LA VOIE MYSTIQUE
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Considérations ● ● ●
DEUXIÈME
CONSIDÉRATION
I. - Des occupations L'homme sage fait son divertissement de ses occupations ; l'homme insensé fait son occupation de ses divertissements. Nous ne sommes pas au monde pour jouer, mais pour travailler. Adam dans l'état d'innocence avait une occupation douce et agréable pour fuir l'oisiveté, mais depuis qu'il a péché, son occupation est devenue pénible et laborieuse. Il est condamné à cultiver la terre, et à l'arroser de la sueur de son visage.[1] C'est donc se moquer de la justice de Dieu que de vouloir se divertir au lieu de travailler. L'oisiveté est un vice qui est condamné de la nature et de la grâce. Si vous ne faites rien pour Dieu, vous faites beaucoup contre Dieu. Dans un pays de guerres et de combats comme est la vie présente, on ne peut vivre sans prendre parti. Nos passions sont des torrents qui nous entraînent au vice ; il faut leur faire une résistance continuelle. Ne pas monter, c'est descendre; ne pas avancer, c'est reculer.
II - Il faut s'acquitter de sa
charge Si vous avez une charge, la première et la plus importante de vos dévotions est de vous en acquitter comme il faut, comme nous dirons en la quatrième Considération. fout le monde n'est pas appelé à la même vocation ; Dieu est un grand prince qui a créé ce monde comme un palais où il veut être servi par autant d'officiers qu'il y a d'états différents sur la terre ; ainsi le mérite d'un homme ne consiste pas précisément à faire le bien, mais à faire ce qu'il doit faire. Que chacun, dit saint Paul, demeure dans l'état où Dieu l'a appelé, et qu'il s'en acquitte comme d'une commission qui lui est donnée.[2] C'est en cela que consiste notre perfection, et c'est sur l'exercice de notre charge que nous serons principalement jugés. Faites réflexion sur cette vérité importante. Voyez comme vous vous acquittez de la vôtre. La considérez-vous comme un état où la Providence de Dieu vous a mis, auquel il a attaché vos grâces,[3] votre repos et votre salut ? Dans lequel il veut être honoré et servi de vous ? Est-ce pour Dieu que vous travaillez ou pour quelque fin naturelle et humaine ? Quelle récompense devez-vous attendre de lui si vous ne travaillez point pour lui ? Ce n'est pas assez de faire ce que Dieu veut, il faut le faite comme il veut. Les hommes ne se contentent pas de la bonne volonté de leurs serviteurs, ils veulent des effets ; Dieu récompense la volonté des siens comme le service même. Faites autant de conscience [4] de vous occuper en ce que vous ne devez pas faire, que de ne pas vous occuper en ce que vous devez faire. Comptez pour rien tout ce que vous faites, s'il n'est fait pour Dieu. La peine qui est attachée à votre emploi n'est pas une raison suffisante pour vous en dispenser ; si vous ne faites que ce qui vous plaît, devez-vous passer pour serviteur de Dieu ?
III - Il ne faut pas
s'empresser Ni trop ni peu. L'empressement et la négligence sont deux vices qui corrompent une bonne action. Pourquoi tant vous hâter ? D'où vient ce bouillonnement de coeur, et cette impétuosité de nature ? Ce n'est iras de Dieu, car il n'est point dans ces agitations d'esprit. C'est un être tranquille qui charge tout sans se changer, qui remue tout sans se remuer. Il joint la douceur à la force, et quelque tempête qu'excite sa colère, elle ne trouble jamais la paix de son cœur. Défiez-vous de votre zèle quand il est turbulent, et de votre action quand vous l'entreprenez avec trop de chaleur. Pouvez-vous faire quelque chose sans le secours de Dieu ? Est-ce vous fier en lui que de vous empresser de la sorte ? Croyez-vous qu'il fasse réussir ce que vous entreprenez avec tant d'ardeur ? S'il vous aime, il ne permettra jamais que vos desseins précipités aient l'effet que vous prétendez.[5] Vous tomberez quand vous vous appuierez sur vos forces. Dieu veut avoir la gloire de votre action, et vous la lui dérobez quand vous la faites avec précipitation. Travaillez, mais sans travail, je veux dire sans empressement et sans inquiétude, Considérez-vous comme l'instrument de la divinité, et tout ce que vous ferez sera divin. Il faut qu'un instrument soit mort pour recevoir le mouvement [6] de celui qui s'en sert. Que pourrait faire un peintre si un pinceau se remuait de lui-même entre ses doigts ? Soyez mort à tous vos désirs, et toutes vos actions seront des actions de vie. N'agissez que par le mouvement de la raison et de la grâce, et vous ne ferez rien que de juste. Mettez-vous entre les mains de Dieu quand il faut travailler de corps ou d'esprit. Regardez où vous allez avant que de vous mettre en chemin. Empêchez la nature de prendre le devant et de précéder la grâce. Faites ce que vous devez, et non pas ce qu'il vous plaît. Réglez tous vos desseins sur vos devoirs. Dans tous vos mouvements appuyez-vous sur l'immobile. Conservez dans toutes vos actions la tranquillité du coeur et de l'esprit. Hâtez-vous, s'il le faut, mais ne vous empressez jamais.[7]
IV - Il ne faut pas être
négligent Or si l'empressement est à craindre, beaucoup plus la négligence. Le premier défaut vient d'estime et d'ardeur ; le second de mépris et de lâcheté [8]; l'un procède d'un coeur trop chaud, l'autre d'un coeur trop froid. Celui, dit le Saint-Esprit, qui se hâte trop fera un faux pas ; mais il donne sa malédiction à celui qui fait l'oeuvre de Dieu avec négligence.[9] Est-ce pour Dieu que vous travaillez ? Ne mérite-t-il point que vous le serviez avec plaisir ? Ne vous a-t-il point fait assez de biens ? Ne vous promet-il point d'assez grandes récompenses? Ne vous menace-t-il point d'assez grands châtiments ? S'endort-il au service qu'il vous rend ? Manque-t-il d'un seul moment à faire lever son soleil pour vous éclairer ? Quoi ! Le Créateur sert avec plaisir sa créature, si méchante et si infidèle qu'elle soit, et la créature sert avec chagrin son Créateur !
V - Esprits inconstants et
bizarres Il y a des gens qui ne font rien que par boutade et par humeur. Ils étudient quand il leur prend envie d'étudier. Ils jouent quand il leur prend envie de jouer. Ils ne prennent de leur emploi que ce qui est doux et honorable, et en rejettent tout ce qui est fâcheux et désagréable. Ont-ils quelque succès ? Ils se laissent emporter à la joie. N'en ont-ils point ? Ils se laissent abattre à la tristesse. Le plaisir et le chagrin sont pour ainsi parler les deux pôles sur lesquels roule toute leur vie, et qui font tous les mouvements de leur coeur. Desquels êtes-vous ? Prenez-vous plaisir à votre emploi ? Voilà qui est bien ; mais ne vous y attachez pas. Purifiez votre intention. Travaillez, non parce que vous y avez du plaisir, mais parce que Dieu vous l'ordonne. Mettez votre plaisir à lui plaire et vous travaillerez toujours avec plaisir. Si vous désistez de travailler quand le travail ne vous plaît pas, vous montiez que vous ne travaillez pas pour Dieu, mais pour vous-même. Êtes-vous mécontent de vous-même ? Faites-vous les choses avec chagrin ? Vous dégoûtez-vous aisément du travail ? Dans le choix de vos occupations ne vous jetez-vous point dans celles qui vous agréent davantage ? Est-ce pour Dieu que vous vivez, ou pour vous ? À quoi doit songer un serviteur, sinon à contenter son maître ? Commencez toutes vos actions, non pas par la plus agréable, mais par la plus nécessaire, et donnez toujours la préférence à Dieu. Gardez-vous d'agir par humeur, cette conduite est brutale. L'homme se distingue des bêtes par la raison et non pas par l'humeur, et que doit faire un chrétien ?
VI - Esprits raisonnables et
vertueux Celui qui agit par raison et par grâce conserve en tout temps une égalité d’esprit invariable. Il ne faut point épier les temps pour en recevoir un accueil favorable, on le trouve toujours raisonnable et chrétien. Il fait les choses, non parce qu’il les veut faire, mais parce qu’il les doit faire. Comme la volonté de Dieu est la règle de tous ses désirs, il ne faut que savoir ce que Dieu veut pour savoir ce que Dieu veut pour savoir ce qu’il désire. Il se prête aux affaires, et ne s’y donne jamais. Quand il n’y voit plus la volonté de Dieu, il s’en retire sans peine, parce qu’il n’y voit plus ce qui l’y attachait. Examinez-vous sur cette matière, et voyez en quoi vous manquez le plus.
VII - Des divertissements Le jeu est un remède qu'il ne faut prendre que lorsque l'on est malade, c'est-à-dire lorsque l'esprit est trop abattu de travail. Il y en a, dit le Sage, qui s'imaginent que la vie de l'homme est un jeu;[10] ils ne travaillent jamais, et veulent toujours se reposer. Ils sont en bonne santé, et veulent toujours prendre des remèdes. C'est une passion qui n'est pas raisonnable et qui approche de la folie.
VIII - Du jeu Quoi que vous gagniez au jeu, vous y perdez toujours plus que vous n'y gagnez, puisque vous y perdez votre temps et votre conscience. Jouer pour se relâcher l'esprit, c'est un divertissement louable. Jouer pour gagner de l'argent, c'est un trafic honteux. Jouer pour passer le temps, c'est une oisiveté criminelle.[11] Nous ne sommes pas venus au monde pour prendre du plaisir, mais pour faire pénitence ; pour gagner de l'argent, mais pour gagner le ciel. Jouez rarement, s'il est nécessaire. Jouez petit jeu. Jouez peu de temps. Jouez sans passion. Tenez pour perdu ce que perte ne vous affligera point. Jouez pour les pauvres, si vous ne pouvez vous dispenser de jouer, et vous gagnerez toujours au jeu, pourvu qu'il ne vous eu revienne rien. Vous gagnerez, dis-je, les biens du ciel ou ceux de la terre. Souvenez-vous que vous ne jouez jamais que Satan ne soit de la partie. C'est lui qui brouille les cartes et qui vous fait souvent perdre pour vous faire jurer. D'autres fois, c'est Notre-Seigneur, qui veut par ce mauvais jeu vous faire renoncer au jeu. Réglez votre jeu et vos divertissements, et souvenez-vous toujours de ce que disait saint François de Borgia, qu'on perd ordinairement quatre choses au jeu : le temps, l'argent, la dévotion, et la conscience. Quelles dépenses faites-vous ? N'êtes-vous point avare ou prodigue en vos habits, en vos meubles, en votre train, en vos bâtiments, en vos divertissements, en votre table?
IX - Du repas Nous ne mangeons que pour vivre, et il y en a, ce semble, qui ne vivent que pour manger. Ils ne parlent que de festins, que de bonnes chères, que de cadeaux, que d'ambigus,[12] que de bonnes tables, que de bons vins. Vous diriez que la nature s'est trompée en les faisant hommes, et qu'elle devait les faire bêtes. Ceux qui sont forts du côté de la vie animale sont pour l'ordinaire bien faibles du côté de la raisonnable. De quoi s'entretiendraient les bêtes si elles pouvaient parler ? Job ne mangeait pas sans soupirer, et plusieurs en font leur félicité. Élevez votre coeur, allant prendre votre repas, et rendez, par la pureté de votre intention, cette action, de brutale qu'elle est, humaine et chrétienne. La bénédiction des viandes ne se doit jamais omettre, en quelque lieu que vous soyez. L'effet en est plus salutaire que vous ne pensez, et pour y avoir manqué souvent, les viandes nuisent plus qu'elles ne profitent. Gardez-vous de vous jeter sur les viandes, de manger avec trop d'avidité, de témoigner du plaisir ou du mécontentement de ce qu'elles sont bien ou mal apprêtées. Mangez avec la tempérance et la modestie que mangeait Notre-Seigneur.[13] Donnez-lui toujours le meilleur morceau de ce qu'on vous sert, vous en privant pour son amour. Si vous manquez à remercier Dieu, vous ne méritez pas qu'il vous donne un morceau de pain, et quelque bien que vous en ayez, vous tomberez bientôt dans l'indigence : Dieu retire aux ingrats les biens dont ils abusent, et dont ils ne sont pas reconnaissants.
X - De la parole de Dieu Prenez-vous autant de soin de nourrir votre âme que votre corps ? Entendez-vous la parole de Dieu ? Quel profit en faites-vous ? Vous parlez à Dieu par l'oraison, mais Dieu vous parle par la lecture des bons livres et par la prédication. La parole de Dieu n'est jamais sans effet : ou elle convertit ceux qui l'entendent, ou elle les pervertit. N'êtes-vous point trop curieux ? êtes-vous de ces gens qui ne sauraient lire un bon livre s'il n'est écrit en beaux termes, ni entendre un prédicateur s'il ne parle poliment ? Cherchez dans cet arbre de vie le fruit plutôt que la fleur. Dieu, dit saint Paul, n'a pas voulu convertir le monde par les beaux discours des orateurs, mais par la vertu de la croix,[14] qui serait anéantie si les apôtres avaient employé les artifices de l'éloquence. Ce ne sont pas les belles paroles qui touchent les coeurs, mais la grâce et l'onction du Saint-Esprit C'est en paraboles et en termes populaires que la Sagesse de Dieu a parlé aux hommes. Jamais elle ne vous convertira par ces discours étudiés, mais par la force de son Esprit et par la simplicité de sa parole. Cherchez les livres et les prédicateurs qui vous touchent le coeur, et non pas ceux qui vous flattent les oreilles. Ne manquez aucun jour à lire un bon livre. La lecture, dit saint Bernard, cherche Dieu, la méditation le trouve, la contemplation le goûte. La lecture aide la méditation, et la méditation conduit à la contemplation. Si vous aimez la fin, prenez-en les moyens. Si vous voulez goûter les choses célestes, lisez-les et les méditez auparavant.
[1] Genèse : 3 ; 18. [2] Saint Paul. I Corinthiens : 7 ; 20. [3] Les grâces qui vous sont nécessaires. [4] Scrupule est plus usité aujourd'hui; faites-vous également scrupule, ou de ..., ou de ... [5] On reconnaît le guide avisé, le directeur éclairé, à ces vues élevées qu'il suggère sans effort, par exemple sur l'immutabilité des conseils divins, sur les secrets bienfaisants de l'épreuve, à propos des humbles tâches quotidiennes. Le Père Crasset - nous aurons occasion de le redire - sait relever les sujets les plus communs par les pensées les plus hautes, où le porte comme d'un élan spontané sa foi toujours en éveil. [6] En fervent disciple de saint Ignace et des Exercices, le Père Crasset avait médité le perinde ac cadaver, que lui intimaient ses règles d'obéissance religieuse. Il en connaissait e vrai sens. L'instrument, comme tel, n'a d'autre mouvement que celui qui lui est imprimé, en vue de l'effet qu'il doit produire, pour sa part et à son rang. Mais s’il est un instrument vivant, sa vie s'adapte à l'impulsion qu'il reçoit, et concourt avec l'agent principal dans une action simultanée ; il est « mort » à toute autre motion ; mais il vit, pour seconder de tout son pouvoir le moteur qui le conduit ; aussi lui demande-t-on d'agir : « n'agissez que par »... mais agissez. Si c'est le Christ qui le meut en qualité de « Chef » (caput. Eph. 4), en vue de la fin surnaturelle, l'instrument Sera si peu « mort » qu'il s’écriera avec joie : « Je vis ; ce n'est pas moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi » (Galates : 2 ; 20). [7] On est en droit de reconnaître ici l'influence de saint François de Sales. Est-il conseil plus souvent donné par le saint évêque de Genève que celui de se hâter sans hâte ? [8] Estime, ou mépris, d'une certaine perfection. [9] Proverbes : 19 ; 2. — Jérémie : 48 ; 10. [10] Sagesse : 15 ; 12. [11] Ce mot prend souvent, chez le Père Crasset, une acception toute voisine de son sens étymologique : le crimen est le chef d'accusation, le grief, grave ou léger, n'importe, qu'il y a lieu d'examiner. [12] Ambigu (ambiguus), repas où l'on sert à la fois les mets chauds et froids et les desserts ; de quel nom l'appeler ? [13] Les Règles de Tempérance prévoient, au cours des Exercices, des mesures à prendre pour contenir dans les justes bonnes et au service de la vertu, les exigences de l'appétit : « Il sera utile, dit la règle 5, en prenant son repas, de considérer Notre-Seigneur à table avec ses apôtres, la manière dont il prend sa boisson, dont il use de ses regards, et de ses paroles ; on s'efforcera de l'imiter, en sorte que l'esprit soit principalement occupé de cette contemplation, et moins de la sustentation du corps : par là, on finira par découvrir les principes et les façons dont on pourra faire sa règle e conduite. » - L'auteur est ainsi amené à nous donner quelques conseils sur la nourriture de l'âme. [14] Saint Paul. I Corinthiens : 1 ; 17 et 2 ; 4.
ÉDITIONS SPES – 1932
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