LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

JEAN le SINAÏTE,
(525-605)
saint, abbé
surnommé CLIMAQUE

L’échelle Sainte

VI

huitième à quatrorzième degrés

 

 

 

HUITIÈME DEGRÉ

De la Douceur, qui triomphe de la colère.

1. L'eau qu'on répand peu à peu sur un incendie, finit par l'éteindre entièrement; c'est ainsi que les larmes que nous fait verser une véritable douleur de nos péchés, compriment et font mourir les mouvements de la colère, et calment l'impétuosité du coeur : c'est pour cette raison que nous allons traiter de la douceur et de la bonté de l'âme.

2. La victoire qu'on remporte sur la colère, consiste donc essentiellement dans une soif inextinguible et dans un désir insatiable de mépris et d'humiliations, comme la vanité consiste dans un désir immense d'honneurs et de louanges. La douceur est donc une victoire que nous remportons sur la nature, en souffrant toute sorte d'injures avec une inviolable patience, laquelle couronne enfin nos combats et nos fatigues.

3. C'est elle qui rend notre âme inébranlable et impassible au milieu des mépris et des humiliations, des louanges et des applaudissements.

4. Tenir notre langue en captivité et garder le silence, lorsque notre coeur est violemment agité, voilà les premières armes de cette vertu, et les premiers avantages qu'elle obtient sur la colère : savoir calmer le tumulte intérieur de nos pensées et de nos sentiments dans les moments auxquels nous sommes agités, voilà quelques progrès que nous faisons dans la pratique de la douceur; mais conserver notre âme dans le calme et la tranquillité au milieu des vents les plus impétueux, des tempêtes les plus furieuses, voilà la perfection de la douceur et de la victoire que nous remportons sur la colère.

5. Cette passion se nourrit dans la pensée d'une haine secrète et dans le souvenir des injures qu'on a reçues; elle nous porte à nous venger de ceux qui nous ont offensés.
6. La fureur est une passion instantanée et violente de notre âme.

7. L'aigreur ou l'amertume du coeur est un sentiment, ou plutôt une affection pleine de malice qui demeure dans un coeur et qui le précipite dans l'ennui et dans la tristesse, sans lui donner aucune jouissance.

8. La colère a bientôt corrompu les moeurs douces et tranquilles, et gâté le coeur, en le couvrant d'une horrible difformité.

9. Comme les ténèbres prennent bien vite la fuite, lorsque le soleil répand ses rayons sur la terre : de même l'aigreur et la colère disparaissent promptement, lorsque l'humilité présente et verse ses parfums odoriférants.

10. Néanmoins on rencontre encore des personnes qui, quoiqu'une déplorable expérience leur ait fait sentir combien facilement elles se laissent aller à des mouvements de colère, ne cherchent et n'emploient pas les moyens et les remèdes capables de guérir leur coeur de cette funeste maladie. Les insensées ! Elles oublient cette sentence mémorable : «Le moment de la colère est le moment de la perte et de la ruine d'une âme.» (Sir 1,22).

11. Les mouvements de colère ne sont que trop semblables aux mouvements d'une meule de moulin : ils sont capables en un instant de faire perdre à une âme, plus de froment et d'avantages spirituels, que d'autres ne lui en raviraient en un jour entier.

12. Ils ressemblent encore à ces flammes qui, poussées par un vent impétueux, ont bientôt tout réduit en cendres. Veillons donc avec une grande attention sur nous, afin de nous opposer avec vigueur à leurs dévastations terribles et promptes.

13. Je ne vous cacherai pas, mes amis, que souvent les démons, ces implacables ennemis de notre âme, savent adroitement cesser de nous tenter, afin que peu à peu nous nous négligions, que nous envisagions comme léger et petit ce qui est très grave et très criminel, et qu'enfin nous tombions dans des maladies incurables et mortelles.

14. Une pierre qui est aiguë, à force de se heurter contre d'autres pierres, perd ses pointes et s'arrondit; de même une personne d'un tempérament bilieux et colère, si elle vit avec des gens de la même complexion, éprouvera nécessairement un de ces deux effets : ou elle corrigera par la patience son humeur emportée et violente; ou bien, vaincue par les injures qu'elle reçoit, elle se retirera de leur société, et fera voir par cette retraite combien elle a peu de force et de courage.

15. Un homme esclave de la colère est un épileptique spirituel qui, d'abord par sa propre volonté, ensuite par la nécessité de l'habitude, tombe, se froisse et se déchire.

16. Rien n'est plus funeste à ceux qui pleurent leurs péchés que cette passion furieuse : elle trouble leur coeur et les empêche de revenir à Dieu par les sentiments de l'humilité, que leur inspire cependant la vie religieuse qu'ils ont embrassée; car la colère est une preuve évidente qu'on est dominé par l'orgueil.

17. Si c'est la perfection de la douceur d'être calme et tranquille, et de conserver des sentiments d'amour et d'affection pour la personne qui nous a offensés, même en sa présence, n'est-ce pas le comble de la fureur de nous emporter et de manifester notre colère par des paroles et des actions contre celui qui nous a mortifiés et irrités, lorsque nous sommes seuls, et qu'il est loin de nous.

18. Si l'Esprit saint, comme il l'est en effet, est appelé la paix de l'âme, et que la colère, comme elle l'est aussi, soit nommée le trouble de l'âme, ne devons-nous pas conclure nécessairement que c'est surtout la colère qui nous prive de la présence de ce divin Esprit ?

19. Parmi les enfants nombreux et méchants de la colère, il en est un qui, malgré sa méchanceté, nous procure quelque avantage. En effet j'ai vu des personnes qui, s'étant enflammées de fureur, ont par un emportement subit et violent, chassé de leur coeur une aversion qu’elles y nourrissaient depuis longtemps; car elles ont par là donné lieu à celui qui les avait offensées, ou de leur témoigner le regret qu'il éprouvait de sa conduite passée, ou de leur donner une satisfaction convenable. C'est ainsi que par un mouvement de colère elles se sont délivrées de cette passion. Mais aussi j'en ai vu d'autres qui, par une hypocrisie infernale, faisaient semblant de souffrir avec patience les injures qu'on leur disait, mais qui en gardaient un souvenir exact et parfait.

20. Or je crois ces personnes plus mauvaises que celles qui se laissent aller aux emportements de la colère; car elles ont souillé et terni la blancheur et la simplicité de la colombe par la couleur noire et infecte de la haine.

21. Nous ne saurions trop prendre de précaution contre une si infâme conduite : c'est un serpent dont il faut nous défier sur toute chose; c'est un démon qui, semblable au démon de l'impureté, veut nous perdre, en favorisant les inclinations de la nature corrompue.

22. J'ai encore remarqué que certaines personnes étaient tellement transportées de colère, qu'elles n'en pouvaient rien manger et que cette abstinence, au lieu de calmer leur fureur, ne faisait que de l'augmenter; mais au contraire, j'en ai remarqué d'autres qui, dans leurs accès de colère, en croyant qu’elles avaient raison, se portaient avec une espèce de rage sur les viandes, et les dévoraient avec une voracité effrayante : c'est ainsi que ces misérables tombaient d'une fosse dans un abîme. Enfin j'en ai vu qui, plus sages et semblables à des médecins expérimentés, savaient garder un juste milieu entre ces deux extrémités, et en retiraient de très grands avantages.

23. Le chant est très propre à procurer à l'âme le calme et la paix; mais il peut aussi fort mal à propos lui donner des plaisirs et de la joie : ceux-là sauront très bien s'en servir, qui consulteront les circonstances et les convenances.

24. Comme un jour j'étais allé voir des anachorètes pour des affaires particulières, je m'arrêtai quelque temps en dehors de leurs cellules, et je les entendis faire grand bruit, et se quereller ensemble comme des perdrix dans leur cage : tant était grande la fureur qui les animait. Enfin elle était telle que, quoique celui qui les avait si fort irrités, fût absent, ils agissaient comme s'il eut été présent, et semblaient lui sauter au visage. Je leur conseillai de quitter leurs cellules et de se retirer tout simplement dans un monastère; car vraiment je craignais que d'hommes qu'ils étaient, ils ne devinssent d'abominables démons. Dans d'autres communautés j'en ai vu d'une espèce toute différente : c'étaient des gens mous et efféminés, sujets à l'intempérance et à la sensualité, trop affectionnés et trop flatteurs vis-à-vis de leurs frères, et prenant les soins les plus minutieux pour la propreté et la beauté de leurs corps. Or à ceux-ci, je leur conseillai de se retirer dans le désert, parce que la solitude est l'ennemi irréconciliable de la luxure et de la sensualité; car je redoutais que d'hommes raisonnables qu'ils étaient, ils ne devinssent semblable aux bêtes privées de raison.

Lorsqu'il m'arrivait de trouver des gens qui se plaignaient amèrement de se voir tentés et de colère et de mollesse, je les pressais fortement de ne se conduire jamais eux-mêmes, mais de vivre sous le joug de l'obéissance. C'est pourquoi il m'arrivait souvent de prier charitablement leur supérieur de leur permettre de vivre tantôt dans la solitude, tantôt dans l'intérieur du monastère, de manière néanmoins que, dans l'un ou l'autre de ces deux états, ils fussent toujours sous la dépendance et l'autorité de leur supérieur.

25. S'il est vrai que ceux qui sont portés aux plaisirs des sens et à la mollesse, non seulement se perdent eux-mêmes mais souvent perdent les personne, qui ont le malheur de s'attacher à eux et de les fréquenter il est également vrai que, comme un loup furieux, l'homme colère est capable de mettre le trouble dans toute une communauté et de perdre un grand nombre d'âmes.

26. Je trouve que c'est un crime horrible de troubler l'oeil de son coeur, en se livrant à la fureur, selon cette parole :«La fureur a troublé mes yeux» (Ps 6,8); mais je pense que c'est encore un crime plus affreux de montrer par des paroles amères l'agitation intérieure dans laquelle on se trouve; enfin je crois que le comble de l'infamie est d'en venir aux coups : ce qui est contraire et répugne à la vie angélique, religieuse et presque divine que nous devons tous mener.

27. Mais nous devons ici remarquer que, si vous voulez ôter de l'oeil de votre frère une paille que vous y apercevez, vous devez prendre garde que ce ne soit un désir trompeur; ne vous servez pas, pour cette opération délicate, d'un instrument grossier, mais employez-en un qui y soit propre et convenable, et craignez de la fouler et de l'enfoncer davantage, au lieu de la retirer. Or cet instrument grossier figure et annonce les reproches durs et humiliants qu'on fait aux autres, et les manières brusques et violentes dont on les accompagne; l'instrument délicat est l'image d'une réprimande pleine de bonté, de douceur et de bienveillance. L'Esprit saint nous dit : «Reprenez, corrigez et priez,» (1 Tim 4,2); mais il ne nous dit pas : «frappez.» Que s'il arrive qu'on soit obligé de le faire, ce doit être très rarement; et il ne le faut même faire que par des mains étrangères.

28. Chez les personnes emportées et colères, si nous y faisons attention, nous verrons une inclination très prononcée pour la pratique du jeûne, des veilles, pour la solitude et le silence. C'est ainsi que le démon, cet ennemi plein d'artifice, sous le spécieux prétexte de faire pénitence et de répandre des larmes, leur fournit la manière et les moyens d'augmenter leur humeur violente et acariâtre.

29. Si un mauvais moine, comme nous l'avons dit plus haut, aidé du démon et semblable à un loup, et capable de mettre le trouble dans toute une maison religieuse; un bon moine, par une raison contraire, choisi parmi les plus prudents et les plus sages, et secouru de son ange, ne pourra-t-il pas répandre l'huile précieuse de la douceur au milieu de ses frères, apaiser les tempêtes excitées par les vents furieux de la colère, et ramener heureusement le vaisseau au port de la tranquillité et du calme ? De sorte que, comme le mauvais moine par sa conduite ne mérite que d'être jugé condamné et puni, le bon moine, qui par sa douceur est devenu l'exemple et le modèle de ses frères, est digne de recevoir une récompense proportionnée à la grandeur et à l'importance des services qu'il a rendus.

30. Le premier degré de la mansuétude consiste à souffrir les outrages et les humiliations, quelque amertume et quelque douleur que l'âme en ressente encore; le second degré consiste à les supporter avec calme et tranquillité, et le troisième, qui est la perfection de la douceur, à recevoir les mépris et les injures avec plus de plaisir que les mondains ne reçoivent les louanges qu'on leur donne. Mais où est-il, cet homme qui est monté à ce degré si parfait ? Qu'il soit content, celui qui est parvenu au premier degré; qu'il persévère avec constance, celui est monté au second; mais qu'il triomphe dans le Seigneur, celui qui heureusement se trouve au troisième.

31. Mais voici une chose vraiment pitoyable : c'est que les personnes irascibles ont coutume, par une inconcevable vanité, de se fâcher et de se mettre en colère, parce qu'elles se sont laissées vaincre par leur mauvaise humeur. En vérité n'est-ce pas pitié de faire une nouvelle chute, en voulant se punir d'en avoir fait une première ? Pour moi en considérant l'excessive malice du démon, j'en suis tout interdit; car en voyant ces personnes, je crus percevoir qu'elles n'étaient pas loin de se laisser aller à un funeste découragement.

32. Si quelqu'un voit qu'il se laisse facilement vaincre par la vanité et la colère, par la méchanceté et l'hypocrisie, et qu’il soit résolu d'employer contre ces vices l'épée à deux tranchants de la douceur et de la patience, je lui conseille fortement d’entrer dans une communauté de frères comme dans un atelier qui lui sera très salutaire; de choisir, s'il veut de tout son coeur se corriger parfaitement, la maison où les règles et la discipline sont le plus austères, afin que, par les humiliations, les mépris et les épreuves les plus dures il soit comme flagellé, déchiré, taillé, écrasé et foulé aux pieds. C'est ainsi qu'il purifiera son âme des fautes qu'il a faites et qu’il comprendra la vérité d'une parole assez usitée dans le monde; car pour s'en glorifier il n'est pas rare d'entendre dire dans les compagnies, à ceux qui ont accablé quelqu'un d'injures et d'outrages : «Je lui ai lavé la tête à ma façon».

33. Il y a une différence essentielle entre la victoire que de jeunes convertis remportent sur la colère, en se servant des armes d'une humble pénitence, et l'immobile tranquillité d'âme de ceux qui sont parvenus à la perfection de la douceur, car dans les premiers, les larmes, comme une espèce de chaîne, lient et répriment la colère; tandis que dans les derniers, la tranquillité et le calme de leurs coeurs insensibles aux injures, a donné la mort à cette passion, comme une épée la donnerait à un serpent.

34. Trois moines, un jour, sous mes yeux, reçurent le même outrage. L'un, en le recevant se sentit piqué, mais il le souffrit en silence, et étouffa la peine qu'il en éprouvait; l'autre s'en réjouit en lui-même, cependant il en était affligé intérieurement par charité et par bienveillance pour celui qui l'avait maltraité; enfin le troisième s'oublia lui-même entièrement pour ne s'occuper que de son frère, dont il pleurait la faute à chaudes larmes, tant la charité dévorait son coeur. Ainsi l'on voyait dans ces trois moines trois excellentes vertus : la crainte de Dieu, l'espérance, et l’amour.

35. Comme dans nos corps, quoique la fièvre soit une même maladie, elle ne laisse pas d'avoir plusieurs causes; de même la colère, ainsi que les autres passions, a plusieurs causes et plusieurs principes. Il est donc impossible de donner ici des instructions, particulières et relatives à chaque cause et à chaque principe. Tout ce que je peux faire, c'est de conseiller à ceux qui se sentiraient affectés de cette passion, de rechercher avec soin les remèdes qui leur conviennent et qui soient capables de les guérir; de bien connaître surtout la cause du mal, afin qu'en la connaissant parfaitement, ils puissent par la Bonté de Dieu, et par la direction de leur médecin spirituel, employer les remèdes dont ils ont besoin. Qu'ils se présentent donc, et qu'ils entrent avec nous dans cette recherche que nous avons proposée aux moines, tous ceux qui, touchés des paroles que nous leur adressons, désirent connaître le véritable état de leur âme; qu'ils examinent sérieusement, et dans le plus profond silence, quels sont les tristes effets et les principes funestes des passions dont nous venons de parler.

36. Il faut lier et enchaîner, comme un tyran cruel, un coeur colère et emporté; mais c'est avec les chaînes d'une douceur et d'une patience constantes; il faut encore le frapper avec les verges de la clémence, et le faire conduire par la charité devant le tribunal de la raison souveraine de Dieu, pour répondre aux questions qu'on pourra lui faire.

Dis-nous donc, folle et impudente passion de la colère, dis-nous le nom de ton père, de la mère qui t'a malheureusement donné le jour, et des enfants corrompus qui sont nés de toi ? Dis-nous qui sont ceux qui, par la guerre qu'ils te font, peuvent t'exterminer et te faire disparaître ? À toutes ces questions quelles réponses va nous donner la colère ? Il me semble l'entendre nous répondre : «Plusieurs causes ont concouru à me donner l'existence : je n'ai pas seulement un père, mais j'en ai plusieurs, et le premier qui concourt à me donner l'existence, c'est l'orgueil. J'ai aussi plusieurs mères parmi lesquelles vous devez remarquer la vaine gloire, l'avarice, l'intempérance, la luxure. Mes filles sont la pensée des injures, la haine, les querelles et les inimitiés; et les ennemis qui me tiennent enchaînée, comme vous le voyez, sont les vertus opposées à mes filles; ce sont encore la patience et la modération; mais la vertu qui ne cesse de me tendre des pièges et qui me fait le plus de mal, c'est l'humilité.» Vous apprendrez dans le temps de qui cette vertu tire son origine.

C'est dans ce huitième degré que se trouve la couronne de la douceur. Celui qui, par la complexion de sa nature, est d'un tempérament doux et tranquille, pourrait peut-être bien ne pas la mériter. Mais il la mérite, cette belle couronne, celui qui, par ses efforts laborieux, a remporté la victoire sur la colère, en passant successivement par les sept premiers degrés.

NEUVIÈME DEGRÉ

Du ressentiment.

1. C'est avec raison que nous pouvons comparer les vertus aux différents degrés de l'échelle de Jacob, et les vices, à la chaîne qui tomba des pieds et des mains de saint Pierre, prince des apôtres. En effet les vertus étant unies les unes aux autres par des anneaux admirables, font monter jusqu'au ciel ceux qui ont le bonheur de les pratiquer; tandis que les vices, se tenant attachés les uns aux autres par des liens diaboliques, conduisent au malheur éternel ceux qui s'y laissent misérablement aller. C'est pourquoi nous pensons que c'est ici le lieu de traiter du souvenir des injures, puisque nous venons d'entendre de la propre bouche de la colère qu'il est un de ses méchants enfants.

2. Or nous disons que le souvenir des injures, en tant qu'il est le comble de la colère, en est aussi comme la queue. C'est lui qui fait vivre les péchés dans une âme, qui y nourrit la haine de la justice, qui donne la mort aux vertus, qui empoisonne le coeur, qui obscurcit l'intelligence, qui couvre de honte ceux qui récitent l'oraison dominicale, qui paralyse la prière, qui détruit la charité, qui transperce sans aucune interruption les coeurs de ses flèches acérées, les remplit d'amertume et y fait régner avec un empire absolu, le péché, le crime et la méchanceté.

3. Or, comme le souvenir des injures tire son origine de quelques autres passions viles et abjectes, et qu'il ne la leur donne pas, ou du moins que c'est rarement, nous n'en dirons que peu de choses.

4. Il a détruit par là même en lui le souvenir des injures, celui qui a donné la mort à la colère. On sait que, tant que cette violente passion domine dans un coeur, elle y enfante de nouveaux enfants.

5. Voyez donc attentivement avec quel empressement il chasse et bannit la colère de son âme, l'homme qui brûle de charité pour ses frères, et combien de peines et d'inquiétudes fâcheuses et cruelles il se crée, celui qui se livre à cette passion brutale.

6. Sachez aussi qu'un modeste repas de charité dissipe la haine, et que des présents faits dans des intentions pures et sincères apaisent et gagnent les coeurs; mais qu'un festin, dans lequel les lois de la sobriété ne sont pas observées, donne lieu à la licence, et que, sous prétexte de faire un acte de charité, on se livre à des excès dans le boire et dans le manger.

7. J'ai vu que la colère a rompu tout d'un coup une vieille liaison profane et criminelle, et que dégénérée en haine violente, elle a, contre l'attente de tout le monde, suffi par le souvenir des injures reçues, pour faire persévérer cette rupture jusqu'à la fin. Mais ici c'était peut-être l'ouvrage de Dieu plutôt que celui du démon.

8. Le souvenir des injures est toujours infiniment opposé à l'amour; ce que nous ne pouvons pas assurer des affections criminelles : car elles se mêlent facilement avec cette vertu pour salir et corrompre la blancheur et la pureté de cette innocente colombe.

9. Voulez-vous absolument ne pas oublier les injures que vous avez reçues ? J'y consens; mais que ce soient celles que vous avez reçues du démon. Que celui qui veut nourrir dans son coeur de la haine et des inimitiés, le fasse, mais contre son propre corps, qui est son plus dangereux ennemi; car ce misérable corps, sous le beau titre d'ami, n'est qu'un ingrat et un traître : plus on en prend soin, plus il nous fait du mal.

10. C'est un très mauvais interprète des saintes Écritures, que le souvenir des injures. Il ne sait expliquer les oracles sacrés du saint Esprit que selon ses goûts dépravés et son sens corrompu. Que la prière que notre Seigneur nous a enseignée couvre de confusion ceux qui ne se conduisent que par un mauvais docteur. Eh ! Comment pourrait-on la réciter cette admirable prière, avec Jésus Christ et selon ses intentions, si la pensée des injures qu'on a reçues est gravée dans la mémoire?

11. Avez-vous longtemps et avec une vigueur bien prononcée, lutté contre vous-même pour oublier un outrage, sans avoir pu entièrement en arracher le souvenir de votre coeur, voici le conseil que je crois devoir vous donner : humiliez-vous au moins, en présence de celui qui vous a offensé, par quelques paroles de douceur que vous lui adresserez; vous verrez que peu à peu vous commencerez à rougir de cette longue dissimulation, et que, continuellement agité par les reproches de votre conscience, vous finirez par faire consumer votre inimitié dans les feux de la charité, et par vous réconcilier parfaitement avec votre frère.

12. Or vous reconnaîtrez que votre coeur est délivré de tout sentiment de haine, non pas précisément lorsque vous prierez pour la personne qui vous aurait outragé non pas même lorsque vous lui ferez quelques présents et que vous l'inviterez à votre table, mais lorsqu'apprenant qu'il lui est arrivé quelque accident fâcheux, soit pour son âme, soit pour son corps vous en serez désolé et affligé, autant que si ce malheur vous fût arrivé à vous-même.

13. Un moine qui conserve dans son coeur le souvenir des injures, y garde un nid d'aspics, et porte avec lui-même le poison dans son sein; et ce poison est mortel.

14. Que la pensée et la méditation des injures et des souffrances que Jésus Christ a endurées avec une patience si exemplaire, sont propres, en nous couvrant d'une confusion salutaire, à chasser de notre esprit et de notre coeur le souvenir des outrages que nous avons reçus !

15. Les vers, comme on le sait, s'engendrent dans le bois; mais peut-on ignorer que la colère devient le partage des coeur qui n'ont qu'une douceur extérieure et apparente ? Quiconque par les efforts qu'il fait, la chasse loin de lui, mérite le pardon de ses péchés; mais celui qui conserve et nourrit cette passion, se rend indigne de toute miséricorde.

16. Nous voyons un grand nombre de personnes entreprendre de grands travaux et se condamner à de rigoureuses privations pour obtenir la rémission de leurs fautes; mais il est bien plus avancé dans l'oeuvre admirable de la justification, celui qui a banni de son coeur toute idée et tout souvenir des injures qu'on lui a faites. C'est ce que nous assure cet oracle de l'éternelle vérité : «Remettez, et l'on vous remettra beaucoup.» (cf. Mt 6,14-15).

17. Oui, je le répète, l'oubli des outrages est une marque assurée d'une pénitence sincère et efficace. Il se trompe grossièrement celui qui, ne voulant pas les oublier, se persuade qu'il est touché et animé d'une véritable douleur de ses péchés. Le malheureux ! Il ressemble à un homme qui, dans son sommeil, rêve qu'il court.

18. J'ai rencontré des personnes, qui, tout en conservant elles-mêmes le souvenir des outrages qu'elles avaient reçus, exhortaient avec beaucoup de zèle d'autres personnes qui étaient dans le même état, à quitter toute idée et à renoncer à tout souvenir des injures qui leur avaient été faîtes. Ces mêmes personnes, frappées et touchées des exhortations qu'elles faisaient aux autres, ont renoncé entièrement au souvenir des outrages qu'elles avaient reçus.

19. Que personne n'aille s'imaginer que la pensée et le souvenir des injures ne sont qu'un petit défaut et une passion pardonnable. Ce sont des maux très funestes, qui pénètrent dans les coeurs les plus pieux et les plus religieux, qui les corrompent et les perdent misérablement.

Vous donc, qui montez sur ce degré, demandez avec confiance au Dieu-Sauveur le pardon et la rémission des vos péchés.

DIXIÈME DEGRÉ

De la Médisance.

1. Il n'est personne parmi ceux qui aiment à réfléchir, qui soit capable de dire que la médisance n'est pas une des filles de la colère et du souvenir des injures, et de ne pas avouer que nous avons raison de dire un mot de ce détestable vice, après avoir parlé des deux premiers.

2. La médisance est donc engendrée par la haine. C'est une passion très subtile; mais néanmoins c'est une sangsue très grosse et très vorace, laquelle se cache adroitement pour trahir et pour sucer tout le bon sang de la charité. Sous le prétexte spécieux et trompeur d'amour et d'affection, la médisance exerce les ravages d'une haine implacable et meurtrière, souille horriblement le coeur, charge énormément la conscience et détruit entièrement la chasteté.

3. Comme il est des filles du sexe qui font le mal sans rougir, et qu'il en est d'autres qui se cachent lorsqu'elles veulent pécher, et qui, pour cette raison même, font des fautes plus graves; telle est aussi la marche ordinaire des passions. Elles couvrent enfin notre âme d'ignominie; car semblables souvent aux jeunes personnes dissimulées, elles font extérieurement comprendre précisément le contraire de ce qu'elles se proposent en effet. Or les passions qui se conduisent de la sorte, sont l'hypocrisie, la malice, la tristesse, le souvenir des injures, le jugement téméraire, les condamnations de la conduite des autres et la médisance.

4. Ayant un jour rencontré des personnes qui médisaient des autres, je me donnai la liberté de les reprendre avec sévérité. Or voici ce qu'elles répondirent à ma correction, et l'excuse que m'alléguèrent ces langues médisantes: « Nous ne parlons de la sorte, me dirent-elles, que par des motifs de la plus ardente charité, et par le désir sincère que nous avons de procurer le salut à ceux dont nous blâmons la conduite. » A cette réponse, je vous avoue que je répartis avec émotion : «Courage, mes amis; avec une charité semblable vous pourrez accuser de mensonge cet oracle du saint Esprit : Je perdrai ceux qui médisent en secret de leur prochain. (Ps 100,5). Malheureux ! Si vous aimez véritablement ces personnes, offrez pour elles à Dieu des prières secrètes et ferventes; mais ne blessez pas leur réputation par des paroles infamantes, car la meilleure manière d'aimer nos frères, c'est de prier Dieu pour eux : c'est là la conduite qui plaît au Seigneur.»

5. Si vous voulez de tout votre coeur vous abstenir de porter un jugement injurieux sur ceux-là mêmes que vous voyez tomber dans quelque faute, faites, je vous prie, attention à cette chose. Judas n'appartenait-il pas au collège sacré des apôtres le larron n'était-il pas du nombre des homicides ? Mais quel étonnant changement dans ces deux hommes !

6. Quiconque est vraiment résolu de vaincre en lui-même l'esprit de médisance, n'attribuera jamais le péché à l'homme qui l'a commis, mais au démon qui l'a fait commettre; car, quoique nous tombions librement et volontairement dans le péché, personne néanmoins, en péchant, ne se propose pour fin le péché en lui-même, en tant qu'il outrage Dieu.

7. Au reste ne peut-il pas arriver ce que j'ai vu de mes propres yeux ? En effet une personne eut le malheur de faire publiquement une faute, mais elle en fit secrètement une pénitence sévère; or, voyez-vous, tandis que par un mauvais esprit, je croyais cette personne criminelle et coupable, et que je la condamnais, Dieu ne voyait en elle qu'un coeur pur et chaste, puisque par une conversion sincère elle s'était réconciliée avec le Seigneur.

8. C'est pourquoi, si vous vous trouvez dans la compagnie des médisants, gardez-vous de vous laisser dominer par le respect humain, et de craindre de leur imposer silence, en leur disant, par exemple : «Taisez-vous, je vous prie; car, hélas, je fais
tous les jours des fautes plus considérables. Pour quelles raisons pourrai-je donc condamner mon frère ?» C'est ainsi que vous obtiendrez deux avantages bien précieux : vous vous préserverez vous-même du péché, et vous procurerez la guérison de votre prochain. Et remarquez ici que la voie la plus courte et la plus sûre pour parvenir à la rémission de nos péchés, consiste à ne jamais juger ni condamner nos frères. C'est ce que nous enseigne Jésus Christ par ces paroles : Ne jugez pas et vous ne serez pas jugé.» (Lc 6,37).

9. L'eau n'est pas plus contraire au feu, que les jugements téméraires ne sont opposés an véritable esprit de pénitence.

10. Quand même au moment de la mort nous verrions une personne faire une faute, nous devrions sévèrement nous abstenir de la juger et de la condamner; car les hommes ignorent absolument quels sont les jugements de Dieu.

11. Il y en a qui, après avoir fait publiquement de grandes fautes, les ont avantageusement réparées par des oeuvres saintes et des vertus parfaites. Or ces impitoyables critiques de la conduite des autres, en condamnant ces personnes, se seraient bien grossièrement trompés : ils auraient pris de la fumée pour le soleil.

12. Vous donc qui censurez avec tant d'aigreur les actions de vos frères, daignez m'écouter et me croire. Ne devez-vous pas trembler ? Car elle est vraie et très vraie cette sentence : Vous serez jugés de la même manière que vous aurez jugé les autres.» (Mt 7,2). Eh ! Ne devons-nous pas craindre que, soit pour le corps, soit pour l'âme, nous ne tombions nous-mêmes dans les mêmes défauts que nous condamnons dans notre prochain ? La chose est sûre !

13. Tous ceux qui critiquent si facilement et avec tant d'amertume la vie et les défauts des autres, sont ordinairement des gens qui ne se rappellent pas leurs propres imperfections, qui ont perdu de vue le souvenir de leurs péchés, et qui ne prennent aucun soin pour se corriger. En effet les personnes qui, sans amour-propre, considèrent les fautes qui souillent leur conscience, pourront-elles ne pas voir qu'aucun espace de temps, dussent-elles encore vivre cent ans, ne serait suffisant pour pleurer, comme il faut, les péchés qu'elles ont commis, et que ce serait même inutilement qu'elles répandraient autant de larmes qu'il y a de gouttes d'eau dans le Jourdain ?

14. Aussi ai-je remarqué qu'on ne trouve pas le plus petit vestige de médisance dans ceux qui sont vraiment touchés par les sentiments d'un repentir vif et sincère, ni aucune trace de jugement téméraire et de condamnation de leurs frères.

15. C'est aussi pour cela que les démons, ces ennemis irréconciliables de notre salut, s'ils ne peuvent nous faire tomber directement dans le péché, font tous leurs efforts pour nous engager à juger et à condamner ceux qu'ils y ont précipités, afin de nous souiller nous aussi.

16. Mais n'oubliez pas qu'une marque sûre pour reconnaître les vindicatifs et les envieux, c'est la facilité avec laquelle vous voyez qu'ils critiquent malignement la doctrine, la conduite et les actions des autres. C'est un esprit de haine qui les pousse et les fait ainsi parler. Voyez encore jusqu'où peut aller l'aveuglement sur cette matière.

17. J'en ai connu qui, en secret et sans témoin, avaient commis des fautes exécrables; et, le croiriez-vous ? Ils se fiaient tellement à la bonne opinion qu'ils savaient qu'on avait de leur sainteté et de leur innocence , qu'ils insultaient et attaquaient vivement la réputation de ceux qui avaient fait publiquement quelques légères fautes.

18. Se donner la liberté de juger ses frères, c'est s'attribuer, et usurper avec impudence un droit qui n'appartient qu'à Dieu; mais les condamner, c'est se condamner soi-même, c'est se donner la mort.

19. En effet si l'orgueil, sans d'autres vices, est seul capable de nous perdre, ne doit-on pas en dire autant du jugement téméraire ? N'est-ce pas le malheur qui arriva au pharisien dont il est parlé dans l'Évangile (cf. Lc 18,14) ?

20. Or comme un vigneron sage et prudent sait choisir les raisins qui sont mûrs et bons, et rejette ceux qui ne sont pas mûrs et ceux qui sont lambrusques; de même une âme qui a la bonté et la sagesse en partage a bien soin de ne remarquer dans les autres que les vertus et les bonnes oeuvres qu'ils pratiquent. L'insensé, ne fait attention qu'aux vices et aux défauts. C'est de cette âme insensée, qu'il est écrit : Ils ont cherché des crimes, et ils se sont épuisés. (Ps 63,7)

21. Il ne faut pas même juger nos frères sur le rapport de nos propres yeux. En effet, quand même nous les verrions tomber dans le péché, gardons-nous bien de les condamner. Il n'est pas rare qu'on se fasse illusion et qu'on se trompe en ce point si délicat.

Celui qui sera victorieusement monté sur ce dixième degré, ne se conduira plus que selon les lois d'une charité sincère et d'une solide pénitence.

ONZIÈME DEGRÉ

Du bavardage et du silence.

1. Nous venons de faire voir en peu de mots combien il est dangereux et funeste pour ceux mêmes qui vivent dans la religion, de juger les autres, puisqu'ils s'exposent eux-mêmes à être jugés sévèrement et punis rigoureusement. Il nous reste à présent à rechercher quelle est la cause de ce défaut, et quelle est la porte par laquelle il entre misérablement dans une âme, on plutôt par quelle porte on doit l'en faire sortir.

2. Or nous disons sans balancer que la démangeaison de parler est comme un trône sur lequel la vaine gloire s'assied pour se faire voir avec pompe et ostentation, et se donner en spectacle. Cette intempérance de paroles est une preuve non équivoque d'une grande ignorance; elle est vraiment la porte de la médisance, la maîtresse des amusements folâtres, l'instrument du mensonge, la dissipatrice de la componction, l'inventrice et l'ouvrière de la paresse et de l'insouciance, l'avant-coureur du sommeil, l'ennemie de la méditation, la ruine de la vigilance; c'est elle qui glace et gèle la dévotion et la ferveur du coeur, qui fait languir et éteint la piété et l'ardeur dans les saints exercices de la prière.

3. Le silence, au contraire, est sage et prudent; il donne l'esprit d'oraison, délivre l'âme de la captivité, conserve le feu de l'amour divin, veille sur les pensées de l'esprit, observe attentivement le mouvements des ennemis du salut, soutient et nourrit la ferveur de la pénitence, se plaît dans les larmes, rappelle sans cesse l'image de la mort et le souvenir des supplices éternels, fait considérer les Jugements de Dieu avec une crainte salutaire, est très favorable à la sainte tristesse du coeur, combat l'esprit de présomption, favorise la tranquillité de l'âme, augmente la science du salut, nous forme à la contemplation des vérités surnaturelles, nous perfectionne dans les bonnes oeuvres et nous fait monter jusqu'à Dieu.

4. Celui qui connaît et sent bien ses fautes, n'a pas de peine à retenir sa langue; mais il est bien loin de se connaître, celui qui se plaît tant à parler.

5. Quiconque aime le silence, devient un des amis particuliers de Dieu, et, tandis qu'intérieurement il lui parle dans les sentiments que lui inspire une sainte familiarité, il en reçoit sa lumière.

6. N'est-ce pas le silence que garda Jésus devant Pilate, lequel inspira à ce prince un grand respect pour ce Dieu Sauveur ? Le silence préserve de la vaine gloire.

7. Pierre, pour ne l'avoir pas gardé avec prudence, eut à pleurer bien amèrement; il avait oublié ces paroles de David : J'ai dit en moi-même : J'observerai soigneusement toutes mes paroles, afin que je ne pèche pas par ma langue (Ps 38,2), et cette sentence de l'Esprit saint : "Il est moins dangereux et moins funeste de glisser et de tomber, que de faire un mauvais usage de sa langue". (Sir 20,18).

8. Mais je crois devoir cesser de vous entretenir sur cette matière, quoique la malignité artificieuse de la démangeaison de parler, et les vices qu'elle produit, semblent m'inviter à le faire encore. Je me contenterai donc de vous répéter ce que me dit un jour une personne bien respectable.

Parlant donc avec cette personne du silence, elle m'assura que la loquacité venait d'une de ces causes : premièrement, de la mauvaise habitude qu'on a contractée de parler trop librement et trop facilement; car, ajoutait-elle, la langue, semblable aux autres membres du corps, fait avec une violente inclination ce qu'elle aime, et ce qu'elle a appris par un grand usage; secondement, de la vaine gloire, surtout dans les personnes qui ne font que de commencer à s'exercer dans la pratique des vertus; troisièmement, de la gourmandise : car plus d'une fois il est arrivé que des personnes, en châtiant ce défaut, et en s'encourageant par les violences qu'elles s'étaient faites, par les privations qu'elles s'étaient imposées, et par la faiblesse à laquelle elles avaient réduit leurs corps, se sont heureusement délivrées de la démangeaison de parler, et ont exactement fermé la porte à l'intempérance des paroles.

9. Mais à tout cela nous pouvons ajouter qu'il n'a point de peine à se corriger de ce mauvais défaut, celui qui pense sérieusement à sa dernière heure; que celui qui pleure ses fautes avec sincérité, craint les conversations frivoles plus que le feu.

10. Celui qui se plaît réellement dans la quiétude, aime le silence : mais que ceux qui aiment à courir çà et là, hors de leurs cellules ou de leurs maisons, ne se conduisent guère de la sorte que parce qu'ils sont possédés de l'envie et de la passion de parler.

11. Nous ferons attention que les personnes dans le coeur desquelles la charité a répandu ses divins parfums, fuient la compagnie et la société avec plus d'horreur que les abeilles n'évitent la fumée; et que la fumée n'incommode et ne fait pas plus souffrir les mouches à miel, que la compagnie ne fatigue et ne fait souffrir ces véritables serviteurs de Dieu.

12. Il est bien difficile d'arrêter le cours d'une rivière, sans faire des cataractes; mais il est encore bien plus difficile d'arrêter et de dompter l'intempérance de la langue et le cours des paroles.

Il a donc, d'un seul coup, coupé la racine à un grand nombre de vices, celui qui est heureusement monté sur ce onzième degré.

DOUZIÈME DEGRÉ

Du mensonge.

1. Le feu naît de la pierre et du fer. le mensonge naît du bavardage et de la plaisanterie.

2. Le mensonge nous fait renoncer à la charité, comme le parjure nous fait renoncer à Dieu.

3. Personne, s'il est sage et réfléchi, ne se mettra en idée que le mensonge n'est qu'une faute légère et un petit défaut. En effet dans nos livres sacrés nous ne trouvons pas de vices contre lesquels l'Esprit saint ait prononcé des sentences plus effrayantes que contre le mensonge. Si donc David, en parlant à Dieu, dit : "Tu perdras Seigneur, toutes les personnes qui profèrent le mensonge (Ps 5,7), que deviendront celles qui, au mensonge ne craignent pas d'ajouter le parjure ?

4. J'en ai vu beaucoup qui, par les applaudissements qu'ils recherchaient dans leurs mensonges, et par le plaisir qu'ils avaient de mentir, s'étudiaient à faire rire les autres par des bouffonneries et par des contes fabuleux; mais, hélas, cette conduite insensée a fait tarir la source des larmes et étouffé les sentiments de pénitents.

5. Les démons s'aperçoivent-ils, lorsque ces conteurs de facéties commencent leurs discours flatteurs, que nous voulons nous retirer de leur compagnie, comme d'un lieu où règne une maladie contagieuse et pestilentielle ? Ils s'efforcent de nous arrêter et de nous retenir par deux motifs faux, mais trompeurs : ils nous disent donc intérieurement qu'en nous en allant ainsi, nous ferons une peine sensible à celui qui parle, et que nous voulons paraître plus modestes, plus pudiques et plus saints que les autres qui écoutent. Mais dans ces circonstances, ne délibérez pas; sortez promptement : car si vous agissez autrement, vous verrez que pendant la prière, votre esprit sera sans cesse tourmenté et agité par l'image et le souvenir des choses que vous aurez entendues, et ne vous contentez pas de fuir, mais tâchez de rompre et de dissiper cet entretien profane par la pensée de la mort et du jugement que vous suggérerez avec adresse. Peut-être bien qu'il vous arrivera un petit sentiment de vaine gloire; mais il vaut mieux souffrir cette imperfection, que de ne pas procurer de grands avantages à tout le monde.

6. L'hypocrisie est la mère, la matière et le sujet du mensonge; Certains enseignent que l'hypocrisie n'est rien autre chose que l'action d'inventer, de préparer et de créer le mensonge; de sorte que le mensonge et l'hypocrisie sont toujours réunis ensemble, et comme entremêlés.

7. Or, tous ceux qui sont remplis de la crainte de Dieu, sont donc nécessairement les ennemis du mensonge; car ils suivent imperturbablement les lumières et les mouvements de leur conscience, qui est un juge qu'on ne peut corrompre.
8. Il en est du mensonge comme des autres vices; et les fautes que l'on commet en s'y livrant, ne sont pas toutes de la même gravité. Ainsi il est menacé d'un jugement moins sévère et d'une condamnation moins rigoureuse, l'homme qui profère un mensonge par la crainte de quelque malheur, que celui qui ment sans avoir cette crainte et ce danger. Il est des gens qui mentent pour le seul plaisir de mentir, il en est d'autres qui cherchent des avantages et des jouissances dans les mensonges qu'ils disent; ici vous rencontrez des personnes qui n'ont d'autre intention, en mentant, que de faire rire les autres. Vous en trouvez d'autres qui se proposent dans leurs mensonges de tendre des pièges à leurs frères, et de les faire tomber dans quelque malheur.

9. Les magistrats et les juges cherchent à détruire le mensonge; mais ce n'est que la véritable pénitence qui est capable de l'exterminer.

10. Les menteurs, pour s'excuser, allèguent ordinairement qu'ils ne mentent que pour de bonnes raisons, que ce n'est jamais qu'en faveur du salut des âmes, et pour l'honneur de la justice et de la charité; ils osent même avancer qu'ils ne font que suivre l'exemple de Rahab, qui par un heureux mensonge, sauva la vie aux envoyés du peuple juif.

11. Quand nous nous sentirons parfaitement délivrés de la sotte vanité de mentir, alors selon les circonstances impérieuses du temps et du lieu, nous pourrons innocemment cacher la vérité par quelques mensonges légers et prudents.

12. Un petit enfant ne sait pas ce que c'est que de mentir; telle doit être une âme pure et innocente.

13. Voyez comme un homme que le vin a rendu gai et content, dit la vérité en toute chose; telle est encore une âme qui s'est spirituellement enivrée par les larmes de la pénitence.

Or celui qui sera monté sur ce douzième degré, peut compter qu'il a posé, le fondement de toutes les vertus.

TREIZIÈME DEGRÉ

De l'Ennui, ou de l’acédie.

1. L'acédie, ainsi que nous l'avons déjà dit, tire son origine de la démangeaison de parler; c'est un de ses premiers enfants. C'est pour cette raison que, dans cette odieuse chaîne de vices, nous avons cru qu'il était à propos d'en parler en cet endroit.

2. Nous disons donc que l'acédie est un relâchement d'esprit, une langueur de l'âme, un dégoût des exercices de la vie religieuse, une certaine aversion pour la sainte profession qu'on a embrassée, une louangeuse imprudente des choses du siècle, et une calomniatrice insolente de la Bonté et de la Clémence de Dieu; elle rend l'âme froide et glacée dans la chant des divins cantiques, faible et languissante dans la prière, diligente et infatigable dans les travaux et dans les exercices extérieurs, feinte et dissimulée dans l'obéissance.

3. Un moine sincèrement attaché au devoir de l'obéissance, ignore absolument ce que c'est que l'acédie; car il se perfectionne dans la vertu, en se livrant aux actions extérieures qui lui sont commandées par son supérieur.

4. La vie monastique est l'ennemi déclaré de la paresse, tandis qu'elle accompagne le plus souvent la vie érémitique, et ne cesse guère pendant tout le temps de leur vie de faire la guerre aux solitaires. Ainsi , lorsqu'elle voit la cellule d'un anachorète , elle sourit en elle-même, s'approche et fixe sa demeure auprès de la sienne.

5. C'est ordinairement le matin que le médecin visite ses malades; c'est à midi que l'acédie visite les moines. Elle inspire une forte inclinaison pour les devoirs de l'hospitalité, et ne cesse en particulier aux solitaires combien il leur serait utile de pouvoir faire de grandes et de nombreuses aumônes, de visiter assidûment et de bon coeur les pauvres malades; elle ne cesse de leur répéter, pour les tromper, cette parole du Seigneur : J'étais malade, et vous M'avez visité» (Mt 25,36), et quoiqu'elle soit sans vigueur et sans courage, elle nous conjure de ne pas délaisser ceux qui se trouvent dans l'abattement et la tristesse, et de fortifier par des consolations ceux qui sont faibles et découragés.

6. Sommes-nous dans le saint exercice de la prière ? elle nous retrace l'image de mille choses différentes, qu'elle nous fait envisager comme très importantes et très nécessaires comme par un licou.

8. Chose qui mérite toute notre attention, ce funeste démon de la paresse tente surtout les religieux trois heures avant le repas; car tantôt elle leur fait sentir de douloureux frissonnements et des maux de tété; tantôt elle les tourmente par les ardeurs de la fièvre et les tranchées de la colique; et, à l'heure de none, qui, selon notre manière de compter, est la troisième heure de l'après-midi, elle nous donne un peu de relâche et nous laisse, tranquilles. Mais la table est-elle servie ? elle, recommencée à nous tourmenter, Le temps de la prière revient-il ? elle, nous rend lourds et pesants; sommes-nous à prier ? elle nous vexe cruellement par des envies de dormir, et nous empêche de prononcer des versets entiers par les bâillements honteux et insupportables qu'elle nous donne.

9. Mais remarquons ici que les autres vices n"attaquent et ne détruisent que les vertus qui leur sont contraires : L'acédie attaque et détruit, seule, toutes les vertus.
10. Une âme forte et généreuse sait entretenir, conserver et même faire revivre son ardeur et son courage; mais l'acédie ne sait que perdre entièrement toute richesse.

11. Comme de tous les péchés capitaux c'est la paresse qui nous fait le plus de mal, nous devons nous occuper à la combattre autant et plus fortement que les autres.

12. Après tout, notons bien ici que cette maudite passion ne nous attaque guère avec violence que pendant le chant des psaumes, et qu'après ce saint exercice elle nous laisse assez tranquilles.

13. Il n'est rien qui soit capable de nous procurer des couronnes plus belles et plus riches que les combats que nous avons à livrer et à soutenir courageusement contre la paresse.

14. Lorsque nous sommes debout, elle voudrait nous faire asseoir; lorsque nous sommes assis, elle nous porte à nous appuyer contre le mur, et que lorsque nous sommes dans nos cellules, elle nous engage à regarder çà et là, et à faire du bruit avec les pieds.

15. Quiconque pleure amèrement ses péchés, n'est point esclave de cette funeste passion.

16. Enchaînons donc ce tyran cruel par le souvenir douloureux de nos fautes; frappons-le fortement par le travail de nos mains; tourmentons-le sans cesse par la pensée des biens éternels que nous attendons; traînons-le impitoyablement devant le tribunal de notre foi; et là faisons lui subir un interrogatoire et un jugement flétrissants; demandons-lui avec empire qu'il ait à nous dire quel est le père méchant qui l'a engendré, et quels sont les abominables enfants à qui, lui-même, il a donné naissance; forçons-le à nous avouer quelles sont les personnes qui le poursuivent et lui donnent la mort. Malgré lui, il nous répondra que ceux qui le combattent jusqu'à le faire mourir, ce sont les disciples sincères de l'obéissance, et que dans ces hommes il ne trouve rien qui puisse lui servir un seul moment pour se reposer; qu'il ne peut séjourner tranquillement qu'avec les faux moines qui ne font que leur propre volonté; que c'est pour cela qu'il les aime et ne les quitte jamais; que les causes qui concourent à lui donner l'existence, sont en grand nombre, et qu'il doit nommer l'insensibilité du coeur, l'oubli du ciel et des vérités éternelles, et quelquefois un travail trop pénible et des exercices trop multipliés et trop fatigants; que ses enfants sont l'inconstance, le changement de demeure, la désobéissance au supérieur, l'oubli du jugement et, de temps à autre, la négligence à remplir les devoirs de la vie religieuse; que les ennemis qui le chargent de chaires et le réduisent en captivité, sont la psalmodie fervente, une occupation continuelle, et la méditation de la mort; et que ses ennemis mortels sont la prière et l'espérance vive et certaine des biens à venir. Quant à la prière, si vous voulez connaître d'où elle tire son origine, il faut le lui demander à elle-même.

Celui qui, par la victoire qu'il aura remportée sur la paresse, sera monté sur ce treizième degré, excellera dans toute sorte de vertus.

QUATORZIÈME DEGRÉ

De la Gourmandise, qui, tout impitoyable qu’elle soit,
plaît à tout le monde.

1. Si jamais, depuis que nous nous occupons de certains sujet, nous avons été obligés de parler contre nous, c'est surtout dans le sujet présent que nous devons le faire. En effet je crierais au miracle, si quelqu'un m'assurait qu'il a vu un homme qui s'est entièrement délivré pendant sa vie de la tyrannie de l'intempérance, à moins d’habiter dans la tombe.

2. La gourmandise est un acte hypocrite de notre estomac, qui nous dit qu'en le rassasiant, il ne se rassasie pas, et qui, pourvu et même rempli de nourriture, ne cesse de nous répéter qu'il éprouve encore de grands besoins.

3. Ce vice honteux est l'ingénieux inventeur des assaisonnements recherchés, et la source des plaisir de la bonne chère.

4. Si par une forte ligature faite dans une violente hémorragie, vous arrêtez le sang sur un endroit, il trouvera une issue ailleurs; si encore là vous êtes assez heureux pour vous en rendre maître, il s'échappera par une autre voie.

5. La gourmandise se joue de nos yeux; tandis qu'une partie des mets qui sont sur la table serait plus que suffisante pour nous rassasier, elle nous fait croire que nous pourrons tous les dévorer.

6. La satiété produit ordinairement l'incontinence, ainsi que la tempérance engendre la chasteté.

7. On voit assez souvent qu'un apprivoiser peut, par des caresses, calmer la fureur d'un lion et le rendre doux et traitable; mais vit-on jamais que celui qui a traité son corps de la même manière, ait fait autre, chose que de le rendre plus furieux et plus indocile ?

8. Le Juif est dans la joie le samedi et les jours de fête, et le moine, le samedi et le dimanche. Il compte, pendant le Carême, les jours qui le séparent de la fête de Pâques, et il ne manque pas, aux approches de cette fête, de préparer les mets que sa convoitise lui fait désirer. Un malheureux esclave de la gourmandise ne pense qu'aux mets délicieux dont il fera usage aux grandes fêtes, et c'est de cette misérable manière qu'il s'y prépare et qu'il les célèbre, mais le véritable serviteur de Dieu ne pense qu'aux grâces et aux vertus dont il désire orner et parer son âme pour ces belles solennités.

9. Un ami, ou même un étranger arrive-t-il chez un esclave de son ventre, vous le voyez, conduit par sa passion, se réjouir de cette circonstance, parce que, sous prétexte de remplir à son égard les devoirs de la charité, il trouve une occasion favorable pour se livrer à l'intempérance et se contenter, faire passer sa sensualité pour un soulagement et une consolation qu'il doit procurer à son frère. C'est ainsi qu'on s'imagine qu'avec des hôtes on peut se livrer un peu plus à la boisson; mais combien on se fait illusion en se comportant de la sorte ! Hélas ! on a beau vouloir cacher la passion, elle perce et fait voir qu'on en est misérablement esclave.

10. Il arrive quelquefois que la vaine gloire et la gourmandise se font entre elles une guerre fort animée, et se disputent vigoureusement un pauvre misérable; car la gourmandise fait tous ses efforts pour le porter à violer les règles de la mortification et du jeûne, et la vanité, pour l'engager à faire connaître la perfection de sa vie par les actes d'une abstinence sévère. Mais un moine conduit par un esprit de sagesse, évitera les pièges que lui tendront ces deux passions, et, saura profiter des circonstances, pour les chasser l'une et l'autre bien loin de lui.

11. Voyons-nous que notre chair, par la chaleur de l'âge, ou par la force de notre constitution, veut se porter aux plaisirs des sens ? ne cessons de la châtier et de la mater en tout temps et en tout lieu par les rigueurs salutaires de la mortification; et ne nous relâchons pas de ces saintes austérités, que nous ne soyons fondés à croire par des preuves certaines et indubitables que nous avons eu le bonheur d'éteindre en nous les flammes impures de la concupiscence. Or je ne crois pas que nous y parvenions avant la mort.

12. J'ai vu de misérables prêtres, d'un âge très avancé, qui s'étaient laissés tromper par le démon, au point que se trouvant à table avec des personnes bien moins âgées qu’eux et sur lesquelles ils n'avaient aucune autorité, les engageaient, par des invitations pressantes et par des sollicitations diaboliques, à se livrer à la boisson et à l'intempérance. Or, s'il nous arrivait par hasard de nous trouver avec des vieillards qui se conduisissent de cette manière à notre égard, voici la conduite que nous devrions tenir : Si ces personnes jouissent à juste titre de la réputation de vertu et de piété, répondons à l'honnêteté qu'elles nous font, avec une modération pleine de reconnaissance; si, au contraire, ces personnes ne sont connues que par une conduite et une vertu fort douteuses, et que nous nous trouvions nous-mêmes dans des circonstances dans lesquelles nous soyons obligés de soutenir de rudes combats contre les révoltes de la chair, gardons-nous bien d'écouter ces funestes invitations; et fuyons avec horreur une occasion si dangereuse.

13. Évagre, agité par l'esprit des ténèbres, s'était imaginé, à cause de son éloquence et de la perspicacité de son esprit, qu'il était plus sage que les sages; mais combien il s'est horriblement trompé, puisque dans ce que je vais rapporter, comme dans plusieurs autres choses, il a fait voir à tout le monde qu'il était plus fou que les fous. Voici donc une de ces maximes : «Lorsque notre âme soupire après les délices que procure la variété des mets, il faut la punir sévèrement en nous condamnant impitoyablement au pain et à l'eau.» Or, parler de la sorte, n'est-ce pas vouloir exiger que d'un seul saut, un petit enfant monte tous les échelons d'une échelle ? Je pense donc que pour rendre cette maxime saine et praticable, il faut dire : «Notre âme désire plusieurs mets pour contenter ses appétits ; ce désir étant conforme aux inclinations de la nature, nous devons user de beaucoup de prudence et d'industrie pour combattre la plus rusée et la plus artificieuse des passions; car en agissant autrement nous nous engagerions imprudemment dans une guerre très dangereuse, et nous nous exposerions au péril d'une perte éminente. Privons-nous d'abord des mets capables de nous donner trop d'embonpoint, ensuite de ceux qui peuvent enflammer les humeurs, enfin de ceux qui sont doux et agréables.

14. Cependant, autant que faire se pourra, n'usons que de nourritures propres à nourrir nos corps, et qui soient de facile digestion, afin que, tout en nous rassasiant d'un côté, nous contentions notre estomac qui demande toujours, et que, d’un autre côté, nous nous préservions, par une digestion prompte et aisée, des mauvaises humeurs et des ardeurs funestes que des nourritures plus solides produiraient en nous. Au reste, avec un peu d'attention, nous apprendrons et nous éprouverons que les mets les plus nourrissants ont aussi en nous plus de vertu pour nous faire sentir les mouvements de la chair.

15. Moque-toi du démon, lorsqu'après avoir pris ton repas, il vous suggère de le différer une autre fois à une heure plus reculée; car il ne te porte à prendre cette résolution que pour avoir la satisfaction de vous la faire violer.

16. Il est une espèce d'abstinence qui convient à ceux qui ont conservé leur innocence, et il en est une autre qui regarde ceux qui l'ont perdue, et qui par les salutaires rigueurs de la pénitence cherchent à la recouvrer; car les personnes qui ont heureusement gardé leur innocence, se mortifient selon qu'elles voient qu’elles en ont besoin pour résister aux mouvements de la concupiscence; au lieu que celles qui sont tombées dans des fautes mortelles, doivent jusqu'à la fin de leur vie, sans relâche et sans adoucissement, faire souffrir une chair qui leur a fait perdre le trésor des trésors, afin de pouvoir le retrouver. Ainsi les premiers se proposent dans leur mortification de conserver l'heureux état de justice et de sainteté, et les derniers font tous leurs efforts pour se rendre Dieu propice par leur pénitence et par leurs larmes.

17. Le temps d'une consolation et d'une joie véritables pour un homme vertueux, c'est l'époque où il se voit heureusement délivré de tous les soins et de toutes les inquiétudes que donnent les choses du siècle; mais celui qui est encore aux prises avec ses passions et ses penchants déréglés, ne peut pas être content, puisqu'il se trouve nécessairement exposé aux dangers d'une guerre opiniâtre et cruelle. Pour celui qui est asservi à ses vices et qui vit au gré de ses passions, il est dans un tel aveuglement, qu’il se réjouit tous les jours, comme on a coutume de le faire à la fête des fêtes.

18. Les hommes intempérants ne pensent guère qu'aux viandes et aux banquets, et donnent entièrement leur affection à ces choses viles et grossières; ceux, au contraire, qui pleurent leurs péchés ne s'occupent, le jour et la nuit, que de la pensée des jugements de Dieu et des peines éternelles.

19. Tâchez donc de vous rendre maître de votre appétit déréglé pour le boire et le manger, si vous ne voulez pas qu'il se rende maître de vous-même, et que plus tard vous ne soyez honteusement obligé de faire de grands efforts, et sans succès, pour vivre selon les règles de la sobriété et de la tempérance. Ils doivent me comprendre ici, ceux qui sont ignominieusement tombés aux abîme du péché. Quant à ceux qui, se sont rendus saints et chastes, ils n'ont heureusement pas fait l'expérience de la chute dont nous parlons.

20. Réprimons donc fortement par le souvenir des flammes éternelles tous les mouvements de l'intempérance, et rappelez-vous avec effroi que plusieurs, parmi ceux qui ont voulu les suivre dans un temps, en sont venus à un tel excès de découragement, que désespérant de résister aux mouvements de la concupiscence, ils se sont traités de manière à faire craindre et pour le corps et pour la vie de l'âme. Or, si nous voulons y donner quelque attention, nous comprendrons fort bien que c'est ordinairement l'intempérance qui conduit les hommes dans tous ces malheurs et dans tous ces péchés, et qui les expose à faire un triste naufrage.

21. Les prières des personnes qui pratiquent fidèlement la tempérance, ne sont accompagnées que de pensées saintes et pieuses; tandis, au contraire, que pendant ces saints exercices, l'esprit des intempérants est continuellement agit par des idées mauvaises et souillé par mille représentations impures.

22. En nous livrant à l'intempérance, nous épuisons et nous faisons tarir à notre égard la source des grâces; mais en la combattant à toute outrance par le jeûne, nous faisons jaillir en abondance les larmes salutaires de la pénitence.

23. Savez-vous à qui nous devons comparer une personne qui, tout en se rendant esclave de son ventre, s'efforce néanmoins de triompher du démon de l'impureté ? comparons-la, sans hésiter, à un homme qui, voulant éteindre un incendie, jetterait de l'huile sur les flammes.

24. En mortifiant notre penchant à la gourmandise, le coeur devient humble; mais en le contentant, nous remplissons notre esprit de mauvaises pensées.

25. Pour être bien convaincu de ces vérités, considérez dans quel état vous vous trouvez le matin, à midi et au moment qui précède votre repas : n'est-il pas vrai qu'à la première heure vos pensées ne sont guère raisonnables et annoncent une grande dissipation dans votre esprit; qu'à la septième heure, c'est-à-dire à midi, elles sont plus tranquilles et plus graves, et que sur le soir elles sont tout-à-fait humbles.

26. Si vous observez les règles de la tempérance, il ne vous sera pas difficile de garder le silence; car la langue se répand d'autant plus en paroles, qu'elle reçoit plus de force d'un estomac bien nourri. Usez donc de toutes vos forces pour combattre et terrasser cette tyrannique intempérance; car Dieu, en voyant vos généreux efforts, viendra lui-même à votre secours par une grâce toute particulière.

27. Lorsqu'on a fait tremper quelque temps des outres elles s'étendent et contiennent plus de liqueur que si elles n'avaient pas subi cette opération, et si elles restent sèches, elle se retirent et ne sont plus aussi grandes. Il en est de même de notre estomac : remplissez-le de viandes et de vin, il s'étend et se dilate; donnez-lui moins, il se resserre et devient en quelque sorte plus petit. C'est ainsi qu'on devient presque tempérant par la nécessité de la nature.

28. On calme quelquefois les ardeurs de la soif en les souffrant; mais on ne peut pas en dire autant de la faim : rien ne peut l'apaiser, que la nourriture qu'on prend.

29. En prenant cette nourriture nécessaire, domptez la gourmandise par quelques peines et quelques souffrances; et si, à cause de certaines infirmités, vous ne pouvez pas vous livrer à ces mortifications, ayez recours aux saintes veilles de la nuit. Si vous sentez vos yeux appesantis par le sommeil, qu'une occupation laborieuse vous empêche de vous endormir. Mais vous ne vous conduirez pas ainsi, si vous n'êtes pas fatigué par l'envie du sommeil : vous vous appliquerez à la prière. Il est impossible de servir Dieu et Mammon, de même nous devons dire aussi qu'il n'est guère possible de prier et de travailler d'une manière qui puisse nous être de quelque utilité.

30. Une chose que nous devons remarquer ici, c'est qu'une fois que l'intempérance s'est emparée d'une personne, elle rend son estomac insatiable, au point qu'elle se figure pouvoir dévorer toutes les viandes de l'Égypte, et boire toutes les eaux du Nil. Lorsque nous avons bien contenté le démon de l'intempérance, il se retire pour faire place à un autre démon; à celui de l'impureté, à qui il donne des nouvelles exacte de l'état de notre estomac : « Allez, lui dit-il, attaquez hardiment cette personne; car son corps, qu'elle a si bien traité, vous donnera tous les moyens de la vaincre et de la faire tomber dans vos pièges. Le voyez-vous, ce démon infâme ? il est auprès de ce misérable intempérant. Oh ! comme il lui lie les pieds et les mains ! comme il se moque de lui pendant le funeste sommeil où il le précipite ! comme il le traite selon ses desseins pleins de malice et de perversité ! comme il trouble et salit son imagination par de honteux fantômes ! comme il produit sur son corps des mouvements humiliants et coupables !

31. N'est-ce pas une chose vraiment étonnante que notre intellect incorporel, soit capable de se souiller et de perdre sa beauté par le moyen du corps ? Mais est-ce moins surprenant que notre corps, qui n'est qu'un vil composé de terre et de boue, puisse, la purifier et la rendre en quelque sorte, plus sainte et plus belle.

32. Si vous avez promis de vous attacher au Christ, et de suivre la voie rude et étroite dont il vous parle dans l'Évangile, réprimez victorieusement la passion de la gourmandise; car si vous traitez délicatement votre corps, et que vous lui accordiez tout ce qu'il vous demandera, vous violez la promesse que vous avez faite au divin Sauveur. Mais écoutez les paroles qu'il vous adresse : La voie, dit-il, qui mène à la perdition, est large et spacieuse, et il y en a beaucoup qui y entrent. (Mt 7,13-14). Or cette voie large, c'est l'intempérance; et cette perdition, c'est l'impureté. Celle, continue-t-Il, qui mène à la vie, est étroite et difficile, et il y en a peu qui la suivent.

33. Si Lucifer, qui s'est fait précipiter du ciel dans les enfers, est devenu le chef des démons, ne pouvons-nous pas dire que la gourmandise est à la tête des vices qui tyrannisent le coeur humain ?

34. Lors donc que vous vous mettrez à table pour prendre votre nourriture, représentez-vous vivement l'image de la mort et du jugement, afin de pouvoir résister à cette cruelle passion; encore n'aurez-vous que des succès bien médiocres et qui vous coûteront beaucoup de peine. Quand vous serez sur le point de boire, rappelez à votre mémoire le vinaigre et le fiel dont le Seigneur fut abreuvé sur le Calvaire, et cette pensée salutaire vous rendra sobre, ou vous fera gémir, ou bien encore, vous inspirera des sentiments plus humbles et plus modérés.

35. Ne vous y trompez pas, vous ne pourrez jamais être délivré de la dure servitude de Pharaon, ni mériter de célébrer la Pâque céleste, si pendant votre vie vous ne mangez les laitues amères et le pain sans levain. Or ces laitues sauvages sont l'image des efforts que nous devons faire et des mortifications que nous devons pratiquer; et le pain sans levain est la figure de l'humilité sincère de notre âme, qui ne connaît que les règles de la plus exacte modestie.

36. Ne laissez donc pas passer un instant où cette sentence de l'Esprit saint ne soit présente à votre mémoire : Pour moi, tandis que les démons mes ennemis m'accablaient par leurs tentations, je me revêtais d'un cilice, j'humiliais mon âme par le jeûne, et j'adressais à Dieu ma prière dans le secret de mon coeur. (Ps 34,13).

37. Le jeûne est une violence que nous faisons à la nature. C'est lui qui nous fait renoncer aux délices de la sensualité, qui éteint en nous les flammes de la concupiscence, qui nous délivre des mauvaises pensées, nous préserve des songes importuns et rend nos prières saintes, ferventes et agréables aux Yeux du Seigneur ; c'est lui qui éclaire notre âme, prend soin de notre esprit, dissipe les ténèbres de notre intelligence, veille sur notre coeur, lui ouvre la porte de la componction, lui fait pousser des gémissements salutaires, le console et l'encourage dans les travaux et les douleurs de la pénitence, empêche notre langue de tomber dans la démangeaison de parler, nous inspire l'amour de la retraite et de la solitude, conserve en nous l'esprit d'obéissance, adoucit les rigueurs de nos veilles, procure et entretient la santé de nos corps, nous donne la paix et la tranquillité de l'âme, efface nos péchés, nous ouvre la porte du ciel, et nous introduit dans la possession des plaisirs, des joies et des délices éternelles.

38. Interrogeons l'intempérance : N'est-elle pas notre ennemie déclarée ? Ne la voyons-nous pas à la tête de tous nos ennemis ? N'est-elle pas le plus furieux et le plus dangereux de tous nos ennemis spirituels ? N'est-ce pas elle qui est l'auteur de tous les maux qui nous arrivent ? n'a-t-elle pas fait tomber Adam dans le paradis terrestre et perdre à Ésaü son droit d'aînesse ? N'est-ce pas elle qui attira les plus grands malheurs aux Israélites, qui couvrit Noé de confusion, fit disparaître Gomorrhe, souilla Loth, et donna la mort aux malheureux enfants d'Héli? Enfin n'est-ce pas l'intempérance qui est la cause et le principe de toute sorte de corruptions et de péchés ? Mais demandons-lui à elle-même de qui elle tire l'existence, à qui elle la donne, quel est celui de ses ennemis qui la foule aux pieds et l'écrase ?

Or dis-nous, infâme et cruelle maîtresse du genre humain, toi qui, pour nous rendre tes esclaves, nous a malheureusement achetés avec de l'or, par le désir insatiable de manger, dis-nous donc par quelles voies tu as pu arriver jusqu'à nous; dis-nous ce que tu nous as donné et fait depuis que tu as fixé ta cruelle demeure en nous; apprends-nous toi-même qu’elles sont les moyens efficaces que nous devons employer pour te chasser et nous délivrer de la servitude. Irritée par ces questions fatigantes, enflammée de fureur et frémissant de rage, elle va nous faire entendre, malgré elle, les réponses suivantes : «Pourquoi me chargez-vous d'injures et de reproches ? oubliez-vous que vous êtes mes esclaves ? comment vous est-il même venu en pensée que vous puissiez vous séparer de moi ? Ignorez-vous que c'est la nature elle-même qui vous a enchaînés et qui vous retient sous mon esclavage ? Vous voulez savoir comment je me suis rendue maître de vous ? et bien je vous le dirai : C'est par la quantité de la nourriture plus ou moins délicieuse que vous prenez l'habitude d'user de cette nourriture a produit en vous cette insatiable avidité que vous éprouvez, et cette habitude, accompagnée de l'endurcissement du coeur et de l'oubli de la mort, me conserve et me fait demeurer au milieu de vous. Vous voulez encore connaître les noms et le nombre des enfants auxquels j'ai donné le jour ? mais si je vous les nommais tous, les grains de sable qui sont sur la terre seraient à peine suffisants pour les compter. Écoutez seulement quels sont ceux que j'ai mis les premiers au monde et pour lesquels je conserve une affection particulière : l'aiguillon de la chair est mon premier-né et mon premier ministre; le second, est l'endurcissement du coeur; le troisième, est l'amour du repos; après ceux-ci viennent le déluge des pensées impures, le principe de toutes les corruptions et de toutes les souillures spirituelles, et un abîme d'infamies secrètes et exécrables. Mes filles sont la paresse, la démangeaison de parler, l'audacieuse présomption, la plaisanterie, la bouffonnerie, la contradiction, l'opiniâtreté, la stupeur du coeur, la captivité de l'esprit, l'insolente ostentation et l'inclination pour plaire au monde. Ce sont elles qui troublent la ferveur et souillent la sainteté de la prière qui occasionnent des tourbillons dans les pensées, et qui frappent par des accidents subits et des malheurs inattendus; enfin ce sont elles qui produisent le désespoir, le plus affreux et le plus grand de tous les maux.

Le souvenir des péchés me fait la guerre à la vérité, mais ne me soumet pas; la méditation de la mort me porte des coups redoutables, mais elle n'est pas encore capable de me vaincre, et je vous déclare que rien en ce monde n'a le pouvoir de renverser entièrement mon empire; que les seuls avantages que puissent remporter sur moi ceux qui, sous la conduite du saint Esprit, à qui ils se sont adressés par d'humbles supplications, me font une guerre constante et vigoureuse, c'est d'empêcher que je ne leur fasse les maux cruels, funestes et incalculables que je fais aux autres; car ceux qui n'ont pas goûté les dons et les douceurs du saint Esprit, ce puissant Auxiliaire et cet ineffable Consolateur, se laissent prendre à mes amorces, et finissent misérablement par ne pus soupirer qu'après les délices brutales de la bonne chère.

Il faut du courage pour triompher de l'intempérance ! mais celui qui vient heureusement à bout de remporter la victoire sur cette passion, se prépare un droit chemin à la tranquillité de l’âme et à une suprême chasteté.

   

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