I
A LA MÈRE CATHERINE DE JÉSUS,
CARMÉLITE DÉCHAUSSÉE, ET COMPAGNE DE SAINTE THÉRÈSE DE JÉSUS.
Véas, 6 juillet 1581.
Jésus
soit en votre âme, ma chère Catherine! Bien que j'ignore où vous êtes
actuellement, je tiens à vous écrire ces lignes dans l'espoir que notre Mère
(Sainte Thérèse) vous l'enverra si vous n'êtes pas avec elle. S'il est vrai que
vous n'êtes pas dans sa compagnie, consolez-vous avec moi, qui suis encore plus
exilé et plus solitaire par ici, car depuis que cette baleine (Allusion à sa
prison de Tolède) m'a dévoré pour me rejeter à ce port étranger, je n'ai plus
mérité de la voir, ni elle ni les saints de son pays. Mais Dieu a bien fait, car
enfin le délaissement où l'on se trouve est une lime de perfection et les
souffrances qu'on endure dans les ténèbres sont la source d'une grande lumière.
Plaise à Dieu que nous ne marchions pas dans les ténèbres!
Oh! Que de choses je voudrais vous dire! Mais je vous écris tout à fait en
cachette, car je crains que vous ne receviez pas ma lettre; voilà pourquoi je
m'arrête, sans ajouter rien de plus. Recommandez-moi à Dieu dans vos prières. Je
ne vous donne aucune nouvelle d'ici, parce que je n'en ai nulle envie.
Baëce, 6 juillet 1581. Votre serviteur dans le Christ.
Frère Jean de la Croix.
II
A LA MÈRE ANNE DE SAINT-ALBERT
Jésus soit en votre âme! Au moment où je sortais de Grenade
pour la fondation de Cordoue, je vous écrivis à la hâte. Depuis mon arrivée à
Cordoue, j'ai reçu vos lettres et
celles de ces Messieurs qui se rendaient à
Madrid où je devais aller pour notre réunion et où ils ont dû penser me
rencontrer. Mais vous saurez que cette réunion n'a jamais eu lieu, parce que
l'on attend la fin des visites régulières et des fondations. Notre-Seigneur
semble tellement pressé à l'heure actuelle qu'il ne nous laisse pas le temps d'y
aller.
La fondation de nos religieux à Cordoue s'est faite aux
applaudissements de toute la ville et avec de telles cérémonies que l'on n'en
avait jamais vues de semblables pour une autre famille religieuse. Tout le
clergé et toutes les confréries de la ville y ont assisté, et l'on a porté le
Très Saint Sacrement en grande pompe depuis l'église principale jusqu'à la
nôtre; toutes les rues étaient très bien ornées de tentures; il y avait foule
comme le jour de la Fête-Dieu. C'était le dimanche après l'Ascension.
Monseigneur l'Évêque lui-même est venu et a prêché un sermon où il a fait de
nous les plus grands éloges. Le couvent se trouve dans la meilleure partie de la
ville et sur le territoire de l'Église principale.
A l'heure actuelle, je me trouve à Séville pour la
translation de nos religieuses à leur nouveau monastère. Elles ont fait
l'acquisition de fort belles maisons qui leur ont coûté chacune environ quatorze
mille ducats, mais qui en valent plus de vingt mille. Elles y sont déjà
installées. C'est le jour de saint Barnabé que Son Éminence le Cardinal y a mis
très solennellement le Saint-Sacrement. Avant mon départ, je vais fonder ici un
autre couvent pour nos religieux; de la sorte nous en auront deux à Séville.
D'ici à la Saint-Jean, je partirai pour Ecija où, avec l'aide de Dieu, nous
ferons une fondation, et aussitôt après j'irai à Malaga, et de là à notre
réunion de Madrid. Ah! Si j'avais le pouvoir d'y faire une fondation, comme je
l'ai pour celles de ce pays-ci, je vous assure que je ne me ferais pas prier pou
m'y rendre. J'espère bien pourtant qu'avec la grâce de Dieu, elle se réalisera.
Quand nous serons à notre réunion, j'insisterai sur ce point de tout mon
pouvoir. C'est ce que je dis à ces Messieurs à qui j'écris.
J'ai été très peiné de ce que vous n'ayez pas passé
immédiatement les écritures avec les Pères de la Compagnie, car, à mon avis, ce
ne sont pas des gens à garder leur parole. Aussi je suis persuadé que non
seulement ils s'en écarteront en partie, mais même si vous différez encore, ils
la retourneront complètement de l'autre côté s'ils le jugent bon pour leur
intérêt. Considérez donc bien ce que je vous dis, et sans rien leur dire à eux
ni à qui que ce soit, priez M. Gonzalve Mugnoz d'acheter l'autre maison qui est
de l'autre côté et passez le contrat, car eux savent bien s'agrandir quand ils
en trouvent l'occasion; d'ailleurs peu importe qu'ils sachent, une fois le
contrat passé, que nous les avons achetées dans le seul but de nous préserver
d'une servitude: et de la sorte ils se calmeront sans que nous nous cassions
tant la tête; nous les amèneront même à ce que nous désirons le plus. Soyez
prudente à parler de cette affaire et agissez; parfois on ne peut déjouer une
ruse que par une autre ruse.
Je voudrais que vous m'envoyiez le petit livre des
Strophes de l'Épouse. Je m'imagine que la Soeur Mère de Dieu en aura
terminé la copie. Ne manquez pas de présenter mes respects à M. Gonzalve Mugnoz;
c'est pour lui éviter une fatigue que je ne lui écris pas; d'ailleurs Votre
Révérence lui communiquera cette lettre.
Séville, juin 1586. Ma très chère fille dans le Christ.
Votre serviteur
Frère Jean de la Croix.
III
A LA MÈRE ANNE DE SAINT-ALBERT
(Fragment)
Que Jésus soit en votre âme! Jusques à quand vous
appuierez-vous sur des bras étrangers? Je désire que vous pratiquiez à l'avenir
un détachement spirituel complet, et que vous comptiez si peu sur les créatures,
que l'enfer tout entier soit incapable de vous troubler. Que faites-vous de
toutes ces larmes si inutiles que vous répandez ces jours-ci? Combien de temps
favorable n'avez-vous pas perdu avec tous vos scrupules? Si vous désirez me
parler de vos épreuves, allez vous mettre devant ce miroir sans tache du Père
Éternel qui est son Fils adorable; c'est là que je regarde votre âme tous les
jours et il n'y a aucun doute que vous y trouverez la consolation. Et ainsi vous
ne serez pas obligée d'aller mendier à la porte des gens pauvres.
Grenade, Votre serviteur dans le Christ,
Frère Jean de la Croix.
IV
A LA MÈRE ANNE DE SAINT-ALBERT
(Fragment)
Que Jésus soit en votre âme, ma très chère fille dans le
Christ! Puisque vous ne me dites rien, moi, je veux vous dire quelque chose, à
savoir que vous ne donniez plus prise à ces vaines craintes qui vous jettent
dans le découragement. Laissez à Dieu ce que vous lui avez donné et ce que vous
lui donnez chaque jour. On dirait que vous voulez mesurer Dieu à votre capacité;
il ne doit pas en être ainsi. Préparez-vous à la grande grâce que Dieu veut vous
accorder.
Grenade. Votre Serviteur dans le Christ,
Frère Jean de la Croix.
V
A LA MÈRE ANNE DE SAINT-ALBERT
(Fragment)
Jésus ! Dieu a permis ces temps difficiles pour éprouver ses
élus. C'est dans le silence et l'espérance que sera notre force.
VI
AUX RELIGIEUSES CARMÉLITES DE
VÉAS
Que Jésus soit dans vos âmes, mes filles! Est-ce que vous
vous imaginez, que parce que je garde le silence à votre égard, je vous perde de
vue et que je ne considère pas avec quelle facilité vous pouvez devenir des
saintes, tout en jouissant des délices profondes et de la protection assurée de
Votre Époux Bien-Aimé? J'irai vous trouver et vous verrez que je ne vous ai
point oubliées. Nous considérerons ensemble les richesses que vous avez acquises
dans l'amour pur et les sentiers de la vie éternelle ainsi que les progrès
admirables que vous réalisez dans le Christ dont vous, ses Épouses, vous êtes
les délices et la couronne. C'est là une couronne qu'il ne faut pas faire rouler
par terre; elle est digne d'être cueillie par les mains des anges et des
séraphins pour qu'ils la placent avec respect et amour sur la tête de leur
Seigneur. Quand le cœur se porte vers des choses viles, la couronne roule par
terre et chaque objet vil auquel le cœur s'attache le fait rouler à coups de
pied; mais quand l'homme porte haut son cœur, comme dit David, Dieu est exalté;
c'est une couronne que le cœur élevé de son épouse pose sur sa tête au jour de
son allégresse; car ses délices sont d'être avec les enfants des hommes. La
source de ces délices intimes ne vient pas de la terre; c'est du côté du ciel
qu'il faut porter nos désirs, sans les amoindrir par l'appât d'un autre goût; il
faut, au contraire, les détacher du créé et les dilater en les dirigeant vers
celui qui a dit: Ouvrez la bouche et dilatez-la, et moi, je la remplirai.
Voilà pourquoi celui qui cherche une satisfaction dans un objet créé quelconque
ne garde pas son cœur vide de tout pour que Dieu le remplisse de ses ineffables
délices; aussi il se retire de lui comme il s'en est approché; il avait les
mains embarrassées, et il n'a pas pu prendre ce que Dieu lui donnait. Que Dieu
nous réserve de tous ces embarras si pernicieux qui nous privent de libertés si
pleines de douceur et de suavité! Aussi mes biens chères filles dans le Christ,
servez ce divin Maître en marchant dans la voie de la mortification qu'il nous a
tracée; vivez d'une façon absolue dans la patience, dans le silence, dans le
désir d'endurer toutes sortes de souffrances; soyez les bourreaux de votre
satisfaction. Mortifiez-vous dans le cas où il y aurait encore à faire mourir en
vous quelque chose qui empêche la résurrection de l'Esprit-Saint. Que ce divin
Esprit demeure en vous. Ainsi soit-il!
Malaga, 18 novembre 1586. Votre serviteur,
Frère Jean de la Croix.
VII
AUX RELIGIEUSES CARMÉLITES DE
VÉAS
Que Jésus et Marie soient dans vos âmes, mes filles dans le
Christ! Votre lettre m'a procuré une bien vive consolation. Plaise à
Notre-Seigneur de vous en récompenser! Si je ne vous ai pas écrit, ce n'est pas
par manque de bonne volonté; car, en vérité, je désire votre plus grand bien;
mais il me semble que j'ai assez parlé et assez écrit pour le but que nous
devons atteindre; ce qu'il faut dans le cas où il manquerait quelque chose, ce
n'est pas de parler et d'écrire encore, car c'est par là que l'on pèche
d'ordinaire, mais bien de garder le silence et d'agir.
Outre cette raison, les paroles sont un sujet de distraction,
tandis que le silence et l'action portent au recueillement et donnent des forces
à l'esprit. Voilà pourquoi, dès qu'une personne sait ce qu'on lui a dit pour son
bien, elle n'a plus besoin ni d'écouter ni de parler davantage, elle n'a qu'à le
mettre en pratique sérieusement dans le silence, la vigilance, l'humilité, la
charité et le mépris de soi; elle ne doit pas aller à la recherche de nouveautés
qui ne serviraient qu'à satisfaire sa curiosité extérieure, ou plutôt qui ne la
satisferaient même pas, mais qui laisseraient son âme affaiblie, appauvrie et
sans vertu intérieure. Agir autrement ne serait d'aucun profit; ce serait imiter
celui qui prend un repas quand le repas précédent n'est pas encore digéré; la
chaleur du corps se répartit sur l'un et sur l'autre mais n'a pas assez de force
pour les transformer en sa propre substance et de là viennent les malaises. Il
est absolument nécessaire, mes filles, que vous sachiez vous soustraire au démon
et à la sensualité, car sans cela vous vous trouveriez à votre insu très pauvres
de perfection et très éloignées des vertus du Christ; vous vous réveilleriez
avec un travail fait au rebours; vous vous imagineriez porter votre lampe
allumée et vous la trouveriez éteinte; en soufflant dessus comme vous le
faisiez, il vous semblait que vous alliez l'allumer et peut-être vous n'avez
travaillé qu'à l'éteindre. Mais il ne faut pas qu'il en soit ainsi; voilà
pourquoi, je le répète, si nous voulons conserver l'esprit surnaturel, il n'y a
pas de moyen plus efficace que celui de souffrir, agir, se taire, fermer la
porte à tous les sens, se plonger dans la solitude, l'oubli de toutes les
créatures et de tous les événements, dût le monde s'engloutir tout entier! Que
les événements soient heureux ou fâcheux, il ne faut jamais manquer de tenir son
coeur dans le calme et avoir des entrailles d'amour pour souffrir dans toutes
les circonstances qui se présenteront.
La perfection est chose tellement importante et les biens de
l'esprit sont d'un tel prix que Dieu veuille que tout cela suffise pour les
acquérir. Il est impossible de réaliser des progrès, si ce n'est quand on agit
et qu'on souffre d'une manière vertueuse, et dans le silence. Voici ce que j'ai
entendu, mes filles. L'âme qui est prompte à parler et à se remuer, est très peu
attentive à Dieu. Mais quand elle s'applique à l'écouter, elle sent
immédiatement une force intérieure qui la porte à garder le silence et à fuir
toute conversation. Dieu prend son plaisir à ce qu'elle se réjouisse avec lui
plutôt qu'avec une créature quelconque, si parfaite qu'elle soit, et si utile
qu'elle puisse être.
Je me recommande aux prières de vos Charités; quant à ma
charité, si faible qu'elle soit, vous pouvez être certaines qu'elle est
tellement orientée de votre côté que je n'oublie pas celles envers qui je suis
si redevable dans le Seigneur. Que ce divin Maître soit en nous tous! Ainsi
soit-il!
Grenade, le 22 novembre 1587,
Frère Jean de la Croix.
VIII
A LA MÈRE ÉLÉONORE-BAPTISTE
Ce qu'il y a de plus nécessaire pour nous, c'est de faire
taire devant ce grand Dieu nos tendances et notre langue, car le langage qu'il
se plaît à entendre est seulement le silence de l'amour.
Que Jésus soit en votre âme! Ne vous imaginez pas, ma fille,
que j'ai manqué de compatir à vos épreuves et à celles des sœurs qui en ont
leur part. Dieu vous ayant appelé à une vie apostolique, c'est-à-dire à une vie
de mépris, vous mène bien par cette voie, et c'est là ce qui me console. Enfin
Dieu aime tant le religieux qu'il le veut vraiment religieux, et crucifié pour
le monde comme le monde crucifié pour lui. Dieu veut être lui-même sa richesse,
sa consolation et sa gloire pleine de délices. Dieu vous a accordé une grande
grâce, parce que maintenant qu'il vous a placée dans l'oubli de toutes les
créatures, vous pouvez jouir de lui à votre aise dans la solitude, sans vous
préoccuper que l'on dispose de vous à volonté pour l'amour de Dieu; car vous ne
vous appartenez pas; vous êtes à Dieu.
Veuillez me dire si votre départ pour Madrid est certain et
si la Mère Prieure vient. Recommandez-moi instamment aux prières de mes filles
Madeleine et Anne ainsi qu'à toutes mes filles: on ne me laisse pas le temps de
leur écrire.
Grenade, le 8 février 1588.
Frère Jean de la Croix.
IX
AU PÈRE AMBROISE MARIANO DE
SAINT-BENOÎT PRIEUR À MADRID
Que Jésus soit en Votre Révérence! La nécessité où nous
sommes d'avoir des religieux est très grande, comme vous le savez, car nous
faisons beaucoup de fondations. Voilà pourquoi vous devrez patienter si l'on
vous prend le Père Michel pour l'envoyer à Pastrana où il attendra le Père
provincial, qui doit achever la fondation du couvent de Molina. D'un autre côté,
les Pères n'ont pas cru devoir vous donner immédiatement un sous-prieur; aussi
ils vous donnent le Père Ange, persuadés qu'ils sont, qu'il s'entendra bien avec
son prieur, comme cela est nécessaire dans un couvent.
Veuillez donner à l'un et à l'autre de ces deux Pères leurs
patentes. Il vous faudra veiller avec soin à ce qu'aucun de nos religieux,
prêtre ou non, n'aille s'entretenir avec les novices. Comme vous le savez, il
n'y a rien qui leur soit plus nuisible que de passer par beaucoup de mains; cela
ne sert qu'à les troubler. Et comme vous en avez un grand nombre, il est juste
de seconder le Père Ange, de lui donner du prestige et de l'autorité comme on le
fait maintenant en le nommant sous-prieur, afin qu'on lui témoigne plus de
respect dans le couvent. Il semble que le Père Michel ne vous était guère
nécessaire et qu'il pourra ailleurs rendre plus de service à l'Ordre. Au sujet
du P. Gratien, je ne sais rien de nouveau; le Père Antoine est déjà ici.
Ségovie, 9 novembre 1588.
Fr. Jean de la Croix.
Le Père Grégoire de Saint-Ange vous présente ses respects.
X
A DONNA JEANNE DE PEDRAZA, A
GRENADE
Que Jésus soit dans votre âme! Il y a peu de jours je vous ai
écrit par l'intermédiaire du Père Jean, pour répondre à la dernière lettre que
vous m'avez envoyée et qui fut accueillie d'autant mieux que je l'avais plus
longtemps attendue. Je vous disais que j'avais reçu, ce me semble, toutes vos
lettres, ainsi que vos plaintes, vos souffrances et vos délaissements qui, par
leur silence, me parlent d'une manière si forte que ma plume ne saurait
l'exprimer. Toutes ces choses ne sont que des avertissements et des coups donnés
à l'âme pour aviver son amour; elles la portent davantage à l'oraison et aux
élans spirituels vers Dieu, et le conjurent d'accomplir ce qu'elle demande pour
sa gloire. Comme je vous l'ai déjà dit, il n'y avait pas de motif de passer
par... (L'autographe présente ici une lacune et le sens reste suspendu).
Vous devez faire ce que l'on vous a commandé; quand on vous
en empêchera, soumettez-vous et prévenez-moi. Dieu y pourvoira pour le mieux.
Quand on aime vraiment Dieu, il prend soin de nos intérêts sans même que nous
nous en préoccupions.
Quand à votre âme, ce qu'il y a de mieux, pour qu'elle soit
en sûreté, c'est qu'elle n'ait d'attache à rien ni d'amour pour rien; il faut
seulement qu'elle dépende en réalité et d'une façon complète de celui qui la
prend; cela lui convient, sans quoi elle manifesterait qu'elle ne veut aucun
directeur. Quand un seul suffit et qu'il convient, tous les autres sont inutiles
ou jettent le trouble.
Votre âme ne doit s'attacher à rien. Soyez fidèle à l'oraison
et Dieu aura soin de vos biens; ils n'ont pas, et ne doivent pas avoir d'autre
maître que lui. Voilà ce que je constate par moi-même. Plus les choses sont à
moi, plus j'y porte mon cœur et mes préoccupations; car la chose aimée ne fait
plus qu'un avec celui qui l'aime; voilà ce que fait Dieu avec celui de qui il
est aimé. Aussi on ne peut oublier l'objet aimé sans s'oublier soi-même. Mais on
s'oublie soi-même pour l'objet aimé, car on vit plus en lui qu'en soi-même.
Ô mon Souverain Maître, ô Dieu d'amour, de combien de
richesses ne comblez-vous pas celui qui n'aime que vous et ne met son bonheur
qu'en vous. Car vous vous donnez vous-même à lui et vous ne faites qu'un avec
lui par amour! Vous lui donnez alors à goûter et à aimer ce qui lui plaît
davantage en vous et lui est le plus utile. Comme il convient que la Croix ne
nous manque pas, et que nous devions imiter notre Bien-aimé Sauveur, qui l'a
portée jusqu'à mourir d'amour, il dispose nos tendances à aimer ce que nous
désirons le plus pour que nos sacrifices soient plus grands et que nous ayons
plus de mérite. Mais tout cela passe vite et ne dure que jusqu'au moment où le
couteau se lève sur notre tête, car aussitôt notre âme comme un autre Isaac se
trouve pleine de vie et reçoit la promesse d'une nombreuse postérité.
Il faut de la patience, ma fille, au milieu de cette
pauvreté, si nous voulons sortir avec profit de cet exil et entrer dans la vie
future, où nous jouirons de tous les biens...
Maintenant, je ne saurais vous dire quand aura lieu mon
départ. Ma santé est bonne, mais l'âme est bien en retard. Priez Dieu pour moi.
Remettez plus souvent, si vous le pouvez, vos lettres au Père Jean ou aux
religieuses. Et si elles n'étaient pas aussi courtes que celles que vous
m'envoyez, ce ne serait que mieux.
Ségovie, 28 février 1589.
Frère Jean de la Croix.
XI
A UNE DEMOISELLE DE MADRID QUI
DÉSIRAIT SE FAIRE CARMÉLITE DÉCHAUSSÉE
Que Jésus soit en vôtre âme! Le messager m'a rencontré à un
moment où je ne pouvais pas répondre puisqu'il n'était que de passage et voilà
que maintenant il m'attend. Plaise à Dieu, ma fille, de vous donner toujours sa
sainte grâce, afin que vous vous appliquiez saintement tout entière et en tout à
l'aimer et à le glorifier, comme vous y êtes obligée; car c'est pour cela qu'il
vous a créée et rachetée.
Les trois points sur lesquels vous m'interrogez demanderaient
beaucoup plus d'explications que le temps et la brièveté de cette lettre ne me
le permettent. Mais en échange je vous en donne trois autres qui pourront vous
être de quelque utilité.
Le premier concerne les péchés. Dieu les a tellement en
horreur qu'ils l'ont obligé à subir la mort pour les effacer. Pour les pleurer
efficacement et n'y plus retomber, vous devez avoir le moins de rapports
possibles avec le monde, le fuir et ne jamais parler plus que ne le demande
l'occasion. Car s'entretenir avec le monde plus qu'il n'est purement nécessaire
et que la raison ne l'indique, n'a jamais été bon pour personne, si saint qu'il
fût. En agissant de la sorte, vous garderez la loi de Dieu avec beaucoup de
ponctualité et d'amour.
Le second concerne la passion de Notre-Seigneur.
Adonnez-vous aux pénitences corporelles avec discrétion;
poursuivez l'horreur de vous-même et la mortification; ne cherchez point à faire
votre volonté personnelle ni à suivre votre goût en rien, puisque vous avez été
la cause de la passion et de la mort du Sauveur; ne faites rien sans le conseil
de votre directeur.
Le troisième point concerne la gloire future. Pour y songer
comme il faut et l'aimer, considérez que toutes les richesses du monde et les
plaisirs qu'elles procurent ne sont que boue, vanité, sujet de fatigue, comme
c'est la vérité; n'ayez aucune estime pour aucune chose si grande et si
précieuse qu'elle soit, excepté ce qui procure l'amitié de Dieu. Tout ce qu'il y
a de meilleur ici-bas, comparé à ces biens éternels pour lesquels nous sommes
créés, est plein de laideur et d'amertume; et bien que leur laideur et leur
amertume passent sur la terre, elles demeurent néanmoins éternellement dans
l'âme qui s'y est attachée.
Quant à l'affaire dont vous me parlez, je ne la perds point
de vue: mais pour le moment on ne peut faire autrement; en tout cas, ce n'est
pas la bonne volonté qui me manque. Veuillez présenter tous mes respects à votre
mère; et qu'elle considère cette lettre comme pour elle; priez Dieu instamment
pour moi toutes les deux et demandez à vos amies de faire de même par charité.
Plaise à Dieu de vous donner les lumières de l'Esprit-Saint.
Ségovie, février 1589.
Fr. Jean de la Croix.
XII
A UN RELIGIEUX CARME
(Le contenu de cette lettre, exception faite du commencement
et de la fin, se trouve littéralement dans les deux chapitres inédits qui se
trouvent à la fin du livre III de la Montée du Carmel)
La paix de Jésus-Christ soit toujours en votre âme, mon Fils!
J'ai reçu la lettre de Votre Révérence, où vous me manifestez les grands désirs
que Notre-Seigneur vous donne, de n'occuper votre volonté que de lui seul et de
l'aimer au-dessus de tout, et pour y parvenir vous me demandez quelques
conseils. Je me réjouis de ce que Dieu vous ait donné de si saints désirs, mais
ma joie sera plus grande encore lorsque vous les mettrez à exécution.
Il vous faut donc considérer que les goûts, désirs ou
affections sont toujours produits dans l'âme par l'intermédiaire de la volonté
ou le désir des choses qui s'offrent à elle comme bonnes, convenables et
agréables, parce qu'elle les juge pleines de saveur et précieuses. D'après cela,
la volonté s'y porte par ses tendances, elle les attend, elle s'y complaît quand
elle les possède et elle craint de les perdre. De même c'est d'après ses
affections et ses joies que l'âme subit des impressions ou des troubles. Donc
pour réduire à néant et mortifier la recherche de ces goûts par rapport à tout
ce qui n'est pas Dieu, Votre Révérence doit savoir que tout ce dont la volonté
peut se réjouir d'une manière distincte, c'est ce qui est suave et délectable,
parce que cela lui semble agréable; or, rien de ce qui est suave et délectable,
ou rien de ce qui fait sa joie et son plaisir n'est Dieu; comme Dieu, en effet,
ne peut pas être connu par les puissances de l'âme, il ne peut non plus être
l'objet des tendances et des goûts de la volonté sur cette terre. De même que
l'âme ne peut pas goûter Dieu essentiellement, de même toutes les suavités et
les plaisirs dont elle peut jouir, si élevés qu'ils soient, ne peuvent être
Dieu: car dans tout ce que la volonté peut goûter et désirer d'une manière
distincte, elle n'agit qu'en tant qu'elle le connaît par tel ou tel objet. Or,
comme la volonté n'a jamais goûté Dieu tel qu'il est, et qu'elle ne l'a jamais
connu par quelqu'une de ses puissances, il en résulte qu'elle ne sait pas ce que
Dieu est; son goût ne peut pas savoir ce qu'il est; il est impossible à son
être, à ses facultés et à ses goûts d'arriver à savoir désirer Dieu, car Dieu
est au-dessus de sa capacité; ainsi dont il est bien clair qu'aucune n'est Dieu;
voilà pourquoi pour s'unir à lui, elle doit pratiquer le détachement et le
dénuement par rapport à toutes les affections désordonnées de ses tendances et
de ses goûts particuliers vers les choses d'en haut ou d'en bas, temporelles ou
spirituelles; il faut qu'elle soit purifiée et dégagée de tous les goûts, de
toutes les joies et de toutes les tendances désordonnées, afin qu'elle s'emploie
tout entière, avec ses affections, à aimer Dieu. Car si la volonté est capable
de comprendre Dieu de quelque manière et de s'unir à lui, ce n'est pas par le
moyen de connaître de nos facultés, mais par l'amour. Or, comme les délices, les
suavités, les douceurs qu'éprouve la volonté ne sont pas l'amour, il en résulte
qu'aucun des sentiments de bonheur ne peut être un moyen proportionné à l'union
de la volonté avec Dieu; il n'y a que l'opération elle-même de la volonté qui le
soit; et parce que cette opération de la volonté est très distincte de son
sentiment, c'est par cette opération qu'elle s'unit à Dieu et se termine en lui,
et c'est là ce qui constitue l'amour; mais ce n'est pas par le sentiment ni par
la connaissance de ses facultés en se reposant dans l'âme comme sa fin et sa
perfection. Les sentiments que l'âme éprouve ne peuvent servir que de motifs
pour aimer Dieu, si la volonté veut monter plus haut, mais ils ne servent à rien
plus. Ainsi donc ces sentiments par eux-mêmes ne portent pas l'âme vers Dieu;
ils la portent à se reposer en eux-mêmes, mais l'opération de la volonté étant
uniquement d'aimer Dieu, l'âme met en lui seul ses affections, sa joie, ses
délices, son contentement et son amour, et dédaignant toutes les choses créées,
elle l'aime lui-même au-dessus de tout. Voilà pourquoi si quelqu'un se porte à
aimer Dieu mais non à cause de la suavité qu'il sent, c'est qu'il a déjà laissé
de côté cette suavité et placé son amour en Dieu qui n'est pas accessible au
sens, car s'il le plaçait dans la suavité et le plaisir qu'il sent, et qu'il s'y
arrêtât, c'est qu'il le mettrait dans une créature et chercherait sa fin dans ce
qui n'est qu'un motif pour s'y tendre; par conséquent, l'oeuvre de la volonté
serait viciée. Dès lors que Dieu est incompréhensible et inaccessible, la
volonté ne doit pas appliquer son acte d'amour pour Dieu dans ce qu'elle peut
toucher et connaître par ses facultés, mais dans ce qu'elle ne peut ni
comprendre ni atteindre par leur moyen. C'est de la sorte que la volonté aime
d'une manière certaine et véritable selon que le veut la foi dans le dénuement
et l'obscurité; elle se met alors au-dessus de toutes les connaissances de son
entendement, elle croit et elle aime au-dessus de tout ce qu'elle peut
comprendre. Il serait donc très insensé celui qui, parce qu'il est privé des
suavités et des délices spirituelles, s'imaginerait pour cela que Dieu lui
manque, ou si, parce qu'il les possède, se réjouirait à la pensée que pour cela
il possède Dieu. Mais il serait plus insensé encore s'il cherchait cette suavité
en Dieu, s'il s'en réjouissait et s'y attachait; car agissant de la sorte il ne
chercherait pas Dieu avec une volonté basée sur le dénuement de la foi et de la
charité, mais plutôt sur des jouissances et suavités spirituelles, c'est-à-dire
sur la créature; il suivrait son goût et ses plaisirs personnels; et ainsi il
n'aimerait pas Dieu d'une manière pure, au-dessus de tout, c'est-à-dire de
toutes ses forces; il s'attacherait à cette créature par ses affections; sa
volonté ne s'élèverait pas au-dessus d'elle pour aller à Dieu qui est
l'inaccessible; car il est impossible que la volonté puisse arriver aux suavités
et aux délices de l'union divine, ou sentir les doux et aimables embrassements
de Dieu si elle n'est pas tout d'abord dans le dénuement complet par rapport à
toutes les jouissances particulières d'en haut ou d'en bas; c'est là ce que Dieu
a voulu dire par ces paroles: Ouvrez la bouche, et je la remplirai (Ps.
80. 11).
Il convient donc de savoir que les facultés de la volonté
sont comme sa bouche, qui se dilate, quand on ne lui donne aucun aliment
d'aucune sorte; car lorsque ses facultés se portent à quelque objet créé elles
se resserrent par le fait même, et en dehors de Dieu tout n'est que
resserrement.
Ainsi donc pour que l'âme réussisse à aller à Dieu et à
s'unir avec lui, elle doit tenir la bouche de sa volonté uniquement à Dieu même
et purifiée de tout aliment de ses facultés, pour que Dieu la remplisse et la
comble de son amour et de ses douceurs: elle doit n'avoir faim et soif que de
Dieu, sans vouloir d'autre satisfaction en quoi que ce soit, car ici-bas elle ne
peut le goûter comme il est. Ce qu'elle peut goûter, si les facultés de sa
volonté la portent à quelque satisfaction créée, l'empêcherait même de goûter
Dieu. C'est là ce que nous enseigne Isaïe quand il nous dit: Vous tous qui
avez soif, venez aux eaux... (55.1). Il convie tous ceux qui n'ont soif que
de Dieu et sont détachés de leurs tendances, à se désaltérer aux eaux de l'union
divine.
Il vous convient donc beaucoup si vous voulez jouir d'une
paix profonde dans votre âme et arriver à la perfection, de remettre
complètement votre volonté entre les mains de Dieu; c'est ainsi qu'elle s'unira
à lui, et vous ne l'occuperez plus dans les choses viles et basses de la terre.
Que sa Majesté vous rende aussi spirituel et aussi saint que je le désire!
Ségovie, le 14 avril 1589.
Frère Jean de la Croix.
XIII
A UNE PRIEURE DE RELIGIEUSES
CARMÉLITES
Que Jésus soit en Votre Révérence! Qu'il vous rende aussi
sainte et aussi pauvre d'esprit que vous le désirez! Quant à vous, obtenez-moi
la même grâce de Sa Majesté.
Vous trouverez sous ce pli la permission concernant les
quatre novices que vous vous appliquez à rendre bonnes au service de Dieu.
Maintenant je veux répondre à toutes vos questions, en peu de
mots, car j'ai peu de temps; mais j'en ai déjà causé avec des Pères de ce
couvent, vu que le nôtre (le P. Doria) n'est pas ici; il voyage en ce moment; et
plaise à Dieu de nous le ramener!
-
Désormais, il n'y a plus la
discipline avec les verges, bien que l'office soit de la férie; elle a cessé
avec l'office carmélitain; elle ne se prenait d'ailleurs qu'aux époques très
rares où l'on récitait l'office de la férie.
-
Ne donnez pas en général de
permission à toutes vos sœurs ni même à une seule d'entre elles, pour
qu'elles puissent, en récompense d'une chose ou d'une autre, prendre la
discipline trois fois par semaine; quant aux cas particuliers, vous vous
arrangerez comme de coutume; mais que l'on observe ce qui est pour toutes.
-
Que les
sœurs ne se lèvent
pas plus tôt le matin que ne le commande la Constitution; je veux dire la
Communauté.
-
Les permissions expirent avec
la charge du prélat qui les a accordées; voilà pourquoi je vous envoie
aujourd'hui de nouveau par la présente la permission de pouvoir faire entrer
dans le couvent, en cas de nécessité, le confesseur, le médecin, le
chirurgien et les ouvriers.
Puisque vous avez maintenant beaucoup de places vides, si ce
que vous dites devient nécessaire, on pourra s'occuper de la question de la Sœur
Aldonza. Saluez-la de ma part, et qu'elle prie pour moi. Que Dieu vous garde! Je
ne puis m'étendre davantage.
Ségovie, le 7 juin 1589.
Fr. Jean de la Croix.
XIV
A LA MÈRE ÉLÉONORE DE
SAINT-GABRIEL, CARMÉLITE DÉCHAUSSÉE A SÉVILLE.
Que Jésus soit en votre âme, ma fille dans le Christ, je vous
remercie de votre lettre et je bénis le Seigneur qui a bien voulu se servir de
vous pour cette fondation (Celle de Cordoue où la Consulta l'envoyait
comme sous-prieure), car Sa Majesté n'a agi en cela que pou votre plus grand
bien. Plus il veut donner, plus il enflamme nos désirs, jusqu'à nous dépouiller
de tout pour nous combler de biens. Vous serez largement payée de l'amour de vos
Sœurs de Séville que vous quittez à présent, car dès lors que les biens
immenses de Dieu ne peuvent contenir que dans un cœur détaché et solitaire, le
Seigneur qui n'a pour but que votre bien, vous veut absolument solitaire; son
désir est d'être lui seul votre compagnie. Votre Révérence devra donc
s'appliquer courageusement à ne trouver de contentement que dans cette
compagnie, et vous y trouverez tout contentement. Car serait-on au ciel, si l'on
ne s'applique pas à vouloir y rester, on ne sera pas heureux. Ainsi en est-il de
nous avec Dieu, bien qu'il soit toujours avec nous, si notre cœur est attaché à
quelque chose de créé, et non à lui seul.
Je crois bien que les Sœurs de Séville sentiront le vide que
leur fera le départ de Votre Révérence; mais peut-être que Votre Révérence avait
déjà rendu à ce monastère tous les services qu'elle pouvait, et que le Seigneur
voudra vous rendre utile à cette nouvelle fondation qui sera très importante.
Ainsi Votre Révérence s'appliquera à aider de tout son pouvoir la Mère Prieure
en lui témoignant votre conformité à ses vues et votre amour en tout. Par
ailleurs, je comprends que je n'ai pas besoin de vous faire cette
recommandation, car vous êtes déjà si ancienne en religion et si emplie
d'expérience que vous savez tout ce qui se passe d'ordinaire dans ces
fondations. C'est précisément pour ce motif que nous avons choisi Votre
Révérence; s'il ne s'était agi que d'une simple religieuse, nous en avons un
grand nombre ici, mais elles n'ont pas les qualités voulues.
Veuillez me rappeler instamment au souvenir de la
Sœur Marie
de la Visitation et de la Sœur Jeanne de Saint-Gabriel qui m'a fait plaisir en
m'envoyant le sien. Plaise à Dieu de vous donner son Esprit !
Ségovie, le 8 juillet 1589.
Frère Jean de la Croix.
XV
A LA MÈRE ÉLÉONORE DE
SAINT-GABRIEL, SOUS-PRIEURE AU COUVENT DES CARMÉLITES DE CORDOUE
Que Jésus soit en votre âme, ma fille dans le Christ! En
lisant votre lettre, j'ai compati à votre peine, et je suis désolé de votre
chagrin dans la crainte qu'il ne nuise à votre âme et même à votre santé. Mais
sachez bien que le motif n'est pas aussi grave que vous le croyez. Je ne crois
pas, en effet, que Notre Père soit le moins du monde fâché contre vous, et il en
est bien loin; s'il l'a été, il s'est déjà calmé depuis que vous vous êtes
repentie, mais dans le cas où il aurait encore quelque chose j'aurais soin de
lui dire un mot en votre faveur. N'ayez aucune peine à ce sujet; n'en faites
plus cas, car il n'y a pas de motif pour cela. Aussi je regarde cette épreuve
comme une tentation que le démon vous rappelle sans cesse à la mémoire, afin que
vous vous en occupiez, au lieu de penser à Dieu. Courage, ma fille, adonnez-vous
beaucoup à l'oraison; oubliez cela et le reste; car enfin nous n'avons pas
d'autre bien... ni d'autre appui ni d'autre consolation que l'oraison. Quand
nous avons tout quitté pour Dieu, il est juste que nous ne désirions que lui et
que nous ne cherchions notre soutien et notre consolation qu'en lui...
Madrid, juillet le...
XVI
A LA MÈRE MARIE DE JÉSUS, PRIEURE
DES CARMÉLITES DE CORDOUE
Que Jésus soit en votre âme! Vous voilà grandement obligées à
correspondre aux grâces de Dieu si vous voulez mériter les applaudissements avec
lesquels vous avez été reçues, vous et vos filles; je vous assure que le récit
de la fondation que vous m'avez envoyé m'a profondément consolé. Si vous êtes
entrées dans des demeures si pauvres et par une si forte chaleur, c'est Dieu qui
l'a voulu de la sorte pour donner aux fidèles quelque sujet à l'édification et
leur faire comprendre que votre profession est de suivre le Christ dans sa
pauvreté; et ainsi les postulantes qui se sentiront appelées sauront avec
quelles intentions elles doivent se présenter. Je vous envoie toutes vos
permissions. Considérez avec soin les postulantes que vous recevrez au début;
car c'est d'après ce que vous ferez maintenant que l'on continuera d'agir.
Veillez à conserver l'esprit de pauvreté et le mépris de
tout, sans quoi, je vous en préviens, vous tomberez dans mille nécessités
spirituelles et temporelles; sachez vous contenter de Dieu seul. Ceux qui lui
remettent tout leur cœur n'ont plus et n'éprouvent plus de nécessités; car le
pauvre d'esprit vient-il à manquer de quelque chose, qu'il se trouve plus
content et plus joyeux; il a placé son tout dans le dénuement, dans le rien ;
c'est ainsi qu'il trouve en tout la dilatation du cœur! Sa valeur est si grande
que tout lui est soumis parce qu'il ne veut rien assujettir à lui-même et qu'il
perd tous les soucis du temps afin de pouvoir s'embraser davantage de l'amour de
Dieu.
Veuillez saluer de ma part toutes mes
Sœurs dans le
Seigneur. Dites-leur que Notre-Seigneur ayant voulu les choisir pour être les
premières pierres de cette fondation (Celle de Cordoue), elles ont à considérer
ce qu'elles doivent être; c'est sur elles comme étant censées plus fortes que
les autres doivent se reposer. Qu'elles profitent donc de ces prémices de grâces
que Dieu donne au commencement d'une fondation pour entreprendre tout de nouveau
le chemin de la perfection dans une humilité complète et dans un absolu
détachement intérieur et extérieur; qu'elles s'animent donc, non d'un courage
puéril, mais d'une volonté robuste. Elles doivent embrasser la mortification et
la pénitence; elles doivent vouloir que le Christ leur coûte quelque peu; elles
ne seront pas comme ceux qui recherchent leurs aises et leurs consolations en
Dieu ou en dehors de lui, mais elles voudront souffrir en Dieu et en dehors de
lui, par amour pour lui, dans le silence, l'espérance et le souvenir affectueux;
dites tout cela à la Sœur Gabriel et à ses compagnes de Malaga; j'écris aux
autres. Que le Seigneur vous accorde les dons de l'Esprit-Saint ! Ainsi
soit-il !
Ségovie, le 18 juillet 1589.
Fr. Jean de la Croix.
Le P. Antoine et les autres Pères vous présentent leurs
respects. Vous saluerez de ma part le Père prieur de Guadalcazar.
XVII
A LA MÈRE MADELEINE DU
SAINT-ESPRIT, CARMÉLITE À CORDOU
Que Jésus soit en votre âme, ma fille dans le Christ! Je me
suis réjoui en voyant les bonnes résolution dont vous me parlez dans votre
lettre. Mais surtout je bénis Dieu qui pourvoit à tout. Vous avez bien besoin de
son secours dans ces débuts de la fondation (Celle de Cordoue) pour vivre à
l'étroit et endurer chaleurs, pauvreté et épreuves de toutes sortes, de manière
que vous ne remarquiez même pas s'il y a souffrance ou non.
Sachez que dans ces débuts Dieu ne veut pas des âmes
paresseuses et délicates, et encore moins des âmes amies de leurs aises. Voilà
pourquoi Sa Majesté donne plus de secours dans ces commencements; aussi vous
pouvez avec un peu de diligence réaliser des progrès dans toutes les vertus;
c'est donc par une grande faveur de Dieu et une marque spéciale de ses
attentions que vous avez été choisie de préférence à beaucoup d'autres pour
aller à cette fondation. Quelle que soit la peine que vous éprouvez d'avoir
laissé ce que vous aimiez, tout cela n'est rien, dès lors qu'il aurait déjà
fallu le laisser promptement. Aussi, voulons-nous posséder Dieu en tout, il
convient de ne rien posséder en quoi que ce soit; comment, en effet, le cœur
qui s'attache à quelqu'un, peut-il se donner tout entier à un autre? Tout ce que
je vous dis est également pour ma Sœur Jeanne. Priez pour moi et que Dieu soit
dans votre âme! Ainsi soit-il!
Ségovie, le 28 juillet 1589.
Frère Jean de la Croix.
XVIII
AU PÈRE NICOLAS DE JÉSUS MARIE
(DORIA) VICAIRE GÉNÉRAL DES CARMES DÉCHAUSSÉS
Que Jésus et Marie soient avec Votre Révérence ! Nous nous
sommes vivement réjouis de ce que Votre Révérence soit arrivée en bonne santé et
que tous se portent si bien, ainsi que Monseigneur le Nonce. J'espère que Dieu
dans sa bonté veillera sur sa famille. Ici les pauvres se portent bien et
progressent. Je ferai en sorte d'expédier promptement ce que vous me demandez,
bien que les profès ne soient pas encore arrivés.
Quand à recevoir à Gênes des novices qui ne sachent pas
encore la grammaire, les Pères disent que ce point importe peu, pourvu qu'ils
comprennent le latin et possèdent la science que réclame le Concile de Trente,
de manière qu'ils puissent bien s'exprimer; si cela suffit à Gênes pour qu'on
les ordonne, les Pères pensent qu'on peut les recevoir. Mais si les Évêques de
ce pays trouvent que cette science est insuffisante, il semble que ces novices
n'ont pas les connaissances que réclame le Concile. Par ailleurs, ce serait une
grosse difficulté de les amener par ici pour les faire ordonner et instruire. Et
en vérité on ne voudrait pas qu'il vînt par ici beaucoup d'Italiens.
Les lettres seront adressées au Père Nicolas, comme Votre
Révérence le marque. Plaise à Notre Seigneur de vous garder à notre affection
comme il voit que cela est nécessaire.
Ségovie, le 21 septembre 1588.
Fr. Jean de la Croix.
XIX
A DONA JEANNE DE
PEDRAZA, A GRENADE
Que Jésus soit en votre âme! C'est lui qui a bien voulu vous
donner à moi pour que, comme vous le dites, je n'oublie pas les pauvres, et que
je ne me tienne pas caché pour eux : c'est votre expression. J'ai été fort
mécontent à la pensée que vous le croyiez, dites-vous. Ce serait très mal de ma
part d'agir ainsi, même quand vous le méritiez le moins et surtout après tant de
marques de confiance. Il ne me manquait plus maintenant qu'à vous oublier.
Considérez donc ce que peut devenir votre âme dans l'état où elle est. Comme
elle marche dans les ténèbres et le dénuement de la pauvreté spirituelle, vous
vous imaginez que tous vous abandonnent et que tout vous manque. Or, il ne vous
manque rien; vous n'avez nul besoin de consulter, vous n'avez rien à exposer; je
vous défie de le trouver et vous ne le trouverez pas; tout cela n'est que
soupçon sans fondement. Celui qui ne veut que Dieu ne marche pas dans les
ténèbres, alors même qu'il se verrait dans l'obscurité et la pauvreté. Celui qui
n'a pas de présomption, et ne recherche point ses goûts personnels ni en Dieu ni
dans les créatures, ou ne sent en rien sa volonté propre, n'a pas à craindre de
faire de faux pas et n'a pas besoin de consulter. Vous allez bien; remettez-vous
entre les mains de Dieu et soyez en paix. Qui êtes-vous pour vous préoccuper de
vous-même ? C'est alors, oui, que vous réussiriez! Vous n'avez jamais été mieux
que maintenant, parce que jamais vous n'avez été si humble et si soumise; jamais
vous n'avez eu une si basse estime de vous-même et de toutes les choses
d'ici-bas; jamais vous ne vous étiez vue si mauvaise ni n'aviez reconnu que Dieu
fût si bon; jamais vous n'aviez servi Dieu d'une manière si pure et si
désintéressée que maintenant; vous ne suivez plus les imperfections de votre
volonté et de votre intérêt personnel, comme vous en aviez peut-être l'habitude.
Que voulez-vous? Quelle vie ou mode d'agir vous représentez-vous ici bas ?
Comment pensez-vous servir Dieu, si ce n'est en vous abstenant de tout mal, en
gardant ses commandements et en suivant sa loi de votre mieux ? Si vous faites
cela, quelle nécessité y a-t-il d'avoir d'autres connaissances et d'autres
lumières au contentement d'ici et de là où d'ordinaire ne manquent jamais les
obstacles et les dangers pour l'âme ? En voulant suivre ces avis et vos
tendances, vous vous tromperez et vous serez dans l'illusion; vos facultés
elles-mêmes vous feront tomber dans l'erreur. C'est donc une grande faveur que
Dieu vous accorde quand il met vos puissances dans les ténèbres et qu'il
appauvrit votre âme de telle sorte que ses puissances ne peuvent plus l'égarer;
et quand on n'est pas dans l'erreur, que recherchons-nous, sinon le chemin bien
simple de la loi de Dieu et de l'Église ; alors on vit de la foi obscure et
vraie, de l'espérance certaine et de la charité parfaite; on espère les biens
célestes qui nous sont réservés; on vit sur la terre comme des étrangers, des
pauvres, des exilés, des orphelins, dénués de tout, qui s'avancent par une terre
sans chemin, et sans recevoir le moindre secours, parce que toute leur espérance
est dans les biens du ciel. Réjouissez-vous donc et mettez votre confiance en
Dieu; il vous a donné des preuves que vous pouvez très bien et même que vous
devez agir ainsi; sinon je ne serais pas étonné qu'il se fâche en voyant que
vous marchez d'une façon si insensée quand il vous conduit par la voie qui vous
convient le mieux et qu'il vous a élevée à un état si plein de sécurité. Ne
désirez donc rien de plus que ce que je vous dis; tranquillisez votre âme; vous
êtes en bonne voie; communiez comme d'ordinaire; confessez-vous quand il y aura
une chose claire à confesser; vous n'avez pas besoin de consulter. Quand il y
aura quelque difficulté, écrivez-moi. Répondez-moi promptement et écrivez-moi
plus souvent. Lorsque vous ne pourrez pas, par l'intermédiaire des religieuses,
faites-le par Donna Anne qui vous rendra ce service. J'ai été quelque peu
souffrant; mais je suis déjà rétabli. Le Père Jean Évangéliste a été malade.
Priez Dieu pou lui et pour moi, ma bien chère fille dans le Seigneur.
Ségovie, le 12 octobre 1589.
Fr. Jean de la Croix.
XX
A LA MÈRE MARIE DE JÉSUS, PRIEUSE
A CORDOUE
Jésus soit dans votre âme, ma chère fille dans le Christ! Si
je ne vous ai pas écrit durant tout ce temps dont vous parlez, c'est plutôt
parce que je me suis trouvé dans une localité aussi écartée que Ségovie, que
parce que j'ai manqué de bonne volonté. Ma bonne volonté est toujours la même et
j'espère de la bonté de Dieu qu'elle le sera encore. J'avoue que j'ai eu
compassion de vos souffrances. Mais je ne voudrais pas que vous eussiez tant de
souci du temporel de votre monastère, car Dieu vous oublierait peu à peu et vous
en arriveriez à tomber dans une très grande nécessité temporelle et spirituelle;
car notre préoccupation engendre nos nécessités. Confiez à Dieu, ma fille, tous
vos soucis, et lui vous soutiendra. Veillez à ne pas perdre le désir de manquer
du nécessaire et d'être pauvre, car au même instant vous perdriez l'esprit
surnaturel, et peu à peu vous baisseriez dans la pratique des vertus. Si avant
d'être prieure vous désiriez la pauvreté, vous devez la désirer et l'aimer
beaucoup plus maintenant que vous l'êtes. Vous devez gouverner votre monastère
et le pourvoir du nécessaire plus par la pratique des vertus et les désirs
ardents du ciel que par vos soucis et vos préoccupations du temporel et des
choses terrestres. Notre-Seigneur nous dit, en effet, que nous ne devons nous
préoccuper ni de notre nourriture, ni de notre vêtement, ni du lendemain. Ce que
vous devez faire, c'est guider votre âme et celle de vos religieuses dans le
chemin de la perfection et de la religion, bien unies à Dieu et en Dieu, dans
l'oubli de toutes les créatures et de ce qui concerne les créatures. Faites-en
des âmes toutes perdues en Dieu et qu'elles ne cherchent qu'en lui leur bonheur;
et alors je vous assure que vous aurez tout le reste. Quant à espérer que
désormais vos Maisons vous donneront quelques revenus dès lors que vous êtes
dans un si bon site, et que vous recevrez de si bonnes vocations, je le regarde
comme très chanceux; néanmoins, s'il se présentait quelque occasion favorable,
je ne manquerais pas de faire ce qui dépend de moi. Je souhaite beaucoup de
consolation à la Mère Sous-Prieure. Le Seigneur, je l'espère, lui en accordera,
pourvu qu'elle s'encourage à souffrir son pèlerinage et son exil sur la terre
par amour pour lui; je lui écris. Quant à mes filles Madeleine, Saint-Gabriel,
Marie de Saint-Paul, Marie de la Visitation, Saint-François et toutes les
autres, je leur envoie mes plus profondes salutations dans Celui qui est notre
Dieu et que je désire voir toujours dans votre âme, ma chère fille. Ainsi
soit-il!
Madrid, le 20 juin 1590.
Frère Jean de la Croix.
Je retournerai bientôt à Ségovie, je crois.
XXI
A LA MÈRE ANNE DE JÉSUS,
CARMÉLITE À SÉGOVIE
Que Jésus soit en votre âme! Votre lettre m'a fait grand
plaisir et m'oblige envers vous beaucoup plus que je ne l'étais. Si les choses
ne se sont pas passées comme vous le désiriez, vous ne devez pas vous en
affliger, mais plutôt vous en consoler et en rendre à Dieu les plus vives
actions de grâces. Dès lors que Sa Majesté l'a voulu de la sorte, c'est ce qui
convient le mieux à tous; il ne reste qu'à le vouloir, nous aussi, pour que cela
nous paraisse également bien, comme c'est la vérité; car les choses qui ne nous
plaisent pas, quelques bonnes et convenables qu'elles soient, nous paraissent
mauvaises et opposées à nos intérêts. Or, il n'en est pas de même de l'événement
dont je parle, ni pour moi, ni pour personne; pour moi, parce qu'il m'est très
favorable; étant libre et n'ayant plus charge d'âmes, je puis, si je le veux,
avec le secours de Dieu, jouir de la paix, de la solitude, du fruit délicieux de
l'oubli de soi et de tout; pour les autres également, il est bien que je sois
mis de côté, car ils seront à l'abri des fautes que leur auraient occasionnées
mes misères. Ce que je vous demande, ma fille, c'est de prier le Seigneur pour
qu'à tout prix il me continue la même faveur à l'avenir, car je crains encore
qu'on ne me commande d'aller à Ségovie, et qu'on ne me laisse pas complètement
libre de toute occupation. Il est vrai, je ne négligerai rien pour m'en
exempter; mais si cela ne se peut, la Mère Anne de Jésus ne sera pas, non plus,
délivrée de mes mains, comme elle le pense, et ainsi elle ne mourra pas, avec le
malheur d'avoir perdu, à ce qu'il semble, l'occasion de devenir très sainte.
Pour le moment, que j'aille à Ségovie, ou que je reste ici, ou que je sois
ailleurs, quoi qu'il arrive, je ne vous oublierai pas et je ne vous enlèverai
pas du memento dont vous parlez, car en vérité je souhaite votre bien
éternel. Pour le moment, et en attendant que Dieu nous donne ce bien dans le
ciel, travaillez à pratiquer les vertus de mortification et de patience et
désirez devenir par vos souffrances quelque peu semblable à notre grand Dieu
humilié et crucifié; car si cette vie n'est pas employée à l'imiter, elle reste
sans valeur. Que Sa Majesté vous conserve et vous fasse grandir dans son saint
amour comme sa sainte bien-aimée! Ainsi soit-il!
Madrid, le 6 juillet 1591.
Frère Jean de la Croix.
XXII
A LA MÈRE MARIE DE L'INCARNATION.
PRIEURE DES CARMÉLITES, A SÉGOVIE
Que Jésus soit en votre âme! N'ayez pas de peine au sujet de
ce qui me concerne, ma fille, car moi-même je n'en ai aucune. Ce qui me chagrine
profondément, c'est qu'on rejette la faute sur quelqu'un qui est innocent. Car
des choses de cette sorte ne sont pas le fait des hommes, mais de Dieu qui sait
ce qui nous convient et dispose tout pour notre bien. Ne pensez donc pas autre
chose si ce n'est que Dieu lui-même l'a voulu. Là où il n'y a pas d'amour,
mettez de l'amour et vous recueillerez de l'amour. Plaise à Sa Majesté de vous
conserver et de vous faire grandir dans son amour!
Madrid, le 6 juillet 1591.
Frère Jean de la Croix.
XXIII
A DONA ANNE DE
PEGNALOSA
Que Jésus soit en votre âme, ma chère fille dans le Christ,
j'ai reçu ici à la Pegnuela le paquet de lettres que m'a apporté votre
serviteur. Votre attention me fait plaisir. Demain je pars pour Ubéda où je vais
soigner quelques petites fièvres. Comme il y a plus de huit mois qu'elles me
reviennent chaque jour, et que je ne puis les couper, il me faudra, je pense,
user de médecines. Mon intention est de revenir ici de suite; car, évidemment je
me trouve très bien de cette sainte solitude; aussi quand vous me dites de me
garder d'aller avec le Père Antoine, je vous assure que je m'en garderai de mon
mieux, ainsi que de tout ce qui exigerait quelque fatigue. C'est une très vive
joie pour moi que M. Don Louis (Don Louis de Mercado, frère de dona Anne de
Pégnalosa) soit déjà prêtre du Seigneur. Qu'il le soit de longues années et que
le Seigneur comble les désirs de son âme! Oh! Quel état excellent pour laisser
désormais tous les soucis de la terre et enrichir l'âme en peu de temps.
Présentez-lui tous mes meilleurs voeux. Je n'ose pas lui demander qu'il veuille
un jour se souvenir de moi au saint sacrifice. Comme je suis son débiteur, je me
le rappelle toujours quand je célèbre la Messe. Sans doute, je suis très
oublieux, mais il est tellement uni à sa sœur dont le souvenir ne m'abandonne
jamais, que je ne pourrai manquer de me souvenir également de lui. Veuillez
présenter mes plus profondes salutations à dona Agnès (Dona Agnès de Mercado,
nièce de don Anne [Historia... P. Jérôme de S. Joseph].), ma chère fille
dans le Seigneur. Tous les deux, priez-le de me préparer pour le jour où il
m'emmènera avec lui au ciel. Je ne me rappelle plus ce que je voulais vous
écrire encore. Pour obéir à la fièvre qui me tourmente, je m'arrête, malgré tout
le désir que j'aurais de continuer.
La Pegnuela, le 21 septembre 1591.
Frère Jean de la Croix.
Vous ne me dites rien de votre procès, s'il est en train ou
fini.
XXIV
A UNE CARMÉLITE DÉCHAUSSÉE QUI
AVAIT DES SCRUPULES
Jésus, Marie! Ayez soin de vous entretenir intérieurement ces
jours-ci de la venue du Saint-Esprit. Le jour de la fête et après, vous vous
tiendrez constamment en sa présence. Vous y veillerez avec tant de soin et vous
y apporterez une telle estime que vous ne vous préoccuperez de rien plus et que
vous ne porterez votre attention à nulle autre chose qu'il s'agisse d'une peine
ou d'un ennui quelconque qui se présente à votre souvenir. Durant tous ces
jours-ci, malgré les fautes qu'il y aura dans le monastère, vous passerez outre
par amour pour l'Esprit-Saint, ainsi que pour la paix et la quiétude de votre
âme où il se plaît à demeurer. Si vous pouviez malgré vos scrupules, ne pas vous
confesser durant tout ce temps, il me semble que ce serait beaucoup mieux pour
votre quiétude; mais si vous vous confessez vous le ferez de la manière
suivante:
Quant aux pensées, remarques, jugements sur des choses ou des
images mauvaises, ou sur d'autres sujets quels qu'ils soient, qui arrivent sans
qu'on le veuille, sans qu'on y consente ou sans qu'on s'y arrête, vous ne les
confesserez pas; vous n'en ferez aucun cas et vous ne vous en préoccuperez
point; le mieux c'est de les mettre dans l'oubli, malgré la peine que vous en
éprouvez. Ce sera beaucoup si vous arrivez à vous accuser en général des
omissions ou négligences que peut-être vous aurez eues, au sujet de la pureté et
de la perfection qu'il faut avoir dans les puissances intérieures, la mémoire,
l'entendement et la volonté. Vous n'accuserez pas, non plus, les fautes de
paroles, dans le cas où vous auriez exagéré ou apporté peu de soin à parler
selon la vérité, la rectitude, la nécessité ou la pureté d'intention; il en sera
de même pour vos actions, dans le cas où vous n'auriez pas apporté l'intention
droite et unique de plaire à Dieu seul, en vous mettant au-dessus du respect
humain. En vous confessant de cette manière, vous pouvez être contente. Sans
qu'il soit nécessaire de rien accuser en particulier de l'autre point dont vous
me parlez, malgré toute la résistance que vous éprouverez. Vous communierez pour
la fête, en plus des jours ordinaires. S'il surgit quelque chagrin ou quelque
dégoût, rappelez-vous le Christ en croix et gardez le silence.
Vivez dans la foi et l'espérance, alors même que vous seriez
dans les ténèbres; car c'est dans ces ténèbres que Dieu soutient l'âme.
Remettez-lui le soin de vos intérêts; il y veille et il ne vous oubliera pas. Ne
vous imaginez pas qu'il vous laisse dans l'isolement, ce serait lui faire
injure.
Lisez, priez, réjouissez-vous avec Dieu; c'est lui votre bien
et votre salut. Qu'il lui plaise de vous le donner et conserver tout entier
jusqu'au jour de l'éternité! Ainsi soit-il!
Frère Jean de la Croix.
XXV
AU PÈRE JEAN DE SAINTE-ANNE
(Fragment)
Jésus!... Mon fils, ne vous affligez pas de cela, car on ne
peut pas m'enlever l'habit religieux si ce n'est pour cause d'incorrigibilité ou
désobéissance. Or, je suis absolument disposé à me corriger de tout ce en quoi
je me suis trompé et à subir par obéissance toutes les pénitences qui me seront
imposées.
Frère Jean de la Croix.
XXVI
A L'UN DE SES FILS SPIRITUELS
(Fragment)
Jésus! Si jamais, mon bien cher frère, un religieux, quel
qu'il soit, supérieur ou non, cherche à vous inculquer une doctrine large et
facile, ne le croyez pas, ne vous y attachez pas, alors même qu'il la
confirmerait par des miracles. Mais embrassez la pénitence et encore la
pénitence, ainsi que le détachement de tout; car si vous voulez arriver à
posséder le Christ, vous ne le rechercherez jamais sans la Croix.
Frère Jean de la Croix.
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