LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

La saisie immédiate de Dieu
dans les états mystiques

Gabriel PICARD

Introduction

En toute œuvre méritoire l’initiative appartient à la grâce ; mais tandis que, dans l’état ascétique, la volonté, insensiblement prévenue, trouve toujours le secours divin prêt à seconder ses bons mouvements, dans l’état mystique, nos efforts sont, par eux-mêmes, sans efficacité à moins qu’une grâce d’ordre à part ne leur donne d’accomplir ce que, avec le secours commun, ils ne pourraient aucunement produire. Cette union empirique de la grâce mystique est de plus en plus communément admise [1], mais l’accord n’est pas fait sur la nature et la fonction propre de cette grâce.

Pour les uns, elle confère à nos facultés un mode d’agir surhumain, angélique, dont la caractéristique essentielle est de libérer notre intelligence de la dépendance des images. A leur avis, tout état mystique est proprement miraculeux et, à ce titre, la grâce qui le produit mérite le nom de grâce extraordinaire. Mais l’expérience ne confirme pas cette manière de voir, au moins pour les premiers degrés de la vie mystique ; et les auteurs mêmes qui emploient couramment l’expression « grâce extraordinaire » sont loin d’être unanimes à considérer tout état mystique comme miraculeux et angélique.

D’autres font appel à des lumières infuses, à des sentiments d’amour versés dans l’âme sous l’influence des dons du Saint Esprit. Cette opinion, très nette par son élément négatif : le rejet du caractère nécessairement miraculeux de l’état mystique, l’est beaucoup moins dans sa partie positive. Comment, en effet, ces lumières et sentiments infus, produits par Dieu en nous avec le concours et en suivant la filière de nos opérations psychologiques normales, diffèrent-ils, autrement que par leur degré, des inspirations et motions de la voie commune et ascétique ? La grâce commune, elle aussi, me fait penser et vouloir ce que, laissé à moi-même, je n’aurais ni pensé ni voulu.

L’on n’a pas encore trouvé, semble-t-il, de réponse tout à fait satisfaisante à cette question. Il ne sera donc pas sans intérêt de chercher à préciser davantage la note spécifique de l’état mystique.

Or, à priori ne peut-on dire que cette différence essentielle doit se trouver ou bien dans le mode d’agir spécifiquement nouveau et surhumain de nos facultés, ou bien dans la manière nouvelle et tout à fait gratuite dont l’objet divin agit sur nos puissances, celles-ci pouvant d’ailleurs conserver leur fonctionnement naturel ?

Choisir la première explication ce serait faire de tout état mystique un miracle psychologique. En adoptant la seconde, l’on s’engage à résoudre un problème délicat : il faut, d’une part, sauvegarder la complète liberté de Dieu à donner et la totale impuissance de l’âme à se procurer la grâce mystique ; et, de l’autre, montrer que cette grâce ne change pas nécessairement le mécanisme des facultés humaines.

On aura fourni une solution satisfaisante de ce problème si l’on parvient à établir que, à une connaissance de genre intuitif qui, comme telle, n’excède pas la puissance naturelle de l’homme, Dieu répond en se communiquant librement, dans la mesure et la manière qu’il lui plaît.

Nous voudrions, dans cette étude, attirer l’attention sur ce qu’il y a d’intuitif dans la connaissance que nous pouvons avoir, même naturellement, de Dieu et sur le rôle de cette intuition dans l’état mystique. Il va sans dire que notre intention est bien plutôt d’inviter à la recherche que d’énoncer une doctrine définitive ; encore moins prétendons-nous représenter la pensée de la Revue qui a bien voulu nous donner l’hospitalité.

Première partie

Peut-on admettre une saisie immédiate de Dieu
différente de la vision béatifique ?

Nature de la saisie immédiate de Dieu. — Avant de nous demander si une telle appréhension peut être donné, rendons-nous compte de l’idée que nous nous en faisons.

Commençons par écarter du débat la vision béatifique. Même en admettant avec saint Thomas et nombre de théologiens qu’elle peut être accordée dès cette vie à l’âme par manière de grâce transitoire, ce n’est pas d’elle qu’il est question ici. Elle serait en effet un don très élevé ; or nous parlons d’une saisie de Dieu qui caractériserait tous les états mystiques même inférieurs et qui, jusqu’à un certain point, se rencontre dans le plan de la connaissance naturelle. Ce dont il s’agit, c’est d’une saisie directe, immédiate, plus ou moins confuse de Dieu présent à l’âme, saisie qui se comparerait mieux à un toucher très intime qu’à la claire vue. Ce serait quelque chose comme la conscience de notre propre « moi » dans ses opérations psychologiques : prise immédiate, concrète, non pas seulement sensible mais intellectuelle, qui nous révèle sûrement à nous-mêmes, sans cependant nous renseigner exactement sur notre nature [2].

       L’intuition intellectuelle humaine est possible. — Les psychologues s’accordent en général pour reconnaître le caractère nécessairement immédiat de la conscience du moi :

       Dans la connaissance que j’ai de ma propre existence, écrit le P. S. Harent [3], je ne débute point par les idées abstraites de l’existence et du moi, ni par le jugement formel qui compare et lie entre elles ces deux idées ; mais tout ce mécanisme de concepts abstraits et de jugement explicite ne sert qu’à me traduire à moi-même, en concepts analytiques suivis d’une affirmation synthétique, une intuition primitive plus confuse mais très certaine, simple regard atteignant d’une manière concrète le moi existant et agissant ; jugement virtuel impliquant déjà certitude et vérité. Les philosophes font depuis longtemps cette remarque à propos du Cogito de Descartes ; et les scolastiques – dans leur ensemble – ne s’y opposent pas.

Saint Thomas enseignait, lui aussi, que notre âme se connaît elle-même de deux manières ; d’une manière confuse par laquelle nous percevons avec certitude son existence sans cependant connaître distinctement sa nature, et d’une manière distincte qui nous renseigne plus ou moins complètement sur sa nature [4]. La première de ces deux formes de connaissance est proprement une perception par laquelle notre âme, en vertu de sa seule présence ontologique, se saisit directement, sans qu'il soit nécessaire de tirer des sens par l'abstraction et de former une espèce qui la représente; par cela seul, en effet, qu'elle est sans cesse présente à elle-même, elle remplit la fonction d'espèce intelligible conservée à l'état d'habitus, et elle est toujours prête à se connaître actuellement dès que se portera sur elle la lumière de l'intellect agent [5]. Par cette connaissance actuelle, ajoute le saint Docteur, l'âme se saisit elle-même dans quelqu'un de ses actes ou dans quelqu'une des espèces qu'elle forme consciemment sur les objets différents d'elle [6]. Ces espèces ne la représentent pas [7], et elle ne conclut pas de leur existence ou de leur nature à sa propre existence ni à sa nature, mais en elles, présente et agissante en elles, elle se saisit immédiatement [8], si bien qu'il faut dire en toute rigueur qu'elle se connaît sans espèce, puisque c'est elle-même et elle seule qui remplit dans ce cas le rôle et d'espèce intelligible et de verbe. [9]

Sur le caractère intuitif de la conscience profonde du moi, écoutons le R. P. Noël O. P. :

Il n'en existe pas moins, indépendamment du corps, une perception initiale, une sorte d'illumination dans la pénombre : nous ne saurions mieux dire que saint Thomas ; une sorte de verbe informe, immanent et inné. « L'homme, le composé, ne perçoit pas que l'intelligence ait toujours en elle ce verbe informe, suivant une intellection intérieure ; cependant, de fait, cette connaissance obscure et indistincte existe toujours dans l'esprit en tant qu'esprit ». Il se peut que cette phrase ne soit pas du saint Docteur ; mais très certainement elle traduit sa pensée. Ainsi donc nous voici en présence d'un certain dédoublement du moi. D'un côté l'homme avec une connaissance extérieure qu'il peut se former par l'abstraction claire, précise, évidente ; de l'autre un principe incorporel et subsistant, connaissant aussi, quoique imparfaitement et in confuso, sans abstractions, d'une manière tout intuitive, et ces deux modes s'exerçant parallèlement, simultanément sans qu'il y ait de confusion possible [10].

Nous insisterions sans doute un peu moins que le P. Noël sur le caractère purement spirituel de cette opération vitale de l'âme dans le composé, mais avec lui nous reconnaissons que cette connaissance du moi est bien l'intuition du moi dans son acte et non une inférence de la réalité de l'acte à celle du sujet qui le produit. Et il ne saurait en être autrement, car si la conscience qui perçoit l'acte ne saisissait pas en lui, et aussi immédiatement que lui, le moi auquel cet acte appartient, je n'aurais pas conscience de mon acte ; j'aurais seulement la connaissance d'un acte qui, au premier instant, serait impersonnel et que l'inférence me ferait rapport à un sujet d'attribution abstrait, mais non au sujet concret intimement connu par le dedans dans sa singularité incommunicable, que j'appelle « moi » et qui s'exprime en disant : « ,je ».

Il est de toute évidence que cette connaissance immédiate qui saisit le moi avec une absolue certitude n'est pas une expérience purement sensible ; son caractère absolu nous indique clairement qu'elle est d'ordre intellectuel ; d'autre part comme elle ne nous révèle pas distinctement la nature de son objet, elle n'est qu'une intuition confuse, et, par suite, ne se révèle pas elle-même, sans hésitation possible, comme intuition : c'est pourquoi il nous a fallu établir son existence.

Nous avons donc de nous-mêmes une intuition confuse ; avons-nous de Dieu une perception du même genre?

Pressentiments de la raison en faveur de la saisie immédiate de Dieu. — A priori de bonnes raisons nous portent à l'admettre. Que faut-il, en effet, pour que nous ayons une intuition intellectuelle ? Il faut, et il suffit, semble-t-il, que nous possédions une intelligence apte à saisir son objet, puis, que cet objet soit intelligible, enfin qu’il nous soit présent. Or, n'est-on pas d'accord pour dire, sans hyperbole ni métaphore, que Dieu nous est plus présent que nous-mêmes ? Deux questions, en effet, se posent par rapport à tout objet : « qu'est-il ? » et « existe-t-il ? » Quid est ? An est ? et la réponse à ces deux questions épuise tout ce que l'on peut en dire. Mais tout ce que nous sommes, nous ne le sommes que parce que, à tout instant, nous dépendons de notre exemplaire total, actuel et actif qui est Dieu ; et nous n'existons que parce que, à chaque instant aussi, l'action créatrice de Dieu pénètre tout ce que nous sommes, jusqu'au fond, sans excepter la moindre parcelle, le moindre aspect réel de notre être. C'est au point que, lorsque théologiens et philosophes s'efforcent de comprendre et d'expliquer cette action divine et de dégager, pour le lui opposer en manière de terme produit, l'être de la créature, c'est Dieu et toujours Dieu qu'ils trouvent au fond de leur analyse et ce n'est qu'à grand peine, — sous l'impérieuse poussée de notre être qui impose sa réalité distincte de Dieu, — qu'ils consentent à assigner à la créature une entité propre, encore que toute pénétrée de l'opération créatrice. Mais alors, — procédant toujours a priori, — est-il vraisemblable qu'un contact, une pénétration aussi intime ait lieu entre deux esprits et que, de la part de l'un d'entre eux, il n'y ait aucune connaissance ? Ne dirions-nous pas plutôt que ce contact doit être, à quelque degré au moins, révélateur, qu'une telle étreinte d'esprit à esprit ne peut se produire dans une obscurité et une ignorance totales ?

Insinuations de saint Thomas d'Aquin. — Quelques textes de saint Thomas d’Aquin donneraient à penser que, même dans l'ordre de la connaissance naturelle, notre âme saisit continuellement en son fond intime, non seulement elle-même par la conscience, mais Dieu.

Dans son commentaire du livre I des Sentences, saint Thomas, voulant expliquer comment notre âme est une image de la Sainte Trinité, remarque d'abord qu'elle se, montre telle principalement lorsqu'elle prend pour objet de ses facultés supérieures elle-même et surtout Dieu ; car, dit-il, bien que Dieu et notre âme restent des réalités différentes et que, par suite, l'égalité de la puissance de connaître et de l'objet connu fasse défaut, cependant, si l'on veut bien se rappeler que Dieu est présent en nous par son essence et que nous le saisissons par une connaissance qui n'est pas proprement acquise, on comprendra que, c'est surtout par rapport à cet objet, Dieu, que notre âme est l'image de la Trinité.

Allant plus loin, il se demande, dans l'article suivant, si l'âme ressemble à la sainte Trinité au point d'être, comme elle, toujours en acte par rapport à la saisie de ces objets privilégiés : elle-même et Dieu. Il répond affirmativement en distinguant, après saint Augustin, l'action de discerner un objet d'un autre, celle de discourir par la raison et celle d'appréhender par simple intelligence, cette dernière opération consistant dans le simple regard de l'intelligence sur l'intelligible présent. Or, continue-t-il, l'âme ne discourt ni ne discerne pas toujours au sujet de Dieu ni d'elle-même ; autrement chacun saurait naturellement toute la nature de son âme, ce à quoi l'on ne parvient qu'à grand peine et par une longue étude. Pour arriver à une telle connaissance, en effet, la simple présence de l'objet ne suffit pas, mais il faut s'appliquer à cet objet et diriger sur lui l'effort de sa pensée ; s'il s'agit, au contraire, de la simple intelligence, qui ne réclame pas autre chose que le simple regard de l'esprit sur l'objet intelligible présent, il faut dire que l'âme saisit continuellement, de cette manière, elle-même et Dieu, confusément, et qu'il en résulte une sorte d'amour confus.

Ces textes considérés en eux-mêmes, sont plutôt favorables à la saisie immédiate confuse de Dieu, telle que nous l'avons décrite plus haut. L'intuition intellectuelle, disions-nous, est un simple regard de l'esprit atteignant en lui-même l'objet présent. Chacun des membres de cette définition trouve ici son répondant : Il s'agit d'un simple regard de l'esprit.

Remarquons-le : saint Thomas mentionne deux objets atteints ainsi en eux-mêmes par simple regard : l'âme et Dieu ; et ces deux objets sont atteints au même titre, qui est leur présence réelle immédiate à l'esprit qui les regarde. C'est cette présence réelle immédiate qui est invoquée aussi bien pour Dieu que pour l'à1~le au cours des deux longs passages, cités [11].

Il n'est pas question ici d'une présence improprement dite, comme serait celle de la chose signifiée dans le signe qui la représente parfaitement : le texte déborde cette interprétation en affirmant à plusieurs reprises qu'il s'agit de la présence per essentiam [12]. L'affirmation contenue dans ce passage est donc celle-ci : notre esprit saisit par un simple regard. Dieu, présent en lui par son essence.

Saint Thomas ajoute que ce simple regard atteint ainsi Dieu continuellement : anima semper infelligit se et Deum et qu'il l'atteint confusément, indeterminale. — Ces derniers mots nous suggèrent la mise au point nécessaire, tant pour la doctrine prise en elle-même que pour son harmonie avec l'ensemble des affirmations de saint Thomas. Dans tous les autres passages où il traite de la manière dont l'intelligence humaine connaît naturellement Dieu, le Docteur angélique nie constamment que Dieu puisse être atteint per essentiam [13]. Or, dans la première question de cette même Distinction, il formulait déjà cette négation aussi catégoriquement que partout ailleurs : « Bien que Dieu soit par essence, présence et puissance présent à notre âme plus intimement qu'elle ne l'est à elle-même, cependant il n’y est pas comme o(jet de l'intelligence, ce qui est condition requise pour la connaissance ; et d'ailleurs notre âme a beau être présente à elle-même, il lui est cependant très difficile d'arriver à se connaître ; elle n'y parvient qu'en passant par raisonnement des objets à ses actes et de ses actes à ses puissances ».

A quelques pages de distance, il nous est donc dit, dans un premier passage, que la présence de Dieu dans l’âme per essentiam ne suffit pas pour qu'il soit connu, et dans un second, que cette présence suffit pour produire une connaissance continuellement en acte, par simple regard confus, sans qu'il soit nécessaire que Dieu soit présent à notre esprit par manière d'objet. La conciliation de ces deux passages nous dispensera de celle de tous les autres, car la difficulté qui naît des autres est déjà tout entière ici.

La présence par essence de Dieu dans l'âme ne suffit pas pour que l'âme connaisse Dieu de cette connaissance qui s'obtient par le discours et qui nous révélé explicitement son existence ou sa nature, mais elle suffit pour déterminer en nous une sorte de toucher profond qui atteint Dieu sans rien savoir de sa nature, sans même pouvoir le discerner de ce qui n'est pas lui : non semper cogitat et discernit de Deo. Est-ce là une connaissance ? Non, si l'on entend par ce mot une connaissance distincte, ou même une connaissance claire-confuse, qui nous ferait savoir quelque chose, si peu que ce soit, de leur objet ; c'en est une au contraire, si l'on entend par là une saisie obscure qui nous met réellement en rapport d'esprit avec cet objet-là et non un autre, qui nous le fait toucher sans nous découvrir ce qu'il est [14]. Dans les articles 4 et 5 de la question 4, qui viennent d'être cités, saint Thomas affirme la connaissance par toucher obscur ; dans l'article 2 de la première question, comme dans tous les autres passages de ses œuvres où la même doctrine revient, il nie la connaissance claire ou distincte et il ne mentionne pas la saisie obscure immédiate. Il n'y a donc pas contradiction, mais réticence, et selon toute apparence, réticence voulue dont le saint Docteur ne nous a pas dit le motif.

Ce silence équivaut-il à une rétractation ? On ne voit pas pour quelle raison saint Thomas aurait négligé de la faire. Pourquoi ne pas penser que son rôle de docteur, dont il avait si pleine conscience, le porta à laisser tomber cette doctrine comme trop délicate pour entrer dans les cadres de son enseignement usuel ? De sorte que, sans la désavouer, sans l'abandonner, y trouvant encore des principes de solution [15], il s'abstint de la reproduire ? Quoi qu’il en soit, il reste vrai que le silence gardé par saint Thomas, dans ses autres ouvrages, diminue grandement la force de l’argument d'autorité que nous pourrions tirer du Commentaire des Sentences. A défaut d'autorité, les raisons que le saint Docteur apporte en faveur de la saisie immédiate de Dieu ne perdent pas pour autant leur valeur et le silence gardé plus tard à leur sujet par saint Thomas ne leur a pas enlevé toute leur force intrinsèque : elles peuvent à bon droit, nous semble-t-il, avoir prise sur notre esprit, comme nous voyons qu'elles ont eu prise sur celui de saint BONAVENTURE.

Texte de saint Bonaventure. — Répondant à la question : « La conscience (morale) est-elle un habitus inné où acquis ? », saint Bonaventure remarque d'abord que, considérée comme lumière de notre vie morale, la conscience est innée, mais que, pour autant qu'elle comporte des connaissances déterminées, il faut la dire acquise. Puis il ajoute :

« Si cependant il y a des objets de connaissance qui nous sont présents par leur essence même et non par une espèce, il faut dire que, par rapport à eux, la conscience est innée. Ainsi en est-il pour ces dictamens qui sont : Il faut aimer Dieu, il faut craindre Dieu. Dieu, en effet, ne nous est pas connu par une image tirée des sens : sa notion, comme le dit saint Augustin, nous est donnée par la nature même. Pour ce qui est de l'amour et de la crainte, nous ne les connaissons pas par des espèces provenant du dehors, mais nous les atteignons immédiatement, car ils sont en notre âme par leur essence même. D'où suit que, à cette question : toute notre connaissance vient-elle des sens ? il faut répondre négativement. En effet, il est nécessaire d'affirmer que notre âme connaît Dieu, et elle-même et ce qui est en elle, sans le secours des sens extérieurs. Si Aristote dit quelquefois que rien n'est en notre intelligence qui ne provienne des sens, et que toute notre connaissance tire son origine des sens, il faut entendre ces paroles uniquement des objets qui sont en notre âme par leur représentation abstraite. Ceux-ci sont dits avec raison inscrits dans notre âme. Il faut donc noter avec grand soin ce que dit Aristote, à savoir que ces paroles : « rien n'est inscrit dans l'âme », ne signifient pas qu'il n'y a en elle aucune connaissance, mais seulement qu'il n'y a en elle aucune représentation abstraite ».

Une saisie immédiate de Dieu inférieure à la béatifique est possible. — Il serait difficile d'éluder complètement la force de l'argument d'autorité qui résulte des textes de saint Thomas et de saint Bonaventure. Mais comme le dosage exact de cet argument demanderait de longues et patientes recherches, nous ne voulons trouver dans des textes que l'expression heureuse des raisons qui établissent la possibilité de l’intuition confuse de Dieu. En somme, ces raisons se réduisent à celle-là même que nous pressentions au début de ce travail : Dieu, qui est en lui-même souverainement intelligible, étant intimement uni à notre intelligence, comme cause première et exemplaire actif de tout son être et de toute son opération, doit provoquer en elle une certaine connaissance immédiate ; à moins que cette connaissance ne rencontre des obstacles, soit de la part de Dieu, soit de la part de notre esprit.

Il s'agit, ne l'oublions pas, d'une intuition confuse et non de l'intuition claire et distincte, qui d'ailleurs . s'imposerait par sa clarté même et rendrait évidemment inutile toute discussion sur sa possibilité.

Mais précisément parce qu'elle est confuse ou même quasi-obscure, cette intuition n'est-elle pas rendue impossible par la simplicité parfaite et l'absolue intelligibilité de Dieu ? D'un être parfaitement simple ne doit-on pas nécessairement percevoir tout ou rien et d'un être qui est la lumière même quelque chose peut-il être perçu confusément ou obscurément ? En d'autres termes, la nature même de Dieu n'exclut-elle pas la possibilité de toute intuition inférieure à la vision béatifique et, dès lors, ne s'élève-t-il pas de la part de l'esprit créé, une impossibilité corrélative, provenant de son insuffisance radicale à percevoir naturellement Dieu ?

Répondre à cette double objection, ce sera du même coup confirmer solidement la possibilité de la saisie immédiate de Dieu.

D'abord, est-il vrai que d'un être simple, on perçoit nécessairement tout ou rien ?

Si Dieu était simple par indigence, à la manière d'un point mathématique, cet argument vaudrait sans doute, mais appliqué à une simplicité infiniment riche comme est celle de Dieu, il perd sa force. A l'âme humaine, même la plus parfaite, qui le perçoit par la vision béatifique, Dieu ne découvre pas tout ce que son essence infiniment simple possède en fait de virtualités et de perfections éminentes.

Lorsque l'objet de l'intuition est l'Être infini, la transcendance de cet objet déborde toute connaissance créée, fût-ce celle de l'Homme-Dieu, de telle sorte qu'une infinité d'aspects réels de cet Être infiniment simple échappent nécessairement à l'esprit fini qui le contemple.

On voit quel a fortiori nous permet de conclure que, s'il en est déjà ainsi pour l'intuition claire et distincte, il en est bien plus sûrement de même pour la saisie confuse ou obscure dont il est question ici.

La simplicité de Dieu ne s'oppose donc pas à ce que nous ayons de Lui une intuition confuse ou obscure. Mais l'être qui est la lumière infinie et qui  est intimement présent à notre esprit, peut-il être saisi immédiatement d'une manière obscure ? — Sans doute, puisqu'il s'agit ici d'intuition,  il ne peut être question d'interposer entre l'intelligence humaine et Dieu, un intermédiaire objectif. Cependant, l'on conçoit fort bien que cette lumière infinie et immédiatement présente à notre intelligence puisse trouver, dans la nature bornée de notre esprit et dans ses conditions matérielles d'existence, des voiles d'une transparence fort défectueuse. Sans rendre la connaissance proprement médiate, ces voiles peuvent la rendre confuse, au point même, comme nous l'avons noté plus haut, de ne plus nous permettre, dans le plan de la seule intuition, le discernement de l'objet, ce qui est le propre de la connaissance dite obscure. Du reste, les raisons contre la possibilité de la perception confuse de Dieu, tendraient tout aussi bien à démontrer que la vision béatifique ne peut être qu'absolument parfaite, et donc strictement égale, en tous les esprits qui en jouissent. Que si la vision béatifique elle-même peut admettre des degrés de perfection, sans doute innombrables, à cause de la réceptivité très inégale des sujets, à combien plus forte raison la saisie immédiate de Dieu ne sera-t-elle pas obscurcie dans l'âme humaine soumise aux conditions matérielles de la présente ?

Si l'on objecte que l'âme enfermée dans le corps ne peut rien connaître qui n'ait été d'abord une donnée sensible et que par suite, toute intuition intellectuelle lui est interdite, nous n'aurons nulle peine à répondre avec saint Thomas et saint Bonaventure que, bien qu'elle ne soit pas un pur esprit, et qu'à ce titre elle soit dite raisonnable, elle est cependant un esprit et, comme telle, elle possède l'intelligence, c'est-à-dire la faculté de voir en eux-mêmes les objets intelligibles mis à sa portée, parmi lesquels, nous l'avons vu, se trouvent au premier rang elle-même et Dieu. Sans doute, son degré infime de spiritualité lui interdit, dans l'ordre naturel, l’intuition claire et distincte non seulement de Dieu, mais d'elle-même ; l'intuition confuse ne lui reste pas moins accessible pourvu qu'elle soit possible ; or, nous venons de montrer que rien ne s'oppose à sa possibilité.

Résumé et mise au point de la doctrine. — Les raisons que nous avons apportées nous permettent de conclure que 'Dieu, par le seul fait de sa présence intime à l'âme, comme Créateur, peut être immédiatement appréhendé par l'intelligence humaine, au moyen d'un simple regard de l'esprit, sans formation d'espèce. Ce mode de connaissance est naturel à l'homme par rapport aux objets qui sont présents à son âme par leur essence même, à savoir l'âme elle-même, avec ses puissances et ses actes, et Dieu. Par cette voie, l'esprit humain ne connaît pas distinctement la nature de son âme, ni la nature de Dieu ; il atteint ces objets directement et en eux-mêmes, mais confusément. Un texte de saint Thomas ajoutait même que cette saisie directe et immédiate de Dieu par l'intelligence humaine n'est pas un acte transitoire, mais une appréhension continuelle et qu'en cela l'âme humaine se présente comme une image très parfaite de la sainte Trinité ; car de même que, dans la sainte Trinité, la procession des Personnes a lieu par un acte éternel de connaissance et d'amour, l'âme a, elle aussi, ses puissances de connaître et d'aimer toujours en acte par rapport à ces deux objets principaux : elle-même et Dieu.

Voilà un ensemble de propositions qui, prises dans leur sens fort, sont propres à nous étonner. Est-ce vraiment notre esprit à nous qui a continuellement l'intuition confuse de Dieu ? Il faut à cette doctrine une mise au point.

Ces objets présents à notre esprit par leur essence même, à savoir notre âme et Dieu, peuvent être appréhendés immédiatement par trois sortes de connaissances :

Par intuition distincte, d'abord, ce qui, relativement à Dieu, est le fait de la seule vision béatifique, et par rapport à notre âme, dans les conditions de la vie présente, est on mode de connaître miraculeux.

Puis, par intuition confuse à deux degrés, c'est-à-dire par une appréhension claire-confuse, qui nous révèle sûrement et explicitement l'existence de l'objet sans nous faire connaître sa nature ; ou par une appréhension confuse beaucoup plus proche de la connaissance obscure, laquelle nous met en relation immédiate avec l'objet, mais sans que nous ayons conscience de saisir telle chose et non telle autre, comme lorsque dans l'obscurité nous touchons un objet que nous ne parvenons pas à identifier.

Selon la doctrine exposée plus haut, alors que nous pouvons avoir naturellement de notre âme tantôt l'appréhension claire-confuse, tantôt l'appréhension plus obscure, nous n'avons de Dieu présent à notre être, qu'une appréhension confuse, quasi-obscure, laquelle peut fort bien rester inconsciente ou subconsciente.

Reprenons cela en détail :

Continuellement, que nous agissions ou non, nous avons de nous-mêmes une conscience sourde, ou si l'on veut, continuellement, — sauf peut-être le cas du sommeil profond et sans aucun rêve, — nous sommes toujours assez en acte pour n'être pas totalement inconscients de notre existence. Cette connaissance de nous-mêmes est concrète et immédiate, c'est donc matériellement et identiquement (materialiter et identice) la conscience de notre âme. Cette conscience continuelle, provoquée par la simple présence de notre âme à elle-même est évidemment une perception extrêmement confuse, voisine de la subconscience [16].

Au-dessus de cette perception rudimentaire, encore tout enveloppée d'inconscience, se place la connaissance immédiate secundum an est, par laquelle nous percevons clairement notre existence sans notion distincte de notre nature. C'est là comme une inférence immédiate de l'acte à l'agent, de l'impression ressentie à l'être qui ressent ; ou mieux, c'est l'agent et l'être saisis à même dans l'acte comme dans un médium in quo.

Pour le premier mode de perception, très confuse et quasi-obscure, la simple présence de l'objet et l'éveil actuel de l'intelligence suffisent ; pour le second, la si triple présence est requise, mais elle ne suffit pas ; il faut, pour s'appréhender de cette manière, que l'âme produise quelque acte psychologique dans lequel elle pourra se saisir.

La saisie immédiate de Dieu est une intuition confuse du premier degré. — Il est aisé de comprendre que l'appréhension naturelle immédiate de Dieu doit nécessairement se tenir dans les limites du premier mode. Dieu, en effet, est intelligible et présent à notre. âme, mais ce qui permet à notre âme de passer le seuil de la conscience claire, à savoir la production d'un acte vital, ne peut plus avoir lieu dans ce cas. Aussi cette connaissance profonde, qui est bien de l'ordre de l'intuition, ne s'impose-t-elle pas d'elle-même et à elle seule ; elle reste vague et passe inaperçue, tant que ses effets ne viennent pas la révéler en la précisant. Constatant, par exemple, les aspirations vraiment infinies de la volonté et de l'intelligence humaine, l'aptitude de l'âme à l'éducation religieuse, le caractère religieux que prend naturellement, dans la syndérèse, l'obligation morale, nous sommes amenés à comprendre que notre connaissance de Dieu ne nous vient pas tout entière du raisonnement et de la tradition, mais que raisonnement et tradition trouvent une complicité au fond de notre âme dans une sympathie profonde qui a elle-même pour cause le contact intime et pénétrant de notre esprit et de son Créateur .

Étant une connaissance immédiate de l'objet présent, ce contact de Dieu au fond de notre être réalise la définition de l'intuition. Mais, d'après les principes que nous avons rappelés et que l'expérience confirme, Dieu ne peut pas, comme notre âme, nous devenir clairement perceptible secundum an est, dans un acte vital dont nous aurions conscience. Il reste donc à l'intime de nous-mêmes, non pas totalement inaperçu, mais dans une obscurité qui ne nous permet pas, de l'identifier par la seule voie de l'intuition.

Importance de cette saisie obscure : connaissance par sympathie, puissance obédientielle aux grâces mystiques. — On sent toute l’importance de cette saisie obscure de Dieu par notre esprit. C’est une connaissance infime dans son ordre, mais cet ordre est, en lui-même, supérieur à celui dans lequel la connaissance humaine atteint sa perfection. Dans celui-ci, qui est l'ordre abstrait, .nous élaborons des notions de plus en plus distinctes, riches et ordonnées, mais nous n’avons pas le contact du réel : c'est le plan de la raison ; dans celui-là, par lequel la nature humaine continue la nature angélique, la matière qui nous constitue essentiellement nous interdit la vision claire, et distincte, mais nous sommes en contact intellectuel immédiat avec la réalité : c'est proprement le plan de l'intelligence. Dans l'ordre de la psychologie purement naturelle ou aidée seulement de la grâce commune, c'est ce contact profond qui donne à nos spéculations théologiques et à nos méditations la saveur du réel, c'est lui qui fonde la sympathie de notre nature avec le monde divin. Peut-il faire plus ? S'épanouit-il quelquefois, sans sortir de l'ordre naturel ou de l'ordre ascétique, en sentiment véritablement objectif de la présence divine ? Est-ce en lui qu'il faut chercher la racine naturelle qui constitue la puissance obédientielle aux grâces mystiques et leur point d'insertion dans la nature ? Nous réservons ces questions pour le moment.

L'0ntologisme : objection et réponse. — Avant de clore cette première partie, il est à propos de répondre à une objection :

Prétendre que nous avons naturellement une saisie immédiate de Dieu, au titre de sa présence ontologique à notre âme, n'est-ce point renouveler l'erreur ontologiste ?

Remarquons d'abord' que, si le seul fait d'affirmer que Dieu est d'une certaine manière immédiatement atteint parce qu’il est en nous per essentiam, constituait le délit d’ontologisme, il serait peut-être malaisé d'en décharger saint Thomas et saint Bonaventure.

Quant à la doctrine qui vient d'être exposée, il n'est pas difficile de montrer qu'elle n'a rien de commun avec l'ontologisme. Que disent, en effet, les ontologistes ? Ils s'en expliquent eux-mêmes avec toute la clarté désirable.

L'ontologisme, écrit Fabre, est un système dans lequel, après avoir prouvé la réalité objective des idées générales, on établit que ces idées ne sont pas des formes ou des modifications de notre âme ; qu'elles ne sont rien de créé, qu'elles sont des objets nécessaires, immuables, éternels, absolus ; qu'elles se concentrent dans l'être simplement dit et que cet Être infini est la première idée saisie par notre esprit, le premier intelligible, la lumière dans laquelle nous voyons toutes les vérités éternelles et absolues. Les ontologistes disent donc que ces vérités éternelles ne peuvent avoir de réalité hors de l'essence éternelle, d'où ils concluent qu'elles ne subsistent qu'unies à la substance divine, et que ce ne peut être, par conséquent, que dans cette substance que nous les voyons [17].

Cette déclaration, comme celles du professeur Ubaghs et de M. Branchereau [18], ainsi que les propositions condamnées en 1861 et en 1887 par le Saint-Office, peuvent se ramener aux deux thèses suivantes :

1° L'idée, de l'être simplement dit (ens simpliciter) est Dieu même, l'être infini, que nous percevons immédiatement et qui, affectée de négations et de limitations, nous sert à concevoir les êtres. finis.

2° Cet être infini immédiatement perçu est identiquement la lumière intellectuelle par laquelle, et dans laquelle notre esprit connaît toutes choses.

En deux mots, ce qui caractérise tout ontologisme, même le plus modéré, c'est la théorie de l'ens simpliciter et de la vision en Dieu.

L'on voit sans peine ce qui, dans cette théorie, appelait les condamnations dont elle a été frappée :

a) La thèse de l'ens simpliciter, par l'univocité de l'ens, que tiennent communément les ontologistes, ou de l'esse, comme le prétendait en particulier Rosmini, implique logiquement, qu'on le veuille ou non, le panthéisme. En effet, si tout le contenu positif de notre idée d'être correspond objectivement à l'ens simpliciter, infini, et si l'esse, bien que reçu et extrinsèquement limité par des essences, purs principes de négation, signifie une perfection qui d'elle-même, ratione sui, est une et infinie, il s'ensuit que tous les êtres, de par la réalité positive qui les constitue intrinsèquement, contiennent un élément qui, de droit, est formellement identique à l'être divin, et que, par conséquent, au titre même de leur réalité, ils se confondent avec Dieu [19].

b) La thèse de la vision en Dieu, corrélative de la vision en toutes choses de l'être de Dieu, n'est pas moins pernicieuse. Par la fonction qu'ils lui font remplir dans notre connaissance et qui est la participation des idées mêmes de Dieu [20], les ontologistes avouent implicitement que leur idée de l'être est bien une intuition de Dieu comme être infini, souverainement parfait, exemplaire de toute vérité. C'est donc bien une connaissance du même ordre que la vision béatifique.

La théorie exposée dans cet article prend le contre-pied de ces deux thèses ontologistes. De l'ens simpliciter, tout d'abord, car elle tient pour acquis que les notions d'ens et d’esse trouvent leur origine dans la perception de l'être fini, que ces notions sont analogues et attendent pour s'appliquer à Dieu, que l'existence de Dieu et la valeur du concept qui l'exprime, aient été établies avec certitude par les preuves classiques dont le type est l'argument a contingentia mundi. Elle ne rejette pas moins la vision en Dieu : en effet, c'est toujours notre esprit fini et imparfait qui, à laide de ses seules idées et de ses seuls actes finis et imparfaits, et nullement par les idées divines, atteint toutes les vérités dont il prend connaissance. Et l'on peut dire que son imperfection humaine n'éclate nulle part autant que cette saisie extrêmement confuse dont il est question ici, laquelle ne ressemble en rien à l'intuition de l'ens simpliciter ; car, tandis que les ontologistes prétendent concevoir toutes les réalités des êtres finis en fonction de cet ens simpliciter qui serait Dieu même immédiatement perçu, cette saisie confuse qui résulte du contact profond de notre âme avec son Créateur présent en elle par essence ne remplit à aucun degré cette jonction de lumière et d'objet universels que prête l'ontologisme à l'intuition tout autre dont il se réclame. Pour autant, en effet, qu'on la considère comme émergeant de l'inconscience, cette appréhension obscure n'a même pas la vertu de nous faire discerner son objet. Si elle peut être racine profonde d'instincts et pierre d'attente pour des apports de grâce, elle n'est, par elle-même, aucunement révélatrice de la nature de Dieu et elle ne répand aucune lumière sur notre connaissance de l'être.

On insiste : « Sans doute, ce toucher profond n'est pas l'intuition révélatrice de toutes les richesses de l'être que prétendent éprouver les ontologistes, mais enfin c'est tout de même une connaissance immédiate et en cela du moins votre théorie ressemble à l'ontologisme ».

A quoi nous répondrons que la saisie profonde et confuse dont nous parlons n'a, comme nous l'avons montré, aucun des caractères et ne conduit à aucune des conséquences qui ont motivé la condamnation de l'ontologisme. Qu'elle ait, à titre de prise immédiate, une certaine ressemblance avec l'ontologisme, cela ne fait pas, de soi, une objection sérieuse. D'autres doctrines reçues dans l'Église ne sont pas non plus sans ressemblances avec des erreurs condamnées. N'est-il pas vrai, par exemple, que, dans la question difficile des rapports de la science et de l'action divines avec la liberté humaine, l'explication moliniste ressemble au semi-pélagianisme et que celle de Bañez et de ses disciples se rapproche du fatalisme et du jansénisme ? En conclurons-nous que ces deux théories doivent quelque jour être condamnées ?

Il n'est guère de doctrine tant soit peu délicate qui n'avoisine quelque subtile erreur ; de ce seul voisinage on ne peut tirer aucune objection valable.[21]

Conclusion de la première partie. — Tout ce qui vient d'être dit tend à établir que la notion d’intuition ne doit pas être restreinte à l'ordre de la connaissance claire et distincte, mais qu'il y a, au-dessous de la connaissance claire et distincte, jusqu'au degré de la connaissance obscure, aux confins de la subconscience, un champ immense où se rencontrent, non seulement des conceptions discursives, mais des saisies immédiates d'objets concrets et présents, perceptions dont on ne peut dire, ni qu'elles atteignent l'objet comme il est, ni qu'elles l'atteignent comme il n'est pas, car ce sont là des attributs de la connaissance distincte [22], mais qui atteignent, sans révéler sa nature, au stade de la perception confuse, sans même le discerner à coup sûr, au stade de la perception obscure, l'objet réel qui est là.

       De la saisie immédiate confuse ou même obscure de Dieu, que nous venons d'étudier, y a-t-il quelque usage à faire dans la science mystique ? c’est ce que nous rechercherons dans la seconde partie.

Deuxième partie

Rôle de la saisie immédiate de Dieu
dans l’état mystique

Nous venons de voir que la présence intime et pénétrante de Dieu, esprit souverainement intelligible, à notre âme, qui est esprit intelligent, n’est pas un contact brut et insensible mais qu’elle est par elle même au seuil de la connaissance, et même qu’elle a déjà émergé de l’inconscience sous la forme d’un instinct plus ou moins vague et obscur.[23]

L’intuition obscure, puissance obédientielle aux lumières surnaturelles. — Jusqu’ici nous sommes restés dans l’ordre purement naturel. Ce contact intime d’esprit à esprit se produit au titre de la relation essentielle de la créature à son Créateur. Déjà, à ce titre seul, abstraction faite de toute influence de grâce, on ne voit pas pourquoi une âme naturellement disposée au recueillement, — surtout si elle s’est accoutumée à chercher la vérité par toutes ses puissances et non par la seule connaissance abstraite, — ne pourrait pas s’unir, dans son fond, à Dieu qui est en elle. Elle trouverait là, dans l’obscurité, cet être transcendant et immanent à toutes choses dont, par la voie du discours, elle a pu déduire l’existence et les principaux attributs. Elle ne le verrait pas, mais elle pourrait conclure, par l’impression de plénitude et de réalité éprouvée à son contact, que c’est bien Lui qu’elle atteint immédiatement dans une intuition obscure qui le touche sans le connaître. « Abstraction faite », avons-nous dit, et non « en dehors » de toute influence de grâce, car il n’y a pas un Dieu de la nature, en une personne, créateur, objet de la Théodicée et un Dieu de la grâce, en trois Personnes, sanctificateur, ami et Père, objet de la Foi et de la Théologie, pas plus qu’il n’y a dans l’économie du salut, telle que Dieu l’a établie, une fin purement naturelle avec un ordre de secours purement naturels ordonnés à cette fin par une Providence purement naturelle. La lumière du Verbe illumine tout homme venant en ce monde ; qu’ils le sachent ou non, tous sont acheminés à la grâce et à la gloire.

Dans l’âme du païen qui tend à sa fin dernière avec bonne foi et bonne volonté, comme dans celle du chrétien qui cherche Dieu par l’oraison, la grâce utilise ce contact profond établi par la nature entre la créature raisonnable et son Créateur. Et ce rôle de la grâce ne consiste pas seulement à nous aider dans l’interprétation de cette saisie obscure, mais à la rendre elle-même plus claire et plus révélatrice de son véritable objet.

Bien que ce mode d’être de Dieu dans l’âme par la grâce, dit Thomas de Vallgornera [24], « soit distinct de la présence par immensité et qu’il s’y ajoute, il la suppose pourtant nécessairement. Étant présupposé le contact et l’existence de Dieu à l’intime de l’âme, Dieu se rend présent par la grâce d’une nouvelle manière, c’est-à-dire comme objet de connaissance et de jouissance dans l’âme, comme si notre âme elle-même qui nous est toujours intimement présente comme racine et principe de toutes nos opérations nous était rendue présente et se montrait à nous comme objet, non comme un objet atteint et connu n’importe comment, mais comme un objet qui nous est intime, qui est la racine de notre être et de notre action et qui, à ce titre, est connu par toucher et connaissance expérimentale... Cette connaissance expérimentale de sa propre substance est pour l’ange vision intuitive parfaitement distincte parce qu’il connaît sans le secours d’un corps ; pour notre âme, au contraire, cette expérience de nous-même reste obscure, en ce qui regarde notre nature, tant que nous dépendons du corps dans l’exercice de notre connaissance. En tout cas, ce genre de connaissance expérimentale et d’amour d’un objet connu et aimé comme racine et principe intime de notre propre être exige nécessairement que cet objet se présente dans sa réalité substantielle, sinon il ne pourrait être connu par expérience intime, soit que cette connaissance expérimentale reste encore obscure et cachée, soit qu’elle ait la clarté d’une vision intuitive, car elle est toujours connaissance expérimentale d’une chose tout à fait intime, racine profonde de notre être, qui ne nous révèle pas seulement sa présence en nous donnant réellement être et action, mais en nous manifestant cette présence et cette influence, comme n’étant autre que notre être même intimement connu et possédé ».

Appliquant ces principes à la présence intime et à la connaissance immédiate de Dieu, le même Vallgornera ajoute que « ce contact objectif réel et intime, n’a pas lieu seulement dans la vision intuitive où Dieu s’unit à l’âme comme espèce intelligible... mais qu’il se réalise déjà dans la foi obscure au moyen de laquelle Dieu est atteint par une certaine expérience secrète, comme celle qui en cette vie nous manifeste notre âme. Et il en est ainsi parce que Dieu n’est pas atteint seulement par la foi, qui est commune aux justes et aux pécheurs, mais aussi par le don de sagesse, qui en donne un certain goût et une expérience intime, comme il arrive à tous ceux qui sont en état de grâce, ainsi que l’enseigne saint Thomas, IIa, q. 45, art. 4 et 5 » [25]

Nous citons Vallgornera non pas tant pour nous appuyer de son autorité, que parce qu’il exprime bien ce que nous voulons dire, à savoir que cette présence ontologique de Dieu produit au fond de notre âme une connaissance expérimentale immédiate, analogue à la conscience du moi. Sur ce point fondamental, nous sommes pleinement d’accord avec lui. Dans les détails, la théorie que nous proposons diffère peut-être de la sienne par une légère nuance. Il exige l’état de grâce pour que la présence ontologique de Dieu devienne perceptible même de façon obscure ; nous n’en voyons pas la nécessité. Il est vrai que ce minimum d’expérience, effet du don de sagesse qui est impliqué dans l’état de grâce, semble être pour Vallgornera d’un ordre plus élevé que le toucher profond dont nous parlons. Il dit, en effet, que, selon saint Thomas, cette connaissance expérimentale due à la grâce et au don de sagesse nous fait connaître Dieu « par une certaine affinité (connaturalitas) et conjonction avec lui, notre principe vivifiant, comme s’il était la vie de notre vie et l’âme de notre âme dont l’intime présence nous donne non seulement l’être naturel, mais aussi l’être de la grâce par lequel nous connaissons comme nous étant intimement présentes les Personnes divines ».[26]

Sans être encore de l’ordre mystique, puisque, selon Vallgornera, elle est produite par le don de sagesse en tous ceux qui sont en état de grâce, cette expérience est déjà une connaissance claire-confuse ; elle dépasse donc le toucher obscur et tout à fait rudimentaire par lequel l’esprit humain avec l’aide de la Providence ordinaire qui dirige tous les hommes vers leur salut, ou avec le secours de la seule foi commune aux justes et aux pécheurs, entre en contact immédiat avec sa Cause première. Ce contact obscur toutefois n’est pas à dédaigner, car, comme le remarque très justement le même Vallgornera, en lui est la racine naturelle, qui met l’âme humaine en puissance obédientielle à tous les dons de la grâce commune et mystique.

Rôle de l’intuition obscure dans l’oraison commune. — On peut distinguer comme trois étages dans l’oraison commune : la prière vocale, la méditation discursive et les oraisons où le discours étant réduit au minimum, l’âme s’unit à Dieu d’une manière très simple.

Ces dernières présentent plusieurs variétés : l’oraison affective, l’oraison en foi, l’oraison de simple remise et de simple vue, l’oraison de recueillement actif. Ces manières de prier, — en y comprenant l’oraison affective lorsque l’expression des sentiments n’y tient plus que peu de place, — ont ceci de commun que les actes explicites d’intelligence et de volonté y sont remplacés par une disposition très simple qui nous unit à Dieu dans le silence de l’esprit et le repos affectueux de la sensibilité. L’âme y éprouve une certaine plénitude, un certain rassasiement qui n’a rien de la satiété, une impression de la présence intime de Dieu. Autrefois, lui semble-t-il, elle le cherchait, elle pensait à Lui de loin, elle évoquait son image, les considérations touchantes qu’elle faisait sur ses mystères étaient la cause des consolations spirituelles qu’elle éprouvait... Maintenant, elle l’a trouvé ; c’est à lui qu’elle s’unit et non plus seulement à son image ; peu lui importe le sujet sur lequel elle médité, et les réflexions plus ou moins consolantes auxquelles elle se livre, elle ne s’arrête plus à ces consolations ; ces considérations ne l’intéressent presque plus ; un seul objet l’occupe vraiment, l’intéresse et la console, Dieu qu’elle pense avoir trouvé au fond d’elle-même.

Ces oraisons sont encore de l’ordre ascétique. Si elles ne sont pas d’emblée accessibles à tous, c’est qu’elles requièrent un certain degré d’éducation spirituelle auquel on ne parvient que moyennant un exercice plus ou moins prolongé, pour lequel sont requises des dispositions naturelles que tout le monde n’a pas ; mais ces dispositions et cet exercice étant donnés, et sauf obstacle transitoire provenant, par exemple, de préoccupations obsédantes ou d’un malaise physique, on peut, avec l’aide de la grâce commune, prier de cette manière quand on le veut.

Un grand nombre d’auteurs ascétiques et mystiques modernes ont donné à ces oraisons ne nom de contemplation acquise. Les anciens ne connaissent peut-être pas le nom, mais ils ont décrit la chose. Sainte Thérèse, en particulier, l’a parfaitement expliquée aux chapitres 28 et 29 du Chemin de la Perfection. Quant au nom, il ne semble pas mal choisi, puisqu’il désigne un état d’oraison acquis et non mystique, et qui cependant diffère de la méditation discursive et réalise ce simple regard affectueux où la psychologie religieuse place l’essence générique de la contemplation.

Nous dirons plus loin, à propos d’une espèce particulière de contemplation infuse, l’influence que peut avoir la saisie obscure de Dieu dans la prière vocale et dans la méditation discursive. Il nous semble que si l’on admet cette intuition profonde, bien des caractères de la contemplation acquise s’expliquent facilement. D’où viennent, en effet, ce contentement, cette plénitude, ce sentiment de la présence divine réelle, cette occupation de l’âme dans le vide apparent de tout ce qui a coutume de l’occuper, sinon de ce que l’âme sent qu’elle n’a plus affaire seulement à une image de Dieu en elle, à une pensée plus ou moins consolante sur Lui, mais à Dieu lui-même intimement présent au fond d’elle-même, et qu’elle a enfin trouvé ?

Rôle de l’intuition obscure dans les premiers degrés de l’oraison mystique. — Par le recueillement acquis, tel que sainte Thérèse le décrit au Chemin de la Perfection [27], nous prenons l’habitude de rentrer en nous-mêmes et de nous unir à l’Hôte divin qui y réside. Cette habitude une fois prise, « en un an, et peut-être en six mois », l’âme se trouve avoir posé en elle un solide fondement qui invite le Seigneur à « l’élever à de grandes choses ».

Que manque-t-il pour que l’on puisse considérer l’âme comme déjà admise à la contemplation mystique ? Il manque précisément la note distinctive de tout ce qui est mystique, comme tel, c’est-à-dire une intervention absolument gratuite et libre de la part de Dieu.

Au point où nous en sommes, nous avons de la part de l’homme, l’intuition obscure de Dieu ontologiquement présent, telle qu’elle peut résulter de la simple nature ; sous l’influence de la grâce, de la vertu de foi et du don de sagesse, dans le plan ascétique, cette saisie immédiate de Dieu sort peu à peu de l’obscurité et devient claire-confuse. A ce degré de la vie spirituelle, l’âme rentrant en elle-même par le recueillement dont elle a pris l’habitude, trouve Dieu, aime à rester silencieuse en son fond, près de Lui, lui parle affectueusement, comme à l’Ami intime présent dans l’obscurité. Mais en faisant tout cela, elle a conscience d’agir et de parler seule. Ce Dieu mystérieux présent en elle, n’anime pas sa présence intime. Il ne lui répond pas, elle le touche, elle l’étreint affectueusement, mais elle n’en est pas touchée ni étreinte... Un jour, se produit quelque chose d’absolument nouveau [28] : Dieu qui dormait au fond de notre âme, que nous savions vivant, mais qui ne nous l’avait pas montré, s’anime, touche l’âme à son tour, la recueille irrésistiblement [29], l’étreint, l’embrasse, la tient fixée en Lui, d’une manière qu’elle ne s’explique pas et où elle n’a plus l’initiative. Pour employer un mot familier mais expressif et que ces âmes comprennent, il arrive alors que « tel est pris qui croyait prendre ». L’âme se sent possédée par un Être libre, qui la saisit et la laisse à elle même, à son gré à Lui et non au sien. Lorsque cet état nouveau est bien déclaré, il n’y a plus de doute possible, l’âme a passé la frontière qui sépare l’oraison ascétique de l’oraison mystique, elle est entrée dans la voie de l’oraison passive.

Ce caractère de passivité, de la part de l’âme, et de liberté, nous dirions presque d’arbitraire, de la part de Dieu est très net dans cet état. Si l’âme, au bout de quelque temps, était tentée d’oublier cette souveraine liberté divine, Dieu se chargerait bien de la lui rappeler : tous ses efforts seraient absolument impuissants à l’élever au-dessus du recueillement actif. Saint François de Sales revient sur ce point avec insistance, il exige que l’âme qui reçoit habituellement le don de l’oraison de quiétude, n’omette pas cependant la préparation de sa méditation : Dieu, sans doute, a pris l’habitude de l’inviter à sa table, mais le ferait-il cette fois ? S’il ne le fait pas, l’âme qui n’a rien prévu sera laissée à sa honte et à sa faim [30].

La nature du recueillement actif, la différence qui le sépare de la contemplation infuse, la raison profonde de ce qui fait la caractéristique du phénomène, à savoir sa gratuité toute spéciale qui le met hors des prises de notre bonne volonté et de nos efforts, s’explique facilement à l’aide de notre idée directrice : Une intuition obscure de Dieu, purement naturelle, s’élève jusqu’au degré de la connaissance claire-confuse sous l’influence de la grâce, de la vertu de foi et du don de sagesse. Nous arrivons ainsi sans quitter l’ordre de l’oraison ascétique, à la contemplation acquise, et notamment au recueillement actif. A ce point, par une initiative absolument gratuite, de Dieu vivant, objet de la saisie immédiate de notre esprit, s’empare activement de notre âme et inaugure ainsi en elle la vie mystique.

Recueillement infus et quiétude. — La simplicité de l’âme ne s’oppose pas à la multiplicité et à la distinction de ses puissances. Les divers systèmes philosophiques orthodoxes s’évertuent à exprimer cette distinction. Quelles que soient leurs solutions plus ou moins réalistes, tous veulent sauvegarder entre les puissances de l’âme une certaine opposition qui ne soit pas purement fictive et qui ne détruise pas la parfaite unité du sujet. Ce que les philosophes expriment comme ils le peuvent en concepts abstraits, les mystiques le saisissent par expérience intime. Sainte Thérèse, parvenue aux derniers degrés de l’oraison infuse, dans la septième Demeure du Château Intérieur, en avait la claire vue et l’exprimait avec sa sûreté ordinaire [31]. Dès ses premiers pas dans la carrière mystique, l'âme en a quelque expérience. Ce Dieu, dont la présence s'est animée au fond d'elle-même, tantôt s'empare d'elle en l’étreignant par ses facultés connaissantes qu'il concentre qu’il concentre en Lui, dans le silence, l’admiration et la paix ; tantôt il saisit en maître sa volonté et ses puissances affectives ; et l’âme, objet de ces faveurs, remarque avec étonnement que, dans le premier cas, sa volonté et sa sensibilité n’ont pas été prises par l’action divine qui recueillait l’intelligence. Elles ne sont pas restées indifférentes, cependant, parce que leur caractère de puissances morales les a inclinées à prendre intérêt au bien que Dieu communiquait à l’âme par l’intelligence ; elle à remarqué, avec plus d'étonnement encore et même avec une certaine peine, que la saisie merveilleuse de ses facultés d'aimer a laissé parfois l'intelligence et l'imagination dans une entière liberté. Et il arrive que ces deux facultés, plus profanes de leur nature, abusent de leur liberté au point de se rendre insupportables à l'âme qui voudrait s'unir tout entière à son Souverain Bien dans une paix parfaite.

Tel est à peu prés le résumé de ce que nous rapportent les âmes admises à l'oraison de recueillement infus et à l'oraison de quiétude. Interprétant ces expériences à l'aide de nos principes, la nature respective de ces deux modes d'oraison infuse se dégage nettement : lorsque la saisie de l'âme par Dieu se fait sentir à l'âme plutôt selon ses facultés de connaissance, nous avons l'oraison de recueillement ; lorsque l'âme se sent prise par ses puissances volontaires et affectives, elle est dans l'oraison de quiétude.

Vue synthétique sur l'ensemble de la vie mystique. — Il nous est permis maintenant de risquer une anticipation synthétique sur l'ensemble des phénomènes mystiques. Nous ne parlons, évidemment que des phénomènes d'ordre intime se rapportant à la grâce gratum faciens et à l'union de l'âme avec Dieu.

Les seules puissances de notre âme susceptibles d'union à Dieu sont l'intelligence d'une part, et les facultés volontaire et affectives d'autre part. Nous venons de voir comment les unes et les autres font leur entrée dans la voie mystique par le recueillement infus et la quiétude. Que Dieu augmente la force de son étreinte, qu'il lui donne un empire plus absolu, plus exclusif, plus envahissant, qu'il la rende douce ou amère, terrible ou familière à l'excès ; qu'il domine ou écrase par elle nos puissances sensibles, ou qu'il les élève ou les fortifie, comme s'il leur donnait, à elles aussi, une sorte de droit de cité mystique, et nous verrons se réaliser tous les degrés et tous les modes de la voie d'oraison infuse, telle que nous l'ont décrite les saints qui l'ont parcourue tout entière. Toujours nous remarquerons que, sous l'empire d'une même communication divine, ce sont ces deux types élémentaires du recueillement. et de la quiétude qui, soit ensemble, soit séparément, varient d'intensité et se modifient de mille manières, selon les dispositions de l’âme, ses progrès et la conduite particulière de Dieu sur elle. C'est ainsi que dans l'union pleine, telle que la décrit sainte Thérèse aux cinquièmes Demeures du Château intérieur, surtout lorsque cette oraison s’accompagne d'extase ou de ravissement, le recueillement sera poussé jusqu'à la suspension totale des puissances de connaître, qui seront tout absorbées dans la saisie de leur divin objet ; et, de son côté, la quiétude sera devenue l'embrassement le plus intime de l'âme par Dieu qui la possède. Que si nous considérons la variation non plus en intensité, mais en qualité, nous verrons la saisie divine des facultés affectives devenir tantôt joyeuse et triomphante, tantôt pleine d'amertume, lorsque Dieu l'abîmera dans sa Sainteté, et sa Justice infinies ; et parallèlement à cette union affective crucifiante, les sixièmes Demeures nous offrent une épreuve d'aridité purifiante s'abattant sur l'intelligence dans la nuit de l'esprit.

Enfin si nous montons jusqu'aux septièmes Demeures, nous y verrons la saisie immédiate de Dieu par l'âme et de l'âme par Dieu, qui est sortie peu à peu de ses ténèbres au fur et à mesure des ascensions mystiques, parvenue au maximum de clarté et d'intimité qu'elle peut atteindre en cette vie, et l'âme désormais acclimatée à ce monde divin, jouissant de la communication familière et continuelle la Sainte Trinité [1][1] Sainte Thérèse fait ici une distinction entre la vision intellectuelle au sens plein du mot et cette présence continuelle de la Sainte Trinité [32].

Et ce merveilleux progrès dans la lumière et l’union d’amour se fait, nous dit saint Jean de la Croix, sous l’influence de cette même action divine qui s’est emparée de l’âme à son entrée dans la vie mystique. « Il faut remarquer, écrit-il, que comme c’est le même feu qui prépare le bois et qui achève de le changer, ainsi c’est la même lumière divine qui dispose l’âme et qui la conduit à l’union. Il faut remarquer en second lieu, que, comme le feu fait souffrir le bois à cause de ses dispositions contraires à l’activité du feu, de même ce feu divin fait souffrir l’âme, à cause de ses imperfection opposées à l’impression de Dieu » [33]

Objection : les « nuits » mystiques. — Saint Jean de la Croix, dans le texte que nous venons de citer, parle bien d’une action divine, une et toujours la même, qui pénètre l’âme, mais cette action divine, loin d’être une action de présence intime et sentie, n’est-elle pas plutôt celle d’un feu d’amour purifiant, avivé par l’absence de Dieu, que ressent cruellement l’âme soumise à l’épreuve de la « nuit de l’esprit » ?

Cette objection paraît absolument décisive à quelques auteurs. Selon les uns, il s’en suivrait que les « Nuits » ne seraient pas des états mystiques, ce qui est certainement inadmissible ; selon les autres, il en résulte que l’état mystique ne peut en aucune manière être caractérisé par la présence de Dieu sentie.

Il nous semble que l’objection n’a pas une telle force et que l’on peut fort bien conserver aux « Nuits » leur caractère d’épreuve mystique sans modifier pour autant l’idée directrice que nous avons adopté. Saint Jean de la Croix nous dit lui-même que les âmes dans la Nuit de l’esprit « sentent Dieu en elles-mêmes » [34] Et, de fait, le vide que creuse dans l’âme cet état d’aridité et d’obscurité, est, si l’on peut dire, un vide attirant, un néant captivant et nourrissant. Dieu est là, et sans se faire voir, il étreint l’âme et se l’unit plus étroitement que dans nombre de faveurs plus claires. D’où le devoir certain de l’âme, de rester dans cette obscurité qui semble vide, de ne pas céder à l’empressement d’agir et de se distraire, même par les occupations les plus saintes, car ce serait quitter Dieu et se dérober à son action purifiante.

L’oraison discursive infuse. — Le don de sagesse a pour effet non seulement d’offrir notre âme aux touches divines dans la vie mystique, mais aussi, nous l’avons vu, de donner saveur à notre union active avec Dieu dans la contemplation acquise. Ce même don de sagesse, avec ceux d’intelligence et de science, remplit une fonction analogue dans la voie de l’oraison discursive. Les formules de la prière vocale et les conceptions abstraites de la méditation laissent, par elles-mêmes, leur objet bien loin de l’âme. Mais n’oublions pas que ceux-là même qui, par leur tempérament discursif et analytique, ne se soucient pas d’une autre façon d’aller à Dieu, lui sont unis cependant au fond de leur être, par ce contact ontologique dont nous rappelions plus haut l’existence et l’influence profonde. De là une affinité mystérieuse (connaturalitas) que les dons du Saint Esprit ne laissent pas sans emploi et qui, dès l’ordre de la grâce commune et ascétique, donne à la prière vocale et à la méditation la saveur de réalité qui les rend intéressantes et nourrissantes.

N’y a-t-il rien de plus et la transformation mystique de l’âme est-elle interdite à ceux qui se sont fixés dans la voie solide et sûre de la prière discursive ?

Écoutons sainte Thérèse :

« Je connais bien des personnes que Dieu, durant leurs prières vocales, élève, de la manière que j’ai indiquée et sans qu’elles sachent comment, à une haute contemplation. J’en connais une, en particulier, qui n’a jamais pu prier que vocalement, et qui, en priant ainsi, avait tout à la fois. Voulait-elle abandonner la prière vocale, son esprit s’égarait d’une manière insupportable. Mais plût à Dieu que nous fissions toutes l’oraison mentale comme elle faisait la vocale ! Elle passait plusieurs heures à dire un certain nombre de Pater noster, en l’honneur des mystères où Notre-Seigneur a versé son sang, et à réciter quelques autres prières. Là-dessus, elle vint me trouver un jour tout affligée, et me dit que ne sachant pas faire l’oraison mentale et se sentant incapable de contempler, elle ne pouvait que prier vocalement. Je lui demandai quelles prières elle récitait ; je vis alors qu’en s’attachant au Pater noster, elle était favorisée de la pure contemplation, et que le Seigneur allait jusqu’à la joindre à lui par l’union. Au reste, il paraissait bien à ses œuvres qu’elle recevait de très grandes faveurs, car sa vie était fort saintement employée. Ainsi, je louai le Seigneur et je portai envie à une telle oraison vocale. Ceci étant l’exacte vérité, ne pensez pas, vous qui êtes ennemis des contemplatifs, pouvoir éviter de le devenir, si vous récitez vos prières vocales comme il faut et en gardant votre conscience pure. »[35]

Voilà pour la prière vocale. Pour ce qui regarde l’oraison discursive, le Père Balthazar Alvarez, nous faisant part de ce qui lui arrivait à lui-même dans l’oraison mentale, s’exprimait ainsi :

« Cette oraison consiste à fuir le bruit des créatures, à se retirer à l’intérieur de son cœur pour adorer Dieu en esprit... demeurant en sa présence avec un sentiment d’amour, soit sans s’arrêter à aucune imagination sensible, soit en s’y arrêtant si Dieu la donne et si l’âme s’en trouve mieux »... Et dans cette attitude, à céder aux mouvements du Saint-Esprit... « faisant des actes, tantôt de respect, tantôt de joie, tantôt d’offrande, tantôt de demande... D’autres fois admirant la grandeur souveraine de Dieu et les secrets qu’il daigne découvrir, ou le remerciant, ou le regardant et se réjouissant de le voir et être vu de lui... D’autres fois, l’aimant du fond du cœur,  ou raisonnant secundum sentimenta data... Ou encore goûtant le repos de sa bénie présence, sans autre considération que l’acte de foi qui le rend présent et qui supplée à tout discours ; d’autres fois s’unissant à lui d’une manière que peuvent seuls dire ceux qui l’ont expérimenté ».

Et au fond de tout cela, « La présence de Dieu, durant son oraison, était intérieure, corporelle, permanente per modum habitus... ».[36]

Ajoutons à ces deux  témoignages, toutes ces lumières sur les mystères de la Vie de Notre-Seigneur et sur la pratique des vertus, que nous rapportent si souvent les saints contemplatifs. « Dieu m’a fait voir dans l’oraison... Voici ce que Dieu m’a enseigné », nous disent-ils. Ce ne sont pas toujours des révélations au sens plein du mot, ce ne sont pas non plus de simples réflexions faites dans la méditation ordinaire, mais ce sont des grâces d’oraison discursive infuse. Sous l’action de Dieu qui lui fait sentir sa présence, et qui donne ainsi la saveur réelle à l’objet sur lequel il médite, le contemplatif développe avec une aisance parfaite ses propres réflexions [37]. De là, en partie, les erreurs et les contradiction que l’on a relevées dans des « révélations » qui ne doivent pas perdre pour cela leur caractère de grâces mystiques bien authentiques.

Théorie de l’oraison discursive infuse. — Le P. Scaramelli, dans son Directoire mystique, à la suite de saint Jean de la Croix [38], parle d'une purification passive destinée par Dieu à conduire l'âme à la perfection de la méditation :

« Si donc,— écrit-il [39], quelqu'un, après l'aridité en revient toujours à ces raisonnements dans la méditation, s'il en revient toujours à s'exercer aux affections sensibles, c'est un signe que Dieu, en le constituant dans là désolation, n’a pour but que d'en faire un méditatif parfait. » Et plus loin : « Si l'aridité n'est pas donnée comme disposition à la contemplation, la lumière pure et insensible que Dieu donne alors appartient à la méditation et elle n'a pour but que de la rendre plus parfaite : à l'aide de cette lumière, l'âme désolée peut faire beaucoup d'actes de conformité, d'humilité et de résignation... » Enfin : « Le directeur observera spécialement si la nuit obscure des aridités, des tentations et des peines, venant de temps en temps à s'éclaircir, ainsi qu'il arrive d'ordinaire pour l'encouragement de l'âme affligée, celle-ci revient aux images, aux raisonnements et à la méditation ; ou bien si elle se trouve fixée en Dieu d'un regard calme, amoureux et suave. Si la chose se passe de la première manière, c'est un signe que la purification se fait avec la lumière de la foi et de la méditation ; si elle s'opère de la seconde manière, c'est un signe que la purification se consomme par la lumière de la contemplation. Dans le premier cas, la purification aboutira à la parfaite méditation ; dans le second cas, elle se terminera par la contemplation surnaturelle et infuse » [40]

De quel ordre, ascétique ou mystique, est cette grâce de méditation parfaite préparée par les épreuves de la Nuit des sens ?

Nous avons cité plus haut des témoignages de sainte Thérèse et du P. Balthazar Alvarez en faveur de la nature mystique de là prière vocale contemplative et de la méditation infuse. Un nouvel argument peut être tiré de ce fait que le don de méditation parfaite est le résultat dans l'âme de la purification passive, qui est elle-même de l'ordre mystique [41] ; or, les dons mystiques sont sans conteste supérieurs aux grâces de l'ordre ascétique. S'il en est ainsi, comment admettre que le progrès normal de l'âme se fasse du plus parfait au moins parfait et qu'un don excellent, comme l'oraison infuse, ne serve que de préparation à une grâce commune ?

Cet argument prend encore plus de force si l'on songe que dans ces cas, sans infidélité de la part de l'âme, Dieu lui retirerait le don de la contemplation, alors qu'il semble avoir pris pour règle de sa Providence, de ne pas le reprendre même à l'âme qui lui a été peu fidèle. Cette âme, qui par sa faute, en a perdu la jouissance, n'est pas pour autant réduite à la vie d'oraison commune, mais est toujours invitée à reprendre sa fidélité passée et à se rendre propre ainsi à recevoir de nouveau les grâces de la contemplation infuse.

Nous pouvons conclure sans témérité, que parallèlement à la voie contemplative sans discours, il existe un ordre de grâces mystiques élevant la prière vocale et l'oraison discursive. On pourrait les nommer don de prière vocale contemplative et d'oraison discursive infuse. Ce ne sont pas des révélations ni, au vrai sens du mot, des inspirations, mais c'est la touche divine profonde du recueillement surnaturel et de la quiétude qui tonifie et rend savoureuses nos réflexions personnelles.

Cette grâce d'oraison discursive infuse et de prière vocale contemplative se rencontre parfois dans des âmes qui ont également reçu les dons de contemplation silencieuse. Ces âmes, sans qu’il y ait à cela, semble-t-il, aucune imperfection, passent avec une liberté parfaite du recueillement et de la quiétude à la méditation, sans sortir de l'état mystique. Parfois aussi, comme le remarque spirituellement sainte Thérèse, cette grâce est donnée à des ennemis des contemplatifs. On les entend alors prôner la sécurité de leur voie purement raisonnable. Ce sont des mystiques sans le savoir ; l'action divine donne chez eux une saveur de réalité et une vigueur sanctifiante extraordinaire à des images et à des réflexions pieuses totalement disproportionnées à ces effets, et souvent même d'une banalité déconcertante.

Complément de preuves en faveur de la saisie immédiate. — Nous avons tâché de montrer ce que serait une mystique fondée sur la saisie immédiate de Dieu par l'âme et de l'âme par Dieu. Plusieurs fois, au cours de cette exposition, les arguments apportés et les autorités invoquées en faveur de la théorie ont fait plus qu'en montrer la cohérence interne et ont établi, avec une probabilité plus ou moins grande l'existence du processus mystique répondant à cette théorie. Il nous reste à compléter ces preuves.

Témoignage oral des mystiques. — Dans une question de fait, le meilleur argument parait être le témoignage immédiat de ceux qui ont pu constater ce fait. Malheureusement ce témoignage ne nous parvient pas immédiatement, mais seulement par l'intermédiaire des directeurs de conscience, et ceux-ci doivent, en nous le transmettant, garder le secret de leurs pénitents. On conçoit que cette double restriction diminue beaucoup la valeur du témoignage : le secret qui doit être gardé nous empêche d'aller contrôler le témoignage à sa source; et l'entremise nécessaire du directeur risque de l'altérer, pour ainsi dire, dans cette source même. En effet, si le directeur est étranger à la mystique, son enquête sera sans doute insuffisante et s'il est instruit dans cette science, il lui sera bien difficile de ne pas se laisser influencer par des idées directrices dans la manière de poser les questions et d'interpréter les réponses.

Supposons un directeur qui ne conçoit l'intuition que sur le modèle de la vision claire et distincte. Il demandera aux âmes favorisées de l'oraison de quiétude si elles ont conscience de voir Dieu sans intermédiaire. On juge de la gerbe de témoignages négatifs qu'il recueillera ; mais en eût-il rassemblé cent fois plus, le résultat de son enquête n'est pas concluant. Nous qui admettons la saisie confuse, posant cette même question de la même façon, nous obtiendrons les mêmes réponses décourageantes ; mais, exposant à ces âmes la thèse que nous venons de développer, il nous est arrivé plus d'une fois d'obtenir leur approbation. Aux négations expérimentales des adversaires de la saisie immédiate, nous opposons donc nos affirmations expérimentales, nous ne pouvons rien faire de plus pour les convaincre sinon les inviter à jouer pour un instant notre personnage et à juger des réponses qui leur seront faites.

Les textes. — On peut, de la meilleure foi du monde, souffler la réponse désirée au sujet que l'on interroge ; de même il arrive que, selon l'état d'esprit dans lequel on les aborde, les textes rendent tel son de préférence à tel autre. Seulement, à la différence du témoignage oral qui s'est évanoui avec la circonstance qui l'a fait naître, le témoignage écrit demeure ; il est inexterminable et le lecteur impartial finit toujours par se présenter qui dira son vrai sens et mettra en valeur son contenu.

Ayant nous-mêmes notre idée préconçue nous n'osons prétendre à ce rôle qui demanderait d'ailleurs le dépouillement complet et l'interprétation minutieuse d'un nombre immense de documents. Des travaux partiels ont déjà été faits en vue d'établir le vrai sens de ces mêmes documents, mais la plupart d'entre eux sont sans utilité, faute de critique suffisante. Nous n'avons évidemment pas l'intention d'entreprendre ici pareille tâche. Nous nous contenterons d'indiquer quelques principes d'interprétation et d'en montrer l'application dans un petit nombre d'exemples.

Ces principes d'interprétation s'appliquent à deux sortes de textes : à ceux qui favorisent la thèse, pour déterminer leur sens, et à ceux qui paraissent lui être opposés, pour montrer qu'ils ne le sont pas en réalité.

Les textes de la première catégorie déclarent que la connaissance mystique est expérimentale et ils la comparent tantôt à la conscience de nous-mêmes, tantôt à la sensation externe. Or ceci est en faveur de notre thèse. En effet :

1° La connaissance expérimentale dont ils parlent n'est pas seulement l'expérience d'un effet produit en nous par Dieu, d'où par inférence nous remonterions à Dieu, sa cause, mais ils disent que dans cet effet et non par lui nous atteignons confusément et immédiatement Dieu qui le produit. Si l'on rejette cette interprétation, il faudra avouer que les connaissances mystiques sont exactement du même ordre que les consolations de l'oraison ascétique. De ces dernières, simples effets en nous de l'action de Dieu, il est rigoureusement vrai de dire que nous avons l'expérience immédiate, — car ce sont des faits de conscience, — et que par eux nous atteignons Dieu en remontant de l'effet à la cause ; si donc la connaissance mystique n'est expérimentale que de cette seconde manière, elle ne l'est ni plus ni moins que la connaissance ascétique.

2° La conscience de nous-mêmes, ainsi que nous l’avons rappelé dans la première partie de ce travail, n'est pas une inférence allant de nos actes à l'existence du sujet qui les produit, mais elle est une saisie immédiate bien que confuse, du sujet dans le fait de conscience même. Lors donc que pour expliquer le caractère expérimental de la connaissance mystique de Dieu, les auteurs comparent cette connaissance à la conscience de nous-mêmes, ils affirment par là que cette expérience de Dieu n'est pas une inférence mais une saisie immédiate.

3° La sensation externe signifie, elle aussi, dans la pensée des auteurs mystiques, une saisie immédiate, — que d'ailleurs cette sensation soit surtout cognitive ou surtout affective, car toutes deux sont appréhension immédiate de leur objet. Il importe ici de ne pas se laisser influencer dans l'exégèse des textes par les théories plus modernes sur la perception extérieure. Les mystiques, comme l’ensemble des philosophes scolastiques, sont immédiatistes dans cette question. Pour eux, ce que nous atteignons par la sensation, c'est l'objet réel lui-même et non une modification du sujet de laquelle, par un raisonnement rapide, nous conclurions la réalité et la nature de l'objet. Sans doute, Dieu n'est pas formellement doux, mais l'absinthe, en elle-même, n'est pas davantage formellement amère ; dans la pensée des auteurs mystiques, de même que la sensation d'amertume est la connaissance immédiate de l’absinthe, la douceur intime de la présence divine est, au concert, la saisie immédiate de Dieu présent.

Au concret, ce mot doit être noté avec soin : Expérimenter la douceur de la présence divine, et toutes les expressions du même genre, ont un sens concret. La présence divine au concret, c'est Dieu présent ; sa douceur, au concret c'est cette présence concrète c'est-à-dire Dieu présent dont le contact obscur ou confus remplit l'âme de consolation.

On nous excusera de mettre avec tant d’insistance les points sur les i. N'est-ce pas nécessaire ?...

Faisons, à la lumière de ces principes, l'exégèse de textes [42], le premier est de Scaramelli, le second de Thomas de Vallgornera.

« De même, dit le P. Scaramelli, que le corps touche et est touché par un autre corps, qu'il sent ainsi sa présence et parfois avec jouissance ; ainsi l'âme touche ou est touchée par une substance spirituelle et elle en sent la présence avec la sensation propre à un pur esprit ; et parfois avec une grande jouissance, si c'est, par exemple, Dieu qui la touche et qui lui est présent.

Qu'on le remarque bien, comme le corps ne fait pas, ni ne peut faire ses sensations par lui-même, mais seulement par le moyen de ses puissances sensitives qui sont l'oeil, l'ouïe, etc. ; ainsi l'aine ne fait pas, ni ne peut faire ses sensations spirituelles par elle-même, je veux dire par sa substance seule et nue, mais elle les fait par le moyen de ses puissances, c'est-à-dire de l'intelligence et de la volonté, à l'aide de simples conceptions ou d'actes pratiques d'amour, tels qu'ils proviennent dans la vie présente du don de la sagesse, qui fournit la lumière à l'intelligence, pour pénétrer les bontés divines, et verse dans la volonté une vive ardeur pour les aimer avec suavité et douceur. Cela posé, venons-en à l'oraison de repos et expliquons en quoi elle consiste.

L'oraison infuse de repos n'est autre chose qu'un certain calme, un repos et une suavité intérieure, qui naît du plus intime et du plus profond de l'âme, et quelquefois déborde sur les sens et sur les puissances corporelles, et qui provient de ce que l'âme est placée prés de Dieu et sent sa présence. Le lecteur ne doit pas s'imaginer que ce degré d'oraison provient de quelque acte de simple foi, produit par les secours de la grâce ordinaire, et en vertu duquel l'âme croit que Dieu lui est présent ; parce que cet acte, ainsi qu'il est manifeste et qu'on le prouve par l'expérience, ne saurait produire les grands effets de repos, de suavité et de paix que nous avons indiqués. Cela provient du don dé la sagesse qui place l'âme prés de Dieu, en le lui rendant présent par sa lumière, et fait que non seulement elle croit à sa présence, mais qu'elle la sent avec une sensation spirituelle très douce ».

Les principes précédemment rappelés s'appliquent d'eux-mêmes à ce texte et montrent clairement qu'il est favorable à notre thèse. Les mots suivants ont cependant fait quelque difficulté : « Comme le corps ne fait pas et ne peut faire ses sensations par lui-même, etc. ». En réalité ils ne contiennent aucune restriction, ils disent seulement que ce n'est pas par sa substance que l'âme touche Dieu, mais par ses puissances. Qu'y a-t-il là contre la saisie immédiate ? Dans la vision béatifique elle-même, ce n'est pas par sa substance mais par son intelligence que l’âme atteindra Dieu ; nul cependant ne songe à nier pour ce motif le caractère intuitif de cette vision. Dieu seul connaît et veut par sa substance. — Le terme « conception » employé dans ce passage eût pu prêter à objection. Étant donné l'école philosophique à laquelle se rattache le P. Scaramelli, ce mot ne signifie, vraisemblablement rien d'autre que l'acte même de connaître.

Examinons d'après les mêmes principes l'article de Vallgornera dont nous avons cité de longs extraits au début de cette seconde partie. On se reportera avec profit à des citations.

(...) [43]

Vallgornera distingue ici la connaissance qui se fait par concepts et qui est indifférente à la présence réelle de son objet, et la connaissance expérimentale qui, elle, saisit son objet intimement présent. Par cette connaissance expérimentale, nous atteignons Dieu présent en nous, comme nous atteignons notre propre âme, principe intime de notre être et de notre vie. Plus haut, il a caractérisé ce mode de connaissance en l'appelant un toucher expérimental, un contact par lequel les Personnes divines se font connaître expérimentalement comme intimement présentes, sans cependant se faire voir. Constamment, dans tout l'article, ce contact intime est comparé à la conscience immédiate de notre âme.

Les dernières lignes du passage de Vallgornera, qui viennent après celles que nous venons de citer, nous introduisent dans la seconde série des textes à critiquer, c'est-à-dire de ceux qui paraissent opposés à notre thèse. Avant d'en faire l'exégèse donnons les principes d'interprétation plus spécialement destinés à cette catégorie de textes :

1° Tous ceux qui déclarent que la connaissance mystique n'est pas vision intuitive de Dieu, laissent notre position intacte. La saisie immédiate dont nous parlons n'est pas une vision, mais une expérience intellectuelle de même ordre que la conscience immédiate de nous-mêmes.

2° Un grand nombre de textes affirment que, dans l'oraison mystique, la présence de Dieu est connue par ses effets. Nous répondrons d'abord que c'est là l'énoncé d'une vérité partielle : Dieu est connu aussi par ses effets ; — est-il connu uniquement ainsi ? lés textes ne le disent pas [44]. — De plus, étant donné la nature confuse ou même plus ou moins obscure de ce toucher intellectuel profond par lequel le mystique atteint Dieu, il n'est pas superflu d'identifier l'objet de cette connaissance immédiate au moyen de ses effets qui, eux, sont beaucoup plus clairement perçus. Enfin, comme nous l'avons dit plus haut, en parlant de l'oraison discursive infuse, les deux modes de connaissance se poursuivent parallèlement : le toucher immédiat obscur donne le sentiment de présence réelle, le discours explicite fait pénétrer la nature de l'objet.

Que l'on veuille bien appliquer ces principes d'interprétation aux textes qui paraissent contraires à la théorie de la saisie immédiate. Presque tous seront écartés comme étrangers à la question, les autres perdront leur force probante et laisseront subsister la probabilité de nôtre thèse.

Donnons seulement deux exemples : les dernières lignes du passage cité de Vallgornera et un texte de Richard de Saint-Victor.

(...) [45]

Les mots per alienas species désignent la connaissance discursive abstraite, — manifestatio intuitiva, c'est la vision claire et distincte, — manifestatio experimentalis exprime la connaissance par contact intime, étrangère à l'ordre soit du discours, soit de la vision intuitive.

Voici le texte de Richard de Saint-Victor [46].

(...)

L'âme ne voit point Dieu, mais elle sent sa présence, au concret, c'est-à-dire qu'elle le sent présent. Cette présence se manifeste en outre par une grande douceur sentie, donc, par ses effets, sans que cela s'oppose à son caractère d'objet saisi par expérience immédiate. Tout cela a lieu per spéculum, in aenigmate, ce qui signifie que cela appartient à l'ordre de la foi et non à celui de la vision béatifique.

CONCLUSION

La théorie de la saisie immédiate de Dieu par l'âme et de l'âme par Dieu, telle que nous venons de l'exposer, ne contredit aucune vérité certaine de foi, de raison ou d’expérience. Elle respecte la transcendance de l'état mystique, sans en faire néanmoins un état nécessairement miraculeux et angélique. Grâce à elle, la synthèse de la mystique se construit sans faire violence aux faits ni aux textes. On a pu se rendre compte, nous l'espérons du moins, que les objections que l'on a coutume de lui opposer proviennent de malentendus sur la nature de l'intuition obscure ou confuse. Notre conclusion sera donc que cette théorie, loin de devoir être tenue comme désormais insoutenable, doit être considérée comme solidement probable et qu'elle mérite d'être étudiée avec soin. Provoquer ces études était toute notre ambition en écrivant ces pages [47].


[1] Voir, par exemple, A. Poulain, Des grâces d’oraison, 9e édition, Paris, Beauchesne, 1914, pp. 1-3 ; et Lamballe, La Contemplation, Paris, Téqui, 1912, pp. 8-10, 21-23. Ces auteurs citent sainte Thérèse 2e Relation au P. Rodrigue Alvarez, Paris, Reteaux, 1907. T. II, p. 205 ; Vie par elle-même, chap. 23, Paris, Retaux, 1907, t. I, p. 292 et Chemin de la perfection, chap. 29 et 31, Paris, Beauchesne, 1910, t. V, pp. 213 et 222.

[2] Une connaissance peut être obscure, claire ou distincte. – a) Elle est obscure lorsqu’elle exprime si mal son objet qu’elle ne permet pas de le discerner de ce qui n’est pas lui ; – b) elle est claire lorsqu’elle permet (sans plus) de le discerner ; – c) elle est distincte lorsqu’elle en exprime plus ou moins complètement la nature.

  La connaissance obscure, claire ou distincte peut être intuition ou discours abstrait (intuitive par opposition à discursive ou abstraite). – L’intuition se définit, l’appréhension immédiate et concrète d’un objet présent : – a) appréhension, c’est-à-dire connaissance par simple regard de l’esprit sur l’objet, connaissance non discursive ; – b) immédiate, c’est-à-dire sans intermédiaire logique, comme serait le moyen terme d’un raisonnement ; et sans autre intermédiaire psychologique que l’acte même de connaissance, qui, dans ce cas, est pur medium quo ; – c) concrète, c’est-à-dire sans faire abstraction de la singularité et de l’existence, mais saisissant l’objet présent dans sa singularité même. – Nous nous en tiendrons exclusivement à cette terminologie.

  N-B. – On emploie quelquefois les mots connaissance intuitive dans un sens un peu différent. Ils s’opposent alors à connaissance abstractive. – Connaissance intuitive signifie dans ce cas uniquement connaissance d’un objet présent, et connaissance abstractive, connaissance d’un objet absent ou inexistant, quel que soit d’ailleurs le caractère d’intuition ou d’abstraction de cette connaissance. C’est dans ce sens que l’on qualifie parfois d’abstractive la science divine de simple intelligence, tandis que l’on déclare intuitive la science de vision. – Il faut noter également que l’expression vision intuitive est réservée à l’intuition distincte et spécialement à la vision béatifique.

[3] Études, 1907, t. CXIII, p. 223.

[4] De Ver., q.10, art. 8, c.

[5] Ibid. : « Quantum ad cognitionem habitualem... » Cf. De Ver., q. 10, art. 6 et 9 ; q. 11, art. 1 ; De Malo, q. 6, art. unic. Ad 18m.– Il y aurait bien à dire sur la portée exacte de l'axiome : nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. En deux mots : si l'on considère le point de départ chronologique et l'usage de notre connaissance intellectuelle, l'axiome est vrai ; mais relativement à l’origine objective de notre connaissance, il ne l'est pas. En d'autres termes plus concrets, notre intelligence ne se met en branle que sur excitation provenant d'une impression sensible et elle ne poursuit sa marche qu'avec accompagnement d'images ; mais elle peut s'exercer sur des objets qui ne lui ont été originairement donnés dans aucune sensation et qui ne sont actuellement représentés par aucune image, les impressions sensibles concomitantes n'étant nullement représentatives de ces objets conçus ou intellectuellement perçus. (Voir saint BONAVENTURE, In II Sent., d. 39, q. 2) cité plus loin et KLEUTGEN, Philosophie scolastique, t. I, pp. 125-126.

[6] Ibid. : « Quantum igitur ad actualem... » .

[7] Ad 9m in contra.

[8] Ad 1m.

[9] Ad 9m.

[10] École mystique dominicaine du XIVe siècle, avertissement, t. IV des Œuvres complètes de Jean TAULER, p. 334-335, Paris, Tralin, 1911.

[11] Non repris car en latin.

[12] Le P. Noël (op. cit., pp. 330 et suiv.) interprète ces passages de saint Thomas dans un sens assez voisin de celui que nous indiquons. Il pense, lui aussi, que la doctrine qui y est contenue est fondamentale en mystique ; comme nous, il tient qu'il s'agit là d'une connaissance .intuitive de Dieu, mais il l'explique autrement. Selon lui, l'âme, image très parfaite de Dieu, le représente par signe spécifique, si bien que « tout en laissant les natures à une distance infinie l'une de l'autre, le signe étant — le mot l'indique — pris pour la réalité absente..., l'âme. se voyant, voit l'image de Dieu qu'elle est elle-même, et par conséquent, elle voit Dieu en quelque manière, comme on voit un homme qu'on n'a jamais rencontré en voyant son portrait... » Si nous comprenons bien la pensée du P. Noël, la comparaison du portrait est trop faible, il nous en avertit lui-même : « Toute comparaison avec l'ordre inférieur et sensible est fautive ». L'âme est en relations autrement étroites avec son exemplaire infini ; or la connaissance même intuitive supposant l'assimilation vitale du connaissant au connu et se mesurant sur cette assimilation même, on conçoit que la fonction d'image remplie ici par l'âme, ne fait pas d'elle un intermédiaire d'abord atteint sorte d'écran entre Dieu et notre esprit, qu'elle n'est pas l'assimilation connue, de laquelle par une inférence rapide nous nous élèverions à Dieu, mais qu'elle est l'assimilation connaissante, réalité vitale et mesure de notre intuition de Dieu. Cette explication déjà favorable à la saisie immédiate que nous défendons est conforme à l'enseignement usuel de saint Thomas ; mais il nous semble qu'elle ne rend pas tout à fait le sens du présent passage ; elle en retourne la perspective. D'après l'explication du P. Noël, l'âme, parce qu'elle est image parfaite de Dieu, se voyant elle-même per essentiam, voit Dieu. Saint Thomas, dans les deux articles cités, dit au contraire : l'âme, parce qu'elle atteint Dieu qui est présent en elle per essentiam, ressemble en cela à Dieu et est très parfaite image de la Sainte Trinité. Tel est le sens qui ressort des affirmations explicités et de tout le mouvement de ces deux articles. Il nous semble impossible de les rabattre sur l'enseignement usuel du saint Docteur sans les mutiler.

[13] Voir spécialement De Ver., q. 10, art. 11, ad 11m. – III Contra Gent., c. 46 et 47, fin. - S. Thomas., 1 p., q. 87, art. 1 ; q. 93, art. 7, ad 4m et art. 8 c.

[14] Alors, dira-t-on peut-être, c'est Dieu atteint par le concept d'être le plus général (ens in communi) ? Non, car ce concept comme tout concept, est abstrait ; dés lors il n'atteint pas son objet dans sa réalité singulière et concrète. Il s'agit ici d'un mode de connaître plus obscur encore et plus vague que le contenu objectif du concept d'être, mais qui atteint l'objet immédiatement en lui-même.

[15] Voyez par exemple sa doctrine sur la syndérèse. D'après lui, cet habitus remplit dans l'ordre morale le même rôle que l’intellectus principiorum dans l'ordre de la vérité spéculative. La syndérèse est comme le sommet de l'intelligence pratique, absolument indestructible en tout homme (De Ver., q. 16, art. 1, c.; II Sent., d. 39, 3, art. 1, c.); de telle sorte que, si quelque erreur vient à se glisser dans la conscience humaine, la faute en revient non à la syndérèse, mais à ce que les objets sur lesquels, à sa lumière, la conscience porte tel jugement erroné, ont été appréhendés d'une façon défectueuse ou ont donné lieu à des raisonnements faux (De Ver., q. 16, art 2, ad 5m). Mais ajoute le saint Docteur, pareille erreur d'appréhension ou de raisonnement est absolument impossible dans les jugements qui ne sont que des applications immédiates des données de la syndérèse. Dans ces jugements, la conscience de tous les hommes est infaillible et elle ne peut être vraiment erronée de bonne foi (De Ver., q. 17, art. 2, c. ; II Sent., d. 39, q. 3, art. 1, ad 4m) Or, parmi les intuitions souveraines de la syndérèse, on doit compter des vérités comme celle-ci : « Il faut aimer Dieu, il faut obéir à Dieu, il faut vivre selon la raison, il faut éviter le mal ». Chez tous les hommes, donc, par cela seul qu'ils ont l’usage de la raison indépendamment de toute preuve démonstrative, ou, tout au moins, avec une sûreté qui dépasse l'efficacité des preuves, ces vérités ont un empire absolu, et la syndérèse ne permet à aucune conscience humaine de les méconnaître tranquillement (De Malo, q. 7, art. 1, ad 18m. Cf. saint BONAVENTURE, II Sent., d. 39, q. 3). Sans douté l’affirmation catégorique de l'être trouve son fondement et sa justification suffisante dans l'expérience de l'être fini. Mais d'où vient que, malgré les notions les plus défectueuses sur la nature de Dieu et de l’âme, les grandes lois morales s'imposent à toute conscience avec cette clarté et revêtent du premier coup ce caractère absolument obligatoire, sinon de ce que, chez tous les hommes, il existe une connaissance  profonde de l'âme et de Dieu, précédant toute étude, toute pensée discursive et ne pouvant avoir sa source que dans la saisie intellectuelle confuse et immédiate, décrite dans le Commentaire des Sentences ?

[16] Il s'agit là d'une simple connaissance en acte, sans doute, mais toute proche du simple habitus, et se tenant, pour ainsi dire, aux confins de la conscience et de l'inconscience.

[17] FABRE, Défense de l'Ontologisme, 1862, p. 1.

[18] Voir KLEUTGEN, Ontologisme jugé par le Saint-Siège, trad. fr. Paris, Gaume, 1867 ; et ROTHENFLUE) Institutiones philosophicae, Friburgi Hetvetiorum, 1843, T. Il, Psychologia, n° 156, 157 et165.

[19] Cf. LAHR, Cours de Philosophie, 23e édition, t. II, p. 360.

[20] « J'ai donc l'usage des idées mêmes de Dieu, et je dois admettre par conséquent, que tous les hommes sont raisonnables immédiatement de la raison de Dieu. Donc la sagesse et la raison objective nous est commune avec Dieu même, avec cette différence qu'elle s'identifie avec Dieu, et qu'elle est seulement présente à nos intelligences » (FABRE, Défense, p. 4)

[21] Mgr Gasser, rapporteur de la députation de la Foi, au concile du Vatican [I], fit ajourner, comme exigeant une étude plus approfondie, la condamnation explicite de l'ontologisme, parce que, disait-il, c'est une question « dans laquelle la vérité ne semble séparée de l'erreur que par la largeur d'un cheveu ». Tous les Pères, sauf deux, lui donnèrent raison, craignant d'envelopper dans la formule de condamnation de l'ontologisme, des doctrines orthodoxes qui pourraient avoir avec lui des ressemblances autrement étroites que celles de la théorie proposée ici. Voir J.-M. VACANT, Études théologiques sur les constitutions du concile du Vatican, t. 1, p. 300 et Collectio Lacensis, T. VII, col. 153.

[22] L'expression « comme il est » siculi est, a, en théologie, un sens technique qui ne s'applique qu'à la vision béatifique, tout comme l'expression « vision intuitive ». Dans un sens on le comprend, aucune intuition inférieure ne nous fait saisir Dieu siculi est : prétendre que par suite elle doit nous le faire atteindre et passer indûment d'une acception à l’autre dans l’usage des mêmes mots : Dire que la saisie confuse ou obscure de Dieu ne nous révèle pas siculi est, c’est dire uniquement qu’elle n’est pas la vision béatifique, – déclaration inoffensive qui ne fournit aucun argument contre l’intuition confuse

[23] Trois remarques : 1° Ce n’est pas précisément par l’argument d’autorité que nous avons essayé d’établir cette saisie obscure ; c’est pourquoi nous n’avons donné que peu de citations et de références. Aux beaux textes du commentaire de saint Thomas sur les Sentences, cités dans la première partie, on comparera avec profit les passages parallèles du Commentaire d’Albert le Grand : I Sentences. D. 3, art. 22, 23, 27 et 29, et dans les fragments de la Summa de Bono d’Ulrich de Strasbourg, cités dans la Vie spirituelle, novembre 1992. Voir aussi saint Bonaventure, Quaest. Disp. De Scientia Christi, Q. 4 , concl. Et ad 13m, 19m, 22, 23, 24, 25, 26. (Quaracchi, T. V, pp. 22-27 ; In Hexaëmeron, coll. 12, n° 11, ibid. p. 386 et Itinerarium mentis in Deo, c. 5, n° 3, ibid. p. 308. Ce dernier texte, pris isolément, aurait une saveur quelque peu ontologiste.

  2° On lit dans la Vie spirituelle, mars 1923, p. [116], note 1 : « Socrates vel Plato percipit se habere animam intellectivam ex hoc quod percipit se intelligere (Ia, 87, 1). Cet article et le 3° de la question suivante sont contraires, croyons-nous, à l’intuition obscure immédiate de Dieu que le P. G. Picard attribue à saint Thomas. » — Nous pensions avoir surabondamment prévu cette difficulté dans le premier article. Quant au texte cité, ou bien les mots « percipit habere... ex hoc quod... » désignent une conclusion abstraite, et alors saint Thomas ne peut plus dire dans le même texte que l’âme se connaît « per suam praesentiam » et il contredit ses affirmations du Commentaire des Sentences et du De Viritate, ou bien, comme le rappellent les dernières lignes de l’article, il s’agit d’une connaissance concrète qui atteint son objet sans le discerner, ce qui est précisément la saisie obscure ou confuse dont nous avons parlé. On trouvera cette même précision dans les passages suivants : II Sent., D. 39, q. 1, art. 1 ; III Contra Gent., c. 46 ; Summa Théol., Ia, q. 93, art. 7, ad 4.

  3° Signalons enfin un erratum : Dans la dernière note de la première partie, il faut lire : prétendre que, par suite, elle doit nous le faire atteindre comme il n’est pas, c’est passer indûment...

[24] Mystica Theologia Divi Thomae, Q. 4, Disp. 1, art. 4, n° 866, Turin, 1891, T. II, p. 29. Tout cet article 4 est à lire.

[25] Ibidem, n° 868.

[26] Ibidem, n° 869.

[27] Œuvres. Paris, 1910. T. V, et pp. 202-216 (chap. 28 et 29) et 2e Relation au P. Rodrigue Alvarez, Paris, 1907, t. II, pp. 305-306.

[28] Il peut arriver que le passage de la contemplation acquise à l’oraison infuse se fasse insensiblement : les premières touches intimes de Dieu ont été si discrètes que l’âme ne les a pas discernées. Mais lorsqu’elle est déjà depuis quelque temps dans l’état passif, elle s’aperçoit un jour que quelque chose est changé dans son mode d’oraison et elle découvre cette action divine nouvelle.

[29] Sainte Thérèse. Château intérieur ; 4es Demeures, chap. 3. Paris, 1910, T. VI, pp. 114-117.

[30] Lettre à la Présidente Brûlart, 2 novembre 1607. Œuvres, Annecy, 1904, T. XIII, p. 334. — Cf. Vie des premières mères de la Visitation Sainte-Marie, par la Mère de Chaugy, Paris, 1852, T. I, Vie de la Mère Péronne-Marie de Châtel, pp. 294 et 403.

[31] « Ceci vous paraîtra peut être une extravagance, mes filles, et cependant il en va réellement de la sorte. L'âme est une, évidemment. Toutefois, ce que je viens de dire n'est pas une imagination, c'est un état fort ordinaire. Voilà pourquoi je disais plus haut que certains effets intérieurs donnent la certitude qu'il y a, sous certains rapports, une différence très réelle entre l'âme et l'esprit. Bien qu'en réalité ils ne fassent qu'un, on perçoit parfois entre eux une division si délicate, qu'il semble que l'un opère d'une manière et l'autre d'une autre, selon le goût divers qu'il plaît au Seigneur de leur communiquer. Il me semble aussi que l'âme diffère des puissances, qu'elle n'est pas avec celles-ci une seule et même chose. Au reste, il y a tant de choses dans notre fond intime, et des choses si subtiles que ce serait témérité à moi d'entreprendre de les expliquer. Nous comprendrons tout cela en l'autre vie, si Dieu, par sa miséricorde, daigne nous introduire au séjour où nous aurons l'intelligence de tous ces secrets » (Château intérieur, 7es Demeures ch. 1er, T. VI, p. 283).

[32] Sainte Thérèse fait ici une distinction entre la vision intellectuelle au sens plein du mot et cette présence continuelle de la Sainte Trinité.

Cette dernière est dans le prolongement de la grâce mystique essentielle dont nous parlons : c'est, à l'état fort, ce que décrit Vallgornera en le rapportant au don de sagesse.

« Il faut savoir, dit sainte Thérèse, que la vue de cette divine présence ne reste pas toujours aussi entière, ou pour mieux dire, aussi claire, qu’au moment de la première manifestation et de celles que Dieu accorde à l’âme de temps en temps... Prenons une comparaison. Une personne se trouve avec plusieurs autres dans une salle bien éclairée. Voici qu’on en clôt les fenêtres : elle reste dans l’obscurité. La lumière qui lui permettait de voir ces personnes ayant disparu, elle ne les verra point jusqu’à sa réapparition, cependant elle se rend compte qu’elles sont là. On dira : mais ne peut-elle refaire le jour, afin de les voir de nouveau ? Non, l’âme n’a pas semblable pouvoir. Pour cela, il faut qu’il plaise à Notre-Seigneur d’ouvrir la fenêtre de son entendement. C’est déjà une assez grande grâce qu’il lui fait, de ne jamais s’éloigner d’elle et de permettre qu’elle en ait une certitude entière ». (Château intérieur, 7es Demeures, chap. 1, pp. 281-282).

En plus de cette connaissance continuelle qui, selon nos principes, est une intuition claire-confuse, sainte Thérèse mentionne comme un phénomène à part, la vision intellectuelle distincte dans laquelle les trois divines Personnes « se découvrent à elle par une certaine représentation de la vérité et au milieu d’un embrassement qui, semblable à une nuée resplendissante vient droit à son esprit ». Ici, il ne s’agit plus de saisie immédiate confuse, mais d’une connaissance angélique miraculeuse, par espèces au moyen de laquelle « l’âme connaît d’une certitude absolue que toutes trois ne sont qu’une même substance, une même puissance, une même science et un seul Dieu ». (Ibidem, p. 279-280).

Une distinction analogue doit être faite entre l’union pleine et les connaissances distinctes qui l’accompagnent dans l’extase et le ravissement.

[33] La Nuit obscure de l’âme. L. II, chap. 10.

[34] Ibidem ; chap. 17.

[35] Chemin de la perfection, chap. 30. Paris, 1910, t. V, p. 220.

[36] L’oraison du P. Alvarez, par le P. DUDON, Revue d’Ascétique et de Mystique, 1921, pp. 43-44. Citations de la vie par le P. DU PONT, chap. 13, § 1 et de la Vida, Madrid 1920, appendice 19, pp. 473-475.

[37] Voir par exemple la Vie de la Sœur Marie-Aimée de Jésus, du Carmel de l'avenue de Saxe, Carmel de Natoye-Fabribeckers (Namur), 1911, et son ouvrage en six volumes, devenu presque introuvable, Notre-Seigneur Jésus-Christ étudié dans le saint Évangile, sa vie dans l'âme fidèle. — Remarquons aussi qu'il arrive parfois que l’opération divine dirige le cours des réflexions du contemplatif et lui impose, en quelque sorte, le sujet de son oraison.

[38] Voici le texte de saint Jean de la Croix : « Pour ce qui est de la nuit obscure, Dieu les y fait entrer, afin de les exercer, de les humilier, de purifier leurs passions et leurs désirs, de peur qu'ils ne s'accoutument à ces attraits intérieurs, qui contentent la gourmandise spirituelle. Il ne les y met pas pour les conduire à la voie de l'esprit qui est la contemplation obscure. Car il n'élève pas à la parfaite contemplation tous ceux qui font profession de la vie spirituelle : Lui seul sait les causes de cette conduite. C'est pour cette raison qu'il ne prive jamais entièrement ces gens-là des considérations et des discours de la méditation ; mais il en use quelquefois plus libéralement avec les uns ; il a quelquefois plus de réserve avec les autres » (La nuit obscure, L. I, chap. 9). Il semble bien que ces restes d'oraison discursive soient aux yeux de saint Jean de la Croix, comme une tare qui maintient le contemplatif dans un état inférieur. Il faut se souvenir que ce qui ne se rapporte pas à l'Union transformante n'a que peu d'attrait pour lui. Sa voie est très haute, mais elle n'est pas très large. Sainte Thérèse ne craignait pas de lui en faire agréablement le reproche. Voir sa jolie lettre à don Alvaro de Mendoza sur les paroles : Cherche-toi en moi. Ed. Bouix, T. II, p. 255-256 et traduction du P. Grégoire de S. Joseph, Paris 1900, T. II, p. 47.

[39] Directoire mystique, Ve Traité, chap. 4.

[40] Directoire mystique, Ve Traité, chap. 6.

[41] Voir Poulain, Des grâces d'oraison, 9e Ed., Paris, 1914, p. 215 et suiv., sa conclusion est que, dans la Nuit des sens, Dieu commence à exercer sur l'âme l'action qui caractérise l’oraison de quiétude mais qu'il le fait trop faiblement pour qu'on en ait conscience. – Quelques expressions du P. Scaramelli dans le texte cité plus haut semblent dire qu'il s'agit d'une épreuve de l'ordre ascétique, mais la description qu'il en fait, d'accord avec saint Jean de la Croix, convient mieux à l'ordre mystique.

[42] Ne pourrait-on voir, – et ce serait là un argument d'une autre efficacité que celle de tous les textes isolés, – une affirmation de notre thèse dans le plan même du Château intérieur ? Rappelons-nous la satisfaction de sainte Thérèse lorsque l'un de ses confesseurs lui dit que Dieu est en nous, non seulement par sa grâce, mais encore par son essence, sa présence et sa puissance. Cet énoncé théologique rejoignait les expériences de la sainte. Que prétend-elle dans le Château Intérieur, sinon aider l’âme à rentrer elle-même pour s’unir intimement, non par la certitude abstraite, mais par l’expérience mystique, à Dieu qui habite réellement au centre de ce château ?

[43] Texte latin non repris.

[44] Souvent aussi, comme nous le disions à propos de la première catégorie de textes, « par les effets » signifie « dans ces effets mêmes », comme le moi est atteint dans ses actes. Voyez, par exemple. PHILIPPE DE LA SAINTE TRINITÉ, Summa Theologiae Mysticae, Bois-le-Duc, 1874, Pars IIIe, Tract. I, Disc. I, art. 1 et 2, T. III, p. 9, Tertius modus... et p. 24, Haec tam secreta... comparées à p. 26, Sed adhuc forte...

[45] Texte latin non copié.

[46] Ibidem.

[47] Revue d’ascétique et de mystique numéros 13-14 - Toulouse 1923.

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