service de la concupiscence désordonnée, qui ne connaît pas de mesure... Toutefois, le désir des richesses est infini d'autre sorte que le désir du souverain Bien. Car le souverain Bien, d'autant qu'on le possède plus parfaitement, est aimé davantage et donné le dégoût des autres biens ; car, plus on le possède, mieux on le connaît, aussi est-il dit : « Ceux qui me mangent auront encore soif. » Mais quant au désir des richesses et autres biens temporels, c'est le contraire. Quand on les possède, on les méprise et l'on en désire d'autres, selon ce qu'enseigne le Seigneur en disant : « Qui boira de celle eau (figure des biens temporels) aura encore soir » ; la raison en est qu'on connaît mieux leur insuffisance quand on les possède.... L'eau matérielle n'est point perpétuelle, la cause n'en est pas perpétuelle, mais déficiente. Mais l'eau spirituelle a une cause perpétuelle, c'est l'Esprit-Saint, source indéfectible de vie. Ainsi, qui boit de cette eau, n'aura jamais soif ; comme celui-là n'aurait jamais soif, qui porterait en lui-même une source d'eau vive. Après ces grands maîtres [9], nous entendrons trois exégètes modernes : Le P. Knabenbauer, en son commentaire classique de saint Jean [10] ; je traduis du latin : Voici la raison pour laquelle n'aura plus jamais soif celui qui possède en soi une eau si haut jaillissante, « C'est une métaphore empruntée aux sources qui lancent l'eau en hauteur : ainsi, celui qui possède en lui-même l'Esprit saint, possède une source jaillissante jusqu'au ciel. » (Maldonat). Description de la grâce de l'Esprit saint, en soi incorruptible, inépuisable, apaisant la soif pour toujours et suffisante pour la vie éternelle. Pareillement, si le Christ dit : « Je suis la vigne, vous les branches » (Jean, XV, 5), il montre que les branches, tant qu'elles sont dans la vigne, reçoivent perpétuellement de la vigne l'afflux de sève et la vigueur, et n'ont pas besoin d'autre chose : car la branche ne saurait rien désirer de plus. C'est pourquoi ici de même il dit : Il n'aura plus jamais soif. Nonobstant ce qu'on lit, Eccl., XXIV, 29 : « Ceux qui me mangent, auront encore faim, et ceux qui me boivent, auront encore soif » : car là, il est question de désir de la sagesse et de la connaissance divine : si on la goûte, on souhaite ardemment en mieux éprouver l'incomparable douceur et comprendre davantage. C'est une faim et une soif qui n'apporte point de peine, mais pure jouissance. Le P. Calmes, autre commentateur du même Évangile [11] : Le colloque engagé, le Sauveur ne tarde pas à s'élever à des considérations de l'ordre surnaturel. De l'eau matérielle, il passe à l'eau mystique, au don de Dieu. Le don de Dieu, c'est la faveur insigne accordée en ce jour à la Samaritaine, c'est la rencontre du Messie. L'eau vive, c'est, au sens propre, l'eau qui sort de terre et qui coule à la surface du sol, par opposition à l'eau dormante des puits ; au sens figuré, qui est ici le sens littéral, elle représente la grâce divine, qui est non seulement vive, mais vivifiante (cf. Ap., XXI, 6). La réponse de la Samaritaine n'est pas sans analogie avec celle de Nicodème (III, 4), mais elle part d'un cœur mieux préparé. L'équivoque ici s'explique facilement, pourvu que l'on n'insiste pas trop sur l'opposition entre l'eau du puits et l'eau vive dont parle Jésus. D'ailleurs, voici que l'opposition s'explique : l'eau du puits de Jacob n'étanche la soif que pour un temps, l'eau que le Maître promet, désaltère pour toujours ; c'est que celle-là s'épuise par l'usage ; celle-ci, au contraire, se renouvelle incessamment ; celui qui en boit, s'en assimile la source ; l'une procure au corps un soulagement transitoire, l'autre apporte à l'âme le refrigerium dés ici-bas et jusque dans l'éternité. L'expression qui termine la répartie du Sauveur, en la vie éternelle, devrait ouvrir les yeux à la Samaritaine. Cependant le v. 15 prouve que l'équivoque n'est pas dissipée... L'abbé Crampon, en ses notes sur la Bible [12] : … On devine ce qui se cache, dans la pensée du Sauveur, sous l'image d'une eau vive : c'est Jésus-Christ lui-même, avec la plénitude des biens spirituels qu'il est venu apporter aux hommes, sa doctrine, ses sacrements, etc., par lesquels il donne aux âmes la vie de la grâce et les prépare ainsi à s'abreuver à la source de la vie éternelle, à la parfaite félicité. Cf. Is., LV, I ; Mt., V, 6 ; Ap., XXI, 6 ; XXII, 17. ... L'eau céleste de la grâce rejaillit jusqu'au ciel d'où elle est descendue, et assure ainsi la vie éternelle à ceux qui la boivent. Nous citons encore le R. P. Lebreton, commentant un texte du même évangile, étroitement apparenté au texte de la Samaritaine [13] : Parmi ces brèves mentions qui sont faites de l'Esprit-Saint, la plus remarquable est la promesse du Christ, au dernier jour de la fête des tabernacles : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et qu'il boive ; celui qui croit en moi, ainsi que dit l'Écriture, des fleuves d'eau vive sortiront de son sein ». (VII, 37-38). On reconnaît ici une allusion aux roches du désert d'où jadis l'eau vive avait coulé et dont la fête des tabernacles rappelait le souvenir ; Jésus s'applique cette figure biblique, comme ailleurs celle du serpent d'airain et de la manne. Plus haut, il avait de même promis l'eau vive à la Samaritaine (IV, 10); dans l'Apocalypse, il conduit ses élus aux sources d'eau vive (VII, 17), et de son trône, ainsi que du trône de Dieu, coule un fleuve d'eau vive (XXII, 1). Toutes ces figures ont la même signification, que l'évangéliste prend soin ici de nous expliquer lui-même : « Il disait cela de l'Esprit que devaient recevoir ceux qui croyaient en lui ; car l'Esprit n'était pas encore, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié. » (VII, 39). Ces mots indiquent clairement non seulement la signification du symbole, mais aussi le temps de la mission de l'Esprit : il devait, auprès des chrétiens, remplacer le Christ et poursuivre son œuvre ; il ne serait donc envoyé que par le Christ glorifié. Cet enseignement est plus complètement donné par Jésus lui-même, en divers passages du discours après la Cène... il n'est pas, dans tout le Nouveau Testament, <de texte> qui contienne, au sujet de la personne même de l'Esprit-Saint, une doctrine aussi explicite (Jean, XIV, 15-19 ; 25-26 ; XV, 26 ; XVII, 7-15). Mais à quoi bon prolonger cette enquête ? Nous aurions pu nous contenter d'interroger le Concile de Trente. Dans leur VIe session, les Pères, analysant les propriétés de la justification, concluent que le juste a tout ce qu'il faut pour mériter et, s'il meurt dans la grâce de Dieu, pour obtenir en son temps la vie éternelle. Et quelle raison en donnent' ils ? Pas d'autre que celle-ci : Le Christ a dit : Si quelqu'un boit de l'eau que je lui donnerai, il n'aura plus jamais soif mais cette eau deviendra pour lui une source jaillissant en vie éternelle [14]. Il est donc bien évident que, pour tes Pères du Concile de Trente, l'eau jaillissant en vie éternelle est la grâce de la justification, au sens le plus large, la grâce sanctifiante. Ces interprétations, parfaitement concordantes, rendent le sens fondamental des divers textes scripturaires relatifs à l'eau des fontaines du Sauveur, à l'eau vive qui jaillit en vie éternelle. Tous ces textes expriment un appel à la vie de l'Esprit ;. et cet appel est pour tous. Donc, dans la mesure où viendrait à être démontrée, par ailleurs, l'existence d'un lien plus ou moins normal entre la vie de l'Esprit et les grâces de contemplation mystique, on trouvera dans ces mêmes textes un appel, universel aussi, à la contemplation mystique. L'existence de ce lien reste à démontrer. Car, immédiatement, le texte parle de vie et non de contemplation. Il va sans dire que toute vie de l'Esprit n'est pas contemplative. Toute âme qu'anime la grâce sanctifiante, en qui réside l'Esprit-Saint, possède un certain degré de vie spirituelle, et donc, au sens large, de vie mystique, car c'est tout un. Il n'y a pas deux vies spirituelles, mais, dans le mouvement qui porte les âmes à la plénitude de vie dans le Christ, il y a des accroissements plus ou moins rapides, des ascensions plus ou moins radieuses: C'est toute la différence qu'on y peut noter. Au contraire, la contemplation suppose normalement des conditions de loisir et des facultés de recueillement qui ne sont pas le partage de tous. Et selon le langage reçu, le nom de contemplation mystique ou infuse désigne un ordre de phénomènes tout à fait à part, que beaucoup de vies spirituelles, en fait, ne connaissent jamais ; phénomènes caractérisés par des initiatives spéciales de l'Esprit divin, conviant des âmes choisies, non plus seulement à l'amitié divine, mais à de spéciales familiarités avec Dieu, familiarités dont Dieu même fait tous les frais. N'oublions pas cette distinction élémentaire. Mais constatons que l'appel de Notre-Seigneur aux âmes, dans l'Évangile, revêt diverses formes et prend divers accents. Il y a l'appel à tous ceux qui peinent en ce monde : « Venez à moi, vous tous qui êtes en peine et succombez sous le faix, et je vous soulagerai. » (Mat., XI, 28) Il y a l'invitation à la perfection de la charité : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Mat., V, 48). Et à côté de l'invitation à regarder le but suprême, il y a l'indication de la Voie et du Guide : « Je suis la voie, la vérité et la vie. » (Jean, XIV, 6). Enfin, l'appel à l'abnégation chrétienne : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce, qu'il porte sa croix et me suive. » (Mat., XVI, 24). Autant d'appels destinés à tous, mais diversement adaptés. L'appel aux souffrants de ce monde, va aussi loin que l'humaine misère. C'est de tous le plus pénétrant, le plus facilement entendu. L'appel à la vie parfaite est le plus élevé. Mais sa perfection même le condamne à rester, pour le plus grand nombre, à l'état de possibilité lointaine. Cela, non par la faute de la grâce divine, qui multiplie les avances, mais par la faute de l'homme, qui trop souvent se dérobe. La grâce ne récidive pas toujours. L'appel à suivre Jésus-Christ trouve un sûr écho dans les âmes vraiment humaines, ouvertes à l'accent fraternel de l'Homme-Dieu. Dans l'appel vers la source d'eau vive, nous retrouvons à la fois ces divers accents, comme tous les genres de saveur dans le pain venu du ciel (Sag., XVI, 20). Car l'eau vive du Sauveur est le breuvage qui rafraîchit l'âme épuisée de soif ; il est le breuvage 'd'immortalité qui enivre ; il est le cordial qui ranime et qui exalte. Tous les enseignements du Sauveur se trouvent ici condensés, avec une faculté ultérieure d'adaptation, qui les rend assimilables à tous. Les hommes apostoliques ont le devoir de rappeler opportune, importune ces enseignements qui s'adressent à tous. Sous peine d'énerver leur prédication, ils se garderont d'en rien rabattre et d’abaisser l'idéal. Mais ils n'oublieront pas, pour autant, que divers sont les besoins des âmes et divers leurs progrès dans le Christ ; ils sauront dispenser, en leur temps, le lait des enfants et le pain des forts. Moins encore oublieront-ils les initiatives souveraines de la grâce divine, qui fait à chacun sa part, comme elle l'entend : dividens singulis prout vult (I Cor., XII, 11). Ces initiatives ne se laissent pas prescrire a priori. D'autant que, selon la parole du Seigneur à Nicodème l'Esprit souffle où il veut (Jean, III, 8) ; ou, pour reprendre l'image précédente, l'eau vive de la grâce jaillit avec une liberté souveraine et se répand par de multiples canaux. Il y a la parole de Dieu, il y a les sacrements de l'Église, il y a la prière publique et privée. Tel y puisera modérément, selon sa capacité ; tel sera submergé par le torrent de la vie divine. Cette liberté imprescriptible est essentielle aux œuvres de Dieu. En disant que, pour avoir montré à tous la source d'eau vive, le Sauveur ne convie pas tous indistinctement à y boire dans une égale mesure, on ne fait qu'énoncer une règle de logique élémentaire. Et d'ailleurs, nul ne songe à contester qu'il y a, dans l'ordre des faveurs mystiques, des faveurs réservées. Désirant montrer l'excellence de l'eau promise par le Sauveur, un auteur spirituel écrivait récemment [15] : « C'est une eau vive, donc supérieure à l'eau dormante du puits de Jacob. » Assurément. A peine est-il besoin de faire observer que par là on ne s'avisera point d'opposer la grâce à la grâce, mais seulement la grâce à la nature. Car l'eau dormante du puits de Jacob ne symbolise aucune sorte de grâce : elle symbolise les joies naturelles, dont la Samaritaine abusa trop longtemps et dont le Seigneur vient la sevrer. L'antithèse de ces joies naturelles, c'est la grâce, toutes sortes de grâces, et non pas seulement une catégorie. Nous sommes ramenés par cette voie à la conclusion déjà atteinte, qui est celle de toute la tradition chrétienne : il ne faut pas songer à donner des paroles du Seigneur une interprétation restrictive, car toute grâce salutaire, déposée dans une âme juste, est une eau jaillissant en vie éternelle. Reste à situer, dans l'ampleur de ce commentaire, la tradition particulière de certains mystiques, et d'abord de sainte Thérèse, qui les représente éminemment. Car les mystiques nous apportent des enseignements nouveaux en partie et usent d'un langage quelquefois nouveau. IISainte Thérèse écrit, dans le Chemin de la Perfection [16] : ... Songez que le Seigneur invite tout le monde : Venite ad me omnes... (Mat., XI, 28). Il est la Vérité même, la chose est hors de doute. Si le festin n'était pas général, il ne nous appellerait pas tous, ou bien, en nous appelant tous, il ne dirait pas : Je vous donnerai à boire. Il dirait : Venez tous, vous n'y perdrez rien, et je donnerai à boire à qui je trouverai bon. Mais, comme il dit sans restriction : « Venez tous », je regarde comme certain que tous ceux qui ne resteront pas en chemin recevront cette eau vive. Sainte Thérèse a trouvé dans l'Évangile une invitation universelle à tendre vers la source d'eau vive. Et elle insiste [17] : Notre-Seigneur, en effet, connaissant notre faiblesse, a tout ordonné d'une manière digne de lui. Mais il n’a pas dit : Que les uns viennent par tel chemin, et les autres par tel autre. Non, dans sa grande miséricorde, il n'empêche personne de se diriger vers cette fontaine de vie pour s'y désaltérer... Que dis-je, c'est publiquement et à grands cris qu'il nous appelle : Stabat Jesus et clamabat dicens : Si quis sitit, veniat ad me et bibat (Jean, VII, 37). Dans sa bonté néanmoins, il ne nous fait point violence, mais afin que personne ne se retire sans consolation et ne meure de soif, il abreuve de plusieurs manières ceux qui veulent bien le suivre. D'une source si abondante, naissent divers ruisseaux, les uns grands, les autres moindres : il y a même des flaques d'eau pour les enfants, c'est-à-dire pour ceux qui commencent... Ainsi, mes sœurs, ne craignez pas de mourir de soif dans cette vie... Cela étant, suivez mon conseil et ne restez pas en chemin, mais combattez en personnes de cœur, prêtes à mourir à la peine. Le langage de sainte Catherine de Sienne présente une conformité remarquable avec celui de sainte Thérèse. Elle aussi invite l'âme à ne se point contenter d'une participation quelconque aux eaux de la grâce, mais à marcher avec une persévérance indomptable, jusqu’à ce qu’elle atteigne la source même. Dans son Dialogue, elle fait dire au Père éternel [18] : Tous vous avez été appelés, et général et en particulier, par ma Vérité, mon Fils, lorsque, dans l’angoisse du désir, il criait dans le Temple : « Qui a soif, vienne à moi et boive. Je suis la source d’eau vive… » Ainsi, vous êtes invités à la source d'eau vive de la grâce... Persévérez jusqu'à ce que vous me trouviez, Moi qui vous donne l'eau vive, et c'est par l'intermédiaire de ce doux Verbe d'amour, mon Fils unique, que je vous la donne. Mais pourquoi dit-il donc : « Je suis la source » ? Parce qu'il me contient, moi qui donne l'eau vive par l'union en lui de la nature divine et de la nature humaine. Pourquoi dit-il aussi : « Qu'il vienne à moi et qu'il boive ? » Parce que vous ne pouvez effectuer le passage sans souffrir, et la souffrance ne se peut pas rencontrer en moi, mais bien en lui. Et parce que de mon Fils unique je vous ai fait un pont, nul ne peut venir à moi sans passer par lui. C'est la vérité proclamée par ma Vérité elle-même : « Nul ne peut aller au Père sinon par moi » (Jean, XIV, 6). Tu as vu maintenant la voie qu'il faut prendre et comment il faut la suivre, c'est-à-dire avec persévérance. Sans cela, vous ne pourrez boire l'eau vive, c'est-à-dire la vertu de persévérance qui est accordée à la gloire et la couronne de victoire, en moi l'Éternel. De ces deux grandes saintes, nous n'hésiterons pas à rapprocher saint Ignace d'Antioche, qui, dans le transport de son prochain martyre, écrivait aux fidèles de Rome [19] : ... Je vous écris vivant, ayant au cœur l'amour de la mort. Mon amour est crucifié, il n'y a plus en moi de feu pour la matière ; mais une eau vive, qui parle en moi et me dit intérieurement : « Allons au Père ». L'eau vive qui parle au cœur du martyr, c'est Jésus crucifié, déjà possédé par un amour intense, et agissant par un appel très clair, qui est un avant-goût du ciel : le don du Saint-Esprit se laisse prendre ici sur le fait. Nous sommes en présence d'une tradition propre aux mystiques ; on peut en remonter le courant jusqu'au commencement du deuxième siècle. Et saint Ignace d'Antioche fait lui-même écho à saint Paul s'écriant : « Je suis crucifié avec Jésus-Christ. » (Gal., II, 19). Il suffira d'étudier ici sainte Thérèse, éminemment représentative de ce courant mystique, grâce à la précision singulière de son langage. Pouvait-elle dire plus clairement qu'elle se croyait le, droit d'appuyer sur l'Évangile la thèse d'un appel absolument universel à la contemplation mystique ? Non, sans doute. L'autorité de sainte Thérèse n'est point à discuter ; mais elle demande à être bien comprise. A priori, on peut être sûr qu'elle ne vient pas bouleverser l'exégèse traditionnelle du texte évangélique ; a posteriori, on constate qu'elle se place dans une hypothèse très concrète, celle des premières filles du Carmel réformé, si spécialement marquées de Dieu et séparées pour la vie parfaite. A de telles âmes, l'appel du Seigneur rend un sens particulier, plus élevé, plus profond. Et sainte Thérèse use du droit qu'a tout chrétien de choisir, dans l'ampleur du sens traditionnel, la part qui répond à ses aspirations et aux invitations spéciales de la grâce pour son âme. Elle s'explique d'ailleurs fort clairement : « Je n'appelle pas eau vive cette oraison qui se fait par le discours de l'entendement. » C'est donc elle-même qui n'appelle pas eau vive toute grâce d'oraison. Par là, elle n'insinue point que les grâces d'oraison sont, au fond, de diverse nature : c'est toujours le Saint-Esprit présent qui opère dans l'âme. Mais elle souhaite qu'on soit admis à la source jaillissante, là où l'eau de la grâce est, selon toute la force du mot, une eau vive, et qu'on ne s'attarde pas aux ruisseaux et aux flaques. L'usage exclusif qu'elle fait de ce texte, en vue d'une fin très haute, n'implique aucun rétrécissement de la tradition, mais bien une adaptation, commandée par la capacité spéciale de ces vases d'élection que sont les âmes appelées à lire le Chemin de la Perfection. Elle ne parle pas autrement dans le Château intérieur [20] : « Nous toutes qui portons ce saint habit du Carmel, sommes appelées à l'oraison et à la contemplation. C'est là notre première institution. » Elle veut « des âmes décidées à suivre Notre-Seigneur et à marcher toujours, coûte que coûte, jusqu'à la source d'eau vive... C'est le chemin qui conduit au ciel ». Sous le bénéfice de l'hypothèse particulière où elle s'est placée, elle exprime, du sens évangélique, sa plus haute vertu, et elle énonce une règle qui d'ailleurs, elle le reconnaît, souffre des exceptions [21]. Cet enseignement, qui atteint dans le Chemin de la Perfection et le Château intérieur sa plus haute clarté, s'harmonise avec les autres enseignements de la sainte. La comparaison de l'eau, pour décrire l'opération du Saint-Esprit sur l'âme, revient souvent dans ses œuvres. Un passage très connu de sa Vie énumère divers procédés d'irrigation, diversement efficaces [22]. Le jardinier peut aller puiser l'eau à force de bras et la répandre sur le sol : procédé laborieux et de faible rendement. S'il dispose d'une noria, il obtiendra un rendement meilleur par moins de travail. S'il peut détourner un cours d'eau et le faire passer sur son champ, ce sera mieux encore, et après un court effort il jouira tranquillement d'un plus large bienfait. Enfin, il peut arriver que le ciel fasse lui-même tous les frais de l'arrosage, par le don d'une pluie abondante : le jardinier n'aura qu'à se croiser les bras et remercier Dieu, qui se plaît à le combler. L'application aux, divers degrés d'oraison, plus ou moins actifs, est fort claire. Elle n'entraîne aucune conclusion contraire à l'identité foncière du don céleste. L'eau que le jardinier puisait laborieusement de ses mains et celle qu'il reçoit du ciel sans travail, sont assurément de même nature : sainte Thérèse n’oublie pas que toute cette eau vient du ciel. La différence qu'elle y voit est celle d'une libéralité inégale de la part de Dieu et d'une inégale profusion. On raisonnera de même sur l'eau jaillissant en vie éternelle. L'eau bouillonnante de la source et celle qui parvient aux âmes par de lointains canaux, sont la même eau toujours, mais les effets diffèrent profondément. La source d'eau vive, c'est toujours Dieu dans l'âme. Au sens éminent des mystiques, c'est Dieu se communiquant et s'écoulant dans l'âme sans qu'elle y mette du sien, par cet épanchement d'amour qui aura son plein effet au ciel. Occupée de cet objet excellent, sainte Thérèse ne s'attarde pas aux considérations générales que développe la masse des commentateurs, mais ne les contredit pas pour autant. Elle n'ignore pas que la parole du Seigneur trouve son accomplissement le plus ordinaire en divers dons bien inférieurs à celui de la contemplation infuse. Elle n'ignore pas non plus qu'au sens le plus vrai, l'eau de la source est une. Et pourtant son langage donnerait parfois une impression contraire. C'est ainsi qu'après avoir décrit quatre procédés d'irrigation, elle fait correspondre respectivement, à ces quatre procédés, quatre sortes d'eau, symbolisant quatre degrés de progrès dans la vie spirituelle. Mais qu'on ne s'y trompe pas : ces eaux, plus ou moins fécondes, découlent toutes de la source unique; même chargées de limon terrestre, elles ne laissent pas d'être le don de Dieu, et diffèrent, par tout leur être, de cette eau impure que sont les joies naturelles. Enfin, elle n'ignore pas que l'heure et la mesure appartiennent à Dieu. En pressant, non pas toutes les âmes indistinctement, mais très spécialement ses filles, vers la source jaillissante, elle n'oublie pas que plusieurs devront se contenter, longtemps peut-être, de boire sur la route au torrent. Aucune leçon n'est ramenée par elle avec plus d'insistance. Elle veut que toujours on adore Dieu dans la liberté de ses dons et la diversité de ses voies. Nous avons exposé le commentaire traditionnel des paroles dites par Notre-Seigneur à la Samaritaine, et l'écho particulier donné à ces mêmes paroles par sainte Thérèse. Entre l'un et l'autre, n'est intervenue aucune révolution. Mais il y a eu un choix ; ce choix est conditionné par des circonstances concrètes. On pourrait comparer le commentaire traditionnel à une plante vivace, qui a poussé dans le sol chrétien de fortes racines. Sainte Thérèse se garde bien d'y mettre la charrue pour tout arracher. Mais, sans ébranler la tige, elle a cueilli la fleur pour la donner à ses filles [23]. [1] Saint Irénée, Contre les Hérésies, III, XVII, 2, PG., VII, 930. — On peut voir encore IV, XVIII, 2, 1173 : Spiritus… est aqua viva. [2] Saint Cyrille de Jérusalem, Catéchèse, XVI, 11, 12, PG., XXXIII, 932, 933. [3] Didyme, De la Trinité, II, XXII, PG., XXXIX, 553-6. [4] Saint Jean Chrysostome, In Jean, Homélie, XXXII, 1, PG., LIX,184. [5] Saint Cyrille d'Alexandrie, In Jean, l. II, PG., LXXIII, 300. [6] Saint Augustin, In Jean., Tr. XV, 14-17, PL., XXXV, 1515-6. [7] Walafrid Strabon, Glossa ordinaria, PL., CXIV, 372. [8] S. Thomas, Ia IIæ q. 2 a. ad 3a. [9] On trouverait quelques indications supplémentaires dans l’ouvrage du P. Th. De Régnon, Études de Théologie positive sur la sainte Trinité, Étude XXV, c. 2, Tome IV, pp. 389-400. Paris, 1898. [10] Knabenbauer, Commentaire sur l’Évangile selon Jean, p. 166. Paris, 1898. [11] Th. Calmes, L'Évangile selon saint Jean, p. 205. Paris, 1904. [12] Crampon, La Sainte Bible, t. VI, p. 342. Paris/Tournai, 1904. [13] J. Lebreton, Les Origines du Dogme de la Trinité, 4e éd., p. 486. Paris, 1919. [14] Concile de Trente, session VI, cap. 16. [15] Ami du Clergé, 3 janvier, 1924, p. 6. [16] Sainte Thérèse, Chemin de la Perfection, ch. XII, p. 156, trad. Des Carmélites de Paris. [17] Sainte Thérèse, Chemin de la Perfection, ch. XX, trad. Des Carmélites de Paris. [18] Sainte Catherine de Sienne, Dialogue. Traduction nouvelle de l’italien par le R. P. J. Hurtaud, O. P., t. I, ch. LIII, p. 180-182. Paris, 1913. [19] Saint Ignace d'Antioche, Lettre aux Romains., VI, 2. [20] Château intérieur, Ve Demeure, p.128. [21] Chemin de la Perfection, c. XVII : « De ce qu'en ce monastère toutes s'adonnent à l'oraison, il ne s'ensuit pas que toutes doivent être contemplatives. C'est impossible, et l'ignorance de cette vérité pourrait jeter dans la désolation celles qui ne le sont point... Le Seigneur tarde parfois beaucoup, mais il donne alors d'un seul coup et magnifiquement ce qu'il a donné à d'autres peu à peu en bien des années. » — Château intérieur, Ve dem., c. III, p. 152 : « Pour l'union dont il est question, est-il nécessaire qu'il y ait suspension des puissances ? Non, le Seigneur a le pouvoir d'enrichir les âmes par diverses voies et de les faire arriver à ces demeures sans passer par le sentier de traverse que j'ai indiqué. » — Ibid., Épilogue, p. 317 : « A la vérité, vous ne pouvez par vos propres forces si grandes qu'elles vous paraissent, pénétrer dans toutes les demeures : c'est au Maître du château de vous y introduire Si donc vous rencontrez de sa part quelque résistance, je vous le conseille n'essayez pas de passer outre. Vous le fâcheriez, si bien qu'il vous en fermerait l'entrée pour toujours. Il aime extrêmement l'humilité. » — Ces textes signifient certainement que, si l'appel théorique et lointain s'adresse à tous, Dieu se réserve d'introduire les âmes, au temps et de la manière qui lui plaît, à la source d'eau vive qui jaillit pour tous au ciel. [22] Vie, c. XI. [23] Revue d’ascétique et de mystique N° 18 – Avril 1924 – Toulouse.
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