Le codex D a servi de base à l'édition
des Sept clôtures comme à celle du Miroir du salut éternel,
mais David a pu collationner trois autres manuscrits G, F et K . Nous connaissons
déjà le premier et il présente un intérêt
spécial pour notre traité, à cause de la note qui
se trouve en tête : Ci-commence le livre du Saint Sacrement ou des
Sept clôtures, que frère Jean Ruysbroeck a composé,
alors qu'il était déjà moine, pour une sainte nonne,
Dame Marguerite van Meerbeke, chantre du monastère de Sainte-Claire
à Bruxelles (1) .» Nous verrons que le texte même semble
confirmer cette indication.
Le codex F, de la Bibliothèque royale
de Belgique, appartient à la seconde moitié du XVe siècle.
Il semble être apparenté au codex A , au moins pour ce qui
touche aux quelques indications de dates qu'il renferme. On pourrait signaler
encore deux autres manuscrits où se trouve le livre des Sept clôtures.
L'un, Hh, est conservé à Londres au British Museum et porte
la date de 1497, mais il n'est que la copie d'un manuscrit, aujourd'hui
perdu, qui avait été composé en 1363. L'autre, w,
écrit entre 1360 et 1385, appartient à la Bibliothèque
Mazarine de Paris, où il porte la cote 920. C'est un des plus précieux
que l'on connaisse, et il est regrettable que David ne l'ait pas eu entre
les mains.
Dans le livre des Sept clôtures, Ruysbroeck
suit l'ordre des occupations diverses qui remplissent la journée
d'une religieuse. Puis, prenant occasion des devoirs qui lui incombent,
il lui enseigne la manière de s'en acquitter saintement et il l'entraîne
vers les plus hauts sommets de la vie spirituelle. Le modèle qui
est tout d'abord proposé, c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ,
venu pour servir et non pour être servi. L'humilité et l'abnégation
de soi sont, par conséquent, à la base d'une vie qui se dévoue
à imiter son exemple.
La journée commence par l'assistance
à la messe, et l'auteur donne ici de précieux enseignements
sur la manière dont on doit prendre part au sacrifice et les dispositions
qu'il convient d'apporter pour recevoir avec fruit le Corps du Seigneur.
Il indique un triple procédé par lequel on témoigne
qu'on aime de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit.
Mais, au-dessus de cela, il enseigne un mode d'aimer qui vient de Dieu
seul et qui peut être considéré comme « la substance
et la racine de toute vraie sainteté ». Cet amour qui ne peut
demeurer inactif s'exerce sous quatre formes, dont les noms sont empruntés
à un passage de saint Paul souhaitant aux Éphésiens
« de comprendre, avec tous les saints, ce que c'est que largeur,
longueur, hauteur et profondeur (2) » La première forme
de l'amour correspond à la hauteur : c'est l'exercice de la charité
qui élève jusqu'à Dieu. La seconde est profondeur
d'humilité. La troisième répond à la largeur
et consiste dans une charité qui embrasse le ciel et la terre. La
quatrième forme, enfin, c'est la longueur ou longanimité,
qui fait attendre avec patience l'éternité. Après
s'être laissé entraîner ainsi dans une longue parenthèse,
le maître spirituel revient à son sujet et, prenant la religieuse
au sortir de la messe, il la suit dans les diverses occupations de sa journée.
Le service des malades devait y tenir une large place, car il y a toute
une série de recommandations à ce propos. La religieuse apprend
aussi comment elle doit se comporter elle-même dans la maladie et,
d'une façon générale, dans ses rapports avec le prochain
en toutes circonstances. Puis ce sont les repas et les règles de
sobriété et de discrétion qu'il y faut tenir. Ruysbroeck
en profite pour dénoncer les abus trop fréquents de son temps
dans les monastères relâchés, où abbés
et abbesses menaient une vie sans austérité, tandis que moines
et moniales étaient à la portion congrue.
Le chapitre du parloir amène un long
développement, qui a valu au traité son titre de Sept clôtures
. Une religieuse, en effet, qui aime son cloître doit n'aller au
parloir qu'à contre-cœur et, à l'exemple de sainte Claire,
se créer toute une série de clôtures qui la séparent
du monde. Ces Sept clôtures, dont parle l'auteur, sont comme des
murs de séparation qui isolent graduellement la partie la plus spirituelle
de l'âme de tout ce qui est extérieur et l'enferment dans
l'unique attention à Dieu.
La première de ces clôtures est
matérielle et elle sépare effectivement du monde. Les autres
sont intérieures et spirituelles, et enferment successivement la
sensibilité, le cœur, la volonté, l'intelligence jusqu'à
ce que, dans une sixième clôture, il y ait comme une réédition
et une création nouvelle de l'âme à l'image et à
la ressemblance de Dieu. Enfin, au centre le plus retiré d'elle-même,
l'âme fait connaissance avec la septième clôture, qui
est dite « de simple béatitude » et où l'Esprit
de Dieu agit beaucoup plus que l'esprit de l'homme.
Ceci se passe dans une région supérieure
et divine où la vie spirituelle s'exerce selon quatre manières,
dont Ruysbroeck trouve le symbole dans les quatre animaux mystérieux
du prophète Ézéchiel. Puis lorsque les procédés
humains demeurent impuissants, le procédé divin les remplace,
et c'est alors une action intime des trois divines personnes sur l'âme,
qu'elles purifient et transforment dans toutes ses puissances. Enfin au-dessus
de tous procédés, soit humains soit divins, il y a la simple
béatitude sans modes, qui constitue l'essence de la septième
clôture.
L'auteur revient ensuite à quelques
détails pratiques concernant l'habit religieux et la pauvreté
qu'il y faut garder. Puis, arrivant au terme de la journée, il parle
de l'examen de conscience, qui doit se faire en trois manières,
figurées par trois livres que l'on doit lire avant de se coucher.
Le traité s'achève sur l'invitation à la vigilance,
qui caractérise la vierge sage.
••• ••• •••
LE LIVRE DES SEPT CLÔTURES
PROLOGUE
Bien-aimée sœur, par-dessus tout
poursuivez Dieu et aimez-le ;
puis prenez la dernière place
afin de gravir les hauteurs.
Vous l'avez promis et juré :
le tenir, c'est être sauvé.
Si vous sentez en vous rébellion,
détestez-la comme une infection.
Haïssez en vous tout désordre
et tant qu'il se peut déracinez :
aimez-vous au service du Seigneur,
Dieu vous enseignera la vérité.
Maintenant je ne vais plus rimer
et j'écrirai sans détour la vérité.
CHAPITRE I
COMMENT LE CHRIST S'EST FAIT SERVITEUR
Très chère sœur, souvenez-vous
que le Christ, le Fils de Dieu, s'est humilié et anéanti
lui-même et qu'il a pris la forme d'esclave afin de nous servir.
Il a été doux, miséricordieux et obéissant
envers son Père céleste jusqu'à la mort, tout cela
pour nous. Au milieu de ses disciples, il a voulu paraître comme
un serviteur, disant lui-même « qu'il était venu non
pour être servi, mais pour servir (3) . »
C'est pourquoi il a été élevé
dans son humanité et Dieu lui a donné un nom au-dessus de
tous les noms, ainsi que parle saint Paul : « Au nom de Jésus
tout genou fléchit au ciel, sur la terre et dans les enfers (4)
. »
Ainsi donc si la Sagesse éternelle de
Dieu a fait choix de servir des pauvres, des esclaves et des pécheurs,
vous devez volontiers servir et être obéissante envers Dieu
et vos supérieurs. N'ayez pas d'ailleurs grande estime pour votre
service, mais appréciez plutôt hautement que Dieu daigne l'agréer.
Car seriez-vous fille de l'empereur de Rome et souveraine du monde entier,
si vous quittiez tout cela pour devenir une pauvre servante et pour servir
le Christ dans ses membres, vous auriez de quoi fort vous réjouir,
car ce serait pour vous, à la vérité, grand bien et
grand honneur.
La plus grande gloire, en effet, et la plus
haute noblesse qu'il y ait au monde, à l'estimer comme il faut,
c'est de servir Dieu. Car servir Dieu sagement c'est posséder un
royaume éternel et régner. Et bien que ce royaume soit maintenant
caché en nous, il sera révélé après
cette vie, alors que le Christ dira : « Bon et fidèle serviteur,
entre dans la joie de ton Seigneur (5) . » Aussi tous ceux
qui veulent être les maîtres et les maîtresses, ne servir
personne, mais être servis, ceux-là n'appartiennent pas au
royaume de Dieu. C'est pourquoi le pape de Rome se nomme le serviteur des
serviteurs de Dieu, et il doit se considérer tel pour le service
spirituel et l'utilité de la sainte chrétienté, s'il
veut suivre le Christ et régner avec lui.
Vous savez bien aussi que saint François,
votre Père dans la religion, s'est mis à la suite du Christ
et de l'Évangile, en paroles et en œuvres. Il a fait choix de la
pauvreté, du mépris et de l'obéissance, voulant être
un serviteur pour tout le monde, autant qu'il le pourrait. Il était
parmi ses frères humble et obéissant, se faisant le dernier
de tous ; et c'est la règle et l'exemple qu'il vous a laissés
pour marcher à sa suite. Voilà pourquoi vos supérieurs
majeurs sont appelés ministres, c'est-à-dire serviteurs,
parce qu'ils se doivent au service de tout l'ordre, corps et âme,
c'est-à-dire en lui consacrant travail, enseignements, corrections,
et sainte vie.
La règle, hélas on l'observe
maintenant d'après des gloses, et non d'après le texte comme
l'on faisait au début. La pauvreté s'est changée en
magnificence, opulence et bien-être, autant qu'on en peut avoir.
On exalte bien en paroles la pauvreté, mais les actes n'y sont pas
conformes. La pénitence et le travail sont tout alanguis, car les
frères se croient faibles et veulent des adoucissements et une vie
facile. La doctrine devient subtilité, questions oiseuses et nouvelles
trouvailles, où l'honneur de Dieu et le fruit pour les âmes
ne se rencontrent que peu ou point. La correction est très adoucie,
parce que l'amour et la crainte sommeillent. Aussi reprend-on plus pour
la renommée que pour l'honneur de Dieu ou le salut des âmes.
De la sorte, la sainte vie s'est grandement
obscurcie et a disparu de tous les ordres et de tous les états de
religion. Aussi, chère sœur, si vous voulez être une vraie
fille de Dieu et être aimée de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
vous devez suivre son exemple et son enseignement, ainsi que ceux des saints
qui ont vécu dans le passé, au commencement de la sainte
Église. Ceux-ci fondaient leurs règles et leurs ordres par
leur parole et leurs actes, ayant à l'extérieur et à
l'intérieur, devant Dieu et devant les hommes, conduite exemplaire
et sainte vie. C'est par là qu'il vous faut commencer.
CHAPITRE II
DU PRINCIPE DE TOUTE BONNE VIE
Le fondement de toute sainteté est la
pureté de conscience. C'est pourquoi il vous faut examiner et considérer
votre vie depuis les jours de votre enfance, et si vous découvrez
en vous quelque péché que vous jugiez mortel, vous devez
vous en purifier devant votre confesseur et en présence de la vérité
éternelle de Dieu, par la contrition, la confession et la satisfaction.
Après cela, ayez sans hésiter espoir et confiance que, par
la libéralité de Dieu, vos péchés vous sont
remis. Mais alors même que Dieu vous a pardonné tenez-vous
toujours en face de sa miséricorde et dites-lui ardemment du fond
du cœur : « Seigneur, ayez pitié de moi, pauvre pécheresse
(6) . » Élevez vers lui votre âme par une louange continuelle,
et d'accord avec la bonté de Dieu, élargissez vos affections
à l'égard de tous les saints et de tous les hommes, dans
un amour éternel.
Humiliez aussi et abaissez votre cœur en grande
révérence devant la haute majesté de Dieu et aux pieds
de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Que ce soit là votre pratique
habituelle et une bonne coutume, que vous garderez tous les jours de votre
vie.
Puis, chaque matin, lorsque vous vous levez,
jetez-vous à genoux et priez humblement le Seigneur afin qu'en ce
jour vous puissiez le servir d'une façon qui lui rende honneur et
qui soit bienheureuse pour vous, en même temps que profitable au
repos et à la paix de toute la communauté. Enfin, si votre
office vous en donne le loisir et si vous en avez permission de vos supérieurs,
vous entendrez la messe.
CHAPITRE III
COMMENT ON DOIT ENTENDRE LA MESSE
Au commencement de la messe, vous confesserez
et déplorerez devant Dieu vos péchés, vos imperfections
et négligences, et vous le prierez de vous être compatissant
et miséricordieux. Ensuite vous lui demanderez de vous montrer et
de vous enseigner le chemin de la vérité, de la vertu et
de la justice. Si vous entendez un sermon ou quelque bonne instruction,
prêtez-y grande attention, et plus pour en vivre que pour en retirer
du savoir, car celui qui sait beaucoup et n'y conforme pas sa vie perd
son temps.
Et tout d'abord, à la messe, vous vous
rappellerez les souffrances et la passion de Notre-Seigneur. Vous les méditerez
avec une amoureuse pitié et vous le remercierez lui-même avec
une humble dévotion de ce qu'il a voulu, pour vous et pour vos péchés,
devenir homme, dépenser sa vie, puis mourir d'une mort ignominieuse
et pleine d'amertume. Ce sera votre offrande au Père céleste.
Puis vous vous offrirez vous-même et vous exposerez tous vos besoins
ainsi que tous les intérêts de la sainte chrétienté.
C'est ce qu'a fait le Christ en mourant, et il continue de le faire dans
la vie éternelle devant la face de son Père. Tel est l'auguste
sacrifice offert par le Christ lui-même et que tous les prêtres
offrent encore à la messe. Car, par la puissance de Dieu, ils consacrent
la chair et le sang du Christ et ils offrent le sacrifice en mémoire
de sa passion et de sa mort, ainsi que de l'éternel amour qu'il
nous a montré dans le temps et qui paraîtra dans l'éternité.
Présentez encore à Dieu l'éminente
dignité de Marie et de tous les Apôtres, toutes les souffrances
des martyrs, la profession ferme et glorieuse des confesseurs, la chaste
pureté des vierges, la louange des anges et le culte universel de
la sainte Église. Puis, avec toutes ces offrandes, avec toutes vos
puissances et tout ce qu'il vous est possible de donner, vous vous présenterez
devant Dieu et vous demeurerez là avec des sentiments d'action de
grâces et de louange et avec un amour affectif. Ainsi entrerez-vous
en participation des souffrances et de la mort de Notre-Seigneur, et vous
aurez part à tout le bien qui fut ou sera jamais au ciel et sur
la terre ; car c'est de cette façon que l'on recueille spirituellement
dans l'âme tout le fruit du Sacrement.
Puis, en compagnie de vos sœurs, recevez le
saint Sacrement avec une dévotion intérieure et un fervent
désir ; non en toute liberté cependant, mais selon les statuts
et la coutume de l'ordre. Avant et après la communion, et autant
qu'il est en votre pouvoir, excitez en vous une faim et une soif spirituelles
pour l'éternel aliment, de sorte que toutes vos puissances intérieures
et toutes les fibres de votre cœur le désirent avidement, aspirant
avec ardeur à en être rassasiées et refaites. Car Dieu
fait naître cette faim dans nos puissances par sa grâce et
par la pratique que nous en faisons ; et en venant habiter en nous, il
rassasie l'essence même de notre âme.
Ayez donc grande faim et soif de Dieu et il
vous sera donné de connaître et de posséder le rassasiement
dans votre essence. Car si vous pouvez avec une joyeuse avidité
prendre le Christ lui-même en nourriture, à son tour il vous
prendra et consommera en lui selon cette parole : « Celui qui mange
ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui (7) »
: et cela c'est la vie éternelle. Et il dit encore : « Si
vous ne mangez et ne buvez cet aliment spirituel, vous n'avez pas en vous
une vie qui plaise à Dieu (8) .» C'est pourquoi vous devez
aimer avec tant d'ardeur que la charité éternelle de Dieu
vous étreigne de ses embrassements : ainsi deviendrez-vous un seul
esprit et un seul amour avec Dieu.
En recevant le Sacrement, ayez un grand amour
affectif et une vraie satisfaction ; car c'est la chair et le sang du Christ,
votre nature même, que vous recevez. Ensuite appliquez votre âme
raisonnable à l'amour qui est de justice ; car vous recevez l'âme
vivante de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec tous ses mérites
et toute sa gloire. Enfin ayez dans votre pensée, c'est-à-dire
dans votre esprit, un amour qui embrase, puisque vous recevez le Christ
Dieu et homme qui peut vous illuminer et transformer dans l'unité
divine (9) . Ainsi aimerez-vous Dieu de tout votre cœur, de toute votre
âme et de tout votre esprit. Et c'est là le premier et le
plus haut commandement de Dieu, le commencement et la fin de toute sainteté.
Mais si vous voulez pratiquer et réaliser
au plus haut degré l'amour et la sainteté, vous devez dépouiller
votre puissance intellectuelle de toute image, et par la foi l'élever
au-dessus de la raison. C'est là que brille le rayon du soleil éternel,
qui vous éclairera et vous enseignera toute vérité.
Puis la vérité vous affranchira et établira votre
regard purifié au-dessus de toute image. Heureux les yeux qui voient
cela ; car cette vue entraîne toujours après elle la puissance
aimante avec un amour dépouillé ! En même temps coulent
inépuisables les torrents des grâces divines et ils emportent
l'âme jusqu'à la source vivante, qui est le Saint-Esprit.
De là jaillissent les flots des délices éternelles,
qui enivrent l'âme et l'élèvent au-dessus de la raison
pour se perdre dans le désert de la béatitude sans fin. Telle
est la substance et la racine de la vraie sainteté, qui donne toujours
naissance à l'exercice intime des vertus, car l'amour ne peut demeurer
oisif. Or, cet exercice intime se fait selon quatre modes que je vais vous
indiquer.
CHAPITRE IV
DES QUATRE MODES DE L'EXERCICE INTIME
Le premier mode nous fait monter vers Dieu
par une charité intime et un amour éternel, accompagnés
d'actions de grâces, de louanges, de prières dévotes
et de supplications affectueuses et toutes confiantes. En même temps
l'esprit demeure impuissant, ainsi que tout effort de notre part, en face
de l'amour de Dieu et de sa bonté éternelle. Tel est le premier
mode de notre exercice intérieur ou l'ascension de notre vie en
Dieu.
Le second mode nous fait descendre par un humble
mépris de nous-mêmes. Dès lors personne ne peut plus
ni nous élever par ses louanges, assurés que nous sommes
que Dieu est en nous l'auteur de toutes nos bonnes œuvres, ni nous humilier
et nous affliger de son mépris, puisque nul autre que Dieu ne jugera
nos péchés. Or, c'est parce que nous sommes pécheurs
et infirmes en toutes vertus que nous devons nous faire petits et nous
abaisser devant Dieu, devant nos supérieurs, nos égaux et
nos inférieurs. Nous n'oserons nous comparer à personne,
mais nous n'aurons que mépris pour nous-mêmes, nous considérant
comme les plus indignes parmi les hommes. Puis nous devons laisser les
créatures et les démons eux-mêmes nous flageller et
nous tourmenter, autant que Dieu le voudra permettre, afin que soit vengé
en nous le péché, que Dieu ait l'honneur et nous la confusion.
C'est là le second mode, qui consiste dans l'abaissement de notre
propre vie, dans le mépris et l'anéantissement de nous-mêmes
au plus profond de l'humilité.
Le troisième mode nous mène au
dehors, en nous faisant pratiquer intérieurement une charité
très large, qui consiste à honorer tous les saints et à
nous réjouir de leurs mérites et de leur récompense,
à désirer aussi leur aide et leur prière, de façon
à devenir dignes de partager ces mérites et la louange éternelle
de Dieu. Nous serons encore unis à tous les hommes de bien par le
moyen des vertus et de l'amour mutuel, afin que tous ensemble nous puissions
vaincre nos ennemis, remporter la victoire et obtenir le triomphe final.
Nous prierons aussi pour nous-mêmes et pour tous les pécheurs,
souhaitant que Dieu nous fasse miséricorde et nous retire de nos
péchés, pour nous mettre au nombre des élus, C'est
le troisième mode de vie intime, par lequel nous sortons de nous-mêmes
pour aller vers notre prochain avec cet amour très large qui a rempli
le ciel et la terre de l'abondance des grâces et des vertus.
Le quatrième mode de vie intime établit
notre raison entre le temps et l'éternité. Si elle regarde
en bas, elle nous montre ce monde comme un lieu d'exil, où nous
sommes retenus prisonniers ; en regardant en haut, elle nous fait voir
le royaume des cieux, auquel nous sommes appelés et élus.
Aussi longtemps que notre raison demeure suspendue ainsi entre les deux,
nous sommes dans la peine ; car nous apercevons au-dessus de nous la gloire
de Dieu et toutes choses en paix, sans pouvoir y parvenir ; tandis qu'en
dessous de nous, nous voyons l'instabilité, le péché,
le dommage, la honte et toutes choses en confusion, et pourtant il nous
faut demeurer là. Aussi le monde nous devient-il une croix et une
cause de tristesse qui nous fait pleurer, nous lamenter et gémir
aussi longtemps que nous vivons dans cet exil, disant avec le prophète
: « Hélas ! notre habitation ici-bas s'est prolongée
(10) . Quand viendrons-nous et apparaîtrons-nous devant la face du
Seigneur (11) ? »
De là naît, par le don de Dieu,
dans le cœur aimant, la plus haute vertu que je connaisse, cette longanimité
patiente qui nous fait dire : « Seigneur, votre volonté, non
la mienne doit se faire ; votre honneur et votre louange, non ma commodité
ni mon agrément. Seigneur, je me donne et me livre à vous
pour le temps et pour l'éternité. »
Tel est, dans l'exercice intime, ce qu'on peut
appeler la longueur, qui fait attendre patiemment toutes choses.
Si vous êtes en possession de ces quatre modes, avec le fondement
substantiel où ils prennent racine, vous pouvez alors contempler,
au-dessus de la raison, dans un état de vide et de dépouillement,
tandis que par la raison vous considérerez toutes les vertus à
l'état distinct.
Cette pratique ressemble à un denier
d'or fin, avec lequel on achète la vie éternelle (12) , Mais
il faut que chacun éprouve et examine son denier, pour voir s'il
est d'or fin, de juste poids et bien frappé des deux côtés.
Sachez donc que, si nous aimons Dieu pour lui-même et non pour autre
chose, nous avons un denier d'or fin, Ensuite, si nous aimons tout le reste
pour Dieu, y prenant intérêt et en usant de façon à
ce que l'amour de Dieu l'emporte sur toute chose, alors notre denier est
exact et du poids voulu. Puis, lorsqu'à la suite du Christ nous
portons notre croix, affligeant et mortifiant notre nature par la résistance
que nous lui opposons et les pénitences que nous lui faisons subir
; lorsque nous obéissons à nos supérieurs et à
la règle, aux commandements et à notre raison, imitant la
vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est alors que le Christ vit
en nous et nous en lui. Et ainsi la face de notre denier qui porte la croix
reçoit son ornement, sa marque et sa frappe exacte, qu'il nous faut
sans cesse embellir davantage par nos vertus, en imitant la vie du Christ.
Quant à la face nue de notre denier,
c'est l'essence de notre âme, où Dieu a imprimé son
image. Et lorsque, par la foi, l'espérance et la charité,
nous rentrons en nousmêmes, pour y aimer et posséder Dieu,
nous recevons ainsi son image d'une manière surnaturelle sur la
face nue de notre denier. Car cette face de notre denier, qui est notre
vie recueillie en elle-même, est frappée et ornée de
l'image de la sainte Trinité, qui est Dieu même : c'est la
vie de Dieu en nous et de nous en lui. Ainsi donc la face nue de notre
denier reçoit comme ornement l'inhabitation même de Dieu,
et la face qui porte la croix est ornée de nos vertus, ainsi que
de la vie et des mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Et voilà denier d'or qui a valeur de vie éternelle, car il
est lui-même la vie éternelle.
C'est pourquoi chacun doit se tenir en garde
; car celui qui, au jugement de Dieu, présente un denier faux et
sans le poids voulu, est condamné au feu éternel. Si donc
votre denier est maintenant de mauvais aloi, non exact et faux dans sa
frappe, priez et suppliez le Saint-Esprit qu'il vous donne de l'or pur,
afin qu'avec son secours vous puissiez fondre et frapper un denier qui
ait assez de finesse pour plaire à Dieu.
De cela je ne veux plus parler. Mais je dois
instruire ma sœur de la façon dont elle doit accomplir son service
avec humilité et pureté, afin d'être fille de Dieu
et de recevoir la couronne de la virginité avec la récompense
au centuple.
CHAPITRE V
DE L'OBÉISSANCE ET DE L'HUMILITÉ
Voici ce que dit le prophète David :
« Ma fille, écoutez et voyez, inclinez votre oreille, oubliez
votre peuple et la maison de votre père, parce que le roi a convoité
votre beauté (13) . » C'est pourquoi je vous prie, chère
sœur, écoutez Dieu et votre supérieure, voyez et considérez
ce qu'ils vous commandent, et inclinez votre oreille à toute obédience,
et le roi, qui est le Christ, convoitera votre beauté.
Le matin, quand vous avez entendu la messe,
allez à votre travail. Et si vous êtes tellement occupée
que vous ne puissiez ni entendre la messe, ni recevoir le Sacrement, n'en
soyez pas mécontente ; car « Dieu aime mieux l'obéissance
que les sacrifices (14) », et le fruit du renoncement est toujours
meilleur et plus précieux que celui de la volonté propre.
C'est pourquoi prenez toujours le service le plus humble et le plus méprisé,
soit à la cuisine, soit à l'infirmerie. Ne donnez d'ordre
ni de commandement à personne, à moins que vous n'en soyez
chargée ; mais faites toujours vous-même volontiers ce qui
est en votre pouvoir. Si l'on vous commande le service le plus humble,
soyez-en joyeuse, et remerciez Dieu d'être trouvée bonne pour
cela. Si l'on vous charge de ceux qui sont malades ou infirmes, servez-les
joyeusement, avec douceur et humilité, et sans murmure. Se montrent-ils
difficiles et impatients, songez que vous servez le Christ et montrez un
visage si doux et si aimable qu'ils aient honte d'eux-mêmes devant
Dieu et devant vous. Plus ils sont pauvres et malades, et moins ils ont
d'amis, plus aussi vous aurez d'empressement à les servir. Et ne
regardez pas seulement la personne que vous servez, mais bien plutôt
Dieu, pour qui vous la servez. Gardez-vous avec grand soin de contrister
les malades, de les affliger par vos paroles, vos actes ou votre attitude
; mais si vous les voyez tristes ou impatients, vous devez les consoler
en leur rappelant les souffrances de Notre-Seigneur et des saints, et la
joie avec laquelle ils les ont supportées, méritant ainsi
de posséder maintenant la gloire et la béatitude éternelle.
Lorsque les malades désirent quelque soulagement, il faut leur venir
en aide aussitôt qu'on le peut. Mais lorsqu'ils demandent ce qui
ne leur est ni bon ni utile, mais les rendrait plus malades, comme vous
pouvez le craindre, faites comme si vous n'aviez pas compris ou entendu.
Insistent-ils, vous leur direz que cela leur ferait du mal. Mais s'ils
ne veulent pas se rendre, alors vous demanderez l'avis de votre supérieure
ou des personnes plus expérimentées que vous.
Tout ce que vous préparez aux malades
en fait d'aliments ou de breuvages, faites-le aussi proprement et d'une
manière aussi agréable que possible, afin que cela leur plaise
et que vous ayez la paix de part et d'autre. Vous leur ferez leur lit et
les soulagerez autant que vous pourrez, selon qu'ils sont plus délicats
ou qu'ils ont plus besoin. Vous demeurerez auprès d'eux et les veillerez,
s'il est nécessaire. Soyez à leur égard si pleine
de joie et de bonne humeur, si gaie dans vos propos que chaque malade vous
désire. Dites-leur aussi de bonnes paroles et présentez-leur
les bons exemples de Notre-Seigneur et de ses saints, s'ils veulent les
entendre, afin que tous ceux qui sont en rapport avec vous aient la nourriture
spirituelle de l'âme.
CHAPITRE VI
COMMENT LES MALADES DOIVENT SE COMPORTER
Lorsque vous serez malade à votre tour,
regardez-vous comme un pauvre pèlerin qui est hébergé
dans une maison étrangère et qui voudrait bien être
dans sa patrie éternelle. Soyez patiente, joyeuse et endurante en
toutes choses, reconnaissante envers Dieu de ses dons. N'ayez de préférence
ni de désir que pour ce qu'il plaira à Dieu de vous donner.
Il ne faut pas d'ailleurs être trop préoccupé ni soucieux
de soi-même, mais se contenter de tout, s'abandonner à Dieu
et ne se plaindre ni de la maladie, ni de la fatigue, ni de l'oubli des
hommes. Quand bien même personne ne viendrait vous visiter, ne murmurez
pas pour cela et ne jugez point ; mais prenez de la main de Dieu tout ce
qu'il veut vous imposer.
Mangez et buvez ce qu'on vous donne, comme
un pauvre, si toutefois vous le pouvez. Est-ce trop salé, ou brûlé,
ou de mauvais goût, songez que Notre-Seigneur avait pour aliment
et pour breuvage, au milieu de ses plus grandes souffrances, du fiel et
du vinaigre : et il se taisait et ne se plaignait pas. Soyez donc, de même,
satisfaite de tout, à cause de lui. Si vous désirez quelque
chose qui vous semble utile, vous pouvez le dire à ceux qui sont
près de vous. Lorsqu'on vous le donne, remerciez-en Dieu, mais si
on vous le refuse, demeurez patiente et privez-vous volontiers pour l'amour
de celui qui sera votre récompense. Gouvernez vos désirs
et ne réclamez pas tout ce qui vous vient en tête et vous
fait envie, car c'est ainsi qu'ont coutume d'agir les gens riches et délicats
; mais chez les pauvres, c'est fort déplacé, et ceux qui
sont près d'eux s'en plaignent et l'entendent avec peine. Si l'on
vous oublie et que l'on ne vienne pas à vous quand vous pensez en
avoir besoin, demeurez cependant patiente et toute paisible ; car alors
le Christ est près de vous avec les anges et les saints. Soyez toujours
joyeuse, sans plainte ni murmure. Ayez Dieu dans le cœur et de bonnes paroles
sur les lèvres : ainsi vous croîtrez toujours en vertus et
tous ceux qui vous approcheront s'en retourneront meilleurs.
CHAPITRE VII
DE LA CONDUITE ENVERS LE PROCHAIN
Puis quand vous vous lèverez et serez
guérie, retournez humblement à votre service, sans faire
de choix ; allez où l'on vous place, que ce soit au lavoir, auprès
des malades ou à la cuisine. Choisissez toujours le labeur le plus
bas, et si on vous le donne, réjouissez-vous-en et prenez-le volontiers.
Si l'on vous fait monter, regrettez-le et n'acceptez qu'à contre-cœur
de la sorte, vous croîtrez en vertus.
Soyez simple, prudente et fidèle dans
votre service. Ne commettez ni mensonges, ni imprécations, ni calomnies,
car ceux qui le font volontairement et avec advertance condamnent eux-mêmes
leur âme. Soyez pacifique et aimable pour vos sœurs, non pas obstinée,
mais facile à vous entendre avec elles pour tout ce qui est bien.
N'ayez d'injures ni de mépris pour personne ; gardez-vous de causer
de la tristesse et de la peine à quiconque ; veillez enfin à
ne confondre ni dédaigner, à ne juger ni calomnier qui que
ce soit. Aimez tout le monde pour Dieu ; n'enviez ni ne trompez personne,
en paroles ou en actions. N'ayez ni rancune ni désirs de vengeance
; soyez douce et bonne, ne vous querellant pour aucune cause, au contraire
toujours prête à céder. Il vaut bien mieux, en effet,
se maintenir dans la vertu que de céder à l'orgueil, à
la discorde et à la volonté propre.
Gardez-vous bien de toute feinte qui vous donnerait
apparence de sainteté ; soyez, au contraire, toujours vraie dans
vos paroles et dans vos actions, détestant tout ce qui est vicieux
en vous et demeurant attentive à vous corriger autant que possible.
Veillez aussi à instruire ceux avec qui vous vivez par vos paroles
et plus encore par vos bonnes œuvres. S'il arrive que quelqu'un agisse
ou parle mal contre vous, pardonnez-le-lui aussitôt dans votre cœur,
alors même qu'il ne désire ni ne demande son pardon, et montrez-lui
si bon et si joyeux visage qu'il en ait à rougir devant Dieu et
devant vous et soit apaisé dans son cœur. Vous arrive-t-il de causer
du tort à quelqu'un ou d'en dire du mal, priez-le aussitôt
de vous le pardonner, et tombez à ses pieds, si vous pouvez ainsi
l'adoucir et gagner son amitié. Soyez enfin toujours gracieuse,
joyeuse et complaisante pour ceux avec qui vous vivez, fuyant les singularités
et demeurant comme tout le monde, prête à faire ce que l'on
vous demande.
Ce sont toutes ces choses que vous venez d'entendre
que Dieu désire de vous.
CHAPITRE VIII
DE LA MANIÈRE D'ÉVITER LA GOURMANDISE
ET D'UNE AUTRE QUESTION
Lorsque vous allez au réfectoire avec
vos sœurs, dites votre Benedicite selon votre coutume ; puis gardez-vous
de manger à l'excès, alors même que vous ressentiriez
une grande faim et un grand désir de boire et de manger ; car la
gourmandise est la racine et la source de tous les péchés.
C'est d'elle que naissent la paresse et le penchant impur, d'elle aussi
parfois que viennent les actions coupables et, à leur suite, un
grand nombre d'autres vices.
Adam, notre premier père, ne souffrait
pas de la faim, cependant il fut tenté de gourmandise et il transgressa
le commandement du Seigneur, tombant ainsi en péché mortel
et nous entraînant tous avec lui. Au contraire, le Christ, Fils de
Dieu» eut faim et il fut aussi tenté, mais il remporta la
victoire sur l'ennemi, en disant pour notre enseignement : « L'homme
ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche
de Dieu (15) . »
Vous savez bien que l'homme est composé
de deux éléments, l'un spirituel et l'autre corporel, c'est-à-dire
d'une âme et d'un corps. La nourriture corporelle est pour le corps
et la nourriture spirituelle pour l'âme. La faim qu'éprouve
le corps est quelque chose qui passe, et l'aliment qui l'apaise est imparfait,
car cette vie est périssable. Mais la faim spirituelle, c'est la
charité, l'amour de Dieu ; son aliment, c'est la vie, et cette vie
consiste dans l'union à Dieu qui donne félicité et
gloire.
L'aliment corporel est préparé
par nous-mêmes ou par d'autres ; mais l'aliment spirituel, c'est
Dieu qui nous l'a préparé lui-même dès l'éternité.
La faim spirituelle trouve toujours un aliment éternel qui lui est
préparé, tandis que le corps peut souffrir de la faim et
n'avoir souvent que pauvreté et grande disette. Ainsi donc celui
qui a faim et soif selon l'esprit reçoit toujours de Dieu sa nourriture
et il vit en grâce devant Dieu. Mais celui qui a seulement faim dans
son corps est mort devant Dieu, car sa vie n'est pas différente
de celle de la bête. Aussi, chaque fois que vous prenez ce qui est
nécessaire à votre corps, élevez votre cœur vers Dieu
et asseyez-vous à table avec le Christ, les anges et les saints,
en compagnie de vos sœurs, prenant comme de la main de Dieu ce que l'on
vous sert ; de cette façon vous serez nourrie, selon l'homme intérieur,
d'un aliment éternel qui entretiendra en vous la vie de Dieu.
Mourez au monde et vivez à Dieu, cherchez
et goûtez les choses d'en-haut : c'est l'aliment éternel que
le Christ nous a préparé. N'ayez point de souci pour vous-même,
et prenez ce qui est nécessaire à votre corps, selon qu'il
a été pourvu par Dieu. Ne recherchez ni goût, ni plaisir,
ni commodité ; mais contentez-vous d'aliments grossiers et de ce
que les autres laissent, si toutefois vous pouvez le supporter. Avec discrétion
et sagesse, mesurez selon votre santé et votre tempérament
ce qui vous est nécessaire, et au contraire ce dont vous pouvez
vous passer. Car si vous donnez à votre corps trop au delà
de ses besoins, vous fortifiez votre ennemi, et si vous lui donnez trop
peu, vous faites périr le serviteur qui devait vous aider à
servir Dieu.
Voyez les anciens Pères qui vivaient
autrefois dans le désert leur pain était pesé et leur
eau mesurée, tant ils estimaient l'abstinence et la privation et
aimaient à se contenter de peu. Cependant ils se montraient larges
et généreux envers ceux qui les approchaient et envers tous
les hôtes qui venaient à eux.
C'est ce qu'on rencontre aussi chez les fondateurs
d'ordres qui ont composé des règles et y ont conformé
leur propre vie, comme saint Augustin, saint François, saint Benoît.
Ils étaient durs et austères pour eux-mêmes, sobres
et mesurés, ne prenant que le plus strict nécessaire. Mais
ils étaient pour leurs frères et pour ceux qui les approchaient
bons et compatissants, largement attentifs à tous leurs besoins.
Ces exemples et ces maximes se trouvent bien
encore dans les livres, mais on ne les rencontre plus guère dans
les cœurs ni dans la pratique ; car les abbés et les abbesses, ainsi
que les prélats de la sainte Église, à quelque état
de religion qu'ils appartiennent, vivent pour la plupart, semble-t-il,
dans le faste et la recherche du bien-être corporel, avec grand train
de maison et des dépenses énormes comme s'ils appartenaient
au monde. Il existe dans toutes les religions et presque dans tous les
cloîtres des riches et des pauvres comme dans le monde.
Les prélats, les moines et les nonnes,
les sœurs et les frères et tous ceux qui dans la religion possèdent
des biens, s'enferment chez eux, et y mangent et boivent à leur
gré. On doit leur demander le soir ce qu'ils veulent pour le lendemain
et comment il faut l'apprêter. Je ne parle pas d'ailleurs de ceux
qui sont malades, infirmes et âgés, ou de santé si
délicate qu'ils ne peuvent supporter les aliments grossiers ; mais
j'ai en vue tous ceux qui vivent selon la chair, qui se recherchent eux-mêmes
et leur propre bien-être d'une façon désordonnée
; tous durs et sans miséricorde, avares et peu prodigues d'eux-mêmes
aussi bien de ce qu'ils ont ou peuvent acquérir. Ils ressemblent
vraiment au riche dont parle Notre-Seigneur dans l'Évangile de saint
Luc (16) , qui était vêtu de pourpre et de lin, qui mangeait
et buvait chaque jour splendidement, mais ne donnait rien à personne,
pas même au pauvre Lazare qui gisait devant sa porte.
Voyez de même ce pauvre convent assis
au réfectoire devant les portes du riche ; on ne lui donnera rien
de plus que son dû. Ses plaintes s'élèveraient-elles
jusqu'au ciel, qu'on ne lui octroierait ni un œuf, ni une moitié
de hareng en plus de la pitance ordinaire. Cependant ces pauvres gens doivent
jeûner au temps voulu et supporter le fardeau du chant et des lectures
de nuit et de jour. Mais s'ils sont obéissants et patients, et s'ils
persévèrent dans leur ordre et sous leur règle jusqu'à
la mort, ils seront portés par les anges avec Lazare dans le sein
d'Abraham. Quant aux riches avares, qui s'approprient le bien commun et
en profitent pour vivre selon leur goût et leurs désirs sensuels,
ils seront ensevelis avec le riche dans le fond de l'enfer, et au milieu
des flammes ils prieront qu'on humecte leur langue d'une goutte d'eau,
mais jamais ils ne pourront l'obtenir. Vous devez donc vous-même
être sobre, mesurée, aimer la tempérance, demeurer
silencieuse et satisfaite de ce que vous avez à manger ou à
boire. Puis élevez vers Dieu votre cœur, tandis que vous prenez
votre repas.
Après quoi, vous direz vos grâces
avec vos sœurs, selon l'usage, et vous remercierez et louerez Dieu pour
tous ses biens. Vous prierez aussi pour ceux par qui ils vous viennent
et vous demanderez enfin à Dieu de vous pardonner s'il vous est
arrivé de manquer de discrétion en prenant trop ou trop peu,
et de vous faire miséricorde.
CHAPITRE IX
COMMENT ON DOIT SE PRÉSENTER AU PARLOIR
Lorsque vous êtes demandée ou
appelée à la grille, si vous y allez volontiers et avec un
cœur joyeux, vous devez vous en attrister, car c'est preuve que vous vivez
plus selon la chair que selon l'esprit, plus pour le monde que pour Dieu,
et que vous manquez encore du premier élément qui constitue
votre clôture.
N'allez pas à la grille trop bien parée
dans votre habit, ni cependant trop négligée, mais gardez
un juste milieu. Lorsque vous vous présentez, gardez les yeux baissés
et ne fixez personne en face. Ne vous laissez non plus fixer par personne,
s'il vous est possible de l'éviter, et fuyez surtout les regards
des hommes. Saluez simplement ceux qui viennent à vous, en peu de
paroles. Puis, s'ils sont gens d'Église, priez-les de vous dire
quelque chose de bon et qui vous puisse profiter, et de vous enseigner
à demeurer fidèle à vos vœux et à votre clôture
jusqu'à la fin de votre vie. S'ils sont du siècle, prenez
bien garde à vos paroles, de peur qu'ils n'y trouvent à reprendre
et ne se scandalisent, et soyez à telle distance de la grille que
ceux qui viennent vous voir puissent entendre vos paroles et vous les leurs.
Ne posez aucune question ni sur vos proches, ni sur vos amis, ni sur rien
qui touche au monde. Si l'on vous demande quelque chose que vous sachiez,
répondez brièvement et aussi clairement que possible. Mais
si vous l'ignorez, ne rougissez pas de l'avouer.
Désire-t-on entendre de vous quelque
bonne parole, alors blâmez ouvertement le péché du
mieux que vous pourrez et louez la vertu et la justice. Parlez de la crainte
de l'enfer, mais aussi de la confiance en la miséricorde de Dieu.
Montrez tout ce qu'il y a d'affreux et d'horrible dans les démons
et les peines de l'enfer, et, d'autre part, ce que sont la gloire et le
bonheur des anges et des saints avec Dieu dans la félicité
éternelle. Ainsi devez-vous parler, en joignant à vos paroles
des exemples appropriés, et de cette façon on sera corrigé,
enseigné, mis en crainte et consolé selon le besoin de chacun.
Ne demandez ni ne sollicitez rien de personne
; de même ne donnez ni ne prenez rien sans la permission de votre
supérieure. Enfin, quittez le plus tôt que vous pourrez le
souci de tous hommes, de toutes paroles et de tout rapport avec eux, puis
retournez à votre solitude avec Dieu. Car si vous allez avec plaisir
au parloir et si vous préférez vous répandre à
l'extérieur que de vivre à l'intérieur, si vous aimez
à dire et à entendre des choses vaines et les nouvelles qui
viennent du monde, il vous est alors impossible d'être éclairée
intérieurement, mais les ténèbres et la pesanteur
vous envahiront chaque jour davantage. Et quand même vous eussiez
goûté par grâce intime ou, comme fruit de vertu, quelque
don excellent de Dieu, cela même vous le perdrez. Vous serez intérieurement
toute dénuée et stérile en vertus, instable et partagée
de cœur. Vous serez sans goût et sans consolation divine, sans application
et sans dévotion dans vos prières, remplie d'imaginations
et toute pleine dé pensées extravagantes, enfin toute chargée
de défauts sans nombre.
Aussi ai-je remarqué chez sainte Claire,
la première de votre ordre, qu'elle était cloîtrée
en sept clôtures. Elle devint ainsi toute claire et brillante et
ornée de toutes les vertus ; elle mena une vie sainte et bienheureuse,
jusqu'à ce qu'elle parvint à la gloire de Dieu. Considérez
maintenant avec soin ces clôtures : je vous les nommerai et vous
les enseignerai si vous voulez y entrer vous-même. Or, nul autre
que le Saint-Esprit ne peut donner accès aux sept clôtures
et nul n'y entre s'il n'aime Dieu.
CHAPITRE X
DE LA PREMIÈRE CLÔTURE
Dans la première clôture on se
cloître corporellement, sous l'action de la grâce de Dieu,
en toute liberté de volonté. C'est ce que vous faites lorsque,
par amour, vous vous proposez et promettez à Dieu de demeurer, aussi
longtemps que vous vivrez, au lieu où vous êtes, vouée
d'une façon immuable au service de Notre-Seigneur.
Telle est la première clôture
où l'on s'enferme réellement, sous l'action de la grâce
et celle de l'amour, avec une volonté libre ; car l'amour choisi
librement, c'est la vraie clôture où l'on se cloître
de corps.
CHAPITRE XI
DE LA SECONDE CLÔTURE
Vient ensuite la seconde clôture. Elle
consiste à faire rentrer ce qui chez vous est extérieur et
sensible en la clôture de l'homme intérieur et raisonnable,
de sorte que la partie sensible soit toujours soumise à la raison,
tout comme une servante à sa maîtresse. La raison sera ainsi
votre cloître et votre cellule ; vous y habiterez et vous l'établirez
solidement en l'ornant de charité, de saintes pratiques et de toutes
les vertus, selon le corps et selon l'esprit.
Cette cellule a cinq portes, qui sont les cinq
sens, dont Dieu a confié la garde et la défense à
la raison contre toutes sortes d'ennemis. Et bien que les cinq sens appartiennent
à l'homme extérieur par droit de nature, il est cependant
incapable de les gouverner ; car il est lui-même fou et insensé,
et d'entente avec ses sens. C'est pourquoi il doit, avec tout ce qui lui
appartient, servir l'homme intérieur. Car dès qu'il sort
par une des cinq portes sans la permission et le contrôle de la raison,
il pèche toujours s'il suit la satisfaction et l'attrait de sa nature.
La raison doit donc le faire rentrer, le reprendre et le châtier,
le fustiger et le discipliner, selon la grandeur de son méfait ;
car s'il demeurait au dehors assez longtemps pour être pris par l'affection
ou la satisfaction, il entraînerait après lui l'homme intérieur
dans la même captivité. Et ainsi ils apostasieraient tous
les deux et perdraient toute sagesse, abandonnant leur cloître et
leur cellule aux mains des ennemis qui y entreraient et posséderaient
la place. C'est ainsi que Dieu est expulsé du royaume de l'âme
avec toutes les vertus.
Gardez donc votre clôture et pratiquez
la vertu, et demeurez volontiers à l'intérieur : ainsi pourrez-vous
vaincre tout ce qui vous menace.
CHAPITRE XII
DE LA TROISIÈME CLÔTURE
Il y a une troisième clôture qui
est toujours ouverte et prête à accueillir tous ceux qui le
veulent : cette clôture n'est autre que la grâce et l'amour
de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais on n'y peut entrer et demeurer
que par un entier retour d'amour : et c'est pourquoi nous devons rompre
tout lien et briser toute entrave, nous élever au-dessus de toutes
choses et rejeter tout souci, toute inquiétude et préoccupation
de cœur, ainsi que tout amour non réglé. C'est ainsi que
nous dépouillons et déposons le vieil homme avec ses œuvres
et revêtons le nouveau, qui est Jésus-Christ. À son
tour, il nous revêt de lui-même et de sa vie, de sa grâce
et de son amour : et possédant ainsi son vêtement de joie
et d'amour, nous vivons en lui et lui en nous.
C'est la troisième clôture, qui
donne à notre puissance affective son plus haut ornement. Le commandement
de Notre-Seigneur est, en effet, que nous aimions de tout notre cœur, de
toute notre âme et de toute notre puissance affective. Or, lorsque
le bien-aimé est uni à son bien-aimé dans une clôture
d'amour, c'est là un amour achevé.
CHAPITRE XIII
DE LA QUATRIÈME CLÔTURE
L'amour affectif, pratiqué pour Dieu,
nous donne accès à la quatrième clôture, où
nous remettons par amour notre volonté et tout ce qui nous est propre
à la libre volonté de Dieu, de telle sorte que nous ne puissions
ni ne désirions vouloir autrement que Dieu ne veut.
De cette façon, notre volonté
est librement prise et cloîtrée par amour dans la volonté
de Dieu, sans retour. Et ainsi faisons-nous profession à Dieu dans
l'ordre de la vraie sainteté, quelque habit que nous portions ou
dans quelque état que nous soyons. Mais, aussi longtemps que nous
préférons une certitude à la confiance qui se repose
sur Dieu et que notre volonté n'est pas unie à la sienne,
soit pour vouloir ou ne pas vouloir ; aussi longtemps que nous souhaitons
qu'il suive notre volonté plutôt que nous la sienne, nous
ne pouvons faire entièrement profession en amour, mais nous devons
demeurer novices. Car le feu de l'amour de Dieu n'a pas encore brûlé
ni consumé l'alliage qui se mêle à l'or, c'est-à-dire
toute recherche d'amour-propre qui fait que nous nous cherchons et poursuivons
nous-mêmes.
Lors donc que l'amour en nous devient assez
fort et assez ardent pour consumer tout plaisir ou déplaisir, toute
crainte de perte personnelle et tout espoir de gain propre, toute recherche
enfin et poursuite de nous-mêmes ; alors aussi notre amour est pur,
chaste et parfait, et il ressemble à un anneau d'or qui serait plus
ample que le ciel, la terre et toutes choses. Voilà le vrai cellier
où l'amour introduit ses élus, comme nous l'apprenons dans
son livre (17) ; la charité y est ordonnée,
ainsi que toute vertu.
Là aussi se trouvent la racine, la
vie, la croissance, l'aliment et la conservation des différentes
vertus, la règle des mœurs et toutes les bonnes œuvres.
Cependant, il est un cellier plus intime où
l'amour demeure avec son bien-aimé, par-dessus la raison, les modes
et la pratique des vertus. Il ne s'y occupe qu'à aimer et il se
suffit à lui-même selon tous ses désirs ; car il ne
cherche et ne désire rien en dehors de lui-même. En s'élevant
vers Dieu, il s'enivre et se dépouille de modes et de manières.
C'est pourquoi il nous fait nous perdre au-dessus de la raison, dans une
absence de procédés et un non-savoir sans fond. Là
nous demeurons captifs sans retour.
CHAPITRE XIV
DE LA CINQUIÈME CLÔTURE
Telle est notre cinquième clôture,
où notre intelligence nue est élevée et établie,
tandis qu'elle regarde fixement et contemple avec une vue simple dans la
lumière divine. Tous ceux que l'amour conduit là, ce sont
les élus de Dieu ; car ils y trouvent une vie contemplative élevée
à un amour éternel. La vie raisonnable qu'ils portent en
eux est remplie de grâce, de charité et de saintes pratiques.
Enfin, dans la partie inférieure d'eux-mêmes ils ont une vie
sensible pleinement soumise aux commandements de Dieu, avec des mœurs honnêtes
et la pratique des bonnes œuvres extérieures, aux yeux de tous.
Lorsque ces trois vies sont possédées
et pratiquées comme une seule vie, chacune dans sa sphère,
l'homme devient parfait ; car au-dessus de lui-même, il est uni à
Dieu d'amour pur dans la lumière divine ; en lui-même, il
possède la ressemblance avec Dieu, par la grâce et l'ensemble
ordonné des vertus ; enfin, dans la partie inférieure, il
reçoit la ressemblance avec l'humanité de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, par la pénitence et le mépris de la
chair et du sang ainsi que de toute tendance désordonnée
de sa propre nature.
Mais aujourd'hui on rencontre d'autres hommes
(18) qui s'imaginent être parfaits et qui, cependant, diffèrent
en tout des précédents. Ce sont ceux qui, au moyen d'une
sorte de vide, de dépouillement intérieur et d'affranchissement
d'images, croient avoir découvert une manière d'être
sans mode et s'y sont fixés sans l'amour de Dieu. Aussi pensent-ils
être eux-mêmes Dieu ; car ils se trouvent sans amour, sans
forme, sans images, sans connaissance et étrangers à toute
vertu. Quant aux sacrements et aux pratiques de la sainte Église,
les jeûnes, les veilles, les prières, les chants et les lectures,
comme aussi les ordres religieux et leurs règles, les saintes Écritures
et tout ce que les saints ont pratiqué depuis le commencement du
monde, tout cela ils l'estiment comme peu de chose et de nulle valeur ;
car ils sont élevés à un état de non-savoir
et d'absence de modes auquel ils s'attachent : et ils prennent cet être
sans modes pour Dieu. Et comme ils n'aiment pas Dieu et possèdent
le repos dans l'être sans modes, ils se figurent que dans l'éternité
disparaîtra toute hiérarchie de vie et de récompense,
et toute distinction, et qu'il n'y demeurera rien autre qu'un seul être
essentiel éternel, sans distinction personnelle entre Dieu et les
créatures.
Et c'est bien là l'impiété la plus insensée
et la plus perverse qui fut jamais parmi les païens, les juifs ou
les chrétiens.
C'est pourquoi je désire que vous demeuriez
toujours élevée à votre cinquième clôture,
y contemplant, aimant, regardant, poursuivant votre Dieu, de sorte que
votre esprit s'anéantisse et vienne défaillir dans l'amour,
pour devenir lui-même amour dans l'amour, un esprit et une vie avec
Dieu. Et c'est là votre sixième clôture.
CHAPITRE XV
DE LA SIXIÈME CLÔTURE
En effet, de même que l'homme a été
créé le sixième jour dans sa nature, à l'image
et à la ressemblance de Dieu, de même il est aussi créé
à nouveau dans cette sixième clôture, où il
reçoit l'image et la ressemblance de Dieu, par-dessus sa nature,
en union d'amour, de façon à être avec Dieu un seul
esprit et une seule vie. Ce qui fait dire à saint Jean : «
Tout ce qui a été créé était vie en
Dieu (19) » Car en notre principe, c'est-à-dire dans
la nature féconde de notre Père céleste, nous avons
vie sans être manifestés ni engendrés ; dans le Fils,
nous sommes engendrés et de toute éternité connus
et élus ; et dans l'effusion du Saint-Esprit, nous sommes éternellement
aimés : c'est ce que nous devons entendre volontiers.
Notre génération dans le Fils
dure toujours, et sans cesse nous sommes engendrés avec lui ; comme
aussi éternellement nous demeurons non engendrés dans le
Père. De même le lien et l'union d'amour demeurent toujours
entre le Père et le Fils ; et cependant la génération
du Fils et l'émanation du Saint-Esprit se renouvellent sans cesse
dans la sublime nature de Dieu, car la nature est féconde, elle
est une pure activité dans la Trinité des personnes.
De même Dieu règne et vit en nous
et nous en lui, audessus de notre être de créatures, dans
l'union d'esprit. Là nous demeurons toujours unis à Dieu
par le lien d'amour. Néanmoins, nous devons nous renouveler sans
cesse en vertus et en ressemblance plus grande avec Dieu, car nous ne sommes
pas seulement faits à l'image de Dieu, mais aussi à sa ressemblance.
C'est pourquoi là où se fait notre union avec Dieu existe
une touche cachée ou motion, c'est-à-dire la source des grâces
divines qui illuminent notre intelligence afin de lui faire connaître
clairement et distinctement la vérité, et qui enflamment
notre volonté d'amour afin de lui faire désirer toute justice.
Or, aussi longtemps que l'amour et le désir sont soumis à
la raison éclairée, nous pouvons faire de grandes œuvres
et orner toutes nos clôtures de vertus et de saintes pratiques. Mais
quand l'amour et le désir deviennent ardents et impatients, sous
l'action de cette touche divine dans l'union d'amour, alors la raison doit
se retirer et laisser agir l'amour, aussi longtemps que dure son ardeur.
Ainsi donc nous devons ressembler à
Dieu par le moyen de sa grâce et de la vertu en nous-mêmes,
et nous serons unis à lui par une contemplation et un regard continus
de notre esprit élevé vers lui. Là s'achève
la sixième clôture, où notre esprit se trouve élevé
à une vie contemplative et devient une seule vie, un seul esprit
et un seul amour avec Dieu.
CHAPITRE XVI
DE LA SEPTIÈME CLÔTURE (20)
Vient ensuite la septième clôture,
qui surpasse toutes les autres et qui consiste en un repos apaisé
et inactif par-dessus toutes nos œuvres. C'est une simple béatitude
au delà de toute sainte vie et pratique de vertus, une éternelle
suffisance qui rassasie toute faim et soif, tout amour et toute ardeur
vers Dieu.
De même, en effet, que le Seigneur a
fait le ciel et la terre, les anges et les hommes en six jours, et qu'il
a ordonné et embelli toutes choses, puis le septième jour
s'est reposé de toutes ses œuvres, de même devons-nous travailler
durant six jours, et le septième nous reposer et férier (21)
.
Or, le sixième âge depuis le commencement
du monde, c'est le temps où nous sommes. Quand viendra notre mort,
si nous avons bien travaillé, alors commencera le temps de l'éternel
repos.
CHAPITRE XVII
DES TROIS VIES DE L'HOMME JUSTE
L'homme juste possède trois vies, dont
deux sont défectueuses et imparfaites et la troisième est
parfaite.
La vie inférieure est corporelle et
sensible. Elle souffre la faim et la soif et l'on doit l'entretenir et
la nourrir. Aussi longtemps que la faim et la soif, le goût et l'appétit
demeurent, le corps reçoit sa force et sa nourriture. Mais lorsque
la satiété survient, si on voulait prendre davantage avant
d'avoir digéré le reste, on nuirait à sa santé
; car la faim et la satiété ne peuvent demeurer ensemble
dans un corps en santé. Ainsi donc l'homme dans la partie inférieure
de lui-même est sans noblesse, infirme et voué à la
mort.
La vie moyenne en nous est spirituelle, et,
chez tout homme juste, elle est conforme à la raison (22) . Elle
aspire à la science et à la sagesse, à la dévotion
et à la ferveur, à la charité et à la droiture,
enfin à toutes les vertus, Et plus nous désirons, plus nous
acquérons de sagesse, comme aussi plus nous possédons de
sagesse, plus nous désirons toujours en avoir. Aussi cette vie est-elle
imparfaite en elle-même, parce qu'il lui manque toujours quelque
chose, et ses désirs ne peuvent être comblés par rien
moins que Dieu lui-même.
C'est pourquoi Dieu nous a donné une
vie au-dessus de nous-mêmes, c'est-à-dire une vie divine,
qui n'est autre chose que contempler et regarder Dieu assidûment,
adhérer à lui d'amour pur, goûter, jouir et se fondre
d'amour, en renouvelant sans cesse cet acte même. Car lorsque nous
sommes élevés au-dessus de la raison et au-dessus de toutes
nos œuvres à une vue simple, nous passons alors sous l'action de
l'Esprit du Seigneur ; une influence intime de Dieu s'empare de nous, une
lumière divine nous éclaire, comparable à celle dont
le soleil illumine les airs ; enfin comme le fer est pénétré
par la puissance et la chaleur du feu, ainsi sommes-nous pénétrés,
transformés, de clarté en clarté, en l'image même
de la sainte Trinité (23) .
C'est, en effet, la lumière créée
de la grâce divine qui nous élève et nous éclaire,
de façon à nous faire contempler la lumière incréée
qui est Dieu même, et ainsi par le moyen de l'amour nous sommes portés
intimement et façonnés à nouveau en notre image éternelle
qui est Dieu. C'est là que le Père nous rencontre et nous
aime dans le Fils, et que le Fils aussi nous rencontre et nous aime du
même amour dans le Père. Enfin, le Père et le Fils
nous tiennent embrassés dans l'union du Saint-Esprit, en une bienheureuse
jouissance qui ira sans cesse se renouvelant pendant toute l'éternité,
selon la connaissance et l'amour, le Fils naissant éternellement
du Père, et le Saint-Esprit émanant toujours de l'un et de
l'autre. Car si connaître et aimer venaient à disparaître
en Dieu, du même coup disparaîtraient la naissance éternelle
du Fils et l'émanation du Saint-Esprit. Dès lors plus de
Trinité des personnes, plus de Dieu ni de créature, ce qui
est tout à la fois impossible et une folie intolérable à
la pensée.
Dieu, au contraire, n'a rien fait de plus beau
ni de plus noble au ciel et sur la terre que l'ordre et la distinction
qui règnent entre toutes les créatures. Car bien que nous
soyons tous réunis en un seul amour, un seul embrassement et une
seule jouissance de Dieu, néanmoins chacun conserve sa vie et son
état propre en grâce et en vertus. Chacun reçoit de
Dieu grâces et dons, selon son mérite et selon qu'il lui ressemble
par ses vertus. De même aussi chacun s'attache-t-il et adhère-t-il
à Dieu plus ou moins, suivant la faim, la soif et l'ardeur qu'il
a pour lui. C'est selon cette mesure qu'il peut sentir Dieu, le goûter
et en jouir ; car Dieu est l'aliment et le bien de tous, et chacun le goûte
selon l'excellence de sa vie, de ses désirs et de sa santé
spirituelle. Et de même que les étoiles du ciel se distinguent
en clarté, en hauteur, en grandeur et en puissance d'influence sur
toutes les créatures qui sont ici-bas, de même entre tous
ceux qui aiment Dieu y a-t-il distinction selon la clarté de l'intelligence,
la hauteur de la vie, la grandeur d'amour et l'influence puissante qui
se répand autour d'eux.
Vous voyez parfois, en été, s'élever
dans l'air deux vents impétueux qui courent à l'assaut l'un
de l'autre ; puis viennent le tonnerre et les éclairs, la grêle
ou la pluie, parfois même la tempête désastreuse. Or,
on peut remarquer quelque chose de semblable dans cet amour impétueux
et violent qui élève l'esprit de l'homme jusqu'à l'union
avec l'Esprit du Seigneur. L'amour met en contact l'un et l'autre, et il
y a entre eux mutuelle invitation et offrande de tout leur être et
de tout leur pouvoir. La raison alors s'illumine et s'éclaire, elle
veut savoir à jamais ce que c'est que l'amour et connaître
ce contact qui émeut l'esprit et le fait bouillonner ; tandis que
le désir s'enflamme et s'efforce d'expérimenter et de savourer
tout ce que la raison illuminée peut pénétrer. De
là surgissent dans l'esprit tempête d'amour et grande impatience.
Cependant, l'esprit aimant s'aperçoit
bien que plus il reçoit, plus il veut recevoir ; mais la tempête
et l'ardeur d'amour qui s'élèvent en lui brûlantes
et bouillonnantes ne peuvent être apaisées, et le contact
mutuel, sans cesse renouvelé, soulève nouvelle tempête
d'amour. Ce sont comme des coups de tonnerre, et le feu de l'amour jaillit
semblable à des étincelles de métal en fusion et aux
éclairs enflammés du ciel. L'éclair descend jusque
dans les puissances sensibles, et tout ce qui vit dans l'homme tend à
s'élever jusqu'à l'union, là où surgit le contact
d'amour. Or, dans ce contact, les puissances ne peuvent ni opérer,
ni demeurer en repos ; mais elles retombent sans cesse en elles-mêmes,
sans pouvoir cependant demeurer là, puisque la tempête et
l'impétuosité d'esprit les forcent de s'élever et
de se mettre en mouvement : et ainsi doivent-elles toujours aller et revenir.
CHAPITRE XVIII
DE QUATRE MANIÈRES DE VIE SPIRITUELLE (24)
L'enseignement nous en est donné par
le prophète Ézéchiel lorsqu'il dit des quatre animaux
mystérieux :
« Ils allaient et revenaient comme un éclair brillant
(25) .» Car ce symbole des quatre animaux qui allaient et qui revenaient
représente quatre manières de vie spirituelle, où
se pratiquent tout amour et toutes vertus.
La première manière est la force
spirituelle qui immole et terrasse tout ce qui est ennemi de Dieu et des
vertus. C'est pourquoi elle est figurée par le lion, le roi des
bêtes sauvages.
La deuxième consiste à avoir
le cœur largement ouvert, afin de rendre sans cesse honneur à Dieu.
L'âme et le corps, le cœur et les sens avec tout ce qui est vaincu
et immolé par la force spirituelle, sont ici offerts à Dieu
et entièrement consumés avec dévotion et révérence.
Aussi cette deuxième manière est-elle figurée par
le bœuf ou le taureau que, selon la loi juive, on offrait en holocauste
à la louange de Dieu.
La troisième manière est une
sage discrétion, qui ordonne toutes choses avec discernement, devant
la vérité éternelle, soit qu'il faille agir ou s'abstenir,
donner ou prendre, extérieurement ou intérieurement. Elle
a pour symbole la figure d'un homme, qui est un animal raisonnable.
La quatrième manière est faite
d'intention droite et d'amour envers Dieu. Elle est figurée par
l'aigle, qui a peu de chair et beaucoup de plumes. Car, de même,
celui qui aime Dieu et le poursuit estime pour peu de chose la chair et
le sang, et tout ce qui est périssable. Mais il a, lui aussi, beaucoup
de plumes : ce sont les pratiques célestes qui, toutes légères,
élèvent jusqu'à Dieu. De même encore que l'aigle
vole au-dessus de tous les oiseaux, de même l'intention droite et
l'amour planent au-dessus de toutes les vertus et vont jusqu'à celui
qui est recherché et aimé. Enfin, l'aigle possède
une vue perçante et subtile qui lui permet de fixer la clarté
même du soleil sans se détourner. De même celui qui
poursuit Dieu et qui l'aime fixe les rayons du soleil éternel sans
reculer jamais ; car il aime Dieu et aussi toutes les vertus qui ornent
l'âme et peuvent conduire jusqu'à Dieu. Aussi est-il bien
orienté et s'envole-t-il tout droit au milieu de son amour, pour
redescendre sans cesse vers la pratique des vertus et des bonnes œuvres.
Et de cette façon il va et revient comme l'éclair du ciel
: car aller et revenir, c'est sa vie et sa nourriture. Ainsi fait l'aigle,
lorsque, du plus haut de son vol, apercevant dans la mer les petits poissons
qui font sa nourriture, il s'élève pour redescendre, pratiquant
l'un et l'autre afin de se nourrir et de se repaître.
Tel est le symbole des quatre animaux avec
les quatre manières de vie spirituelle où Dieu règne
et où toutes les vertus sont pratiquées.
CHAPITRE XIX
OÙ MÈNE LA PRATIQUE DE CES QUATRE MANIÈRES
Si vous voulez vous exercer en ces quatre manières
avec grande dévotion, vous expérimenterez dans le fond de
votre puissance aimante la touche du Saint-Esprit, qui ressemble à
une source vive d'où montent et se répandent les eaux d'éternelle
douceur (26) . Vous connaîtrez aussi dans votre puissance intellective
le clair rayonnement du soleil éternel, Notre-Seigneur Jésus-Christ,
tout éclatant de la vérité divine. Alors le Père
céleste dépouillera votre mémoire de toute image et
il vous appellera, vous invitera et attirera jusqu'à sa très
haute unité (27) .
Voyez, il y a ainsi trois portes célestes ouvertes par Dieu à
l'âme aimante et qui donnent accès à ses trésors.
Et l'âme ouvre toutes ses puissances afin de donner à Dieu
tout ce qu'elle est et de recevoir tout ce qu'il est lui-même ; mais
ceci dépasse son pouvoir. Car plus elle donne et reçoit,
plus elle désire donner et recevoir elle ne peut ni se donner entièrement
à Dieu, ni le recevoir pleinement ; car tout ce qu'elle reçoit,
comparé à ce qui lui fait défaut, lui paraît
peu de chose et comme rien.
Elle ressent alors l'impétuosité,
l'impatience et la grande ardeur d'amour, ne pouvant ni se passer de Dieu
ni l'obtenir, ni descendre dans ses profondeurs ni monter jusqu'à
son sommet, ni l'enserrer ni l'abandonner. Ce sont là cette tempête
et cet ouragan spirituels dont j'ai parlé plus haut ; mais traduire
ces mouvements impétueux et ces grandes agitations qui naissent
de part et d'autre de l'amour, nulle langue n'y saurait suffire. Car l'amour
tantôt échauffe le cœur de l'homme, tantôt le refroidit,
tantôt l'intimide et tantôt l'exalte : il lui donne la joie,
puis la tristesse, il le fait craindre, espérer, désespérer,
pleurer, se plaindre, chanter, louer et pratiquer mille autres choses.
Tel est le sort de ceux qui vivent dans le transport d'amour. Et pourtant
cette vie est la plus intime et la plus profitable que l'homme puisse mener
en se servant de ses moyens.
Mais lorsque les procédés humains
font défaut et ne peuvent rien de plus, alors aussi commence le
procédé divin (28) . Lors donc qu'avec intention droite,
avec amour et avec des désirs insatiables l'homme s'attache à
Dieu, sans pouvoir cependant parvenir à l'union, à son tour
l'Esprit du Seigneur intervient comme un feu violent qui brûle, qui
consume et dévore tout en lui, de sorte que l'homme s'oublie lui-même
avec toutes ses pratiques et ne se sent plus autrement que s'il était
un seul esprit et un seul amour avec Dieu. Ici les sens et toutes les puissances
se taisent, ils sont apaisés et rassasiés ; car la source
de la bonté et de la richesse de Dieu a tout inondé : le
don dépasse tout ce qu'on pouvait désirer. Tel est le premier
mode divin auquel est élevé l'esprit de l'homme.
Dans le second mode, qui est approprié
au Fils de Dieu, l'intelligence est par lui élevée au-dessus
de la raison, au-dessus de toute considération et distinction. L'intelligence
dépouillée y est éclairée et toute pénétrée
de la lumière divine, de sorte qu'elle peut regarder et contempler
avec une vue simple, dans la lumière de Dieu, la clarté divine,
la vérité éternelle par elle-même.
Vient ensuite le troisième mode, que
nous attribuons à notre Père céleste ; il y dépouille
la mémoire de formes et d'images et il élève la pensée
purifiée jusqu'à son origine, qui est lui-même. L'homme
est alors uni d'une façon stable à son principe, qui est
Dieu. Il reçoit en même temps toute puissance et liberté
de mettre en action, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur,
toutes les vertus, en même temps qu'il peut connaître et discerner
tout ce qui se pratique conformément à la raison. Il apprend
enfin à supporter et à soutenir l'action intime de Dieu et
cette transformation opérée par les procédés
divins, qui dépassent la raison, ainsi que vous l'avez vu tout à
l'heure.
Mais par delà tous les modes divins,
il y a une connaissance de vue intérieure sans modes qui fait pénétrer
jusqu'à l'essence sans modes de Dieu (29) : essence sans modes,
parce qu'elle ne peut être connue au moyen ni de paroles, ni d'actes,
ni de modes, ni de signes, ni de similitudes quelconques : mais elle se
révèle elle-même à la vue simple de la pensée
sans images.
Il y a bien quelques signes et quelques comparaisons
qu'on peut employer en passant, afin de préparer l'homme à
voir le royaume de Dieu (30) . Imaginez, par exemple, un brasier de feu
immense où toutes choses seraient dévorées par une
flamme tranquille, ardente, immobile. Tel peut-on considérer l'amour
essentiel dans sa tranquillité ; c'est une jouissance qui appartient
à Dieu et à tous les saints, au delà de tous modes,
de toutes œuvres et pratiques de vertus. C'est un torrent tranquille et
sans fond de richesse et d'allégresse, où tous les saints
avec Dieu sont engloutis dans une jouissance sans modes. Et cette jouissance
est sauvage et déserte comme un lieu perdu : on n'y voit ni modes,
ni chemin, ni sentier, ni retraite, ni mesure, ni fin, ni commencement,
ni rien qui puisse se rendre ou exprimer en paroles quelconques. Voilà
la simple béatitude de nous tous, l'essence divine et notre superessence,
au-dessus de la raison et au delà de toute raison. Pour l'expérimenter,
il nous faut trépasser en cela même, au-dessus de notre être
créé, en ce point éternel où toutes nos lignes
commencent et viennent aboutir, en ce point où elles perdent leur
nom et toute distinction, devenant un avec le point lui-même et cet
un même qu'est le point, mais demeurant toujours néanmoins
en elles-mêmes des lignes qui aboutissent (31) .
Ainsi donc nous demeurerons toujours ce que
nous sommes dans notre essence créée, et cependant, sortant
de nous-mêmes, nous irons toujours trépasser dans notre superessence.
En elle nous serons ensevelis éternellement comme en un abîme
de hauteur, de profondeur, de largeur et de longueur sans retour.
C'est de quoi le prophète Ézéchiel
a rendu témoignage en disant des quatre animaux qu'ils allaient
et ne revenaient pas en arrière (32) . C'est de même que là
où tous les justes unis aux saints jouissent et se reposent au-dessus
d'eux-mêmes, sans modes, il n'y a plus de regard en arrière
ni de retour possible. Et c'est notre septième clôture, où
se trouvent consommées toute sainteté et toute béatitude.
Nous devons y demeurer toujours, simples et immobiles, au-dessus de notre
être créé.
Cependant, il nous faut posséder les
autres clôtures et les embellir avec ordre par la pratique des vertus
tant extérieures qu'intérieures, selon les quatre manières
décrites plus haut. Et là règne beaucoup de variété,
car chacun s'applique à Dieu et s'exerce en lui-même aux vertus,
selon le don et la lumière qu'il reçoit et en proportion
de son amour et de sa sagesse. Ainsi chacun est possédé de
faim et de soif, de goût et d'ardent désir pour Dieu et toutes
les vertus, plus ou moins, selon son degré de sainteté et
de béatitude, et selon son mérite et sa valeur. Mais quant
à la béatitude superessentielle, qui est Dieu même,
en qui, au-dessus de nous-mêmes et dans l'effusion de notre être,
nous sommes un, elle nous est commune à tous, débordante
au delà de toute mesure et incompréhensible à toutes
nos puissances. C'est elle que chacun connaît, aime et goûte
en lui-même, plus ou moins, selon les différences de sainteté
et de béatitude. Et c'est là l'ordre qui règne chez
les anges et chez les saints, au ciel et sur la terre, ordre que Dieu a
prévu et prédestiné éternellement et qui doit
demeurer à jamais.
Crions donc tous à plein cœur :
O gouffre immense et sans bords,
découvrez-nous vos abîmes
et faites-nous connaître votre amour !
Serions-nous blessés à mort,
quand l'amour nous enserre, il nous guérit.
CHAPITRE XX
DE L'HABIT QU'IL FAUT PORTER
Voyez donc soigneusement et examinez en vous-même
si vous reconnaissez ces sept clôtures et si vous êtes ornée
et revêtue des vertus qui leur appartiennent. Car je crains que d'ordinaire
dans les ordres religieux et dans les cloîtres on ne soit plus préoccupé
et plus désireux d'orner et de vêtir le corps extérieurement
que l'âme à l'intérieur.
C'est pourquoi, je vous le dis, n'ayez point
souci de l'habit que vous portez, mais soyez plutôt indifférente.
Qu'il soit vieux ou neuf, et quelque grossier ou vulgaire qu'il puisse
être, contentez-vous de celui qu'on vous donne. Si votre corps est
à couvert du froid et protégé contre la chaleur, cela
suffit, si vous voulez vivre selon votre règle et demeurer fidèle
à Dieu. Gardez-vous donc de murmurer ; car à l'origine des
ordres religieux les saints ont toujours fait choix du drap le plus grossier
et le plus vulgaire, tel qu'on pouvait le trouver dans la province où
ils habitaient (33) et toujours sans teinture.
Aujourd'hui le diable et les hommes vains ont
fait une nouvelle trouvaille : ce qui devrait être noir naturellement
devient étoffe de brunette imitant le cilice. Les vêtements
gris tournent au brun mêlé de bleu, de vert et de rouge. Quant
au blanc, on ne peut le falsifier, il faut bien qu'il demeure tel ; mais
quelle que soit la couleur, on a bien soin de choisir la meilleure laine
qu'on puisse trouver, à quelque état qu'on appartienne. Et
lorsque le drap est préparé, on ne sait quelle forme et quelle
façon lui donner pour plaire davantage au monde et au démon.
Tantôt il est si large et si ample, qu'on pourrait en faire deux
ou trois vêtements, tantôt si étroit qu'on le dirait
cousu sur la peau. On porte des robes courtes qui ne vont qu'au genou,
nouées par-devant comme des vêtements de fous. Ou bien elles
sont si longues qu'il faut les relever bien haut, à moins qu'on
ne les laisse traîner dans la boue. Vous devez bien penser que les
choses n'avaient pas été ordonnées de la sorte dans
le principe : aussi n'y a-t-il rien de régulier ni de conforme à
l'état religieux dans ce choix de l'étoffe, de la couleur
et de la forme des habits. Que Dieu donne sa sagesse aux personnes qui
les font faire ou porter ainsi !
On ajoute encore à cette folie
qui règne aujourd'hui dans les cloîtres, en portant un autre
genre d'ornement : ce sont les ceintures à lames d'argent, auxquelles
pendent, de chaque côté, divers clinquants qui sonnent en
s'agitant, de sorte que la jeune fille ou la nonne fait tinter tout cela
en marchant, comme une chèvre ornée de clochettes.
Quant aux moines, ils montent à cheval
tout armés portant de longues épées comme des chevaliers
; mais vis-à-vis du démon, du monde, et de leurs passions
et désirs mauvais et impurs, ils demeurent sans armes : aussi sont-ils
souvent vaincus. Il y a des filles ou des nonnes qui paraissent au-dehors
tout ornées, avec le désir de plaire au monde plus qu'à
Dieu : et leur sortie est un poison et un venin fort agréable au
diable, et qu'elles boiront avec lui éternellement dans les antres
impurs de l'enfer.
De plus, il faut maintenant que les religieuses
ornent leur chambre de lits somptueux, de tapis, de couvertures luxueuses
et de coussins, comme si elles étaient dans le monde. Et tout ceci
vous permet de juger combien l'observance qu'avaient établie les
saints fondateurs d'ordres est ruinée aujourd'hui par ceux qui y
vivent. Ce sont là tous les mauvais exemples que rencontrent les
enfants qui entrent dans les cloîtres, et de là vient que
disparaissent chaque jour davantage la discipline religieuse et toute sainte
vie.
Je vous ai donc indiqué comment vous
deviez passer une journée : faites ainsi durant toute votre vie.
Puis examinez chaque jour, dans vos actes extérieurs et intérieurs,
si vous avez mérité votre salaire quotidien ; car vous ne
pouvez tromper la sagesse de Dieu, et sa justice vous jugera équitablement,
selon l'état où vous serez trouvée au moment de votre
mort.
C'est pourquoi je vous le conseille soyez attentive
et gardez-vous bien ; le temps est court et la mort vient vite. Quand sonnera
l'heure où s'exhalera votre âme, vous recevrez récompense
selon votre œuvre c'en est fait de tout retour.
CHAPITRE XXI
DE TROIS PETITS LIVRES A LIRE LE SOIR
Chaque soir, lorsque vous allez vous coucher,
si vous en avez le temps, relisez ces trois petits livres que vous devez
toujours porter avec vous : l'un qui est vieux, difforme et souillé,
écrit à l'encre noire ; l'autre qui est blanc et gracieux,
écrit en rouge avec du sang ; le troisième enfin qui est
bleu et vert, et dont tous les caractères sont d'or fin.
Et tout d'abord c'est votre vieux livre
qu'il faut relire il représente votre vie d'autrefois, remplie de
péchés et de défauts, chez vous comme chez tous les
hommes. Entrez pour cela en vous-même et ouvrez le livre de votre
conscience, qui, au jugement dernier, sera étalé grand ouvert
devant Dieu et devant le monde entier. Puis examinez, pesez et jugez-vous
vous-même dès maintenant, afin de n'être point condamnée.
Scrutez votre conscience et voyez quelle a été votre vie,
en quoi vous avez pu faillir soit en paroles, soit en œuvres, en désirs,
en pensées, en réflexions craintes vaines et désordonnées,
espoirs trompeurs ; satisfactions ou souffrances injustifiées ;
instabilité et immortification de vous-même ; duplicité
et feinte ; actes ou omissions coupables ; entraînement des sens
au dehors ou acquiescement intérieur à la sensibilité
; complaisance sensible et recherche des aises ; toutes choses enfin qui
ne sont pas selon l'ordre mais en opposition avec la charité, avec
les commandements, les conseils et le bon vouloir de Dieu. Il y en a tant et de formes si variées
que nul ne peut les connaître que Dieu seul. Elles ternissent, défigurent
et souillent la face de l'âme ; car elles sont écrites avec
de l'encre, c'est-à-dire avec la complaisance de la chair et du
sang, et avec les penchants terrestres. Aussi en aurez-vous grand repentir
en vous-même, et vous jetant la face contre terre, comme le publicain,
devant votre Père céleste et devant sa miséricorde
éternelle, vous direz avec le Prophète : « Seigneur,
j'ai péché ayez pitié de moi, pauvre pécheur.
Faites couler dans mon cœur l'eau des larmes et de la contrition véritable,
afin que je puisse purifier de ses souillures la face de mon âme,
avant de me lever devant vos yeux. Seigneur, octroyez-moi votre grâce
et votre pitié, pour me servir d'ornement et de clarté, et
que je puisse ainsi vous plaire. Seigneur, donnez-moi la bonne volonté
et la persévérance, afin de me renouveler sans cesse dans
votre service et dans votre louange. »
Si vous voulez être exaucée,
demeurez prosternée à terre, frappez-vous la poitrine, et
faites entendre vos cris, vos supplications et vos pleurs. Ne levez pas
les yeux, mais pleine de mépris pour vous-même, tenez-vous
dans l'humilité et l'anéantissement de tout ce qui est de
vous, en faisant souvenir Dieu de sa miséricorde. Et ne cessez que
vous n'ayez reçu de lui réponse qui donne paix et joie parfaites
à votre cœur. Alors, il vous enlèvera toute anxiété
et toute crainte, toute hésitation et frayeur et tout ce qui lui
déplait en vous ; il vous donnera la foi, l'espérance et
la confiance en lui pour toutes choses, selon que vous en avez besoin pour
le temps et pour l'éternité. Enfin vous souhaiterez de vivre
pour lui et de lui demeurer fidèle jusqu'à la mort.
Après cela, déposez ce vieux
livre. Puis mettez-vous à genoux afin de rendre grâces à
Dieu et de le louer, et vous ferez sortir de votre mémoire le livre
blanc qui est écrit en lettres rouges et qui contient la vie très
innocente de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Son âme est sans
tache, pleine de toutes grâces et rouge du feu de son ardent amour.
Son corps glorieux est d'une blancheur éclatante, plus brillant
que le soleil, au milieu des meurtrissures des coups et du sang précieux
dont il est inondé. Ce sont là les lettres rouges qui nous
signifient et nous attestent son amour véritable. Mais les cinq
grandes plaies forment les lettres capitales qui sont au commencement des
chapitres de ce livre. Vous lirez avec grande compassion les lettres ainsi
écrites sur son corps vénérable ; mais c'est avec
une dévotion intime qu'il vous faut faire mémoire de l'amour
qui est dans son âme. Évitez et fuyez le monde trompeur ;
car le Christ a ouvert ses bras et il désire vous y retenir et embrasser.
Faites votre demeure dans les ouvertures de ses plaies, comme la colombe
fait la sienne dans les trous de la pierre. Fixez votre bouche à
son côté ouvert, afin de respirer et de goûter la douceur
céleste qui s'écoule de son cœur. Regardez votre champion
et votre héros, et voyez comme il s'est battu pour vous jusqu'à
la mort. Il a vaincu votre ennemi et, par sa propre mort, il a immolé
la mort de vos péchés. Il a payé votre dette, et il
vous a acheté et acquis par son sang l'héritage de son Père.
Puis il est monté devant vous, pour vous ouvrir la porte et vous
préparer le lieu de l'éternelle gloire. Ce vous doit être
un grand sujet de joie et vous devez graver dans votre cœur l'amour et
la passion de votre cher Seigneur, de sorte qu'il vive en vous et vous
en lui. Dès lors le monde entier ne vous sera qu'une croix et une
tristesse, et vous souhaiterez de mourir afin de suivre votre bien-aimé
dans son royaume.
Telle est la lecture du livre blanc.
Levez-vous enfin toute droite et portez vos
yeux vers le ciel. Ouvrez à Dieu vos pensées et contemplez
le troisième livre, qui est de couleur bleue et verte et dont les
lettres sont d'or fin. Par là on entend la vie céleste de
l'éternité ; car cette vie possède une clarté
d'azur comme l'hyacinthe. Et cette clarté est triple, et elle revêt
des nuances vertes qui l'embellissent de mille manières.
La première clarté céleste
est sensible. Dieu en a inondé de lumière le ciel supérieur,
de même que le monde entier est envahi et illuminé par la
clarté du soleil. C'est dans ce ciel que nous vivrons et régnerons
avec le Christ, les anges et les saints, en corps et en âme, chaque
corps étant revêtu de lumière selon l'étendue
des mérites. Et la moindre clarté y sera sept fois plus brillante
que le soleil, le corps demeurant impassible et plus agile que la pensée,
plus léger que l'air et plus subtil que le rayon de soleil. Dans
cette clarté du ciel et dans celle des corps glorieux apparaît
la couleur verte semblable à celle de la pierre qu'on appelle jaspe.
Cette couleur verte, nous la verrons des yeux de notre corps, et elle est
formée de toutes les bonnes œuvres extérieures qui ont été
ou seront accomplies jusqu'à la fin du monde, de quelque manière
que ce soit, par la mort, par la vie, par le martyre, par l'humilité,
la pureté, la libéralité, la charité, les jeûnes,
les veilles, les prières, les lectures, les chants, les pénitences
multiples et toutes les œuvres vertueuses sans nombre. C'est là
cette belle couleur verte qui ornera les corps glorieux, plus ou moins
selon le labeur, les mérites et la dignité de chacun.
La deuxième clarté de la vie
éternelle est spirituelle ; elle remplit et illumine, au ciel, de
science et de sagesse tous les yeux intelligents, afin de leur faire connaître
toutes les vertus intérieures. Dans cette clarté se montre
une couleur verte, comme celle de la pierre qu'on appelle smaragde c'est
comme une verte émeraude, qui dépasse en beauté et
en clarté tout ce que l'on peut imaginer, pleine de grâce
pour les yeux de l'intelligence. On y voit, en effet, la beauté,
les fruits et la variété de toutes les vertus, et c'est la
plus belle et la plus gracieuse couleur du royaume du ciel. Plus on regarde
attentivement et plus on scrute profondément les vertus et leurs
fruits, plus elles sont gracieuses et belles à voir. Elles ressemblent
en cela à la pierre précieuse qui s'appelle smaragde. Plus
elle est taillée et ciselée, plus elle réjouit les
yeux. De cette façon, chaque saint apparaît comme revêtu
de la clarté et couleur verte de l'émeraude, rempli de beauté,
de grâce et de gloire, chacun selon sa dignité et ses mérites.
Et c'est pourquoi Dieu a montré aux saints la gloire du royaume
des cieux sous cette couleur verte de la précieuse émeraude.
La troisième clarté céleste
est divine, et ce n'est autre chose que la sagesse et la clarté
éternelle de Dieu lui-même. Elle réunit et surpasse
toute clarté créée ; et en comparaison de la claire
sagesse de Dieu, toute connaissauce créée, au ciel et sur
la terre, est moindre que la lumière d'un cierge en plein soleil,
au milieu de l'été. Aussi toutes les intelligences doivent-elles
céder devant la clarté et la vérité incompréhensible
qui est Dieu. Or, dans cette clarté divine apparaît comme
une couleur verte qu'on ne peut comparer à aucune autre, tant la
grâce et la gloire qui y brillent éblouissent et aveuglent
toute vue et lui enlèvent la faculté de voir. Et ainsi votre
troisième livre est une vie céleste où éclate
une triple clarté et couleur verte, la première sensible,
la seconde spirituelle et la troisième divine.
Ce livre est tout entier écrit d'or
fin ; car tout retour amoureux vers Dieu constitue une ligne tracée
avec de l'or. Avoir la vraie connaissance de Dieu, de nous-mêmes
et des vertus, c'est l'éclat brillant de notre livre. Les vertus
avec leurs modes multiples, leur variété et la pratique que
nous en faisons, constituent sa couleur verte. Mais désirer intimement,
adhérer amoureusement, s'unir divinement, telles sont les lignes
éternelles écrites en or dans notre livre céleste.
Voilà pourquoi le Seigneur a parfois
montré la vie céleste sous l'aspect du saphir ou de l'arc-en-ciel,
où s'aperçoivent de multiples couleurs. Le saphir est jaune
et rouge, vert et pourpre mêlé de poussière d'or, et
l'arc-en-ciel est de couleur variée. De même aussi les saints
sont multiples selon le mode et la diversité des vertus, et tout
mêlés de poussière d'or, c'est-à-dire pénétrés
d'amour et unis en Dieu. Et quiconque aime se tient en présence
de Dieu avec son livre tout clair et de couleur verte, tout brillant de
grâce et de gloire.
Élevez donc votre esprit au-dessus de
tous les cieux pour lire ces livres. Les saints y apparaissent tout pleins
de gloire, quant aux sens extérieurs, en raison de leurs grandes
œuvres, et quant à l'intérieur, dans l'esprit, en raison
des modes et des exercices multiples de vertus ; mais, par-dessus tout,
ils sont élevés en Dieu dans une fruition d'amour. Si donc
vous êtes morte dans le Christ à vous-même et à
toute chose, et ressuscitée avec lui à une nouvelle vie,
cherchez et goûtez les choses d'en-haut et qui sont éternelles.
Revoyez vos sept clôtures, examinez avec soin vos trois livres, alors
même que vous ne pourriez ni lire ni comprendre pleinement le troisième,
car la gloire est sans mesure et tellement profonde qu'on ne la peut pénétrer.
Aussi ressemble-t-elle à la smaragde, qui, elle aussi, est impénétrable.
Buvez, goûtez, enivrez-vous, puis vous inclinant sur votre livre
reposez-vous et endormez-vous en paix éternelle.
Et lorsque vous vous éveillerez,
aussitôt viendra vers vous ce que vous aimez,
ce qui vit dans votre cœur,
et à quoi vous êtes plus accoutumée de penser.
Soyez constante au service de Dieu
et toujours implorez sa grâce.
Qu'il y ait de l'huile dans votre lampe,
veillez et priez en bonne mesure.
Votre Époux vient dans peu de temps
il faut être trouvée parmi les vierges sages,
afin que Dieu vous reçoive chez les siens,
là où le bonheur est sans fin.
Puissions-nous tous le rencontrer
et que Dieu nous le donne sans faute !
Amen. Amen. Amen.
NOTES
(1) Cf. DE VREESE, De Handschriften van Jan van Ruusbrœc's Werken,
t. I, p. 6o. (2) EpH., III, 18. (3) MATTH., XX, 28. (4) PHIL., II, 9.-10.
(5) MATTH., XXV, 21. (6) Luc. XVIII, 13. (7) JOAN., VI, 57. (8) Ibid., 54.
(9) Ruysbroeck établit ici une distinction entre les trois sortes
d'amour que doit faire naître en nous la sainte Communion. Il y a
un amour affectif, ressenti dans le cœur, qui naît de ce bienfait
sans pareil, que l'on reçoit le corps et le sang du Christ. Puis,
c'est un amour raisonnable, ayant son siège dans l'âme, que
l'auteur désigne sous le nom d'amour de justice ou de rectitude.
Enfin, il y a l'amour de l'esprit, ou amour purement spirituel, le plus
élevé de tous. Ce sont ces trois amours qui font que l'on
aime Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit.
Cf. Noces spirituelles , 1. II, ch. XLVIII. (10) Ps. CXIX, 5. (11) Ps. XLI, 3.
(12) La comparaison du denier exprime la théorie familière
à Ruysbroeck touchant l'image et la ressemblance de Dieu dans l'âme.
L'image est gravée sur la face nue du denier qui porte l'effigie
de la sainte Trinité. La ressemblance est donnée par la croix
sur l'autre face du denier et elle s'exprime par l'imitation de Notre-Seigneur
et la pratique des vertus. - Cf. S. ISIDORE, Sententiæ , 1. III,
c. 36, p. L., t. LXXXIII, c. 708. (13) Ps. XLIV, II, 12. (14) I. REG., XV, 22.
(15) MATTH., IV, 4. (16) Luc, XVI, 19-31. (17) CANTIC., II, 4. (18) Ruysbroeck fait encore allusion à la secte des «
libres esprits » dont nous avons déjà parlé.
Il eut certainement à Bruxelles l'occasion de combattre la fameuse
Blommardine, devenue le chef du parti vers le milieu du XIVè siècle.
Le panthéisme mystique professé par la secte est ici décrit,
en même temps que la tendance révolutionnaire qui se rencontre
toujours chez les hérétiques de tous les temps. (19) JOAN., I, 3.
(20) Les ch. XVI, XVII, XVIII et XIX en partie ne sont, en réalité,
qu'une préparation à la septième clôture, qui
ne commence elle-même qu'au milieu du ch. XIX : « Mais par-delà
tous les modes divins...» (21) Par ce repos du septième jour. Ruysbroeck entend, dune
part, la béatitude éternelle, qui est pour tous les élus,
mais aussi, d'autre part, une contemplation très élevée,
réservée à quelques-uns sur terre, et qui fait l'objet
de la septième clôture, ainsi que du IIIè 1. des Noces
spirituelles . (22) L'expression conforme à la raison répond au mot
de saint Thomas secundum rationem esse , qui signifie le rôle de
direction qu'a la vertu de prudence sur toutes les autres vertus morales.
Nous sommes donc ici en plein dans la vie surnaturelle, et lorsque Ruysbroeck
dit plus loin que cette vie est imparfaite, nous devons l'entendre en ce
sens que la prudence nous poussera toujours à la faire croître. (23) Cf. Lelivre de la plus haute vérité, ch. VIII, t.
II, p. 211. (24) Ce n’est ici qu'une explication du ch. XVII, destinée
à introduire la quatrième manière de vie spirituelle. (25) EZECH., I, 14. - Ruysbroeck fait ici une application familière
aux écrivains du moyen âge, et que nous retrouverons dans
le Tabernacle, c. 117. (26) Lorsque l'auteur parle ici de s'exercer selon les
quatre manières énumérées au chapitre XVIII,
il semble qu'il ait surtout en vue la quatrième, qui clôt
la série des procédés humains. Après quoi viennent
les procédés divins, qui font l'objet du chapitre XIX. Cf.
plus haut, ch. III, p. 16o, et Noces spirituelles, 1. 11, ch. LI et LIV. (27) Cf. Noces spirituelles, 1. II, ch. XXXV.
(28) Pour comprendre la portée de tout ce qui suit, il faut
lire le ch, XXIX du Royaume des amants, t. II. 154. (29) C'est ici que commence réellement la septième clôture,
qui correspond aux dons d'intelligence et de sagesse dans le Royaume des
amants . Cf. t. II, p. 165 et 177.
(30) Cf. Royaume des amants, ch. XXXIV, t. II, p. 172. (31) La connaissance de vue intérieure dont parle Ruysbroeck
est le plus haut sommet auquel on puisse parvenir ici-bas. L'action commune
des trois divines personnes y achemine l'âme aimante par une purification
successive des puissances inférieures, de l'intelligence et de la
mémoire envisagée comme centre des connaissances acquises.
Ces purifications sont appelées par l'auteur les trois portes célestes
qui donnent accès aux trésors de Dieu. De là l'âme
est élevée jusqu'au sanctuaire le plus secret, où
l'essence même de Dieu se révèle par un procédé
extraordinaire, qui dépasse soit la connaissance naturelle que nous
pouvons avoir des choses créées et de Dieu lui-même,
soit la connaissance surnaturelle donnée par la foi. C'est la connaissance
de vue intérieure sans modes ; et elle est si haute qu'elle ne peut
être donnée à l'âme que par Dieu directement.
S'il lui plaît d'en découvrir quelque chose dès cette
vie, il le fait en élevant l'âme jusqu'à lui-même
et en lui révélant des choses qu'elle n'est pas capable de
traduire ensuite. Mais la vision béatifique nous mettra en possession
de cette connaissance face à face. Il faut noter la grande précision
qu'il met à parler de la distinction éternelle qui existe
entre le Créateur et la créature, même élevée
jusqu'à Dieu, échappant ainsi, une fois de plus, à
tout reproche de panthéisme. La comparaison du point et des lignes
ne se trouve nulle part ailleurs dans les ouvrages de Ruysbrœck. Elle rappelle
un passage du Paradis de Dante, où Dieu est représenté
comme occupant le centre d'une circonférence, vers lequel convergent
tous les esprits célestes. (Cf. Paradiso, XXX et XXXI.) (32) EZECH., I, 12.
(33) Cf. La Règle de saine Benoît, c. LV.
Sources :
http://www.livres-mystiques.com
http://jesusmarie.free.fr/ |