LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

LA DOCTRINE DU PUR AMOUR
dans
LE «TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU»
Du PÈRE SURIN

Stéphane HARENT

Le P. Lallemant n'a pas eu de plus célèbre disciple que le P. Surin. Dans le Traité de l'amour de Dieu [1], le disciple est digne du maître. Nous voudrions seulement expliquer ce qu'il entend par le « pur amour », expression qui revient souvent dans ce livre, et qui l'a fait parfois mal juger, ou même accuser de « quiétisme ». En 1665, à la mort de Surin, le quiétisme n'était pas encore condamné [2]. Mais enfin — même en reconnaissant la parfaite bonne foi du P. Surin — si on pouvait légitimement le ranger parmi les précurseurs inconscients du quiétisme, cela suffirait à rendre son Traité dangereux et suspect, tandis qu'au contraire les nombreux passages où il ramène son « pur amour » sont d’une doctrine exacte et très utile au progrès spirituel.

La solution du problème exige le rappel de quelques données théologiques, empruntées surtout à S. Thomas sur l'acte d'amour de Dieu, ou de charité parfaite, qui se distingue des autres actes surnaturels par ses deux éléments spécifiques : Dieu doit y être aimé pour lui-même (propter se), et par dessus toute chose (super omnia).

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« Aimer, c'est vouloir du bien à quelqu'un, dit saint Thomas avec Aristote. Ainsi le mouvement de l'amour tend vers deux termes (associés) ; vers un bien, et vers une personne à qui l'on veut ce bien : ou soi-même, ou un autre » [3]. Plus loin il remarque, avec le mystique Denis, qu'une propriété de l'amour, c'est de faire sortir de soi-même ; ce qui a lieu de deux manières : secundum quid (plus en apparence qu'en réalité) — ainsi en est-il dans l'acte qu'on appelle amor concupiscentiæ, amour de convoitise, « où l'on cherche un bien hors de soi, mais pour l'avoir à soi, affection par laquelle on se renferme finalement en soi » — et simpliciter (vraiment et franchement), dans l'acte qu'on appelle amor amicitiæ. « Dans l'amour d'amitié on sort, par l'affection, franchement de soi-même, puisque c'est à son ami que l'on veut un bien, et que l'on travaille à ce bien comme gérant les intérêts de son ami, et prenant soin de lui à cause de lui-même » [4]. C'est le désintéressement, dans la mesure du possible.

Ces notions philosophiques, S. Thomas les retrouve en théologie, à propos des vertus surnaturelles d'espérance  et de charité, et de leurs rapports mutuels :

« Il y a, dit-il, un amour parfait et un amour imparfait. Le parfait est celui où quelqu'un est aimé pour lui-même, secundum se, où on lui veut un bien pour lui-même, comme lorsqu’un ami aime son ami. Dans l’amour imparfait, on veut un bien, non par amour d’un autre et pour qu’il en jouisse, mais afin d’en profiter pour soi… Or la première espèce d’amour appartient à la charité, qui d’attache à Dieu pour lui-même ; mais l’espérance appartient à la seconde espèce d’amour, car quiconque espère, veut obtenir quelque chose pour soi. Il s’en suit que dans l’ordre de genèse, de développement, in via generationis, l’espérance passe la première, avant la charité... (Comme une première étape plus facile) l'espérance introduit l'âme à la charité, parce que l’âme, en espérant de Dieu la récompense (céleste), arrive à être enflammée de l’amour d'un tel bienfaiteur, et du désir dé garder ses commandements (autre élément essentiel de la charité, dont nous allons parler). Mais si nous suivons l'ordre de perfection, secundum ordinem perfectionis, alors la charité est naturellement la première (au-dessus de l'espérance et de toutes les vertus) » [5].

Ajoutons que le livre de l'Imitation de Jésus-Christ est plein de cette idée du désintéressement de l'acte de charité, par exemple :

« Oh ! quelle est la puissance du pur amour de Jésus, sans mélange d'amour et d'intérêt propre ! [6] « 0ffre-toi de tout ton cœur à la volonté divine sans chercher ton intérêt, ni en petit ni en grand, ni dans le temps ni dans l'éternité » [7].

On ne peut donc nier cet élément de la charité parfaite, sous prétexte que les quiétistes en ont abusé.

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Le second élément essentiel de l'acte de charité peut s'exprimer par diverses formules, équivalentes au fond ; voici d'abord la plus simple : « Une volonté sincère ou ferme propos d'observer tous les commandements de Dieu ».

Quand on aime quelqu'un, on veut autant que possible faire ce qu'il lui plaît, et s'il a le droit de commander, obéir à ses commandements. Un bon fils comprend que pour aimer ses parents il faut leur obéir et ne pas se révolter contre eux ; Dieu est pour nous un père, et père qui ne peut jamais nous commander le mal : pas de restriction possible à notre obéissance. Ainsi le vrai amour de Dieu doit se nuancer d'une volonté d'obéissance. « Si vous m'aimez, dit Jésus, observez mes commandements » [8]. « Celui qui observe mes commandements, c'est celui-là qui m'aime » [9]. Évidemment, il ne s'agit pas de l'observation effective de tous les préceptes divins, laquelle demanderait bien du temps : car il est des préceptes que l'on a rarement l'occasion de pratiquer ; l'acte de charité ne se ferait donc qu'à la longue ; et comment le pécheur pourrait-il être pardonné et transformé aussitôt en juste, grâce à un acte de contrition parfaite ou de charité ? Comment le bon larron aurait-il pu faire sur sa croix l'acte absolument exigé comme condition du pardon et du paradis ? Il s'agit donc de l'observation seulement affective des commandements divins dans leur totalité ; il s'agit du ferme propos de les observer tous, de cette intention sérieuse qui est réputée pour le fait.

Le péché étant la transgression d'un précepte divin, on peut donner à ce ferme propos une autre forme qui revient au même, en disant que c'est la résolution sincère « d'éviter tout péché ». Il n'est question que du péché mortel ; puisque le péché véniel ne détruit pas dans l'âme la vertu de charité, ni ne lui fait obstacle par lui-même ou par l'affection que l'on conserve pour lui. C'est le péché mortel (même un seul) qui détruit la charité, lui est contraire et ne peut coexister avec elle, ainsi que l'explique S. Thomas ; ce qui l'amène à parler du ferme propos opposé à tout péché mortel, comme d'un élément essentiel de l'acte de charité :

« Tout acte de péché mortel s'oppose comme contraire (contrariatur) à la charité, qui tend à ce que Dieu soit aimé par dessus tout (super omnia), l’homme se soumettant totalement à Dieu et lui rapportant tout ce qui est à soi. Il appartient donc essentiellement à charité d’aimer tellement Dieu, qu'on veuille en tout, se soumettre à lu, et suivre en tout la règle de ses préceptes [10]. Et ailleurs : « La perfection qui appartient à une chose selon son espèce (son essence propre), elle l’a toujours... Or c'est l'essence de la charité, que Dieu soit aimé par dessus tout, super omnia, et que rien de créé ne lui soit préféré en amour. Aussi, comme toute tentation provient soit de l’amour de quelque bien créé, soit de la crainte d'un mal contraire (à ce bien), ce qui résulte encore de l'amour (pour ce bien), la charité, par son espèce, contient ceci, de pouvoir résister à toute tentation de manière que cette tentation n'induise pas l'homme en péché mortel ; mais non pas de n'éprouver aucune tentation, ce qui est réservé à la perfection de la patrie » [11].

Pourquoi le saint docteur nous parle-t-il ici des tentations ? Parce que les tentations graves sont pour la charité comme une pierre de touche. Une bataille s'engage entre l'amour surnaturel de Dieu, et l'amour des biens de la terre, occasion du péché. Qui va l'emporter ? Et dans ce conflit, que va choisir, que va préférer notre volonté ? Si nous méprisons alors les biens terrestres pour aimer Dieu, c'est la meilleure preuve de notre amour de Dieu par dessus tous ces biens, super omnia bona. Même dans les temps plus paisibles, où nous devons nous préparer au combat, notre acte de charité doit inclure le ferme propos, d'aimer Dieu super omnia. De là ces mots si importants de S. Thomas, traduits plus haut : « Est de ratione caritatis ut Deus super omnia diligatur, et ut nullum creatum ei praeferatur in amore ». Préférer Dieu à toute créature, ce n'est donc pas, comme d'aucuns s'imaginent, faire un acte intellectuel qui affirme l'excellence suprême de Dieu, le rang qu'il tient dans l'échelle des êtres. Cet acte intellectuel ne peut être qu'un préambule à l'acte de charité, il ne fait point partie de son essence, parce que la charité est dans la volonté, elle est un amour. La « préférence » qu'elle inclut essentiellement, suppose la « tentation », le combat, le conflit du bien incréé et du bien créé ; et elle consiste en ce que notre volonté aidée de la grâce se déclare prête, dans ce conflit, à choisir Dieu et à rejeter fout ce qui lui est contraire. Aussi S. Thomas a-t-il soin de dire : « diligatur..., præferatur in amore » — préférence non pas de l'esprit, mais du cœur.

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De ce qui précède, concluons que l'acte de charité surnaturelle renferme deux éléments essentiels : le Seigneur y est aimé pour lui-même, propter se et par dessus toute chose, super omnia. Ces brèves formules théologiques se trouvent déjà dans S. Thomas [12]. Le premier élément — le désintéressement — peut sans doute donner lieu à beaucoup d'objections, mais en soi il est moins compliqué, plus facile à saisir et à retenir. Le second est plus complexe, et demande encore quelques explications.

Le super omnia, ou amour de préférence, tel que nous l'avons expliqué, est une disposition exigée de tout chrétien : il n'est donc pas étonnant que l'ascétisme, et surtout la mystique, puissent s'élever à des degrés plus hauts de la même disposition, et par là à une perfection bien plus haute de la charité, qui ne soit pas exigée de tous — non seulement pour la quantité des actes, mais encore pour leur qualité.

Toutefois, avant d'en parler, reconnaissons d'abord la grande valeur intrinsèque du degré inférieur, que Dieu rend obligatoire pour tous les chrétiens. Le P. de Ravignan en faisait la remarque dans sa retraite aux Carmélites, à propos de ce que S. Ignace appelle « le premier degré d'humilité » qui n'est pas autre chose que ce premier degré de charité parfaite. Dieu, de par son souverain domaine, peut nous commander un acte dans les circonstances même où il devient héroïque : ainsi faudra-t-il, pour demeurer fidèle au précepte de la charité, endurer le martyre, renoncer à tous les biens de la terre, même à la vie, plutôt que de commettre un péché mortel. Toute une armée de martyrs, jusqu'à des femmes et des enfants, placés entre une mort affreuse à subir et le péché mortel d'apostasie à commettre, nous donnent l'exemple des sacrifices exigibles en vertu de la charité et auxquels nous devons être prêts, en nous confiant aux puissantes grâces données en de semblables conflits. Dans cette disposition du cœur, essentielle à l'amour véritable de Dieu, il y a largement de quoi justifier les fortes expressions du Décalogue : « Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » [13]. En face du péché mortel, qui romprait l'amitié avec Dieu, tout fidèle devra sauver à tout prix cette amitié divine, en lui sacrifiant toutes ses inclinations, « tout son cœur » Et comme c'est un dur sacrifice, il lui faudra faire appel à « toute sa force », à toutes les énergies de son « âme », pour résister à la tentation du péché mortel ; et il doit se tenir sérieusement prêt à une telle immolation de soi. Même dans l'Ancien Testament, nous trouvons chez les vrais serviteurs de Dieu cette ferme disposition. « Nous sommes prêts à mourir plutôt que d'enfreindre les lois de nos pères », dit le premier des sept frères torturés par Antiochus. [14]

Il n'y a donc pas à chercher, sous les termes si énergiques de ce précepte du Décalogue, des obligations qu'il ne nous impose pas, comme celle d'être uni à Dieu par un continuel et intense acte d'amour. Même avec la grâce qu'ils reçoivent, la multitude des chrétiens serait incapable d'une telle pratique de la charité divine ; et Dieu ne commande pas l'impossible. S'il est des âmes .saintes, dans toutes les conditions de la société, qui avec des grâces très spéciales approchent, sans l'atteindre, d'un tel idéal, la réalisation en est réservée au ciel, S. Thomas le dit formellement :

« La perfection de la vie chrétienne consiste dans la charité ». Il y a une perfection où « l'affection tend à Dieu par un acte continuel : une telle perfection n'est pas possible ici-bas, mais elle le sera dans la patrie ». — Au-dessous, il y a « une perfection qui ne consiste pas à être porté vers Dieu par un acte continuel, mais à exclure tout ce qui fait obstacle à l'acte d'amour de Dieu, selon cette parole d'Augustin au livre des 83 Questions (q. 36) : Venenum caritatis est cupiditas (la concupiscence) ; perfectio (caritatis), nulla cupiditas. — On peut avoir en cette vie cette perfection (d'exclusion) ; mais à deux degrés différents. Le premier exclut des affections de l'homme tout ce qui est contraire à la charité, c'est-à-dire le péché mortel ; un tel degré de perfection est nécessaire au salut, car sans lui la charité ne peut exister. Le second exclut des affections de l'homme non seulement ce qui est contraire à la charité, mais encore tout ce qui empêche l'affection de l'âme d'être totalement dirigée vers Dieu ; sans ce degré de perfection, la charité peut exister, ainsi chez les commençants, incipientes et chez ceux qui progressent, proficientes » [15]. — Et dans l'article suivant, il dit en s'appuyant sur S. Augustin : « Ce qui tombe sous le précepte (de l'amour de Dieu) peut s'accomplir de diverses manières. On n'est donc pas rendu transgresseur du précepte par le fait qu'on ne l'accomplit pas de la manière la meilleure, mais (pour ne pas le transgresser) il suffit de l'accomplir d'une manière quelconque, quocumque modo. La perfection du divin amour tombe sous le précepte d'une façon générale, tellement que même la perfection (suprême) de la patrie n'est pas exclue de ce précepte [y est comprise de quelque façon, en ce que tous ont l'obligation d'arriver au ciel, à savoir, de faire ici-bas ce qu'il faut pour arriver à cette fin nécessaire]... Mais il est un degré intimé de l'amour divin, consistant en ce que rien ne soit aimé au-dessus de Dieu, ou contre lui, ou d'égalité avec lui ; et quiconque n'a pas ce degré, n'accomplit nullement le précepte. D'autre part il est un degré (suprême) d'amour parfait, que l'on ne peut accomplir en cette vie, comme nous l'avons dit (au précédent article), et il est manifeste qu'à le manquer on n'est pas transgresseur. Semblablement, de ce qu'on n'atteint pas aux degrés du milieu, il n'y a pas transgression du précepte, pourvu qu'on atteigne au degré le plus bas » [16].

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Il est temps de parler de ces « degrés du milieu » en tant que le permettent les limites de notre article — puisque c'est dans cette région que le plus haut ascétisme et la mystique prennent leur essor, donnant au super omnia un sens plus parfait, et par suite à la charité une perfection plus éminente. S. Thomas reconnaît ces degrés du super omnia et la croissance qui en résulte pour la charité parfaite, quand il dit :

« Comme l'être humain, dés sa naissance, possède une certaine perfection, celle de sa nature et de l'espèce humaine [dont il a dès lors les éléments essentiels], et comme il y a une autre perfection à laquelle il est amené par la croissance, augmentum : ainsi il existe une perfection de la charité appartenant à l'espèce même de la charité, à savoir, aimer Dieu super omnia et n’aimer rien qui soit contraire à cette vertu ; et il y a, même en cette vie, une autre perfection de la charité, à laquelle on parvient par quelque croissance spirituelle, per aliquod spirituale augmentum : par exemple, quand l'homme s'abstient même des choses licites, pour vaquer plus librement au service divin » [17].

Dans cette vaste catégorie de la « croissance spirituelle » rentre l'observation des conseils évangéliques, d'où l'on tirait une objection à laquelle répond le saint docteur la (a. 3). Donnons d'autres exemples : la fuite constante du péché véniel, au moins de celui qui est pleinement délibéré, car on ne peut éviter tous les péchés véniels de surprise (a. 2 ad 2m) ; la mortification assidue et la prompte acceptation des croix et des épreuves, signe non équivoque d'une dévotion ardente et solide ; l'union à Dieu par l'oraison, s'élevant à des hauteurs qu'ignorent les incipientes et les proficientes dont S. Thomas parlait tout à l'heure (a. 2).

Cette « croissance spirituelle» — avec ses degrés les plus élevés — est décrite ailleurs par S. Thomas, quand traitant des vertus cardinales (seules connues des anciens philosophes) il admet, d’accord avec le néoplatonisme mystique de Plotin (au 3e siècle après J. – C.), et de Macrobe qui cite et loue Plotin sur la question, un quadruple état des vertus cardinales. Parmi ces quatre états où degrés de chacune d'elles, passons rapidement sur le premier et le dernier. Le premier prend ces vertus en Dieu même, qui en est l'archétype : prises dans cet exemplaire divin, elles reçoivent le nom de « virtutes exemplares ». Le dernier état les suppose dans l'homme, mais plutôt dans sa vie extérieure, dans ses rapports sociaux : ce sont alors les « virtutes politicæ ». Si utile que soit ce point de vue, nous le laissons, préoccupés iei, avec S. Thomas, de la vie intérieure de l'homme, et de son « ascension énergique ad divina » [18].

Restent donc à considérer les vertus cardinales en ce qu'elles ont de « transcendant » pour ceux « qui tendent à la ressemblance divine ». Le saint docteur distingue ici deux états, ou degrés successifs. Au degré inférieur, ces vertus — toujours d'après la terminologie néoplatonicienne — reçoivent le nom de « vertus purifiantes » virtutes purgatoriæ; au degré supérieur, le nom de « vertus d'une âme déjà purifiée » viriutes iam purgati animi.

Degré inférieur : « Alors (dit S. Thomas), appuyée sur la contemplation des choses divines, la prudence méprise tout ce qui est mondain, et dirige toutes les réflexions de l'âme vers le divin tout seul. La tempérance, autant que la nature le souffre, refuse au corps ce qu'il réclame. La force empêche l'âme de s'effrayer d'un tel délaissement du corps, d'un tel accès aux choses d'en haut. La justice demande à l'âme son entier consentement à cette voie qu'elle se propose ». - Degré supérieur : les vertus cardinales « en ceux, dit-il, qui atteignent déjà la ressemblance divine, prennent le nom de vertus d'une âme déjà purifiée. Alors la prudence ne voit plus que les choses divines, la tempérance ne connaît plus les désirs terrestres, la force ignore les passions, la justice a contracté avec Dieu une alliance perpétuelle ; et ne cesse de l’imiter. De telles vertus sont l’apanage des Bienheureux dans le ciel, et de quelques âmes très parfaites en cette vie » [19].

Il est clair qu'une telle ascension dans les vertus cardinales suppose une ascension proportionnée dans la charité reine des vertus, dans l'amour de Dieu ; cet article de S. Thomas ne nous a donc pas écartés de notre sujet.

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A la lumière de ces principes, qui éclaircissent la question ardue de l'acte de charité théologale, nous pouvons maintenant juger les nombreux passages où le P. Surin ramène sa doctrine du « pur amour » dans son Traité de l'amour de Dieu et cela dès le premier chapitre intitulé « De l'amour de Dieu pur et parfait » [20]. Serait-ce une première ébauche du semi-quiétisme de Fénelon, dont les propositions suivantes ont été condamnées par Innocent XII :

Première proposition : « Il y a un état habituel d'amour de Dieu, qui est une charité pure et sans aucun mélange du motif de l'intérêt propre... On n'aime plus Dieu ni pour le mérite, ni pour la perfection, ni pour le bonheur qu'on doit trouvez en l'aimant. » Et la dernière proposition : « Le pur amour fait lui seul toute la vie intérieure et devient alors l'unique principe et l'unique motif de tous les actes délibérés et méritoires » [21].

Il est facile de montrer que le P. Surin, en 1664, sous cette expression : « pur amour », entend une chose absolument différente de celle qui sera condamnée dans les Maximes des Saints de Fénelon en 1699. — Le « pur amour » de Fénelon, c'est le désintéressement, qui est bien un élément de l'acte de charité (Deus amatur propter se), mais qui ne constitue pas tout cet acte, ni à plus forte raison « toute la vie intérieure » comme il le dit. — Le « pur amour » du P. Surin, c'est plutôt un autre élément de l'acte de charité (Deus amatur super omnia) ; c'est même un degré spécial et bien parfait du super omnia, un degré que n'atteignent pas les commençants ni plusieurs de ceux qui progressent dans la perfection, bien qu'ils fassent déjà des actes de charité surnaturelle et méritoire et, en observent le précepte, comme nous avons entendu S. Thomas l'expliquer. — Ainsi, ni le « pur amour » de Fénelon et celui de Surin ne peuvent se superposer, ni la condamnation du premier n'est celle du second. De plus, l'aversion démesurée de Fénelon pour le « motif de l'intérêt propre » non seulement lui fait exagérer, au moins pour les parfaits, le désintéressement requis dans la vertu de charité, mais encore l'amène à compromettre la vertu d'espérance, qui se porte vers Dieu non pas comme bon en lui-même et pour lui, comme aimable en dehors même de notre intérêt propre, mais au contraire comme objet de notre bonheur éternel, comme bon relativement à nous, bonus nobis. Pour échapper à cette grave difficulté venant de l'espérance, l'esprit souple et fertile de Fénelon lui a fait tenter diverses voies, toutes également condamnées en définitive. La première est de laisser « tout motif intéressé de crainte ou d'espérance » à la porte de « l'état de vie contemplative ou unitive » et d'en dispenser les parfaits » [22]. — La deuxième leur permet de vouloir leur perfection propre et leur béatitude, mais « autant qu'il plaît à Dieu de leur faire vouloir ces choses par l'impression de sa grâce » [23]. De même « les âmes transformées doivent, en se confessant..., désirer la rémission de leurs péchés, non comme leur propre purification et délivrance, mais comme chose que Dieu veut et qu'il veut que nous voulions pour sa gloire ». [24] En somme, ces parfaits peuvent faire des actes de désirer et d'espérer, mais comme ils doivent leur donner pour unique motif la volonté divine, ou la gloire de, Dieu, ce sont en réalité des actes d'obéissance ou de charité, mais non pas d'espérance théologale. — Enfin la troisième voie tentée par Fénelon consiste à bouleverser la notion même de l'espérance théologale par cette définition qu'il en donne arbitrairement : « L'espérance parfaite, qui est le désir désintéressé des promesses » [25].

Reste à montrer, avec quelques citations du Traité de l'amour de Dieu, que Surin y prend le « pur amour » au sens que nous avons dit, et qu'il évite les écueils que Fénelon n'a pas évités. — Son idée dominante est celle-ci : Toute âme qui, dans son amour de préférence pour Dieu ne se contente pas d'éviter à tout prix le péché mortel, doit s'appliquer à la perfection de cet amour, et pour cela, à la pureté d'intention dans toutes ses actions délibérées : toutes pour l'amour de Dieu. Mais il y a deux manières de purifier son intention. La première, celle des âmes qui joignent l'imperfection à leurs bons désirs, consiste en deux points : 1° constater la licéité de l’action qui se présente et vers laquelle elles sont poussées ; 2° offrir à Dieu cette action, et, la lui subordonner ainsi par l'offrande ; mais souvent il leur arrive, en réalité, de faire l'action parce qu'elle plaît à la nature, cette offrande à Dieu n'étant qu'une pieuse cérémonie, une sorte de politesse à son égard. La seconde manière, celle des âmes plus généreuses, consiste à chercher Dieu en tout pour lui faire plaisir, avec une pleine subordination et une entière sincérité : c'est cela que Surin appelle le « pur amour ». Montrons-le par quelques citations :

Dés le premier chapitre, « De l'amour de Dieu pur et parfait », le P. Surin parle « d'épurer l'œil de l'intention » et dit : « Quand les choses indifférentes se présentent, touchant et chatouillant l'esprit par leur bien présent, l'âme qui est arrivée à la perfection du pur amour divin... ne se contente pas de rapporter cette chose indifférente à Dieu, en prenant cependant la jouissance, mais... s'en détourne, et ne cesse jamais... qu'elle ne voie que cette chose tourne à l'honneur de Dieu ». Sinon « elle en substituera une autre où l'intérêt de Dieu se retrouve... Voilà l'esprit des saints... S. François de Sales disait que s'il avait en son cœur la moindre petite chose qui ne tendit à Dieu, il l'arracherait... et S. Ignace... prescrit à ses enfants qu'en toutes choses ils cherchent Dieu (et) se dépouillent de l'amour de toutes les créatures pour transférer toutes leurs affections au Créateur » [26]. Il ne suffit pas « de n'être point en péché mortel et de n'avoir point perdu la grâce habituelle ; il faut, en outre, entrer dans la route de la perfection, par le propos de ne point faire de réserve à Dieu… et ne pas se tromper soi-même, comme font une infinité de personnes, qui se persuadent « avoir cette résolution » et qui « soutiennent que Dieu se soucie peu qu'on se délecte ailleurs, moyennant qu'on le lui rapporte ; mais ils entendent un rapport superficiel, dont Dieu ne se contente pas » [27]. - « Comment faut-il dresser son intention pour se maintenir dans la pratique du pur amour de Dieu ? Il ne suffit pas de faire comme ceux qui, se cherchant eux-mêmes et leur contentement hors de Dieu, s'appliquent à plusieurs choses indifférentes, parce que véritablement en elles-mêmes elles ne sont point mauvaises. Ainsi ils en rassasient leur affection, et pour se pouvoir vanter de ne rien faire que pour Dieu, ils lui en font une offrande superficielle, disant : Mon Dieu, je vous offre cela »... Mais Dieu « ne veut point que sous prétexte d'avoir plus de force pour le servir on satisfasse à sa naturelle inclination et à son amour-propre. Ainsi, dans les directions d'intention, il ne faut pas seulement dire en la surface de son entendement, mais dans le fond de son cœur : je ne me soucie de ce contentement de ma nature, que parce que... mes forces ne sauraient subsister sans cela ; et le seul poids qui incline mon cœur est la connaissance certaine ou prudemment probable que j'ai, agissant sincèrement, que cela est nécessaire pour soutenir mes forces » [28].

D'autres exemples, qu'il donne comme application des mêmes principes, achèvent de les mettre en lumière. — D’abord, dans les rapports avec le prochain, prendre garde à un faux prétexte de charité, et tout diriger à Dieu. Ensuite, même théorie sur les délassements.

Voici ces exemples :

« Dieu se plaît qu'on soit charitable, et pour cela je rendrai mes devoirs à cette personne, et je tâcherai de la contenter. Mais si je n'arrivais qu'à me faire mésestimer d'elle « je devrais en être plus content que du contraire, parce qu'il en résulterait mon plus grand mépris et mortification, médecines salutaires..., et parce que je ne saurais avoir le pur amour de Dieu que je ne sois guéri de l'amour corrompu de moi-même » [29]. Le pur amour de Dieu peut-il admettre une liaison d'amitié avec quelqu'un ? Oui, répond Surin, « il peut se faire » qu'une telle liaison « serve extrêmement à s'unir à Dieu. Il se trouvera donc » que des conversations et des conseils d'un ami « je sortirai plein de bons désirs, élevé à Dieu par l'énergie de sa parole... quand cela est, cela ne préjudicie en rien au propos que j'ai fait, de n'avoir et de ne vouloir que Dieu... La liaison que j'ai avec (cet ami) m'aide à aimer Dieu, et comme c'est pour cela que je la pratique, il s'ensuit que, l'aimant, j'aime plus Dieu que lui..., et que dans le fond je ne veux que Dieu et tout pour Lui » [30]. — Cette perfection s'applique aux liens non seulement légitimes mais les plus indissolubles. « Voilà une dame qui a son mari absent ». Elle ne pense qu'à lui et à recevoir des nouvelles de lui. » Tant qu'elle sera dans cet empressement et qu'elle ne pourra pas abandonner à la providence de Dieu l'état de son mari » et le lui confier ; « elle sera toujours imparfaite... Si elle dit qu'elle n'a jamais pensé à être si dévote, je lui dirai qu’elle se peut tenir comme elle est, s'il lui plaît ainsi, mais que jamais d'elle il ne se fera une sainte. Si elle dit que ce n'est pas son ambition d'aller au plus parfait, je lui dirai qu'elle ne trouvera pas » dans ce livre ce qu'il lui faut, « car ceci est écrit pour les âmes qui veulent entièrement aller à Dieu » — que d'ailleurs elle perd un bien incomparable » [31].

Il est des délassements qui « laissent l'âme indisposée à l'oraison et à la dévotion... Ce qui n'empêche pas pourtant qu'au temps de se récréer on ne puisse dire des choses gaies et qui feront bien rire agréablement... Mais s'il arrive que (l'âme) sente (un reproche intérieur) sur le conte qu'elle va faire ou le mot plaisant qu'elle va dire, elle s'en doit retirer aussitôt... outre cela... les visites, les choses curieuses, les objets et spectacles plaisants, les chants délicieux, et toutes les choses semblables, dont l'âme reçoit diminution du goût de Dieu ou de la ferveur à son service..., qui tendent à la satisfaction de la sensualité et de la vanité, quand la matière de telles choses n'est pas ordonnée par l'obéissance, doivent être évitées par les âmes qui cherchent Dieu » [32]. — « Selon la doctrine de tous les docteurs mystiques, et entre autres de Blosius... en son Institution de l'âme (il leur faut) consulter Dieu en tout, et attendre, dans les choses soumises à notre liberté, sa permission... L'auteur de l'Imitation, au second livre, presque partout (promet) la divine réponse ». — D'un très grand nombre d'âmes que j'ai connues et pratiquées depuis trente ans, je n'en ai vu aucune qui..., par son sentiment intérieur, n'eût cette conduite de Dieu... Il est vrai qu'il faut donner à cela les tempéraments nécessaires, et prendre les règles que les pères spirituels donnent pour le discernement des esprits » [33]. — Enfin, en vue d'encourager à tant de sacrifices, le P. Surin, dans une dernière partie de son traité, expose « les richesses spirituelles qui accompagnent cette pratique d'aimer Dieu purement ». Il le fait, dit-il t, pour persuader aux hommes de s'adonner au travail de la perfection, et pour leur donner l'impression que Dieu est un bon Maître et qu'il y a beaucoup à gagner avec lui » [34].

Ce dernier mot aurait paru à Fénelon trop intéressé pour des âmes tendant à la perfection : nouveau signe, ajouté à tant d'autres, de la différence des deux doctrines' sur le « pur amour». C'est ce que nous retiendrons de cette partie finale du Traité inédit pour notre but, sans nous attarder au magnifique chapitre où Surin, en vrai poète, décrit « la paix abondante que Dieu donne à tous ceux qui se résolvent à le servir en la perfection de son amour »,[35] ni aux chapitres où il réfute les objections vulgaires contre la mystique en général.

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Si l'on a parfois confondu la doctrine de la charité parfaite dans Surin et dans Fénelon, d'où a pu venir cette confusion ? D'abord, sans doute, de la ressemblance complète des mots : « pur amour ». Ensuite, peut-être, de ce fait qu'un autre ouvrage de Surin bien plus connu que son Traité inédit de l'amour de Dieu — le Catéchisme spirituel, publié de son vivant mais sans nom d’auteur par le prince de Conti (1661 et 1663) — a été mis à l’Index beaucoup plus tard, par décret du 7 septembre 1695, c'est-à-dire à l'époque où Fénelon et Bossuet (celui-ci mieux vu à Paris et à Rome) divergeaient de plus en plus sur la question de la charité parfaite, le premier exagérant le désintéressement, le second penchant vers l’excès opposé et ne voulant (du moins d'abord) pas même admettre un acte passager de charité désintéressée [36]. Ainsi s'allumait dé-là la controverse qui devait aboutir à une lutte acharnée entre les deux prélats. Quant à la mise à l'Index d'un ouvrage de Surin en 1695, visait-elle sa théorie du pur amour ? On a pu se l’imaginer ; mais longtemps après. En réalité, le Catéchisme spirituel de Surin, remarquable comme raccourci de tout le contenu de l'ascétisme et de la mystique, glisse sur la théorie du « pur amour », si largement développée dans son Traité de l’amour de Dieu [37]. Enfin, ce qui est très digne d'attention, les deux grands lutteurs dans la question du désintéressement, Bossuet aussi bien que Fénelon, se réclament du P. Surin et de son Catéchisme. Bossuet avait approuvé, en 1660, avec un autre docteur de Sorbonne, le manuscrit du premier volume du Catéchisme spirituel et, en 1663, le second volume. Au plus fort de sa lutte avec Fénelon, celui eut la malice d'y faire allusion, en se louant d'avoir suivi les directives « des spirituels les plus estimés dans l'Église, et entre autres du Père Surin, approuvé par M. de Meaux » [38]. Et Bossuet de répliquer :

« Il n'est pas jusqu'au Père Surin, dont j'ai approuvé le Catéchisme spirituel, qu'on ne tourne contre nous... Pourquoi faire tant de bruit d'un écrit que j’ai approuvé il y a trente ans ? Quand, dans un temps non suspect et avant que les matières fussent discutées, quelques fausses propositions m'auraient échappé dans un livre qu'après tout je ne faisais pris, mais que je lisais seulement, est-ce que la bonne cause en serait blessée ?… Mais je ne puis pas faire ce tort à la vérité ni à un saint religieux dont j'ai approuvé l'ouvrage ; je l'approuve encore, et j'en rapporterai quelques endroits. Loin de retrancher universellement les désirs, il prescrit « un grand désir de plaire à Dieu, d'arriver à la perfection, de posséder Dieu », (Catéchisme spirituel, t. II, éd. de 1693, p. 2, 70, 233)… J'ai remarqué surtout dans ce livre le caractère des fausses dévotions, où (dit-il) « les directeurs veulent rendre ordinaires et communes à plusieurs, les conduites rares et sublimes ; ne prêchant rien tant comme de laisser fait e Dieu, avoir une vertu sans vertu, un amour sans amour. Ces gens (poursuit-il), forment leur tendresse et leur dévotion sur tels objets subtils : ce qui est dangereux, parce qu'ordinairement l'esprit humain n'agit en vérité que par des sentiments naïfs et simples ». (Surin, ibidem, p. 407). Voilà les leçons d'un homme consommé dans la spiritualité ; il est incomparable sur les épreuves, et nous observerons ailleurs combien il est opposé à celles que nous proposent les nouveaux mystiques » [39]. - Enfin, citant ce passage d'un autre livre de Surin :

« Ce n'est pas que je blâme le motif de la récompense, qui peut parfois servir et profiter ; mais le plus louable et le plus profitable (motif) est celui de la gloire, de l'amour, et du bon plaisir de son Dieu, afin que l'âme puisse dire qu'elle espère tout de Celui pour qui elle quitte tout ». (Fondements de la vie spirituelle, l. V, c. 3), Bossuet reproche à Fénelon, lequel cite ce passage à son profit, de n'avoir oublié que les derniers mots : « afin que... », etc. — Et il ajoute : « Pourquoi oublier des paroles si essentielles, si ce n'est qu'on y eût aperçu tout d'abord l'acte d'espérance en pleine vigueur dans le plus parfait abandon ? [40]

D'ailleurs, au Traité de l'amour de Dieu encore mieux qu'aux Fondements, le P. Surin réclame énergiquement, chez les âmes les plus parfaites, des actes d'espérance et même de crainte, intéressés les uns et les autres :

« Un point de très grande importance, dit-il, c'est de faire toujours état de la crainte ; c'est-à-dire, quelque hauteur, quelque tendresse, quelque excellence que l'âme ressente dans l'exercice du divin amour, d’être néanmoins contente de revenir toujours au sentiment de sa propre bassesse, de se défier d'elle, et de craindre que par sa faiblesse l'âme n'abuse des grâces reçues... Nous voyons cette disposition dans l'apôtre S. Paul, à qui Notre-Seigneur avait fait des faveurs incroyables : il châtiait son corps et le réduisait en servitude, de peur que Dieu ne le rejetât. Le diable mène les esprits, qu'il séduit, jusqu'à les établir en assurance qu'ils sont autant prédestinés que Jésus-Christ ; et Luther dit que la crainte de Dieu rend l'homme plus criminel. Mais l'esprit de Dieu est tout contraire à cela ; et c'est le style de Dieu... que de conduire ses plus chers et ses plus favoris à une expérience de sa crainte… Par là Dieu augmente leur lumière, il épure leur amour, et assure tellement leur état par la sagesse surnaturelle, que le diable se trouve déçu dans toutes ses finesses et dans tous les pièges qu'il leur tend... Dieu est abîmant en ses miséricordes étonnantes, en ses douceurs et familiarités ; mais... la moindre présomption de l'âme provoque son indignation..., et c'est ce qui arrive facilement aux âmes qui se dispensent de la crainte.,. Ainsi, quand on leur dit... qu'elles se doivent accoutumer à ne regarder que les intérêts de Dieu et s'oublier des leurs propres en tout, on ne prétend pas les éloigner de ces exercices de la crainte et de l'espérance que Dieu donne à ses plus élevés ; mais l'on veut dire seulement que l'âme qui a pris cette route du bon plaisir de Dieu et de n'envisager que son pur amour... ne doit pas... abandonner, le pur motif de la charité afin de descendre (habituellement) à l'espérance qui envisage son propre bien » [41].

Nous avons, avec saint Thomas, analysé dans ses deux éléments l'acte d'amour de Dieu ou de charité théologale, et distingué du degré obligatoire pour tout chrétien les degrés réservés aux âmes plus parfaites. Puis, nous bornant à ces âmes, nous avons opposé ce que Surin leur recommande légitimement sous le nom de « pur amour » avec ce que Fénelon, plus tard, leur offrira sous le même nom, sans éviter les condamnations de l'Église ; et Bossuet lui-même vient confirmer la valeur de la doctrine de Surin [42].


[1] Ce traité, dont nous allons nous occuper, est le dernier ouvrage que le P. Surin ait écrit, quelques mois avant sa mort, arrivée le 22 avril 1665 ; les terribles orages, nerveux ou diaboliques, dont il avait si longtemps souffert, avaient disparu depuis quelques années. Le Traité inédit de l'amour de Dieu a été donné au public par le P. Marcel Bouix, SJ., en 1879. Retranchez l'Introduction, la Préface et les Appendices de l'éditeur, il reste un opuscule de 170 petites pages. — L’éditeur l'a publié « tel qu'il est sorti de la plume de l'auteur ». Préface, p. VII. C'était rompre avec cette déplorable coutume de mutiler et de corriger les écrivains spirituels, et de les traduire en langage courant, comme on l’a fait en général aux dix-huitième et dix-neuvième siècles pour les œuvres de Surin, et pour bien d'autres.

[2] La condamnation du quiétisme outré de Molinos date de 1687 ; celle du quiétisme modéré où semiquiétisme de 1699. Voir DENZINGER-BANNWART, n. 1221 sq. ; CAVALLERA, Thesaurus, 927 sq., 940 sq.

[3] 1a, 2a, q. 26, a. 4.

[4] Ibidem ; q. 28, a. 3.

[5] 2a 2æ, q. 17, a. 8.

[6] Livre II, chapitre 11.

[7] Livre III, chapitre 25.

[8] Jean, XIV, 15.

[9] Jean, XIV, 21. – Cf. Jean, V, 3.

[10] 2a 2æ, q. 24, a. 12.

[11] Quæst. Disput. De Virtut., q. II de Carit., a. 10, ad. 4.

[12] Voir, pour la première, 2a 2æ, q. 23, a. 5 ad 2m ; pour la seconde, ibidem, q. 24, a. 12

[13] Deutéronome, VI, 5.

[14] II Machabées, VII, 2.

[15] 2a 2æ, q. 184, a. 2.

[16] 2a 2æ, q. 184, 3 ad 2m.

[17] Ibidem, art. 3, ad 3m.

[18] 1a 2æ, q. 61, a. 5.

[19] 1a 2æ, q. 61, a. 5.

[20] Page 4 : L’âme qui est arrivée à la perfection du pur amour divin, etc.

[21] DENZINGER-BANNAWART, n. 1327 et 1349 ; CAVALLERA, Thesaurus, n. 940 et 944.

[22] Voir 2e proposition condamnée, DENZINGER-BANNWART, p. 1328 ; CAVALLERA, Thesaurus, 940.

[23] 5e proposition, ibidem, n. 1331 et 941.

[24] 20e proposition, ibidem, n. 1346 et 944.

[25] 11e proposition, ibidem, n. 1337 et 942. Nous ne pouvons signaler ici toutes les hypothèses imaginées par Fénelon pour arriver à une « espérance désintéressée », celles-ci par exemple : La charité, qui est désintéressée, « renferme éminemment l'espérance » ; pourquoi ne pourrait-elle pas la remplacer chez les parfaits ? — Quand la charité « commande un acte d'espérance », pourquoi ne le rendrait-elle pas désintéressé ? Dans la première des deux Lettres de M. l'Archevêque de Cambrai à un de ses amis, manifeste lancé au moment où son livre est déféré à Rome, il l'affirme ainsi : « Dans la vie des âmes les plus parfaites, c'est la charité qui prévient toutes les autres vertus, qui les anime et qui en commande les actes, pour les rapporter à sa fin, en sorte que le juste de cet état exerce alors d'ordinaire l'espérance et toutes les autres vertus avec tout le désintéressement de la charité même qui en commande l'exercice. » Voir l'examen détaillé que nous avons fait de ces diverses théories de Fénelon, dans le Dictionnaire de Théologie catholique, t V, 1913, art. Espérance, col. 664-671.

[26] SURIN, Traité, 1. I, c. 1, pp. 4 à 6.

[27] Ibidem, c. 2, pp. 10-11.

[28] Ibidem ; c. 3, pp. 14-15.

[29] Ibidem, c. 5, pp. 26, 27.

[30] Ibidem, c. 6, pp. 30, 31.

[31] Ibidem, c. 7, pp. 36, 37.

[32] Ibidem, 1. Il, c. 9, pp. 98, 99.

[33] Ibidem, pp. 100-102.

[34] Ibidem, 1. III, c. l, pp. 111, 114.

[35] L. III, ch. 2, pp. 118-121.

[36] Voir lettre de Fénelon à Bossuet, du 26 juillet 1694.

[37] En réalité c'est la traduction italienne (Catechismo spirtiuale, Bologne, 1675) seule qui a été mise à l'Index, par décret du 7 septembre 1695. On a pu croire que l'original restait indemne, mais celui-ci a été prohibé par l'Index de 1901, en vertu de la disposition générale mentionnée p. XXI.

[38] Réponse à la Relation sur le Quiétisme, n. XIV; Œuvres complètes, éd. Leroux-Gaume, t. III, p. 12.

[39] Bossuet, Préface sur l'instruction pastorale, etc., n. 139-f42 ; Œuvres complètes, éd. Lachat, t. XIX, p. 308-310.

[40] Ibidem, n. 43, p 310-311.

[41] Traité inédit de l'amour de Dieu, I. I, c. 8, pp. 40-43. Cf. c. 9 et 10.

[42] Revue d’Ascétique et de Mystique N° 20 – Octobre 1924 – Toulouse.

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