LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

Questions

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Question I

De quelle manière faut-il souffrir un petit martyre qu'on ressent en soi-même lorsqu'on voit une si grande perfection à acquérir, et qu'on s'en voit si fort éloigné ?

R         Il faut l'attendre de Dieu seul, si c'est sa volonté, sans rien négliger toutefois de sa part. Celui qui attend quelque chose de soi ne sait pas ce que c'est que l'homme ; celui qui désespère d'acquérir quelque vertu, ne sait pas ce que c'est que Dieu.

Question II

D'où vient que dans cet état il semble qu'il y ait des moments où l'on ait besoin de parler et de communiquer, et dans le même instant, on se sent comme impuissant de pouvoir dire une parole ? Quelquefois la peine est si intime qu'elle laisse l'esprit tout interdit, ce qui fait négliger la communication avec les créatures.

R         Quand on est plein de Dieu, on n'a besoin de rien. Quand on est vide de Dieu, on a besoin de tout. Quand l'amour-propre veut parler, l'esprit de Dieu lui ferme la bouche. Quand l'esprit de Dieu fait parler, il ouvre la bouche sans qu'on y pense. Il ne faut point communiquer avec ses directeurs précisément pour adoucir ses peines, ou pour devenir plus savant ; mais parce que Dieu nous veut guérir, fortifier et instruire par leur moyen. Comme c'est orgueil de ne vouloir point parler, c'est amour-propre et légèreté d'esprit de vouloir toujours parler.

Question III

Il y a de certaines vues que Dieu donne de sa grandeur d'une manière inexplicable; des connaissances aussi de nos mystères, si claires et si évidentes, qu'il semble qu'on ait perdu la foi. Cela vient souvent lorsqu'on y pense le moins. De quelle manière faut-il alors se conduire ?

R         Quand le soleil luit, on voit les atomes ; quand il est caché, on ne voit plus les maisons ; et cependant elles ne sont pas moins quand on les voit que quand on ne les voit point. Il faut servir Dieu dans les ténèbres comme si on était dans la lumière, et dans la nuit comme pendant le jour. Quand on voit, on ne croit point ; quand on ne . voit point, il faut croire comme si l'on voyait. La foi est plus certaine que la vue, la raison que le sens.

Question IV

La vertu est-elle du bon esprit quand on la pratique avec violence ? n'est-ce point une marque qu'elle ne durera point, et par conséquent que ce n'est pas Dieu qui produit ce mouvement !

R         La vertu vient toujours du bon esprit lorsqu'elle est véritable, et elle est toujours véritable lorsqu'elle tend à la destruction du vice. Comme il n'y a que Dieu qui la puisse produire par sa grâce, il n'y a que sa grâce qui la puisse conserver, quoique la volonté de l'homme y doive coopérer. Eue est toujours douce aux bons naturels, violente aux mauvais. Il ne faut pas que la peine nous empêche de pratiquer la vertu. Quand la volonté de Dieu est connue, il faut faire les derniers efforts pour l'exécuter ; quand eue ne l'est pas, il faut modérer ses désirs, et ne pas faire plus que Dieu veut. Quoique la vertu soit bonne en tout temps, il y a des vertus qui ne sont pas bonnes à pratiquer en toutes rencontres. Parlant en général, la violence est nécessaire à ceux qui commencent, et qui avancent, parce qu'ils sont en guerre ; mais elle n'est pas bonne à ceux qui ont vaincu, parce qu'ils sont en paix. Combien y a-t-il de Salomons, d'âmes pacifiques, au monde ?

Question V

Quelle différence y a-t-il entre la douceur des plaisirs sensibles, quoique spirituels, et la douceur d'un 'calme intérieur, spirituel et divin ?

R         Un repos sensible n'est point de durée. Un repos divin n'est pas sujet au changement. Celui qui se repose sur l'immobile ne sent plus de mouvement. Un coeur qui sent de l'émotion se repose sur quelque créature [1]. Il ne faut point rejeter la paix quand on la sent, ni la chercher quand on ne la sent pas, car ce n'est pas la paix qu'on cherche, mais le sentiment de la paix. Lorsqu'on ne cherche que Dieu, on est toujours en paix ; lorsqu'on n'est point en paix, on cherche quelque autre chose que Dieu.

Question VI

Quand Dieu donne de grands désirs de souffrir, doit-on chercher les occasions, ou si on les doit attendre ?

R         Demandez à un mort ce qu'il en pense ? Une âme morte à soi-même ne sait plus ce qu'elle veut. Ces désirs de souffrir, quoique contraires à la nature, me sont bien suspects, lorsqu'ils sont inquiets. Êtes-vous capables de souffrir le moindre  mal ? Vous avez bonne opinion de vous-même ; je crains qu'il n'y ait de la présomption. Le plus sûr est d'attendre les croix sans aller les chercher, de ne rien demander et de ne rien refuser. Je ne parle point des pénitences du corps, qu'on peut désirer et demander, mais c'est au supérieur à les prescrire et à les ordonner.

Question VII

Que faut-il faire pour calmer un esprit agité de doutes sur son salut ? Ses actions sont-elles agréables à Dieu dans quelques moments où il s’imagine être réprouvé, ou du moins qu'il ne pense rien faire pour l'éternité, quoiqu'il ait désir de faire tout ce qu'il y a de plus parfait ?

R         Le remède pour n'être point inquiété de son salut est d'abandonner à Dieu le soin de son salut. Croire être réprouvé et vivre en prédestiné,[2] c'est le dernier effort de la charité, et la plus grande perfection de cette vie. Quand on aime bien Dieu, on ne songe qu'à lui plaire. Croyez-moi, vous travaillez pour vous lorsque vous travaillez pour Dieu. Vous faites tout pour vous lorsque vous faites tout pour Dieu.

Question viii

Il y a des peines inexplicables, qui affligent d'autant plus qu'on ne saurait les dire, la souffrance étant plus dans l'intérieur de l'âme que dans l'extérieur. Que faut-il faire ?

R         Quand on ne désire rien, on ne souffre plus rien. Toutes nos peines viennent de ce que nous désirons ce que nous n'avons pas, ou que nous ne voulons pas ce que nous avons. Ainsi pour ne plus rien souffrir, il ne faut plus rien désirer ni refuser. Quand on a des peines, il faut tâcher à les faire connaître à son père spirituel, d'autant que ce sont, la plupart, des tentations du démon, qui est un esprit d'orgueil et de ténèbres, qui ne peut souffrir ni l'humiliation ni la lumière. Quand on ne peut pas les expliquer, il faut se contenter de les faire connaître à Dieu, ou plutôt de les souffrir sans en parler ni à Dieu ni aux hommes, si ce n'est qu'il y eût du danger d'y succomber, car alors il faudrait demander à Dieu la grâce d'y résister.

Question IX

D'où vient que les puissances sensitives ont plus de liberté alors, que dans d'autres souffrances, où le fond de l'âme n'a plus aucune lumière ? Ferait-on mieux en ce rencontre,[3] de se servir des moyens ordinaires, comme d'une sérieuse méditation ; ou s'il faut s'abandonner à la conduite de Dieu ?

R         Il n'appartient 'qu'à Dieu de donner la liberté au cœur quand les sens sont liés, et la liberté aux sens quand le cœur est lié. En quelque état qu'on soit, il ne faut jamais sortir du fond de son âme, ni chercher Dieu hors de soi, puisqu'il y est toujours par nature ou par grâce. Lorsque les sens sont débauchés et les passions déchaînées, il faut s'envelopper dans sa pauvreté, et attendre, comme parle David, que l'iniquité soit passée. C'est faiblesse d'esprit et tendresse de coeur, de s'occuper toujours à regarder ses imperfections [4]. Il vaut mieux dormir avec Notre-Seigneur au milieu de la tempête, et à deux doigts du naufrage, que de l'éveiller par défiance et par timidité. Une âme qui se voit chargée d'ulcères sur un fumier, et qui se joue comme Job avec ses vers, sur l'assurance que Dieu la ressuscitera, montre bien qu'elle a étudié dans l'école de l’humilité, et qu'elle a appris cette science dont saint Augustin était passionné : Mon Dieu, que je vous connaisse, et que je me connaisse ! La méditation est toujours bonne quand Dieu laisse l'âme dans la puissance d'en user, mais l'amour vaut mieux que la connaissance, l'union que l'affection, le repos que le mouvement.

Les personnes qui commencement doivent se servir de toutes les armes de la raison et de la foi, pour combattre leurs passions ; mais celles qui sont dans l'union doivent les mépriser, et ne faire leur bouclier que de leur silence et de leur confiance en Dieu.

C'est une chose admirable de voir une créature s'abandonner à Dieu, quand il semble que Dieu l'abandonne, et demeurer immobile dans la ruine et la décadence de tous les appuis créés. Si vous vous fiez en lui, il vous assistera ; si vous vous appuyez sur une créature, elle vous trahira. Jamais notre foi n'est plus divine que dans les ténèbres ; notre espérance plus surnaturelle que dans l'infirmité ; notre charité plus pure que dans la peine.

Question X

La grâce est-elle si délicate qu'on soit privé de la présence sensible de Dieu et des tendresses de son amour pour avoir donné quelque satisfaction à ses sens ?

R         Il n'y a rien de plus délicat que la grâce. Le moindre plaisir des sens altère la pureté du coeur, et jette des troubles dans l'esprit Dieu nous est toujours présent quoique nous ne sentions pas sa présence. C'est une grande grâce de sentir son opération dans le fond de son coeur ; mais il ne faut pas y établir son repos. Tout ce qui est sensible passe et est sujet au changement ; mais Dieu ne passe et ne change jamais. Il faut donc voir Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu par fine lumière de foi et d'intelligence qui est un don du Saint-Esprit.

Quand on fait la volonté de Dieu, on est toujours en sa présence, bien qu'on n'y pense pas, et on est dans sa jouissance bien qu'on ne la sente pas. Quand on a commis quelque infidélité, il soustrait quelquefois la douceur de sa présence, mais il ne peut pas soustraire sa présence, ni faire qu'il ne soit plus avec nous. Humiliez-vous après avoir failli, et vous trouverez bientôt ce que vous avez perdu. Ne cherchez que Dieu, et vous le trouverez partout, dans la nuit aussi bien que dans le jour, dans l'affliction aussi bien que dans la consolation, dans vous-même aussi bien que hors de vous-même [5].

Question xi

Doit-on se divertir des lumières intérieures que nous avons de notre néant, lorsque cette vue nous serre le coeur et nous donne de la défiance de notre salut ?

R         Il faut se divertir de tout ce qui divertit de Dieu ; et comme il n'y a rien qui nous en éloigne plus que la défiance, il faut rejeter toutes les lumières qui troublent notre paix, et qui diminuent la confiance que nous devons avoir en Dieu.

Question XII

Est-ce à une aine criminelle de se laisser conduire à l'attrait de l'amour, et n'est-ce point se flatter de suivre cette voie ?

R         L'amour de Dieu est bon en tout temps. L'âme criminelle doit plus aimer que l'âme innocente, quoiqu'elle n'y ait pas tant de facilité, parce qu'elle a reçu de plus grandes miséricordes. La Madeleine a aimé Dieu aussitôt qu'elle a connu son péché. Il faut suivre l'attrait quand on sait qu'il vient de Dieu, et on sait qu'il vient de Dieu lorsque ceux qui tiennent sa place nous en assurent. La crainte et la pénitence précèdent ordinairement l'amour ; mais Dieu dispense de ses lois ceux qu'il lui plaît.

Question XIII

N'y a-t-il point de danger d'illusion dans ces voies extraordinaires de contemplation?

R         Nul, pourvu qu'on ne se fie point à son sens et qu'on soit soumis à l'obéissance. Il y a bien de la différence entre l'union et la contemplation. L'union est dans le coeur, et la contemplation dans l'esprit. Ceux qui cherchent des lumières sont sujets à l'illusion ; ceux qui sont dans l'union ne sauraient y tomber, s'ils ne s'attachent à quelque plaisir sensible que produit cette union.

Le démon ne peut entrer dans une âme que par l'esprit ou par le coeur. Il entre dans l'esprit par la curiosité ; il entre dans le coeur par la volupté. Celui qui ferme ces deux portes, je veux dire qui ne recherche ni lumière ni sentiment, ne peut donner entrée au démon, et c'est ce que font ceux qui sont dans la, véritable union. Si Dieu les éclaire, comme il fait souvent, de lumières admirables, fis ne s'y attachent point, mais ils les laissent aller comme elles sont venues, sans courir après : s'il leur donne des consolations sensibles, ils font tout leur possible pour ne point les sentir, du moins ils ne s'arrêtent point à ce sentiment, mais sont semblables à ces beaux arbres plantés sur le courant des rivières, qui voient passer les eaux et en sont arrosés sans changer de place.

Question XIV

Que faut-il faire quand on a des visions dans l'esprit ou dans l'imagination ?

R         Il faut en détourner la vue, et ne faire aucun semblant de les voir. Si elles sont de Dieu, elles ont eu leur effet dans leur première impression ; si elles n'en sont point, elles ne sauraient nuire à celui qui ne s'y arrête point. Mais si vous les considérez, il est sans doute que vous êtes déjà dans l'illusion où que vous ne serez pas longtemps sans y tomber. Sainte Thérèse a été conduite par des voies bien extraordinaires, mais elle déclare qu'elles sont très dangereuses, et sujettes aux illusions, qu'il ne les faut point désirer, beaucoup moins s'y arrêter. Elle a reconnu les dangers où l'a mise l'ignorance de quelques directeurs ; il n'y a que l'obéissance qui l'ait sauvée. Êtes-vous une sainte Thérèse ? Êtes-vous détaché et mortifié comme elle ? soyez donc obéissant comme elle.

Question XV

Que faut-il faire lorsqu'on entend des paroles intérieures ? Lorsqu'on sent des goûts et des odeurs spirituelles qui font croire à l'âme qu'elle est en paradis ?

R         Il faut fermer les portes de l'âme à ces voix et à ces odeurs.[6] Si vous leur ouvrez les yeux ou les oreilles par curiosité, vous serez trompé par le serpent comme la première femme, et vous mangerez du fruit défendu, comme elle. Le fruit était bon, mais la curiosité et l'amour-propre l'ont empoisonné.

Les âmes à qui Dieu parle intérieurement l'écoutent sans vouloir l'écouter, parce qu'elles ne sont pas assurées que c'est Dieu qui leur parle, et qu'elles craignent d’être trompées. Mais quoiqu'elles ne veuillent point l’entendre, si la voix est de Dieu, elles ne peuvent empêcher qu'elle ne pénètre jusqu'au fond du coeur et qu'elle ne se fasse entendre. Quand on l'écoute avec curiosité, on est en danger de se perdre. Quand on n'y donne point d'attention, on ne peut tomber dans l’illusion.

Question XVI

Mon directeur m'ordonne de regarder, d'écouter, d'interroger, de demander. Il veut même que je mette par écrit tout ce que je vois, et tout ce que j'entends.

R         Je ne puis dissimuler que cette conduite est très dangereuse, et suspecte aux saints qui ont passé par ces états. Les confesseurs qui n’ont point l'expérience de ces faveurs extraordinaires exposent souvent les âmes à de grandes tromperies pour contenter [7] leur curiosité. Tandis que vous obéirez à votre directeur, Dieu vous préservera des artifices du démon. Mais priez-le toujours qu'il vous dispense d'écrire et de parler. Je ne dis pas qu'il ne lui faille déclarer tout ce qui se passe en son intérieur ; mais il ne faut pas s'y arrêter, ni l'examiner pour le pouvoir déclarer.[8]

Question XVII

Que doit-on faire quand on se voit en danger de tomber en extase par les assauts de l'amour divin ?

R         Il faut résister tant qu'on peut à ces assauts, et les soutenir avec tous les efforts de son âme. Il faut se divertir des objets qui font trop d'impression sur le coeur. Il faut se distraire sans scrupule, et faire tous les efforts imaginables pour ne point tomber dans ces faiblesses, principalement en public.

Question XVIII

Est-ce dans l'esprit ou dans le cœur que consiste la contemplation ?

R         Il n'y a point de doute que contempler est une opération de l'entendement. Mais cette espèce de contemplation n'est pas la plus parfaite ; c'est celle qui est la plus sujette aux illusions. La vraie, solide et parfaite contemplation est celle qui se passe dans le coeur, où Dieu fait des opérations admirables, sans que l'esprit en ait aucune connaissance. Il est vrai qu'on la doit appeler plutôt union, que contemplation ; mais on lui laisse ce nom, parce qu'elle est souvent accompagnée de connaissances merveilleuses, qui tiennent l'esprit dans une sorte de ravissement.

Et voilà ce qui trompe le vulgaire ; il s'imagine que les contemplatifs sont gens qui ont toujours l'esprit attaché inséparablement à un objet, et dont ils ne w peuvent presque point divertir. La vraie contemplation, au sentiment des Docteurs les plus habiles et les plus expérimentés, est plus dans le coeur que dans l'esprit. Celle du cœur n'est point sujette aux illusions, d'autant qu'il n'y a que Dieu qui puisse entrer dans ce sanctuaire d'amour,[9] toutes les portes des sens étant fermées ; celle de l'esprit est exposée à beaucoup de tromperies, parce que le démon se transfigure souvent en ange de lumière. Aussi saint Thomas a très bien remarqué qu'encore bien qu'il y ait des anges damnés de toutes les hiérarchies, cependant on ne dit point qu'il y ait des Séraphins en enfer, par la raison que ce sont des esprits d’amour, qui sont moins faciles à tromper que les chérubins qui sont des esprits de lumière.

Question XIX

Y a-t-il de l’imperfection à désirer sa perfection ?

R         Oui, si vous la désirez comme un degré d'excellence et avec empressement. Les désirs sont nécessaires aux personnes qui commencent, et qui avancent ; ils détachent l'âme des créatures, ils la rendent capable des dons de Dieu, ils attirent les grâces du ciel, et disposent à l'union. Mais les âmes parfaites, qui ont trouvé Dieu, n'ont plus rien à désirer ; en effet on ne désire que ce qui est absent : Dieu peut-il s'éloigner de vous ? Si vous n'aimez que lui et si vous savez qu'il est en vous, vous trouverez en vous-même le comble de tous vos désirs. Les fleuves sont dans un continuel mouvement tandis qu’ils sont sur la terre, ils sont en repos dés lors qu'ils sont dans la mer. Le vin nouveau bout et bouillonne dans le muid [10] parce qu'il est jeune, pour ainsi parler, et qu'il a beaucoup d'impureté ; le vieux est en paix, d'autant qu'il est pur. Si vous êtes agité de désirs, croyez-moi, vous n'avez pas encore quitté la terre ; plongez-vous en Dieu, qui est l'océan de tous les biens, et vous n'aurez plus de mouvements.

Pourquoi désirer ce que vous possédez ? Si vous dites que vous ne le sentez point, ce n'est pas Dieu que vous cherchez, mais le sentiment de sa présence. Je désire peu de chose, dit un saint,[11] et je désire fort peu ce que je désire. On désire souvent sa perfection par un motif secret d'ambition.

Question XX

Peut-il y avoir de l'illusion dans la paix du coeur ?

R         Dieu est un Dieu de paix, parce qu'il demeure dans la paix, et il n'y a que lui qui puisse donner la paix. Si votre coeur est en paix, c'est une marque que Dieu en est le maître ; et vous ne devez pas croire qu'elle procède du démon, qui est un esprit de trouble. Je sais qu'il y a une fausse paix, mais celle-là n'entre point dans le coeur, et ne saurait calmer ses inquiétudes, Si vous me croyez, vous irez bonnement et simplement avec Dieu, et vous vous donnerez de garde de tant raffiner sur la dévotion. Il faut chercher Dieu dans la simplicité de son coeur. Une âme simple va devant soi sans crainte et sans défiance ; comme elle s'est abandonnée à Dieu, elle se repose sur sa providence, et n'appréhende rien sous sa conduite.

Cela est bon et nécessaire aux personnes qui commencent, et qui sont encore agitées de passions ; mais les âmes parfaites ne doivent rien tant craindre que de songer à leurs propres intérêts, et que de faire la moindre réflexion sur elles-mêmes. Ceux qui sont morts à leur propre jugement et à leur propre volonté n'ont plus ni pensée ni désir ; c'est Dieu qui veille sur leur conduite, et qui se charge pour ainsi parler de toutes leurs affaires. L'amour de Dieu est simple ; l'amour-propre est réflexif. Soyez simples, dit l'Apocalypse, comme les enfants de Dieu ; ôtez de votre esprit ces réflexions et ces défiances. Marchez sans crainte sous la conduite de Dieu et de vos supérieurs, et vous ne tomberez jamais dans l'illusion.

Question XXI

Une âme peut-elle tomber en l'illusion sans sa faute et sans celle de son directeur?

R         Je ne le crois pas. Il faut, pour s'égarer des voies de Dieu, manquer de fidélité à ses, grâces. Son esprit est droit et fidèle, il ne laisse jamais tomber dans l'erreur ceux qui s'abandonnent à sa conduite. Hé ! qui pourrait vivre en assurance si cela était ? [12] Il peut faire naître un homme aveugle pour en tirer sa gloire, mais l'aveuglement de l’âme n'est pas innocent comme celui du corps, et ne peut procéder immédiatement de l'esprit de lumière.

Question XXII

Les âmes qui sont dans l'union peuvent-elles faire quelque chose pour se vider des images qui occupent leur esprit, ou si elles doivent attendre une opération de Dieu ?

R         Il faudrait un livre entier pour traiter cette matière. Vous ne ferez point mal de vous tenir au sentiment de saint Denis, de saint Bonaventure, de saint Bernard, de Gerson, et de tous les savants qui ont écrit sur ce sujet, lesquels enseignent que l'union de l'âme avec Dieu n'est jamais parfaite quand il y a une créature entre deux ; que ces images sont nécessaires aux personnes qui commencent et qui avancent, mais non pas aux pari faits ; que l'esprit se doit vider de toutes les lumières créées pour être rempli de la sagesse de Dieu, comme le coeur se doit vider de toutes les affections créées pour être rempli de son amour. Puisque Dieu produit cet effet lorsqu'il s'unit intimement à une âme, il est évident qu'il ne peut être mauvais ; par conséquent on peut travailler avec la grâce à se défaire de tout ce qui est créé pour s'unir plus intimement à l'être incréé de Dieu. Je soumets en ceci, aussi bien qu'en tout le reste, mon jugement à celui de ceux qui ont plus de lumière que moi. Mais il me semble que c'est là et la doctrine et la pratique de tous ceux qui ont, non seulement la connaissance, mais encore l'expérience de ces voies. Et il ne faut jamais qu'une personne spirituelle, pour éclairée qu'elle soit, donne son sens pour la règle unique d'une bonne conduite, parce qu'il y a plusieurs sortes de voies pour arriver à la perfection, et que Dieu ne donne pas à un seul la plénitude de toutes les lumières.


[1] Créature doit s'entendre ici dans le sens le plus général, de chose créée, par contraste avec le Créateur; non pas nécessairement de personne interposée entre Dieu et l'âme.

[2] Remarquons la concision et la force de l'axiome : « Croire être réprouvé et vivre en prédestiné, c'est le dernier effort de la charité. » C'est en deux lignes la solution du problème angoissant et douloureux qui a tourmenté saint François de Sales à Paris. Cette précision et cette clarté font contraste avec la subtilité des hypothèses et des distinctions où s'égarait le quiétisme.

[3] Rencontre était autrefois aussi bien masculin que féminin.

[4] Retenons cette maxime, qui résume une doctrine et une direction si encourageantes. La défiance, et le retour importun sut soi, sont dénoncés partout dans les écrits du Père Crasset comme les pires ennemis de la vie spirituelle. Cette direction bienfaisante l'apparente de tout prés à saint François de Sales.

[5] Il est manifeste que l'adhésion permanente à Dieu par une « lumière de foi » parait au Père Crasset moins sujette à caution que certaines « expériences » dans lesquelles s'illusionnent et se laissent prendre si facilement, comme l'oiseau à la glu, les âmes plus avides e jouir de Dieu que de travailler pour Lui.

[6] Comme saint Jean de h croix, le Père Crasset est sévère pour les visions et les locutions. Il sait que l'union s'en distingue et peut s'en passer. Ce qu'il redoute. c'est e piège partout caché du retour complaisant sur soi. Il suspecterait le repos et la paix eux-mêmes s'ils ne devaient servir qu'à nourrir un subtil amour-propre.

[7] Pour satisfaire leur propre curiosité, maladroitement et indiscrètement avide de recueillir sur les « faveurs extraordinaires » des témoignages inédits.

[8] Encore qu'il le faille examiner pour en connaître l'origine. Pour un exposé sommaire et utile, est-il nécessaire de tant examiner et de tant écrire ?

[9] L'amour seul unit sans intermédiaire. Les règles du Discernement des esprits de saint Ignace font allusion à cette souveraineté de l'opération divine dans le cœur.

[10] L’outre ou tonneau.

[11] Saint François de Sales.

[12] C'est-à-dire s'il était certain qu'une âme peut tomber dans l’illusion sans qu'il y ait de la faute de personne. Alors Dieu même serait en cause : c’est don impossible.

 

   

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