INTRODUCTION GÉNÉRALE
DOCUMENTS RELATIFS A LA VIE DE RUYSBROECK.
Le XIVe
siècle a été pour les Pays-Bas le point de départ d'une
efflorescence merveilleuse de vie mystique, et il est juste d'en
faire remonter la gloire à celui que la postérité a pu nommer
Ruysbroeck l'Admirable.
La vie de Jan
van Ruysbroeck nous est connue par l'écrit d'un contemporain,
Henri Pomerius (Bogaerts),
qui fut bien placé pour obtenir des renseignements sûrs. Né en
1382, un an seulement après la mort de Ruysbroeck, il occupa
d'abord la charge de recteur des écoles à Bruxelles et à
Louvain, puis fut secrétaire des échevins de cette même ville.
Ayant résolu de quitter le siècle, il entra au monastère des
chanoines réguliers de Groenendael, où Ruysbroeck avait passé
toute sa vie religieuse. Devenu prieur, c'est au cours de sa
prélature qu'il vit mourir deux disciples immédiats du saint
homme : Jean de Hoelaere († 16 mars
1431) et Jean de Scoonhoven († 22
janvier 1431). Le second surtout est célèbre par la défense
qu'il fit de la doctrine de son maître contre les attaques de
Gerson. Nous aurons l'occasion d'en parler bientôt.
Pomerius
mourut probablement au monastère de
Sept-Fontaines, où il avait voulu passer dans la solitude
les dernières années de sa vie († 2 juin 1469). Dès avant 1420,
il avait écrit son ouvrage : De origine
monasterii Viridis
Vallis et de
gestis patrum et
fratrum in
primordiali fervore ibidem
degentium, qui comprend trois
parties : 1° l'histoire de la fondation de Groenendael ; 2° la
biographie de Ruysbroeck, et 3° celle de Jean van
Leeuwen, le « bon cuisinier ». Moins
de quarante ans après la mort du saint prieur de Groenendael,
les grandes lignes de sa vie avaient été ainsi fixées par un
homme bien au courant des faits et que ses qualités morales et
intellectuelles rendaient très apte à cette tâche.
Ce que nous
savons, en effet, de Pomerius, tant
par la chronique d'Impens que par le
nécrologe de Groenendael, nous permet de le juger comme un
écrivain grave et sincère, désireux d'édifier, mais surtout de
dire le vrai. Il a soin de citer ses témoins, qu'il appelle des
« personnages dignes de foi », et il fait une mention spéciale
des deux religieux que nous avons cités plus haut. Qu'entend-il
au juste par le terme « relation » dont il se sert pour désigner
les renseignements obtenus à cette source ? Il est assez
difficile de le définir. Cependant comme le nécrologe de
Groenendael fait mention, au 2 décembre, dans la notice
consacrée à Ruysbroeck, d'une vie écrite par Jean de
Scoonhoven, et que deux autres
notices font allusion à cette même vie, les Bollandistes ont
admis l'existence d'une source écrite, qui aurait passé tout
entière dans la relation de Pomerius.
En tout cas, l'ouvrage de Scoonhoven
a disparu, et, dans les divers manuscrits de ses œuvres encore
inédites, il n'y en a aucune trace.
Quant au
texte de Pomerius, il a été édité
dans les Analecta Bollandiana, t.
IV, 1885, p. 263, d'après un manuscrit de la Bibliothèque royale
de Belgique à Bruxelles.
En tête de sa
traduction des œuvres de Ruysbroeck, Surius
donne aussi une vie qu'il dit avoir eu pour principal auteur un
chanoine régulier. S'agit-il d'une source autre que l'écrit de
Pomerius ? C'est ce qu'on a pensé
jusqu'en ces derniers temps. Mais la comparaison attentive des
deux biographies ne permet pas de douter qu'il n'y ait entre
elles relation immédiate. On ne peut même pas supposer, comme le
fait Auger dans sa thèse latine De doctrina et
meritis
Joannisvan Ruysbroeck, qu'il y ait eu un intermédiaire.
Surius a suivi fidèlement le travail
de son devancier, qu'il s'est efforcé seulement de rendre en
meilleur latin.
Un autre
document précieux sur la vie de Ruysbroeck est un prologue
inséré en tête du manuscrit le plus complet de ses œuvres. Ce
manuscrit, aujourd'hui à Bruxelles, appartenait jadis au prieuré
même de Groenendael. Il n'est que de 1461, mais le prologue en
question est d'un contemporain de Ruysbroeck, Maître Gérard,
prieur d'une Chartreuse proche de Groenendael. En relations
fréquentes avec Ruysbroeck, dont il lisait les écrits et qu'il
avait reçu chez lui, cet auteur nous a laissé de son ami un
portrait plein de vie et tracé avec amour.
APERÇU BIOGRAPHIQUE
Jan van
Ruysbroeck a gardé le nom du village qui le vit naître en 1293.
Situé sur la Senne, entre Bruxelles et Hal, ce village portait
autrefois le nom de Ruusbroec, dont
on a fait aujourd'hui Ruysbroeck. Malgré
qu'il n'y ait pas accord sur ce point, nous avons préféré
conserver à notre mystique l'orthographe moderne de ce nom, sous
lequel il est plus universellement désigné aujourd'hui.
Élevé par sa
mère dans de grands sentiments de piété,
il quitta, dès l'âge de 11 ans, la maison paternelle, pour se
mettre sous la direction de Maître Jean
Hinckaert, chanoine de Sainte-Gudule,
à Bruxelles. A l'école, il éprouva peu de goût pour les arts
libéraux ; mais les leçons de Hinckaert
eurent sur lui une grande influence et lui firent préférer
bientôt la seule science théologique, à laquelle il s'adonna dès
lors exclusivement. Il devait puiser dans cette étude la
précision de langage et l'élévation de vues doctrinales que nous
aurons maintes fois l'occasion de remarquer dans ses écrits. A
24 ans, il fut ordonné prêtre et fait chapelain de
Sainte-Gudule. Ainsi qu'il le
raconta souvent lui-même, c'est au jour de son ordination qu'il
put voir sa pieuse mère délivrée du Purgatoire et entrer au
Ciel.
À
Sainte-Gudule, Ruysbroeck devait
vivre en compagnie de Maître Hinckaert
et de Franco van Coudenberg,
chapelains de la même église et animés des mêmes désirs de vie
vertueuse. C'est de cette époque sans doute que datent ses
premiers écrits, aussi bien que la lutte engagée contre
Bloemardinne, qui paraît s'être mise
à la tête de la secte « du libre esprit » vers 1307. Nous
rencontrerons souvent dans les traités de Ruysbroeck des
allusions aux théories pernicieuses répandues alors par les faux
mystiques.
Mais les
trois amis trouvaient que la vie à Bruxelles était trop bruyante
et, d'autre part, ils souffraient de la façon dont l'office
divin était célébré à Sainte-Gudule.
Aussi, à l'instigation de Franco van
Coudenberg, résolurent-ils de quitter Bruxelles et de se
retirer dans la solitude. Au milieu de la forêt de Soignes se
trouvait un ermitage qui portait le nom de Groenendael (Viridis
Vallis), ou le Vauvert. C'était la
résidence d'un pieux personnage, appelé Lambert, qui succédait
lui-même en ce lieu à deux autres ermites, Jean de
Busco et Arnold de Diest. Sur la
demande de Franco van Coudenberg,
Lambert consentit à aller fixer un peu plus loin sa cellule, au
val désert de Boetendael, afin de
faire place à Ruysbroeck et à ses compagnons.
Ainsi débuta,
en 1343, le prieuré de Groenendael. Ruysbroeck, Franco van
Coudenberg, Jean
Hinckaert et le frère Jean van
Leeuwen, surnommé « le bon
cuisinier », qui devait bientôt les rejoindre, formèrent la
petite communauté naissante. Ils ne devaient prendre que plus
tard, en 1350, l'habit des chanoines réguliers de saint
Augustin, dont ils adoptèrent aussi la règle, observée dans la
suite tant à Groenendael que dans les prieurés qui s'y
rattachèrent. Jean Hinckaert
cependant ne suivit pas l'exemple de ses compagnons et demeura à
Groenendael à titre privé.
Ruysbroeck
put, dès lors, s'adonner tout entier à la contemplation et se
livrer à l'influence divine. Lorsqu'il se sentait envahi par
l'inspiration, il s'enfonçait dans la forêt et se mettait à
écrire tout ce qui lui venait à la pensée. Puis il revenait au
monastère et faisait part à ses frères des enseignements
merveilleux qu'il avait reçus. La plupart de ses écrits furent
composés de cette façon, et, malgré
qu'il mît souvent de longs intervalles entre deux passages, la
composition n'en demeure pas moins ordonnée et suivie.
Tant que
vécut Franco van Coudenberg,
Ruysbroeck voulut lui demeurer soumis comme à son prévôt ;
lui-même portait le titre de prieur. Mais son humilité ne
pouvait empêcher sa renommée de s'étendre : les visites
devenaient fréquentes à Groenendael, et le saint prieur avait
ainsi l'occasion de faire participer les autres aux richesses
spirituelles dont il était comblé.
Déjà ses
livres se répandaient, ainsi que nous l'apprend Maître Gérard,
le prieur des Chartreux, dont nous avons parlé plus haut « Les
écrits et les livres de Maître Jean Ruysbroeck, dit-il, ont été
fort multipliés dans le Brabant et dans les Flandres ainsi que
dans d'autres pays avoisinants... Et moi, frère Gérard, de
l'ordre des Chartreux, de la maison de Notre-Dame de la Chapelle
près Hérinnes, toutes les fois que
je rencontrais de ces livres, je les annotais soigneusement,
selon la force de mon intelligence. » Il en avait lui-même pris
une copie et comme il y trouvait certains passages obscurs, il
pria Ruysbroeck de venir lui en donner l'explication. C'est ce
que fit le saint prieur, et Maître Gérard a rendu compte, en ces
termes, de l'impression produite par cette visite : « Nous
pourrions parler de son visage tranquille et joyeux, de sa
parole pleine de bonté et d'humilité, de son maintien extérieur
si conforme à l'état ecclésiastique, ainsi que de sa manière
d'être si religieuse dans son vêtement et dans tous ses actes...
Les trois jours environ que ce saint homme a passés avec nous
ont été trop courts, car personne ne pouvait lui parler ni le
voir sans devenir meilleur. »
Gérard n'est
point le seul personnage qui ait été à cette époque en relations
suivies avec Ruysbroeck. Des hommes comme Tauler, Gérard
Groot, dont nous aurons à parler
bientôt, fréquentaient Groenendael et profitaient de l'influence
aussi bien que des enseignements du prieur. Celui-ci vit venir
la mort avec une grande sérénité, et le 2 décembre 1381, il
remit paisiblement son âme à Dieu. Il était âgé de 88 ans et
avait soixante-quatre ans de sacerdoce. Son corps, enseveli à
Groenendael, y demeura jusqu'à la fin du XVIIIe
siècle, et lors de la suppression du monastère (1783) il fut
transféré à Sainte-Gudule de
Bruxelles.
LES ÉCRITS DE
RUYSBROECK
Ce n'est
point encore le lieu de faire une étude complète sur l'œuvre de
Ruysbroeck ; il ne s'agit ici que d'une vue d'ensemble, qui
permette déjà de se rendre compte de son admirable fécondité
comme écrivain mystique.
Pomerius
nous apprend qu'il commença à écrire étant encore séculier, puis
qu'une fois dans le cloître il poursuivit sa tâche jusqu'à
l'extrême vieillesse. Dans les dernières années de sa vie, il
emmenait avec lui dans la forêt un frère chargé de transcrire
sur des tablettes ce qu'il dictait sous l'action de
l'Esprit-Saint. Le biographe a conservé les titres de onze
traités qu'il énumère en les accompagnant de l'incipit de chaque
livre. Il ne faut chercher d'ailleurs dans cette liste aucun
ordre méthodique. De même, serait-il difficile de fixer la date
de composition de chacun des traités. Quelques conjectures
permettent seulement de penser que la grande activité littéraire
de Ruysbroeck s'exerça à Groenendael entre les années 1350 et
1359.
La liste
donnée par Pomerius comprend : Le
Royaume des amants, les Noces spirituelles, la Petite pierre,
les Quatre tentations, la Foi chrétienne, le Tabernacle
spirituel, les Sept clôtures, le Miroir du salut éternel, les
Sept degrés de l'amour, le Livre des rétractations, les Douze
béguines.
Nous
possédons, d'autre part, à la fin du codex D dont il a été
question plus haut, une liste un peu différente, avec
l'indication de l'ordre dans lequel il convient de lire les
ouvrages de Ruysbroeck. Cette liste appartient à un Traité sur
les œuvres et la doctrine de Jean Ruysbroeck, par un de ses
disciples. L'auteur anonyme, reçu à Groenendael peu après la
mort du Maître, avait été à même d'étudier à bonne source ses
écrits et sa doctrine ; il avait pu recueillir également la
tradition vivante de ceux-là mêmes qui avaient vécu avec
Ruysbroeck. À tous ces titres, il mérite d'être cité : « On lira
d'abord, dit-il, le livre des Douze vertus ; ensuite celui des
Douze points de la vraie foi ; puis celui du Saint Sacrement.
ensuite les Sept degrés, puis les
Sept clôtures, les Quatre tentations, le Tabernacle, le Royaume
des amants, les Noces spirituelles, la Pierre brillante, enfin
celui que l'auteur semble avoir fait après tous les autres, le
Livre de la plus haute vérité, qui commence ainsi : « Le
prophète Samuel, qui a pleuré le roi Saul... » Il y a encore le
livre des Douze béguines, qui commence en vers et se termine en
prose par la « Passion de Notre-Seigneur. » En somme, nous
retrouvons dans ce passage tous les écrits mentionnés par
Pomerius et, en plus, le livre des
Douze vertus, dont l'authenticité est contestable. Il y a
seulement entre les deux listes divergence dans l'ordre des
traités et dans les titres qui leur sont donnés.
Surius a inséré dans sa traduction
quelques autres écrits, mais leur authenticité demeure au moins
douteuse.
La langue
employée par Ruysbroeck est le flamand ou, d'une façon plus
précise, le dialecte brabançon, Il ne semble pas qu'il ait
jamais écrit en latin, ce qui a donné à penser qu'il ignorait
cette langue. Mais une telle opinion est insoutenable Ruysbroeck
était prêtre, il était chanoine régulier, il avait certainement
étudié la théologie ses écrits le prouvent et nous le savons
d'ailleurs par des témoignages historiques formels. Or, la
théologie ne s'enseignait qu'en latin : comment donc Ruysbroeck
eût-il pu se passer de la connaissance de cette langue ? Le but,
d'ailleurs, qu'il se proposait dans ses écrits suffit à
expliquer la préférence qu'il a donnée au flamand, compris de
tous ceux qui l'entouraient. Il écrivait, en effet, pour tous et
en particulier pour ses frères et ses sœurs dans la vie
religieuse ; telle cette clarisse de Bruxelles, à qui sont
adressés, semble-t-il, les trois traités dont nous publions la
traduction.
Sans doute
aussi Ruysbroeck se sentait plus à l'aise dans sa propre langue.
D'ailleurs, à l'occasion, il s'y crée des mots, lorsqu'il n'en
trouve pas d'assez précis pour rendre sa pensée. C'est alors que
l'on sent l'influence du latin qui, parfois, passe à peine
transformé dans le flamand.
Il ne
faudrait pas non plus exagérer ce que dit
Pomerius du peu de science de Ruysbroeck. Ses livres dont
pas, sans doute, la prétention d'être des traités théologiques
et la méthode scolastique n'y est point suivie. Mais la
terminologie même dont il fait ordinairement usage montre
suffisamment qu'il était versé dans les sciences philosophiques
et théologiques.
La
composition d'ouvrages tels que le Royaume des amants et les
Noces spirituelles en particulier, témoigne d'une solidité de
doctrine incontestable.
Si donc il
est vrai de dire que Ruysbroeck a eu pour premier maître
l'Esprit-Saint et qu'il a reçu de lui l'expérience des choses de
la vie spirituelle, en même temps que la faculté de les exprimer
en langage humain, il reste néanmoins qu'une solide formation
théologique se trahit sans cesse dans ses écrits. C'est là ce
qui le met absolument hors de pair entre les écrivains mystiques
de son temps.
Il ne sera
pas inutile, croyons-nous, de donner dès maintenant une analyse
succincte des ouvrages de Ruysbroeck ; nous suivrons, pour le
faire, l'ordre où ils se trouvent dans le codex D.
Le livre des
Douze vertus met à la base de tout l'édifice spirituel
l'humilité, inspirée par la contemplation de la puissance de
Dieu et la considération de sa souveraine bonté. De là on
s'élève à l'obéissance, au renoncement, à la pauvreté d'esprit,
à la patience, à l'abdication surtout de la volonté propre pour
embrasser celle du Seigneur.
Le livre des
Douze points de la vraie foi est une paraphrase du symbole de
Nicée.
Le Saint
Sacrement, ou Miroir du salut éternel, mérite une place de choix
parmi les traités de Ruysbroeck. C'est comme un résumé de toute
sa doctrine, en même temps que l'exposé fondamental de sa
théorie sur l'image et la ressemblance de Dieu, qui reviendra
sans cesse dans ses écrits. Nous donnerons bientôt plus de
détails sur ce livre et les deux suivants.
Les Sept
degrés constituent une échelle mystérieuse, par laquelle on
s'élève dans la pratique de l'amour jusqu'à la possession intime
de Dieu.
Les Sept
clôtures énumèrent les retranchements toujours plus serrés dans
lesquels s'enferme l'âme, pour arriver à la cohabitation secrète
avec les trois personnes de la Sainte Trinité.
Le livre des
Quatre tentations, qui est de peu d'étendue, s'élève contre les
principales tendances de l'époque : l'amour des aises et du
confort, l'esprit d'hypocrisie, l'orgueil de l'esprit, qui veut
tout comprendre, enfin la fausse liberté, la plus grave de
toutes ces tentations subtiles et, qui, au temps de Ruysbroeck,
inspirait la secte des Frères et des Sœurs du libre esprit.
Dans le
Tabernacle, le plus long de tous ses ouvrages, notre auteur suit
pas à pas la description du Tabernacle de l'Ancien Testament,
avec les prescriptions données par Dieu pour sa construction. Il
en fait ensuite l'application aux sept demeures spirituelles
dans lesquelles l'âme doit s'établir pour posséder Dieu d'une
façon toujours plus haute.
Le Royaume
des amants, qui occupe la première place dans la liste de
Pomerius, est un commentaire
spirituel du text
: Justum
deduxit Dominus
per vias
rectas et ostendit
illi regnum
Dei. On y voit comment Dieu, après avoir créé et racheté
l'homme, le conduit par ses voies, au moyen surtout des sept
dons du Saint-Esprit, jusqu'à la contemplation et la possession
de son royaume. Ce traité est comme un abrégé de tout
l'ascétisme et de la mystique.
Les Noces
spirituelles sont probablement l'œuvre la plus méthodique et la
plus parfaite qu'ait écrite Ruysbroeck. Il y expose en trois
livres les diverses formes de vie spirituelle, qu'il appelle la
vie active, la vie intime et la vie contemplative. À chacun de
ces stades il applique les paroles de l'Évangile : Ecce
sponsus venit,
exite obviam
ei, qui marquent les étapes
successives par lesquelles l'âme aboutit à l'union avec Dieu.
La Pierre
brillante, au rapport du prieur des Chartreux Gérard de
Hérinnes, serait le résultat d'un
entretien de Ruysbroeck avec un ermite, qui lui demanda d'écrire
ce qu'il lui avait expliqué. Appliquant aux justes le texte de
l'Apocalypse, Dabo
illi calculum
candidum, et in
calculo nomen
novum scriptum,
l'auteur distingue trois catégories d'hommes qui reçoivent et
possèdent la grâce de Dieu. Il les appelle les serviteurs
fidèles, les amis intimes et les fils cachés.
Le Livre de
la plus haute vérité, composé à la demande du même prieur
Gérard, est une explication de quelques passages difficiles du
Royaume des amants.
Enfin, le
livre des Douze Béguines est formé de divers traités qui se
suivent sans beaucoup d'ordre, et se termine par une application
de la Passion de Notre-Seigneur aux sept heures du Bréviaire.
L'INFLUENCE DE
RUYSBROECK.
L'ermitage de
Groenendael, dont nous avons relaté les humbles débuts, était
cependant appelé à rayonner au loin. La renommée de Ruysbroeck
se répandait, en effet, dans tous les Pays-Bas, et les visiteurs
venaient souvent s'édifier auprès de lui. Parmi ceux-ci, il faut
citer en première ligne Gérard Groot,
qui allait être le trait-d'union
entre Groenendael et la future congrégation de
Windesheim.
Né à
Deventer, en octobre 1340, Gérard, après avoir fait ses
premières études à l'école du chapitre de cette ville, puis à
Aix-la-Chapelle et à Cologne, était allé prendre le grade de
maître ès arts à l'Université de Paris. Rentré dans son pays, il
avait commencé par mener une vie assez mondaine ; puis, converti
par les remontrances de Henri de Calcar,
prieur de la Chartreuse de Monnikhuisen,
près d'Arnhem, il changea totalement de conduite, résigna ses
bénéfices et fit même don de sa maison paternelle « à l'usage
des pauvres qui voudraient se consacrer au service de Dieu » (20
septembre 1374). Ce fut le berceau de l'association dite « de la
vie commune ». Gérard y mena lui-même une vie fort retirée, tout
adonné à la prière et à l'étude.
C'est de
cette époque (1374-1377) que datent ses relations avec
Ruysbroeck. Il vint le voir, dit Pomerius,
accompagné de Maître Jean Sceele,
recteur des écoles de Zwolle, et le saint prieur les accueillit
avec joie, reconnaissant en Gérard, qu'il voyait cependant pour
la première fois, un futur disciple. Dès lors de nombreuses
lettres s'échangèrent, et de fréquentes visites amenèrent à
Groenendael Gérard Groot, désireux
de puiser là les saines traditions de la vie religieuse et de
s'instruire en même temps de la haute doctrine mystique de
Ruysbroeck. C'est ce qui lui permit plus tard de défendre son
maître contre les attaques dont il était l'objet et de
témoigner, en toute rencontre, de la vénération qu'il professait
pour sa personne et de la haute estime en laquelle il tenait ses
écrits.
En 1377,
Gérard Groot conçut le projet de se
retirer définitivement du monde et il se rendit dans ce but à la
Chartreuse de Monnikhuisen. Mais au
bout de deux ans de séjour, durant lesquels il ne s'était pas
agrégé d'ailleurs à la communauté, il comprit, sur les conseils
du prieur, son ami, qu'il devait s'employer plutôt au ministère
de la parole.
Revenu à
Deventer, il eut à s'occuper tout d'abord d'une association de
pieuses femmes, connues sous le nom de « Sœurs de la vie
commune », et il les groupa en communauté. Puis, ayant reçu le
diaconat, il se livra à la prédication avec un zèle si ardent et
si âpre contre les désordres de son époque, qu'il souleva contre
lui des rancunes puissantes et tomba en disgrâce. Il devait
demeurer dans cette retraite forcée jusqu'à sa mort (1384). Mais
Gérard avait eu le temps de jeter les bases de son œuvre. Dès
avant sa conversion, il était grand amateur de livres et
s'appliquait avec soin à s'en procurer. Plus tard, ce goût ne
fit que s'accroître, et comme, pour le satisfaire, il lui
fallait faire exécuter des copies nombreuses, il occupa à ce
travail les jeunes clercs de l'école du chapitre de Deventer,
qui se trouvèrent ainsi sous son influence continue.
L'instrument
providentiel qui devait grouper tous ces éléments fut un certain
Florent Radewijns de
Leerdam, maître ès arts de
l'Université de Prague. À la suite des prédications de Gérard
Groot, Florent s'était joint
volontairement aux jeunes copistes et avait renoncé à sa
prébende de Saint-Martin d'Utrecht pour devenir simple vicaire à
Saint-Lebuin de Deventer. Or, un
jour de l'année 1381 ou 1382, il
proposa à son maître de réunir tous les clercs copistes de bonne
volonté et de vivre avec eux, en mettant en commun leurs petites
ressources. Après quelques hésitations, Gérard approuva le
projet et aida son ami de tout son pouvoir à organiser la
nouvelle confrérie.
Les « Frères
de la vie commune » ne se liaient pas par les vœux de la
religion. Librement rangés sous l'autorité de Florent
Radewijns et profitant des conseils
et des enseignements de Gérard, ils menaient une vie réglée,
partagée entre le labeur quotidien et les exercices de la prière
en commun. Bientôt cependant l'on songea à donner à
l'institution une forme plus durable, et Gérard
Groot, tout rempli encore des
souvenirs que lui avaient laissés ses visites à Groenendael,
voulut rattacher les « Frères de la vie commune » aux chanoines
réguliers de saint Augustin. Mais il ne devait pas voir la
réalisation de ses desseins, et sur son lit de mort, comme le
raconte J. Busch dans sa chronique,
il insistait encore pour que l'on adoptât sans tarder la règle
des chanoines.
Florent
Radewijns, seul désormais à la tête
des Frères de la vie commune, en fut en réalité le véritable
organisateur, et par ses soins l'influence de Groenendael devint
définitivement prépondérante.
Dès 1382,
ainsi que nous l'apprend la chronique d'Impens,
un monastère avait été fondé à Eemstein,
entre Dordrecht et Geertruidenberg,
par Reinalt
Minnenvosch, sur l'instigation de Gérard
Groot. C'est aussi à la demande de
ce dernier qu'un prêtre profès de Groenendael, Godefroid
Wevel, disciple de Ruysbroeck, était
venu tout exprès afin d'initier les premiers religieux à leur
vie nouvelle. Lorsque Florent Radewijns,
quelques années plus tard (1386), résolut de faire prendre
l'habit de chanoines réguliers à un certain nombre de ses
frères, c'est à Eemstein qu'il les
envoya se former selon la tradition de Groenendael. En même
temps, il faisait construire un monastère à
Windesheim, entre Deventer et Zwolle, avec l'autorisation
et l'appui de l'évêque d'Utrecht, Florent van
Wevelinkhoven. Le 17 octobre 1387,
eut lieu la consécration de l'église, suivie de la profession
des premiers chanoines, et c'est ainsi que débuta la
Congrégation de Windesheim, appelée
à devenir bientôt florissante.
L'association
des « Frères de la vie commune » conserva sa physionomie propre
et servit comme de noviciat de recrutement pour
Windesheim, qui ne tarda pas, en
effet, à faire école. Dès 1392, deux fondations en étaient
sorties, tandis que le monastère d'Eemstein
s'était joint à ce premier groupement. Trois ans plus tard (16
mai 1395), Boniface IX pouvait approuver la Congrégation
nouvelle et lui donnait comme supérieur général le prieur de
Windesheim. En 1464,
quatre-vingt-deux monastères s'y rattachaient : Groenendael et
ses fondations en faisaient partie depuis 1412.
Windesheim
devint dès lors le centre d'une véritable réforme dans la vie
religieuse, dont l'influence se fit sentir non seulement dans
toute la Congrégation, mais dans de nombreux monastères, soit en
Allemagne, soit en France : En même temps les principes très
sages de réforme liturgique, dus à Raoul de
Rivo, prévôt de Tongres, trouvèrent dans la Congrégation
de Windesheim un moyen rapide de
diffusion. En 1433, la Congrégation bénédictine de
Bursfeld les lui emprunta, comme
étant plus conformes à la vraie tradition romaine.
Par ses
origines et par ses traditions, Windesheim
se rattachait donc à Groenendael et à Ruysbroeck. Aussi,
l'influence de la nouvelle Congrégation contribua-t-elle à
répandre les écrits et la spiritualité du saint prieur non moins
que ses principes de vie religieuse. La recherche de la vie
intérieure, l'éloignement du monde et la pratique assidue de
toutes les vertus, conformément à la doctrine du Maître,
distinguèrent les chanoines réguliers de
Windesheim, et toute une école d'écrivains mystiques prit
bientôt naissance dans leurs rangs. Il suffit de citer quelques
noms.
C'est d'abord
Jean de Scoonhoven, qui vécut à
Groenendael et put puiser à la source même la tradition
spirituelle de son maître. Nous avons relaté déjà le zèle avec
lequel il prit la défense de Ruysbroeck contre les attaques de
Gerson. La lettre qu'il écrivit à cette occasion a été publiée
plus tard parmi les œuvres du chancelier de l'Université de
Paris. Mais Scoonhoven a composé
lui-même de nombreux traités mystiques, dont le style fait
penser déjà à l'Imitation de Jésus-Christ. Thomas a Kempis
(† 1741) qui passe à bon droit pour être l'auteur de cette œuvre
immortelle, appartient, en effet, lui aussi, à l'école de
Windesheim, dont il est l'un des
écrivains les plus féconds. Deux autres membres de la même
Congrégation, Henri Mande et Gerlach Peters, portent dans leurs
œuvres la marque évidente de l'influence de Ruysbroeck.
En dehors du
cercle de Windesheim, on peut citer
Henri Harphius, franciscain
(† 1478), et Denis le Chartreux († 1471). Ce dernier surtout
reconnaissait pour ses maîtres de choix Denis l'Aréopagite et
Ruysbroeck.
Nous avons
enfin nommé déjà Tauler parmi ceux qui visitèrent Groenendael.
On a quelques raisons, en effet, de reconnaître le célèbre
dominicain dans le personnage que Pomerius
appelle Canclaer, et qui sous la
plume de Surius devient Johannes
Thaulerus. Ce n'est pas cependant
qu'on puisse accorder grand crédit au récit de la conversion de
Tauler, rapporté par Surius d'après
le Meisterbuch de
Rulman Merswin
(† 1382). Le P. Denifle en a
démontré, semble-t-il, la fausseté. D'autre part, Tauler n'a pu
faire de fréquentes visites à Ruysbroeck, car il est mort dès
1361 et ce n'est guère que dans les dernières années de sa vie
qu'il fut à même de venir à Groenendael. Bossuet a bien reconnu
l'influence de Ruysbroeck, en particulier dans la critique faite
par Tauler des doctrines hérétiques des Béguards. Encore Bossuet
ne fait-il allusion qu'au premier et au deuxième sermon pour le
premier dimanche de Carême, qui contiennent,
en effet, des emprunts à différents chapitres des Noces
spirituelles, et surtout à l'opuscule des Quatre tentations. La
lecture assidue de Ruysbroeck et de Tauler permettrait de
signaler d'autres traits de ressemblance entre les deux auteurs
; mais, en somme, il est difficile de fournir des preuves
péremptoires de relations suivies.
L'ORTHODOXIE DE
RUYSBROECK.
Ruysbroeck,
en raison même de l'élévation de sa doctrine, devait prêter le
flanc à la critique et son orthodoxie n'a pas tardé à être mise
en doute. Déjà de son vivant ses plus fidèles disciples, comme
le chartreux Gérard, trouvaient dans ses livres de vraies
difficultés. Il n'est donc pas étonnant que d'autres moins
familiers avec son enseignement y aient rencontré bien des
points obscurs.
Une lettre de
Gérard Groot aux moines de
Groenendael, peu après la mort de Ruysbroeck, nous apprend qu'un
docteur en théologie avait jugé dignes de blâme certaines
expressions du livre des Noces spirituelles, tandis qu'un autre
docteur, Maître Henri de Hesse, avait déclaré ouvertement que le
même ouvrage contenait des erreurs. Mais l'un et l'autre avaient
sans doute lu les Noces spirituelles dans la traduction latine
de Guillaume Jordaens, insuffisamment exacte, et Gérard
Groot crut pouvoir affirmer que son
maître et ami avait pris les
expressions incriminées dans un sens orthodoxe.
Cependant de
plus graves critiques furent formulées, une vingtaine d'années
après la mort de Ruysbroeck, par Gerson, chancelier de
l'Université de Paris. Dans une lettre adressée à un chartreux,
il s'éleva contre la doctrine exposée au troisième livre des
Noces spirituelles, comme prêtant au panthéisme et manifestement
opposée à la constitution de Benoît XII sur la vision
béatifique. À en croire Gerson, cité ensuite par Bossuet,
Ruysbroeck admettrait « que non seulement l'âme contemplative
voit Dieu par une clarté qui est la divine essence, mais encore
que l'âme même est cette clarté divine ; que l'âme cesse d'être
dans l'existence qu'elle a eue auparavant en son propre genre ;
qu'elle est changée, transformée, absorbée dans l'être divin et
s'écoule dans l'être idéal qu'elle avait de toute éternité dans
l'essence divine, qu'elle est tellement perdue dans cet abîme
qu'aucune créature ne peut la retrouver ». Or, si cela ne peut
se dire même de la vision béatifique, à plus forte raison est-il
impossible de l'admettre pour la contemplation dans l'état de
voie.
Une réponse
vint bientôt de la part de Jean de
Scoonhoven qui, dans une thèse très solide, s'appliqua à
donner aux expressions incriminées un sens pleinement orthodoxe.
Il démontrait en même temps que la doctrine de Ruysbroeck
n'était point nouvelle, mais, au contraire, toute conforme à
l'enseignement des docteurs les plus renommés. Il faisait
ensuite l'éloge de son maître et expliquait que si, dans ses
ouvrages, celui-ci avait préféré le flamand au latin, ce n'était
point défaut de science, mais dessein d'atteindre plus
facilement les gens simples, et de les prémunir contre les
erreurs répandues par la secte du libre esprit. Enfin Gerson
n'avait-il pas été trompé sur la vraie valeur des enseignements
de Ruysbroeck en les lisant dans une traduction trop peu
fidèle ?
La réponse de
Scoonhoven ne parvint pas à
convaincre le chancelier, qui, dans une seconde lettre au frère
Barthélémy, maintint sa première
opinion, tout en reconnaissant les intentions droites de
Ruysbroeck.
En somme, ce
qui lui faisait surtout difficulté, c'est l'unité dont parle
souvent notre auteur, pour exprimer les rapports de l'âme
contemplative avec Dieu. Mais il faut bien s'entendre sur le
sens à donner à cette expression et maintenir, comme il le fait
sans cesse, la distinction essentielle qui demeure toujours
entre Dieu et la créature. L'unité dont il s'agit repose
essentiellement sur l'existence idéale que nous possédons dans
la pensée divine de toute éternité, existence selon laquelle
nous pouvons être dits un avec notre image éternelle. Ensuite le
travail de la vie surnaturelle s'emploie à réaliser autant que
possible l'idéal de Dieu en nous. Là encore il y a unité avec
l'image éternelle, jusqu'à ce qu'enfin nous soit donnée l'unité
de jouissance avec Dieu, soit dès cette vie dans la haute
contemplation, soit dans l'éternité par la vision béatifique.
Mais partout et toujours il ne peut être question que de l'unité
donnée par l'amour et non d'unité d'essence avec Dieu.
La doctrine
de Ruysbroeck une fois sauve, peut-on défendre de même façon la
terminologie qu'il emploie ? C'est sur ce point, en effet, que
portent davantage les griefs formulés par Bossuet. Il est vrai
que ce dernier ne semble avoir lu de Ruysbroeck que ce qu'en
avait dit Gerson, et encore ne le cite-t-il pas textuellement. À
l'encontre de ses critiques, on peut dire que le genre adopté
par notre mystique dans ses ouvrages exclut de lui-même les
exagérations d'expression incriminées. Au lieu d'employer un
langage imagé, comme beaucoup d'autres auteurs, il se renferme
presque toujours dans l'austérité de la terminologie
métaphysique. Tout au plus pourrait-on remarquer qu'il n'a pas
toujours une précision absolue de termes et que l'élévation même
des sujets qu'il traite le rend souvent difficile à comprendre.
Il y a lieu
de noter aussi que Ruysbroeck ne confond pas, comme on l'a dit,
l'état de voie et l'état de vision béatifique. Le plus souvent
il traite uniquement de l'état de voie, et sans admettre que le
contemplatif participe dès ici-bas à la lumière de gloire, il
regarde l'union la plus haute avec Dieu comme le développement
normal de la vie surnaturelle et il parle de cette union de
contemplation dans la plupart de ses ouvrages. D'ailleurs il
règne dans l'œuvre de Dieu un enchaînement admirable qui relie
ensemble la nature, la surnature et la gloire, et souvent notre
auteur embrasse avec son regard de contemplatif le développement
de l'œuvre tout entière.
À côté des
critiques il est juste de mentionner au moins les éloges qui ont
été donnés à Ruysbroeck par nombre de théologiens ou écrivains
mystiques.
Sans rappeler
les contemporains ou disciples immédiats, tels que Gérard
Groot, Tauler, Jean de
Scoonhoven, Thomas a Kempis, qui
tous ont témoigné de leur admiration pour leur maître, on peut
nommer Denis le Chartreux qui appelle Ruysbroeck « un Docteur
divin » et « un autre Denis l'Aréopagite ».
Surius, chartreux lui aussi, fait l'éloge du grand
mystique et montre que malgré sa sublimité il a su se mettre à
la portée de tous. C'est d'ailleurs à la traduction de
Surius que les œuvres de Ruysbroeck
ont dû leur notoriété.
Louis de
Blois professait une grande estime pour les écrits de
Ruysbroeck, auxquels il fait souvent de larges emprunts, en
particulier dans sa Consolatio
Pusillanimium.
Lessius, jésuite et professeur de théologie à
l'Université de Louvain, les lisait assidûment et il s'étonnait
qu'ils fussent demeurés si longtemps inconnus.
De nos jours,
enfin, l'attention se porte plus que jamais du côté des
mystiques flamands et de leur maître à tous, le prieur de
Groenendael. L'encouragement en est donné par l'Église
elle-même, qui a voulu reconnaître récemment d'une façon
officielle le « culte rendu de temps immémorial au vénérable
serviteur de Dieu Jean Ruysbroeck, chanoine régulier ». Le
décret de la Sacrée Congrégation des Rites est du 1er décembre
1908 et il a été approuvé par S. S. Pie X, le 9 du même mois.
Depuis le
commencement du XVIIe siècle, la cause de
béatification de Ruysbroeck était demeurée pendante. Introduite
par les soins de Jacques Boonen,
archevêque de Malines (1624), elle dut être suspendue en 1627, à
cause des guerres et des troubles de toute sorte qui
affligeaient alors les Pays-Bas. Après un effort tenté en 1783
par le chapitre de Sainte-Gudule de
Bruxelles pour obtenir un office et une messe en l'honneur de
Jean Ruysbroeck, tout fut de nouveau interrompu par la
Révolution française.
Enfin, en
1883, le cardinal Goossens put
réintroduire la cause, et les travaux du tribunal nommé par la
Sacrée Congrégation ont abouti à la reconnaissance du culte, qui
équivaut à une béatification. L'office et la messe propre du
Bienheureux ont été accordés le 29 août 1909au diocèse de
Malines ; les chanoines réguliers de Latran participent au même
privilège, en tant qu'héritiers de Groenendael et de
Windesheim.
MANUSCRITS,
TRADUCTIONS ET ÉDITIONS.
Les ouvrages
de Ruysbroeck ont joui de bonne heure d'une grande célébrité, et
ceci peut se mesurer au nombre considérable de manuscrits qui se
sont répandus un peu partout, soit du vivant même de l'auteur,
soit aussitôt après sa mort. M. le professeur Willem de
Vreese, bibliothécaire en chef de
l'Université de Gand, a entrepris l'étude complète de cette
littérature. Nous lui devons la description de
quatre-vingt-quatre manuscrits, désignés dans une première série
par les lettres A, B, C,... Z ; a, b, c, z, et dans la seconde
par les lettres Aa, Bb, etc.
Pour ce grand
travail, l'auteur a dû fouiller les principales bibliothèques de
l'Europe et même les collections privées. C'est à Bruxelles que
se trouvent réunis en plus grand nombre les manuscrits de
Ruysbroeck. La Bibliothèque royale n'en compte pas moins de
vingt-trois ; et ce sont les plus complets et les plus précieux,
car ils proviennent pour la plupart de la bibliothèque de
Groenendael, transportée à Bruxelles en 1783. Les autres sont à
Amsterdam, Berlin, La Haye, Gand,
Cologne, Leyde, Londres Oxford, Paris, etc. Plus de soixante-dix
restent encore à étudier.
Il ne peut
être question ici de donner une étude même abrégée de tous ces
documents. Nous nous contenterons
d'indiquer en tête de chacun des traités que nous traduisons
ceux dont s'est servi le professeur David, pour son édition des
œuvres de Ruysbroeck.
Nous avons
déjà eu l'occasion de mentionner une traduction latine faite du
vivant même de Ruysbroeck par Guillaume Jordaens († 1372). C'est
la première en date : elle comprenait trois traités : les Noces
spirituelles, le Tabernacle et la Petite pierre brillante.
Malheureusement l'auteur a plutôt paraphrasé que traduit
fidèlement, et Jean de Scoonhoven a
tiré de ce fait un argument contre les attaques de Gerson. Un
peu plus tard, Gérard Groot
traduisit à son tour les Noces spirituelles et les Sept degrés
de l'amour.
Cependant,
malgré la grande diffusion de ces traductions et des manuscrits
du texte original, les écrits de Ruysbroeck ne furent que
relativement tard livrés à l'impression. Le De
ornatu
spiritualium nuptiarum, selon
la traduction de Jordaens, fut édité à Paris en 1512, par
Lefèvre d'Etaples. Un peu plus tard
(1538), parut à Bologne la traduction de Gérard
Groot : De
septem scalœ
divini amoris
seu vitœ
sanctœ gradibus,
suivie du traité De perfectione
filiorum Dei.
Mais il n'y
avait pas encore de traduction complète des œuvres de
Ruysbroeck. Ce travail fut entrepris par
Surius, qui en donna une première édition en 1552.
D'autres vinrent ensuite en 1609 et 1692. Celle de 1609 est
réputée la meilleure. Traduction très fidèle, malgré quelques
amplifications, l'œuvre de Surius a
contribué à faire connaître Ruysbroeck tant en France qu'en
Espagne, en Italie et en Allemagne. Elle conserve aujourd'hui
encore sa valeur, et elle est souvent un précieux auxiliaire
pour l'interprétation du texte original.
Des
traductions françaises, allemandes, italiennes suivirent celle
de Surius, et en 1696 parut à Madrid
une édition complète des œuvres de Ruysbroeck traduites en
espagnol.
Malgré cette
vogue toujours croissante, nul n'avait encore songé à publier le
texte original. Les manuscrits, cependant, ne manquaient pas, et
au milieu du XVIe siècle on continuait à en prendre des copies.
Le premier essai d'édition flamande date seulement de 1624. Sous
le titre de : T'Cieraet der
gheestelyker
Bruyloft, le capucin Gabriel de Bruxelles fit paraître le
traité des Noces spirituelles. Il est regrettable que l'auteur,
au lieu de reproduire fidèlement le texte, ait eu la pensée d'en
rajeunir les expressions, afin de le rendre plus clair ; ses
retouches ne sont pas toujours heureuses.
Il faut
ensuite descendre jusqu'au milieu du XIXe siècle pour rencontrer
de nouvelles tentatives, sous forme d'abord de fragments publiés
par J. van Vloten, en 1851, dans
Verzameling van
Nederlandsche proza-stukken,
puis d'une édition complète entreprise par les soins de la
Société des Bibliophiles flamands. De 1858 1868, le professeur
J. David, de l'Université de Louvain, donna en six volumes
toutes les œuvres de Ruysbroeck citées par
Pomerius, ainsi que le livre des Douze vertus.
Pour cette
œuvre, qui n'est point parfaite, mais qui rend encore de grands
services, l'auteur a utilisé les manuscrits qui étaient plus
facilement à sa portée, c'est-à-dire ceux de Bruxelles et de
Gand. Malheureusement l'édition, tirée seulement à cent
exemplaires, est aujourd'hui fort rare, et afin de remédier à
cet inconvénient on a commencé récemment à Louvain une
publication nouvelle dans la collection des
Studïen en Textuitgaven.
Dom Ph.
Muller, chanoine régulier de Latran, a inauguré la série par le
traité des Sept degrés de l'amour, précédé d'une introduction et
accompagné de la traduction latine de Gérard
Groot.
Pour clore la
liste des traductions, nous pouvons signaler encore l'ouvrage
d'Ernest Hello : Rusbrock
l'Admirable (Œuvres choisies), Paris, 1869 et 1902, qui se
compose de quelques fragments épars traduits d'après
Surius ; puis l'essai de Maurice
Maeterlinck : l'Ornement des noces spirituelles, de Ruysbroeck
l'Admirable, traduit du flamand et accompagné d'une introduction
(40) , qui réclamerait plus d'une réserve ; une traduction
d'après le texte original du Livre des XII Béguines ou de la
vraie contemplation, par l'abbé P. Cuylits ;
enfin la Vie de Ruysbroeck et deux de ses traités traduits par
M. Chamonal, sur le texte latin de
Surius.
Il nous a
semblé préférable, pour le dessein que nous formons à notre
tour, de recourir non point à une traduction latine, mais au
texte de Ruysbroeck lui-même, tel au moins que nous l'avons dans
l'édition de David. Les trois traités que nous présentons
aujourd'hui au lecteur n'ont pas été choisis au hasard. L'unité
de doctrine, l'identité probable de la destinataire,
l'enchaînement qui les relie entre eux nous ont paru des raisons
suffisantes pour les publier ensemble. Les deux listes que nous
connaissons réunissent d'ailleurs ces traités, qui ont sans
doute été composés vers le même temps, et dans l'ordre où nous
les donnons. En tête de chacun d'eux nous avons mis une
introduction particulière, afin d'en faciliter la lecture.
Dans la
traduction, l'on s'est efforcé de rendre, aussi fidèlement que
possible, la pensée de l'auteur, en même temps que la forme très
simple et un peu naïve de sa phrase. La tournure française en
souffrira peut-être parfois, mais il y avait lieu de suivre de
très près le texte, de peur de trahir le sens exact, en des
matières surtout où les termes demandent à être pesés avec grand
soin. Puisse ce nouvel effort contribuer à faire connaître le
grand mystique flamand et à répandre une doctrine digne d'être
comparée à celle des plus célèbres auteurs spirituels.
Juin 1915.
Abbaye Saint-Paul de Wisques,
Oosterhout (Hollande).
NOTE POUR LA
TROISIÈME ÉDITION
Le premier
volume des Œuvres de Ruysbroeck arrive, après quelques années, à
sa troisième édition, que l'on s'est efforcé de rendre
définitive. Le texte en a donc été de nouveau soigneusement revu
et corrigé, et l'on s'est appliqué surtout à l'éclairer en le
rapprochant des passages parallèles qui se rencontrent dans les
autres ouvrages de notre grand mystique. La doctrine apparaît
ainsi plus une et plus lumineuse, et l'on s'aperçoit combien
l'auteur demeure toujours conforme à lui-même et fidèle au plan
majestueux selon lequel il a conçu la vie surnaturelle à ses
différents stades. La lecture attentive et assidue de ces pages,
où abondent les sublimes envolées, fait que l'on apprécie
toujours plus la justesse de ce nom d'Admirable donné à
Ruysbroeck par la postérité.
Pour les
références aux divers ouvrages de l'auteur, nous citons
toujours, autant que possible, d'après la traduction française.
Juillet 1919.