LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

JEAN le SINAÏTE,
(525-605)
saint, abbé
surnommé CLIMAQUE

L’échelle Sainte

XII

vingt-huitième à trentième degrés

 

 

 

 

DES DIFFÉRENTES ASPECTS DE LA VIE ÉRÉMITIQUE.

31. Personne n'ignore que dans tous les arts et dans toutes les sciences, il y a des opinions diverses et des sentiments différents; car les hommes ne sont pas également parfaits dans toute chose, tantôt par défaut de travail et de diligence, tantôt par défaut d'intelligence et de lumières. Aussi voyons-nous des gens s'empresser de courir dans la solitude, dans l'espérance d'y trouver un port assuré de salut; et malheureusement ils n'y rencontrent qu'un abîme sans fond qui les engloutit : ils prétendaient y guérir leur langue de l'intempérance des paroles et des honteuses habitudes de leurs corps, et ils y ont augmenté leur mal. Nous en voyons d'autres voler dans les déserts, parce que, n'ayant pu triompher de leur humeur irascible, en vivant au milieu de leurs frères, ils espèrent en triompher plus efficacement dans la solitude; mais ils sont dans une misérable erreur. Nous en voyons d'autres embrasser la vie érémitique, parce que, remplis d'orgueil, ils aiment mieux vivre selon leur propre volonté, que de se laisser conduire par un supérieur ou un directeur; d'autres vont dans la solitude, parce qu'en vivant au milieu des occasions dangereuses, ils n'ont pas la force d'y résister; d'autres désirent la vie solitaire, afin de se rendre plus exacts dans l'accomplissement de leurs devoirs; d'autres choisissent ce genre de vie, afin de pouvoir se punir plus sévèrement de leurs fautes; d'autres ne cherchent la solitude que pour se faire un nom devant les hommes, d'autres enfin, si toutefois le Fils de l'homme, en venant sur la terre pour juger le monde, en trouve de semblables, uniquement enflammer d'amour pour Dieu, et trouvant dans cet amour des délices ineffables, se donnent à la vie érémitique comme à une épouse uniquement aimée. Ne font-ils encore cette démarche que lorsqu'ils ont fait un divorce absolu avec la négligence et la tiédeur. En effet l'union de la vie érémitique avec un esprit de paresse forme une espèce de fornication spirituelle.

32. Telles sont les différentes dispositions qui portent les hommes à la vie érémitique: je n'ai pu en parler que d'après mon peu de lumières; c'est à chacun devoir quelles sont celles qui lui font désirer de vivre dans la solitude. Serait-ce pour y être plus à son aise, en ne suivant que sa propre volonté, ou pour se procurer l'estime des hommes ? serait-ce pour mortifier l'incontinence de la langue, ou pour triompher de la colère ? serait-ce pour fuir les occasions de pécher, ou pour expier plus efficacement les fautes qu'on a commises ? serait-ce pour devenir plus exact et plus fervent dans les exercices de la piété, ou pour augmenter en soi-même le feu sacré de l'amour de Dieu ? Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers. Or de ces huit sortes de vie solitaire il y en a sept qui représentent les sept jours de la semaine, et cette semaine est l'image de la vie présente; mais les unes sont agréables, les autres sont odieuses à Dieu, et la huitième, nous pouvons le dire hardiment : Elle est la figure du bonheur éternel.

33. Vous qui vivez dans la solitude, observez attentivement le temps où les bêtes féroces qui font la guerre à votre âme, ont coutume de venir vous attaquer : autrement il vous sera impossible de leur tendre à propos les pièges capables de les prendre et de les enchaîner. Si la paresse, à laquelle vous aurez entièrement renoncé, n'est plus votre partage, vous combattrez et vaincrez sans peine tous vos ennemis; mais si, au contraire, elle règne encore en vous, je ne vois pas pourquoi et comment je pourrai louer le genre de vie que vous avez embrassé.

34. D'où est-il arrivé qu'il n'y a pas eu autant d'hommes extraordinaires en lumières et en sainteté dans le monastère de Tabenne que dans celui de Scété. Comprenne qui pourra. Je ne peux en parler, ou plutôt, je ne désire pas le faire.

35. Parmi ceux qui passent leur vie dans ces profondes solitudes, les uns travaillent spécialement à mortifier leurs passions; les autres se livrent au chant des psaumes et emploient la plus grande partie de leur temps au saint exercice de la prière; les autres enfin, s'appliquent à la méditation et à la contemplation des choses du ciel. Ceux qui voudront connaître quelles sont les personnes les plus avancées dans la vertu et dans la perfection de la vie érémitique, pourront le faire en se servant de la comparaison prise des échelons d'une échelle. Que l'homme qui désirera donner une solution à ce problème, ne s'y applique que selon les lumières qu'il aura reçues du Seigneur.

36. Il faut avouer ici qu'il y a dans les monastères cénobitiques des âmes lâches et paresseuses qui, trouvant le sujet et l'occasion de nourrir leur honteuse et criminelle indolence ne marchent pas, mais courent à leur perte éternelle comme aussi il y en a d'autres qui profitent de l'ardeur et du zèle des personnes avec lesquelles elles vivent, pour se corriger de leur tiédeur et de leur négligence. Mais, hélas ! ce ne sont pas seulement les moines travaillés et dominés par la paresse , qui se perdent dans les monastères, il arrive encore que les plus fervents se relâchent par le mauvais exemple des négligents et des paresseux.

37. Or ce que nous disons de la vie cénobitique, nous sommes obligé de le dire de la vie érémitique : car plusieurs personnes qui l'ont embrassée, avant de le faire paraissaient être ferventes et propres à la pratique des vertus les plus belles et les plus rares; mais cette vie les a gâtées et corrompues, parce qu'elles n'y sont entrées que pour y vivre et s'y conduire avec plus de liberté et selon leurs goûts. C'est pourquoi elles auraient dû s'apercevoir et se reprocher de n'être que des gens amis des plaisirs et des commodités de la vie. D'autres, au contraire, qui dès le principe n'avaient choisi la solitude que par un esprit de paresse et de lâcheté, frappées et épouvantées de la pensée qu'au tribunal de Dieu elles auront, elles seules , à répondre de toutes les actions de leur vie, se sont converties, ont fait des prodiges dans le chemin de la vertu, et ont acquis une grande ferveur dans les exercices de la piété.

38. Que celui qui est esclave de la colère, de l'orgueil, de la dissimulation, de l'hypocrisie et du souvenir des injures, se garde bien de faire un seul pas pour entrer dans la solitude; car il est grandement à craindre pour cet homme que le seul fruit qu'il retirerait de sa témérité, ne fût de tomber dans un funeste endurcissement. Quant à ceux qui se sont heureusement délivrés de ces vices, ils pourront peut-être comprendre le parti qu'ils ont à prendre; mais néanmoins je ne crois pas qu'ils le puissent tout seuls et par eux-mêmes.

39. Les qualités, les occupations et les raisonnements des personnes qui, pour des raisons suffisantes, ont embrassé la vie solitaire, consistent dans le calme parfait de l'âme qui s'est mise à l'abri de toutes les tempêtes excitées par les vents des passions, dans des pensées saintes et pures, dans une intime union avec Dieu, dans un souvenir constant des supplices éternels, dans la pensée de la mort qui menace de près, dans un amour insatiable de la prière, dans la vigilance constante sur les sens, dans la ruine entière des affections déshonnêtes, dans l'affranchissement des appétits charnels, dans la mort à l'esprit et aux maximes du monde, dans l'indifférence pour le manger, dans la méditation des vérités surnaturelles dans les lumières d'un discernement sage et prudent dans le don des larmes d'une pénitence sincère, dans le retranchement absolu des discours vains et inutiles, et dans tout ce qui n'est pas agréable aux personnes qui ont coutume de vivre sans ordre et sans règle.

40. Et voici, d'un autre côté, les marques auxquelles on peut reconnaître que l'on n'a pas embrassé la vie érémitique par de bons et de louables motifs : la privation des dons, des grâces et des richesses du ciel, l'augmentation de la mauvaise humeur, les accès de colère, le souvenir des injures, le refroidissement de la charité, un surcroît d'orgueil, et plusieurs autres défauts que je passe sous silence.

41. Mais, puisque nous en sommes venus là, il me semble qu'il convient de dire quelque chose des personnes qui vivent sous l'obéissance et la direction d'un supérieur, d'autant plus que c'est à elles que nous adressons ce petit ouvrage. Nous dirons donc quelles sont les marques qui distinguent ceux qui réellement, sincèrement et avec une grande pureté d'intention, ont embrassé cette sainte et honorée vertu d'obéissance. Or ce sont nos pères, ces hommes si vertueux et si remplis de l'esprit de Dieu, qui nous les ont enseignées; et quoique les qualités des heureux enfants de l'obéissance ne doivent recevoir leur perfection qu'au temps que le Seigneur a fixé, ils ne laisseront pas chaque jour de les augmenter et de les faire croître en eux. Elles consistent donc, ces marques et ces qualités de la véritable obéissance, dans une augmentation continuelle d'humilité, dans une diminution progressive de la colère, dans l'extinction du fiel et de la bile, dans la dissipation sensible des ténèbres de l'esprit, dans l'accroissement de la charité, dans l'affranchissement des passions et des penchants vicieux, dans un renoncement généreux à toute haine et à toute aversion, dans la mortification de la chair conformément aux avis que l'on reçoit, dans la fuite de toute paresse et de toute négligence, dans une exacte diligence à remplir ses devoirs, dans une tendre, et efficace compassion pour ses frères, et dans la destruction parfaite de l'orgueil. Mais cette dernière qualité de l'obéissance, nous devons tous chercher avec les plus grands soins à nous la procurer; et cependant bien peu la possèdent: à une fontaine sans eau peut-on donner le nom de fontaine ? Il me comprendra facilement celui, qui sera doux d'intelligence.

42. Une jeune épouse qui viole la foi jurée à son époux profane son corps et se déshonore; une âme qui viole la foi qu'elle avait donnée à Dieu, souille et flétrit sa conscience. La haine publique, la bonté, les châtiments, et par dessus tout, un déplorable divorce sont les maux que s’attire une épouse infidèle. L'infidélité sacrilège d'une âme est suivie de mille souillures, de l'oubli de la mort, d'une insatiable intempérance, de l’insolence et de l'impudeur des yeux, de l'amour de la vaine gloire, de l'envie continuelle de dormir, de l'endurcissement du cœur, de l'aveuglement de l'esprit, d'une horrible confusion dans les pensées, d'une volonté de plus en plus portée au péché, de l'esclavage des passions les plus viles, d'un tumulte et d'un désordre effrayants, de l'esprit d'opiniâtreté et de contradiction, d'une abominable affection pour les créatures, de l'infidélité dans la foi, d’une indigne défiance envers Dieu, d'une insupportable loquacité, d'une licence effroyable, d'une vaine confiance en soi-même, laquelle peut justement être regardée comme le plus grand de tous les maux, et, ce qui est le comble de la misère, de la sécheresse du cœur, qui le rend incapable du moindre mouvement de pénitence et de componction, et qui, lorsqu'on la néglige, se change en une stupide insensibilité, laquelle ouvre la porte à tous les vices et à tous les crimes.

43. Nous pouvons affirmer ici que parmi les huit péchés capitaux, il y en a cinq qui font la guerre aux anachorètes, et trois aux cénobites.

44. Un solitaire qui s'amuse à combattre la paresse d'une manière directe, perd un temps qu'il emploierait bien mieux à la prière et à la méditation.

45. Or voici ce qui m'est arrivé à moi-même dans le temps que je vivais dans la solitude : un jour je fus assailli dans ma cellule d'un si grand découragement, que j'étais sur le point de l'abandonner; mais au même instant arrivèrent quelques étrangers qui me donnèrent tant de louanges sur la vie que je menais, que les pensées de vaine gloire eurent bientôt chassé mon ennui et mes pensées d'abattement. Sur cela je ne pouvais assez admirer la manière dont se sert le démon de la vaine gloire pour enferrer les autres démons; c'est pour eux une véritable chausse-trappe.

46. Ne manquez pas, à toute heure, d'observer les mouvements, les tours et les détours, ainsi que la force des inclinations que vous vous sentiriez pour la tiédeur qui s'unit si intimement à l'âme, et connaissez bien d'où viennent toutes ces choses funestes, et où elles peuvent vous conduire; mais n'oubliez pas qu'il n’y a guère que les personnes qui, par le secours du saint Esprit, sont parvenues à la tranquillité du cœur, qui soient capables de faire cet heureux discernement.

47. La première et, principale chose à laquelle un solitaire doit s'appliquer, c'est de chasser de son esprit tous les soins et toutes les inquiétudes que donnent les différentes affaires bonnes ou mauvaises. En effet, celui qui s'occupera avec passion des affaires qui sont bonnes, ne manquera pas peu à peu de s'occuper aussi de celles qui sont mauvaises. C'est ainsi qu'il fera une chute funeste. La seconde chose qui lui est nécessaire, c'est une prière continuelle et fervente; la troisième, c'est une vigilance exacte sur son cœur, capable de le rendre invulnérable. Est-il possible pour une personne qui ne connaît même pas les lettres, de lire dans un livre ? Mais sera-t-il plus facile au solitaire qui n'aura pas la première des trois choses que, nous venons de nommer, de pouvoir acquérir les deux autres ?

48. Ayant eu le bonheur d'obtenir la seconde, je me trouvai parmi les êtres qui tiennent le milieu, et l'un d'eux m'apprit les choses que je désirais savoir. M'étant encore trouvé au milieu d'eux, je me permis de leur demander quel était l'état dans lequel ils contemplaient le Fils de Dieu avant son incarnation; et le même ange me répondit, et me dit qu'il ne pouvait pas satisfaire à ma question, parce que le Fils de Dieu, prince et roi des anges, ne le lui permettait pas. Dites-moi au moins, repartis-je, dans quel état il est à présent. Voici la réponse qu'il me fit : Il est dans l'état qui lui est propre, et non dans un autre. — Mais, repris-je, quelle est donc la manière dont il est assis à la Droite de Dieu son Père ? — C'est un mystère, me répondit-il encore, incompréhensible à l'esprit humain. Enfin je le priai de faire en sorte que j'obtinsse ce que je désirais avec tant d'ardeur. L'heure, me dit-il, n'en est pas encore venue; vous ne possédez pas la flamme du feu céleste. Or je ne sais pas et je ne dois pas dire si cette vision se passa hors de mon corps ou dans mon corps.

49. Il est rare qu'à midi, surtout pendant les chaleurs de l'été, on ne sente pas quelque envie de dormir. Alors, et peut-être seulement alors, il conviendrait de s'occuper d'un travail manuel.

50. Ma propre expérience m'a fait connaître que c'est le démon de l’acédie qui se présente à nous le premier, afin de préparer les voies au démon de la luxure. C'est pour cela qu'il saisit fortement les muscles et les nerfs de nos corps pour les engourdir et nous plonger dans le sommeil, afin que dans cet état il puisse nous faire tomber dans quelques fautes. Si donc vous résistez fortement et avec courage à ces deux démons, ils vous feront une guerre à toute outrance, et, afin de vous décourager et de vous faire abandonner lâchement le champ de bataille, ils feront tous leurs efforts et useront de toute sorte de moyens pour vous faire croire que vous ne recevez aucun avantage spirituel de la vie solitaire que vous avez embrassée; mais rien ne nous démontre plus sûrement que nous les avons vaincus, que lorsqu'ils nous attaquent avec plus de fureur.

51. Êtes-vous obligé de sortir de votre cellule et de paraître en public ? prenez bien garde de perdre le peu de vertu que vous avez acquis. En effet, si vous laissez la porte d'une volière ouverte, les oiseaux ne tardent pas, d’en sortir. Disons-en autant des bonnes œuvres d'un solitaire, s'il ouvre la porte de son cœur à la dissipation.

52. Le plus petit objet dans les yeux fatigue et trouble la vue, et le moindre soin inquiétant trouble la paix et le repos de la solitude; car la vie érémitique consiste essentiellement à mettre de côté toutes les pensées et toutes les inquiétudes de la vie présente, même celles qui paraissent justes et permises, afin de ne s'occuper que de la grande affaire de l'éternité.

53. Les personnes qui ont embrassé cette vie de tout leur cœur, ne se mettent même pas en peine des besoins et des nécessités de leur corps : elles ne peuvent ignorer qu'il est incapable de manquer à sa parole, Celui qui S'est engagé à prendre soin de ses enfants.

54. Celui qui prétend offrir à Dieu une âme pure et digne de lui être agréable et qui néanmoins ne laisse pas d'être agité de mille soins divers, ressemble parfaitement à un homme qui, pour courir plus vite et marcher plus facilement, se chargerait les pieds de chaînes pesantes.

55. Ils sont bien peu nombreux les hommes qui se sont fait un grand nom dans les sciences et dans la sagesse de la philosophie; mais ils sont encore plus rares ceux qui ont excellé dans la science et dans la philosophie essentielles à la vie érémitique.

56. Il est bien loin d'être propre à cette vie, l'homme qui ne connaît pas encore Dieu dans les communications d'une sainte familiarité, et, s'il l'embrasse, il s'expose à une infinité de dangers; car la solitude suffoque ceux qui n'ont aucune expérience dans les voies du Seigneur, et, n'ayant jamais goûté les douceurs de Dieu, ils passent leur temps dans le sein des ténèbres fatigantes, des distractions continuelles, des ennuis déchirants, d'une tiédeur délirante et des lassitudes insupportables.

57. Quiconque possède heureusement le don de la prière, évite avec soin la société bruyante des hommes : il la fuit avec autant d'horreur, que les onagres; car n'est-ce pas la prière qui le rend, en quelque sorte, sauvage lui-même, en le retirant absolument de la compagnie de ses semblables ?

58. Quiconque est encore en butte aux penchants déréglés de son cœur, doit employer tout son temps dans la solitude, pour réprimer leurs mouvements, et leur résister. C'est ce que m'a fait connaître le saint vieillard George Arsilaïte, dont le nom et les vertus, mon révérend Père, ne vous sont pas inconnus. Or voici ce qu'il me disait, lorsque, sans succès, il cherchait et s'occupait à me former aux exercices de la vie érémitique : J'ai remarqué, me disait-il, que les démons de la vaine gloire et de la luxure nous attaquent surtout le matin, que c'est à midi que nous tentent les démons de la paresse, de la colère et de la tristesse, et que c'est le soir que le démon de l'intempérance nous fait la guerre.

59. Un cénobite pauvre vaut infiniment plus qu'un anachorète continuellement agité par des distractions.

60. Celui qui est entré dans la solitude par des motifs justes et raisonnables, et qui ne remarque pas chaque jour quelque progrès dans la vertu, ou quelque avantage spirituel, doit se dire à lui-même qu'il ne s'y conduit pas selon l'esprit de Dieu; ou bien, qu'il se laisse tromper par le démon de l'orgueil.

61. La vie solitaire est une union continuelle avec Dieu par un amour ardent et une adoration perpétuelle.

62. Que le souvenir de Jésus règne toujours dans votre esprit et dans votre cœur ! et vous commencerez à connaître quel est le fruit de votre solitude.

63. Remarquez que, comme l’attachement à sa propre volonté fait tomber le religieux qui vit sous la direction et l'autorité d'un supérieur; de même l'omission ou l'intermission de la prière occasionne des chutes au religieux solitaire.

64. Sachez que ce n'est pas plaire à Dieu, mais contenter votre paresse et votre lâcheté, que d'éprouver de la joie et du plaisir, lorsqu'un grand nombre de visiteurs viennent troubler le repos de votre cellule.

65. La prière de cette pauvre veuve qui était vexée par le créancier impitoyable, doit être le modèle de la vôtre. Le grand Arsène, ce digne émule des anges, est l'exemple que tous les cénobites doivent suivre; cherchez donc à imiter dans votre solitude le genre de vie qu'il menait dans la sienne, et ne perdez jamais de vue que cet ange de la terre, afin de ne pas manquer aux ordres de la Providence, et de ne pas se priver des saintes communications qu'il avait avec Dieu, ne craignait pas de congédier souvent les personnes qui venaient le visiter pour le consulter.

66. J'ai observé plus d'une fois que les démons ont coutume de porter les solitaires légers et inconstants, et qui ne sont entres dans la solitude que par un esprit de vertige, à visiter souvent les anachorètes pleins de ferveur et de recueillement; mais c'est afin que ces solitaires vagabonds empêchent les véritables serviteurs de Jésus Christ de s'appliquer à leurs exercices de piété. Faites attention, mon cher frère; je vous en supplie, faites attention à ces coureurs, et n'hésitez pas de leur faire avec charité des reproches et des réprimandes capables de les faire rougir de leur funeste dissipation peut-être que l'humiliation que vous leur ferez, les engagera à mettre un terme à leur vie errante et vagabonde et à se fixer dans leurs cellules. Néanmoins, si vous mettez en pratique cet avis, vous devez prendre garde d'attrister inconsidérément quelque âme qui, dévorée d'une soif ardente de la grâce, viendrait auprès de vous pour y puiser l'eau qu'elle désire et dont elle a besoin, et pour obtenir les secours pour lesquels elle soupire. Au reste dans ces circonstances diverses il faut être doué d'une grande sagesse el d'un discernement exquis.

67. La vie des anachorètes, ou pour mieux dire, des religieux, doit être dirigée par les lumières d'une conscience droite et pure, et par les sentiments et les affections d'un cœur sincèrement et solidement pieux et dévot. Or celui qui marche ainsi dans cette illustre carrière, ne se propose que l'accomplissement de la Volonté du Seigneur dans tous ses exercices, dans toutes ses pensées, dans toutes ses démarches et dans tous ses mouvements. Il n'est rien dans lui qu'il ne fasse avec un grand sentiment de zèle et de ferveur pour la gloire de Dieu, dans le dessein de Lui plaire et en sa sainte Présence; et celui qui n'est pas dans ces heureuses dispositions, ou qui les abandonne, n'a pas encore acquis la vertu qui lui est nécessaire.

68. Quelqu’un disait autrefois : Je découvrirai, en jouant sur ma harpe, ce que j'ai à vous proposer (Ps 78,5), c'est-à-dire, je ferai connaître ainsi mon sentiment à cause de la faiblesse de mon jugement; et moi, j'offrirai à Dieu ma volonté tout entière dans une prière fervente et je suis assuré qu'Il m'exaucera et me fera comprendre quels sont ses desseins adorables sur moi.

69. La foi est une des ailes sur laquelle reposent nos prières pour monter jusqu'au trône de Dieu; mais si celles que je lui adresserai, ne sont pas dignes d'arriver jusqu'à lui, la tête courbée sur ma poitrine, je les répéterai avec une nouvelle foi et une nouvelle instance (cf. Ps 34,13).

70. La foi procure à l'âme une assurance si ferme, qu'elle est inébranlable au milieu des plus grandes adversités.

71. L'homme qui a la foi, n'est pas précisément celui qui croit que Dieu peut tout, mais celui qui est persuadé qu'il obtiendra du Seigneur toutes les demandes qu'il lui adressera.

72. La foi met à notre portée ce que nous n'aurions même pas osé espérer. Le bon larron lui-même donne la preuve.

73. Ce qui ouvre la porte de notre âme à la foi ce sont l'adversité et la droiture du cœur; l'adversité en nous rendant fermes et constants; et la droiture, en nous perfectionnant dans la constance et la fermeté.

74. La foi est mère de la vie érémitique; peut-on concevoir comment les solitaires pourraient aimer la solitude, s'ils ne croyaient pas ?

75. Un criminel en prison tremble sans cesse à la seule pensée des magistrats qui doivent le juger et le condamner; or un cénobite dans sa cellule, pourrait-il ne pas craindre le Seigneur ? Le criminel n'a pas autant de raisons de redouter le lieu où il doit être jugé, que le solitaire, le tribunal de Dieu où il faudra comparaître. Mon cher Frère, dans votre solitude cette crainte salutaire vous est absolument nécessaire, afin que vous puissiez chasser et rejeter loin, de vous la tiédeur et la négligence; et c'est le moyen le plus sûr et le plus efficace pour y réussir.

76. Quand un criminel a été condamné, il a sans cesse dans l'esprit qu'on vient le chercher pour le conduire au supplice, mais un véritable serviteur de Dieu ne perd pas de vue le moment où il plaira au Seigneur de le tirer de la prison de soit corps. Un criminel est en proie tous les jours à la douleur la plus poignante, et un solitaire pleure continuellement ses égarements et ses fautes.

77. Si tu prends le bâton de la patience, elle vous servira pour éloigner loin de vous les chiens et pour les empêcher d'aboyer autour de vous.

78. La patience met une âme dans un heureux état, elle peut, sans se laisser abattre travailler à son salut et à sa perfection au milieu des rigueurs et des difficultés fatigantes et opiniâtres de ses travaux.

79. La patience est une limite posée à la tribulation, du fait qu’elle l’accueille jour après jour.

80. Un homme patient est donc incapable de tomber, ou s'il lui arrive quelques chutes, ces chutes mêmes lui fournissent les moyens de se relever avec avantage et de terrasser l'ennemi qui l'a fait tomber.

81. Or la patience est une forte et généreuse détermination à souffrir tous les sujets d'affliction qui, chaque jour, peuvent arriver; elle est un retranchement sévère de toutes les occasions capables de nous détourner de l'accomplissement de nos devoirs; elle est une vigilance exacte surtout ce qui regarde le salut.

82. Le religieux a moins besoin de pain pour conserver la vie du corps, que de patience pour conserver la vie de l'âme : c'est, en effet, par la patience qu'il mérite la vie éternelle; et il n'arrive que trop que la nourriture du corps contribue à lui faire perdre cette vie éternelle.

83. L’homme qui pratique la patience, est mort avant de mourir; sa, cellule est son tombeau.
84. L'espérance et la douleur des péchés produisent la patience dans les cœurs; car celui qui ne possède pas ces deux vertus, est ordinairement le vil esclave de la paresse.

85. L’athlète du Christ doit connaître quels sont ceux de ses ennemis qu'il ne doit combattre que de loin, et quels sont ceux qu’il lui est utile d'attaquer de près. Quelquefois le combat nous fait mériter des couronnes, et d'autres fois la fuite du combat fait de nous des gens mauvais et corrompus , mais ici nous ne pouvons pas entrer dans tous les détails pour bien faire comprendre ces choses. En effet, nous n'avons pas tous les mêmes inclinations, nous ne sommes pas tous affectés de la même manière, et nous n'avons pas les mêmes habitudes ni les mêmes dispositions.

86. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il est pour nous de la dernière importance d'observer et de connaître quel est le chef des ennemis qui nous font la guerre; car il ne nous laisse ni trêve ni repos : il nous poursuit sans cesse; nous le rencontrons partout, soit que nous nous arrêtions, soit que nous marchions, soit que nous nous reposions, soit que nous nous donnions du mouvement, soit que nous soyons à table, soit que nous n'y soyons pas, soit que nous prions, soit que nous dormions.

87. Quelques-uns de ceux qui ont embrassé la vie solitaire, ne cessent de méditer ces paroles du psalmiste : Je regardais continuellement le Seigneur, et je l'avais toujours devant les yeux (Ps 15,8). Mais, comme les pains faits avec le froment du ciel pour nourrir les âmes, ne sont pas tous faits de la même manière, d'autres trouvaient leur nourriture spirituelle dans la méditation de ce précepte de Jésus-Christ : Vous posséderez vos âmes dans la patience (Lc 21,19) d'autres, dans cet autre précepte : Veillez et priez sans cesse (Mt 26,41); d'autres : Disposez au dehors vos affaires, et préparez votre champ avec grand soin, afin que vous puissiez bâtir votre maison (Pro 24,27); d'autres avaient continuellement dans l'esprit ces paroles : Parce que j'ai été humble, le Seigneur a pris soin de moi et m'a délivré (Ps 114,6); quelques autres repassaient sans cesse dans leur mémoire cette belle sentence : Les souffrances de la vie présente n'ont aucune proportion avec la gloire future que nous en attendons (Rom 8,18); d'autres pensaient à cette sentence : Vous qui tombez dans l'oubli de Dieu, comprenez ces choses, et craignez qu'il ne vous enlève tout d'un coup, et que personne ne puisse vous délivrer de ses mains (Ps 49,22). Tous courent a dans la même carrière; mais il n'y en a qu'un seul qui remporte le prix.

88. Quiconque a fait des progrès dans les voies de la vie érémitique, pratique la vertu avec une grande facilité, non seulement pendant son réveil, mais encore pendant son sommeil. C'est ainsi qu'il arrive à certaines personnes de chasser ignominieusement, dans leurs songes, les démons qui cherchent à les porter au péché, et d'exhorter à la pratique de la chasteté des personnes qu'en rêvant elles se figurent porter à violer cette vertu céleste.

89. Cependant ne vous attendez pas à ces sortes de tentations, comme si elles devaient vous arriver, et ne vous préparez pas à faire des discours aux personnes que vous supposeriez devoir tendre des pièges à votre innocence; car la vie d'un solitaire doit être simple, libre et exempte de tout embarras.

90. Celui qui veut bâtir la tour céleste de cette vie, ne doit se mettre à l'œuvre qu'après avoir longtemps examiné et pesé devant Dieu s'il a les matériaux nécessaires et les autres choses indispensables pour achever son ouvrage, et qu'après avoir recommandé au Seigneur, par des prières ferventes, le succès, de son entreprise, il doit craindre qu'ayant jeté les fondements de cet édifice spirituel, il ne soit pas capable de le terminer, et qu’ainsi il ne devienne la risée et le triste jouet de ses ennemis, et une pierre d'achoppement et de scandale pour les personnes qui seraient dans le dessein d'entreprendre le même ouvrage.

91. Donnez une attention spéciale à la suavité et aux délices intérieures que vous éprouvez; car il est à craindre pour vous que ce ne soient des médecins cruels, ou plutôt, des ennemis dangereux qui fassent sentir ces douceurs à votre âme, et qu'ils ne vous trompent par cette suavité imaginaire.

92. Vous devez pendant la nuit consacrer à la prière et à la méditation tout le temps dont vous pourrez disposer. Quant à la psalmodie, vous n'y emploierez que quelques moments. Préparez-vous ensuite à bien remplir tous vos exercices de la journée.

93. Rien ne contribue plus à éclairer et à recueillir l'esprit que les saintes lectures : ce sont les paroles mêmes du saint Esprit; elles donnent l'intelligence et la sagesse aux personnes qui les lisent et les méditent.

94. Dans l'état que vous avez embrassé, il faut que vos lectures soient propres à vous encourager à en remplir exactement les obligations; car la résolution ferme et généreuse de les accomplir fait qu'on n'a plus besoin que des secours nécessaires pour être fidèle à cette résolution.

95. Vous trouverez plus sûrement le salut dans la pratique des bonnes œuvres que dans la lecture des livres.

96. Vous devez éviter de lire les livres étrangers et surtout opposés au genre de vie que vous menez, mais ne perdez jamais de vue qu'avant toute chose vous avez besoin d'être instruit de la science et d'être fortifié par la vertu de l'Esprit saint. Les paroles toujours obscures des hommes ne sont propres qu'à obscurcir de plus en plus les faibles lumières de notre intelligence.

97. Pour connaître la qualité du vin, il suffit de goûter un peu; ainsi un seul entretien peut souvent faire comprendre à ceux qui ont du discernement, quel est l'état et quelles sont les dispositions d'un anachorète.

98. Gardez-vous bien de jamais cesser de vous défier du démon de l’orgueil, et de vous précautionner contre ses ruses; car c'est le plus adroit et le plus subtil ennemi de votre vertu. 99. Sortez-vous de votre cellule, veillez attentivement sur votre langue; car elle est capable de vous faire perdre en un instant tout le fruit des bonnes œuvres que vous avez pratiquées avec tant de peines et de travaux.

100. Abstenez-vous scrupuleusement de toute occupation qu'une vaine curiosité vous proposerait : elle vous serait au moins inutile; car la curiosité pour tant de choses est ce qu'il y a de plus capable de troubler et de souiller le saint repos d'un solitaire.

101. Soit pour l'âme, soit pour le corps, donnez aux personnes qui viennent vous visiter toutes les choses qui sont en votre pouvoir. Si c'étaient des religieux puissants en vertus et en sagesse, nous nous contenterions de leur faire connaître ce que nous sommes, et nous les écouterions en silence; si, au contraire, ce n'étaient que de simples religieux, nous nous entretiendrions avec eux dans un esprit de modestie et de modération, et nous n'oublierions pas qu'il nous est très utile de penser et de croire que les autres valent mieux que nous.

102. J'avais dessein de conseiller ici aux personnes nouvellement entrées dans un monastère, de s'appliquer à des travaux incapables de les détourner de la prière; mais l'exemple de ce religieux qui pendant la nuit portait du sable dans son manteau, m'en a empêché.

103. Comme ce que la foi nous enseigne de la très sainte, éternelle et adorable Trinité, est différent de ce qu'elle nous propose à croire sur l'Incarnation du Fils de Dieu, qui est une des trois personnes de la glorieuse Trinité, puisque ce qui est au nombre pluriel dans la sainte Trinité, est au nombre singulier dans le Fils de Dieu fait homme, et que ce qui est au nombre singulier dans la sainte Trinité, est au nombre pluriel dans le Christ; de même il y a des exercices qui conviennent à la vie érémitique, et il y en a d'autres qui conviennent à la vie cénobitique.

104. Le divin Apôtre a dit : Quel est l'homme qui connaît les pensées et les conseils du Seigneur ? (Rom 11,34) Pour moi, je dis : Quel est celui qui peut comprendre les pensées d'un homme qui, d'esprit et de corps, passe sa vie dans la solitude ?

105. La puissance d'un roi consiste dans l'abondance et la richesse de ses trésors et dans le nombre de ses sujets; mais la puissance d'un solitaire consiste dans l'abondance de ses prières.

VINGT-HUITIÈME DEGRÉ

De la prière, sainte et féconde source de vertus;
du recueillement de l'esprit et du repos du corps qui lui sont nécessaires.

1. Si vous envisagez la prière en elle-même, dites que c'est une sainte conversation, une douce union avec Dieu; mais si vous considérez sa vertu et sa puissance, il faut dire que c'est elle qui conserve le monde, réconcilie la terre avec le ciel, produit les larmes sincères du repentir et en naît quelquefois, efface les péchés, triomphe des tentations, nous console et nous protège pendant le temps fâcheux des afflictions, met une fin et un terme aux guerres cruelles que nous font nos ennemis, exerce dans nous les fonctions des anges, devient la nourriture des esprits, procure les joies futures, entretient le coeur dans une action continuelle, fait acquérir les vertus, obtenir les dons célestes, et avancer à grands pas dans les voies de la perfection; il faut ajouter qu'elle est le vrai froment de l'âme, la lumière de l'esprit, la ruine du désespoir, la maîtresse de l'espérance, le fléau de la tristesse, la fortune des religieux, le trésor des solitaires, l'extinction de la colère, le miroir des progrès dans la vertu, la démonstration certaine des règles qu'on doit suivre, la manifestation de l'état de notre âme, la notion claire des biens futurs et l'indice de la gloire éternelle; il faut enfin avouer qu'elle est, dans la personne qui prie, une espèce de palais et de tribunal où le souverain Juge, sans attendre le dernier jour, rend à tout moment ses arrêts de justice et de miséricorde.

2. Levons-nous et écoutons avec attention cette reine des vertus qui nous appelle et qui nous adresse ces paroles à haute voix : Venez à Moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et Moi je vous soulagerai. Prenez sur vous mon joug, et vous trouverez le repos pour vos âmes et la guérison de vos blessures. Car mon joug est doux, (Mt 11,28-30) et J'ai le pouvoir d'effacer les plus grandes fautes.

3. Lorsque nous nous présentons devant notre Roi et notre Dieu, pour Lui adresser nos voeux et nos supplications, ayons soin de nous être préparés à cette importante action, et craignons que, nous voyant venir de loin sans les armes spirituelles et sans les autres ornements qu'Il exige de nous, Il ne commande aux exécuteurs de sa justice de nous chasser honteusement de sa Présence, de nous charger de chaînes et de nous conduire en exil, après avoir déchiré sous nos yeux et jeté au visage nos requêtes et nos prières.

4. Allez-vous faire à Dieu quelques prières, revêtez avec soin votre âme des habits qui lui conviennent, dépouillez votre esprit et votre cÏur de tout souvenir et de tout sentiment des injures que vous auriez reçues de vos frères; car ce souvenir et ce sentiment paralyseraient absolument l'effet de votre supplication.

5. Faites en sorte qu'elle soit simple, sincère et sans affectation — une seule parole eut jadis le pouvoir de réconcilier avec Dieu le publicain et l'enfant prodigue.

6. Les personnes qui se présentent devant Dieu pour prier, y paraissent presque toutes dans la même posture; mais elles ne prient pas toutes de la même manière, car les formes et les variétés de la prière sont innombrables. En effet les unes parlent et agissent avec Dieu, comme elles le feraient avec un ami ou un maître plein de bienveillance; et, en Lui offrant l'encens de leurs voeux et de leurs louanges, elles ne pensent pas seulement à elles, mais s'occupent des besoins et des nécessités de leurs frères; d'autres conjurent avec ardeur le Seigneur de leur accorder les grâces, les faveurs spirituelles, la gloire céleste, et d'augmenter en elles la confiance qu'elles ont en sa Bonté; d'autres lui demandent tous les secours dont elles ont besoin pour triompher, et se délivrer entièrement des efforts de leurs ennemis; d'autres sollicitent avec instance quelque avantage spirituel qu'elles désirent avec beaucoup d'ardeur; d'autres expriment à Dieu combien elles désirent pouvoir êtres déchargées des inquiétudes cruelles que leur fait éprouver le souvenir des dettes qu'elles ont eu le malheur de contracter vis-à-vis de sa justice; d'autres énoncent combien elles souhaitent de sortir de la prison de leur corps; d'autres se contentent de postuler le pardon des fautes qu'elles ont commises.

7. Témoigner à Dieu une vive et sincère reconnaissance des bienfaits que nous avons reçus de Lui, est la première chose que nous avons à faire et à laquelle nous ne devons jamais manquer au commencement de nos prières; une humble et humiliante confession de nos péchés, est la seconde; exprimer à Dieu de tout notre coeur l'horreur et la douleur que nous avons de ms péchés, est la troisième. Or, après que nous aurons rempli ces trois premières qualités de la prière, nous continuerons ce saint exercice, en demandant au Roi de l'univers toutes les grâces que nous désirons et dont nous sentons que nous avons besoin. C'est sûrement là la meilleure manière de faire nos prières; aussi un ange l'a-t-il révélée à un fervent moine.

8. Avez-vous jamais comparu devant un juge de la terre ? rappelez-vous de quelle manière vous en avez agi pour gagner votre procès, et conduisez-vous de même en vous présentant devant Dieu. Si au contraire vous n'avez point paru en présence d'un juge mortel ou que vous n'ayez pas eu occasion de voir les autres à son tribunal, que les malades à qui l'on va faire une opération par le fer et par le feu, vous apprennent à prier Dieu. Voyez avec quelle ardeur, et quelles paroles ils conjurent leur médecin de prendre soin d'eux et de ne pas trop les faire souffrir.

9. Gardez-vous bien de rechercher dans vos prières des mots élégants et bien arrangés; car très souvent les paroles simples et entrecoupées des enfants leur ont attiré l'amitié et les bonnes grâces de leur Père qui est dans les cieux.

10. N'employez pas non plus de longs discours, lorsque vous priez; car le soin et la peine que vous prendriez pour trouver les mots capables d'exprimer vos pensées et vos sentiments, dissiperaient votre esprit et vous feraient perdre le recueillement qui vous est nécessaire. Une seule parole ne mérita-t-elle pas au publicain la plénitude des Miséricordes du Seigneur ? une seule parole ne procurât-elle pas le salut au bon larron sur la croix et au moment d'expirer ? Les grands mots et les belles phrases ne sont propres qu'à remplir l'esprit d'illusion et de dissipation; tandis que quelques paroles dictées par un coeur plein de foi, ont forcé l'esprit à rentrer dans le recueillement et dans l'attention.

11. Vous Sentez-vous ému et touché par quelque pensée ou quelque sentiment que vous exprimez à Dieu, ne passez pas outre : demeurez-y, arrêtez-vous-y; car c'est une preuve que votre ange gardien prie avec vous.

12. Avez-vous de solides raisons de croire que votre coeur est pur et innocent, ne parlez pas pour cela à Dieu avec trop de familiarité, mais avec une humilité profonde, et cette humilité fortifiera votre confiance en sa Miséricorde.

13. Quand même vous auriez acquis toutes les vertus, ne cessez de demander pardon à Dieu de vos péchés. Saint Paul ne dit-il pas lui-même qu'il est le premier des pécheurs (cf. 1 Tim 1,15) ?

14. On assaisonne les viandes avec du sel et de l'huile; mais c'est avec la tempérance et les larmes de la pénitence, qu'on assaisonne la prière.

15. Lorsque vous aurez acquis une douceur parfaite, et que vous aurez complètement triomphé de l'aigreur et de la colère, vous n'aurez que peu de violence à vous faire pour être délivré de tout trouble et de toute agitation dans vos prières.

16. Tant que nous n'avons pas acquis la véritable prière, nous sommes semblables aux petits enfants à qui l'on apprend à marcher.

17. Travaillez donc à élever votre esprit jusqu'au ciel, ou plutôt, à le fixer dans la méditation de certaines paroles qui se trouvent dans vos prières; et, bien qu'à cause de la faiblesse de votre enfance spirituelle, il vous arrive de faire des chutes, relevez-vous promptement et reprenez courageusement votre chemin. Hélas ! malheureusement l'inconstance n'est que trop le funeste apanage de l'esprit humain ! mais le Tout-Puissant peut changer cette inconstance en une constance et une fermeté inébranlables. Or, si vous ne cessez pas de lutter contre l'instabilité de votre esprit, Dieu, qui a fixé des bornes aux flots agités de la mer, en donnera Lui-même aux agitations de votre esprit, et leur dira : Vous viendrez jusque là, mais vous n'irez pas plus loin. (Job 38,11) Il est impossible à l'homme d'enchaîner la légèreté de l'esprit; mais tout est possible à Dieu, car c'est Lui qui a créé l'esprit.

18. Si vous avez jamais considéré Dieu, qui est le soleil de justice, vous pourrez vous entretenir avec Lui selon le respect qui Lui est dû; mais si vous n'avez pas encore eu le bonheur de Le voir et de Le connaître, comment vous sera-t-il donné de pouvoir traiter avec Lui ?

19. Pour mériter ce grand bien, ayez soin de ne jamais commencer vos prières qu'après avoir désavoué et rejeté d'un grand courage toutes les distractions qui vous arriveraient; continuez-les ensuite en appliquant fortement votre esprit à la méditation des paroles dont elles sont composées; enfin tâchez de les terminer par un saint ravissement en Dieu.

20. Les douceurs et la joie qu'éprouvent dans le saint exercice de la prière les religieux qui vivent avec leurs frères, sont toutes différentes des douceurs et de la joie que goûtent les religieux qui vivent dans la solitude. Les premiers, se trouvent exposés aux illusions de la vanité; tandis que les solitaires n'y sont point exposés, puisqu'ils n'ont que Dieu pour témoin de leur prière, la sainte humilité, devient l'âme de leurs communications avec le Seigneur.

21. Vous serez recueilli partout, même à table, si, par des efforts constants et par une attention soutenue, vous vous entretenez dans le recueillement, et que vous veniez à bout de ramener promptement votre esprit, quand il s'égare. Si, au contraire, vous laissez à votre imagination la liberté de folâtrer et de se dissiper, vous serez incapable de la maîtriser, quand même il s'agira de remplir un devoir avec une sérieuse attention.

22. Voilà pourquoi saint Paul, cet homme d'une prière si sainte et si parfaite, n'hésite pas de nous assurer qu'il préfère dans la prière ne dire que cinq paroles du fond du coeur, que d'en dire dix mille de la bouche. (1 Cor 14,19). Mais cette perfection ne peut pas être de suite le partage des jeunes religieux, ni de ceux qui ne font que de commencer à servir Dieu. Ainsi il nous convient, tant que nous serons obligés de nous compter parmi les imparfaits, de nous servir dans nos prières d'un certain nombre de paroles : cette manière de prier nous conduira peu à peu à une autre plus parfaite. En effet, Dieu voyant nos efforts pour rendre nos prières dignes de Lui, bien que réellement elles soient imparfaites, nous accordera le secours dont nous avons besoin pour prier comme il faut.

23. Mais ici faisons attention qu'il y a une grande différence entre ce qui souille nos prières, ce qui les anéantit, ce qui nous les dérobe, et ce qui les dissipe. En effet, nous souillons nos prières en nous laissant aller à des pensées vaines et ridicules; nous les anéantissons, en devenant les esclaves et les jouets des soins inutiles et superflus; nous nous laissons dérober nos prières, en livrant notre esprit, sans vouloir nous en apercevoir, à des pensées vagues et indifférentes; enfin nous nous faisons illusion dans nos prières, lorsqu'en priant, nous nous laissons emporter par quelques mouvements impétueux.

24. Faisons-nous nos prières en présence de plusieurs personnes, efforçons-nous intérieurement d'humilier notre âme de la même manière que ceux qui adressent et présentent des requêtes aux princes, humilient extérieurement leur corps. Sommes-nous seuls, lorsque nous prions et sans directeur, ne nous dispensons pas des dispositions corporelles et extérieures qui conviennent à la prière; car l'esprit se conforme assez au corps dans les personnes qui ne sont pas encore fort avancées dans les voies de Dieu.

25. Tous ceux qui se présentent devant le Roi éternel, mais surtout les personnes qui veulent obtenir le pardon de leurs péchés, doivent, dans leurs intérêts spirituels, Lui offrir les sentiments sincères d'un coeur contrit et humilié. Tant que nous serons dans notre corps, nous sommes obligés d'observer l'ordre et le conseil que l'ange donna autrefois à saint Pierre (cf. Ac 12,8).

26. Ceignez-vous donc de la ceinture de l'obéissance; dépouillez-vous entièrement de votre propre volonté, et, mort à vous-même, présentez-vous devant Dieu pour Lui offrir l'encens de vos prières. Car si nous ne nous étudions qu'à connaître et à suivre la Volonté du Seigneur, nous sentirons qu'Il viendra visiter notre âme et la conduire sans danger jusqu'à la vie éternelle.

27. Si vous vous élevez au dessus de l'amour du siècle et des plaisirs de la terre, vous rejetterez loin de vous toutes les inquiétudes de la vie présente, vous débarrasserez votre esprit de toutes les pensées vaines et inutiles, et vous renoncerez à votre propre corps. La prière, en effet, n'est autre chose qu'un renoncement parfait à tout ce qui tient à ce mondé présent; c'est un oubli de toutes les choses que nous y voyons ou que nous n'y voyons pas, de celles qui sont corporelles, ainsi que de celles qui sont incorporelles. Disons donc à Dieu : Qu'y a-t-il dans le ciel pour moi, ô mon Dieu ? rien; eh ! qu'ai-je à désirer sur la terre, si ce n'est vous, ô le Dieu de mon coeur et mon unique partage pour l'éternité ? Ce que je désire uniquement, c'est d'être si fortement uni à vous par la prière, que je ne puisse jamais en être séparé. Que les uns souhaitent et cherchent les richesses et les grandes possessions; les autres, la gloire et les honneurs : pour moi je n'ai d'autre bien ni d'autre avantage à désirer que d'être uni et attaché à mon Dieu et de placer en Lui seul toutes mes espérances et toute l'impassibilité de mon âme. (cf. Ps 72,25-28).

28. C'est la foi qui donne des ailes à la prière; car sans elle, elle ne pourrait pas pénétrer jusqu'au ciel.

29. Qui que nous soyons, éprouvons-nous les troubles et les agitations que donnent les passions et les mauvais penchants, ne nous décourageons pas, mais demandons à Dieu avec une foi ferme et avec instance d'en être délivrés, et ne perdons pas de vue que toutes les personnes qui sont enfin parvenues à la tranquillité du coeur, n'y sont arrivées qu'en passant par cette mer de troubles et d'agitations.

30. Quoiqu'un juge puisse ne pas craindre le Seigneur, il rend néanmoins justice à cause des instantes importunités dont il se voit fatigué; ainsi en agit le Seigneur à notre égard : en voyant notre âme, que nous Lui exposerons, dépouillée de sa grâce par le péché, Il lui accordera de triompher de son corps, qui est son redoutable adversaire, et de se venger des démons, ses cruels ennemis.

31. Ce bon et charitable dispensateur de dons et de faveurs exauce, sans différer, les âmes ferventes et reconnaissantes, et les fait entrer de suite dans le palais sacré de son Amour; mais Il laisse les âmes froides et sans reconnaissance souffrir longtemps la faim et la soif, afin que ces douleurs les forcent, pour ainsi dire, à persévérer dans la prière. Ces âmes malheureuses ne ressemblent que trop à des chiens qui n'ont pas plus tôt reçu un morceau de pain, qu'ils s'éloignent de la personne qui le leur a donné.

32. Ne dites pas que, quoique vous ayez fait de longues prières, vous n'avez cependant fait aucun progrès, ne devez-vous pas voir que cette constance, fut-elle toute seule, serait déjà pour vous un très grand avantage ? En effet peut-il y avoir pour vous rien de plus précieux que cette union que vous avez avec Dieu et que cette persévérance dans le saint exercice de la prière ?

33. Un criminel et un condamné au supplice tremblent moins au souvenir de la sentence qui a été ou qui sera prononcée par leurs juges, qu'un chrétien qui est possédé du désir de faire de bonnes prières, ne tremble de les faire d'une manière qui soit indigne du Seigneur. Aussi la seule pensée de la prière dans une personne sage et fervente pour son salut, suffit pour étouffer en elle tout ressentiment et tout souvenir des injures qu'elle a reçues, réprimer les mouvements de la colère, bannir les soins superflus, négliger les affaires purement temporelles, ne donner aucune attention aux afflictions et aux peines de la vie, garder une exacte tempérance, triompher des tentations, et se préserver des mauvaises pensées.

34. C'est par une prière continuelle du coeur que vous devez vous préparer à la prière intérieure et extérieure par laquelle vous voulez, en vous présentant devant Dieu, Lui offrir vos voeux et vos supplications. En vous conduisant de la sorte, n'en doutez pas, vous ferez de grands progrès en peu de temps. J'ai vu des personnes éminentes dans la vertu d'obéissance, qui, selon les forces et l'attention dont elles pouvaient jouir, se conservaient fidèlement en la présence de Dieu, lesquelles en se présentant avec leurs frères pour prier, avaient en un instant recueilli et leur esprit et leur coeur, et répandaient des torrents de larmes. C'était l'obéissance qu'elles pratiquaient avec tant de perfection, qui les avait si bien préparées à la prière.

35. La psalmodie qui a lieu dans la communauté, peut, il est vrai, exposer à des distractions et à des pensées de trouble, tandis que la psalmodie des solitaires n'est pas sujette aux mêmes inconvénients; mais la présence de nos frères recueillis et fervents peut nous procurer de la ferveur et nous tirer de la négligence, tandis que la paresse et la lâcheté des solitaires n'ont pas les mêmes remèdes.

36. La guerre que soutient un roi contre ses ennemis, lui fait connaître l'amour et l'attachement que les soldats lui portent; la prière manifeste l'amour et la tendresse que nous avons pour Dieu.

37. Elle montre à nous-mêmes le véritable état de notre âme. Ce n'est donc pas sans raison que les théologiens l'appellent le miroir de l'âme du moine.

38. Quiconque, ayant commencé un ouvrage, le continue, lorsque l'obéissance l'appelle à la prière, se trompe grossièrement : il ne suit que l'inspiration des démons; car ces infâmes voleurs nous dérobent, une à une, les heures de notre vie.

39. Quoique -vous n'ayez pas le don de prière, si quelqu'un se recommande à vous lorsque vous prierez Dieu, ne refusez pas cette recommandation; car souvent la foi vive de la personne qui nous demande le secours de nos prières, obtient pour celui à qui cette recommandation a été faite, la grâce d'une sincère contrition qui justifie et qui sauve.

40. Dieu, lorsque vous priez pour vos frères, exauce-t-Il vos prières, prenez bien garde de vous livrer à la vaine gloire : pensez que c'est leur foi qui a donné cette vertu et cette efficacité.

41. Chaque jour les précepteurs obligent leurs élèves à rendre un compte exact des leçons qu'ils leur donnent; de même Dieu nous demandera compte de la force et de la vertu qu'Il aura données à toutes nos prières. C'est pourquoi, lorsque nous prions avec le plus de ferveur, nous devons veiller sur nous avec une attention toute particulière; car c'est alors que les démons nous attaquent avec le plus de violence par des mouvements d'impatience, afin de nous faire perdre le fruit de nos prières.

42. Nous devons, sans aucun doute, pratiquer toutes les bonnes oeuvres avec une grande affection de coeur; mais c'est surtout à la prière que nous devons cette disposition de notre âme; et nous pouvons dire qu'une âme prie avec cette sainte affection du coeur, lorsqu'elle a parfaitement triomphé de là colère.

43. Ah ! qu'ils sont solides et durables les biens spirituels que nous avons acquis par beaucoup de prières et par de longues années d'épreuves, de travaux et de peines !

44. Quand on a le bonheur d'être uni à Dieu, on ne s'inquiète guère de quelles paroles on se servira pour Lui parler dans l'oraison; car l'Esprit saint prie Lui-même, par des gémissements ineffables dans une, personne qui se trouve dans cet heureux état. (cf. Rom 8,26).

45. Lorsque vous priez, chassez exactement de votre esprit toutes les représentations et les images qui s'y présentent, afin de ne pas tomber dans l'aveuglement et dans l'insensibilité.

46. C'est la prière, même qui vous fera connaître, et qui vous donnera l'assurance, que vos prières auront été exaucées. Or cette assurance est une grâce que nous fait le saint Esprit, par laquelle Il nous ôte tout doute et toute hésitation.

47. Avez-vous un véritable désir que vos prières soient exaucées ? soyez bon et rempli de commisération pour vos frères; car ce sera la miséricorde que nous aurons exercée envers le prochain, qui nous fera obtenir le centuple en ce monde, et la vie éternelle en l'autre. (cf. Mt 19,29).

48. Le feu céleste enflamme de ses bienfaisantes ardeurs les prières que nous sommes résolus de faire avec amour et révérence; et, une fois qu'elles sont ainsi réchauffées, elles montent jusqu'au ciel, et en font descendre dans une âme qui prie dans ces heureuses dispositions, des flammes nouvelles, qui,la purifient et la sanctifient de plus en plus.

49. Il est des personnes qui pensent que la prière est plus utile que la méditation de la mort et de ce qui la suivra; pour moi, je loue ces deux pratiques de piété, et les regarde comme également salutaires. Je crois même qu'elles ont toutes deux la même nature.

50. Observons, que plus un cheval fort et ardent s'avance vers le but où on le dirige, plus il s'anime, s'élance et, par la rapidité de sa course, s'efforce d'arriver. Telle doit être la conduite d'une âme dans l'exercice sacré de la prière. Or par la course que fait, cette âme qui prie, j'entends les louanges qu'elle rend à Dieu. Ainsi, lorsque cette âme généreuse et ardente voit arriver l'heure du combat, elle s'anime, s'encourage, saisit ses armes, vole sur le champ de bataille et se montre invincible.

51. Il est bien pénible pour une personne dévorée par les ardeurs d'une soif brûlante, de se voir enlever l'eau dont elle allait se désaltérer; mais il est bien plus cruel pour une âme qui prie avec de grands sentiments de componction, être obligée d'interrompre son union et sa conversation avec Dieu, lesquelles lui faisaient goûter tant de douceurs et de consolations et qu'elle avait désirées avec une si grande ardeur.

52. Ne mettez pas fin à votre prière, pendant que vous éprouverez en vous-même les ardeurs du feu que Dieu y a mis, et qu'il ne fera pas tarir Lui-même la source des larmes que sa grâce vous fait répandre; car peut-être dans toute votre vie vous ne rencontrerez pas une occasion aussi favorable pour vous faire mériter et pour obtenir le pardon de vos fautes.

53. Il n'arrive que trop souvent que des personnes, après avoir reçu de Dieu le don d'une oraison parfaite, après avoir même goûté quelque temps les délices et les consolations célestes, souillent misérablement leur conscience par des paroles inconsidérées et téméraires, et cherchent ensuite sans succès ce qu'elles avaient coutume de trouver dans leurs prières.

54. Il y a une grande différence entre méditer intérieurement en s'entretenant avec son propre coeur, et conduire ce même coeur en suivant les lumières de la partie supérieure de l'âme qui, étant éclairée par la foi, devient reine et capable d'offrir au Christ des hosties qui lui soient agréables. C'est donc avec raison qu'un de nos pères qui, par leur science, ont mérité le titre de théologiens, a dit, qu'un feu saint et céleste descend dans les personnes qui se livrent à la méditation pour les enflammer, et les purifier des impuretés et des souillures qui leur restent encore, et que ce même feu descend aussi dans les âmes de celles qui ont réglé leur coeur selon les lumières de la foi, pour les éclairer de plus en plus et les faire avancer dans les voies de la perfection. C'est pourquoi ce feu salutaire est justement appelé une lumière qui consume et qui éclaire. Aussi voyons-nous quelquefois des personnes sortir du saint exercice de la prière comme d'une fournaise ardente, et sentir elles-mêmes qu'elles ont été purifiées de leurs souillures et de leurs imperfections, et délivrées de la concupiscence, ce terrible et funeste foyer des péchés; et que d'autres en sortent toutes remplies de lumières, revêtues des riches habits de l'humilité et inondées d'une joie céleste. Ils ont donc prié de corps plutôt que de coeur, ceux qui dans l'oraison n'ont pas éprouvé plus ou moins l'un ou l'autre de ces deux effets; leur prière a donc été une prière judaïque.

55. Si les corps sont capables de changer en touchant d'autres corps, comment pourrait-il demeurer dans le même état, l'homme qui aurait avec une âme et des mains pures touché Dieu dans la prière ?

56. Nous trouvons dans la conduite des rois de la terre une image de la conduite de notre Roi suprême et éternel. En effet Il distribue souvent Lui-même les récompenses qu'Il accorde à ses serviteurs; d'autres fois, il les leur fait distribuer par le ministère de quelques favoris; d'autres fois il n'emploie, pour faire, cette distribution, que le ministère de quelques officiers inférieurs; enfin quelquefois Il ne les donne que d'une manière secrète et cachée. Mais remarquons que toutes ces distributions de récompenses se font selon l'humilité qui règne dans les coeurs.

57. Un roi de la terre ne manquerait pas d'avoir en horreur un sujet qui, tandis qu'il serait devant lui, détournerait le visage pour parler à son ennemi; or quelle horreur le Roi du ciel ne doit-Il pas avoir d'une personne qui dans la prière se détourne de Lui pour s'entretenir avec de mauvaises pensées et les approuver ?

58. Si le démon vient vous distraire pendant vos prières, chassez-le loin de vous, comme vous chasseriez un chien, et ne cédez jamais à ses importunités.

59. Demandez à Dieu ses dons et ses grâces par les larmes du repentir et de la pénitence; mais rappelez-vous que ce sera par l'obéissance que vous les recueillerez, et que c'est par une patience pleine de persévérance que vous devez frapper à la porte de ses Miséricordes : or cette porte est bientôt ouverte à celui qui frappe de cette manière; et tôt ou tard il obtient l'objet de ses désirs et de ses voeux, celui qui prie Dieu dans ces dispositions.

60. Je vous conseille fortement de ne pas vous charger imprudemment de prier pour une femme; car il est à craindre, que le démon ne se serve de cette occasion pour pénétrer dans votre coeur et vous enlever le trésor précieux des grâces dont Dieu vous a orné et vous a doté.

61. Une autre précaution que vous avez à prendre, c'est de ne pas considérer en particulier et de ne pas examiner scrupuleusement les fautes corporelles que vous avez faites; car vous devez craindre que votre ennemi ne vous tende encore des pièges, et ne se serve de vous-même pour vous faire tomber dans ses embuscades.

62. Le temps que vous devez employer aux exercices et aux affaires spirituelles et nécessaires, ne le prenez pas pour le consacrer à la prière; ce serait encore là une ruse par laquelle le démon voudrait vous empêcher d'obtenir ce qu'il y a de plus avantageux et de plus salutaire dans la vie religieuse.

63. Quiconque a soin de marcher en s'appuyant toujours sur le bâton fort et puissant de la prière, ne fera pas de chutes ou, s'il a le malheur de faire quelques faux pas, sa chute ne sera pas entière. Au reste, la prière est une douce et sainte violence que nous faisons à Dieu.

64. Or les victoires et les triomphes que nous remporterons sur eux, nous feront connaître et sentir quelles sont la puissance et la vertu de la prière. Voilà, pourquoi David s'écrie : J'ai connu, ô mon Dieu, quel a été votre Amour pour moi, parce que vous m'avez donné l'assurance que, dans la guerre que je soutiens, mes ennemis n'auront aucun sujet de s'applaudir des avantages qu'ils auront remportés sur moi ( Ps 40,12). C'est encore pour cette raison que le psalmiste dit : J'ai crié de tout mon coeur, c'est-à-dire de toutes mes forces : Exaucez-moi, Seigneur, et je rechercherai la justice de vos ordonnances (Ps 118,145). C'est enfin pour nous faire comprendre cette importante vérité que le Christ nous fait entendre cette sentence : Lorsque deux ou trois personnes se trouvent réunies ensemble en mon Nom, Je me trouve au milieu d'elles (Mt 18,20).

65. Toutes les personnes, et par rapport au corps et par rapport à l'âme, ne sont pas dans les mêmes dispositions pour chanter les louanges de Dieu; car les unes aiment à chanter les psaumes avec une certaine célérité, et les autres avec une certaine lenteur : les premières en agissent de la sorte, afin, disent-elles, d'éviter les distractions et de s'en délivrer, et les dernières, parce qu'elles ont de la difficulté à bien prononcer et à comprendre les paroles qu'elles chantent.

66. Si vous implorez assidûment le secours du Roi du ciel contre vos ennemis, soyez bien assuré qu'ils ne vous fatigueront pas; car ils se retireront bien vite et d'eux-mêmes ils ne craignent rien tant que de vous fournir des occasions de vous procurer de nouveaux triomphes et de nouvelles couronnes dans les combats où vous les vaincriez en vous servant contre eux de l'arme puissante de la prière. La prière, semblable à un feu brûlant, les éloignera et les fera fuir loin de vous.

67. Ayez donc toujours une ferme confiance en Dieu, et Il sera Lui-même le maître qui vous apprendra l'art salutaire de bien prier. Nous ne pouvons absolument pas nous donner la faculté de voir; c'est Dieu qui nous l'a donnée en nous créant, mais tous les hommes ensemble seront-ils capables de nous faire discerner et connaître quelle est l'excellence de l'oraison ? Ah ! c'est Dieu seul qui peut, dans l'exercice même de la prière, nous faire comprendre et son excellence et les avantages qu'elle nous procure; oui, c'est Dieu qui donne à l'homme toute la science dont il est doué, qui accorde à celui qui prie la grâce de bien prier, et qui répand les bénédictions de sa Tendresse sur les âmes justes et saintes.

VINGT-NEUVIÈME DEGRÉ

Du ciel terrestre, c'est-à-dire de la paix de l'âme,
qui la rend semblable à Dieu en la perfectionnant
et en lui procurant la résurrection avant la résurrection générale.

1. Voici que, malgré mon ignorance profonde, malgré les ténèbres épaisses que mes passions répandent sur mon esprit, malgré enfin les ombres de la mort de mon corps, j'ai la témérité et la hardiesse de parler du ciel terrestre. Or si les étoiles sont le superbe ornement du firmament, les vertus sont celui de la tranquillité du cÏur. C'est pour cette raison que je pense et dis que la paix ou la tranquillité de l'âme n'est rien d'autre sur la terre qu'un véritable ciel dans lequel une âme qui le possède, ne considère plus les ruses et la méchanceté des démons que comme des jeux et de vains amusements.

2. Il est donc vraiment délivré et maître en même temps de tous les troubles et de toutes les agitations de son âme, l'homme qui a purifié sa chair de toute sorte de taches et de souillures, et qui, par ce moyen, l'a rendue, en quelque façon, incorruptible; qui a su élever ses affections et ses sentiments au dessus des choses créées, et soumettre tous ses sens à l'empire de la raison et de la foi; qui enfin, par une force surnaturelle, a pu placer son âme face à face devant Dieu et la lui consacrer avec une délicieuse confiance.

3. Certains soutiennent que cet heureux état de l'âme est une résurrection, c'est-à-dire un retour de l'âme à son véritable état, avant la résurrection du corps qu'elle anime. Il en est d'autres qui vont jusqu'à dire que la paix et la tranquillité de l'âme donnent de Dieu une connaissance semblable à celle que les anges en ont.

4. Cet heureux état de l'âme, quoiqu'il soit la perfection des coeurs parfaits, est néanmoins susceptible de s'augmenter sans cesse et presque jusqu'à l'infini. C'est cette tranquillité, ainsi que m'en a assuré un grand serviteur de Dieu qui en avait fait lui-même la délicieuse expérience, laquelle sanctifie et purifie tellement une âme, la détache et la délivre si victorieusement de toutes les affections pour les choses de la terre, que, par un ravissement tout divin, elle l'élève jusque dans les cieux, et qu'après l'avoir conduite au port du salut, elle lui fait contempler Dieu même. Eh ! n'est-ce point de ce ravissement céleste qu'il avait peut-être éprouvé, que David veut parler, lorsqu'il dit : que les dieux puissants de la terre ont été extraordinairement élevés (Ps 46,10). C'est encore ce qu'avait éprouvé ce saint religieux d'Égypte, qui, au milieu de ses frères, priait presque toujours les bras étendus vers le ciel.

5. Cependant cette admirable paix de l'âme n'est pas la même dans tous ceux qui la possèdent; car elle est plus ou moins éminente et parfaite dans les uns que dans les autres. Il y en a, par exemple, qui ont une horreur extrême pour le péché; d'autres, qui sont dévorés par le désir de s'enrichir de vertus.

6. On appelle avec raison la chasteté paix de l'âme; car cette vertu angélique est le principe de la résurrection générale, de l'incorruptibilité et de l'immortalité des créatures devenues par le péché corruptibles et mortelles.

7. Eh ! n'était-ce pas de la tranquillité de l'âme que voulait parler saint Paul, en disant : Quel est l'homme qui a connu l'Esprit du Seigneur (1 Co 2,16) ? N'était-ce pas encore cette vertu que voulait signaler un solitaire d'Égypte, en disant qu'il n'avait plus de crainte du Seigneur ? Voulait-il marquer une autre chose que la paix de l'âme, ce religieux qui priait Dieu de lui permettre d'être encore éprouvé par le feu des tentations ? Quelle est donc encore la personne qui, avant la gloire future, puisse être jugée plus digne de cette tranquillité du coeur, que ce Syrien qui, tandis que David, si illustre parmi les prophètes, disait à Dieu : Accorde-moi , Seigneur, dans le cours de mon pèlerinage, quelque relâche et quelque repos, afin de recevoir quelque rafraîchissement avant que je parte de ce monde (Ps 38), disait lui même : Modère, Seigneur, les effusions surabondantes de grâces et de consolations dont Tu inondes mon âme ?

8. Une âme possède réellement cette précieuse paix, lorsqu'elle est portée au bien et identifiée avec la vertu, comme les méchants sont portés au mal et absorbés dans les plaisirs des sens.

9. Si le dernier comble de l'intempérance consiste à se faire violence pour manger et boire, quand on est parfaitement rassasié, la perfection de la tempérance et de la sobriété consiste à se priver de manger et de boire, lorsqu'on en a un très grand besoin; or une âme ne parvient à ce degré de vertu que par la puissance et l'autorité qu'elle a prises sur les appétits et les inclinations du corps.

Si le plus exécrable des excès auquel la luxure puisse porter l'homme qu'elle tient dans son honteux esclavage, est de chercher à contenter sa passion avec des bêtes et des objets inanimés, le plus haut degré de la chasteté est de n'être pas plus touché ni ému par les créatures animées que par celles qui ne le sont pas.

Si le dernier terme de l'avarice consiste à ne jamais cesser de travailler pour augmenter les richesses que l'on possède déjà et à ne jamais savoir se contenter, assurément la preuve la plus frappante qu'on aime et qu'on pratique la pauvreté, doit être de ne pas même épargner son propre corps. Se croire dans un état doux et tranquille au milieu des afflictions les plus cruelles, sera la preuve de la plus héroïque patience.

Le comble de la fureur et de la colère est bien certainement de se livrer aux emportements, lorsqu'on est seul; le comble de la douceur et de la modération doit donc être de demeurer dans le calme, soit en l'absence, soit en la présence des calomniateurs.

Si le dernier degré du délire auquel puisse faire arriver la vaine gloire, consiste à penser et à croire qu'on mérite d'être loué, et qu'on reçoit des louanges que personne ne donne ni ne peut donner; la marque la plus sûre qu'on a foulé aux pieds tout sentiment de vanité, c'est de ne pas en éprouver le plus léger mouvement au milieu même des éloges qu'on nous donne pour les bonnes oeuvres que nous avons eu le bonheur de pratiquer.

Si le vrai caractère de l'orgueil, cette maudite peste des âmes, est de nous faire élever au-dessus des autres, quelque vils et méprisables que nous soyons, ne faut-il pas convenir que le caractère essentiel de l'humilité, cette mère féconde des vertus, consiste à conserver des sentiments d'abjection et de mépris pour soi-même au milieu des plus grandes entreprises et des actions les plus honorables et les plus éclatantes ?

Si c'est un témoignage irréfragable qu'on est esclave de toutes les passions, quand, sans aucune résistance, on succombe à toutes les tentations du démon, c'est, à mon avis, une marque certaine qu'il est parvenu à la bienheureuse paix de l'âme, l'homme qui peut dire ouvertement avec David : Je ne connaissais pas le méchant qui s'éloignait de moi, cf. Ps 100,4), et ajouter : Je ne sais ni comment ni pourquoi il est venu, ni comment il s'est retiré ; car étant uni à mon Dieu par des liens si forts qu'ils ne me permettront pas de me séparer de Lui, je suis insensible à toutes ces choses et à d'autres semblables.

10. Or les personnes auxquelles Dieu a daigné accorder cette grâce si sublime, quoique revêtues d'une chair fragile, deviennent et sont des temples vivants de la Divinité, qui les dirige et les conduit dans leurs paroles, leurs actions et leurs pensées, et qui, par les lumières abondantes dont elle éclaire leur esprit, leur fait exactement connaître quelle est son adorable Volonté; et, supérieures à toutes les instructions des hommes, ces âmes fortunées s'écrient dans les sentiments d'un ravissement céleste : Mon âme est toute brûlante de soif pour mon Dieu, qui est le Dieu fort et vivant; quand viendrai-je et quand paraîtrai-je devant la Face de mon Dieu ? (Ps 41,3); et elles ajoutent : Je ne peux plus supporter la violence du désir qui me presse; ô mon Dieu, je désire, je cherche et je demande cette beauté immortelle que Tu m'avais donnée avant cette chair de boue.

11. Mais que pouvons-nous dire de plus ? quiconque possède cette suréminente tranquillité de l'âme, n'est-il pas autorisé à dire avec saint Paul : Je vis, mais ce n'est pas moi qui vis, c'est Jésus Christ qui vit en moi (Ga 2,20), et à dire encore avec le même apôtre : J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé la course, j'ai gardé la foi. (2 Tm 4,7)

12. Il y a plus d'une pierre précieuse pour orner le diadème des rois, et la paix de l'âme n'est pas formée par une seule vertu, mais par la réunion de toutes les vertus — elle ne pourrait exister par l'absence d'une seule.

13. Soyez bien persuadé que cette paix est, en quelque sorte, la cour et le palais du Roi des cieux : or dans ce palais comparable à une grande cité, il y a différentes habitations pour les âmes justes : le mur qui entoure cette nouvelle Jérusalem, c'est la rémission de nos péchés. Courons donc, ô mes frères, arrivons jusqu'au lit qui nous est préparé dans ce palais céleste : nous devons y trouver un repos parfait. Eh ! si par un malheur à jamais déplorable nous nous trouvons encore chargés du poids de nos mauvaises habitudes, ou que nous soyons embarrassés par les affaires de la vie qui est si courte, appliquons-nous au moins à nous procurer une place autour du lit nuptial de l'Époux céleste. Si notre tiédeur et notre négligence nous privent encore de cet honneur et de cet avantage, faisons du moins en sorte d'entrer dans l'enceinte de ce palais; car, hélas ! il sera condamné à vivre éternellement dans une désespérante solitude avec les démons, l'homme qui, avant sa mort ne sera pas entré dans cette enceinte, ou plutôt qui n'aura pas escaladé les remparts de cette cité céleste pour pénétrer dans son enceinte. Il faut donc de toute nécessité qu'avec une détermination forte et sincère, nous disions avec David : C'est avec le secours de mon Dieu que je veux traverser le mur, (Ps 17,30); et ce mur, le Prophète nous enseigne que ce sont nos péchés : Vos iniquités, dit-il, ont établi un mur de séparation entre vous et votre Dieu. (Is 59,2) Travaillons avec courage, ô mes amis, pour renverser ce mur de séparation que nous avons si malheureusement élevé par nos désobéissances. Procurons-nous à tout prix la rémission de nos péchés; car personne dans l'enfer ne pourra nous donner les moyens de payer les dettes que nous avons contractées en les commettant. Soyons donc pleins de zèle, ô mes chers frères, pour les intérêts de notre salut; car c'est pour cette fin que Dieu nous fait la grâce de nous enrôler dans sa milice sainte. Soyons bien convaincus que nous ne pouvons nous excuser de n'être pas animés de cette ardeur, ni sur les chutes que nous avons faites, ni sur les circonstances pénibles du temps, ni sur la difficulté de porter le joug du Seigneur; car tous ceux qui, comme nous, ont été revêtus de Jésus Christ dans le sacrement de la régénération, Dieu leur a donné le pouvoir de de devenir et d'être ses enfants (cf. Jn 1,12), et c'est à eux qu'Il adresse ces paroles : Quittez vos téméraires entreprises, considérez et reconnaissez que Je suis votre Dieu (cf. Ps 45,11), et que : Je suis la paix solide et véritable des coeurs. Or c'est à ce Dieu de paix que nous devons gloire et honneur dans les siècles des siècles. Amen.

14. Cette sainte tranquillité transporte de la terre au ciel une âme qui connaît et qui sent sa misère, et réveille le courage d'un pécheur rempli d'humilité, pour le faire sortir de l'ordre de ses passions. Mais l'amour, qui est au-dessus de toute louange, accorde aux personnes qui en sont ornées le pouvoir d'être placées parmi les anges qui sont les princes du peuple de Dieu.

TRENTIÈME DEGRÉ

De la réunion des trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité.

1. Après avoir parlé de toutes les choses qui nous ont occupés jusqu'à présent, nous pouvons dire avec l'Apôtre qu'il nous reste à considérer la foi, l'espérance et la charité, vertus qui sont le fondement et le lien de toutes les vertus chrétiennes et religieuses. Or la plus grande et la plus belle de ces trois vertus, c'est la charité; car Dieu même est appelé Amour.

2. Nous envisagerons la foi comme un rayon du soleil qui nous éclaire; l'espérance, comme la lumière de ce rayon qui nous dirige et nous encourage; et la charité, comme ce soleil tout entier qui nous enflamme et féconde en nous tout le bien que nous faisons. Cependant nous devons dire que ces trois vertus concourent à former la même lumière et la même splendeur.

3. La foi nous rend capables d'exécuter tout ce qu'elle nous fait entreprendre. La miséricorde de Dieu affermit et fortifie l’espérance, et ne souffre pas que cette vertu soit troublée ni confondue. La charité ne fait point de chute, ne s'arrête pas dans sa course et ne permet pas à celui qu'elle a blessé de ses divines flèches, de se donner du repos ni de cesser de se livrer à des actions que l'esprit du monde regarde comme déraisonnables et insensées; mais c'est ici une sage et heureuse folie.

4. Toutes les fois qu'on veut parler de la charité, c'est de Dieu même. Qu'on juge par là combien est grande, difficile et périlleuse la chose que désirent entreprendre les personnes qui ne feraient pas attention à la grandeur de ce qu'elles vont commencer, en voulant parler de Dieu.

5. Les anges connaissent l'excellence de la charité selon le degré de lumière que le Seigneur leur a communiqué.

6. Dieu est amour (1 Jn 4), et celui qui prétendrait expliquer dans ses paroles ce que c'est que Dieu, serait plus insensé et plus aveugle qu'une personne qui voudrait compter tous les grains de sable qui sont sur les bords et dans les abîmes de la mer.

7. La charité est donc quelque chose de semblable à Dieu, et par sa puissance elle rend les hommes qui la possèdent semblables à lui, autant que leur nature peut en être susceptible. Les effets qu'elle produit dans une âme qui en est ornée, c'est de la livrer à une sainte et délicieuse ivresse, d'être pour elle une fontaine intarissable de foi, un abîme de justice et de patience, et un océan d'humilité.

8. La charité chasse de l'esprit toute pensée désavantageuse au prochain; elle ne pense jamais mal de personne (1 Cor 13,5).

9. La charité, la paix du cœur, et l’adoption que Dieu fait de nous au baptême pour être ses enfants chéris, sont trois choses qui ne diffèrent entre elles que de nom, à peu près de la même manière que le feu, la lumière et la flamme. Elles ont toutes les trois la même nature, la même action et les mêmes effets : telle est l'idée que vous devez en avoir

10. On a plus ou moins de crainte, selon que la charité est plus ou moins parfaite. Il est rempli de charité, ou bien cette vertu est entièrement éteinte dans lui, le chrétien qui ne craint plus rien.

11. Je crois ne pas faire une chose inutile, que de me servir ici de comparaisons tirées des actions humaines afin de donner à comprendre quelle est la crainte, l'ardeur, le zèle, les soins, l'empressement, le respect, l'obéissance et l'amour que nous devons avoir pour Dieu. Heureux donc l'homme qui aime Dieu avec une affection aussi ardente qu'un amant insensé chérit la beauté qui a si misérablement ravi son cœur ! Heureux encore celui qui n'a pas pour Dieu moins de crainte, qu'un criminel n’en a pour les juges qui doivent le juger et le condamner ! Heureux encore le chrétien dont le zèle et l'ardeur dans les voies de Dieu enflamment le cœur autant que l'ardeur et le zèle enflamment celui des serviteurs fidèles et dévoués à leurs maîtres temporels ! Heureux encore celui qui n'a pas pour la pratique des vertus une affection moins prononcée ni moins ardente que les maris jaloux n'en ont pour leurs épouses qu'ils adorent ! Heureuses encore les personnes qui, dans leurs prières, se présentent à Dieu avec le même respect que les officiers se présentent devant leur souverain ! Heureuses enfin les âmes qui s'appliquent à plaire à Dieu avec la même attention, que les hommes eux-mêmes s'étudient à plaire à d'autres hommes !

12. Une mère dont le cœur est tout de tendresse, n'aime pas tant à serrer dans ses bras et à presser sur son sein maternel l'enfant à qui elle a donné le jour et qu'elle nourrit, qu'un enfant véritable de la charité ne se complaît à s'unir à son Dieu.

13. Une personne qui en aime ardemment une autre, s'imagine voir toujours l'objet de son ardent amour, le couvre dans elle-même des baisers les plus tendres et les plus affectueux, et le sommeil même n'est pas capable de détourner son esprit ni son cœur de cet objet chéri : l'amour qu'elle a pour cette personne, la lui représente dans des songes. Or ce qui arrive ordinairement dans l'ordre naturel, arrive aussi dans les choses d'un ordre surnaturel. C'est ce qu'a merveilleusement bien exprimé une âme qui avait été blessée de la flèche de l'amour de Dieu : Je dors, disait-elle, parce que je suis obligée de céder aux besoins de mon corps; mais mon cœur veille toujours à cause de la grandeur de mon amour (Cant 5,2).

14. Mais remarquez, ô vous à qui l'on peut se fier, que l'âme, semblable à un cerf, après avoir donné la mort à toutes les bêtes féroces qui voulaient la dévorer, est brûlée d'une soif ardente pour le Seigneur; et, percée du trait de son amour, elle soupire sans cesse après lui comme après une source d'eau rafraîchissante, tombe en défaillance et semble vouloir se perdre et s'anéantir dans Dieu.

15. Il n'est pas toujours facile de reconnaître quelle est la cause et quel est le principe de la faim qu'on éprouve; mais on ne peut pas en dire autant de la soif : elle paraît ouvertement, et fait assez voir au dehors les ardeurs dont elle tourmente intérieurement la personne qui la souffre. C'est pourquoi un grand serviteur de Dieu a dit : Mon âme est toute brûlante de soif pour Dieu, qui est le Dieu fort et vivant (Ps 118) .

16. Si la présence d'un ami que nous chérissons bien tendrement, produit en nous un changement remarquable, si elle nous rend joyeux et contents, et qu'elle soit capable d'éloigner de nos cœurs toute peine et tout chagrin; quel changement, je vous le demande, ne doit pas opérer la Présence de Dieu dans une âme pure, sainte et enflammée d'amour pour Lui, lorsqu'Il se présente à elle d'une manière invisible, il est vrai, mais qui n'en est pas moins sensible ni délicieuse ?

17. La crainte de Dieu qui vient d'un sentiment profond du cœur, a coutume de laver et de purifier une âme de toutes ses souillures. C'est pourquoi le psalmiste adresse au Seigneur cette prière admirable : Transperce, ô mon Dieu, mes chairs de ta crainte comme avec des clous (Ps 118). Mais il en est que le saint amour de Dieu dévore et consume, selon cette parole de Salomon : Tu m'as percé le cœur, oui, tu m'as percé le cœur. (Cant 4,9). On en rencontre d'autres que l'amour de Dieu éclaire tellement de ses lumières qu'ils sont tout transportés de joie et d'allégresse, et s'écrient : Mon cœur a mis dans le Seigneur, toute son espérance, et j'ai été secouru, et ma chair a comme refleuri (Ps 27). Eh ! n'en soyons pas étonnés : la joie du cœur ne répand-elle pas sur le visage une fraîcheur semblable à celle d'une fleur ? Lorsqu'une personne a le bonheur d'être enflammée par les ardeurs de la charité, et, en quelque sorte identifiée avec cette vertu céleste, on voit dans elle, comme dans un miroir, la beauté de son âme. N'est-ce pas ce qui arriva au conducteur du peuple de Dieu ? Moïse, cet homme extraordinaire avait souvent contemplé la Face de Dieu, mais ne fut-il pas publiquement environné de sa Gloire ?

18. Ceux qui sont parvenues au degré de charité, qui est propre aux anges, oublient jusqu'à la nourriture que réclament les besoins de leur corps, et n'y pensent même pas. Eh ! ne voyons-nous pas souvent que dans le cours des choses purement naturelles, une passion violente est capable de faire perdre la pensée de manger ? Ce que nous avons dit de la charité n’a donc rien d'étonnant.

19. Je pense même que les corps de ceux que la charité rend, en quelque façon incorruptibles, sont moins exposés aux maladies; car la flamme toute pure de la charité les ayant purifiés, après avoir éteint dans eux les feux de la concupiscence, fait qu'ils ne sont pas exposés à la corruptibilité.

20. C'est pourquoi j'ose assurer, parce que j'en suis intimement convaincu, que ces personnes prennent leur nourriture sans goût et sans plaisir; car, si l'humidité de la terre nourrit et conserve les plantes, le feu sacré de l'amour de Dieu nourrit et conserve les âmes.

21. L'accroissement de la crainte de Dieu est le commencement de la charité; mais la perfection de la chasteté est le commencement des véritables connaissances théologiques.

22. Dieu, par une parole mystérieuse et secrète, instruit Lui-même les personnes qui Lui sont parfaitement unies dans toutes les puissances de leur âme et de leur corps; mais pour celles qui ne sont pas unies à Dieu de cette manière, il leur est très difficile de pouvoir parler de Lui.

23. Le Verbe de Dieu donne une chasteté parfaite, et, par sa Présence dans un cœur, il donne la mort à la mort même. Or la destruction de la mort donne à ceux qui aspirent à la connaissance des mystères, les lumières nécessaires pour y parvenir.

24. Ainsi lorsque c'est par l'Esprit de Dieu que nous parlons à Dieu, nos paroles sont, en quelque sorte, les paroles de Dieu même lesquelles sont toutes saintes et doivent subsister éternellement.

25. La chasteté élève donc véritablement un homme à la connaissance des mystères célestes; de manière qu'il conçoit la doctrine qui nous enseigne le mystère d'un seul Dieu en trois personnes.

26. Quiconque aime Dieu sincèrement, ne manque pas d'aimer son prochain, car c'est l'amour que nous avons pour nos frères qui manifeste et démontre celui que nous avons pour Dieu.

27. Cet amour de notre prochain ne nous permet pas de souffrir que devant nous on parle mal des autres, de nous livrer nous-mêmes à la médisance : ce vice nous fait horreur et nous craignons plus de nous en rendre coupables, que de tomber dans le feu.

28. Nous pouvons comparer une personne qui nous assure qu'elle aime Dieu, et qui néanmoins nourrit dans son cœur des sentiments de colère et d'animosité, à un homme qui pendant son sommeil s'imagine voyager et courir.

29. La charité se fortifie par l'espérance; car c'est cette dernière vertu qui nous fait attendre le prix et la récompense de notre charité.

30. Or l'espérance est un don du ciel qui nous enrichit de biens spirituels et invisibles.

31. C'est un trésor assuré que nous possédons en ce monde, et qui doit nous mettre en possession du trésor immense et éternel que nous attendons dans l'autre.

32. Cette divine vertu nous console et nous soutient dans nos peines et nos travaux, nous ouvre la porte de la charité, chasse de nos cœurs tout sentiment de désespoir; et, quoique les biens éternels ne soient pas encore en notre disposition, elle nous les fait, en quelque façon, posséder et goûter sur la terre.

33. La charité périt dès que l'espérance se retire et manque. C'est l'espérance qui nous encourage à supporter avec une héroïque patience les peines et les chagrins de la vie présente; c'est elle qui nous fait aimer nos sueurs et nos travaux; c'est elle qui nous environne des Miséricordes du Seigneur.

34. C'est par sa puissante protection que le religieux étouffe la tiédeur, et triomphe parfaitement de la paresse et de l'ennui.

35. Le goût que nous avons pour les faveurs et les dons célestes fait naître en nous les sentiments de l'espérance. La personne qui ne les goûte pas, dans le fond de son âme, ces dons célestes court de grands dangers de ne pas persévérer.

36. L'espérance et la colère sont deux ennemis irréconciliables. En effet l'espérance ne couvre jamais de confusion, et la colère nous couvre de honte.

37. La charité obtient le don de prophétie et de miracles elle est une source intarissable de lumières divines, un foyer de flammes célestes qui plus elles se répandent en abondance dans notre cœur, plus elles l'enflamment et le consument; elle fait maintenant le bonheur des anges, et nous fait avancer nous-mêmes en gloire pour l'éternité.

38. Ô belle vertu ! ô la plus belle des vertus ! dis-nous, nous t’en supplions, dis-nous : Où tu mènes paître tes chères brebis, où tu prends ton repos pendant les ardeurs du midi. (cf. Cant 1,7). Éclaire-nous ! répands sur nous ta divine rosée, dirige-nous, conduis-nous et tire-nous enfin à toi; car nous désirons ardemment de monter jusqu'au palais que tu habites. Tu commandes à toute chose, tu règne sur tout; mais tu as blessé mon cœur (cf. Cant 4,9); je ne peux plus contenir les ardeurs dont tu l'as embrasé, et je brûle du désir de vous louer; je vous dirai donc: Tu domines sur la puissance de la mer, et, quand il te plaît, tu adoucis et calmes le mouvement et la violence de ses flots; tu humilies et tu brises les superbes dans leur orgueil, comme des hommes percés de traits; et par la force de ton bras, tu as dispersé tes ennemis (Ps 88,9-10), et tu as rendu invincibles ceux qui t’aiment. Que ne m'est-il donné de te contempler, comme le saint patriarche Jacob put le faire, lorsque tu étais appuyée sur cette échelle mystérieuse qu'il vit !
Ah ! aimable charité, daigne te rendre favorable à ma prière — apprends-moi, s'il te plaît, dans quel état je dois être pour pouvoir monter sur cette échelle et arriver jusqu'à toi ? quel est le moyen qu'il me faut employer pour cela, quel est le prix et quelle est la récompense que mérite la personne qui t’aime, et qui, pour monter cette échelle dont les échelons sont autant de vertus, les arrange et les dispose dans son cœur avec une grande activité ? Je désirerais encore savoir quel est le nombre de ces échelons, et combien de temps il faut pour parvenir au dernier. Jacob, qui lutta autrefois avec un ange et qui mérita de voir cette échelle, nous a bien dit quels sont ceux qui doivent nous conduire pour y monter; mais il n'a pas voulu, ou plutôt pour parler plus correctement, n'a pas pu nous apprendre quelque chose de plus sur ce mystère.
Après donc que j'eus parlé de la sorte, il me sembla que la charité se montra à moi du haut des cieux et fit entendre ces paroles à mon âme : Tant que tu ne seras pas délivré de la prison de ton corps, il ne te sera pas possible, malgré ton amour pour Dieu, de voir et de contempler les traits de ma beauté : contente-toi donc de savoir que cette échelle, au haut de laquelle tu me vois appuyée, te marque par ses échelons l'ordre et l'enchaînement des vertus, ainsi que vous l'a dit ce grand homme qui, dès son vivant même, fut initié dans les mystères de Dieu; car c'est lui qui t’apprend qu'à présent ces trois vertus, la foi, l'espérance et la charité demeurent et sont nécessaires; mais que la charité est la plus excellente des trois. (1 Co 13,13).

 

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