OU COMMENCE L'EXPLICATION DES
STROPHES QUE S'ADRESSENT L'ÉPOUX ET L'ÉPOUSE.
Où vous êtes-vous caché,
O mon Bien-Aimé, et pourquoi m'avez-vous laissée gémissante ?
Comme le cerf vous avez fui,
Après m'avoir blessée.
Je suis sortie après vous
en criant, et vous étiez parti.
Dans cette première strophe, l'âme éprise d'amour pour le
Verbe, Fils de Dieu, son Époux, désire s'unir à lui par claire et substantielle
vision, lui expose ses anxiétés d'amour, et se plaint à lui de ce qu'il est
absent. Sa plainte est d'autant plus fondée qu'après avoir été blessée de son
amour, et s'être détachée de toutes les créatures et d'elle-même, elle doit
encore souffrir de l'absence de son Bien-Aimé, car il ne l'a pas dépouillée de
sa chair mortelle pour lui permettre de jouir de lui dans la gloire éternelle.
Aussi elle s'écrie :
Où vous êtes-vous caché ?
Ce qui veut dire: O Verbe, ô mon Époux, montrez-moi le lieu
où vous vous êtes caché ? Par ces paroles, elle demande au Verbe de lui
manifester son essence divine, car le lieu où le Fils de Dieu est caché est,
d'après saint Jean (I, 18), le sein du Père, c'est-à-dire l'Essence divine
inaccessible au regard mortel et caché à toute intelligence humaine. C'est là ce
que dit Isaïe en ces termes: « Vous êtes vraiment un Dieu caché (Le copiste
avait mis escogido, choisi ; mais le Saint l'a corrigé en mettant escondido,
caché. Is. XLV, 15). » Aussi il faut bien le remarquer, quelque grandes que
soient les communications et manifestations de Dieu, quelque élevées et sublimes
que soient les connaissances qu'une âme en reçoive ici-bas, elles ne sont jamais
son essence et n'ont rien à voir avec elle. En fait Dieu est encore pour l'âme
un Dieu caché. Malgré toutes les perfections qu'elle découvre en lui, elle doit
le ragarder comme caché, et se mettre à sa recherche, en disant: Où vous
êtes-vous caché ? Et en effet les plus hautes communications de Dieu et le
sentiment de sa présence sensible ne sont pas un témoignage plus certain qu'il
est là que les aridités et la privation de toutes ces faveurs ne prouvent son
absence. Voilà pourquoi le prophète Job a dit: Si venerit ad me, non videbo eum;
et si abierit, non intelligam, ce qui signifie: « S'il vient à moi, c'est-à-dire
Dieu, je ne le verrai pas; s'il s'éloigne, je ne comprendrai pas (Job, IX, 11).
» Ces paroles nous laissent entendre que l'âme, malgré les communications,
connaissances ou sentiments qu'elle reçoit de Dieu, ne doit pas s'imaginer
qu'elle le possède pour cela davantage ou qu'elle lui est unie plus intimement,
ou que ce qu'elle peut sentir et entendre est essentiellement Dieu. D'un autre
côté, si toutes ces communications sensibles et spirituelles venaient à lui
manquer, elle ne doit pas pour cela croire que Dieu lui manque; car, en réalité,
il lui est impossible dans le premier cas de savoir avec certitude si elle est
en état de grâce, et dans le second de savoir si elle n'y est pas. Le Sage a
dit: Nemo scit utrum amore an odio dignus sit: « Aucun homme ne sait s'il est
digne d'amour ou de haine (Eccl., IX, 1) ».
Le but de l'âme dans le présent vers n'est donc pas de
demander seulement la dévotion affective et sensible qui ne procure pas la
certitude évidente que l'on possède en cette vie la grâce de l'Époux; mais elle
demande aussi la présence et la claire vision de son essence dont elle désire
avoir la certitude et posséder la jouissance dans la gloire. C'est ce qu'exprime
l'Épouse dans les divins Cantiques: désireuse de s'unir à la divinité du Verbe
son Époux, elle s'adresse au Père en ces termes: Indica mihi ubi pascas, ubi
cubes in meridie: « Indiquez-moi où vous vous nourrissez, où vous vous reposez
au milieu du jour (Cant., I, 6). » Or demander où il se nourrit, c'est lui
demander de montrer l'Essence du Verbe divin; le Père, en effet, ne se nourrit
que dans le Verbe son Fils unique, et c'est en lui qu'il se glorifie. Demander
au Père où il repose au milieu du jour, c'est lui adresser la même supplique,
car le Père ne se repose et ne se trouve qu'en son Fils (Qui fait ses délices).
C'est en lui qu'il met toutes ses complaisances; il lui communique son Essence
tout entière au milieu du jour, c'est-à-dire dans l'Éternité, où il l'engendre
toujours. Ce que demande l'âme ici, c'est donc cette nourriture dont le Père se
rassasie, et ce lit couvert de fleurs du Verbe divin où le Père se repose caché
au regard de toute créature mortelle; elle lui dit donc : « Où êtes-vous
caché ? »
Il faut remarquer ici, pour trouver cet Époux autant qu'on le
peut en cette vie, que le Verbe, en union avec le Père et le Saint-Esprit,
réside essentiellement au plus intime de l'âme où il se cache. Aussi l'âme qui
doit le trouver par union d'amour doit détacher sa volonté de toutes choses
créées, entrer dans un profond recueillement au-dedans d'elle-même, et là,
entretenir des rapports pleins d'affection et d'amour avec Dieu, en considérant
le monde entier comme s'il n'existait pas. Voilà pourquoi saint Augustin,
s'adressant à Dieu dans ses Soliloques, lui dit: « Seigneur, je ne vous ai point
trouvé en dehors de moi; c'est que je vous cherchais mal au dehors, puisque vous
êtes en moi » (Sol., 31). Dieu est donc caché dans l'âme, et c'est là que le
vrai contemplatif doit le chercher en demandant: Où vous êtes-vous caché? »
O Bien-Aimé, et pourquoi m'avez-vous laissée gémissante ?
Elle l'appelle Bien-Aimé pour l'émouvoir davantage et le
porter à écouter sa prière. Quand Dieu en effet est vraiment aimé, il écoute
très facilement les prières de ceux qui l'aiment. Et alors on peut en toute
vérité l'appeler Bien-Aimé, car l'âme est toute à lui, et son coeur est
absolument détaché de tout ce qui n'est pas lui. Mais quelques-uns l'appellent
l'Époux Bien-Aimé quand il n'est pas réellement leur Bien-Aimé puisqu'ils ne lui
ont pas donné complètement leur coeur; voilà pourquoi leur demande n'est pas
d'un si haut prix au regard de l'Époux.
Il est dit ensuite: « Pourquoi m'avez-vous laissée dans les
gémissements? » Remarquons que l'absence du Bien-Aimé est un tourment continuel
dans l'âme aimante; comme elle n'aime rien en dehors de lui, elle ne trouve en
rien le repos et le soulagement qu'elle cherche. A cela, on peut reconnaître si
quelqu'un aime Dieu en vérité, ou s'il se contente de quelque chose qui soit
moindre que Dieu.
Saint Paul nous a bien donné à entendre ce qu'est ce
gémissement, quand il a dit: Nos intra nos gemimus, exspectantes adoptionem
filiorum Dei: « Nous gémissons au dedans de nous, en attendant l'adoption des
enfants de Dieu. » (Rom., VIII, 23). Comme s'il avait dit: Au-dedans de notre
coeur, là où nous avons le gage du Bien-Aimé, nous sentons ce qui nous
tourmente: son absence. Tel est le gémissement que l'âme fait toujours entendre
à cause de l'absence du Bien-Aimé. Elle l'exprime surtout quand, après lui avoir
fait goûter quelques-unes de ses communications pleines de douceur et de
suavité, il la laisse dans la sécheresse et la solitude. Cette conduite lui est
extrêmement sensible; voilà pourquoi elle ajoute:
Comme le cerf vous avez fui.
Remarquons que dans le Cantique des cantiques l'Épouse
compare l'Époux au cerf et à la biche des montagnes: Similis est dilectus meus
capreae hinnuloque cervorum : « Mon Bien-Aimé est semblable à la biche et au
faon des cerfs (Cant. II, 9) », pour signifier la rapidité avec laquelle ils se
cachent et se montrent. Ainsi en est-il du Bien-Aimé dans ses visites à l'âme,
puis quand il fait sentir son absence après l'avoir visitée; aussi son absence
n'en est que plus douloureuse. C'est ce que l'âme donne à entendre en disant:
Après m'avoir blessée.
Sa pensée est celle-ci: Ce n'était donc pas assez de la peine
et du chagrin que cause ordinairement votre absence; après m'avoir blessée
davantage d'une flèche de votre amour, et avoir augmenté la passion et le désir
de vous voir, vous vous êtes enfui avec la rapidité du cerf, sans me laisser
vous saisir un instant.
Pour une plus ample explication de ce verset, il convient de
dire que, sans parler de beaucoup d'autres visites que Dieu fait à l'âme la
blessant d'amour et l'attirant à lui, il a coutume de produire certaines touches
embrasées; ce sont comme des flèches de feu; elles blessent l'âme, la
transpercent et la laissent tout entière embrasée du feu de l'amour. Ce sont là
les blessures d'amour proprement dites dont l'âme nous entretient ici. Elles
enflamment tellement la volonté que l'âme brûlante de ce feu et de cette flamme
d'amour paraît s'y consumer; elle se dégage d'elle-même, se renouvelle tout
entière et passe à une nouvelle vie, semblable au phénix qui est consumé et
renaît de ses cendres. David en parle ainsi: Inflammatum est cor meum et renes
mei commutati sunt, et ad nihilum redactus sum et nescivi : « Mon coeur s'est
enflammé et mes reins se sont changés; et, sans le savoir, j'ai été réduit à
rien. (Ps. LXXII, 21) » Les reins dont parle le prophète signifient les
convoitises et les affections qui toutes s'émeuvent et deviennent divines dans
cet embrasement d'amour du coeur; l'âme alors se réduit à rien par amour; elle
ne sait plus qu'aimer. Dans ce temps plein d'amour, la transformation des
convoitises de la volonté s'opère au milieu d'un tel tourment et d'une telle
anxiété de voir Dieu que la rigueur de l'amour lui semble intolérable. Ce
supplice néanmoins ne lui vient pas de ce qu'elle a été blessée; elle regarde au
contraire ces blessures d'amour comme son salut; ce supplice lui vient de ce que
le Bien-Aimé, après l'avoir ainsi blessée, l'a laissée dans sa peine. Il ne l'a
pas blessée jusqu'à lui enlever la vie, et lui permettre de le voir dans la
claire et splendide vision de l'amour parfait. Aussi l'âme pour manifester et
expliquer que la douleur provoquée par cette blessure d'amour vient de l'absence
du Bien-Aimé, s'écrie: Après m'avoir blessée.
La douleur produite par la blessure d'amour est si profonde
qu'elle réveille la volonté et la porte avec un élan subit vers la possession du
Bien-Aimé dont elle a senti de près la touche d'amour. Avec la même promptitude
l'âme a senti l'absence de l'Époux et fait entendre aussitôt ses gémissements;
car en un même moment le Bien-Aimé a disparu, s'est caché et l'âme en a été
privée; aussi sa douleur et ses gémissements sont d'autant plus profonds que le
désir de sa possession était plus vif. Car ces visites de blessures d'amour ne
ressemblent pas à d'autres que Dieu fait à l'âme pour la récréer et la
satisfaire en la comblant de paix, de suavité et de repos. Celles-là, en effet,
il les produit plutôt pour blesser que pour guérir, pour affliger plutôt que
pour satisfaire. De fait elles ne servent qu'à aviver nos connaissances, à
augmenter nos désirs et par suite nos souffrances. On les appelle les blessures
d'amour, car elles sont très savoureuses pour l'âme; aussi elle voudrait mourir
mille fois de ces blessures qui la font sortir d'elle-même pour l'unir à Dieu.
C'est ce qu'elle donne à entendre dans le vers suivant:
Je suis sortie après vous en criant, et vous étiez parti.
La blessure d'amour n'a de remède qu'en celui qui l'a faite.
Aussi l'âme dit qu'elle est sortie en criant à la suite de celui qui l'avait
blessée, en demandant le remède, tant elle est embrasée du feu de cette
blessure. Or cette expression « sortir de soi » s'entend de deux manières. Tout
d'abord, l'âme sort de toutes les créatures par le mépris et l'horreur qu'elle
en conçoit. En second lieu, elle sort d'elle-même en s'oubliant d'une façon
complète; elle a une sainte horreur d'elle-même par amour pour Dieu. De son
côté, Dieu l'élève à tel point qu'il la fait sortir d'elle-même et de tous ses
modes naturels d'agir et crier vers lui. Ces deux manières de sortir s'entendent
de cette parole de l'Épouse: je suis sortie. En effet, elles sont toutes deux
nécessaires non moins pour aller à la suite du Bien-Aimé que pour entrer avec
lui. L'Épouse semble donc dire: O mon Époux, par votre touche, par votre
blessure d'amour non seulement vous m'avez tirée de toutes les choses créées en
me rendant étrangère à elles, mais vous m'avez fait sortir de moi-même (car on
dirait en vérité que Dieu a même séparé l'âme de son corps), puis vous m'avez
élevée jusqu'à vous, quand je criais vers vous, complètement détachée de tout
pour m'attacher à vous. (La copie avait mis: desasirme de ti, me détacher de
vous; le Saint a mis: asirme a ti, m'attacher à vous.) Et vous étiez parti.
Lorsque j'ai voulu jouir de votre présence, je ne vous ai point trouvé; je suis
restée dépouillée et détachée de tout par amour pour vous, sans pouvoir
m'attacher à vous; le tourment de l'amour me tenait comme suspendue entre le
ciel et la terre et je ne pouvais m'appuyer ni sur vous ni sur moi.
Ce que l'âme ici appelle sortir pour aller à la recherche de
Dieu, l'Épouse des Cantiques l'appelle se lever, quand elle dit: Surgam et
circuibo civitatem, per vicos et plateas quaeram quem diligit anima mea;
quaesivi illum et non inveni: « Je me lèverai et je ferai le tour de la ville;
je parcourrai les faubourgs et les places publiques pour y chercher mon
Bien-Aimé; je l'ai cherché et je ne l'ai pas trouvé (Cant. III, 2). »
L'expression se lever au sens spirituel signifie monter d'en bas vers les
hauteurs; elle est prise dans le même sens que sortir de soi, c'est-à-dire de la
manière basse dont elle aimait Dieu pour arriver à un amour très élevé. Or,
l'âme manifeste sa peine de ce qu'elle n'a pas trouvé son Bien-Aimé. Voilà
pourquoi celle qui est embrasée d'amour de Dieu vit toujours ici-bas dans ce
tourment. Elle s'est déjà donnée à Dieu et attend encore d'être payée de retour,
c'est-à-dire qu'on ne lui a pas donné la claire possession et vision de Dieu;
elle l'appelle à grands cris; et tant qu'elle est en cette vie, on ne le lui
donne pas. Elle s'est déjà perdue d'amour pour Dieu; et sa perte ne lui a
procuré aucun gain; car elle ne possède pas encore le Bien-Aimé qui s'est perdu.
Voilà pourquoi celui qui éprouve ce tourment pour Dieu montre bien qu'il s'est
donné à Dieu et qu'il l'aime. Cette peine et ce tourment que provoque l'absence
de Dieu sont d'ordinaire si intenses chez ceux qui s'approchent de la
perfection, au temps de ces divines blessures, qu'ils en mourraient si Dieu ne
les soutenait. Leur volonté est droite, et leur esprit est bien purifié et bien
disposé pour Dieu; et, comme nous l'avons vu, on leur a donné à goûter quelque
chose de la suavité de l'amour divin auquel ils aspirent au-dessus de tout;
aussi leur tourment dépasse tout ce qu'on en peut dire. Comme à travers une
fente on leur a montré un bien immense; et on le leur refuse. Voilà pourquoi
leur chagrin et leur tourment sont ineffables.
Pasteurs, vous qui passerez
Là-haut par les bergeries jusqu'au sommet de la colline.
Si par bonheur vous voyez
Celui que j'aime le plus,
Dites-lui que je languis, que je souffre et que je meurs.
Dans cette strophe l'âme veut se servir d'intermédiaires et
de médiateurs près de son Bien-Aimé et les prie de lui dire sa douleur et sa
peine. Il est naturel que l'amante, ne pouvant communiquer en personne avec le
Bien-Aimé, le fasse par le meilleur moyen possible. Aussi elle veut se servir de
ses désirs, de ses affections et de ses gémissements comme de messagers qui
sauront bien manifester à l'Époux les secrets de son coeur; voilà pourquoi elle
dit :
Pasteurs, vous qui passerez.
Elle donne le nom de pasteurs à ses affections et à ses
désirs, parce qu'ils la nourrissent de biens spirituels. Le mot « pasteur », en
effet, signifie nourricier, et c'est par l'intermédiaire des pasteurs que Dieu
se communique aux âmes; sans eux il ne se donne pas aux âmes. Aussi il est dit:
Vous qui passerez, c'est-à-dire, vous qui sortiez animés d'un pur amour, car ce
ne sont que ceux-là qui passeront.
Là-haut par les bergeries jusqu'au sommet de la colline.
Elle donne le nom de bergeries aux choeurs des Anges par
lesquels passent successivement nos gémissements et nos prières pour arriver
jusqu'à Dieu. Le sommet de la colline désigne Dieu, car de même que le sommet de
la colline est élevé, de même aussi Dieu est l'Élévation suprême: en lui comme
du sommet de la colline on découvre et on distingue tout ce qui est en bas;
c'est vers lui que sont dirigées toutes nos prières par l'intermédiaire des
esprits célestes, comme nous l'avons dit; ceux-ci en effet lui présentent nos
suppliques et nos voeux. L'Ange l'assure à Tobie: Quando orabas cum lacrymis et
sepeliebas mortuos... ego obtuli orationem tuam Domino: « Quand tu priais avec
larmes et que tu ensevelissais les morts, ... j'offrais ta prière au Seigneur (Tob.
XII, 12). »
On peut également entendre par ces pasteurs dont l'âme parle
ici les Anges eux-mêmes; non seulement ils portent à Dieu nos messages, mais ils
apportent aussi ceux de Dieu à nos âmes; comme de bons pasteurs ils nourrissent
en outre nos âmes des douces communications et inspirations de Dieu qui utilise
leur ministère; en bons pasteurs ils nous protègent encore contre les loups,
c'est-à-dire les démons, et ils nous défendent contre eux.
Si par bonheur vous voyez.
Elle veut dire: Si par bonheur pour moi vous arrivez à jouir
de sa présence, à le voir et à l'entendre. Remarquons bien ici que sans doute
Dieu sait et entend tout, qu'il voit et connaît jusqu'à nos moindres pensées;
mais on dit qu'il voit nos nécessités lorsqu'il y remédie, ou qu'il entend nos
prières quand il les exauce. Toutes les nécessités de l'âme et toutes ses
suppliques n'atteignent pas ce degré où Dieu les exauce; c'est quand il voit
dans sa sagesse qu'on y a mis assez de temps, de ferveur et de persévérance,
qu'il exauce nos prières et remédie à nos maux, et alors nous disons qu'il nous
voit et nous écoute. Nous le constatons dans l'Exode: Il y avait quatre cents
ans que les enfants d'Israël subissaient la servitude d'Égypte, quand Dieu dit à
Moïse: Vidi afflictionem populi mei in Aegypto, et clamorem ejus audivi et
descendi liberare eum: « J'ai vu l'affliction de mon peuple; j'ai entendu ses
plaintes et je suis descendu pour le délivrer (Ex. III, 7). » Or il avait
toujours vu cette affliction; mais il dit alors qu'il la voit, parce qu'il
voulut alors y mettre fin. De même saint Gabriel dit à Zacharie: Ne timeas,
Zacharia, quoniam exaudita est deprecatio tua: « Ne crains pas, Zacharie, parce
que ta prière a été entendue. » (Luc. I, 13). Cela signifie qu'on lui accordait
le fils qu'il demandait depuis de longues années; et cependant Dieu avait
toujours entendu sa prière.
Ainsi donc toute âme doit comprendre que si Dieu ne lui
accorde pas un secours immédiat dans la nécessité ou n'exauce pas ses prières,
ce n'est pas là un motif pour que Dieu, si elle n'a pas démérité, manque de la
protéger au temps voulu et opportun; car il est, comme dit David; Adjutor in
opportunitatibus in tribulatione: « Un secours au moment opportun dans la
tribulation (Ps. IX, 10). » Quand l'âme dit ici: Si par bonheur vous voyez,
comprenez: Si pour mon bonheur le temps et l'occasion sont venus où je pense
voir l'accomplissement de mes désirs et de mes suppliques.
Celui que j'aime le plus.
Cela veut dire: celui que j'aime au-dessus de toutes les
créatures. Et alors, pour parler d'une manière parfaite, elle l'aime plus que
toutes les créatures quand aucun obstacle ne saurait l'empêcher de faire ou de
souffrir quoi que ce soit pour lui. A celui-là donc qu'elle aime le plus, elle
envoie pour messagers ses désirs avec mission de lui exposer ses nécessités et
ses peines. Aussi déclare-t-elle:
Dites-lui que je languis, que je souffre et que je meurs.
L'âme exprime dans ce vers trois sortes de nécessités: la
langueur, la souffrance et la mort. L'âme qui aime vraiment Dieu souffre
ordinairement de son absence de ces trois manières dont nous venons de parler,
dans ses trois puissances: l'entendement, la volonté et la mémoire.
L'entendement languit parce qu'il ne voit pas Dieu, qui est sa santé. La volonté
souffre parce qu'elle ne possède pas Dieu, qui est son repos, son
rafraîchissement et sa joie. La mémoire meurt: quand en effet elle constate
qu'elle manque de tous les biens de l'entendement qui consistent dans la vision
de Dieu, de toutes les joies de la volonté qui consistent dans la possession de
Dieu, et que de plus il est très possible qu'elle en soit à jamais privée, elle
endure une sorte de mort.
Ces trois nécessités sont également représentées à Dieu par
Jérémie quand il dit: Recordare paupertatis meae, absynthii et fellis: «
Souvenez-vous de ma pauvreté, de l'absinthe et du fiel que j'ai bus (Lament. III,
19). » La pauvreté se réfère à l'entendement, car c'est à lui qu'appartiennent
les richesses de la sagesse de Dieu en qui, dit saint Paul, sont renfermés tous
les trésors de Dieu (Col. II, 3). L'absinthe, qui est une plante très amère, se
réfère à la volonté, parce que c'est à cette faculté qu'appartient la douceur de
la possession de Dieu; or quand elle en est privée, elle est dans l'amertume,
comme l'Ange le dit à saint Jean dans l'Apocalypse: Accipe librum et devora
illum, et faciet amaricari ventrem tuum: « Prends ce livre et mange-le; il sera
amer à tes entrailles (Apoc. X, 9). » Or, par « entrailles » il veut signifier
la volonté. Le fiel se réfère à la mémoire. Il signifie la mort de l'âme. Moïse
le donne à entendre dans le Deutéronome, quand il dit en parlant des damnés: Fel
draconum vinum eorum, et venenum aspidum insanabile: « Leur vin sera le fiel des
dragons, et le poison des aspics dont on ne guérit pas (Deut. XXXII, 33). » Ce
langage signifie la privation de Dieu ou la mort de l'âme. Ces trois nécessités
ou peines sont fondées sur les trois vertus théologales de foi, espérance et
charité, qui se réfèrent elles-mêmes aux trois puissances dont nous avons parlé:
l'entendement, la volonté et la mémoire.
Remarquons que dans ce vers l'âme ne fait qu'exposer sa
nécessité et sa peine au Bien-Aimé; l'amour qui est discret ne se préoccupe pas
de demander ce qui lui manque ou ce qu'il désire, il expose simplement sa
nécessité et laisse au Bien-Aimé le soin de faire ce qu'il voudra. Telle a été
l'attitude de la Bienheureuse Vierge Marie aux noces de Cana. Elle ne demanda
pas directement du vin à son Bien-Aimé Fils. Elle se contenta de dire: Ils n'ont
plus de vin (Jean, II, 3). De même les soeurs de Lazare: Elles n'envoient pas
des messagers au Sauveur pour lui demander la guérison de leur frère, mais pour
lui dire seulement de considérer que celui qu'il aimait était malade (Id., XI,
3).
Le motif pour lequel il est mieux pour l'Épouse d'exposer
seulement sa nécessité au Bien-Aimé et non de lui demander d'y subvenir est
fondé sur trois considérations. La première, c'est que Notre-Seigneur connaît
mieux que nous-mêmes nos nécessités. La seconde c'est que le Bien-Aimé plus
touché de compassion en voyant la nécessité de son Épouse se sent ému de sa
résignation. La troisième, c'est que l'âme est plus en sûreté contre
l'amour-propre et le jugement propre en mettant en avant ce dont elle manque
qu'en demandant ce qui à son avis lui fait défaut. Telle est absolument la
conduite de l'âme qui dans le présent vers expose ses trois nécessités, ce qui
équivaut à en demander le remède; quand elle ajoute en effet ces paroles:
Dites-lui que je languis, que je souffre, que je meurs, c'est comme si elle
disait: Je languis, mais lui seul est ma santé; qu'il daigne m'accorder la
santé! Je souffre, mais lui seul est ma joie; qu'il daigne me réjouir! Je meurs,
mais lui seul est ma vie; qu'il daigne me donner la vie !
Pour rechercher mon Bien-Aimé,
J'irai par ces monts et ces rivages,
Je ne cueillerai pas de fleurs,
Je ne redouterai point les bêtes féroces,
Et je passerai les forts et les frontières.
Il ne suffit pas à l'âme de prier, d'exprimer des désirs et
de se servir d'intermédiaires pour parler au Bien-Aimé, comme elle l'a fait dans
les strophes précédentes; elle doit encore aller elle-même à sa recherche. Telle
est la pensée qu'elle exprime dans la présente strophe; pour aller à la
recherche du Bien-Aimé, elle doit s'exercer à pratiquer les vertus et les
mortifications propres à la vie contemplative et à la vie active; dans ce but
elle renoncera à tous les biens et à tous les plaisirs; aussi tous les efforts
et toutes les ruses de ses trois ennemis: le monde, le démon et la chair, sont
incapables de la retenir ou d'entraver sa marche. Elle dit donc :
Pour rechercher mes amours.
Ce mot signifie mon Bien-Aimé.
J'irai par ces monts et ces rivages.
Elle appelle les vertus des monts, d'abord en raison de leur
élévation, ensuite parce qu'il faut de l'effort et de la peine pour les
acquérir, quand on s'exerce à la vie contemplative. Elle appelle rivages les
mortifications, les actes d'humilité, le mépris de soi, quand on s'y exerce
aussi durant la période de la vie active; pour acquérir les vertus les deux vies
sont en effet nécessaires. Pour l'âme donc, dire qu'elle va à la recherche du
Bien-Aimé, c'est penser: je vais pratiquer les vertus à leur plus haut degré, et
m'abaisser par la mortification et les pratiques d'humilité. En un mot, se
diriger vers Dieu, c'est accomplir le bien en Dieu, et mortifier le mal en nous,
comme on va le voir par ce qui suit.
Je ne cueillerai pas de fleurs.
Pour aller à la recherche de Dieu, il faut un coeur dégagé,
fort, libre de tous les maux et même de tous les biens qui ne sont pas purement
Dieu lui-même. Aussi l'âme, comme elle le déclare dans ce vers et les suivants,
dit quelle force et quelle liberté elle doit avoir pour réaliser son projet.
Dans le présent vers, elle annonce qu'elle ne cueillera pas les fleurs au long
de son chemin; ces fleurs, symboles des joies, ces contentements d'ici-bas,
pourraient entraver sa marche si elle voulait les cueillir et les garder; elles
sont de trois sortes: les biens temporels, les biens sensuels et les biens
spirituels. Les uns et les autres, dès lors qu'on s'y arrête et qu'on y cherche
son repos, occupent le coeur et sont un obstacle au dénûment spirituel requis
pour marcher droit dans la voie du Christ. L'âme qui va à sa recherche déclare
qu'elle ne cueillera aucune de ces fleurs dont nous avons parlé. Elle pense
ainsi: Je n'attacherai point mon coeur aux richesses et aux biens que peut
offrir le monde; je ne veux point des contentements et des délices de la chair;
je refuse les joies et les consolations de l'esprit qui pourraient m'empêcher de
chercher mes amours sur les montagnes ou les rivages des vertus et des
souffrances. Elle s'exprime de la sorte pour suivre le conseil donné par David à
ceux qui suivent cette voie: Divitiae si affluant, nolite cor apponere: « Si les
richesses abondent, veuillez ne pas y attacher votre coeur (Ps. LXI, 11). » Ce
conseil s'entend aussi bien des plaisirs sensuels que des biens temporels et des
consolations spirituelles. Il faut remarquer en effet: ce ne sont pas seulement
les biens temporels et les plaisirs sensuels qui empêchent la marche vers Dieu
et s'y opposent, mais les consolations et les délectations spirituelles, reçues
avec esprit de propriété et recherche, sont elles aussi un obstacle à ce chemin
de la Croix qui est celui du Christ, notre Époux. Il faut donc que celui qui
veut aller de l'avant ne s'arrête pas à cueillir ces fleurs. Mais ce n'est pas
assez. Il doit encore avoir la force et le courage de dire:
Je ne redouterai point les bêtes féroces,
et je passerai les forts et les frontières.
Dans ces vers l'âme parle de ses trois ennemis: le monde, le
démon et la chair, qui lui font la guerre et rendent sa marche difficile. Par
bêtes féroces elle désigne le monde, par forts le démon, et par frontières la
chair. Le monde est semblable aux bêtes féroces, car l'âme qui entre dans ce
chemin se représente en imagination le monde comme rempli de fauves cruels qui
la menacent et l'épouvantent, et cela surtout de trois manières. La première,
c'est qu'elle va perdre les faveurs du monde, ses amis, son crédit, son prestige
et même sa fortune. La seconde, qui n'est pas moins redoutable, c'est qu'elle se
demande comment elle pourra endurer ses souffrances, ou supporter d'être à
jamais privée des joies, des délices et de tous les plaisirs du monde. La
troisième, qui est plus pénible encore, c'est que les langues vont se déchaîner
contre elle; elle sera un objet de moquerie, de sarcasme, de mépris; ces
épreuves paraissent si douloureuses d'ordinaire à certaines âmes qu'il leur
devient extrêmement difficile non seulement de résister à ces bêtes féroces,
mais même d'entrer dans ce chemin spirituel.
Mais il y a d'autres âmes généreuses qui rencontrent
d'ordinaire d'autres bêtes féroces plus intérieures et plus spirituelles; ce
sont des difficultés, des tentations, des tribulations et des épreuves de toutes
sortes qu'elles doivent endurer. Dieu les envoie aux âmes qu'il destine à une
haute perfection; il les éprouve et les épure comme l'or dans la fournaise,
selon cette parole de David: Multae tribulationes justorum: « Nombreuses sont
les tribulations des justes, mais le Seigneur les délivrera de toutes (Ps.
XXXIII, 20). » Quant à l'âme qui est toute embrasée d'amour, elle estime son
Bien-Aimé au-dessus de toutes les créatures; elle met en lui tout son amour et
toute sa confiance; aussi est-ce peu pour elle de dire:
Je passerai les forts et les frontières.
Les démons qui forment la seconde classe de ses ennemis, elle
les appelle les forts, parce qu'ils déploient une grande puissance pour lui
barrer son chemin; leurs tentations en effet sont plus violentes, et leurs
artifices plus difficiles à surmonter et à découvrir que ceux du monde et de la
chair; ces deux ennemis d'ailleurs viennent à son secours pour faire à l'âme une
guerre à outrance. Aussi David, parlant d'eux, les appelle forts quand il dit:
Fortes quaesierunt animam meam: « Les forts en ont voulu à mon âme (Ps. LIII,
5). » Le prophète Job proclame aussi leur force, quand il a dit qu' « il n'y a
pas sur la terre de pouvoir comparable à celui du démon, qui a été créé pour ne
craindre personne (Job, XLI, 24) », c'est-à-dire qu'aucun pouvoir humain ne peut
être comparé au sien; seul le pouvoir divin peut en triompher, et seule la
lumière divine est capable de découvrir ses artifices. Voilà pourquoi l'âme qui
devra surmonter sa force ne le pourra que par l'oraison; il lui sera également
impossible de déjouer ses tromperies sinon à l'aide de l'humilité et de la
mortification. Aussi saint Paul, afin de prémunir les fidèles leur adresse ces
paroles: Induite vos armaturam Dei, ut possitis stare adversus insidias diaboli,
quoniam non est nobis colluctatio adversus carnem et sanguinem: « Revêtez-vous
de l'armure de Dieu, afin que vous puissiez triompher des embûches du démon,
parce qu'il ne s'agit pas d'un combat contre la chair et le sang (Eph. VI, 11) »
. Par le sang il signifie le monde, et par l'armure de Dieu il signifie
l'oraison et la Croix du Christ; c'est là que se trouvent l'humilité et la
mortification dont nous avons parlé.
L'âme dit encore qu'elle franchira les frontières; par là
elle entend, comme nous l'avons dit, les répugnances et les rébellions que la
chair a naturellement contre l'esprit. C'est ce que dit saint Paul: Caro enim
concupiscit adversus spiritum: « La chair par ses désirs lutte contre l'esprit
(Gal. V, 17) », et s'oppose comme une barrière à son avancement dans la
perfection. Or ces frontières, l'âme doit les franchir en brisant les obstacles,
et en jetant par terre par la force et la générosité de son esprit toutes les
convoitises sensuelles et les affections naturelles. Tant que ces passions
seront encore en elle, l'âme en subira tellement l'empire qu'elle ne pourra
passer à la vie véritable ni goûter les délices spirituelles. Saint Paul nous
fait comprendre cela quand il dit: Si spiritu facta carnis mortificaveritis,
vivetis: « Si, à l'aide de l'esprit, vous mortifiez les oeuvres de la chair,
vous vivrez (Rom. VIII, 13) ». Telle est donc la méthode que l'âme expose dans
cette strophe et qu'il lui faut suivre pour aller à la recherche du Bien-Aimé.
En résumé, il s'agit d'avoir de la constance et de l'énergie pour ne point
s'abaisser à cueillir des fleurs, du courage pour ne pas redouter les bêtes
féroces, de la force pour franchir les forts et les frontières, en ne s'occupant
que de passer par les monts et les rivages des vertus (le Saint a ajouté à la
copie ces deux mots: de virtudes) de la manière que nous avons expliquée.
O forêts, ô bois touffus
Plantés par la main du Bien-Aimé,
O prairie verdoyante
Émaillée de fleurs,
Dites-moi si vous l'avez vu passer.
L'âme nous a exposé la méthode à suivre pour commencer ce
chemin de la vie spirituelle. Elle doit avoir du courage pour ne pas s'égarer au
milieu des plaisirs et des satisfactions, de la force pour triompher des
tentations et des obstacles. En cela consiste l'exercice de la connaissance de
soi-même, qui est la première notion à avoir pour arriver à la connaissance de
Dieu. Dans cette nouvelle strophe, l'âme commence à marcher par la voie de la
considération et de la connaissance des créatures, pour s'élever à la
connaissance de son Bien-Aimé leur Créateur. Car, après l'exercice de la
connaissance de soi, cette considération des créatures est la première qui se
présente dans ce chemin spirituel pour que nous arrivions à la connaissance de
Dieu. Les créatures en effet nous découvrent sa grandeur et son excellence,
selon cette parole de l'Apôtre: Invisibilia enim ipsius a creatura mundi per ea
quae facta sunt intellecta conspiciuntur: « Les choses invisibles de Dieu nous
sont connues par les choses visibles créées et invisibles » (Rom. I, 20).
L'âme s'entretient donc dans cette strophe avec les
créatures, et elle leur demande des nouvelles de son Bien-Aimé. Mais il faut
remarquer avec saint Augustin, que l'âme, en interrogeant les créatures, ne
considère en elles que leur Créateur. Voilà pourquoi cette strophe la représente
considérant les éléments et toutes les créatures inférieures, les cieux avec les
créatures supérieures et toutes les choses matérielles et enfin les esprits
célestes. L'âme dit donc
O forêts, ô bois touffus.
Elle appelle forêts les éléments, qui sont la terre, l'eau,
l'air et le feu. De même que les bosquets sont agréables parce qu'ils sont
peuplés de créatures innombrables que l'on appelle ici bois touffus à cause de
leur grand nombre et de leur diversité dans chacun des éléments. Sur la terre,
il y a une variété innombrable d'animaux et de plantes; dans les eaux, il y a
une foule d'espèces de poissons; dans l'air, il y a des oiseaux de toutes
sortes; enfin le feu concourt avec les autres éléments à la formation et à la
conservation de toutes ces créatures. Ainsi chaque espèce d'animaux vit dans son
élément, elle se trouve placée et plantée là comme dans un bosquet ou comme dans
la région où elle naît et se développe. Car en réalité Dieu l'a ainsi commandé
lors de la création (Gen. I, sv.). Il a commandé à la terre de produire les
plantes et les animaux; à la mer et aux eaux de produire les poissons; à l'air
d'être la demeure des oiseaux. Voilà pourquoi, voyant que Dieu l'a ainsi voulu
et réalisé, l'âme dit le vers suivant:
Plantés par la main du Bien-Aimé.
L'âme comprend par là que Dieu seul a pu produire et créer
tant de variétés d'êtres et tant de merveilles. Aussi, insiste-t-elle à dessein:
par la main du Bien-Aimé. Sans doute, Dieu produit beaucoup d'autres choses par
l'intermédiaire d'une main étrangère, de l'ange ou de l'homme; quant à l'action
de créer, elle n'a pas dépendu et elle ne dépend pas d'une autre main que la
sienne. Aussi l'âme se sent-elle fortement portée à l'amour de son Bien-Aimé qui
est Dieu, quand elle considère les créatures qui sont l'oeuvre de ses propres
mains. Elle dit donc encore:
O prairie verdoyante.
Il s'agit ici de la contemplation du ciel que l'âme appelle
une prairie verdoyante, car les créatures qui s'y trouvent jouissent d'une
fraîcheur qui ne s'altère jamais; elles ne se flétrissent pas et ne se fanent
pas avec le temps; c'est au milieu d'elles comme au milieu de frais bosquets que
les justes trouvent leur repos et leurs délices.
Cette contemplation du ciel comprend aussi l'immense variété
et la beauté des étoiles, et des autres astres du firmament.
Ce mot de prairie, l'Église l'applique aussi volontiers aux
choses célestes: dans ses prières à Dieu pour les âmes des défunts, elle leur
dit: Constituat vos Dominus inter amaena virentia: « Que le Seigneur vous place
dans ses délicieux jardins toujours verdoyants. » L'âme dit encore que cette
prairie verdoyante est
Émaillée de fleurs.
Sous le nom de fleurs elle désigne les Anges et les âmes
saintes qui forment l'ornement de ce séjour et l'embellissent comme un gracieux
et riche émail sur le fond d'un vase d'or très pur.
Dites-moi si vous l'avez vu passer.
Cette demande concerne la considération dont nous avons déjà
parlé. L'âme pose en réalité cette question: Dites-moi quelles excellences il a
créées en vous.
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