INTRODUCTION
Le Miroir du salut éternel, qui porte
aussi le nom de Livre du saint Sacrement, a été édité
par David, d'après le manuscrit D comme base. Nous avons dit plus
haut comment ce manuscrit, daté de 1641, avait appartenu à
la bibliothèque de Groenendael et avait été ensuite
transféré à la Bibliothèque royale de Belgique,
à Bruxelles. C'est, sinon le plus parfait, du moins le plus complet
des manuscrits de Ruysbroeck. Il contient une indication intéressante
au sujet de notre traité, qui aurait été écrit
en 1359 et dédié à une religieuse clarisse, peut-être
Marguerite van Meerbeke à qui nous verrons adresser le livre des
Sept clôtures.
Le codex A, malheureusement incomplet, ne renferme
que les Sept degrés, le Miroir du salut éternel et le Tabernacle.
Mais il a beaucoup plus de valeur que le précédent et on
peut regretter que David ne lui ait pas donné la préférence.
Écrit à la fin du XIVe siècle, il est venu, comme
D, de Groenendael à Bruxelles et il a des chances pour être
le représentant immédiat de la tradition authentique.
Le codex G, daté de 1480, a été
copié sur A et appartient aujourd'hui à la Bibliothèque
de l'Université de Gand. David l'a collationné ainsi que
deux autres manuscrits de Bruxelles: H (commencement du XVe siècle)
et I (fin du XVe), et deux manuscrits de Leyde, L et N, qui appartiennent
à la seconde moitié du XVe siècle (1) .
Le Miroir du salut éternel est une instruction
spirituelle donnée à une âme dévote, désireuse
de suivre le chemin de la perfection. Il ressort, en effet, de plusieurs
passages du traité, en particulier des deux premiers chapitres,
que la destinataire ne faisait que débuter dans les voies spirituelles
et n'était pas encore engagée définitivement dans
son état de vie. C'est une raison pour placer le Miroir du salut
éternel en tête de notre traduction.
Tout d'abord, l'auteur affermit sa fille spirituelle
contre les difficultés du début et les doutes qu'elle pourrait
éprouver à l'égard de sa vocation. Il l'exhorte à
se donner tout entière à Dieu, afin de pouvoir le posséder
à son tour.
Les hommes spirituels se divisent en trois
catégories. Il y a ceux qui commencent et s'efforcent de mener une
vie vertueuse. Puis il y a ceux qui progressent et s'abandonnent à
la volonté de Dieu, pratiquant ainsi la vraie pauvreté d'esprit.
Ils s'élèvent de là aux diverses béatitudes
promises par Notre-Seigneur et ils sont aptes à goûter le
banquet qui leur a été préparé. La table en
est richement servie, c'est le Sacrement, dit Ruysbroeck. Et, dans une
longue digression, qui se poursuit jusqu'au chapitre XVI inclusivement,
il s'attache à donner toute la doctrine de l'Eucharistie.
Si l'on veut recevoir avec fruit ce sacrement,
il faut imiter Marie dans la manière dont elle accueillit l'annonce
de l'Incarnation, puis contempler ce qui constitue l'adorable Sacrement,
la matière et la forme divinement instituées, le mode de
présence de Notre-Seigneur dans l'Eucharistie, l'amour qui nous
y est témoigné, les raisons enfin pour lesquelles il se cache
dans le Sacrement.
À l'occasion des marques de l'amour
éternel de Dieu pour nous, l'auteur esquisse une théorie
que nous rencontrerons souvent dans la suite. Dieu a créé
l'homme à son image et ressemblance, et c'est la première
marque de son amour. Or, l'image de Dieu s'entend de deux manières.
Il y a l'image éternelle qui est en Dieu même et dans laquelle,
de toute éternité, Dieu voit les créatures. Cette
image est d'une certaine façon nôtre, en ce sens qu'elle est
la connaissance que Dieu possède de chacun de nous, avant toute
création. C'est aussi selon cette image éternelle que nous
avons été créés, et alors elle a été
déposée en nous, dans la partie supérieure de notre
âme, à qui elle donne une ressemblance avec les trois personnes
de la sainte Trinité. Cette ressemblance essentielle existe chez
tous par nature, mais elle est souvent enfouie et cachée, et elle
le demeure tant que l'on n'a pas renoncé au péché.
Le travail de la vie spirituelle consiste donc à éliminer
tout ce qui empêche l'image de Dieu d'apparaître. Ce travail
est indispensable si l'on veut arriver à découvrir le royaume
de Dieu qui est caché en nous. La grâce et tous les dons divins
nous y aident, conférant à notre âme une autre sorte
de ressemblance avec Dieu, que Ruysbroeck appelle la ressemblance par l'amour
et les vertus.
C'est ainsi que se dégage l'image de
Dieu imprimée au sommet de notre âme et c'est là ce
retour à la pureté de l'intelligence dont il sera question
dans les Sept degrés de l'amour.
Ruysbroeck parle ensuite de sept catégories
de personnes que leurs dispositions rendent dignes ou indignes de la réception
du Sacrement, puis il revient aux hommes spirituels et traite du troisième
stade, qu'il appelle la vie contemplative. Parvenue à ce degré,
l'âme découvre en elle-même une vie supérieure,
ou vie vivante, selon l'expression littérale, qui n'est autre chose
que l'image de Dieu déposée dans la substance même
de notre âme. Mais pour posséder cette connaissance, l'âme
doit être dégagée de tout ce qui est créé,
élevée au-dessus de la raison et attachée à
Dieu sans retour. La vie supérieure est envisagée tantôt
chez Dieu, comme en son exemplaire incréé, tantôt dans
l'âme, où elle a été déposée par
la création. De là parfois une apparence de confusion entre
la vie que nous possédons en Dieu de toute éternité
et la vie créée qui nous est donnée par lui. C'est
afin de l'écarter que l'auteur a soin de revenir souvent sur la
distinction essentielle qui demeure toujours entre Dieu et sa créature
: « Nous avons tous, au-dessus de notre être créé,
une vie éternelle en Dieu, comme en notre cause vivante qui nous
a faits et créés de rien; mais nous ne sommes pas Dieu et
nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. »
Lorsque, par le travail des vertus et avec
l'aide de la grâce de Dieu, l'âme a réussi à
faire le vide en elle-même, elle devient très souple sous
l'action divine, qui opère en elle d'une façon merveilleuse.
Dieu se révèle à son sommet et lui manifeste les opérations
des divines personnes, qui la transforment et l'élèvent à
une union très intime. C'est ce que Ruysbroeck appelle « découvrir
le royaume de Dieu en nous ». L'action et l'influence transformantes
de l'Esprit-Saint s'y manifestent et rendent l'âme simple, docile
sous la touche divine, et c'est « la vie anéantie dans l'amour
».
Après avoir donné en exemple
l'humanité sainte de Notre-Seigneur, l'auteur revient encore à
la vie contemplative, dont il veut expliquer la nature, l'exercice, l'essence
et la superessence. La nature de cette vie c'est qu'elle vient de Dieu
en nous et qu'elle retourne de nous vers lui. Ainsi devenons-nous fils
de Dieu par grâce, mais non par nature.
L'union qui naît de la vie contemplative
est féconde et elle ne demeure pas inactive. L'exercice en est caractérisé
par le double mouvement de donner et de prendre, car l'Amour incréé
est lui-même avide et libéral et l'âme y répond
en se livrant sans cesse elle-même, mais aussi en réclamant
toujours davantage.
Au-dessus de l'exercice d'amour, il y a la
fruition éternelle, et il s'agit alors non plus seulement d'union,
mais d'unité avec Dieu. C'est la réalisation de la prière
suprême de Notre-Seigneur : « Père, je veux que tous
ceux que vous m'avez donnés soient un comme nous sommes un (2) »
La distinction essentielle entre Dieu et sa créature demeure sans
cesse, mais l'unité est réalisée dans la fruition
éternelle. Et c'est là l'essence de la vie supérieure.
Il y a enfin la superessence de cette vie,
qui consiste « à passer de notre essence dans notre béatitude
superessentielle ». Là il n'y a plus d'activité humaine
quelconque, ni de perception ou connaissance naturelle. Tout se réduit
à un non-savoir et à une obscurité insondables, analogues
à ce qui est décrit par saint Denis dans les Noms divins.
Dieu y agit seul et entraîne l'âme vers un sommet où
il n'y a plus que jouissance dans l'union d'amour. Ruysbroeck l'appelle
« une vie qui meurt et une mort qui donne la vie ». C'est l'état
le plus haut qui puisse être réalisé sur la terre.
Au-dessus, il n'y a plus que la béatitude éternelle et la
vision face à face.
LE MIROIR DU SALUT ÉTERNEL
PROLOGUE
Ce livre est bien un miroir,
où en toute vérité on peut lire
Dieu, toute vertu et l'éternelle vie.
C'est pourquoi on l'a appelé
Le Miroir du salut éternel.
Qui s'y mire fait sagement.
O glorieux nom de Notre-Seigneur
que tous les anges et les saints honorent
en grande révérence nom qui fait vivre les morts,
lorsqu'il les touche de sa puissance
pour le salut éternel !
Huile répandue de l'amour,
qui ravit tout esprit hors de sens,
par sa grande suavité!
Qu'il soit, ce nom, maintenant,
loué, honoré et béni,
et pour toute l'éternité ! Amen.
CHAPITRE I
COMMENT IL FAUT ENTENDRE LA DOCTRINE
DE CE LIVRE
Chère et bien-aimée en Notre-Seigneur,
j'ai ferme espoir et confiance que vous avez été vue de lui,
appelée, élue et aimée de toute éternité;
et non pas vous seule, mais encore tous ceux qui au monastère font
vraiment profession devant sa face glorieuse; tous ceux qui librement et
sans feinte font choix de le servir, de le louer et de l'aimer pour toujours.
Car c'est là un témoignage véridique et un signe certain
que dès l'éternité Dieu les a vus, élus et
appelés par pure bonté, en compagnie de ses bien-aimés,
pour vivre dans sa maison.
Bien que vous soyez encore novice, prenez cependant
toute l'observance, et faites déjà profession dans l'amour
et la vraie sainteté. Embrassez franchement et d'un cœur libre ce
que vous avez choisi, et vous comprendrez alors que vous avez été
élue de Dieu éternellement. C'est pour ses bien-aimés
élus qu'il a envoyé son Fils unique, un avec lui en substance
et devenu un avec nous en nature, afin de nous consacrer sa vie, son enseignement,
son amour jusqu'à la mort. De fait il nous a rachetés et
délivrés de tous nos ennemis ainsi que de tous nos péchés,
nous tous sans distinction, nous laissant aussi à tous ses sacrements.
Si donc vous êtes décidée
à faire choix de lui par amour, c'est un signe que vous êtes
élue dès l'éternité. Et afin de vous donner
foi et pleine confiance en lui, il vous a livré sa chair et son
sang en nourriture et en breuvage. La saveur en doit pénétrer
tout votre être et alimenter votre âme jusqu'à la vie
éternelle. Il veut, en effet, vivre et habiter en vous, et être
lui-même votre vie, lui Dieu et homme; il veut être entièrement
vôtre, pourvu que vous consentiez à être pleinement
à lui, à vivre et à habiter en lui, comme un homme
céleste et divin.
C'est l'ordre et la conduite de l'amour éternel
que vous soyez à lui et non pas à vous-même, que vous
viviez pour lui et non pour vous. Car, de son côté, il est
devenu vôtre et vous a consacré sa vie, afin de vous appartenir
pour toute l'éternité. Vivez donc aussi pour lui et chantez
ses louanges ; recherchez-le, aimez-le et servez-le pour sa gloire éternelle,
et non pas seulement en vue d'une récompense ou d'un bien propre,
d'une satisfaction, d'un bonheur, ou de quoi que ce soit qui puisse en
résulter pour vous. Car l'amour véritable ne poursuit pas
ce qui est sien, et c'est pourquoi il est riche de Dieu et de toutes choses,
s'élevant au-dessus de la nature par la grâce.
Donnez au Christ, votre Époux, tout
ce que vous êtes, tout ce que vous avez et ce qui est en votre pouvoir.
Faites-le d'un cœur libre et généreux en retour, il vous
donnera tout ce qu'il est et tout ce qui est en son pouvoir; jamais vous
n'aurez vu jour si joyeux. Il vous ouvrira son cœur aimant et glorieux,
ainsi que l'intime de son âme toute remplie de gloire, de grâce,
de joie et de fidélité. Vous y trouverez bonheur et croissance
et vous grandirez en amour affectif. La plaie ouverte de son côté
sera pour vous la porte de l'éternelle vie et l'entrée de
ce paradis vivant qu'il est lui-même.
Vous y goûterez le fruit de vie éternelle,
produit pour nous par l'arbre de la croix, ce fruit que nous avait fait
perdre l'orgueil d'Adam et que nous avons recouvré dans l'humble
mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre paradis vivant. En lui
et de lui coule la source de santé éternelle, et de ses blessures
s'échappe un baume qui guérit tous les maux. Le parfum en
est si fort qu'il met en fuite tous les serpents diaboliques et ressuscite
ceux qui sont morts dans le péché; il donne la grâce
et la vie éternelle.
D'autre part, dans l'intime même de Notre-Seigneur
Jésus-Christ coulent des fleuves de miel, qui dépassent en
suavité et en douceur tout ce qui peut être imaginé.
Puissiez-vous y pénétrer, en goûter et ressentir la
douceur ! vous triompherez alors facilement du monde, de vous-même
et de tout chose. Car le Seigneur vous montrera le chemin d'amour qui conduit
à son Père, chemin qu'il a suivi lui-même et qu'il
est lui-même; il vous fera connaître comment son humanité
constitue une digne offrande, cette humanité qu'il vous a donnée
avec toutes ses souffrances, afin de vous permettre de vous présenter
hardiment à la cour céleste, ayant obtenu pour vous la paix
avec la liberté.
Vous devez donc présenter et offrir
le Christ d'un cœur humble et généreux, comme votre vraie
offrande et le trésor qui a servi à votre délivrance
et à votre rachat. À son tour il vous offrira avec lui-même
à son Père céleste, comme le fruit bien-aimé
pour lequel il est mort et le Père vous accueillera avec son Fils
dans un embrassement plein d'amour.
Voyez, là tous les péchés
sont pardonnés, toute dette est payée, toute vertu accomplie,
et l'Amour unit le bien-aimé à son bien-aimé. Lorsque
vous serez ainsi en sa possession, vous expérimenterez et connaîtrez
que vous vivez dans l'amour et que l'Amour vit en vous : ce qui est la
source de la vraie sainteté. Car on ne va au Père que par
le Fils, par sa passion et par sa mort, en s'y appliquant par l'amour (3)
. Ceux qui veulent monter et pénétrer d'une autre manière
se trompent, ce sont voleurs et larrons qui appartiennent au feu de l'enfer.
Mais dès que le Fils vous a présentée
avec lui-même à son Père, dans sa mort, vous recevrez
l'embrassement d'amour; et l'Amour vous est donné comme un gage
de l'achat, qui a été fait de vous pour le service de Dieu,
et comme des arrhes par lesquelles vous êtes établie en possession
de son royaume. Dieu ne peut pas retirer son gage, car ce gage c'est tout
lui-même et tout ce qui est en son pouvoir. Voyez, en effet, le gage
et les arrhes qui vous sont données, c'est l'Esprit-Saint (4) ,
qui constitue votre dot et votre douaire ou trésor, et Jésus
votre Époux vous en a constitué l'héritage dans le
royaume de son Père.
Veillez donc soigneusement à bien garder
et tenir votre gage et votre douaire, dans l'unité d'amour, avec
Jésus votre Époux bien-aimé (5) . Car c'est dans l'unité
d'amour que se renouvellent sans cesse ceux qui consacrent dignement à
Dieu leur vie et leur service.
Il y en a trois catégories, dans lesquelles
rentrent tous ceux qui appartiennent à la famille de Dieu. La première
comprend les hommes vertueux de bonne volonté, qui, vainqueurs d'eux-mêmes,
meurent sans cesse au péché. La deuxième, ce sont
les hommes intérieurs, riches de leur vie, qui pratiquent toutes
les vertus dans la plus haute perfection. La troisième catégorie
se compose des hommes élevés, tout remplis de lumière,
qui expirent sans cesse dans l'amour et s'anéantissent dans l'unité
avec Dieu.
Ce sont là trois états ou trois
degrés, où se pratiquent tous les modes de sainteté;
et lorsque ces trois états se rencontrent dans le même homme,
il vit alors selon l'entière volonté de Dieu. Faites attention
maintenant à ces trois états ou modes de vie, avec leurs
différences. Je vous les montrerai et expliquerai, afin que vous
puissiez bien vous connaître vous-même et ne point vous estimer
meilleure ni plus sainte que vous n'êtes (6) .
CHAPITRE II.
DE LA PREMIÈRE CATÉGORIE, OU DES COMMENÇANTS
Le premier et le plus humble degré de
vie, qui ait en Dieu son origine et le Saint-Esprit pour auteur et instigateur,
est ce qu'on appelle une vie vertueuse, qui meurt au péché
et qui croît en vertus. Et voici comment elle débute :
Le Saint-Esprit présente sa grâce
au cœur de l'homme. Lorsque celui-ci consent à l'accueillir, il
ouvre à Dieu son cœur et sa volonté, et reçoit d'un
esprit joyeux sa grâce et son action intime. Aussitôt, l'amour
divin chasse dehors l'amour désordonné des créatures
dont il triomphe, sans toutefois faire disparaître par là-même
toute inclination déréglée et concupiscence naturelle.
Car la vie sainte est une milice, qui ne se maintient qu'en luttant. C'est
pourquoi si vous voulez commencer à mener une bonne vie et y persévérer
toujours, vous devez loyalement rechercher et aimer Dieu par-dessus toute
chose. Cette recherche vous conduira toujours à ce que vous aimez;
vous vous y adonnerez, vous le prendrez et posséderez avec amour:
puis vous établirez là votre vie tout entière, sans
cesse occupée avec délices de votre bien-aimé; et
ainsi chaque fois que vous rentrerez en vous-même, vous pourrez goûter
et éprouver la bonté de Dieu.
De la sorte, on aime Dieu purement pour sa
gloire éternelle, afin de pouvoir aimer éternellement. Et
ceci est à la racine de toute vie sainte et du véritable
amour qui ne meurt pas. Vous devez vous y appliquer sans cesse en vous
oubliant et renonçant vous-même.
Ayez donc soin par-dessus tout de ne chercher
dans l'amour aucun intérêt propre, ni goût, ni consolation,
rien enfin que Dieu puisse vous donner pour votre agrément, dans
le temps ou l'éternité (7) . Car cela est contraire à
la charité et tendance naturelle qui fait périr le vrai amour.
On en vient difficilement à bout lorsqu'on est lâche et assez
sot pour se croire sage, tout en poursuivant toujours son intérêt
propre.
D'ailleurs, sachez bien que tout ce que vous
pouvez désirer et beaucoup plus encore, l'amour vous le donnera,
sans que vous fassiez rien pour cela. Car si vous possédez le vrai
amour de Dieu, tous vos désirs sont comblés. Or cet amour
n'est autre chose que d'aimer Dieu toujours et sans cesser jamais, ce qui
vous fera mourir à tout ce qui est vous-même et vivre pour
aimer.
Il y a l'Amour qui vous dépasse, c'est
l'Esprit même du Seigneur. En lui on est élevé à
l'unité avec Dieu, au-dessus de la raison, on y prend son repos
et on y demeure. Mais l'amour qui est en vous, c'est la grâce de
Dieu et votre bonne volonté; toutes vos vertus y trouvent richesse
et plénitude. Par lui, c'est Dieu même qui vit et habite en
vous avec ses grâces et ses dons. Vous pouvez ainsi croître
sans cesse et lui plaire toujours davantage.
De plus, il y a un amour qui existe entre vous
et Dieu, et qui est fait de saints désirs tout enflammés
pour sa gloire. Il s'y mêle des actions de grâces, des louanges,
tous les exercices enfin que sait inspirer l'amour; et tout cela se renouvelle
sans cesse, sous le toucher du Saint-Esprit, avec le concours de votre
bonne volonté et de l'amour de votre cœur.
Enfin, il y a, comme au-dessous de vous-même,
un amour qui se répand et atteint le prochain par les œuvres de
miséricorde, dans la mesure de ses besoins et selon que vous pouvez
les connaître. Dans l'exercice de cet amour, vous devez conserver
vos bonnes coutumes et votre règle et tout ce qui se pratique d'ordinaire
en fait de bonnes œuvres, en gardant toujours une sage réserve au
dehors, selon les commandements de Dieu et les prescriptions de la sainte
Église.
Avec cette connaissance de l'amour et l'exercice
que vous en faites selon ces quatre manières, vous gagnez l'empire
sur vous-même et vous triomphez nécessairement du monde; vous
mourez toujours davantage au péché et votre vie est vertueuse.
Pour cela, il faut vous dépouiller d'images, vous posséder
vous-même et tenir votre âme en vos mains. Vous pourrez alors
toujours, selon votre désir, élever vos yeux et votre cœur
vers le ciel, où est votre trésor et votre bien-aimé,
et ainsi vous aurez une même vie avec lui.
Ne rendez pas vaine la grâce de Dieu en vous, mais pratiquez
avec un vrai amour, en haut la louange de Dieu, en bas toutes les formes
de vertus et de bonnes œuvres. Dans toutes les œuvres extérieures
cependant, vous devez être sans sollicitude et apporter un cœur libre,
de façon à pouvoir, dès que vous le voulez, en toutes
choses et par-dessus tout, contempler celui que vous aimez. C'est d'ailleurs
chose facile à celui qui aime ; car les yeux suivent le bien-aimé
et le cœur de l'homme va là où est son trésor, selon
la parole du Seigneur même (8) . Ainsi donc vous devez avec grand
zèle et amour affectif vous exercer à l'amour devant la face
du Seigneur, selon le conseil divin. C'est aussi la meilleure part de votre
vie, que vous devez préférer à tout dans la pratique.
Mais vous devez cependant suivre la pratique de votre ordre, et obéir
aux usages et aux coutumes ordinaires que vous prescrit votre règle.
C'est là, dans une vie sainte, la moindre part et ce qu'il y a de
plus humble. Dieu l'attend de vous, ainsi que de tous les hommes, et vous
y êtes tenue de rigueur par ses commandements. Il faut donc vous
y appliquer, vous y livrer, mais sans sollicitude ni préoccupation
de cœur et toujours sous les yeux de Dieu; car l'œuvre extérieure
est louée dans l'Écriture, mais la sollicitude est blâmée.
Lorsque vous lisez, que vous chantez ou que
vous priez, si vous comprenez ce que vous dites, soyez attentive au sens
des mots et à l'idée qu'ils expriment, car vous accomplissez
votre service sous les yeux de Dieu. Mais si vous ne le comprenez pas,
ou bien si vous êtes élevée plus haut, demeurez là
et maintenez votre regard simple vers Dieu, aussi longtemps que vous le
pourrez, ayant dans votre amour l'intention d'honorer Dieu sans cesse.
Si, durant vos Heures ou vos autres exercices, il vous survient des pensées
et des imaginations étrangères, d'où qu'elles viennent
d'ailleurs, dès que vous vous en apercevez, revenez à vous-même
et ne vous en troublez pas, car nous sommes instables; mais hâtez-vous
de retourner vers Dieu par l'intention et l'amour. L'ennemi a beau vous
offrir son étalage et sa marchandise, si vous n'achetez rien par
l'affection, il ne vous en reste aucune chose.
Afin de triompher facilement, ayez de préférence
l'âme élevée et recueillie, plus portée aux
exercices intérieurs d'amour qu'à toutes sortes de bonnes
œuvres extérieures. Mais si vous avez la science de l'exercice intérieur
et du recueillement en Dieu, et si, d'autre part, vous vous sentez attirée
par nature au plaisir de parler et d'écouter au dehors, tout à
votre aise et par satisfaction sensible, lorsque vous vous abandonnerez
à ce goût naturel, il y aura pour vous diminution et refroidissement
dans l'amour et dans toutes les vertus. Ce sera déchoir de la grâce
de Dieu, qui vous dédaignera et vous rejettera; et alors vous serez
pire que ceux qui vivent dans le monde et n'ont jamais goûté
les choses de Dieu. Mais si vous luttez contre cette satisfaction et ce
plaisir naturel, vous serez certainement victorieuse et vous grandirez
chaque jour davantage en grâce, en amour et en complaisance pour
Dieu.
Les gens simples et de peu d'intelligence,
qui désirent mener une vie conforme à la très chère
volonté de Dieu, doivent dans l'humilité de leur cœur désirer
et implorer de sa bonté le don de l'Esprit de sagesse, qui les fera
vivre selon son bon plaisir et sa très aimable volonté. S'ils
sont capables de porter cette sagesse sans orgueil ni élévation
d'esprit, Dieu la leur donnera certainement; sinon, qu'ils demeurent dans
leur simplicité et servent Dieu naïvement selon leur intelligence;
c'est là ce qu'il y a de mieux pour eux.
Voici une autre remarque. Lorsque vous avez
à parler avec quelqu'un, qu'il soit religieux ou qu'il appartienne
au monde, soyez prudente, réservée et discrète dans
vos paroles et votre attitude, afin de ne scandaliser personne. Mais préférez
toujours demeurer en silence, plus disposée à écouter
qu'à parler. Apportez de la droiture, de la vérité
et de la franchise dans vos paroles et dans vos actes, soit que vous agissiez
ou que vous vous absteniez; et marchez toujours intérieurement sous
l'œil de Dieu. Lorsque vous avez à parler ou à répondre,
si vous vous apercevez que votre imagination travaille et qu'il s'élève
comme un obstacle entre vous et Dieu, vous devez en rougir et vous hâter
de vous remettre intérieurement en sa présence par un regard
de simple contemplation.
Tant que vous demeurez ainsi en possession
de vous-même, de façon à pouvoir toujours rentrer intérieurement
comme vous le voulez, vous n'avez qu'à demeurer en paix et à
vivre sans crainte de pécher gravement. C'est pourquoi je vous conseille
d'avoir en horreur et de fuir la sollicitude et la préoccupation
du cœur, l'inconstance et les multiples embarras des hommes, principalement
de ceux qui vivent dans le monde, en dehors de toute vie spirituelle. Recherchez,
au contraire, et souhaitez une vie retirée, intime, recueillie,
et exercez-vous-y jusqu'à ce qu'il vous soit aussi facile et aussi
simple de rentrer en vous-même et d'y regarder avec les yeux de l'intelligence,
que de vous tourner au dehors et de regarder avec les yeux du corps.
Quand vous devez user de vos sens pour votre
propre utilité et celle du prochain, veillez sur vos yeux et sur
vos oreilles, de façon à ne rien accueillir avec plaisir,
complaisance et affection, qui puisse se graver dans votre cœur et s'établir
entre vous et Dieu. Car vous risqueriez de vous laisser surprendre par
un sentiment désordonné du cœur et de perdre ainsi la possession
de vous-même, ainsi que la liberté de vous recueillir en Dieu,
ce qui doit être tout votre bonheur.
Gardez-vous aussi dans le boire et dans le
manger, et dans tout ce qui est nécessaire à votre corps,
afin de ne pas vivre selon les désirs de votre chair et la satisfaction
de votre nature. Si, en effet, vous cherchez plaisir et jouissance en vous-même
ou dans une créature quelconque, vous vous détournez et ne
pouvez plus, dès lors, vivre pour Dieu ni mourir au péché.
S'il vous survient des images impures, sous
forme de songes pendant votre sommeil, ou à l'occasion de ce que
vous voyez, entendez ou pensez, ou encore sous l'influence du démon,
de sorte que vous vous sentiez agitée par les inclinations et complaisances
mauvaises de la nature, faites alors le signe de la croix sur votre cœur,
dites un Ave Maria et priez Dieu qu'il ait pitié de vous. Implorez
aussi le secours et la prière de tous les saints et de toutes les
bonnes âmes. Puis ayez devant les yeux la gloire de Dieu que vous
pourriez perdre, les peines de l'enfer que vous mériteriez, l'offense
de Dieu, enfin la séparation d'avec lui et tous ses amis. Ainsi
vous concevrez une crainte justifiée et vous lutterez avec force;
confiez-vous dans la mort de Notre-Seigneur, dans son secours et dans sa
grâce, et il ne vous abandonnera pas. Vous triompherez alors certainement
et vous grandirez toujours davantage en grâce et en vertu.
Lorsque vous vous confessez, il n'est pas utile
de dire l'objet de vos rêves et de vos imaginations, car il y aurait
parfois inconvenance et confusion à le dire et à l'entendre.
D'ailleurs, songes et imaginations ne sont pas des péchés,
et nul ne peut s'en garder pleinement, car nous n'en sommes pas les auteurs;
mais le plaisir et la satisfaction qui en naissent sont matière
à péchés véniels. Lorsqu'on prend conscience
et pleine connaissance de ce plaisir, et que l'on y demeure volontairement,
sans résistance, le péché devient plus grave; mais
lorsqu'on désire et recherche cette satisfaction en pensant à
des images impures, le péché est alors encore plus grave.
Parfois, en conversation, on ne veille pas
assez sur ses paroles, sur ses actes, sur son attitude ou autres choses
semblables. À agir de la sorte, on recueille nécessairement
des imaginations multiples, on perd la possession de soi-même, et
les attraits et penchants impurs grandissent. La raison alors s'aveugle,
l'amour de Dieu s'enfuit et on s'engage dans une vie purement animale,
sans commettre cependant de péchés en œuvres extérieures.
Celui qui prend conscience de cet état
doit, s'il veut se réconcilier avec Dieu, confesser ses péchés
devant lui et devant le prêtre, d'un cœur contrit et humble, et il
recevra certainement miséricorde.
Il peut se faire encore que vous ressentiez
en vous de la tiédeur, de la lourdeur et de la tristesse, que vous
vous trouviez sans goût ni attrait, sans nulle ardeur pour les choses
spirituelles; pauvre, misérable, abandonnée et privée
de toute consolation divine. Vous vous sentirez chargée d'ennui
et dépourvue de tout attrait ou plaisir pour quelque pratique que
ce soit, intérieure ou extérieure, si lourde enfin qu'il
semble que vous deviez vous enfoncer en terre. N'en ayez cependant aucun
souci, mais remettez-vous entre les mains de Dieu, souhaitant que sa volonté
se fasse et que sa gloire soit procurée. Le nuage sombre et pesant
se dissipera bientôt et la lumière éclatante du soleil,
qui est Notre-Seigneur Jésus-Christ, vous enveloppera des rayons
de sa consolation et de sa grâce, plus que vous ne l'aviez jamais
éprouvé auparavant.
Or, c'est par le renoncement à vous-même
que vous obtiendrez cette grâce, en vous abandonnant humblement à
toute souffrance et affliction. Vous serez alors intérieurement
toute remplie et illuminée de la grâce de Dieu, et vous comprendrez
que Dieu vous aime et que vous lui êtes agréable. Votre cœur
et votre âme se réjouiront ensemble, tout votre être
se réveillera sous l'action de la consolation divine et vous vous
sentirez à l'aise dans le corps et dans l'âme. Votre sang
s'échauffera dans vos veines et circulera dans tous vos membres.
Les dons nouveaux de Dieu feront épanouir votre cœur dans la joie
profonde d'une vie renouvelée. Vos désirs monteront vers
lui comme une flamme brûlante de dévotion, avec des actions
de grâces et des louanges, tandis que votre âme descendra dans
sa propre estime, par un humble abaissement d'elle-même.
En considérant, d'autre part, vos péchés,
vos manquements et vos nombreux défauts, vous y trouverez une cause
de peine et de regret. Vous comprendrez en même temps combien vous
êtes indigne de toute consolation et de tout égard de la part
de Dieu et vous considérerez tous ses dons comme venant de sa fidélité
éternelle, de sa bonté et de sa miséricorde toutes
gracieuses et indulgentes. Vous n'en ressentirez que plus de désir
de rendre grâces et de louer sans cesse.
La connaissance que vous acquerrez ainsi vous
fera donc toujours descendre dans votre propre estime et concevoir un vrai
mépris de vous-même. Par contre, vous vous élèverez
en révérence et haute estime de Dieu qui vous a épargnée
au milieu de vos péchés, et qui, gracieusement et sans mérite
de votre part, vous a comblée de sa consolation et de ses dons divins.
Appliquez-vous donc à monter en Dieu par le désir et à
descendre en vous-même par l'humilité, et ainsi vous grandirez
toujours et profiterez des deux côtés, en même temps
que la grâce de Dieu se répandra en vous.
Sous l'action de ce bien-être éprouvé
en tout vous-même, tantôt vous rirez, tantôt vous pleurerez
comme un homme en ivresse. Vous ressentirez et goûterez maintes choses
extraordinaires que ceux-là seuls connaissent qui s'adonnent à
un tel amour: car la joie et l'amour dilateront votre cœur. Vous aimerez
Dieu alors, vous le remercierez et le louerez, mais en même temps
vous sentirez que pour agir ainsi tout vous manque et vous fait défaut.
Car tout ce que vous pouvez faire vous paraîtra bien petit et comme
rien, en comparaison de vos désirs et de ce que l'amour réclame
de vous, comme d'ailleurs il en est digne. Ce désir portera à
votre cœur une blessure douloureuse qui ne fera que grandir et se renouveler
sans cesse, sous l'action d'un amour affectif envers Dieu: alors vous languirez
d'amour. Parfois il semblera que votre cœur et vos membres doivent se rompre
et se briser, que votre vie même va défaillir et se dissoudre
sous l'effort de l'impatience des désirs, et que cette impatience
elle-même ne puisse cesser aussi longtemps que vous vivrez.
Puis, lorsque vous vous en douterez et y penserez
le moins, Dieu se cachera et retirera sa main; entre lui et vous il mettra
des ténèbres, au travers desquelles vous ne pourrez rien
voir. Alors vous vous plaindrez, vous crierez et gémirez comme un
pauvre, un malheureux et un délaissé.
« Mais voici que les pauvres s'abandonnent
à Dieu, » dit le Prophète (9) : abandonnez-lui donc
ce qui est à lui et préférez être dans sa maison
rejetée et méprisée plutôt que d'habiter sous
la tente du superbe (10) . Si Dieu a disparu à vos yeux, vous ne
lui êtes pas néanmoins cachée; car il vit en vous,
et il vous a donné et laissé son miroir et son image, c'est-à-dire
son Fils Jésus-Christ, votre Époux. Vous devez le porter
en vos mains, devant vos yeux et dans votre cœur.
Saint Paul a dit, en effet, que le Fils de
Dieu s'est humilié et est descendu du ciel ici-bas, prenant la forme
d'esclave, parce qu'il voulait ainsi se faire votre serviteur (11) . Dans
l'excès de son humilité, il a dit par la bouche du Prophète:
« Je suis un ver et non un homme (12) . » Puis, après
qu'il eût accompli fidèlement et avec amour durant trente-trois
ans son service envers son Père céleste et envers nous, vint
le temps où il voulut, par pur amour, consommer son ministère
et mourir pour la gloire de son Père et pour notre cause.
Alors, au milieu de la plus grande détresse,
il fut, dans la partie inférieure de lui-même, abandonné
et privé de consolation de la part de Dieu, de ses amis les plus
chers et de tout le monde. Cependant ses mortels ennemis l'accablaient
de mépris, d'outrages, d'injures, de malédictions et de coups
sans nombre. Obéissant envers son Père jusqu'à la
mort, il supportait volontairement et de grand cœur toute la malice qu'ils
pouvaient imaginer et inventer sous l'influence du démon. En même
temps, il priait pour nous et pour eux, excusant leurs péchés
et disant : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils
font (13) . » Et il fut exaucé à cause de sa piété
(14) , pour tous ceux qui, à jamais, auront conscience et repentir
de leurs péchés. Il savait bien, dès le premier moment
où son âme fut créée, qu'il devait souffrir
et mourir pour les péchés du monde; cependant quand vint
le temps de sa mort prochaine, sa nature si fine subit l'abattement et
la tristesse, et dans l'angoisse de la souffrance, il supplia son Père
céleste d'éloigner de ses lèvres, s'il était
possible, le calice de sa passion (15) . Là il ne fut pas exaucé,
car son Père ne voulait pas l'épargner, ayant résolu
qu'il souffrît et fût livré à la mort. Dans la
partie supérieure de lui-même, il demeurait d'ailleurs toujours
d'accord avec la volonté de son Père, et malgré la
tristesse et l'effroi ressentis dans la nature, il se soumettait cependant
et, refoulant sa volonté sensible, il disait: «Non pas ma
volonté, mais que la vôtre se fasse (16) ! »
Par là nous apprenons que, lorsque nous
prions pour obtenir le pardon de nos péchés ou de ceux d'autrui,
nous ne devons pas cesser ni nous interrompre avant d'être exaucés.
Mais lorsque nous prions et exprimons notre désir de voir l'arrêt
de souffrances et de peines, endurées pour nos péchés
ou pour ceux d'autrui, nous devons faire abandon de nous-mêmes et
souffrir docilement, quand même la souffrance devrait aller jusqu'à
la mort.
CHAPITRE III.
DE LA SECONDE CATÉGORIE, OU DE CEUX QUI MÈNENT
UNE VIE DE PROGRÈS
Ainsi donc, en supportant dans notre vie la
souffrance, sans faire de choix, nous profitons toujours et nous ne perdons
rien : vous allez le comprendre.
Lorsque le Christ se livra au bon vouloir de
son Père, cet abandon fut fait avec un amour si fort et si ardent
dans son esprit, accompagné d'une telle anxiété dans
la nature, que de son corps s'échappa une sueur de sang qui se répandit
jusqu'à terre. Or, c'est par cet abandon volontaire et par cet amour
qu'il nous a achetés à son service et à celui de son
Père. Ses souffrances et sa mort ont payé et acquitté
notre dette; et c'est pourquoi nous devons nécessairement lui appartenir,
pour être bienheureux dans le ciel ou damnés dans l'enfer.
Le Père céleste nous a créés
de rien: de droit nous devons être à lui. Le Fils de Dieu
nous a délivrés par sa mort : de droit nous devons mourir
au péché et vivre en le servant. Le Père et le Fils
avec le Saint-Esprit nous ont éternellement aimés et prévenus
d'amour: de toute justice nous devons aimer en retour. Les trois personnes
sont un seul Dieu, une seule substance et une seule nature, et c'est pourquoi
on les sert en commun : qui sert l'une sert les autres, et qui méprise
l'une méprise les autres.
Voici maintenant ce que dit le Christ dans
l'Évangile écrit par saint Matthieu : « Bienheureux
ceux qui ont faim et soif de la justice (17) . » Or, ce qui est juste,
c'est de donner à Dieu ce que nous lui devons. En abandonnant sa
propre volonté à celle de son Père, le Christ nous
a achetés et par sa mort il a payé pour nous. Si donc nous
voulons le suivre, nous devons abandonner notre propre volonté et
vivre de la sienne : de cette façon l'achat qu'il a fait de nous
est ratifié. Nous devons aussi dompter nos sens, vaincre notre nature,
porter notre croix et suivre le Christ. C'est le moyen d'acquitter la dette
qu'il a payée pour nous.
Ainsi, par sa mort et notre pénitence
volontaire, nous obtenons d'être unis à lui comme des serviteurs
fidèles et nous appartenons à son royaume. Mais en immolant
notre propre volonté pour la sienne, de façon que sa volonté
devienne nôtre, nous sommes ses disciples et ses amis de choix. De
plus, lorsque nous sommes élevés en amour et que notre pensée
demeure nue et sans images, telle qu'elle a été créée
par Dieu, alors nous sommes sous l'action de l'Esprit et nous devenons
les fils de Dieu (18) .
Retenez bien cette parole et cette maxime et
réglez, d'après cela, votre vie. Voyez comment le Christ,
Fils de Dieu, voulant par amour donner sa vie pour nous, se livra aux mains
de ses ennemis jusqu'à la mort, afin d'être pour son Père
et pour le monde entier un serviteur obéissant. Sa volonté
appartenait à celle de son Père et il accomplissait ainsi
toute justice, il nous enseignait toute vérité et son esprit
s'élevait jusqu'à une éternelle et bienheureuse jouissance.
C'est alors qu'il dit : « Tout est consomme (19) . Père, je
remets mon esprit entre vos mains (20) .»
À ces paroles, le prophète David,
parlant au nom de tous les justes qui devaient suivre le Christ, avait
répondu: « Seigneur, Dieu de vérité, vous m'avez
racheté (21) . » Nous ne pouvons, en effet, nous racheter
nous-mêmes, mais lorsque nous suivons le Christ, comme je l'ai expliqué
ci-dessus, de tout notre pouvoir, nos œuvres s'unissent aux siennes et
sont ennoblies par sa grâce. Il nous a donc rachetés par le
mérite de ses œuvres et non des nôtres, nous donnant ainsi
liberté et salut. Mais pour que nous puissions goûter et posséder
cette liberté, il faut que son Esprit consume le nôtre d'amour
et le plonge dans l'abîme de ses grâces et de sa libre bonté.
Notre esprit y est baptisé, rendu libre et uni à son esprit.
Voyez, c'est là que meurt en nous toute
propriété de volonté, pour faire place à la
volonté de Dieu, de sorte que toute possibilité ou capacité
de vouloir autrement que Dieu, disparaît, sa volonté étant
devenue nôtre; et telle est la racine de la vraie charité.
La naissance nouvelle, qui nous vient de l'Esprit
de Dieu, rend aussi notre volonté libre, parce qu'elle ne fait plus
qu'un avec la volonté libre de Dieu. Notre esprit, sous l'action
de l'amour, est élevé et emporté jusqu'à l'unité
d'esprit, de volonté et de liberté avec Dieu. Et dans cette
liberté divine l'esprit de l'homme est élevé en amour
au-dessus de sa propre nature, c'est-à-dire au-dessus des peines,
du labeur et du dégoût, au-dessus de l'anxiété,
du souci et de la crainte de la mort, de l'enfer et aussi du purgatoire,
au-dessus enfin de toute épreuve à supporter dans le corps
et dans l'âme, dans le temps et dans l'éternité. Car,
qu'il s'agisse de consolation ou de peine, de donner ou de recevoir, de
mourir ou de vivre et de tout ce qui peut arriver de triste ou de joyeux,
tout cela demeure au-dessous de cette liberté amoureuse où
l'esprit de l'homme est uni à l'Esprit de Dieu.
Ils sont vraiment pauvres d'esprit ceux qui
n'ont ainsi rien conservé en propre; et c'est pourquoi ils sont
bienheureux, car l'amour de Dieu est leur vie.
Ils sont bienheureux encore davantage, parce
qu'ils sont doux et humbles: de sorte que, quelque fardeau et quelque peine
qu'ait à porter la nature, ils ont toujours la paix de cœur et d'esprit.
En troisième lieu, ils sont bienheureux
parce qu'ils gémissent et pleurent sur leurs défaillances
journalières ainsi que sur le péchés de tous les hommes,
souffrant de voir Dieu si peu connu, si peu aimé et si peu honoré
en comparaison de sa haute dignité.
De là naît la quatrième
béatitude, qui consiste en une faim et une soif, un désir
brûlant et éternel que Dieu soit aimé et loué
de toute créature au ciel et sur la terre.
Puis on s'élève à la cinquième
béatitude, où, du fond du cœur, humblement et libéralement,
on souhaite que Dieu répande sa grâce et ses faveurs au ciel
et sur la terre, afin que tous soient comblés de ses dons, lui rendent
grâces et le louent éternellement.
La sixième forme de béatitude
en dépend et elle convient à ceux qui, d'un cœur pur et dépouillé
d'images, reçoivent les grâces et les dons de Dieu et en même
temps persévèrent d'une façon stable dans une louange
pleine de reconnaissance : ce sont là ceux qui contemplent Dieu.
De cette contemplation vient la septième
forme de béatitude, qui consiste en un retour amoureux en Dieu et
dans la paix divine, où entrent le cœur et les sens, le corps et
l'âme, avec toutes les puissances, en compagnie de tous les bienheureux
présents et à venir : c'est là toute l'escorte et
la suite de ce retour amoureux vers Dieu et vers la vision de la paix divine.
Ceux qui font l'expérience de cette forme de béatitude sont
bienheureux, ce sont les pacifiques, qui possèdent la paix avec
Dieu, avec eux-mêmes et avec toutes les créatures. C'est pourquoi
ils sont appelés les fils de Dieu; et c'est en parlant d'eux que
le Prophète dit : « Vous êtes dieux et fils du Très-Haut
(22) . »
Mais aussitôt après il ajoute:
«Vous mourrez comme des hommes et vous tomberez comme l'un des princes
(23) . »
Et par là on entend la dernière
forme où s'achève notre béatitude; car, de même
que nous montons, par la puissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
jusqu'à la vision de la paix divine, où nous sommes fils
de Dieu, de même nous devons descendre avec lui par la pauvreté,
la misère, la tentation, la lutte contre notre chair, contre le
démon et contre le monde. C'est dans la lutte, en effet, qu'il nous
faut vivre et mourir, comme de pauvres hommes, ainsi qu'a fait le Christ,
le Fils du Dieu vivant, qui est un prince élevé au-dessus
de toutes les créatures. Il s'est abaissé, il s'est vraiment
jeté sous les pieds de tous les pécheurs, souffrant la pauvreté,
la misère, la faim, la soif, la tentation, le mépris, la
lutte, le besoin, la confusion, la honte et toutes les épreuves
possibles à l'extérieur et à l'intérieur. Au
milieu de tout cela, il demeurait obéissant et doux comme un agneau.
Enfin, pour nous garder dans son royaume, il a consenti à mourir
comme un homme pauvre et misérable.
Cependant, si nous voulons devenir bienheureux
et demeurer éternellement avec lui, nous devons nous conserver nous-mêmes
dans sa grâce. Pour cela, il faut affliger et crucifier notre chair
et notre nature, en résistant aux tentations, aux vouloirs et aux
désirs mauvais qui peuvent s'élever en nous contre l'honneur
de Dieu. De cette façon nous pourrons toujours monter avec Notre
Seigneur Jésus-Christ vers son Père céleste comme
des fils libres, mais aussi descendre avec lui jusqu'à la souffrance,
les tentations et toutes les épreuves, comme ses fidèles
serviteurs.
Serions-nous d'ailleurs si éprouvés
et si exercés en vertu qu'il nous fût facile de nous recueillir
avec le Christ aussi souvent que nous le voudrions, nous devrions cependant
souffrir persécution; car nous sommes instables et répandus
en une foule de pensées et d'imaginations, tant que nous vivons
ici-bas dans le temps. Aussi le Christ dit-il: «Bienheureux ceux
qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux
est à eux (24) .» Or, le royaume des cieux c'est le Christ
vivant en nous avec sa grâce, et le royaume de Dieu souffre violence;
c'est par la force du Christ qui vit en nous et lutte avec nous que nous
gagnons et conquérons ce royaume.
Ainsi lorsque les hommes nous injurient et
nous maudissent, nous persécutent et disent de nous toute sorte
de mal, injustement et mensongèrement, parce que nous servons Dieu,
nous devons nous en réjouir, selon la parole du Christ, car nous
avons une récompense pleine et surabondante dans le ciel (25) .
Nul aussi ne sera couronné que celui
qui aura légitimement combattu (26) . C'est pourquoi il vaut mieux
être avec le Christ dans la tribulation et la souffrance, que d'être
sans lui dans la joie et les délices. Il a dit, en effet, par le
Prophète: « L'homme qui est dans la tribulation je le délivrerai,
parce qu'il a espéré en moi, et je le protégerai parce
qu'il a connu mon nom. Il m'a invoqué et je l'écouterai.
Je suis avec lui dans la tribulation : je l'en arracherai et je le glorifierai
(27) . » Et ailleurs le prophète David dit: « Seigneur,
vous nous avez préparé une table contre ceux qui nous causent
de la tribulation et de la souffrance (28) . »
CHAPITRE IV
COMMENT IL FAUT RECEVOIR LE
SACREMENT
La table dont parle le Prophète, c'est
l'autel de Dieu, où nous recevons une nourriture vivante qui nous
vivifie, nous fortifie dans toute souffrance et nous fait vaincre tous
nos ennemis ainsi que tout obstacle. C'est pourquoi le Christ lui-même
dit à tous les hommes: «Si vous ne mangez ma chair et ne buvez
mon sang, vous n'avez pas la vie en vous (29) . » Et encore: «Qui
mange ma chair et boit mon sang possède la vie éternelle,
car il demeure en moi et moi en lui (30) .»
Cette inhabitation mutuelle, c'est donc la
vie éternelle. Et comme il nous faut vivre ici-bas au milieu d'un
combat spirituel, nous avons besoin d'une nourriture fortifiante qui nous
fasse triompher dans la lutte et lutter encore en triomphant. Cette nourriture
est cachée, c'est un pain céleste qui n'est donné
qu'à celui qui obtient la victoire dans la lutte et que nul ne connaît
s'il ne l'a goûté et reçu.
Écoutez maintenant mes paroles et recueillez-en
la leçon et le sens. Si vous voulez recevoir le corps de Notre-Seigneur
dans le Sacrement, d'une façon qui soit glorieuse pour Dieu et salutaire
pour vous-même, vous devez posséder quatre qualités
(31) , qui étaient en Marie, la Mère de Dieu lorsqu'elle
conçut Notre-Seigneur. Soyez-lui donc disciple et camérière
et asseyez-vous à ses pieds, afin que par ses exemples, elle puisse
vous enseigner comment il faut vivre, car elle est la souveraine maîtresse
de toute vertu et de toute sainteté.
La première qualité que possédait
Marie et que vous devez avoir, c'est la pureté; la seconde est une
vraie connaissance de Dieu; la troisième est l'humilité,
et la quatrième un désir qui naît de la libre volonté.
Et d'abord regardez dans votre miroir, qui
est Marie, cette première qualité de la pureté. Au
moment même où elle fut conçue, Marie fut pure de toute
tache et de toute inclination au péché, soit véniel,
soit mortel. Aussi l'envoyé de Dieu, l'ange Gabriel, put-il lui
dire :
«Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est
avec vous (32) .»
Tout ce qui est plein de grâce est pur
et tout ce qui est pur est plein de grâce. Si donc vous voulez être
pleine de grâce et recevoir Notre-Seigneur, vous devez être
pure avec Marie. Pour cela, éprouvez et examinez ce qui apparaît
en votre conscience, et tout ce que vous y trouverez qui puisse déplaire
à Dieu, accusez-le et confessez-le d'un cœur humble; devant Dieu
et votre confesseur. Gardez-vous surtout d'oublier et de laisser s'évanouir
ce qui vous aurait paru de plus grave et dont vous auriez plus de honte
et de confusion; mais accusez-vous vous-même comme un ennemi mortel,
et ainsi serez-vous pure et sans tache. Quant aux autres imperfections,
qui sont journalières et communes et desquelles nul ne peut se garder,
parlez-en brièvement et n'en soyez pas inquiète.
De tout ce qui est péché ayez,
au contraire, grande contrition et regret de cœur, avec une ferme volonté
de faire toujours le bien et de vous mettre en garde contre toute faute
vénielle ou mortelle. Ayez, par-dessus tout, grande foi et amoureuse
confiance en Dieu, car c'est là ce qui fait pardonner les péchés,
ainsi que Notre-Seigneur l'a dit en maint endroit de l'Évangile
: « Votre foi vous a sauvé (33) . » C'est la première
qualité pour être pure et recevoir avec Marie Notre-Seigneur.
Mais par-dessus toutes choses évitez
les confessions trop longues et trop verbeuses, qui ne serviraient qu'à
vous enlever la paix et à vous jeter dans l'erreur et le scrupule.
Car en vous répandant ainsi dans vos confessions en beaucoup de
paroles inutiles, lorsqu'il s'agit de péchés véniels,
et en voulant vous tranquilliser plus par votre fait que par la confiance
en Dieu, vous demeurez toujours en dehors de la lumière et de l'enseignement
de Dieu.
De cette façon vous ne savez plus distinguer
ce qui dans vos fautes est grand ou petit, plus ou moins grave. Et quand
par malheur il vous échappe quelque chose que vous avez coutume
d'accuser sans pourtant que ce soit nécessaire, vous en êtes
toute troublée, écrasée et attristée, comme
si vous ne vous étiez pas confessée et même bien plus
encore. Ainsi, au lieu que dans votre conscience devraient régner
l'espérance, la foi et l'amour en Dieu, il ne s'y trouve qu'anxiété,
crainte et attachement d'amour-propre. Si vous voulez être pure et
habiter avec Marie dans le secret de sa demeure, évitez tout cela.
La seconde qualité, que nul ne peut
posséder s'il n'a une conscience pure, c'est la vraie connaissance
de Dieu. Marie l'avait plus que tout autre, après son Fils qui est
la Sagesse même de Dieu.
Cependant, lorsque l'ange lui apporta son message,
elle fut remplie de crainte et elle se demandait ce que pouvait être
cette salutation. L'ange lui dit alors: « Ne craignez pas, Marie,
car vous avez trouvé grâce devant le Seigneur. Voici que vous
concevrez et enfanterez un Fils, et vous l'appellerez Jésus. Il
sera grand devant le Seigneur, et il sera nommé le Fils du Très-Haut.
Et le Seigneur, le Père céleste, lui donnera le trône
de David son père, c'est-à-dire la puissance de David, et
il règnera sur la maison de Jacob pour l'éternité,
et son règne n'aura pas de fin (34) .» Alors Marie dit à
l'ange : « Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme
et que je veux demeurer vierge (35) ? » Et l'ange lui répondit
:
« Le Saint-Esprit descendra d'en-haut sur vous et la force du
Très-Haut vous couvrira de son ombre. Aussi le Saint qui naîtra
de vous sera-t-il appelé le Fils de Dieu. Et voici qu'Élisabeth
votre cousine a conçu un fils dans sa vieillesse; et c'est le sixième
mois de celle qui est appelée stérile, car rien n'est impossible
à Dieu (36) . »
Marie entendait ces paroles et elle les comprenait,
enseignée qu'elle était par l'ange et plus encore par le
Saint-Esprit. Elle dit alors « Voici la servante du Seigneur (37)
. » Et ainsi, tandis que Dieu l'élevait souverainement, elle-même
s'abaissait le plus possible, comme elle l'avait appris de la Sagesse de
Dieu. Car ce qui est élevé ne peut demeurer stable que dans
l'humilité; la chute des anges précipités du ciel
le montre bien.
Qu'y a-t-il de plus haut, en effet, que le
Fils de Dieu? Mais aussi qu'y a-t-il de plus humble que le serviteur de
Dieu et de tous qui est le Christ? Et qu'y a-t-il de plus élevé
que la Mère de Dieu? Et pourtant est-il rien de plus humble que
d'être la servante de Dieu et de tout le monde, ainsi que Marie l'a
été ? Elle remit aussi sa volonté tout entière
au bon plaisir de Dieu, avec une grande ferveur, disant à l'ange
: « Qu'il m'advienne selon votre parole (38) ! » L'Esprit-Saint
l'entendit et Dieu en fut si touché dans son amour qu'il envoya
sur l'heure dans le sanctuaire de Marie le Christ qui nous a rachetés
de tous nos maux. Ainsi donc c'est de Marie et de l'ange que nous apprenons
comment le Fils de Dieu est venu dans notre nature.
CHAPITRE V
DE CINQ CONSIDÉRATIONS RELATIVES AU SAINT-SACREMENT
Il vous faut maintenant savoir comment nous
devons recevoir le Fils de Dieu, en corps et en âme dans le saint
Sacrement. L'enseignement nous en est donné, d'une part, en figure,
dans la loi juive, et, d'autre part, dans la loi chrétienne, par
le moyen de l'Écriture Sainte. Mais la foi nous élève
au-dessus de tout ce qui est connaissance naturelle ou tradition écrite
et nous donne une certitude, en dehors de tout doute, dans la grâce
de Dieu.
Enfin la sainte Église, qui ne peut
errer, nous instruit par ses enseignements et sa pratique, en vigueur depuis
le commencement du christianisme, ainsi que par les écrits des saints.
Je vais donc vous exposer cinq considérations
relatives au saint Sacrement, qu'il est utile à tout chrétien
de connaître. La première regarde le temps où le Seigneur
s'est donné lui-même à ses disciples dans le Sacrement.
La seconde traite de la matière et de la forme de ce Sacrement.
La troisième est relative au mode et à la manière
dont le Seigneur a voulu se donner à tous. La quatrième dit
pour quelle cause et quelle raison il a voulu se donner voilé et
caché, et non pas à découvert, dans l'état
où il se trouvait alors et tel qu'il est maintenant dans le ciel.
La cinquième enfin s'occupera des diverses classes de personnes
qui approchent du saint Sacrement, les unes pour leur salut éternel
et les autres pour leur condamnation.
Écoutez maintenant ce qui a trait au
temps et à la figure prophétique de notre Sacrement. Lorsque
Dieu, par le ministère de Moïse, fit sortir d'Égypte
les enfants d'Israël, on était au quatorzième
jour de la lune d'avril, qui commence toujours en mars, et c'est alors
que fut célébrée la première Pâque des
juifs. Sur l'ordre de Dieu, Moïse prescrivit que dans chaque maison
on mangeât un agneau rôti et qu'avec le sang de cet agneau
on teignît les portes, sur les montants et sur le linteau. De cette
façon, les juifs devaient être protégés contre
l'extermination et contre tout mal.
Cette nuit-là même, en effet,
le Seigneur fit périr par tout le pays tous les premiers-nés
des hommes et des animaux, et Moïse, emmenant hors d'Égypte
le peuple de Dieu, lui fit passer la mer Rouge et le fit entrer dans le
désert, où le Seigneur lui donna durant quarante ans un pain
céleste en nourriture.
C'était la figure de notre Sacrement.
Tous les signes et symboles qui avaient été donnés
aux juifs sont accomplis et nos sacrements demeureront jusqu'à la
fin du monde; et puis ils passeront à leur tour, mais la vérité,
qui y est cachée et qui n'est autre que la vie éternelle,
demeurera pour l'éternité.
Voyez: quand un grand roi ou un sage seigneur
veut s'en aller en pèlerinage dans une terre lointaine, il rassemble
ses intimes et leur confie son pays, son peuple, ses enfants et sa famille,
afin qu'ils les gouvernent et les maintiennent en bonne paix, jusqu'au
jour où il reviendra dans sa terre. C'est ainsi que le Christ, la
Sagesse éternelle de Dieu, le roi des rois et le seigneur des seigneurs,
ayant achevé son pèlerinage en ce monde misérable,
voulut rejoindre le pays de son Père, pour revenir ensuite au dernier
jour juger le monde. La veille du jour où il devait mourir, il fit
une grande fête et donna le soir un festin, auquel il invita les
plus hauts princes du monde, c'est-à-dire ses apôtres, voulant
leur remettre et leur confier ses sacrements, en même temps que son
peuple et son royaume. Un agneau pascal avait été préparé
pour la fête et ils le mangèrent tous ensemble, selon le mode
de la loi juive. Et cet agneau pascal était par avance une figure
de notre Sacrement. Mais ce jour-là même prenait fin la figure
qui avait duré quatorze cent quatre-vingt-six ans, c'est-à-dire
depuis le temps où Moïse avait fait sortir le peuple juif de
la terre d'Égypte.
Le Christ donna ainsi congé à
la loi juive, dont c'était la dernière Pâque, et inaugura
aussitôt notre loi et notre première Pâque, manifestant
en cela sa puissance sans bornes, sa sagesse, sa richesse et sa libéralité.
Tout affligé qu'il fût dans sa
nature sensible, il se montra cependant, selon l'esprit, un hôte
plein de prévenance et de bonté, ayant à ses côtés
ses chers apôtres pour convives. Et sachant qu'il devait mourir le
lendemain et se séparer d'eux, il voulut faire son testament et
le leur laisser afin qu'ils pussent le transmettre à tous les fidèles
jusqu'au dernier jour. Il y mit le sceau de sa mort, et tous les apôtres
après lui. Et ce testament n'est autre que lui-même, Dieu
et homme, présent avec tous ses dons dans le Sacrement.
Aussi cette fête est-elle grande, bienheureuse
et éternelle, car c'est Jésus-Christ né de Marie,
le roi du ciel et de la terre, qui l'a instituée. Élu par
son Père céleste comme le premier pontife de la chrétienté,
il a célébré lui-même la première messe
qui fût jamais. Là il ordonna ses prêtres et leur donna
l'onction des pontifes, de la même manière que le prophète
Moïse, offrant le premier sacrifice de la loi ancienne, avait consacré
Aaron et ses fils, pour qu'ils fussent prêtres et pontifes, leur
donnant puissance et qualité pour gouverner le peuple de Dieu jusqu'à
la venue du Christ. C'est pourquoi, lorsqu'il fut venu à son tour
et nous eut servi durant trente-trois ans, lui, Dieu et homme, il donna
congé à la loi juive, qui n'était que figure, et inaugura
lui-même le premier sacrifice de la loi chrétienne, dont il
était le premier pontife. Il y consacra ses prêtres et ses
pontifes et il leur donna à eux et à leurs successeurs sa
propre puissance, afin de gouverner et d'administrer son peuple, en tout
ce qui regarde le spirituel, jusqu'au dernier jour, où il doit revenir
pour juger.
C'est vers le soir qu'il débuta ainsi
dans la célébration de notre messe.
CHAPITRE VI.
DE LA MATIČRE ET DE LA FORME DU SAINT SACREMENT
Melchisédech, grand-prêtre du
temps d'Abraham, avait offert du pain et du vin, comme vraie figure et
aussi comme matière de notre Sacrement. De même le Christ,
notre grand-prêtre, prit du pain, en ses mains saintes et vénérables,
pour son sacrifice. Puis élevant les yeux vers son tout-puissant
Père céleste, il lui rendit grâces, bénit le
pain, le rompit et dit : « Prenez et mangez, ceci est mon corps (39)
. »
Ensuite, prenant de même, en ses mains
saintes et vénérables, le calice qui contenait du vin, il
rendit grâces de nouveau à son Père, bénit le
vin et le donna à ses disciples, en disant: « Buvez en tous,
c'est le calice de mon sang, pour une nouvelle et éternelle alliance,
le mystère de la foi, qui sera versé pour vous et pour un
grand nombre, pour la rémission des péchés (40) ,
»
Telles sont donc la matière et la forme
de notre Sacrement. Le pain et le vin constituent la matière, tandis
que la forme se trouve dans les paroles de Notre-Seigneur: Ceci est mon
corps, et : Ceci est mon sang. Car en disant : Ceci est mon corps, il changea
la substance du pain en la substance de son corps, non pas de telle sorte
que le pain fût anéanti, mais que, cessant d'être pain,
il devint le corps de Notre-Seigneur (41) . Et ce ne fut pas un corps nouveau,
mais celui-là même qui était assis à table,
qui mangeait et buvait en compagnie de ses disciples. Ils l'avaient devant
eux, présent dans le Sacrement, tout comme ils le voyaient de leurs
yeux assis à table, ce dont ils avaient grande joie. Mais de voir
des yeux de la foi ce même corps présent dans le Sacrement,
c'était là pour eux une joie plus grande encore.
Nul d'ailleurs d'entre eux tous ne lui demanda:
« Maître, comment cela peut-il être? » car ils
savaient bien que celui qui a fait le ciel et la terre et toutes choses
de rien, peut aussi changer une substance en une autre, quand il le veut.
À celui qui en un clin d'œil changea en sang toutes les eaux d'Égypte
et la femme de Loth en statue, qui fit jaillir du rocher une eau abondante
et opéra tant d'autres grands miracles rapportés dans l'Ancien
et le Nouveau-Testament, toutes choses ne sont-elles pas possibles et n'obéissent-elles
pas à sa volonté?
Remarquez maintenant que tout le pain qui était
devant le Seigneur lors de la consécration, aussi bien que celui
qu'ont devant eux tous les prêtres, en tous les lieux du monde et
sur tous les autels, ce n'est qu'une même nature de pain. Au moment
de la consécration, par la vertu de l'intention requise et des paroles consécratoires, toutes les hosties ne sont plus qu'une seule substance
simple du corps de Notre-Seigneur dans le Sacrement et tout ce qui auparavant
était du pain devient le corps de Notre-Seigneur. Et bien que les
hosties soient dispersées à toutes les extrémités
de la terre, le Sacrement est un, et le corps vivant de Notre-Seigneur
demeure dans son unité indivisible, en tout le Sacrement.
Vous devez croire de même que le vin
changé au sang de Notre-Seigneur, à la consécration,
est tout entier dans tous les calices et dans chacun d'eux, et qu'il ne
se trouve pas plus abondamment en tous qu'en un seul, car on ne le peut
ni diviser, ni diminuer, ni augmenter. Et quoique la consécration
du corps de Notre-Seigneur et celle de son sang soient divisées
et distinctes, selon la matière et selon la forme des paroles, selon
la figure et aussi selon le sens, et que le Sacrement soit double, il s'unifie
pourtant en une seule réalité et ne contient qu'un seul Christ
(42) . Car dans l'hostie le corps vivant de Notre-Seigneur ne peut pas
être séparé de son propre sang, ni son sang dans le
calice être séparé de son corps avec lequel il vit.
Ainsi le Christ se trouve indivisé et en entier dans chaque partie
du Sacrement.
La matière nécessaire de ce Sacrement est le pain de
froment non fermenté et le vin mêlé d'un peu d'eau,
et c'est un symbole de l'innocence du Christ, de sa douceur et de son humilité
au milieu des hommes. Il a été le précieux grain de
froment qui est mort et qui, jeté en terre, nous a donné
beaucoup de fruit, c'est-à-dire notre vie à tous dans la
foi chrétienne.
De même, il est la vraie vigne plantée
par le Père dans le jardin de la sainte Église : de ses plaies
coulent pour nous le baume et le vin. Le parfum exquis et la saveur délicieuse
qui s'en échappent enivrent les amants de Dieu.
CHAPITRE VII.
DU MODE ET DE LA MANIÈRE SELON LESQUELS LE
CHRIST S'EST DONNÉ DANS LE SAINT-SACREMENT
Quiconque veut s'enivrer d'amour doit contempler,
scruter et admirer deux marques de l'amour que nous témoigne le
Christ dans le saint Sacrement, marques si hautes et si profondes que nul
ne peut les saisir, ni les comprendre pleinement.
La première nous enseigne que le Christ
a donné à notre âme sa chair en nourriture et son sang
en breuvage. Une telle merveille d'amour n'avait jamais été
entendue auparavant. Mais c'est la nature de l'amour de toujours donner
et de prendre, d'aimer et d'être aimé, et ces deux choses
se rencontrent en quiconque aime.
Ainsi l'amour du Christ est avide et libéral:
s'il nous donne tout ce qu'il a et tout ce qu'il est, en retour il prend
en nous tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes; et il réclame
de nous plus que nous ne sommes capables de donner. Sa faim est démesurément
grande; il nous consomme en entier jusqu'au fond, tellement son avidité
est immense et son désir insatiable : il dévore jusqu'à
la moelle de nos os. Cependant nous nous livrons à lui volontiers,
et plus nous lui cédons, plus il goûte nos attraits. Et bien
qu'il nous consomme, il ne peut jamais être rassasié, car
il est insatiable et sa faim est sans mesure; nous sommes pauvres, il le
sait : mais il n'en a cure, et n'exige pas moins.
Tout d'abord il prépare son repas et
il consume dans l'amour tous nos péchés et nos défauts.
Puis, lorsque nous sommes purifiés par le feu de l'amour, il fond
sur nous comme le vautour sur sa proie. Car il veut transformer et consumer
notre vie pleine de péché en sa vie toute remplie de grâce
et de gloire, qu'il est toujours prêt à nous donner, pourvu
que nous consentions à nous renoncer nous-mêmes et à
délaisser le péché. Si nous pouvions voir l'ardent
désir qu'a le Christ de notre salut, nous ne serions pas capables
de nous retenir et nous irions nous jeter nous-mêmes en lui. Encore
que mes paroles sonnent étrangement, ceux qui aiment me comprennent
bien.
L'amour de Jésus est de si noble nature
que, tout en consumant, il veut nourrir. S'il nous absorbe entièrement
en lui, en retour il se donne lui-même. Il fait naître en nous
la faim et la soif de l'esprit, qui doivent nous le faire goûter
avec une jouissance éternelle, et à cette faim spirituelle
ainsi qu'à l'amour affectif il donne l'aliment de son propre corps.
Et de ce corps sacré, si nous le prenons et consumons en nous avec
une dévotion intime, s'écoule en tout notre être et
dans nos veines mêmes son sang glorieux et plein d'ardeur. Nous sommes
embrasés par lui d'amour affectif et de charité; corps et
âme, nous sommes pénétrés de jouissance et de
goût spirituel.
C'est ainsi qu'il nous donne sa vie remplie
de sagesse, de vérité et d'enseignements, afin que nous l'imitions
en toutes vertus; et alors il vit en nous et nous en lui. Il nous donne
aussi son âme avec la plénitude de grâces qu'elle possède,
afin que, d'une manière stable, nous puissions toujours demeurer
avec lui, en communion d'amour, de vertus et de louanges de son Père.
Enfin, ce qui dépasse tout, il nous offre et nous promet sa divinité
pour en jouir éternellement. Peut-on s'étonner dès
lors qu'ils soient dans la jubilation ceux qui goûtent et expérimentent
de telles choses ?
Lorsque la reine de l'Orient put contempler
la richesse, la majesté et la gloire du roi Salomon, elle se sentit
défaillir devant une telle merveille, et toute hors d'elle-même
elle s'évanouit. Mais vous pouvez comprendre combien toute la richesse
et la majesté de Salomon étaient peu de chose en comparaison
de la richesse et de la gloire qu'est le Christ lui-même et qu'il
nous a préparées dans le saint Sacrement. Car s'il nous est
possible de recevoir tout ce qui appartient à son humanité
et de demeurer cependant en possession de nous-mêmes, lorsque nous
venons à contempler sa divinité présente devant nous
dans le Sacrement, c'est un sujet de telle admiration que nous devons nous
élever en esprit jusqu'à un amour superessentiel, car l'étonnement
et le transport nous feraient défaillir devant la table de Notre-Seigneur.
Mais c'est avec dévotion et amour affectif
que nous prenons en nourriture et que nous consommons l'humanité
de Notre-Seigneur en nous-mêmes, car l'amour attire à lui
tout ce qu'il aime, et avec un amour tout semblable Notre-Seigneur nous
attire et nous consomme en lui, et il nous remplit de sa grâce. Alors
nous grandissons et nous nous élevons au-dessus de la raison jusqu'à
un amour divin qui nous fait prendre et consommer spirituellement la nourriture
céleste, et tendre avec un amour pleinement dépouillé
vers la divinité. C'est là que nous rencontrons son Esprit,
son amour immense, qui consume et transforme notre esprit avec toutes ses
œuvres, nous entraînant avec lui vers l'unité, où l'on
goûte le repos et la béatitude (43) .
Ainsi donc, dévorer toujours et être
dévoré, monter et descendre avec l'amour, c'est là
notre vie dans l'éternité. Voilà bien ce que pensait
le Christ lorsqu'il disait à ses disciples : « J'ai désiré
d'un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir
(44) .
Notre Pâque, c'est le Christ, que nous
recevons dans le Sacrement, comme les apôtres, réunis tous
ensemble à la Cène autour de leur Maître, le reçurent
eux-mêmes sous la forme d'un aliment qui nourrit le corps. Et chacun
d'eux y trouva un aliment éternel, par le moyen de la foi, de l'amour
et du désir, qui sont comme la bouche de l'âme, et c'est ainsi
qu'ils reçurent en nourriture le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
avec tous ses membres, non pas cependant selon la quantité matérielle
de ce corps assis à la table du festin. Cette quantité matérielle,
il l'avait cachée dans la substance de son corps et dans le Sacrement
: car son corps était vivant, et si les apôtres l'avaient
mangé comme un aliment vulgaire, il en eût ressenti de la
souffrance. Mais il leur donna, par un procédé surnaturel,
sa vie tout aimable, sa chair, son sang, son âme et sa divinité
et c'était là leur nourriture spirituelle, aussi bien que
la sienne et la nôtre à tous. Il demeurait cependant en lui-même
tout ce qu'il était, sans division ni changement dans sa nature.
Toute la substance que le Christ avait reçue
de la Vierge Marie, sa mère, c'est-à-dire sa nature humaine,
fut donnée par lui. Et il se livra ainsi tout entier et indivisé
de deux manières, son corps sous l'espèce du pain et son
sang sous l'espèce du vin, demeurant cependant tout entier et sans
partage sous chacune des deux espèces. Car son corps est l'appui
de son sang et son sang est l'appui vital de son corps; l'âme est
la vie des deux, et ces trois éléments réunis forment
une seule vie indivisée, qui est le Christ, vie qu'il a donnée
à ses disciples et qu'il nous a laissée dans le Sacrement.
De même, en effet, qu'à la consécration toutes les
hosties, aux mains de tous les prêtres, sont toutes, sans division,
une seule substance et une même nature de pain, de même, après
la consécration, elles sont l'unique substance du corps de Notre-Seigneur.
qu'on ne peut diviser. Il faut en dire autant du vin que l'on consacre
en son sang.
Ainsi donc sous chaque goutte dans le calice,
sous chaque parcelle d'hostie consacrée, si petite soit-elle, et
partout où est l'espèce du pain, le Christ est présent
tout entier, comme il l'est au ciel. Car, malgré que les parcelles
et les hosties soient divisées, en tous lieux, en une multitude
de parties, le Sacrement demeure un et le Christ est un et indivisé
dans tout le Sacrement, par toute la terre.
De même que l'âme de l'homme vit
en tous ses membres et en chacun d'eux, sans être divisée
ni localisée, de même le corps glorieux de Notre-Seigneur
est vivant dans tout le Sacrement, par toute la terre, sans division ni
enchaînement au lieu, de façon à pouvoir être
donné également à tous ses membres, c'est-à-dire
à tous ceux qui le désirent dans la foi chrétienne.
Et chacun le reçoit tout entier, selon son mode particulier, conformément
à ses besoins et à ses désirs. C'est ce qu'on appelle
la communion, c'est-à-dire la participation commune; car nous recevons
tous en commun le corps de Notre-Seigneur dans le Sacrement, chacun recevant
en particulier tout ce que les autres reçoivent ensemble. Et bien
que les prêtres prennent à la messe le saint Sacrement sous
les deux espèces, ils ne reçoivent pourtant pas plus que
les laïques; la consécration est double, celle du calice et
celle de l'hostie, mais le Christ n'en est pas moins en entier et sans
partage sous chacune des deux espèces.
Sans doute un incrédule peut être
assez fou pour penser et dire en lui-même: Le Sacrement que le Christ
consacra fut consommé tout entier par les apôtres qui l'entouraient
à ce moment; qu'est-ce donc que font maintenant les prêtres?
À cette question le Christ a répondu lui-même, lorsque,
aussitôt après la consécration, il dit à ses
apôtres: « Toutes les fois que vous ferez ceci, vous le ferez
en mémoire de moi (45) »: c'est-à-dire en mémoire
de mon amour, de ma passion et de ma mort; pour rappeler aussi que je suis
véritablement Dieu et homme, tout-puissant au ciel et sur la terre.
Les apôtres accueillirent ces paroles
de la bouche de Notre-Seigneur, selon le sens qu'il avait en vue; ils les
regardèrent comme une prophétie, en même temps que
comme un ordre et un pouvoir divin qu'il leur donnait à eux et à
leurs successeurs, pour remplir cet office jusqu'au dernier jour.
C'est pourquoi, aussitôt après
son Ascension, lorsqu'ils eurent reçu le Saint-Esprit qui leur enseigna
toute vérité, ils commencèrent à célébrer
la messe, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ (46) . Et son Esprit
parlait par leur bouche, lorsqu'ils disaient à la consécration
: « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. » Ils ordonnèrent
des évêques et des prêtres de la part du Seigneur et
en son nom, leur donnant le pouvoir qu'ils avaient reçu de Dieu
d'exercer les fonctions sacerdotales dans le monde entier. La sainte Église
possède ainsi son fondement dans le Christ, et le Christ vit avec
elle. Elle lui est unie dès le commencement, et elle demeurera d'une
façon stable en possession de son ministère jusqu'au dernier
jour.
Les prêtres, en consacrant le saint Sacrement,
sont des instruments volontaires de Notre-Seigneur Jésus-Christ;
c'est lui qui, par la bouche de chacun et de tous, dit : « Ceci est
mon corps, ceci est mon sang. » Et chaque prêtre consacre réellement
le corps de Notre-Seigneur, et tous ensemble ne consacrent pas davantage
que ce même corps en toute vérité.
J'en ai fini ainsi avec la première
marque d'amour que le Christ nous a montrée et enseignée
dans le saint Sacrement.
Le second témoignage d'amour, qui vient
ensuite, nous est marqué dans ces autres paroles de la consécration
:
« Ceci est le calice de mon sang, qui
sera versé pour vous et pour un grand nombre, pour la rémission
des péchés (47) »Le Christ les prononça lorsqu'il
fit de son sang un breuvage pour ses apôtres et pour nous tous, alors
qu'il allait le répandre et souffrir la mort par amour, à
cause de nos péchés.
Jamais on ne vit plus grand amour que celui
du Fils de Dieu livrant sa vie à la mort, et au prix de cette mort
nous rachetant à la justice de son Père, pour nous faire
vivre avec lui éternellement. Il s'est offert, et nous avec lui,
à la clémence de son Père, en souffrant une mort ignominieuse;
et le Père nous a reçus avec lui dans l'héritage céleste
de son Fils. Voilà pourquoi le Christ a fait une double consécration,
voulant nous laisser le souvenir du calice de sa passion, qu'il a bu par
amour, afin de nous délivrer de la mort éternelle et acheter
pour nous à son Père la vie de la grâce et de la gloire.
C'est ce que nous enseigne la consécration du précieux sang.
Mais la consécration du corps de Notre-Seigneur nous montre la grandeur
de son amour, qui l'a porté à vouloir nous servir lui-même
d'aliment et de nourriture spirituelle, afin de vivre en nous et nous en
lui, comme il a été dit plus haut. Il est mort par amour
afin de nous faire vivre, et il vit en nous afin que nous demeurions vivants
en lui pour l'éternité.
Ce sont là deux marques d'amour si hautes,
que nul ne peut les comprendre pleinement. Chaque fois que nous entendons
la messe et que nous allons au Sacrement, nous devons nous pénétrer
de ces choses et penser à l'amour du Seigneur, afin de nous oublier
nous-mêmes et d'abandonner pour son honneur tout autre amour.
S'il nous arrive peine et souffrance, nous
pourrons penser à ce que lui-même a enduré et souffert,
et nous irons à sa suite par obéissance et abandon de nous-mêmes,
jusqu'à la mort. Ainsi nous pourrons goûter l'amour par lequel
il nous a élus et aimés de toute éternité,
sans commencement.
CHAPITRE VIII
DE QUATRE MARQUES DE L'AMOUR ÉTERNEL DE DIEU
Voici maintenant quatre marques de l'amour
éternel de Dieu, si hautes et si grandes, que toute la sainte Écriture,
depuis le commencement, y prend sa racine (48) .
La première, c'est que Dieu a créé
l'homme, par amour, à son image et à sa ressemblance. La
seconde, c'est que le Fils de Dieu, la Sagesse éternelle, a pris
par amour la nature humaine, la revêtant de sa propre personnalité.
La troisième consiste en ce que le même Fils de Dieu, Jésus-Christ,
est mort par amour et nous a rachetés par son précieux sang,
puis nous a purifiés dans le baptême de tous nos péchés.
C'est ainsi que, nous élevant au-dessus de notre nature, il nous
a unis à lui dans l'esprit de son amour. La quatrième marque,
c'est qu'il nous a donné sa chair et son sang, tout ce qu'il a reçu
de notre nature et tout ce qu'il est, Dieu et homme, en aliment et en breuvage,
afin de vivre en nous et de nous donner vie en lui pour l'éternité.
Notez maintenant avec grand soin ces quatre
marques d'amour : je vais vous les expliquer plus clairement encore.
Dieu, de toute éternité, a tant
aimé le monde qu'il nous a donné son Fils unique de quatre
manières.
Premièrement la sainte Écriture
nous enseigne que Dieu le Père céleste a créé
tous les hommes à son image et à sa ressemblance. Son image,
c'est son Fils, sa propre Sagesse éternelle : « Toutes choses
y ont vie, dit saint Jean, tout ce qui a été créé
était vie en lui (49) » : et cette vie n'est rien autre que
l'image de Dieu, dans laquelle éternellement Dieu a connu toutes
choses et d'où viennent toutes les créatures.
Ainsi donc cette image, qui est le Fils de
Dieu, est éternelle, antérieure à toute création.
C'est en relation avec cette image éternelle que nous avons tous
été créés (50) , Car dans la partie la plus
noble de notre âme, domaine de nos puissances supérieures,
nous sommes constitués à l'état de miroir vivant et
éternel de Dieu; nous y portons gravée son image éternelle
et aucune autre image n'y peut jamais entrer (51) . Sans cesse, ce miroir
demeure sous les yeux de Dieu et participe ainsi avec l'image qui y est
gravée à l'éternité même de Dieu. C'est
dans cette image que Dieu nous a connus en lui-même, avant que nous
fussions créés, et qu'il nous connaît maintenant, dans
le temps, créés que nous sommes pour lui-même. Cette
image se trouve essentiellement et personnellement chez tous les hommes
(52) ; chacun la possède tout entière et indivisée,
et tous ensemble n'en ont pas plus qu'un seul. De cette façon, nous
sommes tous un, intimement unis dans notre image éternelle, qui
est l'image de Dieu et la source en nous tous de notre vie et de notre
appel à l'existence. Notre essence créée et notre
vie y sont attachées sans intermédiaire, comme à leur
cause éternelle.
Cependant notre être créé
ne devient pas Dieu, pas plus que l'image de Dieu ne devient créature.
Car nous sommes créés à l'image, c'est-à-dire
pour recevoir l'image de Dieu; et cette image est incréée,
éternelle, le Fils de Dieu même. Dans l'essence de Dieu, elle
est toute l'essence, et dans sa nature, elle est toute la nature.
La nature en Dieu est féconde, elle
possède la paternité, elle est Père; et par la fécondité
de cette nature, le Père est dans le Fils et le Fils dans le Père.
Mais le Fils est dans le Père en sa qualité de Fils et sans
être détaché de lui, comme un fruit immanent de la
nature divine (53) . Et c'est pourquoi la nature appartient tout à
la fois au Père qui engendre toujours et au Fils qui est sans cesse
engendré: mais au terme même de la génération,
le Fils est une seconde personne éternellement engendrée
du Père; et de leur mutuel amour procède, comme une ardeur
brûlante, le Saint-Esprit, la troisième personne, qui se répand
dans toutes les créatures prêtes à le recevoir.
La partie supérieure de notre âme
est toujours prête (54) , parce qu'elle est toute dépouillée
et sans images; elle contemple sans cesse et s'incline vers son principe.
Et c'est pourquoi elle est comme un miroir éternel et vivant de
Dieu, recevant toujours et sans interruption la génération
éternelle du Fils et l'image de la sainte Trinité (55) ,
en qui Dieu se connaît, selon tout ce qu'il est, essence et personnes.
Car cette image est toute essence et dans chacune des personnes elle est
toute la nature. Et cette image, nous la possédons tous, comme une
vie éternelle, en dehors de nous-mêmes, avant d'être
créés; et dans notre nature créée, elle est
la superessence de notre essence et vie éternelle. De là
vient que la substance de notre âme possède trois propriétés
qui ne font qu'un dans la nature (56) .
La première propriété
de l'âme, c'est une nudité essentielle, sans images : par
là nous ressemblons et nous sommes unis au Père et à
sa nature divine.
La seconde propriété peut être
appelée la raison supérieure de l'âme; c'est une clarté
de miroir, où nous recevons le Fils de Dieu, la vérité
éternelle. Par cette clarté, nous lui sommes semblables,
mais dans l'acte de recevoir, nous sommes un avec lui.
La troisième propriété,
nous l'appelons l'étincelle de l'âme: c'est une tendance intime
et naturelle de l'âme vers sa source; et c'est là que nous
recevons le Saint-Esprit, l'Amour de Dieu. Par cette tendance intime, nous
sommes semblables au Saint-Esprit; mais dans l'acte de recevoir nous devenons
un esprit et un amour avec Dieu.
Ces trois propriétés constituent
une seule substance indivisée de l'âme, un fonds vivant, domaine
des puissances supérieures. Ressemblance et union sont en nous tous
par nature; mais pour les pécheurs, elles demeurent cachées
dans leur propre fond sous l'épaisseur de leurs péchés.
Ainsi donc si nous voulons découvrir
et connaître le royaume de Dieu qui est caché en nous, il
nous faut mener intérieurement une vie vertueuse, et extérieurement
une vie bien ordonnée et informée par la vraie charité.
Imitant ainsi le Christ en toutes manières, nous pourrons, au moyen
de la grâce, de l'amour et des vertus, nous élever jusqu'au
sommet supérieur de nous-mêmes, où Dieu vit et règne.
Nous ne pouvons, en effet, contempler ni connaître la béatitude
qui est Dieu même par une lumière naturelle, ni par aucun
artifice ou industrie quelconque, mais seulement par la grâce divine.
C'est pourquoi Dieu nous a donné les puissances supérieures
de notre âme afin d'y recevoir sa ressemblance, c'est-à-dire
sa grâce et ses dons, qui nous renouvellent, nous élèvent
au-dessus de la nature et nous rendent semblables à lui par l'amour
et les vertus (57) .
Cette ressemblance surnaturelle avec Dieu,
que nous donnent la grâce et les vertus, élève notre
mémoire jusqu'à une nudité sans images, notre intelligence
à la vérité simple et notre vouloir à la liberté
divine : et ainsi sommes-nous semblables à Dieu par la grâce
et les vertus, et, ce qui dépasse la ressemblance, unis à
lui dans la béatitude. Tel est le premier gage d'amour donné
par Dieu à la nature humaine, de nous avoir créés
à son image et à sa ressemblance.
Mais lorsque le premier homme, Adam, cessa
d'obéir et transgressa l'ordre du Seigneur, il perdit en même
temps par son péché la ressemblance avec Dieu; il fut banni
du paradis et se vit fermer l'entrée du royaume de Dieu pour lui
et pour nous tous avec lui.
Ce fut l'occasion pour Dieu de nous donner
à tous un second gage d'amour, en envoyant son Fils unique dans
notre nature, afin qu'il fût homme avec nous et notre frère
à tous. Et le Fils de Dieu s'est humilié pour nous élever;
il s'est appauvri pour nous enrichir; il s'est livré au mépris
pour nous combler d'honneurs.
Toutefois ses humiliations ne l'ont pas
fait déchoir, car il est demeuré ce qu'il était, tout
en prenant ce qu'il n'était pas. Il est demeuré Dieu en devenant
homme, afin que l'homme devînt Dieu. Il a pris notre humanité
à tous, comme un roi prend les vêtements de ses familiers
et de ses serviteurs, de sorte que nous sommes revêtus avec lui du
même vêtement, qui est la nature humaine.
Mais en même temps, comme privilège
unique, il a donné à son âme et à son corps
né de la toute pure Vierge Marie, le vêtement royal de sa
personnalité divine. Par nature ce vêtement n'appartient qu'à
lui seul, car il est Dieu et homme en une seule personne. Pour en être
revêtus nous-mêmes avec lui, il nous faut sa grâce, qui
nous donne le pouvoir de l'aimer de telle sorte que nous nous renoncions
nous-mêmes et dépassions notre personnalité créée.
De cette façon se constitue pour nous l'union avec sa personne,
qui est la vérité éternelle.
Par nature, en effet, vous le savez,
nous sommes tous nés enfants de colère, homicides, transfuges
du royaume de Dieu. C'est le fait du premier homme qui, par sa désobéissance,
a perdu la grâce qu'il devait transmettre à tous ses descendants
dans la nature humaine. Pour expier ce péché, le Père
nous a envoyé son Fils, qui a pris notre nature et par l'opération
du Saint-Esprit s'est fait homme. Mais cela ne suffisait pas pour que nos
péchés fussent pardonnés, car le Père voulait
les punir selon la justice. C'est pourquoi il livra son Fils à la
mort pour expier les péchés du monde, et le Fils se soumit
à la mort, et le Saint-Esprit consomma cette œuvre en amour.
C'est là le troisième gage d'amour,
qui consiste en ce que le Fils de Dieu nous a délivrés par
sa mort et nous a, par son sang précieux, rachetés et payés
devant la face de son Père. C'est donc grâce à sa mort
que nous vivons. Nous avons été purifiés par lui dans
la fontaine de sang et d'eau qui jaillit de son côté; son
sang nous a rachetés et l'eau nous unit à son Esprit en amour.
Ainsi demeurons-nous sans cesse en lui, ne formant en esprit qu'une même
vie avec lui. Et c'est ce que nous montre l'eau qui est mêlée
avec le vin dans le calice où l'on consacre son sang; car dans cette
eau unie au vin à la consécration, nous voyons le peuple
du Christ qui lui est uni et vit dans son sang; et c'est là une
vie que nul ne peut posséder ni connaître s'il n'est chrétien
fidèle, uni au Christ dans son amour.
Enfin, il y a un quatrième gage d'amour,
que le Christ a laissé à ses amis de choix qui vivent en
lui. Ce gage, nous le reconnaissons à ceci : que le Christ a voulu
nous donner, comme nourriture et soutien, un aliment et un breuvage de
grand prix, sa chair et son sang, qui de droit n'appartiennent qu'à
lui seul. Lui-même a dit en effet: « Celui qui mange ma chair
et boit mon sang demeure en moi et moi en lui; il ne mourra pas, mais vivra
éternellement (58) » Ce qu'il faut entendre spirituellement
d'une vie semblable à celle des anges et des saints, qui ont le
Christ pour nourriture et pour breuvage, et ne se servent pour cela ni
de dents ni de bouche. Car le Christ est le pain vivant du ciel; le Père
l'a envoyé au monde et avec amour nous le mangeons et nous en repaissons
spirituellement comme font les anges et les saints dans le ciel, et comme
le Christ lui-même dans son amour nous consomme tous en lui.
Ainsi, consommer et être consommé,
c'est avoir une vie éternelle et bienheureuse dans le Christ, et
toutes les fois que l'on pense par amour au bien-aimé, il est de
nouveau nourriture et breuvage. Cependant, ceux qui font ainsi ont plus
de désirs pour le saint Sacrement, en même temps que plus
de capacité et d'aptitude que les autres hommes; car ils aiment
les moyens et pratiques de la sainte Église, tels que le Christ
les a établis et ordonnés pour son honneur et l'utilité
de son peuple. Aussi ils grandissent sans cesse et se fortifient en grâce
et en toutes vertus, tant par l'intérieur que par l'extérieur;
car tout ce qu'ils ont spirituellement à l'intérieur, ils
le reçoivent encore extérieurement dans le saint Sacrement.
Saints par ce qu'ils reçoivent, plus saints encore par ce qu'ils
possèdent, les deux procédés réunis leur donnent
la suprême sainteté.
Ceux, au contraire, qui reçoivent le
saint Sacrement indignement, en état de péché mortel,
prononcent eux-mêmes leur condamnation. Quant à ceux qui ne
le reçoivent ni en esprit, ni sacramentellement, ils sont morts
devant Dieu, vivant simplement selon la nature, en dehors de la grâce.
J'ai dit comment nous devions le recevoir et
comment l'on consomme et l'on est consommé.
CHAPITRE IX
CAUSES ET RAISONS POUR LESQUELLES LE CHRIST A VOULU SE DONNER VOILE
ET CACHE DANS LE SAINT SACREMENT, ET NON PAS A DÉCOUVERT DANS
LA FORME QU'IL POSSÉDAIT
ALORS SUR LA TERRE ET QU'IL A MAINTENANT DANS LE CIEL
Il y a beaucoup de gens grossiers et insensés,
qui prétendent être plus sages que le Christ, la Sagesse de
Dieu. Ils se demandent pourquoi le Christ a voulu se donner dans le saint
Sacrement voilé et caché, au lieu de paraître à
découvert, tel qu'il était alors et qu'il est maintenant
dans le ciel.
La sainte Écriture leur donne la réponse,
en disant :
«Tout ce que Dieu a fait est très
bien, et tout ce qui vient de lui est bien ordonne (59) . » Le prophète
Isaïe dit aussi: «Une lumière s'est levée pour
le peuple qui errait dans le royaume des ténèbres et de la
mort (60) .» Cette lumière c'est le Christ, selon la parole
de saint Jean : « Et la lumière brille dans les ténèbres
et les ténèbres n'ont pu la saisir (61) . » C'est pourquoi
saint Paul enseigne qu'actuellement nous voyons comme dans un miroir et
une ressemblance; mais dans la vie éternelle, nous verrons face
à face la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ (62) . Nous
le connaîtrons clairement comme il nous connaît lui-même
dès maintenant. Mais nous pouvons déjà le connaître
dans la lumière de notre foi, comme le connaissaient les apôtres,
aussi bien avant sa mort qu'après sa résurrection. Ils voyaient
un homme, mais leur foi leur disait qu'il était Dieu et que la divinité
se cachait dans l'humanité.
De même, nous voyons des yeux de notre
corps le saint Sacrement et nous croyons que le corps de Notre-Seigneur
s'y cache pour nous. Si le Seigneur, en effet, se montrait à nous
avec la gloire et la clarté qu'il a dans le ciel, nous ne pourrions
les soutenir. Car nos yeux sont mortels et la seule clarté du corps
de Notre-Seigneur nous aveuglerait et ferait défaillir tous nos
sens. Voyez par là combien grande, au-dessus de toute compréhension,
doit être la clarté spirituelle de son âme et de sa
divinité. C'est pourquoi, vous le savez, Notre-Seigneur Jésus-Christ
a voulu voiler et envelopper dans les sacrements et dans des signes sensibles
tout ce qu'il nous a donné comme fondement de notre vie spirituelle.
Il en est ainsi pour le saint Baptême, qui donne entrée à
la vie éternelle : l'eau et les paroles consacrées le constituent
pleinement. Tous les autres dons que le Christ a confiés à
son Église sont également voilés sous différents
symboles, comme le chrême, l'huile, certaines paroles et certains
actes, des signes et des sacrements, le tout d'après des règles
fixes et selon les besoins de chacun.
Mais surtout le Seigneur de tous les dons,
Jésus-Christ, a voilé et caché pour nous sa chair
et son sang dans le saint Sacrement, par la vertu de ses paroles. Et il
l'a fait afin de nous obliger à vivre ici-bas, au milieu de tous
ses dons, avec une foi ferme et non dans la claire et glorieuse contemplation;
car c'est par la foi intègre que l'on mérite la contemplation
éternelle.
C'est pourquoi ils sont insensés ceux
qui veulent transporter la vie éternelle et la gloire de Dieu dans
le temps, ou le temps dans l'éternité, car les deux choses
sont également impossibles.
Voir Notre-Seigneur comme il est au ciel rendrait
impossible autant qu'inhumain de manger son corps et de boire son sang.
Mais actuellement c'est le Sacrement que nous mangeons réellement,
et par le fait du Sacrement, nous mangeons la chair du Seigneur et buvons
son sang, dans notre âme, par la foi et l'amour; et ainsi nous sommes
unis à lui et lui à nous. Cette union amoureuse, le Christ,
la Sagesse de Dieu, l'a conçue dans sou esprit, et l'a réalisée
en vérité dans ses œuvres, telle qu'elle existait en figures
et en symboles dès le commencement du monde.
Notez bien cette union d'amour que le Christ
veut avoir avec nous tous. Avant la consécration, toutes les hosties
que, dans tout l'univers, les prêtres ont devant eux, ne sont ensemble
qu'une seule substance de pain. À la consécration, par un
effet de la puissance de Dieu, la substance du pain est changée
en la substance du corps de Notre-Seigneur, la substance et le corps mêmes
qu'il a dans le ciel : et dans le Sacrement, nous le recevons tous ensemble
substantiellement. Mais dans la substance nous recevons aussi tout ce qui
ne fait qu'un avec elle essentiellement, c'est-à-dire la longueur,
l'étendue, la grandeur, tout ce qui appartient au corps et ne fait
qu'un avec la substance. C'est là ce que nous recevons tous dans
le Sacrement. De cette manière, le corps de Notre-Seigneur se trouve
sacramentellement dans tous les pays, en tous lieux, dans toutes les églises;
nous pouvons le lever et le déposer, le porter et le conserver dans
des pyxides, le prendre dans le ciboire, le donner et le recevoir.
Mais s'il s'agit de la forme qu'il a au ciel,
avec ses mains, ses pieds et tous ses membres et la plénitude de
gloire qu'il possède devant les anges et les saints, alors il ne
quitte pas le lieu où il est, et sa demeure y est permanente. Sous
cette forme, nous ne pouvons le recevoir ni actuellement, ni jamais.
Cependant, au dernier jour, lorsque nous entrerons
au ciel avec nos corps glorieux, nous serons avec le Seigneur et chez le
Seigneur; nous contemplerons de nos yeux de chair sa face glorieuse et
nous entendrons de nos propres oreilles sa voix douce et pleine d'amour,
et ainsi notre cœur et nos sens seront remplis de sa gloire. Dès
lors nous nous fondrons d'amour et de joie en lui, et lui en nous.
Bien que ce soit là une gloire
accidentelle dans le ciel, parce qu'elle vient de l'extérieur et
qu'elle est sensible, nous ne pouvons cependant, tant que nous sommes ici-bas,
contempler sous une telle clarté la face de Notre-Seigneur: nos
sens ne pourraient la soutenir. Nous devons donc maintenant cheminer dans
la foi chrétienne et recevoir le saint Sacrement avec dévotion,
révérence et amour, afin de pouvoir après cette vie
connaître et goûter la béatitude éternelle. Amen.
CHAPITRE X
COMBIEN DIFFÈRENT LES PERSONNES QUI S'APPROCHENT DU SAINT SACREMENT,
LES UNES POUR LEUR SALUT ÉTERNEL, LES AUTRES POUR LEUR CONDAMNATION
Il y a maintenant des distinctions à
établir entre ceux qui reçoivent le saint Sacrement, qu'ils
soient clercs ou laïques.
La première catégorie par laquelle
je commence comprend ceux qui par nature ont de la tendresse de cœur. Dès
qu'ils sont touchés de la grâce de Dieu, pourvu toutefois
qu'ils la suivent et lui obéissent, leur affection et leur désir
s'échauffent et s'émeuvent d'amour pour l'humanité
de Notre-Seigneur. Aussi méprisent-ils et abandonnent-ils facilement
tout ce qui est du monde, afin de pouvoir s'adonner à leur bien-aimé
de tout l'empressement et de toute l'ardeur de leurs désirs. Et
comme ils ne peuvent approcher de Notre-Seigneur que dans le Sacrement,
ils ressentent une ardeur impatiente, causée par leur amour intime
et le désir insatiable qu'ils ont de recevoir ce Sacrement, à
tel point qu'ils pensent parfois perdre le sens et mourir s'ils ne peuvent
l'obtenir. Mais on trouve peu d'hommes de cette sorte. Ce sont, le plus
souvent, des femmes ou des jeunes filles, ou des hommes en petit nombre;
car ces personnes ont une complexion plus délicate et elles ne sont
pas encore élevées ni illuminées selon l'esprit. C'est
pourquoi l'exercice de leur dévotion demeure sensible et affectif,
entièrement occupé par la représentation de l'humanité
de Notre-Seigneur; et elles ne peuvent concevoir ni comprendre comment
on peut le recevoir dans l'esprit en dehors du Sacrement. De là
vient qu'elles languissent intérieurement à cause de l'affection
et du désir qu'elles ressentent pour Notre-Seigneur. Nul n'est alors
capable de les raisonner ni de les calmer, de leur donner aide ni repos
avant qu'elles n'aient reçu le Sacrement. Mais dès qu'elles
l'ont reçu elles sont pleinement satisfaites et elles s'adonnent
en repos à leur bien-aimé, soutenues par le goût spirituel
et la douceur surabondante qui les inondent dans l'âme et le corps.
Et cela dure jusqu'à ce qu'une nouvelle grâce et un nouvel
attrait s'emparent de leur être et de toutes les puissances de leur
âme. Car dès lors elles sont saisies de nouveau par l'affection
et le désir, avec grande impatience, comme si elles n'avaient rien
reçu. Leur cœur s'ouvre tout grand et aspire à recevoir de
nouveau le saint Sacrement; elles paraissent vraiment hors de sens. Elles
ressemblent bien à cet officier royal qui priait Notre-Seigneur
de descendre à Capharnaüm et de guérir son fils sur
le point de mourir (63) . Et comme le Seigneur lui répondait : «
Si vous ne voyez pas de miracles ni de signes, vous ne croyez pas, l'officier
reprit : «Seigneur, descendez avant que mon fils ne meure.
» Car il ne croyait pas que Notre-Seigneur pût guérir
son fils s'il ne venait dans sa maison et ne posait la main sur sa tête,
ou ne faisait quelque autre signe pour le guérir.
C'est de même façon que ces personnes
se comportent dans leur amour pour le saint Sacrement, qui est un signe
véritable de la présence du corps de Notre-Seigneur. L'attrait
et le désir du Sacrement les jettent dans une langueur impatiente
et, s'adressant au prêtre et à Notre-Seigneur, elles s'écrient:
« Seigneur, descendez dans ma maison par votre Sacrement, avant que
je ne meure d'amour. » Tant que dure cette disposition, elles gardent
force et courage et sont à l'abri de péchés graves,
affranchies qu'elles sont par Dieu. C'est pourquoi il leur est permis de
recevoir le Sacrement chaque dimanche et d'autres jours encore, si on veut
bien le leur donner. Mais, si on leur refuse cette grâce, elles doivent
penser que c'est la volonté de Dieu et se rappeler alors, pour se
l'appliquer, cette parole du Seigneur à l'officier royal:
«Allez, votre fils est en vie (64) .» Lorsque l'âme,
en effet, dans sa foi et son amour, désire recevoir le saint Sacrement,
elle est pleine de grâce; elle vit en Dieu et Dieu en elle. Cette
pensée devra suffire à les consoler.
De complexion plus délicate pour l'ordinaire,
ces personnes sont sujettes encore aux penchants naturels. Aussi, lorsqu'elles
veulent prier et s'appliquer à contempler l'humanité de Notre-Seigneur
avec affection et amour, elles sont parfois saisies et troublées,
contre leur volonté et contre leur gré, des mouvements de
l'appétit animal; car leur pratique est encore sensible et demeure
sous l'influence de la chair et du sang. Or, dans cet état, plus
elles font réflexion sur elles-mêmes et pensent aux mouvements
désordonnés de leur sensibilité, plus ces mouvements
augmentent, et plus la nature se porte vers ce qui est désordre
et faute. Si elles veulent, au contraire, triompher de ces impressions
et se maintenir pures au service de Notre-Seigneur, qu'elles s'oublient
elles-mêmes et tournent tous leurs regards vers celui qu'elles aiment.
De cette façon, son image s'imprime dans leur âme et dans
leur corps, dans leur cœur et dans leurs sens. Elles deviennent pures et
triomphent de tout ce qui pourrait leur nuire.
Telle est la première catégorie
de personnes qui reçoivent dignement le saint Sacrement.
CHAPITRE XI.
D'UNE SECONDE CATÉGORIE DE PERSONNES.
La seconde catégorie est plus élevée
que la précédente. Elle se compose d'hommes ayant l'esprit
délié et ouvert, mais avec des penchants et des convoitises
de nature. Lorsque ceux-ci reçoivent la grâce de Dieu et y
demeurent, ils ont plus d'un combat à soutenir, car la chair s'oppose
à l'esprit. C'est pourquoi ils s'adonnent à la vie intérieure
et aux exercices spirituels sous les yeux de Notre-Seigneur, et de cette
façon ils échappent à toutes tentations, émotions
et rébellions de la chair et du sang.
Mais, lorsqu'ils mettent en Dieu leur foi,
leur espérance et leur confiance plutôt qu'en leurs propres
pratiques et en leurs œuvres, ils sont élevés au-dessus de
l'application raisonnable de l'intelligence jusqu'à la lumière
divine.
Demeurent-ils ainsi élevés dans
la lumière divine, recherchant et désirant ce qui dépasse
la raison et demeure incompréhensible, plutôt que ce qu'ils
peuvent découvrir et comprendre par eux-mêmes, leur foi devient
alors parfaite et leur amour s'établit sur sa vraie base. Ils deviennent
libres et ils connaissent Dieu, la vérité et la racine de
toutes les vertus. Cependant, la nature demeure vivante, et la chair et
le sang se font sentir, ainsi que les désirs, la lourdeur, la paresse
et tous les autres penchants désordonnés d'autrefois. Mais
dès que ces hommes les ressentent et en ont conscience, ils repoussent
aussitôt et méprisent en eux-mêmes tout ce qui s'oppose
à Dieu et à leur esprit, et tout ce qui serait pour eux retard
et obstacle dans la poursuite de leur plus grand bien.
Fuyant ainsi la sensibilité, ils se
réfugient intérieurement dans leur esprit, en face de Notre-Seigneur,
avec foi et dévotion, et ils prient humblement, comme faisait saint
Paul lorsqu'il était tenté dans la chair. C'est là,
en effet, que l'esprit de Notre-Seigneur donne réponse à
la prière humble, assurant que la grâce de Dieu est assez
forte pour vaincre toutes les tentations (64') : car la vertu s'affermit
dans l'infirmité chez tous ceux qui luttent et se réfugient
par la prière, dans leur esprit, en la présence de Dieu.
Ces hommes ressemblent vraiment au centurion de l'Évangile qui croyait
déjà dans son esprit, mais cependant était encore
païen et incirconcis. Il commandait à cent hommes d'armes qui
le servaient et lui obéissaient en tout temps. Mais il avait un
serviteur qui gisait sans force dans sa maison et souffrait cruellement
de paralysie. Comme il priait le Seigneur de le guérir, celui-ci
lui répondit :
«Je viendrai et je le guérirai. » Alors le centurion
reprit: « Seigneur, je ne suis pas digne que vous veniez sous mon
toit, mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri
(65) .» Notre-Seigneur loua la foi de cet homme, et à la même
heure son serviteur fut guéri.
Il en va de même pour les hommes dont
nous parlons. Aussi longtemps qu'ils ressentent en eux-mêmes des
penchants impurs et sont attirés par le péché, l'amour
et l'attrait pour l'humanité de Notre-Seigneur sont chez eux entravés
et gênés. En même temps leur serviteur, c'est-à-dire
la partie sensible, est en contradiction avec Dieu et avec la partie spirituelle;
et l'ennemi tourmente leur sensibilité, car elle ne veut pas suivre
l'esprit qui se porte avec amour au service de Notre-Seigneur.
Tant que dure cette lutte, ils ne peuvent avoir
de fervent attrait pour le saint Sacrement; mais ils disent dans l'humilité
de leur cœur : « Seigneur, je suis impur; je ne suis pas digne que
votre saint corps vienne par le Sacrement sous le toit souillé de
mon corps. Seigneur, je suis encore indigne de tout honneur, de tout bien
et de toutes les consolations que les hommes vertueux obtiennent de vous.
Il me faut donc sans cesse pleurer et gémir, et marcher devant vous
avec une foi ferme. Et, bien que je sois pauvre et délaissé,
je ne vous quitterai pas, mais je crierai et supplierai sans cesse, jusqu'à
ce que ma foi ait obtenu de votre grâce la guérison de mon
serviteur. Je vous louerai alors et je vous servirai dans mon âme
et dans mon corps, de tout moi-même et de toutes mes forces. »
C'est ainsi donc qu'agissent les hommes spirituels
de cette seconde catégorie, qui plaisent à Dieu plus encore
que ceux de la première. Infirmes et sujets aux penchants de nature,
privés de consolation et de douceur de la part de Dieu, ils sont
néanmoins, dans leur esprit, pleins de foi, de dévotion et
d'amour divin. Ils ont à lutter souvent contre le démon,
le monde et leur propre chair. Aussi ont-ils besoin dans l'esprit d'un
aliment fort qui les rende capables de vaincre toutes choses, et c'est
le corps de Notre-Seigneur dans le Sacrement. Ils devront donc le recevoir
toutes les fois que leur règle, leur office ou la louable coutume
des gens spirituels qui les entourent le leur permettront.
CHAPITRE XII
D'UNE TROISIÈME CATÉGORIE DE PERSONNES
Les hommes vertueux de la troisième
catégorie sont encore beaucoup plus saints et plus élevés
selon l'esprit et la nature. Recueillis en eux-mêmes et dociles à
l'influence de la grâce de Dieu, ils marchent en sa présence,
avec un esprit libre et élevé, qui entraîne après
lui le cœur et les sens, l'âme, le corps et toutes ses puissances.
Ils sont maîtres de leur esprit et de leur nature, et ils possèdent
ainsi la paix véritable. Car bien qu'ils puissent ressentir de temps
en temps quelque émotion dans la nature, ils s'en rendent promptement
victorieux, aucun mouvement vicieux ne pouvant avoir chez eux de durée.
Ils ont une vraie connaissance de Notre-Seigneur, tant de sa divinité
que de son humanité; et ils exercent cette connaissance avec un
esprit dépouillé d'images, lorsqu'ils rentrent en eux-mêmes
et s'élèvent d'amour pur jusqu'à la nature de Dieu,
et lorsque se tournant au dehors avec amour de cœur, ils portent l'empreinte
de l'humanité de Notre-Seigneur.
Avec la connaissance et l'amour croissent chez
eux le goût et l'expérience; et plus ils goûtent et
expérimentent, plus ils désirent et aspirent, recherchent
et approfondissent, et ils découvrent l'amour dans leur cœur, dans
leur âme et dans leur esprit.
Ces hommes ressemblent vraiment à Zachée,
dont il est parlé dans l'Évangile de saint Luc (66) . Il
désirait voir qui était Jésus; mais il en était
empêché par la grande foule du peuple, car il était
petit et court de taille. Il courut alors en avant de toute la foule et
monta sur un arbre, à l'endroit où Jésus devait passer.
Mais lorsque Jésus l'aperçut, il lui dit: « Zachée,
hâtez-vous de descendre, car je dois aujourd'hui même habiter
dans votre maison. » Et celui-ci accueillit Notre-Seigneur avec grande
joie dans sa maison et lui dit : «Voyez, Seigneur, je donne
la moitié de mon bien aux pauvres, et si j'ai fait tort à
quelqu'un, je le rends au quadruple. » À quoi Notre-Seigneur
répondit : «Voici qu'aujourd'hui le salut a été
donné à cette maison, parce que cet homme est devenu selon
l'esprit un fils d'Abraham. » Par sa foi, en effet, il est monté,
il a vu et il a connu Jésus, selon son désir. Puis, par obéissance,
il est descendu et il a reçu humblement dans sa maison Jésus,
qu'il connaissait maintenant et qu'il aimait. Enfin avec grande libéralité
il a donné son bien, rendant encore au quadruple le tort qu'il avait
fait, et ainsi il a mérité d'être justifié;
telle est sa vie, tel est son nom (67) , et c'est pourquoi il possède
la sainteté et la béatitude, et Jésus demeure toujours
en lui, ici-bas et dans l'éternité.
Remarquez maintenant comment les hommes dont
j'ai parlé plus haut ressemblent à Zachée. Comme lui,
ils désirent voir et connaître Jésus, mais toute raison,
aussi bien que toute lumière naturelle, est pour cela trop courte
et trop petite. Aussi courent-ils en avant de tout ce qui est foule et
multiplicité de créatures; puis, par la foi et l'amour ils
s'élèvent jusqu'au sommet de leur pensée, là
où l'esprit se trouve dépouillé d'images et pleinement
affranchi dans sa liberté. C'est là que Jésus peut
être vu, connu et aimé dans sa divinité; car c'est
là qu'il se présente toujours aux esprits élevés
et libres qui, par amour pour lui, se sont surpassés eux-mêmes.
Il s'y répand en abondance de grâces et de faveurs; mais aussi
il leur dit à tous
«Hâtez-vous de descendre, car la
haute liberté d'esprit ne peut se maintenir que par la docilité
d'âme; et vous devez me connaître et m'aimer comme Dieu et
comme homme, dépassant en hauteur toutes choses, aussi bien qu'abaissés
au-dessous de tout. De cette façon, c'est toujours moi que vous
goûtez, alors que je vous élève au-dessus de toute
chose et au-dessus de vous-mêmes jusqu'à moi, ou lorsque vous
vous humiliez avec moi et pour moi au-dessous de tout et au-dessous de
vous-mêmes. C'est alors que je dois entrer dans votre maison et y
demeurer d'une façon stable avec vous et en vous, et vous avec moi
et en moi. »
Lorsque ces hommes sont ainsi renseignés,
qu'ils goûtent cette parole et en font l'expérience, ils se
hâtent de descendre dans un grand mépris d'eux-mêmes,
disant dans l'humilité de leur cœur, avec un réel déplaisir
de leur vie et de leurs œuvres « Seigneur, je ne suis pas digne,
je suis tout à fait indigne de recevoir sous le voile du Sacrement
votre corps glorieux dans la maison pleine de péchés de mon
corps et de mon âme. Mais, Seigneur, faites-moi miséricorde
et ayez pitié de ma pauvre vie et de toutes mes fautes. »
Remarquez-le bien, aussi longtemps que ces
hommes voient leur misère et leurs péchés, ils ont
du déplaisir d'eux-mêmes et pratiquent devant Dieu une crainte
amoureuse, un humble mépris de leur propre personne et une vraie
espérance. Et dans la mesure où ils s'abaissent ainsi par
le déplaisir et le mépris d'eux-mêmes dans un vrai
sentiment d'humilité, ils réjouissent Dieu et s'élèvent
devant lui avec une juste révérence.
Leur vie et leur pratique consistent donc à
se tourner, d'une part, vers Dieu, et à revenir ensuite vers eux-mêmes.
Lorsqu'ils se tournent ainsi intérieurement, ils tendent vers Dieu
avec un esprit élevé et libre, dans une amoureuse révérence;
et lorsqu'ils reviennent vers eux-mêmes, c'est par leur propre mépris
et anéantissement ; ils considèrent alors tout ce qu'ils
font ou peuvent faire de bien, à l'extérieur ou à
l'intérieur, comme n'ayant aucun prix, ni importance ou valeur quelconque
aux yeux de Notre-Seigneur. Ils se partagent entre ces deux actes, regardant
tantôt vers l'intérieur et tantôt vers l'extérieur,
et demeurant toujours libres de faire l'un ou l'autre à leur gré
(68) .
L'acte par lequel ils regardent vers l'extérieur
est selon la raison; il a pour racine la charité et il engendre
les bonnes pratiques et saintes œuvres; il s'allie avec toutes les vertus
et il s'exerce toujours sous le regard de Dieu. Aussi ceux qui le pratiquent
demeurent-ils toujours purs, avec une conscience sans tache; ils croissent
et ils grandissent sans cesse en grâce et en toutes vertus, devant
Dieu et devant les hommes.
Quant au regard intérieur, il s'exerce
tantôt selon la raison, à l'aide d'images et de modes, tantôt
au-dessus de la raison, sans images et sans modes. Lorsqu'il est soumis
à la raison, il est accompagné en même temps de grands
désirs et rempli de sagesse, car ceux qui le pratiquent contemplent
l'amour et la bonté de Dieu, où l'on apprend toute sagesse,
et ils y puisent vérité, humilité et liberté.
C'est pourquoi, se mettant en face de l'humanité de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, ils lui tiennent ce langage: « Seigneur, vous
avez dit: « Sans moi, vous ne pouvez rien (69) . » Et encore:
«Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang, vous n'avez pas
la vie en vous (70) .» Et: «Celui qui mange ma chair
et boit mon sang demeure en moi et moi en lui (71) . » Seigneur,
quant à moi, je suis un pauvre pécheur, indigne de la nourriture
céleste que vous êtes vous-même. Cependant, Seigneur,
vous vous êtes donné et livré pour le pécheur
qui a déplaisir de lui-même, qui confesse et proclame avec
contrition ses péchés, et qui a vraiment confiance en vous
: c'est en lui que vous mettez vos complaisances. Car vous nous avez appris
que vous n'êtes pas venu pour appeler le juste, mais le pécheur
(72) , afin qu'il se convertisse et fasse pénitence de ses péchés.
C'est pourquoi je m'enhardis et agis librement, m'oubliant moi-même
avec tous mes péchés devant votre pardon; car vous dites
vous-même: «Venez à moi, vous tous qui peinez et portez
le fardeau, et je vous soulagerai (73) . » Vous nous apprenez aussi
que vous êtes notre pain vivant, descendu du ciel; qui en mange,
vit éternellement (74) . Vous êtes la source d'eau vive qui
du cœur de votre Père coule en nous par l'opération du Saint-Esprit.»
«Voilà pourquoi, Seigneur, plus
je mange, plus j'ai faim; plus je bois, plus j'ai soif. Car je ne puis
ni vous absorber, ni vous consumer; mais je vous prie, Seigneur, à
cause de votre excellence, de m'absorber et consumer de telle sorte que
je sois avec vous et en vous une seule vie. Que dans votre vie je puisse
m'élever au-dessus de moi-même, par-dessus tous modes et pratiques,
jusqu'à cette réalité sans modes, jusqu'à cette
charité sans mode, où vous êtes votre propre béatitude
et celle de tous les saints
Là je trouverai le fruit et le bien
de tous les sacrements, de tous les modes et de toute sainteté.
»
Mais ce fruit, on doit le chercher par les
procédés dans les sacrements et la vie sainte; et cependant
on le découvre sans modes ni mesure, par un amour éternel
et sans fond. Dans l'éternité, nous demeurerons en nous-mêmes
et serons bienheureux, ordonnés selon les modes de gloire, chacun
en particulier selon la mesure de ses vertus et de son amour. Et au-dessus
de nous-mêmes, nous jouirons de Dieu et vivrons en lui, en dehors
de tous modes, par delà tout ordre, dans cet amour sans fond qui
est lui-même (75) .
Ceux qui le comprennent et règlent ainsi
leur vie peuvent recevoir chaque jour le saint Sacrement, si on veut bien
le leur donner; car tout est en ordre chez eux, ils sont remplis de grâce
et de vertus, à l'intérieur et à l'extérieur,
dans toutes leurs pratiques.
C'est la troisième catégorie,
qui comprend les hommes les plus élevés et les plus dignes
de s'approcher du Sacrement. On reconnaît dans leur vie et dans leur
pratique quatre qualités. La première est une conscience
pure de tout péché délibéré. La seconde
est une science et une sagesse surnaturelles qui guident le regard intérieur
et le regard extérieur, c'est-à-dire la contemplation et
l'action. La troisième est la vraie humilité de cour, de
volonté et d'esprit manifestée dans les manières,
les paroles et les œuvres. La quatrième qualité enfin consiste
à être mort à tout ce qui est propriété
ou volonté propre, pour entrer dans la libre volonté de Dieu,
à être mort aux images qui occupent l'entendement, pour s'établir
dans la vérité dépouillée d'images, qui est
Dieu même. Car la simplicité nue de l'esprit est le temple
même de la divinité.
Remarquez maintenant que Notre-Dame possédait dans sa vie et
dans sa pratique ces quatre qualités, lorsqu'elle conçut
Notre-Seigneur. Elle était pure, en effet, vierge sans tache et
toute remplie de la grâce de Dieu. Elle témoignait de sa science
et de sa sagesse dans ses questions et ses réponses à l'ange
qui lui apprenait la vérité tout entière. Elle était
foncièrement humble et c'est ce qui attira du ciel en notre terre
le Fils de Dieu. Enfin elle était morte à sa propre volonté
et c'est pourquoi elle dit «Voici la servante du Seigneur; sa volonté
m'est souverainement désirable; qu'il me soit fait selon votre parole
(76) .
Dès que l'Esprit-Saint eut entendu cette réponse, elle
réjouit tellement son amour divin qu'il envoya pour nous, au sanctuaire
de Marie, le Fils de Dieu qui nous a guéris de toute langueur.
Voyez et apprenez de là comment Marie, élue au-dessus
de toute créature pour être mère de Dieu, reine du
ciel et de la terre, a néanmoins fait choix pour elle-même
d'être la servante de Dieu et de tout le monde. Aussi, lorsqu'elle
eut conçu Notre-Seigneur, s'en alla-t-elle en grande hâte
dans le pays des montagnes, comme une humble servante, au service de sainte
Elisabeth, mère de saint Jean-Baptiste, et elle y demeura jusqu'à
ce que celui-ci fut né.
C'est de même que notre cher Seigneur
Jésus-Christ, son Fils, Dieu et Homme après avoir consacré
le saint Sacrement, l'avoir donné à ses disciples et pris
lui-même, se ceignit d'un linge et, s'agenouillant devant eux, leur
lava les pieds, et puis les essuya avec le linge qu'il portait, en disant:
« Je vous donne l'exemple, afin que vous vous serviez mutuellement
comme vous m'avez vu faire (77) .»
Aussi, dans les ordres religieux, ceux
qui reçoivent une charge ou prélature quelconque, les obligeant
à pourvoir à toutes les justes nécessités de
la communauté, doivent-ils s'en acquitter en toute bonne volonté
et charité, quelle que soit la hauteur de leur contemplation et
de leur vie, et même s'ils reçoivent Notre-Seigneur tous les
jours. Ressentent-ils de la gêne pour rentrer en eux-mêmes
et pour prier, tout encombrés qu'ils sont par la representation
des choses qui leur sont commandées et dont ils doivent prendre
soin, et par les soucis des affaires extérieures qui touchent la
communauté, ils ne doivent pourtant, à cause de tout cela,
ni se démettre, ni résigner leur charge, ni s'exonérer
eux-mêmes. Mais il faut qu'ils obéissent, jusqu'à la
mort, à Dieu, à leur prélat et à toute la communauté,
en tout ce qui est honnête, bon et utile à tous. Ils doivent
cependant pouvoir conserver, lorsqu'ils se tournent vers Dieu, amour, crainte
et révérence, et dans leur retour vers l'extérieur,
mépris et abnégation d'eux-mêmes. Tout ce qu'ils peuvent
d'ailleurs faire ou souffrir, qu'ils l'estiment de peu et le regardent
comme rien, par vraie humilité. Qu'ils soient, à l'égard
de la communauté, ainsi que de tout le monde, remplis de douceur,
d'affabilité et de générosité, prêts
à assister chacun avec discrétion, selon ses besoins, dans
la vraie paix. Ceux qui observent ces règles, qu'ils soient prélats
ou d'un rang inférieur, peuvent toujours s'approcher du Sacrement,
autant qu'ils le veulent et comme ils le faisaient auparavant; car ils
ont plus de conformité désormais avec la vie de Notre-Seigneur
Jésus-Christ et l'enseignement des Écritures, et ils ressemblent
davantage aux plus grands saints qu'ils ne faisaient autrefois. Ils possèdent
aussi la vraie racine de la parfaite contemplation et de la parfaite activité
dans toutes les vertus. Je pourrais dire la même chose de tous ceux
qui, en dehors de la vie religieuse, s'exercent au retour intérieur
et à l'unité avec Dieu, et qui, d'autre part, se tournent
vers l'extérieur en pratiquant les bonnes œuvres pour l'utilité
de leur prochain, toutes les fois qu'il les réclame. Ceux-ci, en
effet, sont tous plus parfaits, plus élevés, plus proches
de Notre-Seigneur et lui ressemblent davantage que ceux qui s'adonnent
exclusivement au regard et au retour vers l'intérieur, sans se tourner
vers l'extérieur par des œuvres de charité, pourvu qu'ils
demeurent maîtres d'eux-mêmes et que le service du prochain
l'exige.
Qui dans l'intime seul veut vivre et contempler,
sans souci d'aider son prochain,
n'a nulle vie intime ni vraie contemplation,
mais en toutes ses voies toujours il est trompé.
Il faut par-dessus tout vous en bien garder.
CHAPITRE XIII.
DE LA QUATRIÈME CATÉGORIE DE PERSONNES
Il y a ensuite une quatrième catégorie
de personnes spirituelles qui doivent aller au Sacrement. Ce sont des hommes
doués de bonne volonté, qui, recherchant sincèrement
l'honneur de Dieu et leur propre salut, s'efforcent d'observer les prescriptions,
les règles et bons usages qu'on leur enseigne ou qu'ils lisent dans
les écrits des anciens, tels que ceux-ci les ont établis
avant eux par leurs paroles et par leurs œuvres. Ils savent ainsi comment
ils doivent se tenir au chœur, au chapitre, au réfectoire, au dortoir
et à l'infirmerie; quand ils doivent se taire ou parler, jeûner
ou prendre nourriture; quelles observances ils doivent suivre lorsqu'ils
sont malades ou en santé, toujours selon la règle et les
forces de la nature, avec sage discrétion. En toutes choses ils
fuient leur volonté propre, obéissant humblement, pratiquant
toujours quelque bien lorsqu'ils sont en santé, doux et patients
lorsqu'ils sont malades, luttant enfin t dominant sans cesse la chair et
le sang et tout ce qui est du monde.
Telle est la règle commune chez tous
ceux qui sont bons, moines ou nonnes. Mais s'ils sont négligents
dans leurs actions ou leurs omissions, par leurs inobservances grandes
ou petites, en quoi que ce soit enfin que la conscience leur reproche ou
leur dénonce comme péché, ils feront bien de s'en
confesser et de s'en accuser humblement au prêtre avec contrition
de cœur, puis d'en faire pénitence selon ses indications, mettant
en Dieu bonne confiance. Ainsi pourront-ils librement aller au Sacrement,
se confiant en la grâce de Dieu, toutes les fois que la règle
ordinaire ou la bonne coutume les y conduit. Quant aux autres personnes
spirituelles qui, en dehors des ordres religieux, sont de bonne vie et
obéissent à Dieu, à la sainte Église et à
leurs supérieurs, pour ce qui est des jeûnes, de la célébration
des fêtes et de toutes les pratiques usitées par les bons
chrétiens, autant qu'elles le peuvent et avec discrétion,
elles iront aussi au Sacrement, selon l'avis de leur confesseur et les
usages du lieu qu'elles habitent.
CHAPITRE XIV
DE LA CINQUIÈME CATÉGORIE DE PERSONNES.
Voici maintenant la cinquième catégorie
de ceux qui vont au Sacrement. Ce sont des gens préoccupés
et pleins d'eux-mêmes, qui se croient justes et saints, habiles et
sages plus que tous, pour ce qui est à faire ou à omettre.
Ils ne sont pas illuminés de Dieu, et c'est pourquoi ils ont grande
estime pour eux-mêmes et pour leurs œuvres.
Le plus souvent, ils visent à l'effet,
voulant paraître saints et être réputés tels.
Ils veulent toujours avoir l'avantage sur les autres hommes, qu'il s'agisse
de se confesser ou de recevoir le Sacrement; et lorsque quelqu'un en fait
plus qu'eux, ils s'en fâchent et s'en chagrinent, car il semble qu'on
leur fasse tort dès qu'on les devance; ils sont susceptibles et
chatouilleux, aimant qu'on les loue et les honore, mais non qu'on les humilie
ou qu'on leur résiste. Être appelés saints, être
entourés d'honneur et de bien-être, ils l'acceptent volontiers.
En aucune chose ils ne souffrent d'être dirigés, enseignés
ni repris; mais ils veulent eux-mêmes diriger, enseigner et reprendre
tous ceux qui les approchent. Et encore qu'à l'église ils
soient appliqués à lire, à prier, à s'agenouiller
en belle forme, dès qu'ils rentrent chez eux ils se montrent durs,
âpres, chagrins, grondeurs, d'un abord difficile pour leurs domestiques
et tous ceux qui les entourent. Pourtant ils ont la hardiesse et l'audace
d'aller souvent au Sacrement; car tout ce qu'ils font leur paraît
juste et bien fait, ou seulement faute légère, quand ils
ne rejettent pas sur autrui leurs propres fautes.
Aussi, tant que ces gens se complaisent de
la sorte en eux-mêmes, leur esprit demeure plein d'orgueil et ils
sont incapables de reconnaître le mal qui naît d'une telle
racine, car ils croient mériter tous égards et avoir toujours
raison en toutes choses.
Si, en ces circonstances, ils peuvent éviter
le péché mortel, à cause de leur ignorance et des
multiples confessions qu'ils font, leur vie est néanmoins fort dangereuse.
Lorsqu'ils se confessent, on doit leur montrer souvent de la sévérité,
les reprendre et les châtier de leur orgueil, et leur dire en toute
franchise: « À la rigueur, à cause de la miséricorde
du Seigneur, on peut vous donner le saint Sacrement aux grandes fêtes,
pour que vous ne soyez pas sans espoir et que vous puissiez patienter.
Mais si vous étiez doux et humble, vous pourriez sans cesse vous
nourrir du Christ et grandir en lui, en même temps que profiter dans
toutes les vertus. »
CHAPITRE XV
DE LA SIXIÈME CATÉGORIE DE PERSONNES
La sixième catégorie de personnes
qui peuvent recevoir le saint Sacrement comprend, d'une façon générale,
tous ceux qui aiment assez Notre-Seigneur et leur propre salut pour ne
consentir jamais à faire volontairement, sciemment et de propos
délibéré un péché mortel. La crainte
et l'amour de Dieu et d'eux-mêmes les portent à observer ses
commandements et ceux de la sainte Église, pour ce qui est à
faire ou à omettre et pour toutes les choses qui s'imposent de plein
droit et nécessairement. Une fois l'an, c'est-à-dire à
Pâques, ils désirent confesser et avouer au prêtre leurs
péchés petits et grands, en toute franchise, tels qu'ils
les ont faits, selon toutes les circonstances où ils peuvent être
et se connaître coupables. Puis ils veulent recevoir le saint Sacrement,
selon la règle et la coutume des bons chrétiens. Ils sont
décidés d'ailleurs à obéir toujours de bon
cœur et à faire pénitence de leurs péchés,
au gré de leur confesseur, et selon les circonstances et l'espèce
de leurs méfaits.
Ceux qui vivent ainsi sont dans la voie commune
par laquelle on va au ciel, voie que tous les chrétiens doivent
nécessairement suivre pour être sauvés, et encore non
sans de sévères pénitences et un long purgatoire.
CHAPITRE XVI
DE LA SEPTIÈME CATÉGORIE DE PERSONNES
Vient ensuite la septième catégorie,
qui comprend tous les hommes qui méritent d'être méprisés
et rejetés de Dieu. On ne leur donnera le Sacrement ni pendant leur
vie, ni à leur mort, à moins qu'ils ne fassent pénitence.
Ce sont d'abord les païens et les juifs
et tous les infidèles. Puis ce sont les mauvais chrétiens
qui blasphèment et méprisent le Christ, qui n'estiment pas
son auguste Sacrement ou ne croient pas qu'il y soit présent avec
sa chair et son sang. Ils sont tous réprouvés.
Les suggestions et tentations sans consentement
de la volonté ne sont pas, il est vrai, supprimées par la
grâce. Il faut les combattre et en triompher par la foi, afin de
mériter récompense et non réprobation; cependant il
est plus saint, plus aisé et meilleur de pratiquer simplement la
foi, au-dessus de la raison, sans aucune peine ni lutte.
On trouve encore d'autres hommes mauvais et
diaboliques, qui disent qu'ils sont le Christ en personne ou qu'ils sont
Dieu : le ciel et la terre ont été faits de leurs mains,
et ils les soutiennent avec tout ce qui existe. Supérieurs à
tous les sacrements de la sainte Église, ils n'en ont pas besoin
et n'en veulent pas. Quant aux ordonnances et usages ecclésiastiques
et tout ce que les saints ont laissé dans leurs écrits, ils
s'en moquent et n'en retiennent rien. Mais le dérèglement,
une hérésie détestable et les coutumes sauvages qu'ils
ont inventées eux-mêmes, voilà ce qu'ils estiment saint
et parfait. La crainte et l'amour de Dieu ont fui de leur cœur; ils ne
veulent connaître ni bien ni mal, et ils prétendent avoir
découvert chez eux, au-dessus de la raison, l'être sans modes.
Aussi leur paraît-il, dans leur folie, que toutes créatures
raisonnables, bonnes ou mauvaises, anges et démons, deviendront
au dernier jour une seule essence sans modes; et ils disent que cette essence
sera Dieu, de nature bienheureuse, sans connaissance ni volonté
(78) .
C'est bien là, vous le remarquez, l'opinion
la plus impie et la plus folle qui fut jamais entendue depuis le commencement
du monde.
Cependant beaucoup de gens qui paraissent spirituels
sont séduits par ces idées et autres semblables, et deviennent
pires que des démons. Leur incrédulité est condamnée
par les païens et par les juifs, par la loi naturelle et par la raison,
aussi bien que par tout ce qui est dit dans l'Écriture des mauvais
et des bons, des anges et des démons, par les paroles enfin de Dieu
même et par ses actes.
Notre foi catholique, en effet, nous enseigne
que Dieu est Trinité en Unité et Unité en Trinité,
et que sa nature est de se connaître et aimer lui-même et de
jouir intimement de son être propre; ces trois propriétés
sont en lui invariables et éternelles, sans commencement ni fin.
En même temps il est en lui-même la règle, le modèle
et comme le miroir de toutes les créatures, et c'est selon cet exemplaire
qu'il a tout créé dans l'ordre, le mode, le poids et la mesure
qui conviennent; et ainsi est-il en toutes choses et toutes choses en lui.
Cette vie idéale que nous avons en Dieu
ne fait qu'un avec lui, et elle est bienheureuse par nature; mais, comme
les anges, nous avons une autre vie que Dieu a créée de rien,
pour durer éternellement. Elle ne peut être bienheureuse par
nature, mais par la grâce de Dieu elle peut le devenir. Si donc,
recevant la grâce, nous possédons foi, espérance, connaissance
et amour, nos œuvres deviennent vertueuses et agréables à
Dieu, et nous nous élevons au-dessus de nous-mêmes pour nous
unir à lui. Mais nulle créature ne peut jamais devenir Dieu.
Les anges eux-mêmes dans le ciel n'ont
pas été créés bienheureux par nature, mais
ils ont reçu la grâce de Dieu, et ceux qui se sont tournés
vers lui par la connaissance et l'amour sont devenus bienheureux, fermes
et stables, et unis à Dieu en une jouissance éternelle. Cependant
ils ne sont pas devenus Dieu et ils ne le peuvent jamais devenir; mais
ils se tiennent sans cesse en présence du Seigneur, chacun séparément
et selon la distinction de son état et de son ordre, tels qu'il
les a reçus de Dieu en nature, en grâce et en gloire, et avec
ses propres mérites. Ainsi demeureront-ils éternellement,
et nous tous avec eux, occupés à connaître et à
aimer, à rendre grâces et à louer, par-dessus tout
à jouir de Dieu, chacun dans son état et dans son ordre,
en compagnie des anges, selon qu'il en est digne et qu'il l'a mérité
par ses vertus. Voilà pourquoi Notre-Seigneur dit que nos anges
contemplent sans cesse la face du Père qui est dans les cieux (79)
.
Mais si les bons anges se sont tournés
vers Dieu et ont reçu la béatitude, les mauvais anges, au
contraire, se sont, par orgueil, détournés de Dieu vers eux-mêmes
en se complaisant dans la noblesse et le charme qui avaient été
donnés à leur nature. Ils ont méprisé la grâce
et le retour vers Dieu, et aussitôt ils ont été condamnés
et sont tombés du ciel dans les ténèbres maudites,
où ils doivent demeurer éternellement.
Toutefois ils sont pires que les démons,
les hommes hypocrites et sans foi qui méprisent Dieu et sa grâce,
la sainte Église et tous ses sacrements, la sainte Écriture
et toutes les pratiques de vertu, prétendant vivre au-dessus de
tous modes, affranchis de tout, perdus dans le vide comme lorsqu'ils n'existaient
pas, renonçant à toute connaissance, tout amour, toute volonté,
tout désir, toute pratique de vertu, afin d'être vides de
toutes choses. Et parce qu'ils veulent pécher et se livrer à
leur malice impure, sans conscience et sans crainte, ils disent encore
qu'au dernier jour du jugement anges et démons, bons et mauvais
deviendront tous une seule et simple substance de Dieu, n'étant
tous qu'une même béatitude essentielle sans connaissance ni
amour de Dieu. Et après cela, ajoutent-ils, Dieu sera sans vouloir,
sans connaissance, sans amour ni de lui-même, ni d'aucune créature.
Voilà bien le plus grand désordre,
la plus méchante et la plus folle incrédulité qui
fut jamais entendue. À ceux-là on ne donnera le saint Sacrement
ni à la vie, ni à la mort, et on ne les enterrera pas avec
les chrétiens. Ils mériteraient bien plutôt qu'on les
brûlât à un poteau; car devant Dieu ils sont condamnés
et ils appartiennent au puits d'enfer, bien loin et bien profond au-dessous
de tous les démons.
Il y a encore, vous le savez, tous ceux qui
vivent en péché mortel et imitent le monde par une vie grossière,
sans crainte, amour ni révérence pour Dieu; n'obéissant
ni à Dieu, ni à la sainte Église, ni à la loi
chrétienne. Ils n'iront pas au Sacrement, pas plus que les orgueilleux
et persécuteurs de leur prochain.
Avares, rapaces, sans entrailles,
colères, envieux, cruels et malfaisants,
qui tempêtent, blasphèment, jurent et se querellent
font l'usure, accaparent, sont prêts à tout,
retors, méchants, trompeurs et mauvais conseillers,
faux et sans nulle créance en tous leurs faits,
paresseux et pesants, de nulle vertu capables,
mais zélés, pleins de hâte, de chaleur au péché,
intempérants, goinfres et semblables à des porcs,
ivres de bon matin et encore sur le tard.
Qu'ils soient si fous n'est pas grande merveille;
ils ne pensent qu'à manger, à boire leur ventre plein,
c'est là leur dieu : ils sont le jouet du diable.
Ils veulent emplir toute leur tonne
de nourriture, de boisson sans mesure:
il n'y a rien de bon à en tirer.
Car c'est vouloir une vie impure
que donner à son corps pleine satisfaction,
en paroles, en œuvres et en attitudes.
Ce sont bien les récipients du diable,
car ils sont du péché les esclaves :
le démon est de plein droit leur maître.
Voyez quel méchant cercle à eux tous,
ils sont déchus de la grâce de Dieu.
Il ne leur faut point donner le Sacrement,
car toute leur vie n'est qu'une chute,
à moins que par contrition ils ne reviennent
et du Seigneur cherchent le pardon.
Car la grâce de Dieu est toute prête
pour ceux qui veulent corriger leurs méfaits.
Ainsi donc, lorsque le pécheur se convertit,
déplore et confesse ses fautes devant le prêtre, avec la volonté
de faire pénitence, c'est que Dieu l'a accueilli. Le prêtre
se réjouira alors avec les anges et les saints, et il lui donnera
le saint Sacrement, à quelque temps de l'année que l'on soit.
Mais à ceux qui, dans leur inconscience, sans retour sur eux-mêmes
ni contrition, persévèrent dans leur malice, qu'ils soient
à la mort ou au cours de leur vie, on ne donnera pas le Sacrement,
et on ne les enterrera pas avec les chrétiens. Car tant que l'homme
persiste dans sa mauvaise volonté et demeure sans contrition de
ses péchés, il n'y a ni pape, ni prêtre qui vive qui
puisse l'absoudre: s'il meurt, il est damné.
On rencontre encore des hommes doués
d'un bon naturel et d'un heureux tempérament, gais de coeur, généreux
et compatissants, de sang chaud et faciles à émouvoir, portés
facilement au bien ou au mal, selon la société qu'ils fréquentent.
Ils tombent parfois en de nombreux péchés graves : mais dès
qu'ils voient ou entendent quelque chose de bien de la part de ceux qui
sont bons, ils se laissent facilement remuer par le remords et la crainte
de leurs péchés, et ils reviennent contrits à la pénitence.
Chez d'autres, la conscience se réveille
sous l'influence de la maladie et par crainte de la mort; ou bien, en un
temps propice comme le carême, les sermons et autres pratiques de
pénitence en usage dans la sainte Église, ont pour résultat
de les toucher intérieurement de contrition et de leur faire prendre
conscience de leurs méfaits. Dès lors, dociles à la
grâce de Dieu, ils déplorent et confessent leurs péchés
et désirent en faire satisfaction à Dieu, à la sainte
Église et à tous les hommes, selon leur pouvoir. Unissant
ainsi leur volonté à Dieu, ils peuvent aller au Sacrement,
appuyés sur sa miséricorde. Malgré qu'ils tombent
souvent, ils se laissent toujours plus facilement émouvoir et sont
plus disposés à se relever que d'autres qui ont une trempe
plus dure et plus méchante. Et lorsqu'ils demeurent fermes, ils
profitent aussi davantage en grâce et en vertu que ceux dont le tempérament
est mauvais et dénaturé.
Tous ceux encore qui, en carême, se conforment
à la bonne coutume et font avec loyauté et contrition de
coeur leur confession, qui acceptent la pénitence de leur confesseur
et ont aussi le bon propos de vivre selon la volonté de Dieu, en
agissant ou en s'abstenant et en pratiquant une vraie charité envers
Dieu et envers leurs frères dans la foi, tous ceux-là recevront
à Pâques Notre-Seigneur, étant en grâce avec
lui, sur l'avis de leur confesseur et en vraie humilité d'âme
et de corps.
Il y a aussi tous les hommes qui, vivant dans
le monde, s'y maintiennent d'accord avec Dieu et avec la sainte Église,
et ont une telle bonne volonté qu'avec la grâce de Dieu ils
se tiennent fermes et se gardent de péchés graves. Qu'ils
soient mariés ou non, maîtres ou serviteurs, acheteurs ou
vendeurs, en quelque genre de négoce que ce soit, de travail ou
d'honnête trafic, ils ne veulent en aucune façon tromper ni
léser autrui, dérober ni retenir ce qui lui appartient; mais
véridiques et droits en toutes choses ils n'ont en vue et ne désirent
que de vivre selon les commandements de Dieu et de la sainte Église,
sans haine, ni envie, ni aversion pour personne, généreux,
au contraire, et compatissants en face de tous les besoins. Ils entendent
volontiers la messe et les instructions; ils ont crainte, révérence
et amour pour Dieu et tous les gens de bien; ils regrettent et confessent
humblement devant le prêtre toutes leurs défaillances et ils
se soumettent à la pénitence et autres bonnes œuvres. Bien
qu'occupés aux mille soucis de l'extérieur pour gagner leur
pain et celui de leur famille ou faire l'aumône aux pauvres, ils
peuvent cependant, confiants dans la miséricorde de Dieu, recevoir
le Sacrement à toutes les grandes fêtes, s'ils le désirent.
Car bien qu'ils tombent souvent en fautes vénielles, ils ont, selon
leur pouvoir, une volonté bonne et droite en toutes choses.
Maintenant remarquez avec soin qui sont les
hommes de bonne volonté, dont le vouloir est uni à Dieu en
toutes choses, pour agir, s'abstenir ou supporter. Cette bonne volonté
naît du Saint-Esprit; aussi est-elle un instrument vivant et docile
avec lequel Dieu fait ce qu'il veut. La bonté dans la volonté
de l'homme, c'est l'amour de Dieu infus, qui le fait s'appliquer aux choses
divines et à toute vertu. La bonté de notre volonté,
c'est la grâce de Dieu et notre vie surnaturelle versées en
nous pour nous aider à combattre et à vaincre tout péché.
Unie à la grâce de Dieu, la bonne volonté nous rend
libres et nous élève au-dessus de nous-mêmes pour nous
unir à Dieu dans une vie contemplative. Lorsqu'elle se tourne vers
Dieu, elle est l'esprit couronné d'amour éternel; et lorsqu'elle
revient au dehors, elle gouverne les bonnes œuvres extérieures.
Elle est elle-même le royaume où Dieu règne avec sa
grâce; en elle vit la charité, l'amour de Notre-Seigneur.
Au-dessus d'elle-même elle est bienheureuse et unie à Dieu;
par elle nous mourons au péché et nous acquérons une
vie vertueuse. En elle, enfin, nous avons paix et tranquillité parfaites;
et tant que nous vivons ainsi, nous pouvons recevoir Notre-Seigneur dans
le Sacrement, aussi souvent que nous le voulons, ou dans notre esprit par
l'amour.
CHAPITRE XVII
DE LA VIE CONTEMPLATIVE, ET PREMIÈREMENT
DE LA VIE SPIRITUELLE SUPÉRIEURE QUI EST EN NOUS.
Il se rencontre des âmes qui, dépassant
la simple pratique des vertus, découvrent en elles-mêmes et
reconnaissent une vie supérieure (80) , c'est-à-dire une
vie où s'unissent l'incréé et le créé,
Dieu et la créature. Vous devez savoir, en effet, que nous possédons
une vie éternelle dans l'exemplaire divin qui est la Sagesse de
Dieu. Cette vie demeure toujours dans le Père, elle s'écoule
avec le Fils et elle est réfléchie avec le Saint-Esprit dans
la même nature et ainsi vivons-nous éternellement dans notre
image de la sainte Trinité et de l'Unité paternelle. Et de
là nous avons une vie créée, s'écoulant de
la même Sagesse en qui Dieu connaît sa puissance, sa sagesse
et sa bonté: et c'est son image par laquelle il vit en nous. De
cette image de Dieu notre vie tire trois propriétés, qui
nous donnent la ressemblance avec l'image reçue : car notre vie
a l'être, elle contemple et elle retourne sans cesse vers la source
de notre nature créée (81) . Là nous vivons de Dieu
et pour Dieu; Dieu vit en nous et nous en lui. C'est une vie supérieure
qui est en nous tous essentiellement et par nature; car elle est au-dessus
de l'espérance et de la foi, au-dessus de la grâce et de toute
pratique de vertus. Et c'est pourquoi son essence, sa vie et son action,
c'est tout un. Et cette vie est cachée en Dieu et dans la substance
de notre âme.
Mais comme elle est en nous tous par nature
(82) , il y en a qui peuvent la percevoir en dehors de la grâce,
de la foi et de toute pratique de vertus : ce sont là gens qui s'adonnent
au recueillement naturel au-dessus des images sensibles, dans la simplicité
nue de leur essence : ils croient alors être saints et bienheureux.
D'autres rêvent même qu'ils sont
Dieu; pour eux rien n'est bon ni mauvais, pourvu qu'ils puissent se dépouiller
d'images, découvrir et posséder leur propre essence dans
un état de vide absolu. Hommes hypocrites et sans foi, dont j'ai
parlé plus haut dans la septième catégorie, et à
qui on ne doit pas donner le saint Sacrement. Ils sont absolument dans
le faux et portent la malédiction de Dieu et de la sainte Église.
Mais maintenant élevez vos yeux
au-dessus de la raison et au-dessus de tout exercice de vertus, et regardez
avec un esprit aimant et des yeux attentifs cette vie supérieure
qui est la racine et la cause de toute vie et de toute sainteté.
On peut la considérer comme un glorieux abîme de la richesse
de Dieu et comme une source vivante où nous nous sentons unis à
Dieu, et qui jaillit dans toutes nos puissances en grâces et en dons
multiples, chacun recevant en particulier suivant ses besoins et selon
qu'il en est digne. Dans cette source de vie supérieure nous sommes
tous unis à Dieu; mais dans les ruisseaux de grâces qui s'en
échappent il y a distinction, chacun de nous recevant en particulier
ce qui lui convient.
Cependant nous demeurons toujours mutuellement
unis par la charité et la communauté de nature humaine, mais
surtout par la vie supérieure où nous sommes tous unis à
Dieu. Cette union avec Dieu dépasse la raison et les sens: elle
nous donne un seul esprit et une même vie avec Dieu. Et cette vie,
nul ne peut la voir, la découvrir, ni la posséder, s'il n'est,
par l'amour et la grâce de Dieu, mort à lui-même dans
la vie supérieure, baptisé dans cette source, ayant reçu
de l'Esprit de Dieu nouvelle naissance dans la liberté divine. Puis
il faut qu'il demeure toujours intérieurement uni à Dieu
dans la vie supérieure et par la richesse et la plénitude
de son amour, se renouvelant sans cesse et faisant jaillir, sous l'influence
de la grâce, toutes les vertus.
Voyez, c'est là une vie éternelle
et céleste, née de l'Esprit-Saint et alimentée sans
cesse par l'amour entre Dieu et nous; car Dieu opère éternellement
dans le vide de notre âme, et nous avons tous une vie éternelle
avec le Fils dans le Père, et cette même vie jaillit du Père
et naît de lui avec le Fils; elle est éternellement connue
de lui avec le Fils et aimée dans le Saint-Esprit.
Nous possédons ainsi une vie supérieure,
qui éternellement est en Dieu avant toute création. C'est
d'après cette vie que Dieu nous a créés, non qu'il
nous ait tirés d'elle ni de sa propre substance, mais créés
de rien. Et notre vie créée est attachée à
la vie éternelle que nous possédons en Dieu comme à
sa cause éternelle, qui lui est propre par nature. C'est pourquoi
notre vie créée est, sans intermédiaire, une seule
vie avec celle que nous possédons en Dieu. Et la vie éternelle
que nous possédons en Dieu est sans intermédiaire une avec
Dieu. Car il est un exemplaire vivant de tout ce qu'il a créé;
il est la cause et le principe de toutes les créatures; c'est d'une
seule vue enfin qu'il se connaît lui-même et connaît
toutes choses. Et tout ce qu'il connaît distinctement dans le miroir
de sa sagesse, images, ordre, formes, raisons, tout cela est vérité
et vie, et il est lui-même cette vie, car en lui il n'y a rien autre
que sa propre nature. Cependant toutes choses sont en lui comme en leur
cause, sans existence propre. C'est pourquoi saint Jean a dit : «
Tout ce qui a été fait était vie en lui (83) »,
et cette vie c'est lui-même.
Nous avons donc tous, au-dessus de notre être créé,
une vie éternelle en Dieu, comme en notre cause vivante qui nous
a faits et créés de rien; mais nous ne sommes pas Dieu et
nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Nous ne sommes pas non
plus émanés de Dieu, selon la nature; mais parce que Dieu
nous a connus et voulus éternellement en lui-même, il nous
a faits non par nature, ni par nécessité, mais dans la liberté
de son vouloir. Il connaît d'ailleurs toute chose, et tout ce qu'il
veut il peut l'accomplir au ciel et sur la terre. Il est en nous lumière
et vérité; il se montre au sommet de notre être créé,
élevant notre pensée en pureté, notre esprit jusqu'à
la liberté divine et notre entendement jusqu'à une nudité
sans images. Il nous éclaire de la sagesse éternelle et il
nous apprend à regarder et à contempler sa richesse insondable.
Là il y a vie sans labeur, au sein de la source de toute clémence.
Là se trouvent goût et sentiment de béatitude éternelle,
satisfaction entière sans que le repos y soit jamais fastidieux.
Hâtons-nous donc de dépasser
tout ce qui fuit avec le temps,
pour pouvoir d'amour exulter;
car l'éternité nous attend.
Au commencement du monde, lorsque Dieu voulut
faire le premier homme et lui donner notre nature, il dit, dans la Trinité
des personnes: « Faisons l'homme à notre image et à
notre ressemblance (84) . » Or, Dieu est un esprit : parler, pour
lui, c'est connaître, et opérer c'est vouloir; il peut tout
ce qu'il veut et toute son œuvre est gracieuse et bien ordonnée.
Il a donc créé chaque âme
à l'état de miroir vivant où il a imprimé l'image
de sa nature. De cette façon il vit en nous par son image et nous
en lui; car notre vie créée est, sans intermédiaire,
une avec cette image et avec cette vie que nous avons éternellement
en Dieu. Et la vie que nous avons en Dieu est, sans intermédiaire,
une avec Dieu. Elle vit dans le Père avec le Fils non produit au
dehors, elle naît du Père avec le Fils et elle coule de l'un
et de l'autre avec le Saint-Esprit; et ainsi vivons-nous éternellement
en Dieu et Dieu en nous (85) . Notre être créé, en
effet, vit dans l'image éternelle que nous avons dans le Fils de
Dieu, et notre image éternelle est une avec la Sagesse de Dieu et
vit dans notre être créé. Et c'est pourquoi la génération
éternelle et la procession du Saint-Esprit se renouvellent toujours
et sans cesse dans le vide de notre âme; car Dieu nous a éternellement
connus et aimés, appelés et élus.
Si, à notre tour, nous consentons à
le reconnaître, à l'aimer et à nous attacher à
lui, nous serons saints et bienheureux, élus pour l'éternité.
Notre Père céleste nous montrera alors, au sommet de notre
âme, sa clarté divine; car nous sommes son royaume et il habite
et règne en nous. Et de même que le soleil du ciel pénètre
de ses rayons, illumine et féconde toute la terre, de même
la clarté de Dieu, qui règne dans la partie supérieure
de notre esprit, répand dans toutes nos puissances de brillants
et clairs rayons, c'est-à-dire ses dons divins de science, de sagesse,
de claire intelligence, de considération raisonnable et de discrétion
dans toutes les vertus. C'est là le vrai ornement du royaume de
Dieu dans notre âme.
Mais l'amour sans mesure qui est Dieu lui-même
règne dans la pureté de notre esprit comme un brasier de
charbons ardents. Il fait jaillir des étincelles brillantes et enflammées,
qui remuent et embrasent d'un amour de feu le cour et les sens, la volonté
et le désir, toutes les puissances de l'âme, dans une tempête,
un emportement, une impatience d'amour sans mesure.
Ce sont là les armes avec lesquelles
nous luttons contre le terrible et immense amour de Dieu, qui veut consumer
tous les esprits aimants et les engloutir en lui-même. L'amour, en
effet, nous arme de ses dons et illumine notre raison; il nous donne commandement,
conseil et avis de nous opposer, de lutter et de maintenir contre lui notre
droit à l'amour, aussi longtemps que nous le pouvons, nous dispensant
pour cela force, science et sagesse. Par lui toutes nos puissances sensibles
sont entraînées vers un sentiment intérieur; il fait
que notre cœur aime, désire et goûte, et il donne à
notre âme de contempler et de fixer son regard; il répand
en nous la dévotion et nous fait monter en flammes brûlantes.
C'est dans l'amour enfin que notre intelligence puise la connaissance et
le goût de la sagesse éternelle; c'est lui qui excite la puissance
aimante et fait brûler et fondre de révérence notre
esprit devant sa face.
Voyez, il faut ici que notre raison s'écarte
ainsi que toute œuvre distincte; car nos puissances deviennent simples
dans l'amour, elles se taisent et s'inclinent en présence du Père.
Cette révélation du Père, en effet, élève
l'âme au-dessus de la raison, à une nudité sans images.
L'âme y est simple, pure et sans tache, vide de toutes choses, et
c'est dans cet état de vide absolu que le Père montre sa
clarté divine.
À cette clarté ne peuvent servir
ni raison ni sens, ni considération ni distinction : tout cela doit
rester en dessous; car la clarté sans mesure aveugle les yeux de
la raison et les oblige à céder à la lumière
incompréhensible. Mais au-dessus de la raison, au plus profond de
l'intelligence, l'œil simple est toujours ouvert, il contemple et fixe
la lumière d'un regard pur, éclairé de la lumière
même, œil contre œil, miroir contre miroir, image contre image. Ce
triple procédé nous rend semblables à Dieu et nous
unit à lui; car la vue, pour notre œil simple, est un miroir vivant
que Dieu a fait pour son image et où il l'a imprimée. Son
image, c'est sa divine clarté dont il a rempli tout le miroir de
notre âme, pour que nulle autre clarté ni image n'y pût
entrer. Mais la clarté n'est pas intermédiaire entre nous
et Dieu; elle est cela même que nous voyons et la lumière
qui nous le fait voir, mais non pas notre œil qui voit. Car bien que l'image
de Dieu soit sans intermédiaire sur le miroir de notre âme
et lui soit unie, cependant l'image n'est pas le miroir et Dieu ne devient
pas créature. Mais l'union de l'image au miroir est si grande et
si noble que l'âme est appelée l'image de Dieu.
De plus, cette même image de Dieu que
nous avons reçue et que nous portons dans notre âme, c'est
le Fils de Dieu et le miroir éternel de la sagesse divine, où
nous sommes tous vivants, imprimés éternellement. Pourtant
nous ne sommes pas la Sagesse de Dieu; car nous nous serions créés
nous-mêmes, ce qui est impossible et contre la foi. Mais tout ce
que nous sommes et tout ce que nous avons nous vient de Dieu et non de
nous-mêmes; et bien que la noblesse de notre âme soit grande,
elle demeure cachée au pécheur ainsi qu'à beaucoup
de bons. Et tout ce que nous pouvons connaître dans la lumière
naturelle est imparfait, sans goût et sans saveur; car nous ne pouvons
pas contempler Dieu, ni découvrir dans notre âme son royaume
sans le secours de sa grâce et notre application assidue à
son amour.
CHAPITRE XVIII
DE LA VIE QUI S'ANÉANTIT DANS L'AMOUR (86)
C'est en Notre-Seigneur Jésus-Christ,
comme en un miroir pleinement fidèle, que Dieu se montre à
qui il veut, c'est-à-dire à ceux qui se renoncent eux-mêmes
et obéissent à sa grâce en toutes circonstances, pour
agir ou s'abstenir et pour pratiquer toutes les vertus. Par la foi, l'espérance
et la charité ils s'élèvent au-dessus de toutes leurs
œuvres jusqu'à cette vue nue de l'âme, qui est l'œil simple
toujours ouvert, au-dessus de la raison, dans le fond même de notre
intelligence. Là se montre la vérité éternelle
qui inonde notre vue nue, c'est-à-dire l'œil simple de notre âme,
dont l'essence, la vie et l'opération consistent à contempler,
à voler, à courir et à dépasser toujours notre
être créé, sans regard ni retour en arrière.
Bienheureux les yeux qui voient et à qui Dieu montre son royaume
et sa gloire, qui est lui-même! Car notre Père céleste
vit dans le royaume de notre âme comme en lui-même. Là,
au-dessus de notre compréhension, dans le domaine de notre intelligence,
il nous donne sa clarté incompréhensible.
Et le Père avec le Fils font couler
en nous leur amour insondable, qui dépasse l'activité de
la volonté. Notre volonté, notre bonne volonté dans
son fond le plus intime, c'est l'étincelle enflammée, l'activité
de l'âme : le Père y engendre son Fils, et leur amour mutuel
sans limite s'y écoule. Mais l'activité divine, nous ne pouvons
la saisir et elle dépasse notre compréhension car toutes
nos puissances, avec leurs œuvres, doivent s'effacer et se soumettre à
la transformation de Dieu. Là nous sommes sous l'action et l'influence
transformantes de l'Esprit de Dieu; là nous sommes fils de Dieu
par grâce, non par nature; là nous devenons simples. Car toutes
nos puissances faiblissent dans leurs propres œuvres, elles fondent et
s'écoulent en face de l'amour éternel de Dieu. Voilà
pourquoi on appelle cette vie une vie anéantie dans l'amour.
CHAPITRE XIX
DE L'ÉTAT DE VIDE DANS LA NATURE SIMPLE
ET LA PURETÉ DE L'ESPRIT
Comprenez maintenant en élevant bien
haut votre esprit; car ici l'homme dépasse toutes ses puissances
et leur activité, et parvient à un état de vide dans
la nature simple et la pureté de l'esprit.
Or, cet état de vide, c'est en nous
l'évanouissement de toutes images. La nature simple, c'est le regard
tourné vers la vérité éternelle. La pureté
de l'esprit, c'est l'union avec l'Esprit de Dieu, là où nous
nous sentons unis avec Dieu, unité en Dieu, un même esprit
avec Dieu et nous dépassant en Dieu.
Cette union vivante que nous expérimentons
avec Dieu est active et se renouvelle toujours entre nous et lui. En effet,
le baiser et l'embrassement nous montrent une dualité qui ne nous
permet pas de demeurer en nous-mêmes. Vivant au-dessus de la raison,
nous ne sommes pourtant pas sans raison, et nous avons conscience de toucher
et d'être touchés, d'aimer et d'être aimés, de
recommencer toujours et de rentrer en nous-mêmes, d'aller et de venir
comme l'éclair dans le ciel. Car de lutter ainsi et de combattre
en l'amour, c'est remonter un courant: nous ne pouvons ni franchir ni dépasser
notre nature créée.
Le toucher de Dieu, cet effort intime et profond
de la créature, c'est le dernier intermédiaire entre nous
et Dieu, où nous nous unissons à lui dans une rencontre mutuelle
d'amour. De cette source vive, en effet, de l'Esprit-Saint, agent de notre
union à Dieu, jaillit avec abondance un flot si puissant, si divinement
impétueux, que nous ne pouvons pénétrer dans l'abîme
de son amour sans fond: c'est le toucher de Dieu. Et c'est pourquoi nous
nous tenons toujours en nous-mêmes, au-dessus de la raison et sans
images, les yeux fixés sur la beauté incompréhensible
et tendant vers elle de toutes nos forces (87) .
Ce sont là les trois propriétés
de la nature de l'âme, sa vie et son action, et c'est ainsi qu'elle
est semblable à Dieu dans sa partie la plus haute et la plus noble,
là même où elle répond à la sainte Trinité
de Dieu (88) . Là, en effet, elle est vide, sans images, habitation
du Père, son temple et son royaume. Et le même Père
engendre son Fils, sa clarté infinie, devant les yeux de l'âme
grands ouverts et attentifs; il fait écouler son Esprit, il donne
son amour comme prix de cet intime effort de l'esprit humain tendu vers
l'éternité.
Lorsque nous agissons, nous gardons toujours
la ressemblance dans la pureté de notre esprit; car nous reconnaissons
en nous-mêmes que notre regard et notre effort tendent vers un autre
que nous-mêmes; en cela nous avons ressemblance. Mais lorsque c'est
Dieu qui agit, son Esprit exerce sur nous son influence et nous soumet
à la transformation de sa clarté et de son amour; dès
lors il y a plus que ressemblance, nous devenons fils de Dieu par grâce.
Et lorsque nous sentons en nous que notre activité
et notre effort vont vers lui, et que, d'autre part, nous soutenons son
action et son travail, c'est par l'effet de sa lumière, tandis que
dans son esprit nous goûtons son amour. L'union nous rend un même
esprit, un même amour, une même vie avec lui, mais nous demeurons
toujours créatures car, bien que transformés dans sa lumière
et ravis par son amour, nous reconnaissons bien et sentons que nous sommes
autres que lui.
Aussi faut-il sans cesse tendre vers lui nos
regards et nos efforts : c'est notre œuvre pour l'éternité.
Car notre être créé, nous ne pouvons ni le perdre,
ni tellement le dépasser que nous ne demeurions à jamais
autres que Dieu. Le Fils de Dieu, en effet, a bien pu prendre notre nature
et se faire homme lui-même, il ne nous a pas faits Dieu; beaucoup
d'hommes vivent encore dans le péché et sont impies, et ils
portent leur condamnation.
Mais le même Fils de Dieu a une âme,
créée du néant, et aussi un corps formé du
sang très pur de la Vierge Marie, âme et corps qui sont tellement
siens et si bien unis, qu'il est tout à la fois le Fils de Dieu
et le fils de Marie, Dieu et homme dans une seule personne. Et de même
que l'âme et le corps ne font qu'un seul homme, de même le
Fils de Dieu et Jésus le Fils de Marie ne sont qu'un même
Christ vivant, Dieu et Seigneur du ciel et de la terre; car son âme
sainte est informée par la Sagesse de Dieu. Elle n'est pas Dieu
cependant, ni de la nature divine, car Dieu ne devient pas créature.
Mais les deux natures demeurant distinctes sont unies en une seule personne
divine: c'est Jésus-Christ notre cher Seigneur.
Il est seul avec Dieu au-dessus de toutes créatures,
prince vivant et tout-puissant au ciel et sur la terre, et personne autre
ne lui ressemble. Car son humanité est comblée de tous les
dons de Dieu et possède la plénitude de toute sainteté;
et tandis que tout ce que les autres saints ont reçu depuis le commencement
du monde et peuvent encore recevoir à jamais est divisé entre
eux, selon la volonté de Dieu, l'humanité de Notre-Seigneur
a reçu à elle seule la plénitude indivisée
de toutes les grâces, qui, de là, s'épanchent ensuite
sur toutes les créatures qu'elles vont renouveler. Et il est seul
la source de tout le bien que nous possédons ou pouvons obtenir
de Dieu.
CHAPITRE XX
DE LA DIGNITÉ ET GRANDE PUISSANCE
DE NOTRE SEIGNEUR-JÉSUS-CHRIST
C'est la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ
qui doit nous illuminer en toute vérité, selon nos besoins.
Dès le principe, en effet, alors que son âme fut créée
et unie à la Sagesse de Dieu, elle était d'entendement si
clair et d'intelligence si lumineuse qu'elle connut distinctement toutes
les créatures présentes et à venir. Son humanité
sainte reçut d'en-haut, des mains du Père céleste,
puissance et plein pouvoir sur toutes choses au ciel et sur la terre, afin
qu'il pût à son gré donner et prendre, commander à
la mort et à la vie, accomplir des prodiges et des miracles, pardonner
les péchés, conférer la grâce et la vie éternelle.
Car tout ce que Dieu a créé a été soumis à
son humanité selon tous ses pouvoirs; le Saint-Esprit s'est reposé
dans son âme et dans sa nature humaine avec tous ses dons; il l'a
fait riche, généreux, prodigue de lui-même envers tous
selon les nécessités et les désirs de chacun.
Le Seigneur était humble, patient, doux
et miséricordieux, plein de grâce et de fidélité,
obéissant, abandonné dans sa volonté, sans reproche;
et il s'est laissé mépriser et rebuter lui-même au-dessous
de tous les hommes. Prosterné à genoux, il a adoré
son Père, puis il s'est livré à la mort pour nous
rendre bienheureux et nous faire vivre avec lui éternellement. Il
est notre règle et le miroir selon lequel nous devons vivre. Son
humanité est un flambeau de clarté divine, qui a illuminé
le ciel et la terre et qui brillera éternellement. Son nom béni
de Jésus était de toute éternité prévu,
prononcé et choisi, et l'ange annonça à la Vierge
Marie, sa mère, qu'il serait Fils de Dieu et son Fils, Dieu et homme
dans une seule personne. C'est ainsi qu'il nous a été donné
afin de nous consacrer sa vie, nous servir et nous enseigner, nous racheter
et nous délivrer par sa mort, nous purifier enfin de nos péchés
dans son sang précieux. Puis il est monté au-dessus de tous
les cieux, au-dessus de tous les chœurs des anges et il porte la couronne,
assis à la droite de son Père, tout semblable en gloire et
en puissance. Devant lui tous les genoux fléchissent, car il est
Seigneur de tous les seigneurs et Roi de tous les rois, et son règne
n'a ni fin ni commencement.
Cependant, on trouve des gens impies et insensés
qui prétendent être le Christ ou même Dieu. Ils n'ont
pourtant ni sagesse, ni grâce divine, ni pouvoir, ni vertu; aussi
sont-ils bien plutôt destinés au feu de l'enfer. Car il n'y
a qu'un Dieu et qu'un Christ; et ce même Christ est Dieu et homme,
ce qui n'appartient qu'à lui seul. Au dernier jour, lorsqu'il jugera
les bons et les méchants, ceux-ci verront bien qu'ils ne sont que
des hommes condamnés et non pas Dieu. Qu'ils ne soient pas non plus
le Christ, c'est ce que je veux vous montrer clairement.
L'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ
n'a pas, en effet, de subsistance par elle-même, car elle n'est pas
sa propre personnalité, comme chez tous les autres hommes; mais
le Fils de Dieu est son hypostase et sa forme. Ainsi donc elle est informée
par Dieu, et l'union hypostatique lui confère sagesse et puissance
au-dessus de tout ce qui est inférieur à Dieu. Assumée
ainsi par Dieu, elle possède dignité et sagesse, sainteté
et béatitude, au-dessus de toute créature. Et le Seigneur
est seul héritier du royaume de Dieu par nature et par grâce,
car il est le premier-né de son Père et de sa mère,
prince et chef de tous ses frères. Mais, s'il le veut et si, par
sa grâce, nous nous en rendons dignes, il nous fera participer à
son héritage et au royaume de son Père. Car il nous a promis,
pourvu que nous le servions, d'être là où il est, c'est-à-dire
en âme et en corps dans le palais de la gloire de Dieu.
Ainsi donc nous serons là pour l'éternité
avec lui, ayant chacun notre gloire propre, revêtus de nos œuvres,
ornés et achevés en vertus et en amour. Et Jésus nous
montrera sa face glorieuse plus claire que le soleil, et nous entendrons
son aimable voix plus douce qu'aucune mélodie. Nous serons assis
à sa table et il nous servira comme fait un noble prince pour sa
famille bien-aimée et ses amis de choix. Tout l'honneur et toute
la gloire qu'il a reçus de son Père céleste nous seront
transmis par lui, tandis que nous lui en souhaiterons bien plus qu'à
nous-mêmes. Et c'est bien ce qu'il entendait lorsqu'il disait : «
Père, je veux que tous ceux que vous m'avez donnés soient
avec moi là où je suis, afin qu'ils puissent voir la clarté
que vous m'avez donnée (89) .
Nous la verrons, en effet, nous en serons
tout revêtus, elle surpassera toutes nos œuvres et nos mérites;
et ainsi nous nous réjouirons et glorifierons dans le Seigneur et
en nous-mêmes; l'allégresse remplira le cour et les sens,
l'âme et le corps, elle sera débordante, éternellement
et sans fin. Ce sera la plus grande béatitude dont nous puissions
jouir avec notre cher Seigneur Jésus-Christ dans son royaume éternel.
CHAPITRE XXI
DE LA VRAIE CONTEMPLATION, AVEC UNE EXPLICATION
DE LA VIE SUPÉRIEURE QUI EST EN NOUS
Maintenant élevez toute votre âme
et votre vue nue au-dessus de tous les cieux et de tout ce qui est créé;
car je veux vous montrer la vie supérieure qui est cachée
en nous et qui renferme notre béatitude la plus haute. J'en ai parlé
déjà, mais sans l'expliquer suffisamment. Si d'ailleurs je
n'ai pas procédé en cette matière avec assez d'ordre,
je le savais et l'ai fait avec intention, me réservant d'achever
maintenant ce que j'ai omis. Regardez donc et comprenez, vous tous qui
êtes élevés dans la lumière divine : je ne m'adresse
à aucun autre, car ils ne sauraient m'entendre.
La vie supérieure que Dieu a établie
en nous peut se considérer de quatre manières: quant à
sa nature, son exercice, son essence et sa superessence.
CHAPITRE XXII
EXPLICATION DE LA NATURE DE LA VIE
La nature de la vie éternelle que nous
possédons consiste pour nous à être nés de Dieu,
et cette vie ne fait qu'un avec Dieu, elle vient de Dieu en nous et elle
retourne de nous en lui.
C'est volontairement, en effet, que notre Père
céleste nous a engendrés et élus en son Fils. Ainsi
sommes-nous fils de Dieu par grâce et non par nature; car c'est en
la grâce de Dieu que nous avons une surnature et une vie éternelle;
et nul ne peut l'apercevoir ni la découvrir sans la grâce.
Mais si nous voulons apercevoir et découvrir en nous cette vie éternelle,
nous devons par le moyen de l'amour et de la foi nous élever au-dessus
de la raison jusqu'à la simplicité du regard. Là nous
découvrons engendrée en nous la clarté de Dieu, c'est-à-dire
l'image même de Dieu qui a transformé notre œil simple: aucune
autre image n'y peut pénétrer. Cependant nous pouvons connaître
dans une lumière pure tout ce qui est au-dessous de Dieu, s'il veut
nous le montrer.
L'image de Dieu est reçue par le regard
de chacun, tout entière et sans partage, elle se donne toute à
chacun et elle demeure en elle-même un tout indivisé. Lorsque
nous la recevons, c'est par elle que nous la connaissons; mais lorsque
nous sommes ravis et transformés par sa clarté, nous nous
oublions nous-mêmes et ne faisons plus qu'un avec elle: ainsi vivons-nous
en elle et elle en nous, bien que nous demeurions toujours distincts en
substance et en nature.
La clarté de Dieu que nous voyons en
nous n'a ni commencement ni fin, ni temps ni lieu, ni chemin ni sentier,
ni forme ni figure ni couleur. Elle nous embrasse, nous saisit et nous
pénètre tout entiers et elle tient grand ouvert l'œil qu'elle
a rendu simple; il demeure ainsi à jamais et nous ne pouvons plus
le fermer.
Telle est la première considération,
qui regarde la nature de la vie éternelle engendrée par Dieu.
CHAPITRE XXIII
DE L'EXERCICE DE LA VIE SUPÉRIEURE
Vient ensuite la seconde considération,
relative à l'exercice de la vie supérieure entre nous et
Dieu.
Comprenez bien et élevez votre regard
intérieur jusqu'au sommet le plus haut de vous-même, là
où vous ne faites qu'un avec Dieu: car l'union avec Dieu, c'est
pour nous un état vivant et éternel, où Dieu habite
en nous et nous en lui. Cette union est vivante et féconde, elle
ne peut demeurer inactive; mais elle se renouvelle sans cesse en amour
par de nouvelles rencontres, à cause de l'inhabitation mutuelle
que nul ne peut faire cesser: on n'y voit qu'attirer et suivre, donner
et recevoir, toucher et être touché. Notre Père céleste,
en effet, habite en nous et il vient nous visiter lui-même, nous
élevant au-dessus de la raison et de toute considération.
Il nous dépouille de toute image et nous entraîne jusqu'à
notre principe : là nous ne rencontrons qu'une nudité déserte
et sans images, qui répond toujours à l'éternité.
C'est là que le Père nous donne
son Fils et que ce même Fils visite notre vue nue, avec la clarté
infinie qu'il est en personne, nous appelant et nous apprenant à
fixer et à contempler cette clarté par elle-même. Dès
lors nous apercevons la clarté de Dieu en nous-mêmes, nous
nous voyons en elle et lui sommes unis. Et quoiqu'elle nous enveloppe,
nous ne pouvons la saisir, car notre faculté de comprendre est créée
et la clarté est Dieu. Nous laissons alors notre regard courir avec
elle et la suivre dans cette course à travers longueur et largeur
sans fin, hauteur et profondeur sans modes ni mesure. Et bien que nous
lui soyons unis d'une façon simple, nous ne pouvons pourtant atteindre
ni saisir ce qui nous dépasse.
C'est ici que le Père est vu dans le
Fils et le Fils dans le Père, puisqu'ils sont un en nature; et ils
vivent ainsi en nous et nous donnent le Saint-Esprit, leur mutuel amour,
qui avec eux est une seule nature et un seul Dieu habitant en nous, car
Dieu n'est point divisé en lui-même. Et le Saint-Esprit se
donne à son tour et vient nous visiter, il touche l'étincelle
ardente de notre âme, étant ainsi le principe et la source
d'un amour éternel entre nous et Dieu.
L'amour s'exerce librement et sans timidité
: il est de sa nature avide et libéral, il réclame sans cesse
et en même temps il s'offre, il donne et il reprend. L'amour de Dieu,
en effet, est avide et il exige de l'âme tout ce qu'elle est et tout
ce qu'elle peut donner. L'âme, de son côté, est riche
et généreuse et elle ne veut que donner tout ce que l'amour
dévorant désire et réclame; mais elle ne peut en venir
à bout, car elle n'a qu'un être créé, qui toujours
demeure et ne se laisse pas expulser. Aussi malgré tout ce que l'amour
absorbe, dévore, consume et exige de l'âme, au delà
de ses forces, et bien qu'elle veuille à son tour se fondre et s'anéantir
dans l'amour, il lui faut pourtant demeurer sans cesse et ne point périr.
L'amour de Dieu, par contre, est d'une libéralité
sans limite; il présente et montre à l'âme tout ce
qu'il est, voulant le lui donner librement. De son côté, l'âme
aimante devient singulièrement dévorante et avide, et s'ouvrant
toute grande, elle souhaite avoir tout ce qui lui est montré. Mais
elle est créature et elle ne peut ni comprendre ni embrasser le
tout de Dieu. Et c'est pourquoi elle doit tendre, aspirer de toutes ses
forces et demeurer toujours altérée et affamée. Plus
elle tend et s'élance avec ardeur, plus elle voit que la richesse
de Dieu lui échappe; et cela s'appelle courir vers ce qui fuit toujours.
Voyez comme il est au pouvoir de l'amour de
donner et de prendre, et c'est là exercer l'amour dans notre vie
supérieure. Ceux qui en ont l'expérience savent bien que
je dis la vérité.
CHAPITRE XXIV
DE L'ESSENCE DE LA VIE SUPÉRIEURE
La troisième considération qui
vient ensuite a trait à l'essence de la vie supérieure, où
nous sommes un avec Dieu au-dessus de tout exercice d'amour, dans une fruition
éternelle. Il n'y est point question d'agir ou de pâtir, c'est
une inaction bienheureuse, quelque chose qui dépasse l'union, l'unité
avec Dieu, où personne n'agit plus que Dieu seul. Car son action,
c'est lui-même et sa propre nature; et lorsqu'il agit, nous demeurons,
nous, inactifs, tout transformés et unifiés dans son amour,
mais non pas un dans la nature, car ce serait être Dieu et n'avoir
plus d'être à nous, ce qui est impossible.
Mais au-dessus de la raison et en dehors
de la raison, nous recevons un clair savoir, où il n'y a plus de
distance entre nous et Dieu; nous nous sommes dépassés nous-mêmes,
et, au-dessus de tout ordre perçu, nous sommes transportés
hors d'esprit dans son amour. Alors il n'y a plus de demande ni de désir,
il n'y a plus à donner ni à recevoir; mais c'est seulement
une essence bienheureuse et inactive, couronnement et récompense
essentielle de toute sainteté et de toutes vertus.
C'est bien là ce que souhaitait notre
cher Seigneur Jésus-Christ lorsqu'il disait: « Père,
je veux que tous ceux que vous m'avez donnés soient un comme nous
sommes un (90) . » Non pas sans doute en toutes manières,
car il est un avec son Père dans la nature, puisqu'il est Dieu;
il est un aussi avec nous dans notre nature, puisqu'il est homme; il vit
en nous et nous en lui par le moyen de sa grâce et de nos bonnes
œuvres, et ainsi il nous est uni et nous à lui.
Par sa grâce et avec lui nous aimons
et recherchons notre Père céleste; cet amour et cette recherche
nous unissent à lui, mais sans nous rendre un avec lui. Car le Père
nous aime, et nous l'aimons de retour, et dans ce fait d'aimer et d'être
aimés nous sentons toujours une distinction et une dualité,
et c'est là le caractère de l'amour éternel.
Mais, lorsque, au-dessus de tout exercice d'amour
nous sommes embrassés et saisis avec le Père et le Fils dans
l'unité du Saint-Esprit, alors nous sommes tous un, comme le Christ,
Dieu et homme, est un avec son Père dans leur mutuel amour sans
limite. Et ce même amour nous consomme tous ensemble dans une fruition
éternelle, c'est-à-dire en une essence bienheureuse et sans
action, en dehors de compréhension pour toute créature.
CHAPITRE XXV
DE LA SUPERESSENCE DE LA VIE SUPÉRIEURE
Dans l'état d'inaction dont je viens
de parler, alors que nous sommes un avec Dieu dans son amour, naît
un état superessentiel de contemplation et de connaissance, le plus
haut qu'on puisse exprimer par des paroles: cela s'appelle vivre en mourant
et mourir en vivant, c'est-à-dire passer de notre essence dans notre
béatitude superessentielle. C'est ce qui arrive lorsque, par le
moyen de la grâce et du secours de Dieu, nous avons assez d'empire
sur nous-mêmes pour nous dépouiller d'images toutes les fois
que nous le voulons et parvenir à cette inaction où nous
sommes un avec Dieu dans l'abîme sans fond de son amour. Là
il y a pleine satisfaction, car nous avons Dieu en nous et nous sommes
bienheureux dans notre essence, sous l'action de Dieu avec qui nous sommes
un en amour, non point en essence ni en nature. Mais nous sommes bienheureux
et béatitude même dans l'essence de Dieu, là où
il jouit de lui-même et de nous tous dans sa très haute nature.
C'est là le cœur de l'amour qui se cache dans une obscurité
et un non-savoir insondables.
Ce non-savoir est une lumière inaccessible,
c'est l'essence même de Dieu; pour nous il est toujours superessentiel,
pour Dieu seul il est essentiel; car Dieu est lui-même sa propre
béatitude et il jouit de lui-même dans sa propre nature. Et
nous, lorsque nous jouissons de lui, nous sommes morts, submergés
et perdus selon notre jouissance, mais non selon notre essence. Car notre
amour et son amour sont toujours semblables et un quant à la jouissance,
lorsque l'Esprit a absorbé notre amour et l'a englouti en lui-même
dans une même jouissance et béatitude.
Mais quand je dis que nous sommes un
avec Dieu, il faut l'entendre de l'amour et non pas de l'essence ni de
la nature. Car l'essence de Dieu est incréée, tandis que
la nôtre est créée; entre Dieu et la créature
la distinction est immense. C'est pourquoi, bien qu'ils soient unis, ils
ne peuvent devenir absolument un. Si notre essence se réduisait
à néant, nous n'aurions plus ni connaissance, ni amour, ni
béatitude. Mais notre essence créée ressemble à
un désert sauvage et désolé, où Dieu vit et
nous gouverne, et dans ce désert il nous faut errer sans modes ni
mesure, car nous ne pouvons venir de notre essence à notre superessence
que par l'amour.
Ainsi donc nous sommes bienheureux dans
notre essence quand nous vivons en amour; mais nous devenons béatitude
dans l'essence de Dieu quand, morts à nous-mêmes dans l'amour,
nous passons jusqu'à la fruition de Dieu. Toujours nous vivons dans
notre propre essence par le moyen de l'amour, et toujours nous nous dépassons
dans l'essence de Dieu par le moyen de la fruition. C'est pourquoi on appelle
ceci une vie qui meurt et une mort qui donne la vie, car nous vivons avec
Dieu et nous mourons en Dieu. Bienheureux les morts qui vivent et meurent
de cette sorte, car ils sont entrés en l'héritage de Dieu
et de son royaume (91) !
Maintenant priez tous avec ferveur
auprès de notre cher Seigneur,
avec un véritable amour,
en faveur de chacun de ceux
qui ont fait ou écrit ceci,
pour nous donner le savoir;
et pour ceux qui lisent et entendent,
afin qu'ils soient tous élus,
dans le royaume de là-haut,
où tous d'un commun accord,
éternellement et sans fin,
chanteront les louanges de Dieu.
Pour que nous puissions l'obtenir,
et que nous parvenions si haut,
nous aide Jésus le Fils de Dieu!
De sorte qu'avec lui tous ensemble,
sous les yeux de notre Père céleste,
nous puissions ceindre la couronne.
Là c'est la vie éternelle,
c'est pratiquer joie continuelle,
et avoir pour récompense Dieu même.
Là brille la face du bien-aimé,
et de nobles voix font entendre
des mélodies sans pareilles;
là nous nous réjouirons ensemble
et en amour trépasserons
la face de notre bien-aimé est si belle!
En elle nous nous glorifierons
et toujours jubilerons,
car là nous sommes libres et confiants.
Avec Dieu nous aurons règne,
et il nous ordonnera,
chacun en son trône de gloire.
Alors nous pratiquerons son amour,
et lui-même à nous se donnera,
et en lui nous habiterons.
Si nous nous aimons mutuellement,
nous trouverons certainement sa grâce,
et deviendrons ses familiers.
Maintenant observons ses commandements,
car il est un Dieu véritable
dans la Trinité des personnes.
Bien justement nous l'aimerons,
celui que nous savons si noble
et tout-puissant en ce qu'il fait.
Il mérite une louange éternelle.
Bienheureux qui soupire vers lui!
Ah! puisse-t-il nous advenir
que nous l'aimions de telle sorte,
que rassasiée soit notre faim
et qu'à jamais jouissance ayons!
Qu'on dise Amen. Fiat, fiat. Amen, amen.
NOTES
( 1) Cf. DE VREESE, De Handschri ften van Jan van Ruusbroec's Werken
, t. I, pp. 55-162. (2) JOAN., XVII, II, 22. (3) Dans tout ce passage, il faut entendre l'amour du Saint-Esprit
lui-même, avec qui l'homme juste est mis en relation, et par lui
avec les deux autres personnes de la Sainte-Trinité. Cf. Royaume
des amants, ch. XIII. (4) Cf. S. THOMAS, la, IIae, q. 114, a. 3 ad m. (5) L'unité dont il est ici question est celle des puissances
supérieures qui, par l'amour, font retour vers leur essence. C'est
là où réside la grâce et où l'âme
réfléchie en elle-même rencontrera le Saint-Esprit.
Cf. Noces spirituelles, L II, Ch. LVIII. (6) Nous maintenons les titres des chapitres II et III tels qu'ils
se trouvent dans les manuscrits, mais il faut noter soigneusement que la
matière de ces chapitres s'étend beaucoup plus loin que ce
que les titres indiquent. Ruysbroeck en fait lui-même la remarque
au chapitre XXI.
(7) Ce que Ruysbroeck veut dire ici et par des expressions analogues,
c'est que l'on doit aimer Dieu pour lui-même et non pour l'avantage
personnel qui peut nous en revenir. Le désir même de l'éternité
doit être premièrement la possession de Dieu. L'espérance
du repos et du bonheur personnel ne vient qu'ensuite. (8) MATTH., VI, 21. (9) Ps. IX, 14.
(10) Ps. LXXXIII, 11.
(11) PHIL., II, 7.
(12) Ps. XXI, 7.
(13) Luc, XXIII, 34.
(14) HEB., V, 7.
(15) MATTH., XXVI, 39.
(16) Ibid.
(17) MATTH., V, 6.
(18) Cf. La petite pierre brillante, ch. VI-IX.
(19) JOAN., XIX, 30.
(20) LUC, XXIII, 46.
(21) Ps, XXX, 6.
(22) Ps. LXXXI, 6.
(23) Ibid., 7.
(24) MATTH., V. 10.
(25) MATTH.,V. 11-12.
(26) II TIM., 11, 5.
(27) Ps. XC., 14-15.
(28) Ps. XXVII, 5.
(29) JOAN., VI, 54.
(30) Ibid., 55, 57.
(31) Cf. ch. XII, où ces quatre qualités sont expliquées
des communiants eux-mêmes.
(32) Luc, T, 28.
(33) MATTH., IX, 22; MARC, V, 3; Ibid., X, 52; LUC, VII, 50; Ibid.,
VIII, 48; Ibid., XVII, 42, et XVIII, 42.
(34) Luc, I,30-33.
(35) Ibid., 34.
(36) Luc, I, 35-37.
(37) Ibid., 38.
(38) Ibid., 38.
(39) MATTH., XXVI, 26.
(40) Ibid., 27-28.
(41) Cf. S. THOMAS, Summ. theol., III, q. LXXV, a. 2-4.
(42) Cf. S. THOMAS, Summ. theol., IIIa, q. LXXIII, a. 2.
(43) Cf. Livre de la plus haute vérité, ch. VIII.
(44) Luc, XXII, 15.
(45) Luc, XXII, I, COR., XI, 24.
(46) Ruysbroeck emploie ici l'expression toute théologique:
en la personne de Notre-Seigneur: in persona Christi ».
(47) MATTH., XXVI, 28.
(48) Cf. Ste THÉRÈSE, Vie par elle-même, ch. XL.
(49) JOAN., I,
(50) Cf. Collationes Bru genses, 1912, p. 300 et suiv.
(51) « Imaginem Del nihil minus Deo implore potest.» Cf.
S. BONAVENTURE, II Sent., dist. 8, p. II.
(52) Cette même expression se rencontre dans l'Ornement des noces
spirituelles, I. II, ch. LVII. Les deux termes sont synonymes de l'expression
unique existence essentielle, c'est-à-dire l'acte par lequel l'essence
est suppôt et pour l'être raisonnable personne.
(53) Cf. S. THOMAS, Summ. theol., la, q. XLI, a. 5.
(54) C'est ce qu'on peut appeler une puissance obédientielle,
que possède la simple nature, par voie de création, et qui
la dispose à recevoir l'élévation à l'ordre
surnaturel.
(55) Par image de la Sainte Trinité, Ruysbroeck entend ici l'essence
même de Dieu, qui est l'être souverainement intelligent. Cf.
la première phrase du ch. XVII.
(56) Imago Trinitatis in anima attenditur secundum potentias. S. THOMAS,
III , q. LXIII, a. 4.
(57) On peut comparer ce que dit ici Ruysbroeck avec le commentaire
de saint Jean de la Croix sur la première strophe du Cantique spirituel.
(58) JOAN., VI, 57-59.
(59) GEN., I, 31.
(60) Is., IX, 2.
(61) JOAN., I, 5.
(62) Con., XIII, 12.
(63) JOAN., IV, 46-49.
(64) Ibid., 53.
(64') II COR., XII, 9.
(65) MATTH., VIII, 7-8.
(66) Luc, XIX.
(67) Certains manuscrits portent : « Sa vie et son nom sont écrits
au livre de vie. »
(68) Ruysbroeck va définir ce qu'il entend par ce double regard
intérieur et extérieur. C'est l'alternative d'un regard que
l'âme porte tantôt vers Dieu, tantôt vers elle-même.
D'une part, elle se tourne vers Dieu en faisant abstraction d'elle-même
et s'élève de cette façon aux différents degrés
de connaissance de Dieu, avec ou sans images. D'autre part, elle revient
vers elle-même avec d'humbles sentiments et comprend le devoir où
elle est de pratiquer la vertu et les bonnes œuvres.
(69) JOAN., XV, 5.
(70) Ibid., VI, 54.
(71) Ibid., VI, 57. -
(72) MATTH., IX, 13.
(73) Ibid., XI, 28.
(74) JOAN., VI, 51-52.
(75) Tant que nous sommes sur la terre, la recherche de Dieu doit se
faire selon les procédés divinement institués, comme
les sacrements; mais Dieu récompense parfois cette bonne volonté
en se laissant découvrir en dehors de tout procédé.
Ruysbroeck semble distinguer de même une double forme de béatitude
éternelle, l'une en conformité avec les mérites de
chacun, l'autre par laquelle Dieu se donne à tous, sans distinction
de mérites.
(76) Luc, I, 38.
(77) JOAN. XIII, 15.
(78) C'est le panthéisme mystique professé par la secte
des libres esprits, qui, au milieu du XIVe siècle, infestait le
Brabant. Héritière des associations de béguards et
de béguines hérétiques, répandues dans les
Pays-Bas dès le siècle précédent, cette secte
croyait à l'identité de la créature et de Dieu. L'homme
arrivé à la conscience de son unité avec Dieu est
libre, dégagé de toute loi, impeccable quoi qu'il fasse.
On devine à quelles conséquences immorales pouvait mener
pareille doctrine. Les Frères du libre esprit refusaient d'ailleurs
de reconnaître aucune autorité dans l'Église et affectaient
le dédain de toute pratique extérieure. Le quiétisme
devait plus tard reprendre, en les atténuant, la plupart de leurs
enseignements.
(79) MATTH., XVIII, 10.
(80) Levende leven, mot à mot une vie vivante. Cette expression
se rencontre déjà sous la plume de Guigue le Chartreux (†
1137). Cf. MIGNE, Patrol, lat., CLXXXIV, 353, et dans le sermon 17e de
saint Bernard « Ibi vere vivitur, ubi vivida vita est et vitalis.
» P. L., CLXXXIII, 250. Cf. le sermon De brevitate vitæ qui
fait partie du traité De modo bene vivendi, dans les œuvres de saint
Bernard, P. L., CLXXXIV, 1301 « Æterna vita est vitalis, ista
est mortalis.»
(81) Ceci revient à dire que nous portons en nous l'image des
trois personnes de la sainte Trinité : l'image du Père dans
notre être, l'image du Fils dans notre intelligence qui contemple,
l'image du Saint-Esprit dans notre volonté qui fait retour vers
Dieu.
(82) Cf. Collationes Brugenses, 5952, p. 432 et suiv.
(83) JOAN., 1, 3-4
(84) GEN., I, 26.
(85) Cf. Royaume des Amants, ch. XXV, Œuvres de Ruysbroeck, t. II,
p. 141.
(86) Le début du chapitre XVIII doit être relié
intimement à la fin du précédent, si l'on veut comprendre
la doctrine de Ruysbroeck. Cet exemple, qui n'est point isolé, montre
que la division en chapitres n'a rien de rigoureux.
(87) Cf. Noces spirituelles, 1. II, ch. LI.
(88) Les propriétés de l'âme dont parle Ruysbroeck
sont celles qu'il a énumérées au commencement du chapitre
: l'état de vide la nature simple et la pureté de l'esprit.
Il ne fait ici que les expliquer selon la définition qu'il en a
donnée plus haut.
(89) JOAN., XVII, 24.
(90) JOAN, XVII, 11, 22. Au ch. XIII du Livre de la plus haute vérité,
t. II, p. 223, ce même texte est appliqué à ce que
Ruysbroeck appelle l'union sans différence.
(91) Cf. La Petite pierre brillante, ch. IX .
Sources :
http://www.livres-mystiques.com
http://jesusmarie.free.fr/
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