La
saisie immédiate de Dieu
dans les états mystiques
Gabriel PICARD
Introduction
En toute œuvre méritoire l’initiative appartient à la grâce ;
mais tandis que, dans l’état ascétique, la volonté, insensiblement prévenue,
trouve toujours le secours divin prêt à seconder ses bons mouvements, dans
l’état mystique, nos efforts sont, par eux-mêmes, sans efficacité à moins qu’une
grâce d’ordre à part ne leur donne d’accomplir ce que, avec le secours commun,
ils ne pourraient aucunement produire. Cette union empirique de la grâce
mystique est de plus en plus communément admise
,
mais l’accord n’est pas fait sur la nature et la fonction propre de cette grâce.
Pour les uns, elle confère à nos facultés un mode d’agir
surhumain, angélique, dont la caractéristique essentielle est de libérer notre
intelligence de la dépendance des images. A leur avis, tout état mystique est
proprement miraculeux et, à ce titre, la grâce qui le produit mérite le nom de
grâce extraordinaire. Mais l’expérience ne confirme pas cette manière de voir,
au moins pour les premiers degrés de la vie mystique ; et les auteurs mêmes qui
emploient couramment l’expression « grâce extraordinaire » sont loin d’être
unanimes à considérer tout état mystique comme miraculeux et angélique.
D’autres font appel à des lumières infuses, à des sentiments
d’amour versés dans l’âme sous l’influence des dons du Saint Esprit. Cette
opinion, très nette par son élément négatif : le rejet du caractère
nécessairement miraculeux de l’état mystique, l’est beaucoup moins dans sa
partie positive. Comment, en effet, ces lumières et sentiments infus, produits
par Dieu en nous avec le concours et en suivant la filière de nos
opérations psychologiques normales, diffèrent-ils, autrement que par leur degré,
des inspirations et motions de la voie commune et ascétique ? La grâce commune,
elle aussi, me fait penser et vouloir ce que, laissé à moi-même, je n’aurais ni
pensé ni voulu.
L’on n’a pas encore trouvé, semble-t-il, de réponse tout à
fait satisfaisante à cette question. Il ne sera donc pas sans intérêt de
chercher à préciser davantage la note spécifique de l’état mystique.
Or, à priori ne peut-on dire que cette différence
essentielle doit se trouver ou bien dans le mode d’agir spécifiquement nouveau
et surhumain de nos facultés, ou bien dans la manière nouvelle et tout à fait
gratuite dont l’objet divin agit sur nos puissances, celles-ci pouvant
d’ailleurs conserver leur fonctionnement naturel ?
Choisir la première explication ce serait faire de tout état
mystique un miracle psychologique. En adoptant la seconde, l’on s’engage à
résoudre un problème délicat : il faut, d’une part, sauvegarder la complète
liberté de Dieu à donner et la totale impuissance de l’âme à se procurer la
grâce mystique ; et, de l’autre, montrer que cette grâce ne change pas
nécessairement le mécanisme des facultés humaines.
On aura fourni une solution satisfaisante de ce problème si
l’on parvient à établir que, à une connaissance de genre intuitif qui, comme
telle, n’excède pas la puissance naturelle de l’homme, Dieu répond en se
communiquant librement, dans la mesure et la manière qu’il lui plaît.
Nous voudrions, dans cette étude, attirer l’attention sur ce
qu’il y a d’intuitif dans la connaissance que nous pouvons avoir, même
naturellement, de Dieu et sur le rôle de cette intuition dans l’état mystique.
Il va sans dire que notre intention est bien plutôt d’inviter à la recherche que
d’énoncer une doctrine définitive ; encore moins prétendons-nous représenter la
pensée de la Revue qui a bien voulu nous donner l’hospitalité.
Première partie
Peut-on admettre une saisie immédiate de Dieu
différente de la vision béatifique ?
Nature de la saisie immédiate de Dieu. — Avant
de nous demander si une telle appréhension peut être donné, rendons-nous compte
de l’idée que nous nous en faisons.
Commençons par écarter du débat la vision béatifique.
Même en admettant avec saint Thomas et nombre de théologiens qu’elle peut être
accordée dès cette vie à l’âme par manière de grâce transitoire, ce n’est pas
d’elle qu’il est question ici. Elle serait en effet un don très élevé ; or nous
parlons d’une saisie de Dieu qui caractériserait tous les états mystiques même
inférieurs et qui, jusqu’à un certain point, se rencontre dans le plan de la
connaissance naturelle. Ce dont il s’agit, c’est d’une saisie directe,
immédiate, plus ou moins confuse de Dieu présent à l’âme, saisie qui se
comparerait mieux à un toucher très intime qu’à la claire vue. Ce serait quelque
chose comme la conscience de notre propre « moi » dans ses opérations
psychologiques : prise immédiate, concrète, non pas seulement sensible mais
intellectuelle, qui nous révèle sûrement à nous-mêmes, sans cependant nous
renseigner exactement sur notre nature
.
L’intuition intellectuelle humaine est possible.
— Les psychologues s’accordent en général pour reconnaître le caractère
nécessairement immédiat de la conscience du moi :
Dans la connaissance
que j’ai de ma propre existence, écrit le P. S. Harent
,
je ne débute point par les idées abstraites de l’existence et du moi, ni par le
jugement formel qui compare et lie entre elles ces deux idées ; mais tout ce
mécanisme de concepts abstraits et de jugement explicite ne sert qu’à me
traduire à moi-même, en concepts analytiques suivis d’une affirmation
synthétique, une intuition primitive plus confuse mais très certaine, simple
regard atteignant d’une manière concrète le moi existant et agissant ; jugement
virtuel impliquant déjà certitude et vérité. Les philosophes font depuis
longtemps cette remarque à propos du Cogito de Descartes ; et les scolastiques –
dans leur ensemble – ne s’y opposent pas.
Saint Thomas enseignait, lui aussi, que notre âme se connaît
elle-même de deux manières ; d’une manière confuse par laquelle nous
percevons avec certitude son existence sans cependant connaître
distinctement sa nature, et d’une manière distincte qui nous renseigne
plus ou moins complètement sur sa nature
.
La première de ces deux formes de connaissance est proprement une perception par
laquelle notre âme, en vertu de sa seule présence ontologique, se saisit
directement, sans qu'il soit nécessaire de tirer des sens par l'abstraction et
de former une espèce qui la représente; par cela seul, en effet, qu'elle est
sans cesse présente à elle-même, elle remplit la fonction d'espèce intelligible
conservée à l'état d'habitus, et elle est toujours prête à se connaître
actuellement dès que se portera sur elle la lumière de l'intellect
agent
. Par cette
connaissance actuelle, ajoute le saint Docteur, l'âme se saisit elle-même dans
quelqu'un de ses actes ou dans quelqu'une des espèces qu'elle forme consciemment
sur les objets différents d'elle
. Ces espèces
ne la représentent pas
, et elle ne
conclut pas de leur existence ou de leur nature à sa propre existence ni
à sa nature, mais en elles, présente et agissante en elles, elle se
saisit immédiatement
, si bien
qu'il faut dire en toute rigueur qu'elle se connaît sans espèce, puisque c'est
elle-même et elle seule qui remplit dans ce cas le rôle et d'espèce intelligible
et de verbe.
Sur le caractère intuitif de la conscience profonde du moi,
écoutons le R. P. Noël O. P. :
Il n'en existe pas moins,
indépendamment du corps, une perception initiale, une sorte d'illumination dans
la pénombre : nous ne saurions mieux dire que saint Thomas ; une sorte de verbe
informe, immanent et inné. « L'homme, le composé, ne perçoit pas que
l'intelligence ait toujours en elle ce verbe informe, suivant une intellection
intérieure ; cependant, de fait, cette connaissance obscure et indistincte
existe toujours dans l'esprit en tant qu'esprit ». Il se peut que cette phrase
ne soit pas du saint Docteur ; mais très certainement elle traduit sa pensée.
Ainsi donc nous voici en présence d'un certain dédoublement du moi. D'un côté
l'homme avec une connaissance extérieure qu'il peut se former par l'abstraction
claire, précise, évidente ; de l'autre un principe incorporel et subsistant,
connaissant aussi, quoique imparfaitement et in confuso, sans
abstractions, d'une manière tout intuitive, et ces deux modes s'exerçant
parallèlement, simultanément sans qu'il y ait de confusion possible
.
Nous insisterions sans doute un peu moins que le P. Noël sur
le caractère purement spirituel de cette opération vitale de l'âme dans le
composé, mais avec lui nous reconnaissons que cette connaissance du moi est bien
l'intuition du moi dans son acte et non une inférence de la réalité de l'acte à
celle du sujet qui le produit. Et il ne saurait en être autrement, car si la
conscience qui perçoit l'acte ne saisissait pas en lui, et aussi immédiatement
que lui, le moi auquel cet acte appartient, je n'aurais pas conscience de mon
acte ; j'aurais seulement la connaissance d'un acte qui, au premier instant,
serait impersonnel et que l'inférence me ferait rapport à un sujet d'attribution
abstrait, mais non au sujet concret intimement connu par le dedans dans sa
singularité incommunicable, que j'appelle « moi » et qui s'exprime en disant :
« ,je ».
Il est de toute évidence que cette connaissance immédiate qui
saisit le moi avec une absolue certitude n'est pas une expérience purement
sensible ; son caractère absolu nous indique clairement qu'elle est d'ordre
intellectuel ; d'autre part comme elle ne nous révèle pas distinctement la
nature de son objet, elle n'est qu'une intuition confuse, et, par suite, ne se
révèle pas elle-même, sans hésitation possible, comme intuition : c'est pourquoi
il nous a fallu établir son existence.
Nous avons donc de nous-mêmes une intuition confuse ;
avons-nous de Dieu une perception du même genre?
Pressentiments de la raison en faveur de la saisie
immédiate de Dieu. — A priori de bonnes raisons nous portent à
l'admettre. Que faut-il, en effet, pour que nous ayons une intuition
intellectuelle ? Il faut, et il suffit, semble-t-il, que nous possédions une
intelligence apte à saisir son objet, puis, que cet objet soit intelligible,
enfin qu’il nous soit présent. Or, n'est-on pas d'accord pour dire, sans
hyperbole ni métaphore, que Dieu nous est plus présent que nous-mêmes ? Deux
questions, en effet, se posent par rapport à tout objet : « qu'est-il ? » et
« existe-t-il ? » Quid est ? An est ? et la réponse à ces deux questions
épuise tout ce que l'on peut en dire. Mais tout ce que nous sommes, nous ne le
sommes que parce que, à tout instant, nous dépendons de notre exemplaire total,
actuel et actif qui est Dieu ; et nous n'existons que parce que, à chaque
instant aussi, l'action créatrice de Dieu pénètre tout ce que nous sommes,
jusqu'au fond, sans excepter la moindre parcelle, le moindre aspect réel de
notre être. C'est au point que, lorsque théologiens et philosophes s'efforcent
de comprendre et d'expliquer cette action divine et de dégager, pour le lui
opposer en manière de terme produit, l'être de la créature, c'est Dieu et
toujours Dieu qu'ils trouvent au fond de leur analyse et ce n'est qu'à grand
peine, — sous l'impérieuse poussée de notre être qui impose sa réalité distincte
de Dieu, — qu'ils consentent à assigner à la créature une entité propre, encore
que toute pénétrée de l'opération créatrice. Mais alors, — procédant toujours
a priori, — est-il vraisemblable qu'un contact, une pénétration aussi intime
ait lieu entre deux esprits et que, de la part de l'un d'entre eux, il n'y ait
aucune connaissance ? Ne dirions-nous pas plutôt que ce contact doit être, à
quelque degré au moins, révélateur, qu'une telle étreinte d'esprit à esprit ne
peut se produire dans une obscurité et une ignorance totales ?
Insinuations de saint Thomas d'Aquin. —
Quelques textes de saint Thomas d’Aquin donneraient à penser que, même dans
l'ordre de la connaissance naturelle, notre âme saisit continuellement en son
fond intime, non seulement elle-même par la conscience, mais Dieu.
Dans son commentaire du livre I des Sentences, saint
Thomas, voulant expliquer comment notre âme est une image de la Sainte Trinité,
remarque d'abord qu'elle se, montre telle principalement lorsqu'elle prend pour
objet de ses facultés supérieures elle-même et surtout Dieu ; car, dit-il, bien
que Dieu et notre âme restent des réalités différentes et que, par suite,
l'égalité de la puissance de connaître et de l'objet connu fasse défaut,
cependant, si l'on veut bien se rappeler que Dieu est présent en nous par son
essence et que nous le saisissons par une connaissance qui n'est pas proprement
acquise, on comprendra que, c'est surtout par rapport à cet objet, Dieu,
que notre âme est l'image de la Trinité.
Allant plus loin, il se demande, dans l'article suivant, si
l'âme ressemble à la sainte Trinité au point d'être, comme elle, toujours en
acte par rapport à la saisie de ces objets privilégiés : elle-même et Dieu. Il
répond affirmativement en distinguant, après saint Augustin, l'action de
discerner un objet d'un autre, celle de discourir par la raison et celle
d'appréhender par simple intelligence, cette dernière opération consistant dans
le simple regard de l'intelligence sur l'intelligible présent. Or,
continue-t-il, l'âme ne discourt ni ne discerne pas toujours au sujet de Dieu ni
d'elle-même ; autrement chacun saurait naturellement toute la nature de son âme,
ce à quoi l'on ne parvient qu'à grand peine et par une longue étude. Pour
arriver à une telle connaissance, en effet, la simple présence de l'objet ne
suffit pas, mais il faut s'appliquer à cet objet et diriger sur lui l'effort de
sa pensée ; s'il s'agit, au contraire, de la simple intelligence, qui ne réclame
pas autre chose que le simple regard de l'esprit sur l'objet intelligible
présent, il faut dire que l'âme saisit continuellement, de cette manière,
elle-même et Dieu, confusément, et qu'il en résulte une sorte d'amour confus.
Ces textes considérés en eux-mêmes, sont plutôt favorables à
la saisie immédiate confuse de Dieu, telle que nous l'avons décrite plus haut.
L'intuition intellectuelle, disions-nous, est un simple regard de l'esprit
atteignant en lui-même l'objet présent. Chacun des membres de cette définition
trouve ici son répondant : Il s'agit d'un simple regard de l'esprit.
Remarquons-le : saint Thomas mentionne deux objets atteints
ainsi en eux-mêmes par simple regard : l'âme et Dieu ; et ces deux objets sont
atteints au même titre, qui est leur présence réelle immédiate à l'esprit qui
les regarde. C'est cette présence réelle immédiate qui est invoquée aussi bien
pour Dieu que pour l'à1~le au cours des deux longs passages, cités
.
Il n'est pas question ici d'une présence improprement dite,
comme serait celle de la chose signifiée dans le signe qui la représente
parfaitement : le texte déborde cette interprétation en affirmant à plusieurs
reprises qu'il s'agit de la présence per essentiam
.
L'affirmation contenue dans ce passage est donc celle-ci : notre esprit saisit
par un simple regard. Dieu, présent en lui par son essence.
Saint Thomas ajoute que ce simple regard atteint ainsi Dieu
continuellement : anima semper infelligit se et Deum et qu'il l'atteint
confusément, indeterminale. — Ces derniers mots nous suggèrent la mise au
point nécessaire, tant pour la doctrine prise en elle-même que pour son harmonie
avec l'ensemble des affirmations de saint Thomas. Dans tous les autres passages
où il traite de la manière dont l'intelligence humaine connaît naturellement
Dieu, le Docteur angélique nie constamment que Dieu puisse être atteint per
essentiam
. Or, dans la
première question de cette même Distinction, il formulait déjà cette négation
aussi catégoriquement que partout ailleurs : « Bien que Dieu soit par essence,
présence et puissance présent à notre âme plus intimement qu'elle ne l'est à
elle-même, cependant il n’y est pas comme o(jet de l'intelligence, ce qui est
condition requise pour la connaissance ; et d'ailleurs notre âme a beau être
présente à elle-même, il lui est cependant très difficile d'arriver à se
connaître ; elle n'y parvient qu'en passant par raisonnement des objets à ses
actes et de ses actes à ses puissances ».
A quelques pages de distance, il nous est donc dit, dans un
premier passage, que la présence de Dieu dans l’âme per essentiam ne
suffit pas pour qu'il soit connu, et dans un second, que cette présence suffit
pour produire une connaissance continuellement en acte, par simple regard
confus, sans qu'il soit nécessaire que Dieu soit présent à notre esprit par
manière d'objet. La conciliation de ces deux passages nous dispensera de celle
de tous les autres, car la difficulté qui naît des autres est déjà tout entière
ici.
La présence par essence de Dieu dans l'âme ne suffit pas pour
que l'âme connaisse Dieu de cette connaissance qui s'obtient par le discours et
qui nous révélé explicitement son existence ou sa nature, mais elle suffit pour
déterminer en nous une sorte de toucher profond qui atteint Dieu sans rien
savoir de sa nature, sans même pouvoir le discerner de ce qui n'est pas lui :
non semper cogitat et discernit de Deo. Est-ce là une connaissance ? Non, si
l'on entend par ce mot une connaissance distincte, ou même une
connaissance claire-confuse, qui nous ferait savoir quelque chose, si peu
que ce soit, de leur objet ; c'en est une au contraire, si l'on entend par là
une saisie obscure qui nous met réellement en rapport d'esprit avec cet objet-là
et non un autre, qui nous le fait toucher sans nous découvrir ce qu'il est
. Dans les
articles 4 et 5 de la question 4, qui viennent d'être cités, saint Thomas
affirme la connaissance par toucher obscur ; dans l'article 2 de la première
question, comme dans tous les autres passages de ses œuvres où la même doctrine
revient, il nie la connaissance claire ou distincte et il ne mentionne pas la
saisie obscure immédiate. Il n'y a donc pas contradiction, mais réticence,
et selon toute apparence, réticence voulue dont le saint Docteur ne nous a pas
dit le motif.
Ce silence équivaut-il à une rétractation ? On ne voit pas
pour quelle raison saint Thomas aurait négligé de la faire. Pourquoi ne pas
penser que son rôle de docteur, dont il avait si pleine conscience, le porta à
laisser tomber cette doctrine comme trop délicate pour entrer dans les cadres de
son enseignement usuel ? De sorte que, sans la désavouer, sans l'abandonner, y
trouvant encore des principes de solution
,
il s'abstint de la reproduire ? Quoi qu’il en soit, il reste vrai que le silence
gardé par saint Thomas, dans ses autres ouvrages, diminue grandement la force de
l’argument d'autorité que nous pourrions tirer du Commentaire des Sentences.
A défaut d'autorité, les raisons que le saint Docteur apporte en faveur de la
saisie immédiate de Dieu ne perdent pas pour autant leur valeur et le silence
gardé plus tard à leur sujet par saint Thomas ne leur a pas enlevé toute leur
force intrinsèque : elles peuvent à bon droit, nous semble-t-il, avoir prise sur
notre esprit, comme nous voyons qu'elles ont eu prise sur celui de saint
BONAVENTURE.
Texte de saint Bonaventure. — Répondant à la
question : « La conscience (morale) est-elle un habitus inné où acquis ? »,
saint Bonaventure remarque d'abord que, considérée comme lumière de notre
vie morale, la conscience est innée, mais que, pour autant qu'elle comporte des
connaissances déterminées, il faut la dire acquise. Puis il ajoute :
« Si cependant il y a des
objets de connaissance qui nous sont présents par leur essence même
et non par une espèce, il faut dire que, par rapport à eux, la conscience est
innée. Ainsi en est-il pour ces dictamens qui sont : Il faut aimer Dieu, il
faut craindre Dieu. Dieu, en effet, ne nous est pas connu par une image
tirée des sens : sa notion, comme le dit saint Augustin, nous est donnée par la
nature même. Pour ce qui est de l'amour et de la crainte, nous ne
les connaissons pas par des espèces provenant du dehors, mais nous les
atteignons immédiatement, car ils sont en notre âme par leur essence même. D'où
suit que, à cette question : toute notre connaissance vient-elle des sens ? il
faut répondre négativement. En effet, il est nécessaire d'affirmer que notre âme
connaît Dieu, et elle-même et ce qui est en elle, sans le secours des sens
extérieurs. Si Aristote dit quelquefois que rien n'est en notre intelligence qui
ne provienne des sens, et que toute notre connaissance tire son origine des
sens, il faut entendre ces paroles uniquement des objets qui sont en notre âme
par leur représentation abstraite. Ceux-ci sont dits avec raison inscrits dans
notre âme. Il faut donc noter avec grand soin ce que dit Aristote, à savoir que
ces paroles : « rien n'est inscrit dans l'âme », ne signifient pas qu'il n'y a
en elle aucune connaissance, mais seulement qu'il n'y a en elle aucune
représentation abstraite ».
Une saisie immédiate de Dieu inférieure à la béatifique
est possible. — Il serait difficile d'éluder complètement la force de
l'argument d'autorité qui résulte des textes de saint Thomas et de saint
Bonaventure. Mais comme le dosage exact de cet argument demanderait de longues
et patientes recherches, nous ne voulons trouver dans des textes que
l'expression heureuse des raisons qui établissent la possibilité de l’intuition
confuse de Dieu. En somme, ces raisons se réduisent à celle-là même que nous
pressentions au début de ce travail : Dieu, qui est en lui-même souverainement
intelligible, étant intimement uni à notre intelligence, comme cause première et
exemplaire actif de tout son être et de toute son opération, doit provoquer en
elle une certaine connaissance immédiate ; à moins que cette connaissance ne
rencontre des obstacles, soit de la part de Dieu, soit de la part de notre
esprit.
Il s'agit, ne l'oublions pas, d'une intuition confuse et non
de l'intuition claire et distincte, qui d'ailleurs . s'imposerait par sa clarté
même et rendrait évidemment inutile toute discussion sur sa possibilité.
Mais précisément parce qu'elle est confuse ou même
quasi-obscure, cette intuition n'est-elle pas rendue impossible par la
simplicité parfaite et l'absolue intelligibilité de Dieu ? D'un être
parfaitement simple ne doit-on pas nécessairement percevoir tout ou rien et d'un
être qui est la lumière même quelque chose peut-il être perçu confusément ou
obscurément ? En d'autres termes, la nature même de Dieu n'exclut-elle pas la
possibilité de toute intuition inférieure à la vision béatifique et, dès lors,
ne s'élève-t-il pas de la part de l'esprit créé, une impossibilité corrélative,
provenant de son insuffisance radicale à percevoir naturellement Dieu ?
Répondre à cette double objection, ce sera du même coup
confirmer solidement la possibilité de la saisie immédiate de Dieu.
D'abord, est-il vrai que d'un être simple, on perçoit
nécessairement tout ou rien ?
Si Dieu était simple par indigence, à la manière d'un point
mathématique, cet argument vaudrait sans doute, mais appliqué à une simplicité
infiniment riche comme est celle de Dieu, il perd sa force. A l'âme humaine,
même la plus parfaite, qui le perçoit par la vision béatifique, Dieu ne découvre
pas tout ce que son essence infiniment simple possède en fait de virtualités et
de perfections éminentes.
Lorsque l'objet de l'intuition est l'Être infini, la
transcendance de cet objet déborde toute connaissance créée, fût-ce celle de l'Homme-Dieu,
de telle sorte qu'une infinité d'aspects réels de cet Être infiniment simple
échappent nécessairement à l'esprit fini qui le contemple.
On voit quel a fortiori nous permet de conclure que,
s'il en est déjà ainsi pour l'intuition claire et distincte, il en est bien plus
sûrement de même pour la saisie confuse ou obscure dont il est question ici.
La simplicité de Dieu ne s'oppose donc pas à ce que nous
ayons de Lui une intuition confuse ou obscure. Mais l'être qui est la lumière
infinie et qui est intimement présent à notre esprit, peut-il être saisi
immédiatement d'une manière obscure ? — Sans doute, puisqu'il s'agit ici
d'intuition, il ne peut être question d'interposer entre l'intelligence humaine
et Dieu, un intermédiaire objectif. Cependant, l'on conçoit fort bien que cette
lumière infinie et immédiatement présente à notre intelligence puisse trouver,
dans la nature bornée de notre esprit et dans ses conditions matérielles
d'existence, des voiles d'une transparence fort défectueuse. Sans rendre la
connaissance proprement médiate, ces voiles peuvent la rendre confuse, au
point même, comme nous l'avons noté plus haut, de ne plus nous permettre, dans
le plan de la seule intuition, le discernement de l'objet, ce qui est le propre
de la connaissance dite obscure. Du reste, les raisons contre la possibilité de
la perception confuse de Dieu, tendraient tout aussi bien à démontrer que la
vision béatifique ne peut être qu'absolument parfaite, et donc strictement
égale, en tous les esprits qui en jouissent. Que si la vision béatifique
elle-même peut admettre des degrés de perfection, sans doute innombrables, à
cause de la réceptivité très inégale des sujets, à combien plus forte raison la
saisie immédiate de Dieu ne sera-t-elle pas obscurcie dans l'âme humaine soumise
aux conditions matérielles de la présente ?
Si l'on objecte que l'âme enfermée dans le corps ne peut rien
connaître qui n'ait été d'abord une donnée sensible et que par suite, toute
intuition intellectuelle lui est interdite, nous n'aurons nulle peine à répondre
avec saint Thomas et saint Bonaventure que, bien qu'elle ne soit pas un pur
esprit, et qu'à ce titre elle soit dite raisonnable, elle est cependant
un esprit et, comme telle, elle possède l'intelligence, c'est-à-dire la
faculté de voir en eux-mêmes les objets intelligibles mis à sa portée,
parmi lesquels, nous l'avons vu, se trouvent au premier rang elle-même et Dieu.
Sans doute, son degré infime de spiritualité lui interdit, dans l'ordre naturel,
l’intuition claire et distincte non seulement de Dieu, mais d'elle-même ;
l'intuition confuse ne lui reste pas moins accessible pourvu qu'elle soit
possible ; or, nous venons de montrer que rien ne s'oppose à sa possibilité.
Résumé et mise au point de la doctrine. — Les
raisons que nous avons apportées nous permettent de conclure que 'Dieu, par le
seul fait de sa présence intime à l'âme, comme Créateur, peut être immédiatement
appréhendé par l'intelligence humaine, au moyen d'un simple regard de l'esprit,
sans formation d'espèce. Ce mode de connaissance est naturel à l'homme par
rapport aux objets qui sont présents à son âme par leur essence même, à savoir
l'âme elle-même, avec ses puissances et ses actes, et Dieu. Par cette voie,
l'esprit humain ne connaît pas distinctement la nature de son âme, ni la nature
de Dieu ; il atteint ces objets directement et en eux-mêmes, mais confusément.
Un texte de saint Thomas ajoutait même que cette saisie directe et immédiate de
Dieu par l'intelligence humaine n'est pas un acte transitoire, mais une
appréhension continuelle et qu'en cela l'âme humaine se présente comme une image
très parfaite de la sainte Trinité ; car de même que, dans la sainte Trinité, la
procession des Personnes a lieu par un acte éternel de connaissance et d'amour,
l'âme a, elle aussi, ses puissances de connaître et d'aimer toujours en acte
par rapport à ces deux objets principaux : elle-même et Dieu.
Voilà un ensemble de propositions qui, prises dans leur sens
fort, sont propres à nous étonner. Est-ce vraiment notre esprit à nous qui a
continuellement l'intuition confuse de Dieu ? Il faut à cette doctrine une mise
au point.
Ces objets présents à notre esprit par leur essence même, à
savoir notre âme et Dieu, peuvent être appréhendés immédiatement par trois
sortes de connaissances :
Par intuition distincte, d'abord, ce qui, relativement
à Dieu, est le fait de la seule vision béatifique, et par rapport à notre âme,
dans les conditions de la vie présente, est on mode de connaître miraculeux.
Puis, par intuition confuse à deux degrés,
c'est-à-dire par une appréhension claire-confuse, qui nous révèle
sûrement et explicitement l'existence de l'objet sans nous faire connaître sa
nature ; ou par une appréhension confuse beaucoup plus proche de la connaissance
obscure, laquelle nous met en relation immédiate avec l'objet, mais sans que
nous ayons conscience de saisir telle chose et non telle autre, comme lorsque
dans l'obscurité nous touchons un objet que nous ne parvenons pas à identifier.
Selon la doctrine exposée plus haut, alors que nous pouvons
avoir naturellement de notre âme tantôt l'appréhension claire-confuse, tantôt
l'appréhension plus obscure, nous n'avons de Dieu présent à notre être, qu'une
appréhension confuse, quasi-obscure, laquelle peut fort bien rester
inconsciente ou subconsciente.
Reprenons cela en détail :
Continuellement, que nous agissions ou non, nous avons de
nous-mêmes une conscience sourde, ou si l'on veut, continuellement, — sauf
peut-être le cas du sommeil profond et sans aucun rêve, — nous sommes toujours
assez en acte pour n'être pas totalement inconscients de notre existence. Cette
connaissance de nous-mêmes est concrète et immédiate, c'est donc matériellement
et identiquement (materialiter et identice) la conscience de notre âme.
Cette conscience continuelle, provoquée par la simple présence de notre âme à
elle-même est évidemment une perception extrêmement confuse, voisine de la
subconscience
.
Au-dessus de cette perception rudimentaire, encore tout
enveloppée d'inconscience, se place la connaissance immédiate secundum an est,
par laquelle nous percevons clairement notre existence sans notion
distincte de notre nature. C'est là comme une inférence immédiate de l'acte à
l'agent, de l'impression ressentie à l'être qui ressent ; ou mieux, c'est
l'agent et l'être saisis à même dans l'acte comme dans un médium in
quo.
Pour le premier mode de perception, très confuse et
quasi-obscure, la simple présence de l'objet et l'éveil actuel de l'intelligence
suffisent ; pour le second, la si triple présence est requise, mais elle ne
suffit pas ; il faut, pour s'appréhender de cette manière, que l'âme produise
quelque acte psychologique dans lequel elle pourra se saisir.
La saisie immédiate de Dieu est une intuition confuse
du premier degré. — Il est aisé de comprendre que l'appréhension
naturelle immédiate de Dieu doit nécessairement se tenir dans les limites du
premier mode. Dieu, en effet, est intelligible et présent à notre. âme, mais ce
qui permet à notre âme de passer le seuil de la conscience claire, à
savoir la production d'un acte vital, ne peut plus avoir lieu dans ce cas. Aussi
cette connaissance profonde, qui est bien de l'ordre de l'intuition, ne
s'impose-t-elle pas d'elle-même et à elle seule ; elle reste vague et passe
inaperçue, tant que ses effets ne viennent pas la révéler en la précisant.
Constatant, par exemple, les aspirations vraiment infinies de la volonté et de
l'intelligence humaine, l'aptitude de l'âme à l'éducation religieuse, le
caractère religieux que prend naturellement, dans la syndérèse, l'obligation
morale, nous sommes amenés à comprendre que notre connaissance de Dieu ne nous
vient pas tout entière du raisonnement et de la tradition, mais que raisonnement
et tradition trouvent une complicité au fond de notre âme dans une sympathie
profonde qui a elle-même pour cause le contact intime et pénétrant de notre
esprit et de son Créateur .
Étant une connaissance immédiate de l'objet présent, ce
contact de Dieu au fond de notre être réalise la définition de l'intuition.
Mais, d'après les principes que nous avons rappelés et que l'expérience
confirme, Dieu ne peut pas, comme notre âme, nous devenir clairement perceptible
secundum an est, dans un acte vital dont nous aurions conscience.
Il reste donc à l'intime de nous-mêmes, non pas totalement inaperçu, mais dans
une obscurité qui ne nous permet pas, de l'identifier par la seule voie de
l'intuition.
Importance de cette saisie obscure : connaissance par
sympathie, puissance obédientielle aux grâces mystiques. — On sent toute
l’importance de cette saisie obscure de Dieu par notre esprit. C’est une
connaissance infime dans son ordre, mais cet ordre est, en lui-même, supérieur à
celui dans lequel la connaissance humaine atteint sa perfection. Dans celui-ci,
qui est l'ordre abstrait, .nous élaborons des notions de plus en plus
distinctes, riches et ordonnées, mais nous n’avons pas le contact du réel :
c'est le plan de la raison ; dans celui-là, par lequel la nature humaine
continue la nature angélique, la matière qui nous constitue essentiellement nous
interdit la vision claire, et distincte, mais nous sommes en contact
intellectuel immédiat avec la réalité : c'est proprement le plan de l'intelligence.
Dans l'ordre de la psychologie purement naturelle ou aidée seulement de la grâce
commune, c'est ce contact profond qui donne à nos spéculations théologiques et à
nos méditations la saveur du réel, c'est lui qui fonde la sympathie de notre
nature avec le monde divin. Peut-il faire plus ? S'épanouit-il quelquefois, sans
sortir de l'ordre naturel ou de l'ordre ascétique, en sentiment véritablement
objectif de la présence divine ? Est-ce en lui qu'il faut chercher la racine
naturelle qui constitue la puissance obédientielle aux grâces mystiques et leur
point d'insertion dans la nature ? Nous réservons ces questions pour le moment.
L'0ntologisme : objection et réponse. — Avant
de clore cette première partie, il est à propos de répondre à une objection :
Prétendre que nous avons naturellement une saisie immédiate
de Dieu, au titre de sa présence ontologique à notre âme, n'est-ce point
renouveler l'erreur ontologiste ?
Remarquons d'abord' que, si le seul fait d'affirmer que Dieu
est d'une certaine manière immédiatement atteint parce qu’il est en nous per
essentiam, constituait le délit d’ontologisme, il serait peut-être malaisé
d'en décharger saint Thomas et saint Bonaventure.
Quant à la doctrine qui vient d'être exposée, il n'est pas
difficile de montrer qu'elle n'a rien de commun avec l'ontologisme. Que disent,
en effet, les ontologistes ? Ils s'en expliquent eux-mêmes avec toute la clarté
désirable.
L'ontologisme, écrit Fabre, est un système dans lequel, après
avoir prouvé la réalité objective des idées générales, on établit que ces idées
ne sont pas des formes ou des modifications de notre âme ; qu'elles ne sont rien
de créé, qu'elles sont des objets nécessaires, immuables, éternels, absolus ;
qu'elles se concentrent dans l'être simplement dit et que cet Être infini est la
première idée saisie par notre esprit, le premier intelligible, la lumière dans
laquelle nous voyons toutes les vérités éternelles et absolues. Les ontologistes
disent donc que ces vérités éternelles ne peuvent avoir de réalité hors de
l'essence éternelle, d'où ils concluent qu'elles ne subsistent qu'unies à la
substance divine, et que ce ne peut être, par conséquent, que dans cette
substance que nous les voyons
.
Cette déclaration, comme celles du professeur Ubaghs et de M.
Branchereau
, ainsi que
les propositions condamnées en 1861 et en 1887 par le Saint-Office, peuvent se
ramener aux deux thèses suivantes :
1° L'idée, de l'être simplement dit (ens simpliciter)
est Dieu même, l'être infini, que nous percevons immédiatement et qui, affectée
de négations et de limitations, nous sert à concevoir les êtres. finis.
2° Cet être infini immédiatement perçu est identiquement la
lumière intellectuelle par laquelle, et dans laquelle notre esprit connaît
toutes choses.
En deux mots, ce qui caractérise tout ontologisme, même le
plus modéré, c'est la théorie de l'ens simpliciter et de la vision en
Dieu.
L'on voit sans peine ce qui, dans cette théorie, appelait les
condamnations dont elle a été frappée :
a) La thèse de l'ens simpliciter, par
l'univocité de l'ens, que tiennent communément les ontologistes, ou de l'esse,
comme le prétendait en particulier Rosmini, implique logiquement, qu'on le
veuille ou non, le panthéisme. En effet, si tout le contenu positif de notre
idée d'être correspond objectivement à l'ens simpliciter, infini, et si
l'esse, bien que reçu et extrinsèquement limité par des essences, purs
principes de négation, signifie une perfection qui d'elle-même, ratione sui,
est une et infinie, il s'ensuit que tous les êtres, de par la réalité positive
qui les constitue intrinsèquement, contiennent un élément qui, de droit, est
formellement identique à l'être divin, et que, par conséquent, au titre même de
leur réalité, ils se confondent avec Dieu
.
b) La thèse de la vision en Dieu, corrélative
de la vision en toutes choses de l'être de Dieu, n'est pas moins pernicieuse.
Par la fonction qu'ils lui font remplir dans notre connaissance et qui est la
participation des idées mêmes de Dieu
,
les ontologistes avouent implicitement que leur idée de l'être est bien une
intuition de Dieu comme être infini, souverainement parfait, exemplaire de toute
vérité. C'est donc bien une connaissance du même ordre que la vision béatifique.
La théorie exposée dans cet article prend le contre-pied de
ces deux thèses ontologistes. De l'ens simpliciter, tout d'abord, car
elle tient pour acquis que les notions d'ens et d’esse trouvent
leur origine dans la perception de l'être fini, que ces notions sont analogues
et attendent pour s'appliquer à Dieu, que l'existence de Dieu et la valeur du
concept qui l'exprime, aient été établies avec certitude par les preuves
classiques dont le type est l'argument a contingentia mundi. Elle ne
rejette pas moins la vision en Dieu : en effet, c'est toujours notre esprit fini
et imparfait qui, à laide de ses seules idées et de ses seuls actes finis et
imparfaits, et nullement par les idées divines, atteint toutes les vérités dont
il prend connaissance. Et l'on peut dire que son imperfection humaine n'éclate
nulle part autant que cette saisie extrêmement confuse dont il est question ici,
laquelle ne ressemble en rien à l'intuition de l'ens simpliciter ; car,
tandis que les ontologistes prétendent concevoir toutes les réalités des êtres
finis en fonction de cet ens simpliciter qui serait Dieu même
immédiatement perçu, cette saisie confuse qui résulte du contact profond de
notre âme avec son Créateur présent en elle par essence ne remplit à aucun degré
cette jonction de lumière et d'objet universels que prête l'ontologisme à
l'intuition tout autre dont il se réclame. Pour autant, en effet, qu'on la
considère comme émergeant de l'inconscience, cette appréhension obscure n'a même
pas la vertu de nous faire discerner son objet. Si elle peut être racine
profonde d'instincts et pierre d'attente pour des apports de grâce, elle n'est,
par elle-même, aucunement révélatrice de la nature de Dieu et elle ne répand
aucune lumière sur notre connaissance de l'être.
On insiste : « Sans doute, ce toucher profond n'est pas
l'intuition révélatrice de toutes les richesses de l'être que prétendent
éprouver les ontologistes, mais enfin c'est tout de même une connaissance
immédiate et en cela du moins votre théorie ressemble à l'ontologisme ».
A quoi nous répondrons que la saisie profonde et confuse dont
nous parlons n'a, comme nous l'avons montré, aucun des caractères et ne conduit
à aucune des conséquences qui ont motivé la condamnation de l'ontologisme.
Qu'elle ait, à titre de prise immédiate, une certaine ressemblance avec
l'ontologisme, cela ne fait pas, de soi, une objection sérieuse. D'autres
doctrines reçues dans l'Église ne sont pas non plus sans ressemblances avec des
erreurs condamnées. N'est-il pas vrai, par exemple, que, dans la question
difficile des rapports de la science et de l'action divines avec la liberté
humaine, l'explication moliniste ressemble au semi-pélagianisme et que celle de
Bañez et de ses disciples se rapproche du fatalisme et du jansénisme ? En
conclurons-nous que ces deux théories doivent quelque jour être condamnées ?
Il n'est guère de doctrine tant soit peu délicate qui
n'avoisine quelque subtile erreur ; de ce seul voisinage on ne peut tirer aucune
objection valable.
Conclusion de la première partie. — Tout ce qui
vient d'être dit tend à établir que la notion d’intuition ne doit pas être
restreinte à l'ordre de la connaissance claire et distincte, mais qu'il y a,
au-dessous de la connaissance claire et distincte, jusqu'au degré de la
connaissance obscure, aux confins de la subconscience, un champ immense où se
rencontrent, non seulement des conceptions discursives, mais des saisies
immédiates d'objets concrets et présents, perceptions dont on ne peut dire, ni
qu'elles atteignent l'objet comme il est, ni qu'elles l'atteignent comme il
n'est pas, car ce sont là des attributs de la connaissance distincte
,
mais qui atteignent, sans révéler sa nature, au stade de la perception confuse,
sans même le discerner à coup sûr, au stade de la perception obscure, l'objet
réel qui est là.
De la saisie immédiate confuse ou même obscure de
Dieu, que nous venons d'étudier, y a-t-il quelque usage à faire dans la science
mystique ? c’est ce que nous rechercherons dans la seconde partie.
Deuxième partie
Rôle de la saisie immédiate de Dieu
dans l’état mystique
Nous venons de voir que la présence intime et pénétrante de
Dieu, esprit souverainement intelligible, à notre âme, qui est esprit
intelligent, n’est pas un contact brut et insensible mais qu’elle est par elle
même au seuil de la connaissance, et même qu’elle a déjà émergé de
l’inconscience sous la forme d’un instinct plus ou moins vague et obscur.
L’intuition obscure, puissance obédientielle aux
lumières surnaturelles. — Jusqu’ici nous sommes restés dans l’ordre
purement naturel. Ce contact intime d’esprit à esprit se produit au titre de la
relation essentielle de la créature à son Créateur. Déjà, à ce titre seul,
abstraction faite de toute influence de grâce, on ne voit pas pourquoi une âme
naturellement disposée au recueillement, — surtout si elle s’est accoutumée à
chercher la vérité par toutes ses puissances et non par la seule connaissance
abstraite, — ne pourrait pas s’unir, dans son fond, à Dieu qui est en elle. Elle
trouverait là, dans l’obscurité, cet être transcendant et immanent à toutes
choses dont, par la voie du discours, elle a pu déduire l’existence et les
principaux attributs. Elle ne le verrait pas, mais elle pourrait conclure, par
l’impression de plénitude et de réalité éprouvée à son contact, que c’est bien
Lui qu’elle atteint immédiatement dans une intuition obscure qui le touche sans
le connaître. « Abstraction faite », avons-nous dit, et non « en dehors » de
toute influence de grâce, car il n’y a pas un Dieu de la nature, en une
personne, créateur, objet de la Théodicée et un Dieu de la grâce, en trois
Personnes, sanctificateur, ami et Père, objet de la Foi et de la Théologie, pas
plus qu’il n’y a dans l’économie du salut, telle que Dieu l’a établie, une fin
purement naturelle avec un ordre de secours purement naturels ordonnés à cette
fin par une Providence purement naturelle. La lumière du Verbe illumine tout
homme venant en ce monde ; qu’ils le sachent ou non, tous sont acheminés à la
grâce et à la gloire.
Dans l’âme du païen qui tend à sa fin dernière avec bonne foi
et bonne volonté, comme dans celle du chrétien qui cherche Dieu par l’oraison,
la grâce utilise ce contact profond établi par la nature entre la créature
raisonnable et son Créateur. Et ce rôle de la grâce ne consiste pas seulement à
nous aider dans l’interprétation de cette saisie obscure, mais à la rendre
elle-même plus claire et plus révélatrice de son véritable objet.
Bien que ce mode d’être de Dieu dans l’âme par la grâce, dit
Thomas de Vallgornera
, « soit
distinct de la présence par immensité et qu’il s’y ajoute, il la suppose
pourtant nécessairement. Étant présupposé le contact et l’existence de Dieu à
l’intime de l’âme, Dieu se rend présent par la grâce d’une nouvelle manière,
c’est-à-dire comme objet de connaissance et de jouissance dans l’âme, comme si
notre âme elle-même qui nous est toujours intimement présente comme racine et
principe de toutes nos opérations nous était rendue présente et se montrait à
nous comme objet, non comme un objet atteint et connu n’importe comment, mais
comme un objet qui nous est intime, qui est la racine de notre être et de notre
action et qui, à ce titre, est connu par toucher et connaissance
expérimentale... Cette connaissance expérimentale de sa propre substance est
pour l’ange vision intuitive parfaitement distincte parce qu’il connaît sans le
secours d’un corps ; pour notre âme, au contraire, cette expérience de nous-même
reste obscure, en ce qui regarde notre nature, tant que nous dépendons du corps
dans l’exercice de notre connaissance. En tout cas, ce genre de connaissance
expérimentale et d’amour d’un objet connu et aimé comme racine et principe
intime de notre propre être exige nécessairement que cet objet se présente dans
sa réalité substantielle, sinon il ne pourrait être connu par expérience intime,
soit que cette connaissance expérimentale reste encore obscure et cachée, soit
qu’elle ait la clarté d’une vision intuitive, car elle est toujours connaissance
expérimentale d’une chose tout à fait intime, racine profonde de notre être, qui
ne nous révèle pas seulement sa présence en nous donnant réellement être et
action, mais en nous manifestant cette présence et cette influence, comme
n’étant autre que notre être même intimement connu et possédé ».
Appliquant ces principes à la présence intime et à la
connaissance immédiate de Dieu, le même Vallgornera ajoute que « ce contact
objectif réel et intime, n’a pas lieu seulement dans la vision intuitive où Dieu
s’unit à l’âme comme espèce intelligible... mais qu’il se réalise déjà dans la
foi obscure au moyen de laquelle Dieu est atteint par une certaine expérience
secrète, comme celle qui en cette vie nous manifeste notre âme. Et il en est
ainsi parce que Dieu n’est pas atteint seulement par la foi, qui est commune aux
justes et aux pécheurs, mais aussi par le don de sagesse, qui en donne un
certain goût et une expérience intime, comme il arrive à tous ceux qui sont en
état de grâce, ainsi que l’enseigne saint Thomas, IIa, q. 45, art. 4 et 5 »
Nous citons Vallgornera non pas tant pour nous appuyer de son
autorité, que parce qu’il exprime bien ce que nous voulons dire, à savoir que
cette présence ontologique de Dieu produit au fond de notre âme une connaissance
expérimentale immédiate, analogue à la conscience du moi. Sur ce point
fondamental, nous sommes pleinement d’accord avec lui. Dans les détails, la
théorie que nous proposons diffère peut-être de la sienne par une légère nuance.
Il exige l’état de grâce pour que la présence ontologique de Dieu devienne
perceptible même de façon obscure ; nous n’en voyons pas la nécessité. Il est
vrai que ce minimum d’expérience, effet du don de sagesse qui est impliqué dans
l’état de grâce, semble être pour Vallgornera d’un ordre plus élevé que le
toucher profond dont nous parlons. Il dit, en effet, que, selon saint Thomas,
cette connaissance expérimentale due à la grâce et au don de sagesse nous fait
connaître Dieu « par une certaine affinité (connaturalitas) et conjonction avec
lui, notre principe vivifiant, comme s’il était la vie de notre vie et l’âme de
notre âme dont l’intime présence nous donne non seulement l’être naturel, mais
aussi l’être de la grâce par lequel nous connaissons comme nous étant intimement
présentes les Personnes divines ».
Sans être encore de l’ordre mystique, puisque, selon
Vallgornera, elle est produite par le don de sagesse en tous ceux qui sont en
état de grâce, cette expérience est déjà une connaissance claire-confuse ;
elle dépasse donc le toucher obscur et tout à fait rudimentaire par lequel
l’esprit humain avec l’aide de la Providence ordinaire qui dirige tous les
hommes vers leur salut, ou avec le secours de la seule foi commune aux justes et
aux pécheurs, entre en contact immédiat avec sa Cause première. Ce contact
obscur toutefois n’est pas à dédaigner, car, comme le remarque très justement le
même Vallgornera, en lui est la racine naturelle, qui met l’âme humaine en
puissance obédientielle à tous les dons de la grâce commune et mystique.
Rôle de l’intuition obscure dans l’oraison commune.
— On peut distinguer comme trois étages dans l’oraison commune : la prière
vocale, la méditation discursive et les oraisons où le discours étant réduit au
minimum, l’âme s’unit à Dieu d’une manière très simple.
Ces dernières présentent plusieurs variétés : l’oraison
affective, l’oraison en foi, l’oraison de simple remise et
de simple vue, l’oraison de recueillement actif. Ces manières de
prier, — en y comprenant l’oraison affective lorsque l’expression des sentiments
n’y tient plus que peu de place, — ont ceci de commun que les actes explicites
d’intelligence et de volonté y sont remplacés par une disposition très simple
qui nous unit à Dieu dans le silence de l’esprit et le repos affectueux de la
sensibilité. L’âme y éprouve une certaine plénitude, un certain rassasiement qui
n’a rien de la satiété, une impression de la présence intime de Dieu. Autrefois,
lui semble-t-il, elle le cherchait, elle pensait à Lui de loin, elle évoquait
son image, les considérations touchantes qu’elle faisait sur ses mystères
étaient la cause des consolations spirituelles qu’elle éprouvait... Maintenant,
elle l’a trouvé ; c’est à lui qu’elle s’unit et non plus seulement à son image ;
peu lui importe le sujet sur lequel elle médité, et les réflexions plus ou moins
consolantes auxquelles elle se livre, elle ne s’arrête plus à ces consolations ;
ces considérations ne l’intéressent presque plus ; un seul objet l’occupe
vraiment, l’intéresse et la console, Dieu qu’elle pense avoir trouvé au fond
d’elle-même.
Ces oraisons sont encore de l’ordre ascétique. Si elles ne
sont pas d’emblée accessibles à tous, c’est qu’elles requièrent un certain degré
d’éducation spirituelle auquel on ne parvient que moyennant un exercice plus ou
moins prolongé, pour lequel sont requises des dispositions naturelles que tout
le monde n’a pas ; mais ces dispositions et cet exercice étant donnés, et sauf
obstacle transitoire provenant, par exemple, de préoccupations obsédantes ou
d’un malaise physique, on peut, avec l’aide de la grâce commune, prier de cette
manière quand on le veut.
Un grand nombre d’auteurs ascétiques et mystiques modernes
ont donné à ces oraisons ne nom de contemplation acquise. Les anciens ne
connaissent peut-être pas le nom, mais ils ont décrit la chose. Sainte Thérèse,
en particulier, l’a parfaitement expliquée aux chapitres 28 et 29 du Chemin
de la Perfection. Quant au nom, il ne semble pas mal choisi, puisqu’il
désigne un état d’oraison acquis et non mystique, et qui cependant diffère de la
méditation discursive et réalise ce simple regard affectueux où la
psychologie religieuse place l’essence générique de la contemplation.
Nous dirons plus loin, à propos d’une espèce particulière de
contemplation infuse, l’influence que peut avoir la saisie obscure de Dieu dans
la prière vocale et dans la méditation discursive. Il nous semble que si l’on
admet cette intuition profonde, bien des caractères de la contemplation acquise
s’expliquent facilement. D’où viennent, en effet, ce contentement, cette
plénitude, ce sentiment de la présence divine réelle, cette occupation de l’âme
dans le vide apparent de tout ce qui a coutume de l’occuper, sinon de ce que
l’âme sent qu’elle n’a plus affaire seulement à une image de Dieu en elle, à une
pensée plus ou moins consolante sur Lui, mais à Dieu lui-même intimement présent
au fond d’elle-même, et qu’elle a enfin trouvé ?
Rôle de l’intuition obscure dans les premiers degrés de
l’oraison mystique. — Par le recueillement acquis, tel que sainte
Thérèse le décrit au Chemin de la Perfection
,
nous prenons l’habitude de rentrer en nous-mêmes et de nous unir à l’Hôte divin
qui y réside. Cette habitude une fois prise, « en un an, et peut-être en six
mois », l’âme se trouve avoir posé en elle un solide fondement qui invite le
Seigneur à « l’élever à de grandes choses ».
Que manque-t-il pour que l’on puisse considérer l’âme comme
déjà admise à la contemplation mystique ? Il manque précisément la note
distinctive de tout ce qui est mystique, comme tel, c’est-à-dire une
intervention absolument gratuite et libre de la part de Dieu.
Au point où nous en sommes, nous avons de la part de l’homme,
l’intuition obscure de Dieu ontologiquement présent, telle qu’elle peut résulter
de la simple nature ; sous l’influence de la grâce, de la vertu de foi et du don
de sagesse, dans le plan ascétique, cette saisie immédiate de Dieu sort peu à
peu de l’obscurité et devient claire-confuse. A ce degré de la vie spirituelle,
l’âme rentrant en elle-même par le recueillement dont elle a pris l’habitude,
trouve Dieu, aime à rester silencieuse en son fond, près de Lui, lui parle
affectueusement, comme à l’Ami intime présent dans l’obscurité. Mais en faisant
tout cela, elle a conscience d’agir et de parler seule. Ce Dieu mystérieux
présent en elle, n’anime pas sa présence intime. Il ne lui répond pas, elle le
touche, elle l’étreint affectueusement, mais elle n’en est pas touchée ni
étreinte... Un jour, se produit quelque chose d’absolument nouveau
:
Dieu qui dormait au fond de notre âme, que nous savions vivant, mais qui
ne nous l’avait pas montré, s’anime, touche l’âme à son tour, la recueille
irrésistiblement
, l’étreint,
l’embrasse, la tient fixée en Lui, d’une manière qu’elle ne s’explique pas et où
elle n’a plus l’initiative. Pour employer un mot familier mais expressif et que
ces âmes comprennent, il arrive alors que « tel est pris qui croyait prendre ».
L’âme se sent possédée par un Être libre, qui la saisit et la laisse à elle
même, à son gré à Lui et non au sien. Lorsque cet état nouveau est bien déclaré,
il n’y a plus de doute possible, l’âme a passé la frontière qui sépare l’oraison
ascétique de l’oraison mystique, elle est entrée dans la voie de l’oraison
passive.
Ce caractère de passivité, de la part de l’âme, et de
liberté, nous dirions presque d’arbitraire, de la part de Dieu est très
net dans cet état. Si l’âme, au bout de quelque temps, était tentée d’oublier
cette souveraine liberté divine, Dieu se chargerait bien de la lui rappeler :
tous ses efforts seraient absolument impuissants à l’élever au-dessus du
recueillement actif. Saint François de Sales revient sur ce point avec
insistance, il exige que l’âme qui reçoit habituellement le don de l’oraison de
quiétude, n’omette pas cependant la préparation de sa méditation : Dieu, sans
doute, a pris l’habitude de l’inviter à sa table, mais le ferait-il cette fois ?
S’il ne le fait pas, l’âme qui n’a rien prévu sera laissée à sa honte et à sa
faim
.
La nature du recueillement actif, la différence
qui le sépare de la contemplation infuse, la raison profonde de ce qui fait la
caractéristique du phénomène, à savoir sa gratuité toute spéciale qui le met
hors des prises de notre bonne volonté et de nos efforts, s’explique facilement
à l’aide de notre idée directrice : Une intuition obscure de Dieu, purement
naturelle, s’élève jusqu’au degré de la connaissance claire-confuse sous
l’influence de la grâce, de la vertu de foi et du don de sagesse. Nous arrivons
ainsi sans quitter l’ordre de l’oraison ascétique, à la contemplation acquise,
et notamment au recueillement actif. A ce point, par une initiative absolument
gratuite, de Dieu vivant, objet de la saisie immédiate de notre esprit, s’empare
activement de notre âme et inaugure ainsi en elle la vie mystique.
Recueillement infus et quiétude. — La
simplicité de l’âme ne s’oppose pas à la multiplicité et à la distinction de ses
puissances. Les divers systèmes philosophiques orthodoxes s’évertuent à exprimer
cette distinction. Quelles que soient leurs solutions plus ou moins réalistes,
tous veulent sauvegarder entre les puissances de l’âme une certaine opposition
qui ne soit pas purement fictive et qui ne détruise pas la parfaite unité du
sujet. Ce que les philosophes expriment comme ils le peuvent en concepts
abstraits, les mystiques le saisissent par expérience intime. Sainte Thérèse,
parvenue aux derniers degrés de l’oraison infuse, dans la septième Demeure du
Château Intérieur, en avait la claire vue et l’exprimait avec sa sûreté
ordinaire
. Dès ses
premiers pas dans la carrière mystique, l'âme en a quelque expérience. Ce Dieu,
dont la présence s'est animée au fond d'elle-même, tantôt s'empare d'elle en
l’étreignant par ses facultés connaissantes qu'il concentre qu’il concentre en
Lui, dans le silence, l’admiration et la paix ; tantôt il saisit en maître sa
volonté et ses puissances affectives ; et l’âme, objet de ces faveurs, remarque
avec étonnement que, dans le premier cas, sa volonté et sa sensibilité n’ont pas
été prises par l’action divine qui recueillait l’intelligence. Elles ne sont pas
restées indifférentes, cependant, parce que leur caractère de puissances morales
les a inclinées à prendre intérêt au bien que Dieu communiquait à l’âme par
l’intelligence ; elle à remarqué, avec plus d'étonnement encore et même avec une
certaine peine, que la saisie merveilleuse de ses facultés d'aimer a laissé
parfois l'intelligence et l'imagination dans une entière liberté. Et il arrive
que ces deux facultés, plus profanes de leur nature, abusent de leur liberté au
point de se rendre insupportables à l'âme qui voudrait s'unir tout entière à son
Souverain Bien dans une paix parfaite.
Tel est à peu prés le résumé de ce que nous rapportent les
âmes admises à l'oraison de recueillement infus et à l'oraison de quiétude.
Interprétant ces expériences à l'aide de nos principes, la nature respective de
ces deux modes d'oraison infuse se dégage nettement : lorsque la saisie de l'âme
par Dieu se fait sentir à l'âme plutôt selon ses facultés de connaissance, nous
avons l'oraison de recueillement ; lorsque l'âme se sent prise par ses
puissances volontaires et affectives, elle est dans l'oraison de quiétude.
Vue synthétique sur l'ensemble de la vie mystique.
— Il nous est permis maintenant de risquer une anticipation synthétique sur
l'ensemble des phénomènes mystiques. Nous ne parlons, évidemment que des
phénomènes d'ordre intime se rapportant à la grâce gratum faciens et à l'union
de l'âme avec Dieu.
Les seules puissances de notre âme susceptibles d'union à
Dieu sont l'intelligence d'une part, et les facultés volontaire et affectives
d'autre part. Nous venons de voir comment les unes et les autres font leur
entrée dans la voie mystique par le recueillement infus et la quiétude. Que Dieu
augmente la force de son étreinte, qu'il lui donne un empire plus absolu, plus
exclusif, plus envahissant, qu'il la rende douce ou amère, terrible ou familière
à l'excès ; qu'il domine ou écrase par elle nos puissances sensibles, ou qu'il
les élève ou les fortifie, comme s'il leur donnait, à elles aussi, une sorte de
droit de cité mystique, et nous verrons se réaliser tous les degrés et tous les
modes de la voie d'oraison infuse, telle que nous l'ont décrite les saints qui
l'ont parcourue tout entière. Toujours nous remarquerons que, sous l'empire
d'une même communication divine, ce sont ces deux types élémentaires du
recueillement. et de la quiétude qui, soit ensemble, soit séparément, varient
d'intensité et se modifient de mille manières, selon les dispositions de l’âme,
ses progrès et la conduite particulière de Dieu sur elle. C'est ainsi que dans
l'union pleine, telle que la décrit sainte Thérèse aux cinquièmes
Demeures du Château intérieur, surtout lorsque cette oraison
s’accompagne d'extase ou de ravissement, le recueillement sera poussé
jusqu'à la suspension totale des puissances de connaître, qui seront tout
absorbées dans la saisie de leur divin objet ; et, de son côté, la quiétude
sera devenue l'embrassement le plus intime de l'âme par Dieu qui la possède. Que
si nous considérons la variation non plus en intensité, mais en qualité, nous
verrons la saisie divine des facultés affectives devenir tantôt joyeuse et
triomphante, tantôt pleine d'amertume, lorsque Dieu l'abîmera dans sa Sainteté,
et sa Justice infinies ; et parallèlement à cette union affective crucifiante,
les sixièmes Demeures nous offrent une épreuve d'aridité purifiante
s'abattant sur l'intelligence dans la nuit de l'esprit.
Enfin si nous montons jusqu'aux septièmes Demeures,
nous y verrons la saisie immédiate de Dieu par l'âme et de l'âme par Dieu, qui
est sortie peu à peu de ses ténèbres au fur et à mesure des ascensions
mystiques, parvenue au maximum de clarté et d'intimité qu'elle peut atteindre en
cette vie, et l'âme désormais acclimatée à ce monde divin, jouissant de la
communication familière et continuelle la Sainte Trinité
[1][1]
Sainte Thérèse fait ici une distinction entre la vision intellectuelle au sens
plein du mot et cette présence continuelle de la Sainte Trinité
.
Et ce merveilleux progrès dans la lumière et l’union d’amour
se fait, nous dit saint Jean de la Croix, sous l’influence de cette même action
divine qui s’est emparée de l’âme à son entrée dans la vie mystique. « Il faut
remarquer, écrit-il, que comme c’est le même feu qui prépare le bois et qui
achève de le changer, ainsi c’est la même lumière divine qui dispose l’âme et
qui la conduit à l’union. Il faut remarquer en second lieu, que, comme le feu
fait souffrir le bois à cause de ses dispositions contraires à l’activité du
feu, de même ce feu divin fait souffrir l’âme, à cause de ses imperfection
opposées à l’impression de Dieu »
Objection : les « nuits » mystiques. — Saint
Jean de la Croix, dans le texte que nous venons de citer, parle bien d’une
action divine, une et toujours la même, qui pénètre l’âme, mais cette action
divine, loin d’être une action de présence intime et sentie, n’est-elle pas
plutôt celle d’un feu d’amour purifiant, avivé par l’absence de Dieu, que
ressent cruellement l’âme soumise à l’épreuve de la « nuit de l’esprit » ?
Cette objection paraît absolument décisive à quelques
auteurs. Selon les uns, il s’en suivrait que les « Nuits » ne seraient pas des
états mystiques, ce qui est certainement inadmissible ; selon les autres, il en
résulte que l’état mystique ne peut en aucune manière être caractérisé par la
présence de Dieu sentie.
Il nous semble que l’objection n’a pas une telle force et que
l’on peut fort bien conserver aux « Nuits » leur caractère d’épreuve mystique
sans modifier pour autant l’idée directrice que nous avons adopté. Saint Jean de
la Croix nous dit lui-même que les âmes dans la Nuit de l’esprit « sentent Dieu
en elles-mêmes »
Et, de fait,
le vide que creuse dans l’âme cet état d’aridité et d’obscurité, est, si l’on
peut dire, un vide attirant, un néant captivant et nourrissant. Dieu est là, et
sans se faire voir, il étreint l’âme et se l’unit plus étroitement que
dans nombre de faveurs plus claires. D’où le devoir certain de l’âme, de rester
dans cette obscurité qui semble vide, de ne pas céder à l’empressement d’agir et
de se distraire, même par les occupations les plus saintes, car ce serait
quitter Dieu et se dérober à son action purifiante.
L’oraison discursive infuse. — Le don de
sagesse a pour effet non seulement d’offrir notre âme aux touches divines dans
la vie mystique, mais aussi, nous l’avons vu, de donner saveur à notre union
active avec Dieu dans la contemplation acquise. Ce même don de sagesse, avec
ceux d’intelligence et de science, remplit une fonction analogue dans la voie de
l’oraison discursive. Les formules de la prière vocale et les conceptions
abstraites de la méditation laissent, par elles-mêmes, leur objet bien loin de
l’âme. Mais n’oublions pas que ceux-là même qui, par leur tempérament discursif
et analytique, ne se soucient pas d’une autre façon d’aller à Dieu, lui sont
unis cependant au fond de leur être, par ce contact ontologique dont nous
rappelions plus haut l’existence et l’influence profonde. De là une affinité
mystérieuse (connaturalitas) que les dons du Saint Esprit ne laissent pas
sans emploi et qui, dès l’ordre de la grâce commune et ascétique, donne à la
prière vocale et à la méditation la saveur de réalité qui les rend intéressantes
et nourrissantes.
N’y a-t-il rien de plus et la transformation mystique de
l’âme est-elle interdite à ceux qui se sont fixés dans la voie solide et sûre de
la prière discursive ?
Écoutons sainte Thérèse :
« Je connais bien des
personnes que Dieu, durant leurs prières vocales, élève, de la manière que j’ai
indiquée et sans qu’elles sachent comment, à une haute contemplation. J’en
connais une, en particulier, qui n’a jamais pu prier que vocalement, et qui, en
priant ainsi, avait tout à la fois. Voulait-elle abandonner la prière vocale,
son esprit s’égarait d’une manière insupportable. Mais plût à Dieu que nous
fissions toutes l’oraison mentale comme elle faisait la vocale ! Elle passait
plusieurs heures à dire un certain nombre de Pater noster, en l’honneur des
mystères où Notre-Seigneur a versé son sang, et à réciter quelques autres
prières. Là-dessus, elle vint me trouver un jour tout affligée, et me dit que ne
sachant pas faire l’oraison mentale et se sentant incapable de contempler, elle
ne pouvait que prier vocalement. Je lui demandai quelles prières elle récitait ;
je vis alors qu’en s’attachant au Pater noster, elle était favorisée de
la pure contemplation, et que le Seigneur allait jusqu’à la joindre à lui par
l’union. Au reste, il paraissait bien à ses œuvres qu’elle recevait de très
grandes faveurs, car sa vie était fort saintement employée. Ainsi, je louai le
Seigneur et je portai envie à une telle oraison vocale. Ceci étant l’exacte
vérité, ne pensez pas, vous qui êtes ennemis des contemplatifs, pouvoir éviter
de le devenir, si vous récitez vos prières vocales comme il faut et en gardant
votre conscience pure. »
Voilà pour la prière vocale. Pour ce qui regarde l’oraison
discursive, le Père Balthazar Alvarez, nous faisant part de ce qui lui arrivait
à lui-même dans l’oraison mentale, s’exprimait ainsi :
« Cette oraison consiste à fuir le bruit des créatures, à se
retirer à l’intérieur de son cœur pour adorer Dieu en esprit... demeurant en sa
présence avec un sentiment d’amour, soit sans s’arrêter à aucune imagination
sensible, soit en s’y arrêtant si Dieu la donne et si l’âme s’en trouve
mieux »... Et dans cette attitude, à céder aux mouvements du Saint-Esprit...
« faisant des actes, tantôt de respect, tantôt de joie, tantôt d’offrande,
tantôt de demande... D’autres fois admirant la grandeur souveraine de Dieu et
les secrets qu’il daigne découvrir, ou le remerciant, ou le regardant et se
réjouissant de le voir et être vu de lui... D’autres fois, l’aimant du fond du
cœur, ou raisonnant secundum sentimenta data... Ou encore goûtant le
repos de sa bénie présence, sans autre considération que l’acte de foi qui le
rend présent et qui supplée à tout discours ; d’autres fois s’unissant à lui
d’une manière que peuvent seuls dire ceux qui l’ont expérimenté ».
Et au fond de tout cela, « La présence de Dieu, durant son
oraison, était intérieure, corporelle, permanente per modum habitus... ».
Ajoutons à ces deux témoignages, toutes ces lumières sur les
mystères de la Vie de Notre-Seigneur et sur la pratique des vertus, que nous
rapportent si souvent les saints contemplatifs. « Dieu m’a fait voir dans
l’oraison... Voici ce que Dieu m’a enseigné », nous disent-ils. Ce ne sont pas
toujours des révélations au sens plein du mot, ce ne sont pas non plus de
simples réflexions faites dans la méditation ordinaire, mais ce sont des grâces
d’oraison discursive infuse. Sous l’action de Dieu qui lui fait sentir sa
présence, et qui donne ainsi la saveur réelle à l’objet sur lequel il médite, le
contemplatif développe avec une aisance parfaite ses propres réflexions
.
De là, en partie, les erreurs et les contradiction que l’on a relevées dans des
« révélations » qui ne doivent pas perdre pour cela leur caractère de grâces
mystiques bien authentiques.
Théorie de l’oraison discursive infuse. — Le P.
Scaramelli, dans son Directoire mystique, à la suite de saint Jean de la Croix
, parle d'une
purification passive destinée par Dieu à conduire l'âme à la perfection de la
méditation :
« Si donc,— écrit-il
,
quelqu'un, après l'aridité en revient toujours à ces raisonnements dans la
méditation, s'il en revient toujours à s'exercer aux affections sensibles, c'est
un signe que Dieu, en le constituant dans là désolation, n’a pour but que d'en
faire un méditatif parfait. » Et plus loin : « Si l'aridité n'est pas donnée
comme disposition à la contemplation, la lumière pure et insensible que Dieu
donne alors appartient à la méditation et elle n'a pour but que de la rendre
plus parfaite : à l'aide de cette lumière, l'âme désolée peut faire beaucoup
d'actes de conformité, d'humilité et de résignation... » Enfin : « Le directeur
observera spécialement si la nuit obscure des aridités, des tentations et des
peines, venant de temps en temps à s'éclaircir, ainsi qu'il arrive d'ordinaire
pour l'encouragement de l'âme affligée, celle-ci revient aux images, aux
raisonnements et à la méditation ; ou bien si elle se trouve fixée en Dieu d'un
regard calme, amoureux et suave. Si la chose se passe de la première manière,
c'est un signe que la purification se fait avec la lumière de la foi et de la
méditation ; si elle s'opère de la seconde manière, c'est un signe que la
purification se consomme par la lumière de la contemplation. Dans le premier
cas, la purification aboutira à la parfaite méditation ; dans le second cas,
elle se terminera par la contemplation surnaturelle et infuse »
De quel ordre, ascétique ou mystique, est cette grâce de
méditation parfaite préparée par les épreuves de la Nuit des sens ?
Nous avons cité plus haut des témoignages de sainte Thérèse
et du P. Balthazar Alvarez en faveur de la nature mystique de là prière vocale
contemplative et de la méditation infuse. Un nouvel argument peut être tiré de
ce fait que le don de méditation parfaite est le résultat dans l'âme de la
purification passive, qui est elle-même de l'ordre mystique
; or, les dons mystiques sont sans conteste supérieurs aux grâces de l'ordre
ascétique. S'il en est ainsi, comment admettre que le progrès normal de l'âme se
fasse du plus parfait au moins parfait et qu'un don excellent, comme l'oraison
infuse, ne serve que de préparation à une grâce commune ?
Cet argument prend encore plus de force si l'on songe que
dans ces cas, sans infidélité de la part de l'âme, Dieu lui retirerait le don de
la contemplation, alors qu'il semble avoir pris pour règle de sa Providence, de
ne pas le reprendre même à l'âme qui lui a été peu fidèle. Cette âme, qui par sa
faute, en a perdu la jouissance, n'est pas pour autant réduite à la vie
d'oraison commune, mais est toujours invitée à reprendre sa fidélité passée et à
se rendre propre ainsi à recevoir de nouveau les grâces de la contemplation
infuse.
Nous pouvons conclure sans témérité, que parallèlement à la
voie contemplative sans discours, il existe un ordre de grâces mystiques élevant
la prière vocale et l'oraison discursive. On pourrait les nommer don de
prière vocale contemplative et d'oraison discursive infuse. Ce ne sont pas
des révélations ni, au vrai sens du mot, des inspirations, mais c'est la touche
divine profonde du recueillement surnaturel et de la quiétude qui tonifie et
rend savoureuses nos réflexions personnelles.
Cette grâce d'oraison discursive infuse et de prière vocale
contemplative se rencontre parfois dans des âmes qui ont également reçu les dons
de contemplation silencieuse. Ces âmes, sans qu’il y ait à cela, semble-t-il,
aucune imperfection, passent avec une liberté parfaite du recueillement et de la
quiétude à la méditation, sans sortir de l'état mystique. Parfois aussi, comme
le remarque spirituellement sainte Thérèse, cette grâce est donnée à des
ennemis des contemplatifs. On les entend alors prôner la sécurité de leur
voie purement raisonnable. Ce sont des mystiques sans le savoir ; l'action
divine donne chez eux une saveur de réalité et une vigueur sanctifiante
extraordinaire à des images et à des réflexions pieuses totalement
disproportionnées à ces effets, et souvent même d'une banalité déconcertante.
Complément de preuves en faveur de la saisie immédiate.
— Nous avons tâché de montrer ce que serait une mystique fondée sur la saisie
immédiate de Dieu par l'âme et de l'âme par Dieu. Plusieurs fois, au cours de
cette exposition, les arguments apportés et les autorités invoquées en faveur de
la théorie ont fait plus qu'en montrer la cohérence interne et ont établi, avec
une probabilité plus ou moins grande l'existence du processus mystique répondant
à cette théorie. Il nous reste à compléter ces preuves.
Témoignage oral des mystiques. — Dans une
question de fait, le meilleur argument parait être le témoignage immédiat de
ceux qui ont pu constater ce fait. Malheureusement ce témoignage ne nous
parvient pas immédiatement, mais seulement par l'intermédiaire des directeurs de
conscience, et ceux-ci doivent, en nous le transmettant, garder le secret de
leurs pénitents. On conçoit que cette double restriction diminue beaucoup la
valeur du témoignage : le secret qui doit être gardé nous empêche d'aller
contrôler le témoignage à sa source; et l'entremise nécessaire du directeur
risque de l'altérer, pour ainsi dire, dans cette source même. En effet, si le
directeur est étranger à la mystique, son enquête sera sans doute insuffisante
et s'il est instruit dans cette science, il lui sera bien difficile de ne pas se
laisser influencer par des idées directrices dans la manière de poser les
questions et d'interpréter les réponses.
Supposons un directeur qui ne conçoit l'intuition que sur le
modèle de la vision claire et distincte. Il demandera aux âmes favorisées de
l'oraison de quiétude si elles ont conscience de voir Dieu sans intermédiaire.
On juge de la gerbe de témoignages négatifs qu'il recueillera ; mais en eût-il
rassemblé cent fois plus, le résultat de son enquête n'est pas concluant. Nous
qui admettons la saisie confuse, posant cette même question de la même façon,
nous obtiendrons les mêmes réponses décourageantes ; mais, exposant à ces âmes
la thèse que nous venons de développer, il nous est arrivé plus d'une fois
d'obtenir leur approbation. Aux négations expérimentales des adversaires de la
saisie immédiate, nous opposons donc nos affirmations expérimentales, nous ne
pouvons rien faire de plus pour les convaincre sinon les inviter à jouer pour un
instant notre personnage et à juger des réponses qui leur seront faites.
Les textes. — On peut, de la meilleure foi du
monde, souffler la réponse désirée au sujet que l'on interroge ; de même il
arrive que, selon l'état d'esprit dans lequel on les aborde, les textes rendent
tel son de préférence à tel autre. Seulement, à la différence du témoignage oral
qui s'est évanoui avec la circonstance qui l'a fait naître, le témoignage écrit
demeure ; il est inexterminable et le lecteur impartial finit toujours par se
présenter qui dira son vrai sens et mettra en valeur son contenu.
Ayant nous-mêmes notre idée préconçue nous n'osons
prétendre à ce rôle qui demanderait d'ailleurs le dépouillement complet et
l'interprétation minutieuse d'un nombre immense de documents. Des travaux
partiels ont déjà été faits en vue d'établir le vrai sens de ces mêmes
documents, mais la plupart d'entre eux sont sans utilité, faute de critique
suffisante. Nous n'avons évidemment pas l'intention d'entreprendre ici pareille
tâche. Nous nous contenterons d'indiquer quelques principes d'interprétation et
d'en montrer l'application dans un petit nombre d'exemples.
Ces principes d'interprétation s'appliquent à deux sortes de
textes : à ceux qui favorisent la thèse, pour déterminer leur sens, et à ceux
qui paraissent lui être opposés, pour montrer qu'ils ne le sont pas en réalité.
Les textes de la première catégorie déclarent que la
connaissance mystique est expérimentale et ils la comparent tantôt à la
conscience de nous-mêmes, tantôt à la sensation externe. Or ceci est en
faveur de notre thèse. En effet :
1° La connaissance expérimentale dont ils parlent
n'est pas seulement l'expérience d'un effet produit en nous par Dieu, d'où par
inférence nous remonterions à Dieu, sa cause, mais ils disent que dans
cet effet et non par lui nous atteignons confusément et immédiatement
Dieu qui le produit. Si l'on rejette cette interprétation, il faudra avouer que
les connaissances mystiques sont exactement du même ordre que les consolations
de l'oraison ascétique. De ces dernières, simples effets en nous de l'action de
Dieu, il est rigoureusement vrai de dire que nous avons l'expérience immédiate,
— car ce sont des faits de conscience, — et que par eux nous atteignons Dieu en
remontant de l'effet à la cause ; si donc la connaissance mystique n'est
expérimentale que de cette seconde manière, elle ne l'est ni plus ni moins que
la connaissance ascétique.
2° La conscience de nous-mêmes, ainsi que nous l’avons
rappelé dans la première partie de ce travail, n'est pas une inférence allant de
nos actes à l'existence du sujet qui les produit, mais elle est une saisie
immédiate bien que confuse, du sujet dans le fait de conscience même. Lors donc
que pour expliquer le caractère expérimental de la connaissance mystique de
Dieu, les auteurs comparent cette connaissance à la conscience de nous-mêmes,
ils affirment par là que cette expérience de Dieu n'est pas une inférence mais
une saisie immédiate.
3° La sensation externe signifie, elle aussi,
dans la pensée des auteurs mystiques, une saisie immédiate, — que d'ailleurs
cette sensation soit surtout cognitive ou surtout affective, car
toutes deux sont appréhension immédiate de leur objet. Il importe ici de ne pas
se laisser influencer dans l'exégèse des textes par les théories plus modernes
sur la perception extérieure. Les mystiques, comme l’ensemble des philosophes
scolastiques, sont immédiatistes dans cette question. Pour eux, ce que nous
atteignons par la sensation, c'est l'objet réel lui-même et non une modification
du sujet de laquelle, par un raisonnement rapide, nous conclurions la réalité et
la nature de l'objet. Sans doute, Dieu n'est pas formellement doux, mais
l'absinthe, en elle-même, n'est pas davantage formellement amère ; dans la
pensée des auteurs mystiques, de même que la sensation d'amertume est la
connaissance immédiate de l’absinthe, la douceur intime de la présence divine
est, au concert, la saisie immédiate de Dieu présent.
Au concret, ce mot doit être noté avec soin :
Expérimenter la douceur de la présence divine, et toutes les expressions du
même genre, ont un sens concret. La présence divine au concret, c'est Dieu
présent ; sa douceur, au concret c'est cette présence concrète c'est-à-dire Dieu
présent dont le contact obscur ou confus remplit l'âme de consolation.
On nous excusera de mettre avec tant d’insistance les points
sur les i. N'est-ce pas nécessaire ?...
Faisons, à la lumière de ces principes, l'exégèse de textes
, le premier
est de Scaramelli, le second de Thomas de Vallgornera.
« De même, dit le P.
Scaramelli, que le corps touche et est touché par un autre corps, qu'il sent
ainsi sa présence et parfois avec jouissance ; ainsi l'âme touche ou est touchée
par une substance spirituelle et elle en sent la présence avec la sensation
propre à un pur esprit ; et parfois avec une grande jouissance, si c'est, par
exemple, Dieu qui la touche et qui lui est présent.
Qu'on le remarque bien, comme
le corps ne fait pas, ni ne peut faire ses sensations par lui-même, mais
seulement par le moyen de ses puissances sensitives qui sont l'oeil, l'ouïe,
etc. ; ainsi l'aine ne fait pas, ni ne peut faire ses sensations spirituelles
par elle-même, je veux dire par sa substance seule et nue, mais elle les fait
par le moyen de ses puissances, c'est-à-dire de l'intelligence et de la volonté,
à l'aide de simples conceptions ou d'actes pratiques d'amour, tels qu'ils
proviennent dans la vie présente du don de la sagesse, qui fournit la lumière à
l'intelligence, pour pénétrer les bontés divines, et verse dans la volonté une
vive ardeur pour les aimer avec suavité et douceur. Cela posé, venons-en à
l'oraison de repos et expliquons en quoi elle consiste.
L'oraison infuse de repos
n'est autre chose qu'un certain calme, un repos et une suavité intérieure,
qui naît du plus intime et du plus profond de l'âme, et quelquefois déborde sur
les sens et sur les puissances corporelles, et qui provient de ce que l'âme est
placée prés de Dieu et sent sa présence. Le lecteur ne doit pas s'imaginer
que ce degré d'oraison provient de quelque acte de simple foi, produit par les
secours de la grâce ordinaire, et en vertu duquel l'âme croit que Dieu lui est
présent ; parce que cet acte, ainsi qu'il est manifeste et qu'on le prouve par
l'expérience, ne saurait produire les grands effets de repos, de suavité et de
paix que nous avons indiqués. Cela provient du don dé la sagesse qui place l'âme
prés de Dieu, en le lui rendant présent par sa lumière, et fait que non
seulement elle croit à sa présence, mais qu'elle la sent avec une sensation
spirituelle très douce ».
Les principes précédemment rappelés s'appliquent d'eux-mêmes
à ce texte et montrent clairement qu'il est favorable à notre thèse. Les mots
suivants ont cependant fait quelque difficulté : « Comme le corps ne fait pas
et ne peut faire ses sensations par lui-même, etc. ». En réalité ils ne
contiennent aucune restriction, ils disent seulement que ce n'est pas par sa
substance que l'âme touche Dieu, mais par ses puissances. Qu'y a-t-il là
contre la saisie immédiate ? Dans la vision béatifique elle-même, ce n'est pas
par sa substance mais par son intelligence que l’âme atteindra Dieu ; nul
cependant ne songe à nier pour ce motif le caractère intuitif de cette vision.
Dieu seul connaît et veut par sa substance. — Le terme « conception » employé
dans ce passage eût pu prêter à objection. Étant donné l'école philosophique à
laquelle se rattache le P. Scaramelli, ce mot ne signifie, vraisemblablement
rien d'autre que l'acte même de connaître.
Examinons d'après les mêmes principes l'article de
Vallgornera dont nous avons cité de longs extraits au début de cette seconde
partie. On se reportera avec profit à des citations.
(...)
Vallgornera distingue ici la connaissance qui se fait par
concepts et qui est indifférente à la présence réelle de son objet, et la
connaissance expérimentale qui, elle, saisit son objet intimement présent. Par
cette connaissance expérimentale, nous atteignons Dieu présent en nous, comme
nous atteignons notre propre âme, principe intime de notre être et de notre vie.
Plus haut, il a caractérisé ce mode de connaissance en l'appelant un toucher
expérimental, un contact par lequel les Personnes divines se font
connaître expérimentalement comme intimement présentes, sans cependant se faire
voir. Constamment, dans tout l'article, ce contact intime est comparé à la
conscience immédiate de notre âme.
Les dernières lignes du passage de Vallgornera, qui viennent
après celles que nous venons de citer, nous introduisent dans la seconde série
des textes à critiquer, c'est-à-dire de ceux qui paraissent opposés à notre
thèse. Avant d'en faire l'exégèse donnons les principes d'interprétation plus
spécialement destinés à cette catégorie de textes :
1° Tous ceux qui déclarent que la connaissance
mystique n'est pas vision intuitive de Dieu, laissent notre position intacte. La
saisie immédiate dont nous parlons n'est pas une vision, mais une expérience
intellectuelle de même ordre que la conscience immédiate de nous-mêmes.
2° Un grand nombre de textes affirment que, dans
l'oraison mystique, la présence de Dieu est connue par ses effets. Nous
répondrons d'abord que c'est là l'énoncé d'une vérité partielle : Dieu est connu
aussi par ses effets ; — est-il connu uniquement ainsi ? lés textes ne le
disent pas
. — De plus,
étant donné la nature confuse ou même plus ou moins obscure de ce toucher
intellectuel profond par lequel le mystique atteint Dieu, il n'est pas superflu
d'identifier l'objet de cette connaissance immédiate au moyen de ses effets qui,
eux, sont beaucoup plus clairement perçus. Enfin, comme nous l'avons dit plus
haut, en parlant de l'oraison discursive infuse, les deux modes de connaissance
se poursuivent parallèlement : le toucher immédiat obscur donne le sentiment de
présence réelle, le discours explicite fait pénétrer la nature de l'objet.
Que l'on veuille bien appliquer ces principes
d'interprétation aux textes qui paraissent contraires à la théorie de la saisie
immédiate. Presque tous seront écartés comme étrangers à la question, les autres
perdront leur force probante et laisseront subsister la probabilité de nôtre
thèse.
Donnons seulement deux exemples : les dernières lignes du
passage cité de Vallgornera et un texte de Richard de Saint-Victor.
(...)
Les mots per alienas species désignent la connaissance
discursive abstraite, — manifestatio intuitiva, c'est la vision
claire et distincte, — manifestatio experimentalis exprime la
connaissance par contact intime, étrangère à l'ordre soit du discours, soit de
la vision intuitive.
Voici le texte de Richard de Saint-Victor
.
(...)
L'âme ne voit point Dieu, mais elle sent sa présence, au
concret, c'est-à-dire qu'elle le sent présent. Cette présence se manifeste en
outre par une grande douceur sentie, donc, par ses effets, sans que cela
s'oppose à son caractère d'objet saisi par expérience immédiate. Tout cela a
lieu per spéculum, in aenigmate, ce qui signifie que cela
appartient à l'ordre de la foi et non à celui de la vision béatifique.
CONCLUSION
La théorie de la saisie immédiate de Dieu par l'âme et de
l'âme par Dieu, telle que nous venons de l'exposer, ne contredit aucune vérité
certaine de foi, de raison ou d’expérience. Elle respecte la transcendance de
l'état mystique, sans en faire néanmoins un état nécessairement miraculeux et
angélique. Grâce à elle, la synthèse de la mystique se construit sans faire
violence aux faits ni aux textes. On a pu se rendre compte, nous l'espérons du
moins, que les objections que l'on a coutume de lui opposer proviennent de
malentendus sur la nature de l'intuition obscure ou confuse. Notre conclusion
sera donc que cette théorie, loin de devoir être tenue comme désormais
insoutenable, doit être considérée comme solidement probable et qu'elle mérite
d'être étudiée avec soin. Provoquer ces études était toute notre ambition en
écrivant ces pages
.
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