CHAPITRE XXVIII
COMMENT
ON POSSÈDE LE DON DE CONSEIL
Pour que l'homme puisse
posséder le don divin de conseil, il lui faut
avoir une vie de désirs,
être élevé bien haut
et entré profondément dans l'unité.
Là il ressent la touche
divine,
puis il est ramené au dehors,
en grande impatience d'amour.
La raison alors s'éclaire
et elle veut entrer de nouveau
pour savoir ce qu'est cette touche.
De là vient l'amoureuse
ardeur
que l'on ne peut comprendre ;
c'est le lien de l'amour.
Puis la raison éclairée
veut pénétrer dans le royaume
et ennoblir toutes les puissances.
Elle s'accompagne de
l'empressement
afin de revenir plus vite
à sa haute expérience.
La miséricorde et la
charité
sont toujours libérales :
elles veulent satisfaire à tout
et remonter vers les hauteurs.
Si vous voulez y
regarder,
vous pourrez bien reconnaître
que c'est ressembler à la Trinité.
Mais voici que
s'élèvent des obstacles
qui font courir çà et là,
et empêchent l'unité :
Ne point sentir la touche divine
c'est ce qui fait défaillir
de la haute unité.
Alors la raison
éclairée fait défaut
au lieu de rentrer à l'intérieur
pour ennoblir le royaume de l'âme.
L'empressement à son
tour faiblit :
et c'est, comme je le pense,
une cause de défaillance dans le vrai zèle.
Si miséricorde et
charité
deviennent tièdes et languissantes,
la libéralité diminue.
Si vous voulez y
regarder,
vous pourrez bien reconnaître,
soit au dehors, soit au dedans,
qu'on est loin de la Trinité.
Croyez-moi quand je
vous dis
qu'il y a des choses qui trompent
et dérobent la béatitude :
Qui se livre au souci étranger
peut bien en avoir déplaisir,
car il perd l'unité.
Celui dont la raison
s'aveugle
est bientôt déshonoré ;
il ne vit plus selon la justice.
La torpeur l'emporte
bientôt,
et l'empressement disparaît,
car le désir fait défaut.
L'amour et la
miséricorde
manquent toujours à celui
qui ignore la libéralité.
Si vous voulez bien le
remarquer,
vous comprendrez à ses œuvres
qu'il est loin de béatitude.
CHAPITRE XXIX
D'UN PLUS HAUT DEGRÉ DU DON DE CONSEIL
Je veux maintenant vous
parler d'une dignité et de vertus plus hautes qui viennent de ce don
divin de conseil. Lorsque, sous l'influence de la touche divine,
source de ce don, l'âme est portée par la puissance du Père à toute
vertu, et qu'éclairée de la lumière du Fils elle vient à connaître
Dieu, en sa raison illuminée, selon le mode des créatures, mais
d'une façon très lumineuse de cette touche et de cette lumière de la
raison le Saint-Esprit fait surgir en l'âme une impatience d'amour
qui l'enflamme d'un désir ardent de goûter son Dieu dans une joie
incompréhensible. C'est ainsi qu'elle ressemble à la très haute
Trinité et à l'Unité féconde. Tout ce que Dieu pourrait lui donner
de créé, sans se donner lui-même, la laisserait dans l'impatience et
sans repos. Car elle possède la ressemblance et elle soupire vers
l'union de fruition, la ressemblance lui ayant déjà donné le moyen
de s'élever dans l'unité aussi haut qu'elle le pouvait. C'est
d'ailleurs le sommet de cette ressemblance.
Ici commence un degré
supérieur du même don de conseil. Tous les êtres raisonnables, anges
ou hommes, que Dieu a faits semblables à lui, dans la grâce ou dans
la gloire, ont reflué, par le moyen de cette ressemblance, vers
l'unité de leur esprit ; ils possèdent une tendance naturelle vers
leur propre fond et une adhésion fruitive qui les portent, avec
toutes leurs puissances réunies, vers la superessence de Dieu comme
vers leur fond propre. Car chaque esprit qui se tourne
intérieurement vers son essence doit être considéré selon ses
propriétés essentielles et non en son activité
;
et toutes les essences ont une affinité et une attache à l'essence
simple de Dieu comme à leur cause propre. L'être de créature n'y est
pas intermédiaire, car il est ici en son essence, élevé au-dessus de
toute activité ; or, toute essence a, sans intermédiaire, son
attache à l'essence divine, et les personnes divines elles-mêmes ont
fait retour à l'unité et elles ont leur attache naturelle et
fruitive à cette même essence. Il y a là comme un abîme béant, une
lumière simple ; c'est l'essence elle-même qui apparaît dans l'unité
des personnes et dans l'unité de chaque esprit créé rentré en
lui-même et soupirant vers la jouissance, au sommet de sa mémoire.
Cette lumière incompréhensible illumine l'entendement de l'esprit
rentré en lui-même, car elle est la Sagesse éternelle engendrée dans
l'âme. En elle, on peut contempler la simplicité d'où provient cette
lumière, et cette simplicité c'est la nature de Dieu. Personne ne
peut voir cette essence incompréhensible de façon à en jouir, sinon
dans cette lumière, qui est le Christ. Il est, dans sa nature divine
et dans sa nature humaine, la porte par laquelle tous doivent passer
; et l'on ne peut entrer dans le palais de l'éternelle jouissance,
sans vivre à l'exemple de son humanité sainte, sans contempler et se
recueillir sous son incommensurable clarté.
Cette lumière simple de
l'essence divine est un abîme incommensurable et sans mode ; elle
enveloppe l'unité des divines personnes, ainsi que l'unité de l'âme
et toutes ses puissances ; de sorte que cette lumière simple
embrasse et inonde la tendance naturelle foncière et l'adhésion
fruitive de Dieu et de tous ceux qu'il s'est unis dans cette
lumière, et devient ainsi l'unité fruitive de Dieu et de tous les
esprits aimants.
Car tous les esprits
s'écoulent ici, au-dessus d'eux-mêmes, selon un mode divin, dans
l'unité fruitive, en une lumière indéfinissable. C'est pourquoi,
dans cette lumière sans modes où l'on s'engloutit, toute action
cesse tant de Dieu que des créatures. Car dans l'essence divine
ainsi considérée il n'y a point place pour l'agir ni de Dieu ni des
créatures
;
les personnes divines elles-mêmes, avec leurs propriétés
personnelles, sont attirées dans la jouissance, bien qu'éternelles
de nature elles ne puissent jamais disparaître. Or, ce repos tant de
Dieu que des créatures vient de la tendance fruitive vers l'essence
divine impénétrable et sans modes. Ici Dieu et tous ceux qui lui
sont unis sont sous l'information de la lumière simple
.
Sous cette information, l'âme s'aperçoit bien de la venue de celui
qu'elle aime ; car elle reçoit dans l'unité de fruition plus qu'elle
ne peut souhaiter.
Et quiconque est uni
reçoit dans cette information joie et jouissance incompréhensibles.
Tous pourtant ne reçoivent pas même joie de béatitude ; car chacun
est élevé en dignité selon sa faim, son impatience d'amour et son
degré de vertu. Mais il leur est donné un bien commun ; et chacun en
est plus ou moins pénétré et débordant selon qu'il a ressenti la
faim et l'impatience d'amour. Ce bien néanmoins demeure au-dessus
d'eux tous, car les délices infinies sont sans mesure et sans mode.
L'âme créée du Christ en est débordante, et elle reçoit plus qu'elle
ne peut désirer ; car elle est créée et le bien est immense. L'amour
chez Dieu est une propriété infinie qui peut attirer et aimer à
l'infini. Or les délices dont nous parlons sont en dehors de tout
mode et résident dans l'essence même de Dieu. Les personnes divines
opèrent, en tant que personnes, selon le mode qui leur est propre,
mais selon l'essence elles jouissent simplement. Elles sont alors
débordantes, et toutes remplies de la clarté infinie, elles
reçoivent essentiellement plus qu'elles ne peuvent désirer. De là
vient que tous ceux qui sont imprégnés de cette jouissance
s'écoulent, sous cette lumière, en une certaine absence de modes,
car dans la jouissance, la lumière infinie est sans modes.
Lorsqu'ils sont ainsi immergés dans l'absence de modes, la lumière
ne réside spécialement en aucune de leurs puissances ; c'est-à-dire
qu'ils la possèdent d'une façon incompréhensible, et c'est leur plus
grande joie. Car s'étant écoulés et perdus eux-mêmes moyennant la
jouissance, ils possèdent Dieu comme des délices sans modes et
incompréhensibles, et Dieu, à son tour, les possède. Dans cet état
que nous appelons « sans modes », il n'y a plus, pour eux, d'action
ni de Dieu ni de créature, car c'est la fruition de Dieu et de tous
ses saints. Telle est l'adhésion de jouissance de Dieu et de tous
les esprits aimants dans la simple essence de Dieu.
Mais si les personnes
en leur unité trouvent toujours la jouissance dans l'essence divine,
selon leur contemplation mutuelle et leur tendance vers le repos de
jouissance, néanmoins cette même unité est féconde, et elle engendre
sans cesse l'éternelle sagesse : et du mutuel amour de celui qui
engendre et de celui qui est engendré, procède l'Esprit-Saint. C'est
là l'opération de Dieu. Sans cesse il opère, car il est une pure
opération selon la fécondité de sa nature : et s'il n'opérait pas,
il ne serait pas, non plus qu'aucune créature au ciel ni sur la
terre. C'est pourquoi il est toujours opérant et sans cesse
jouissant. Dans la haute unité de sa nature, Dieu se possède
fruitivement, en raison de sa tendance propre vers son essence ; et
dans cette même unité il est fécond et engendrant sans cesse son
Fils, la Sagesse éternelle. Cette unité est le trône de la Trinité
et le triomphe de la puissance paternelle de Dieu ; car la haute
nature divine se tient entre la jouissance et l'opération, sans
cesse jouissant et sans cesse opérant. Tous ceux qui possèdent la
ressemblance avec Dieu, en grâce ou en gloire, sont sous l'influence
de la génération du Père, chacun selon sa dignité. Tous opèrent les
œuvres vivantes des vertus, en ressemblance avec la très haute
Trinité, et ils sont sans cesse attachés selon la fruition à
l'éternelle béatitude.
Ce sont ceux dont le
Christ a dit : « Bienheureux les miséricordieux, car ils recevront
miséricorde. »
Ils en ont eu pour
eux-mêmes, en s'épargnant le détriment d'une défaillance dans la
vertu et dans la vie parfaite, et en évitant la douleur de voir Dieu
leur refuser ses délices de jouissance. Aussi grâce à la bonté de
Dieu ont-ils obtenu miséricorde et connu la jouissance sans fond, où
ils se sont engloutis eux-mêmes comme dans un abîme, devenant les
trônes et le repos de la très haute Trinité. C'est pourquoi les
anges qui sont élevés à ce degré dans le royaume de Dieu sont
appelés Trônes parce qu'ils possèdent Dieu et sont possédés par lui.
Ils se partagent entre la jouissance et l'action, et s'adonnent à
l'une et à l'autre d'une façon parfaite. Ce sont les anges du
septième chœur, les derniers de la troisième hiérarchie, plus
éclairés et plus élevés que ceux qui appartiennent aux six autres
chœurs. De même tous ceux qui sont parvenus par le moyen des dons
divins et des œuvres vertueuses au degré de perfection que nous
avons décrit, dans la grâce ou dans la gloire, sont aussi appelés
trônes. Ils possèdent en effet Dieu par leur adhésion de jouissance
à la superessence, et ils sont possédés par lui comme son propre
trône et son repos, étant, dans la simple jouissance de l'essence,
unis sans différence
.
Dans cette simple unité de l'essence divine, il n'y a ni connaître,
ni désirer, ni opérer ; car c'est là un abîme sans modes qui n'est
jamais sondé par une compréhension active. Tel est le sens de la
prière que faisait pour nous le Christ afin que nous fussions un,
comme lui et son Père sont un dans l'amour de fruition et
l'immersion dans la ténèbre sans modes. Là est comme perdue et
engloutie toute action de Dieu et des créatures.
L'homme qui possède
ainsi d'une façon parfaite le don divin de conseil ressemble au
firmament du ciel, qui est orné des planètes et des étoiles. C'est
par le mouvement de tout cet ensemble que vivent et croissent toutes
les créatures sur la terre, dans les eaux et dans les airs. De son
côté, la partie supérieure du firmament est passive sous l'influence
du premier mobile, sous l'impulsion des anges et de la puissance
divine : et ainsi le firmament est-il sans cesse agissant par la
partie inférieure et passif selon la partie supérieure.
CHAPITRE XXX
COMMENT LE DON DE CONSEIL EST POSSÉDÉ
DANS SA PLUS HAUTE PERFECTION
Si l'on veut posséder
le don divin de conseil dans la plus haute perfection, il faut
avoir acquis une haute ressemblance,
et s'être élevé par l'amour
pour adhérer à la superessence.
Ceux qui tendent là
n'auront plus à attendre
que la fruition.
Cette lumière simple
ils la reçoivent avec joie
dans l'unité des puissances.
Ainsi doivent-ils
s'engloutir,
sans la moindre tristesse,
dans la simplicité de cette lumière.
Ils veulent y habiter
sans jamais s'en retourner,
bien loin perdus, hors d'eux mêmes.
Dès lors en eux veut
reposer
la Trinité pleine de délices
et tous ses hôtes avec elle.
Ainsi devons-nous
aspirer
sans aucune défaillance,
vers la superessence
puis nous retourner toujours
en bas, pour régir le royaume
par la ressemblance en vertus.
Mais il y a des
obstacles
qu'il faut aussi vous décrire,
parce qu'ils empêchent la fruition.
Ceux qui ont peu de
désir
n'ont pas d'adhésion ferme
à la superessence.
Aussi ne sont-ils pas
éclairés
ni touchés par l'essence sans modes ;
mais ils demeurent en eux-mêmes.
Parce qu'ils n'ont pas
cette lumière,
ils ne peuvent dès lors s'en aller
bien loin pour se perdre entièrement.
Et comme ils manquent
en cela,
ils ne sont point engloutis
au sein de la béatitude.
Je veux vous montrer
encore
d'autres choses qui alourdissent
et dérobent la vertu.
Ceux qui se tournent au
dehors
et cherchent louange et honneur,
sont bien loin de l'unité.
La clarté de
simplicité,
ils ne peuvent l'expérimenter
dans leur propre misère.
Ils ne sont pas
ressuscités,
car la torpeur habite en eux :
ils cherchent repos dans le créé.
Mais s'ils voulaient le rejeter
ils pourraient s'élancer en haut,
goûter le toucher de Dieu
et posséder l'éternité.
CHAPITRE XXXI
DU DON D'INTELLIGENCE
Le sixième don divin
qui orne et ennoblit l'âme est le don d'intelligence. Déjà sous
l'influence de la touche intérieure du Père, de l'illumination de la
raison par le Fils et de l'impatience d'amour causée par le
Saint-Esprit, l'homme a acquis une parfaite ressemblance avec Dieu.
Néanmoins il peut toujours croître en vertus et en plus grande
ressemblance ; car son mérite n'est jamais tel qu'il épuise tout ce
que Dieu peut donner. Son intelligence n'est jamais si claire
qu'elle ne puisse s'éclairer encore. Enfin son amour ne peut jamais
être si grand que Dieu soit incapable de l'augmenter. Cependant la
touche intérieure, l'illumination de la raison et le feu de l'amour
font ressembler l'homme à Dieu d'une manière parfaite. Mais parce
que, selon son âme, il est créé d'un néant qui n'a été emprunté
nulle part, il a pris conscience de ce rien qui n'est nulle part, et
il s'est écoulé jusqu'à se perdre lui-même en s'engloutissant dans
l'essence simple de Dieu, comme dans son propre fond et il a
trépassé en Dieu. Ce trépas en Dieu c'est la béatitude que chacun
reçoit selon les divers degrés de dignité, soit en grâce soit en
gloire, et qui consiste à saisir Dieu et à être saisi de lui, dans
l'unité fruitive des divines personnes, puis à être englouti, par le
moyen de l'unité, dans la superessence de Dieu. Or cette unité,
selon son mouvement intime, est fruitive, et selon sa propension à
s'épancher, elle est féconde ; c'est pourquoi la source d'unité
jaillit : le Père engendre le Fils, la Vérité éternelle, sa propre
image, en laquelle il se connaît lui-même et connaît toutes choses.
En cette image toutes les créatures ont vie comme en leur cause et
elles résident en elle selon le mode divin. C'est aussi d'après
cette image que toutes choses ont été créées d'une façon parfaite,
et c'est selon l'exemplaire divin qu'elles ont été ordonnées avec
sagesse. Enfin c'est l'image qui conduit toutes choses vers leur
fin, en tant qu'elle se rapporte à Dieu. Car chaque créature
raisonnable reçoit tout ce qu'il faut pour obtenir la béatitude.
Cependant la créature raisonnable, dans sa production comme
créature, n'est pas l'image du Père ; elle est créée et, par
conséquent, soumise à la mesure dans sa connaissance et son amour,
sous la lumière de grâce ou de gloire. Car nul autre que les
personnes de la Sainte Trinité ne possède la nature divine d'une
façon active, selon le mode divin ; aucune créature ne peut opérer
selon un mode sans mesure, car si elle le pouvait, elle serait Dieu
et non créature. Au moyen de l'image, Dieu a fait les créatures
raisonnables semblables à lui par nature ; et à celles qui se sont
tournées vers lui, il a donné au-dessus de la nature une
ressemblance plus grande encore, dans la lumière de grâce ou de
gloire, chacun selon sa capacité, son état et sa dignité.
Quant à tous ceux qui
ont senti la touche intérieure, qui ont reçu l'illumination de la
raison et l'impatience d'amour, et à qui est montrée l'essence sans
modes, ils sont recueillis fruitivement dans la superessence divine.
Dieu lui-même adhère à son essence par la fruition et il contemple
cela même dont il jouit. Sa jouissance est prise dans l'essence sans
modes où la lumière n'a point d'action : mais en tant qu'il
contemple et regarde fixement, la lumière ne cesse jamais : car
toujours on doit contempler ce dont on jouit.
Défaillir sans cesse
dans cette divine lumière c'est la part de ceux qui se reposent dans
la jouissance, dans la solitude immense où Dieu se possède
fruitivement. La lumière ici vient défaillir dans le repos et dans
l'essence sublime et sans modes. Dieu y est son propre trône et tous
ceux qui le possèdent, dans la grâce ou dans la gloire, sont ses
trônes et ses tabernacles et ils sont morts en lui en un repos
éternel.
De cette mort naît une
vie superessentielle, une vie qui contemple Dieu, et c'est ici que
commence le don d'intelligence. Car Dieu contemple toujours
l'essence dont il jouit ; et de même qu'il donne l'impatience à ceux
qu'il se rend semblables, de même accorde-t-il repos et jouissance à
ceux qu'il s'unit. Mais lorsqu'il y a unité dans l'essence et dans
l'immersion, on ne parle plus de donner ni de recevoir. Et comme
Dieu donne l'illumination à la raison lorsqu'il confère la
ressemblance, ainsi donne-t-il clarté sans mesure lorsqu'il donne
l'union. Cette clarté immense c'est l'image du Père, selon laquelle
nous avons été créés, et nous pouvons lui être unis en plus haute
dignité que les Trônes, si au-dessus de la jouissance qui fait
défaillir, nous contemplons la face glorieuse du Père, c'est-à-dire
la nature très noble de la divinité
.
Or cette même clarté infinie est donnée d'une façon commune à toutes
les intelligences qui possèdent la fruition, dans la grâce ou dans
la gloire. Ainsi s'écoule-t-elle d'une façon égale comme la clarté
du soleil, sans cependant que ceux qui la reçoivent soient éclairés
de même sorte. Le soleil, en effet, pénètre plus de sa lumière le
verre que la pierre, et le cristal que le verre ; et c'est aussi sa
clarté qui fait briller chaque pierre précieuse selon la noblesse,
la vertu et la couleur dont elle est douée. De même chacun est-il
illuminé, selon l'éminence de sa capacité, aussi bien dans la grâce
que dans la gloire. Mais celui qui est le plus illuminé en grâce
l'est moins que le plus petit dans la lumière de gloire. Cette
lumière de gloire n'est pas cependant un intermédiaire entre l'âme
et la clarté sans mesure ; mais l'état de voie, le temps et
l'instabilité nous font obstacle, et c'est pourquoi nous pouvons
mériter, tandis que ceux qui sont dans la lumière de gloire ne
méritent pas.
La clarté sublime dont
nous parlons est la contemplation simple qui appartient au Père.
Elle est aussi le partage de tous ceux qui contemplent dans la
jouissance, fixant l'incompréhensible lumière au moyen de cette
lumière même, chacun selon qu'il est illuminé. Cette lumière infinie
brille bien sans cesse dans toutes les intelligences ; mais l'homme
qui vit ici-bas dans le temps est souvent encombré d'images, de
sorte qu'il ne peut toujours contempler ni fixer activement, dans
cette lumière, la superessence. Tandis que celui qui a reçu le don
de cette contemplation la possède d'une façon habituelle et peut y
vaquer quand il veut. Or comme la lumière par laquelle on contemple
est sans mesure et que l'objet de la contemplation est un abîme sans
fond, jamais ils ne pourront se saisir l'un l'autre. Ainsi, regarder
et contempler se fait éternellement sans aucun mode, car cette
contemplation a lieu en la face béatifiante de la Majesté suprême où
le Père, moyennant son éternelle Sagesse, contemple de même son
essence infinie. Et tous ceux qui sont inondés et illuminés de cette
même Sagesse méritent le nom de Chérubins, car ils appartiennent à
ce chœur. Tous accomplissent cette œuvre de contemplation durant
l'éternité, chacun selon la noblesse de sa nature, car ils ne sont
pas également illuminés. Cependant parce qu'ils ont la ressemblance
avec Dieu, ils ne manquent jamais en vertus, et ne font défaut à
personne ; mais au-dessus de cette ressemblance, ils contemplent
sans interruption, parce qu'ils possèdent l'union.
Dieu, qui est souverain
maître en cette contemplation, contemple et agit sans cesse. Le
Christ, dans son humanité et en son âme créée, est et a toujours été
le contemplatif le plus sublime qui ait jamais existé. Un avec la
Sagesse, il est cette Sagesse même par laquelle on contemple.
Cependant il a toujours été dévoué envers tous les hommes,
extérieurement et en œuvres de charité, en même temps qu'il
contemplait sans cesse la face de son Père. Telle est la noblesse du
don d'intelligence : toujours agir et sans cesse contempler, puis
demeurer sans entraves, comme on le veut. A ceux qui le possèdent
s'adresse la parole du Christ : « Bienheureux ceux qui sont purs de
cœur, car ils verront Dieu
. »
Dégagés d'images de choses terrestres, sans souci pour les
satisfactions corporelles, et doués de la ressemblance avec Dieu par
la pratique éminente des vertus, puis contemplant l'être sans modes
en toute pureté, ils sont alors vraiment bienheureux, car c'est là
une contemplation divine. Ces hommes ressemblent au ciel moyen qui
est appelé cristallin, car ils sont éclairés comme lui par le ciel
supérieur, c'est-à-dire par la vérité éternelle du Père. C'est là
une vie contemplative superessentielle, où l'esprit recueilli est
orné du don d'intelligence qui est Dieu lui-même, la Sagesse
éternelle.
CHAPITRE XXXII
COMMENT L'ON PEUT POSSÉDER
LE DON D'INTELLIGENCE
Si l’homme veut
posséder le don d'intelligence
et en être possédé à son tour,
il doit avoir les qualités suivantes :
Pour avoir pleine lumière,
il faut être transporté
dans la superessence.
Car la clarté sans
mesure
est donnée à la connaissance
dans la simplicité foncière.
On est alors tout
pénétré
et totalement transformé
par la lumière de vérité.
Cette lumière brille
pour tous
lorsqu'ils ont le cœur pur,
et les éclaire tous selon leur dignité.
Alors peuvent-ils fixer
et contempler sans défaillir
la face qui donne jouissance.
Toujours l'on
contemplera
ce dont on jouit fidèlement,
bien loin perdu hors de soi-même.
Si le bien-aimé s'est
enfui,
cela même fait toujours fixer
la haute béatitude.
D'ailleurs le bien-aimé
est pris
et possédé par son bien-aimé
dans l'unité de solitude.
Ainsi devons-nous
continuer
à soupirer toute notre vie
vers le très haut abîme.
J'ai encore à vous
faire connaître,
si vous y faites attention,
ce qui nuit à l'intelligence.
Ceux qui toujours
ferment les yeux,
et méditent afin de jouir
dans la superessence
ne peuvent être éclairés,
car ils ne savent fixer
la simplicité de la lumière.
C'est un obstacle pour
connaître
avec les Chérubins
le bien-aimé en cette noblesse.
Ils cherchent à avoir
profit
et cela les fait reculer
devant la divine Majesté.
Je veux encore vous
montrer
les causes qui font perdre
le don d'intelligence.
Lorsqu'on recherche
goûts terrestres,
il est impossible d'atteindre
à la haute jouissance.
On ne peut être
éclairé,
car on est tout encombré
des images de tout ce qui fuit.
A peine peut-on
ressusciter :
l'on ne pense qu'à boire et manger,
tout adonné à la gourmandise.
Or voilà ce que
j'enseigne,
tout cela fait tomber l'homme
et lui enlève la béatitude.
CHAPITRE XXXIII
DU DON DE SAGESSE SAVOUREUSE
Le septième don divin
est une sagesse savoureuse conférée au sommet de la mémoire
recueillie et qui pénètre l'intelligence et la volonté, selon leur
degré de recueillement en ce sommet. Le goût qui vient de cette
sagesse est sans mesure et sans fond ; il se répand du dedans au
dehors, pénètre l'âme et le corps même, selon la capacité de chacune
de leurs puissances, et le sentiment qu'il produit est si intime que
c'est comme une sorte de toucher sensible. Les autres sens, tels que
l'ouïe et la vue, prennent leur joie du dehors, dans les merveilles
que Dieu a créées pour sa gloire et pour l'utilité des hommes. Le
goût insaisissable dont nous parlons est sans mesure, en tant qu'il
se tient au-dessus de la mémoire, dans le vaste domaine de l'âme, et
il n'est autre que le Saint-Esprit, l'amour incompréhensible de
Dieu. Mais, en tant qu'il demeure dans les limites de la mémoire, le
sentiment en est mesuré. Cependant parce que les puissances ont leur
attache en Dieu, elles surabondent. Déjà le Père éternel a donné à
la mémoire recueillie l'ornement de la jouissance dans l'union,
ainsi que la faculté de saisir et d'être saisie, en se perdant
elle-même, et de cette façon la mémoire est devenue un trône et un
repos pour Dieu. Puis le Fils, la Vérité éternelle, a orné à son
tour de sa propre clarté l'intelligence recueillie, afin qu'elle
puisse contempler cela même qui donne jouissance. Voici maintenant
que le Saint-Esprit veut orner la volonté recueillie et l'unité des
puissances qui a en Dieu son attache, afin que l'âme puisse goûter,
connaître et éprouver combien doux est Dieu.
Ce goût est si fort
qu'il semble, pour l'âme qui le ressent, devoir absorber et faire
disparaître comme en un abîme sans fond le ciel, la terre et tout ce
qu'ils renferment. Les délices goûtées ainsi par l'âme sont
au-dessus et au-dessous d'elle, au-dedans et au-dehors, embrassant
et pénétrant son royaume tout entier. Et, de cette façon,
l'intelligence peut contempler la simplicité, d'où découlent toutes
ces délices. Dès lors la raison éclairée se met à considérer, bien
qu'elle sache qu'elle ne peut arriver à connaître les délices
incompréhensibles ; car elle considère avec une lumière créée, et
les délices sont sans mesure. C'est pourquoi la raison vient
défaillir dans cette considération ; mais l'intelligence, qui est
transformée par la clarté sans mesure, contemple et fixe sans cesse
la joie incompréhensible de la béatitude.
CHAPITRE XXXIV
COMMENT LA RAISON ÉCLAIRÉE CONTEMPLE DIEU
DANS DES IMAGES INTELLECTUELLES
La raison cependant
s'exerce avec beaucoup d'attention, selon le mode qui lui est propre
et avec la lumière créée, afin de trouver satisfaction et joie en
des images intellectuelles et dans le spectacle des œuvres qui
émanent de Dieu tout-puissant. De cette façon, elle comprend
aisément que la grandeur de son bien-aimé l'empêche, elle et toute
créature, de jamais le saisir pleinement. Il est si haut, en effet,
que nul procédé créé ne peut l'atteindre ; il est si simple qu'en
lui toute multiplicité doit cesser et prendre son commencement. Il
est une beauté qui orne le ciel et la terre, une richesse d'où
toutes les créatures découlent, tout en y demeurant essentiellement
attachées. Il est un ornement pour tout ce qui est au monde, il est
la vie de tout ce qui fut ou sera jamais.
Il est la victoire qui
fait vaincre les obstacles et la couronne des vainqueurs. Il est la
santé qui donne à jamais guérison, la paix où tous ceux qui aiment
trouvent leur repos, la sécurité qui met à l'abri de tout besoin. Il
est la béatitude qui donne jouissance, la consolation qui réjouit
les affligés, la suavité qui pénètre ceux qui le désirent, la joie
où se glorifient ceux qui aiment. Il est une source de félicité où
se fondent ceux qui en jouissent, une jubilation, c'est-à-dire une
allégresse qui ne peut s'exprimer, où sens et puissances viennent
défaillir. Il est la récompense vers laquelle nous aspirons tous,
une volupté qui ne laisse les hommes se reposer nulle part, une
ardeur qui veut les enflammer et embraser tous. Il est la puissance
qui peut tout dompter, la divinité capable de tout combler,
l'éternité qui a créé tous les temps. Il est la bonté, disposée à
donner tous biens, la libéralité, prête à se répandre au ciel, sur
la terre et en tout ce qui existe ; une charité sans mesure qui veut
s'unir tous ceux qui vivent d'une façon vertueuse. Il est la noble
source de tout ordre et de toute mesure, la pureté sans alliage, la
fécondité qui donne le mouvement au firmament, la vie et la
croissance à toutes les natures corporelles, et qui confère
surnaturellement à ceux qui aiment tous les dons divins et bienfaits
spirituels, ainsi que la vie glorieuse et la jouissance d'éternité.
Le bien-aimé est encore la puissance que rien n'arrête, la sagesse
qui décore, règle et ordonne toutes choses, la longanimité qui
attend la conversion des pécheurs et le couronnement des justes. Il
est la fidélité qui n'abandonne personne, la vérité qui connaît tous
les cours, la sainteté qui dégage les hommes des choses terrestres.
Il est une chaleur qui enflamme l'homme pour la vertu, une lumière
qui la manifeste, une satiété, cause de faim éternelle pour ceux qui
lui ressemblent et source de biens surabondants pour ceux qui lui
sont unis. Il est la force qui fait tout surmonter, la justice qui
punit ou récompense selon les mérites, la sainteté enfin qui, au
dernier jour, confondra les impurs et s'unira les innocents.
La raison éclairée
aperçoit tout cela dans la divinité infinie, et ce sont comme des
images intellectuelles, conçues de l'essence simple de Dieu, selon
le mode créé. En tant que la raison les comprend, ces images sont
créées, ce sont des similitudes tirées de la nature divine. Mais
parce que, contemplées par l'homme, elles commencent et finissent
dans une essence sans fond, toute raison et considération viennent à
défaillir, car il s'agit là de la nature simple de Dieu. Ainsi la
raison éclairée s'applique à considérer son bien-aimé dans toutes
ses excellences, et de là elle tombe dans l'admiration des richesses
qu'elle aperçoit ; elle comprend que Dieu les possède bien au-dessus
de toute raison dans un degré incompréhensible. Alors naît en elle
un si grand désir, une impatience telle, qu'il lui faut plonger le
regard dans la lumière simple, afin de trouver réconfort et
apaisement au désir impatient qui la fait soupirer si ardemment vers
la jouissance.
CHAPITRE XXXV
DU SAINT-ESPRIT
Dans cette
contemplation, la raison éclairée ne fixe rien d'une manière
distincte et tous les flots de la divinité s'écoulent vers la partie
supérieure du royaume de l'âme. Il en est tout enflammé et embrasé
de feu, et ce feu est le Saint-Esprit, qui brûle dans la fournaise
de l'unité divine. Là, dans cette unité sublime, tous les esprits
sont imprégnés et illuminés, au sein d'une incompréhensible
tendresse. Or cette unité pleine de jouissance, c'est le trésor
caché dans le champ de l'âme. Quiconque creuse là et estime le
trésor vend et abandonne ce qu'il est et ce qu'il peut avoir en fait
de délices, afin de pouvoir posséder le champ qui renferme de telles
richesses.
Le Saint-Esprit est le
trésor de Dieu et de l'âme ; il est le lien d'amour qui embrasse et
pénètre tous les esprits recueillis dans l'unité de jouissance. Il
est l'amour dont l'ardeur consume les amants. Il est le doigt de
Dieu qui a créé toute la nature, le ciel, la terre et tous les
êtres, et qui a distribué ses dons surnaturels à tous ceux qui se
sont tournés vers lui, chacun selon sa dignité, s'unissant à
lui-même tous ceux qu'il a ainsi comblés.
Le Saint-Esprit, c'est
l'océan sans bornes d'où découle tout bien et où tout bien demeure
incommensurable. C'est le soleil divin, ardent et lumineux, qui orne
le royaume de l'âme des principaux rayons surnaturels qui sont les
sept dons supérieurs. Le Saint-Esprit est un feu immense qui
transforme et pénètre de lumière tous les esprits recueillis, soit
dans la grâce, soit dans la gloire, pour les fondre comme l'or, dans
la fournaise de l'unité divine. Là, chacun jouit et goûte, selon sa
condition et sa dignité, quoique le feu divin les brûle tous sans
distinction. Mais il y a dans cette fournaise du cuivre et du plomb,
du fer et de l'étain, de l'argent et de l'or, et un grand nombre de
métaux fondus ensemble sous l'ardeur de ce feu incompréhensible. Or
chaque métal, c'est-à-dire chaque esprit est intelligent et
sensible, et il supporte la transformation de l'amour essentiel de
Dieu, selon sa propre noblesse et dignité, quoique l'amour se
répande également sur tous ; de là vient la distinction de
jouissance.
Cet amour insondable
est, selon la jouissance, essentiel et non actif, car par le
rejaillissement de cette charité essentielle, le Père et le Fils, et
tous les esprits qui ont en eux leur attache, s'écoulent dans la
fruition et y sont engloutis au-dessus de l'action. Mais, par
l'émanation de ce même amour qui vient du Père et du Fils, toutes
les vertus sont opérées et perfectionnées en toute créature. Ainsi
l'amour divin est actif, selon cette effusion, et il conduit l'homme
à toutes les vertus ; selon l'écoulement intérieur, il est essentiel
et il inonde tous ceux qui lui sont unis d'un goût incompréhensible.
C'est le gouffre sans fond où toutes les nobles intelligences sont
fixées dans la jouissance et sont englouties jusqu'à se perdre
elles-mêmes. C'est le clair soleil, qui brille et répand son ardeur
au sommet de l'âme, qui attire l'intelligence alors qu'elle
contemple et reçoit la clarté, et l'applique au regard sans
défaillance pour l'éternité.
C'est la source vive et
sans fond, qui, de l'intérieur, coule à l'extérieur par sept fleuves
principaux, les sept dons, qui rendent le royaume de l'âme fécond en
toutes vertus. Les esprits élevés dont nous parlons ont remonté ce
flot vivant et jaillissant et sont parvenus jusqu'au fond de vie où
il prend sa source. Plongés là, ils sont inondés de clarté en clarté
et de délices en délices ; car il y coule une rosée de miel
d'ineffable allégresse, qui fait fondre et s'écouler dans les
délices de la béatitude divine.
Ces esprits sont les
Séraphins, les plus élevés du royaume éternel, car ils brûlent et se
fondent devant la face de la souveraine jouissance. Et tous ceux qui
possèdent le don divin de sagesse tel que nous l'avons décrit leur
sont semblables, chacun selon sa clarté. Car chez les Séraphins il y
a distinction en clarté, en amour et en jouissance. Et tous les
esprits, soit dans la grâce, soit dans la gloire, diffèrent en
connaissance, en amour et en aptitude à goûter, mais le moindre dans
la lumière de gloire connaît, aime et goûte davantage la joie que le
plus élevé dans la grâce. L'allégresse que Dieu répand est pourtant
égale, mais ceux qui la reçoivent diffèrent. Ils ont tous plus
qu'ils n'en peuvent user, en tant qu'unis à Dieu ils possèdent la
jouissance ; mais perdus dans l'obscurité de ce désert, ils n'ont
plus rien à désirer. Là, en effet, il n'est plus question de donner
ni de recevoir, il n'y a plus qu'une très simple essence, où Dieu et
tous ceux qui lui sont unis sont engloutis et perdus. Ils ne peuvent
plus se trouver dans cette essence sans modes, car c'est une pure et
simple unité ; et c'est en cela que consiste la plus haute béatitude
dans le royaume de Dieu
.
Néanmoins tous ces
esprits élevés doivent s'incliner encore vers les œuvres de charité
et toutes les vertus ; car plus l'homme est élevé en dignité, plus
il se doit communément à tous ceux qui réclament son aide soit
corporelle, soit spirituelle. Ainsi Dieu jouit immensément de
lui-même, plus que tous les saints, car son recueillement est sans
fond et son essence est sans modes. Si son essence n'était pas sans
modes, il n'y aurait pas en lui de jouissance parfaite, mais dans
l'essence sans modes vient défaillir l'action des personnes. Et
c'est pourquoi Dieu possède la jouissance, plus que tous les esprits
créés qui ont reçu la dignité et les dons selon une mesure
néanmoins, il demeure sans cesse actif, car il s'épanche au ciel et
sur la terre, au moyen de ses dons matériels et spirituels.
Le Christ, dans son âme
créée, est et fut toujours le voyant et l'amant suprême, et la
jouissance qu'il possède demeure sans rivale tandis que, selon sa
nature divine, il était lui-même objet de jouissance. Néanmoins,
jamais il n'a manqué ni ne manque à personne, car il appartient
également à tous, selon leurs désirs, et il souffre de
l'indifférence de ceux qui n'ont point pour lui de désirs ; il prie
enfin et offre ses souffrances à son Père pour eux tous. De même,
les saints les plus élevés qui sont au ciel étaient sur la terre
universellement dévoués envers tous et ils se donnent encore
également à tous dans le royaume éternel, priant et soupirant pour
nous. Les plus hauts Séraphins et tous ceux qui appartiennent à leur
chœur, au ciel et sur la terre, prient aussi et soupirent, pour la
béatitude des hommes, plus que ceux qui appartiennent à l'un
quelconque des autres choeurs, car ils connaissent mieux et ils
aiment davantage : et c'est pourquoi ils se donnent plus à tous et
désirent davantage l'honneur de Dieu et la béatitude des hommes.
C'est de ceux-là que le
Christ a dit : « Bienheureux les pacifiques, ou ceux qui font la
paix, car ils seront appelés les fils de Dieu
. »
Ces esprits élevés ont fait la paix avec Dieu, avec toutes leurs
puissances et avec toutes les créatures, et tout chez eux est orné
et ordonné en proportion de la dignité de chacun
.
Ils possèdent leur royaume en une paix véritable ; et ils sont
engloutis dans l'abîme de la simplicité. C'est là le sommet du
royaume dans la béatitude éternelle, et ce royaume ressemble ainsi
au ciel supérieur, qui est une pure et simple clarté, source
immobile et principe de tous les êtres corporels, royaume créé et
corporel de Dieu et de tous ses saints.
Telles sont les voies
droites par lesquelles le Seigneur a ramené le juste, au-dessus de
tout chemin, dans un éternel silence. Et c'est la quatrième des cinq
principales considérations formulées par le Sage
.
CHAPITRE XXXVI
COMMENT ON PEUT POSSÉDER LE DON DE SAGESSE
Afin que l'homme puisse
posséder ce don sublime dans toute sa perfection
il doit être pénétré intérieurement
d'un amour sans mesure
et tout inondé de saveur divine ;
il lui faut une considération claire
dans les œuvres qui prennent leur source
à l'abîme de simplicité.
De là naît l'admiration
des dons multiples
et de la richesse incompréhensible.
L'admiration fait
soupirer
et s'attacher par le désir
à la haute jouissance.
Ainsi l'homme doit
fixer son regard,
afin d'assouvir ses désirs
au-dessus de toute activité.
L'amour sans mesure
s'enflamme en tout son être
dans la fournaise de l'unité.
De là vient
liquéfaction
et entière immersion
dans les délices de la jouissance.
L'homme pénètre ainsi tout entier
et s'engloutit dans l'essence sans modes,
comme en un désert d'obscurité.
Là plus ni recevoir ni
donner,
ni exercice d'amour ;
c'est pure et absolue simplicité.
Mais il faut encore
vous faire connaître
ce qui fait tort et met obstacle
à la sagesse savoureuse.
Contempler sans prendre
garde
aux œuvres qui doivent en découler,
cela empêche le goût divin.
Ceux qui n'ont pas d'admiration
possèdent moins le désir
qui naît de l'impatience amoureuse.
Et l'amour sans mesure
les brûle d'autant moins
au plus intime du royaume de l'âme.
Tendre son regard vers ce qui est simple
sans ressentir l'ardeur d'amour,
cela empêche la haute pureté.
Je veux encore vous
révéler
ce qui cause la ruine
et la perte de la béatitude :
Il y a des gens ignorants et aveugles
qui errent çà et là,
à la recherche de satisfactions étrangères.
Ils regardent et
considèrent
de misérables et pauvres gains,
et prennent leur repos dans ce qui est vil.
C'est un amour pervers
qui affole leurs sens malheureux,
et aveugle la raison humaine.
Poursuivant un goût étranger,
ils ne sauraient atteindre ce lieu
où coulent les délices d'éternité.
C'est donc un grand
empêchement
pour recevoir la clarté éternelle
que de vivre sans pureté.
CHAPITRE XXXVII
DES CINQ ROYAUMES DE DIEU.
PREMIÈREMENT DU ROYAUME SENSIBLE
ET DU DERNIER JUGEMENT
La cinquième et
dernière considération formulée par le Sage est celle-ci : Et il lui
a montré le royaume de Dieu. Lorsque l'homme est entré en possession
des dons divins selon toute leur excellence, le royaume de Dieu lui
est montré de cinq manières : c'est d'abord un royaume extérieur et
sensible ; puis un royaume naturel ; ensuite le royaume des
Écritures ; le royaume de la grâce qui est au-dessus des Écritures
et au-dessus de la nature ; enfin le royaume de Dieu par excellence
qui est Dieu lui-même, au-dessus de la grâce et de la gloire.
Connaître ces divers royaumes d'une façon bien claire, c'est
posséder une vie commune
.
Au commencement de ce
livre, on a décrit le royaume extérieur et sensible, avec les quatre
éléments et les trois cieux, ainsi que la manière dont Dieu l'a
orné. Mais je dois vous dire maintenant quel ornement Dieu donnera à
ce royaume au dernier jour et comment il traitera les corps des
hommes après la résurrection.
À la fin des temps, le
feu pénétrera, engloutira et consumera tout ce qui est sur la terre.
Ce feu sera de quatre sortes : le feu infernal, le feu purifiant, le
feu élémentaire et le feu matériel. Le feu infernal brûlera les âmes
des damnés ; le feu purifiant effacera chez les bons les fautes
vénielles et toutes dettes ; le feu élémentaire purifiera,
renouvellera et rendra subtils les éléments ; le feu matériel
réduira en poussière les corps humains et tout ce qui est sur la
terre. Ensuite, sans intervalle, le Christ apparaîtra comme le juge
du monde entier ; il commandera à tous les hommes de se lever, et de
venir en corps et en âme au jugement. Et ce jour-là, par la
puissance de Dieu, les âmes et les corps seront réunis. Les bons
resplendiront de clarté, et les damnés seront tout couverts de
honte. Le jugement aura lieu dans la vallée de Josaphat, parce
qu'elle est au milieu de la terre, et que ce lieu est connu de tous
les hommes, le Christ ayant souffert et étant mort dans le
voisinage.
Le Seigneur se tiendra
sur les nuées, entouré de tous les saints, tandis que les pécheurs
seront retenus sur la terre par leur propre poids. Aux damnés il
dira : « Allez maudits, au feu éternel »
,
ce qui est une parole terrible ; et aux bons : «À venez les bénis de
mon Père, possédez le royaume qu'il vous a préparé depuis le
commencement du monde
. »
Et il y aura là parole aimable et douce à entendre, propre à exciter
l'action de grâces et la louange pour l'éternité, à cause de cette
merveille qui consiste à avoir été élus avant que d'être créés.
Aussitôt le jugement
rendu et les damnés précipités dans le fond de l'enfer, le ciel et
la terre seront renouvelés ; car le feu sera si puissant qu'il
consumera tout ce qui est sur la terre jusqu'à le réduire en
poussière. Ainsi Dieu, par le moyen du feu, renouvellera les
éléments en clarté et il les rendra subtils, leur donnant une forme
plus belle qu'ils n'avaient auparavant. Car ces éléments ont été
souillés par les péchés des hommes et ils doivent être purifiés par
le feu. D'autre part, parce qu'ils ont servi aux bons, ils doivent
recevoir comme récompense la clarté et la subtilité. Il faut enfin
que le monde participe d'une certaine manière à la condition des
corps glorifiés, et que les hommes puissent contempler avec leurs
sens la beauté du ciel et de la terre. Les grands corps célestes
sont purs et sans mélange, parce qu'ils sont très loin de la terre,
et ils ne réclament pas de transformation ; mais ils deviendront
immobiles et recevront une clarté plus grande, ce qui sera leur
transition et leur renouvellement.
Le soleil se tiendra à
l'orient et la lune à l'occident, comme au moment de leur création.
Quant au ciel et aux planètes, Dieu les a créés pour servir aux
hommes de deux manières : le mouvement et l'influence du ciel ont
une part dans la génération, la vie et la croissance des hommes et
des créatures corporelles. C'est pourquoi le ciel se reposera, car
nulle créature ne sera plus mortelle, mais glorieuse. En second
lieu, le ciel a été créé à cause de sa beauté et de sa clarté qui
augmenteront alors de mille manières. La terre sera brillante comme
un cristal et plane comme la paume de la main humaine. Les eaux
seront plus pures et plus claires qu'auparavant, et elles
demeureront dans la même forme et la même substance. L'air
resplendira d'une grande lumière, car le soleil et la lune et toutes
les étoiles auront sept fois plus de clarté qu'ils n'en ont
actuellement. On ne verra plus de nuages, de grêle ni de pluie, de
vent, d'éclairs ni de tonnerre. Il n'y aura plus de nuit, mais un
jour éternel et une clarté sans fin au ciel et sur la terre.
L'obscurité de l'air et la lourdeur de la terre, le froid des eaux
et l'ardeur brûlante du feu, tout cela descendra ensemble dans
l'enfer. Mais la transparence des eaux et de l'air, ainsi que la
clarté du feu demeureront chacune plus brillantes dans leurs
sphères. C'est ainsi que ciel et terre passeront mais sans périr et
seront renouvelés en une forme beaucoup plus parfaite. Tel est le
royaume extérieur et sensible de Dieu et de tous ses saints, celui
que les hommes revêtus de leurs corps glorieux possèderont pour leur
joie éternelle.
CHAPITRE XXXVIII
DE QUATRE DONS DES CORPS GLORIEUX
L'âme séparée d'un
corps mortel, lourd et encombrant, possède dès lors une existence
plus parfaite. Mais quand ce même corps sera devenu glorieux, il ne
lui causera plus ni embarras ni peine, et ne lui donnera
qu'allégresse et joie éternelles. Pour qu'il en soit ainsi et pour
que l'âme ne puisse être gênée en sa béatitude, quatre dons seront
l'apanage des corps glorieux.
Le premier de ces dons
est la clarté. Dans les corps des bienheureux l'élément de l'eau
sera glorifié : de là leur clarté et leur transparence. L'âme toute
brillante et glorieuse, ayant repris possession de son corps, le
fera participer à sa propre lumière, et ainsi devenu transparent et
tout rempli de gloire, celui-ci sera sept fois plus lumineux que le
soleil. Mais tous ne seront point semblables, car plus l'âme sera
noble et brillante, plus son corps sera revêtu de clarté. De même,
en effet, qu'une étoile brille plus qu'une autre au firmament, de
même y aura-t-il distinction entre les corps glorieux dans la vie
éternelle. Les enfants qui meurent avant d'arriver à la raison
auront une clarté semblable à celle de la lune ; car leur lumière ne
peut être d'eux-mêmes, ni le fait de leurs œuvres propres, mais ils
la recevront du Christ, qui, comme un glorieux soleil, leur
communiquera sa clarté par les mérites de sa mort.
Le deuxième don des
corps glorieux est l'impassibilité, qui vient de ce que l'élément de
la terre étant glorifié en eux, ils sont fortifiés et affermis de
telle sorte qu'ils ne peuvent plus souffrir. D'autre part, les
éléments n'étant plus contraires, ni entre eux ni au sein de
l'homme, le corps sera délivré de toute souffrance. Et parce que
l'âme glorieuse possédera son propre corps dans la béatitude,
celui-ci ne pourra plus souffrir d'aucune chose. Lorsqu’Adam n'avait
pas encore commis le péché, il ne souffrait ni ne pouvait souffrir ;
ce n'est qu'après son péché qu'il devint capable de souffrance,
comme le fait l'a bien montré. Les enfants morts sans baptême, qui
n'ont jamais commis de péché, ne souffrent pas dans le voisinage de
l'enfer ; mais ce n'est pas à cause de leurs mérites, car ils ne
possèdent pas la béatitude, c'est un pur effet de la miséricorde de
Dieu. Les corps glorieux des saints au contraire seraient-ils en
enfer, dans les entrailles de la terre ou dans le fond de la mer,
qu'ils n'en ressentiraient nulle souffrance.
Le troisième don qui
orne les corps glorieux est la subtilité. L'élément du feu est
glorifié en eux, et il les rend si subtils qu'aucun obstacle ne
saurait leur être opposé. Une âme toute remplie de noblesse, en
effet, doit posséder un corps parfaitement subtil et qui, ayant
perdu toute lourdeur, lui soit uni comme un trophée de victoire.
Le quatrième don des
corps glorieux est l'agilité, qui provient de ce que l'élément de
l'air reçoit en eux la gloire qui lui est propre. Rien dès lors ne
pourra alourdir le corps revêtu de gloire, et l'âme glorieuse se
transportera sans peine et en un clin d'œil avec son corps là où
elle voudra. Il y aura cependant toujours distinction de clarté et
d'agilité entre les âmes.
Tels sont donc les dons
que posséderont les corps glorieux, après la résurrection.
Le Christ a déjà
manifesté ces dons en son corps mortel. Il a montré sa clarté lors
de la Transfiguration ; son impassibilité, lorsque le Jeudi-Saint il
s'est donné lui-même en nourriture, avec des paroles de grande
tendresse, sans avoir nullement à souffrir ; sa subtilité, en sa
naissance, qui laissa intacte la virginité de sa mère ; son agilité
enfin, lorsqu'il marcha sur les eaux.
Il y aura encore, dans
le royaume de Dieu, une joie singulière, pour les corps glorieux, à
voir et à entendre. Ils verront, en effet, de leurs yeux de chair le
Christ et Marie sa sainte Mère dans leur gloire, ainsi que tous les
saints glorifiés et remplis de délices. Ils pourront aussi
contempler la beauté et la grande clarté du ciel et de tous les
éléments. Puis en un instant, ils pourront parcourir le ciel et la
terre, et revenir au ciel. Ils loueront Dieu et le chanteront de
tout leur pouvoir, et cette glorieuse mélodie sera bien douce à
entendre ; ils s'y adonneront durant toute l'éternité. La gloire des
âmes rejaillira et se répandra jusque dans leurs puissances
corporelles et dans les sens. Il y aura là quelque chose de si grand
que nous ne pouvons encore le comprendre, et ces délices dureront
sans cesse pendant toute l'éternité.
Tel est le royaume de
Dieu extérieur et sensible, et ce qu'il y a de moins élevé dans la
gloire. L'homme en a révélation, selon la manière indiquée, afin
qu'il y aspire et qu'il pratique noblement les vertus.
CHAPITRE XXXIX
DU ROYAUME NATUREL DE DIEU
Il y a une révélation
du royaume de Dieu qui se fait d'une façon naturelle, mais qui est
réservée à ceux qui l'aiment. Ni la grâce ni la gloire, en effet, ne
suppriment la lumière naturelle, mais elles la rendent seulement
plus claire. Lorsque sa nature n'est pas encombrée par les images du
péché, l'homme peut reconnaître par lui-même que le ciel, la terre
et toute créature ordonnée à la gloire de Dieu et à l'utilité de
tous lui sont motifs de louer et de servir Dieu avec toutes choses
et en elles. Cette louange et ce service constituent le royaume
caché, que Dieu révèle par la simple lumière de la nature, mais
qu'il cache à ceux qui lui sont étrangers, quoiqu'ils soient
éclairés de cette même lumière. Ainsi peut-on connaître encore d'une
manière naturelle l'ordre qui règne dans les puissances de l'âme et
dans les sens, à l'extérieur et à l'intérieur, ainsi que
l'ordonnance de toutes les créatures. C'est là ce qu'on appelle un
royaume naturel, composé de toutes les créatures que Dieu possède
comme son bien propre ; et ce royaume est révélé aux hommes dont
nous parlons. Sans doute, il peut être connu sans le secours de la
grâce de Dieu et en dehors de tout mérite, mais ceux qui aiment Dieu
ne peuvent contempler ses œuvres sans le louer et pour cela ils
auront récompense.
CHAPITRE XL
DU ROYAUME DES ÉCRITURES
Le royaume de Dieu est
encore révélé aux hommes de vertu insigne dans les Écritures, par
l'enseignement du Christ et des saints, et par les exemples qu'ils
nous ont laissés, afin qu'en les suivant, nous puissions acquérir ce
qu'ils possèdent. Celui à qui Dieu révèle ce royaume possède
l'intelligence des Écritures ; cependant il peut bien n'en pas
comprendre tous les sens subtils, ce qui d'ailleurs n'est aucunement
nécessaire. Mais il comprend ce qui éloigne de Dieu et ce qui y
conduit, et il connaît ainsi toute vérité, puisque là est renfermée
la science de tout ce qui est vertu et vice. De plus, il sait
reconnaître la voix des étrangers qui, déguisés en pasteurs, ne sont
que des voleurs et des meurtriers. Ceux-là expliquent les Écritures
autrement que les saints et ils ne vivent pas comme eux. Ils
détournent de la vertu et recherchent plus leur avantage temporel
que le bien de ceux qu'ils conduisent : ce sont des étrangers et non
des pasteurs. Mais tout ce que contient ce royaume sera pleinement
accompli par Dieu et par les justes ; pas une syllabe n'en sera
omise, qu'il s'agisse de paroles, d'œuvres ou de vertus.
Tel est le royaume des
Écritures que nous devons réaliser d'une façon parfaite, car il est
émané du Saint-Esprit, par l'intermédiaire du Christ et de ses
saints. L'Écriture passera, mais la vérité demeurera éternellement.
Sans doute des hommes instruits et habiles peuvent expliquer avec
clarté les Écritures, à cause de l'abondance des textes, et en
mettant en œuvre la subtilité de leur esprit et les longs exercices
pratiqués aux écoles, tout cela en dehors même de la grâce de Dieu ;
mais ils ne sauraient sans l'amour divin goûter le fruit et la
douceur qui y sont cachés. Aussi y a-t-il une révélation spéciale du
royaume des Écritures faite à ceux qui aiment, afin qu'ils puissent
vivre en conformité avec les enseignements sacrés et en goûter la
douceur et le fruit, dans le temps et dans l'éternité. Car vertu et
joie intérieures, espérance de la vie éternelle, c'est tout le
royaume de Dieu caché dans les Écritures et révélé aux esprits
aimants. Nulle puissance ni subtilité, en dehors de la grâce de
Dieu, n'en peut faire goûter la douceur à ceux qui demeurent au
dehors.
CHAPITRE XLI
DU ROYAUME DE LA GRÂCE ET DE LA GLOIRE
La quatrième révélation
du royaume de Dieu est faite aux âmes nobles dans la lumière de la
grâce ou de la gloire. Elle dépasse les données des sens et de la
lumière naturelle, ainsi que tout ce qu'on peut apprendre dans
l'Écriture, sans être cependant jamais contraire aux enseignements
sacrés. En effet, les biens et les délices que Dieu révèle à ses
amis dans cette lumière, l'Écriture ne peut nous les traduire ; nul
ne saurait les décrire d'une façon claire et parfaite comme Dieu les
montre aux esprits aimants. Le royaume ainsi manifesté à ceux qui
aiment, c'est le fruit et la saveur de toutes les vertus, aliment
des anges, des bienheureux et de tous les justes.
Parmi ceux qui
accomplissent des œuvres vertueuses, il y en a beaucoup qui n'ont
point de vertu réelle, c'est-à-dire d'amour divin, aussi ne
peuvent-ils goûter le fruit des vertus. D'autres agissent sous
l'influence de la charité et de l'amour de Dieu, mais ils ne sont
pas assez éclairés pour pouvoir goûter le fruit de la manière que
nous avons dit. Or ceux qui veulent connaître le royaume dont nous
parlons et goûter son fruit ne le pourront que si Dieu les établit
au centre du royaume de leur âme, au sommet de leur esprit ;
c'est-à-dire qu'ils devront adhérer à la superessence en demeurant
dans une vie contemplative, et se répandre au-dehors par une vie
active. De cette action et de cette contemplation il a déjà été
parlé.
CHAPITRE XLII
DE SIX FRUITS DE LA GRÂCE ET DE LA GLOIRE
Maintenant nous voulons
parler du fruit qui est révélé dans la lumière de grâce et dans la
lumière de gloire. Toutes les œuvres de vertus, en effet, et les
pratiques extérieures doivent prendre fin ; mais leur fruit est
destiné à être notre aliment et notre breuvage éternellement et sans
fin. Six sortes de fruits et de goûts sensibles sont révélés aux
hommes dont nous avons parlé, lorsqu'ils se livrent à l'activité et
ramènent leur attention vers l'extérieur, et cela soit dans la
lumière de grâce, soit dans la lumière de gloire ; mais ils ne
goûtent ni ne sentent de même façon dans la grâce et dans la gloire.
Le premier fruit et le
premier goût que l'on doit avoir pour aller au ciel, et que
possèdent dès maintenant tous ceux qui sont dans la béatitude avec
Dieu, c'est l'humble soumission de l'esprit devant la majesté
toute-puissante de Dieu. Cette humble soumission à ce qui est
commandé et défendu est nécessaire à quiconque veut être
bienheureux.
Le deuxième fruit est
perçu par l'homme qui se sent foncièrement généreux à se dévouer à
l'extérieur, miséricordieux dans ses jugements, patient et doux dans
ce qu'il doit supporter.
Le troisième fruit
consiste à ressentir en soi-même et à apercevoir comme faisant
partie de soi la soumission humble et docile, ainsi que la
générosité et une douce patience.
Ce sont là les fruits
de la vie active.
Le quatrième fruit est
un amour élevé et sensible pour Dieu, où entrent l'âme, le cœur et
toutes les puissances. C'est aussi un désir ardent de procurer à
Dieu louange et honneur de tout son pouvoir, extérieurement et
intérieurement, en s'unissant à toutes les créatures qui ont été
ordonnées à cette fin. Ce désir part du plus intime du cœur et
lorsqu'il n'est pas réalisé, l'homme en ressent une douleur qu'il ne
peut oublier.
Le cinquième fruit du
royaume éternel est un amour sensible et impatient qui reçoit sans
cesse la touche d'en haut et aspire toujours à l'union avec celui
qu'il aime. Cet amour s'adonne constamment à la pratique de toutes
les vertus, car c'est là sa noblesse propre.
Le sixième fruit
consiste en une claire contemplation de tous les autres fruits et
une considération attentive de tout ce qui est ressenti. Celui qui
le possède contemple dès lors le royaume sensible, tel qu'il est
maintenant, et tel qu'il sera dans l'éternité. Il contemple le
royaume naturel, tel que Dieu l'a créé et orné, naturellement et
surnaturellement, et il voit la beauté dont il sera glorifié. Il
admire comment tous les anges brillants de gloire et tous les saints
vont et viennent dans le perpétuel mouvement de la louange divine.
Il contemple encore, dans sa souveraine libéralité, Dieu cause
première de toute vertu et de tout bon sentiment, et qui se répand
lui-même avec tous ses dons. Tout cela rend l'homme impatient de
ressembler à Dieu et de lui être uni dans une jouissance éternelle.
Tels sont les fruits de
la vie affective.
CHAPITRE XLIII
DU ROYAUME QUI EST DIEU LUI-MÊME
Il y a une cinquième
révélation du royaume de Dieu qui est faite à ceux qui l'aiment,
au-dessus de toute lumière créée, dans une lumière divine qui
échappe à toute mesure. Cela se passe au-dessus de la raison, dans
l'esprit qui se recueille en la superessence de Dieu. Là l'homme
reçoit un triple fruit qui consiste en une clarté sans mesure, un
amour incompréhensible et une jouissance divine.
Le premier fruit, la
clarté sans mesure, est la cause d'où procède toute clarté dans la
contemplation comme dans l'action. L'intelligence se délecte dans
cette clarté jusqu'à s'y plonger essentiellement et à devenir une
avec elle.
Le second fruit qui est
un amour incompréhensible se répand dans tout le royaume de l'âme et
envahit chaque puissance selon toute sa capacité. L'âme se fond
alors en un amour simple et essentiel ; inondée et pénétrée par la
clarté et l'amour, elle parvient à une jouissance qui est le
troisième fruit. Cette jouissance est si immense que Dieu lui-même y
est comme englouti avec tous les bienheureux et les hommes élevés
dont nous parlons, en une absence de modes qui est un non-savoir et
une perte éternelle de soi. Mais dans cette absorption, au fond même
de cette perte éternelle, se trouve la suprême saveur.
L'homme élevé à cet
état sera au service de tout le monde
.
Il possédera son âme comme un roi possède son royaume. Son esprit
s'inclinera sans cesse vers toute vertu, de manière à porter la
parfaite ressemblance de Dieu, qui dans son unité féconde se répand
toujours selon la distinction des personnes divines et comble de ses
dons les créatures conformément à tous leurs besoins. Sans cesse
aussi cet homme adhérera à Dieu essentiellement en son esprit, afin
d'être transformé et transfiguré en la clarté infinie, semblable aux
divines personnes qui à tout moment adhèrent à l'essence infinie et
sont inondées de jouissance, mais qui éternellement émanent et
opèrent selon leurs distinctions personnelles dans la nature
féconde. Ainsi élevé, l'homme se tiendra dans la partie supérieure
de son esprit, entre l'essence et les puissances, c'est-à-dire entre
la jouissance et l'action ; toujours il adhérera essentiellement à
Dieu en se plongeant dans la jouissance ; et en s'abîmant dans son
néant, il s'engloutira dans la ténèbre de la divinité. C'est la
béatitude de Dieu et de tous les esprits supérieurs. Ainsi l'homme
est-il transformé de clarté en clarté, c'est-à-dire de la clarté
créée en la clarté incréée, par le moyen de son image éternelle qui
est la Sagesse du Père. Cette Sagesse est l'image et l'exemplaire de
toutes les créatures, car c'est en cette image que vivent toutes
choses corporelles et spirituelles. C'est aussi par l'intermédiaire
de cette même image que toutes les créatures sont mises dans leur
être créé et reçoivent une ressemblance avec Dieu. Mais l'homme de
vertu insigne et dévoué à tous occupe le sommet de la ressemblance.
Comme Dieu, en effet, se répand avec tous ses dons, lui-même
s'adonne à toute vertu, demeurant toujours cependant attaché à
l'éternelle jouissance et étant un avec Dieu au-dessus de tous les
dons.
Tel est l'homme éclairé
et universellement dévoué pour sa plus grande noblesse.
Puissions-nous
atteindre ce degré
et que rien n'y manque !
Pour cela nous aide la Sainte Trinité !
Amen.
Ci finit le livre, qui
se nomme le Royaume des amants, de Maître jean Ruysbroeck.
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