LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

Sainte
Claire d'Assise
religieuse, fondatrice des clarisses
(1194-1253)

Vie

I

 

 

 

 

 

PRÉFACE

Ce livre, écrit avec un soin pieux, n'est pourtant pas, dans l'acception spéciale de ces termes, un " livre de piété ".

Il n'est pas non plus dû à la seule fantaisie d'un artiste tenté par le plaisir d'évoquer une belle figure dans un beau paysage.

Des âmes comme celle de Claire ne doivent pas servir de prétextes aux subtiles casuistiques des amateurs de psychothérapie, bien qu'elles offrent la plus généreuse nourriture intellectuelle et morale. Elles doivent moins encore être choisies simplement comme les thèmes d'ingénieuses variations littéraires. Elles nous ouvrent la vie intérieure où elles se sont épanouies : celui qui les enseigne aux autres doit, avant tout, y chercher son propre enseignement.

L'existence de Claire a été commentée par divers auteurs religieux. Je les ai consultés. Si j'ai osé ajouter mon travail aux leurs, c'est avec le modeste dessein d'aviver quelques parties de leur coloris. C'est surtout pour contenter un grand désir qui m'était venu, le désir qu'on éprouve ingénument et fortement, lorsqu'on découvre une chose très belle, de confier son émotion, de la parler, de la faire partager.

Je crois avoir mesuré combien il faut de prudence et de douceur pour ne pas blesser, lorsqu'on effleure de tels sujets, les consciences auxquelles la foi a été donnée, et qui en conservent la grâce intégrale : et j'espère que pas un mot en ce livre ne pourra les inquiéter. Mais elles m'accorderont peut-être qu'il n'est pas indispensable de se placer et de se tenir au point de vue strictement catholique pour rendre hommage à une noblesse comme celle de Claire. Il suffit d'avoir l'amour de tout ce qui est élevé et pur pour comprendre et vénérer le bienfaisant rayonnement issu d'une telle créature de Dieu.

L'histoire de Claire est unie à celle d'Assise et à celle de saint François avec la tendre ténacité du lierre. Des protestants ont pu élever des monuments littéraires à la gloire du Poverello. Des artistes irréligieux ont pu être touchés par l'émotion autant que par l'admiration devant la cité ombrienne où vivent à jamais les deux Présences. Le scrupule de l'entière adhésion au dogme arrête, dans l'atmosphère franciscaine moins que dans toute autre, l'homme sincère qui en subit et en aime l'influence immatérielle. Une même lumière émane pour lui du site et des deux tombeaux.

C'est à cette lumière égale et sereine que j'ai demandé d'éclairer ce petit livre. S'il m'est permis de préciser mes intentions, je dirai qu'ayant consacré une série de volumes, en manière d'ex-voto, à des héros de la pensée et du sentiment dont l'exemple soutint ma vie, je m'étais promis de placer parmi eux une figure de sainte féminité sur le chemin où j'avançais. Pourquoi ai-je choisi celle-là ? Il en est de plus agissantes dans l'enthousiasme mystique, une Thérèse d'Avila, une Catherine de Sienne, une Angèle de Foligno, d'autres encore. Mais je n'en sais pas d'aussi touchante, tout au moins d'aussi proche de mon cœur, que la fille spirituelle, l'amie d'élection de François, la vierge d'Assise, dont l'âme, claire et pure à l'image de son nom, monte droite comme la flamme d'un luminaire dans un adorable coin du monde médiéval.

On ne s'étonnera pas s'il m'a été impossible de séparer à aucun moment les membres de cette trinité : le Saint, la Sainte, la Ville. On ne saurait les concevoir isolément, dénouer leurs liens doux et forts. La Sainte est issue de l'esprit du Saint, et la Ville a été l'objet de leur constant amour. Ils y sont nés, ils y ont vécu, elle a été le lieu terrestre d'où ils ont contemplé le ciel, elle garde leurs sépulcres, elle est à jamais embaumée par leur souvenir et fameuse pour les avoir engendrés.

On ne s'étonnera pas davantage si, désirant peindre dans son décor natal la femme admirable qui fut la collaboratrice du plus étonnant mouvement religieux de l'Italie et du moyen âge, renonçant à toute prétention d'érudition, je n'ai tenu qu'aux droits du sentiment et de la poésie. Je me suis fait l'élève des savants ou des religieux qui ont reconstitué cette existence de Claire où les événements comptent assez peu, où l'élévation morale est tout. Je ne crois même pas nécessaire de tenter ici une bibliographie complète. Je ne citerai que quelques sources auxquelles le lecteur pourra puiser aussi aisément que je l'ai fait moi-même, - la source essentielle étant l'âme elle-même de la Sainte. Dans ces sources, la vérité historique est constamment mêlée à la légende. J'accepte l'une comme l'autre. Ce n'est pas le lieu de disputer sur la valeur spécifique de la " vérité historique ", forcément lacunaire, et de la " légende ", qui est l'effet d'une projection magique de l'émotion et du désir d'embellir, sans la trahir, cette vérité. Si, sur la trame primitive, des fleurs délicieuses ont été brodées, le temps les y a trop mêlées et fondues pour qu'aucune semble parasite, et elles n'ont été posées que sur le dessin secrètement persistant. La figure d'une sainte, d'ailleurs, comme le chef-d'œuvre d'un maître, s'augmente légitimement, de siècle en siècle, de tous les apports des âmes qui l'ont admirée : elle les a rendus possibles et elle s'en enrichit indéfiniment. Ils deviennent sa substance elle-même. Claire n'est point seulement ce qu'elle fut, mais aussi ce qu'elle a fait imaginer, ce qu'on en imaginera encore : ainsi se continue sa vie légendaire, aussi réelle que son existence en Assise. Tout ce qu'on a pu lui prêter était déjà en elle, et ce qu'on pourra s'en représenter dans l'avenir lui appartient déjà.

Des sources, la plus importante est la Vie écrite par Thomas de Celano. Ce franciscain, auquel on attribue les paroles du Dies irae, avait rédigé en latin la Vita prima de saint François, puis, s'aidant de la Légende des Trois Compagnons (Léon, Ange, Rufin), la Vita secunda, d'après laquelle travaillèrent ensuite les divers biographes du Poverello. Ce travail ayant été fait à la requête de Grégoire IX en 1229, vingt-sept ans plus tard Alexandre IV demanda à Thomas de relater la vie de Claire. On a attribué d'abord au franciscain qui devint plus tard saint Bonaventure ce récit, que Thomas composa d'après l'enquête faite par Barthélémy, évêque de Spolète, auprès des compagnes de Claire à Saint-Damien. Bonaventure fut chargé d'une biographie officielle de saint François. C'est une mission analogue que remplit Thomas au sujet de la vierge d'Assise. Sa relation un peu brève fut traduite du latin en italien par un religieux qui l'augmenta de récits tirés des chroniques de l'ordre des Mineurs et du procès de canonisation de Claire. La traduction française de ce texte italien, longtemps recelé à Florence, est due à Mme Havard de la Montagne.

A ce document capital il convient de joindre le Testament de Claire, reproduit par les Bollandistes dans leurs Acta Sanctorum ainsi que la bulle Clara claris par laquelle le pape Alexandre IV, en 1255, décréta la canonisation: la Règle des Clarisses, formulée par leur fondatrice ; la lettre adressée par Claire à sainte Ermentrude ; les quatre lettres de Claire à Agnès de Bohême, et les lettres que lui adressèrent la sœur Agnès et le cardinal Hugolin, protecteur de François et, plus tard, pape sous le nom de Grégoire IX.

Mais il faut encore compter parmi les éléments utiles à mieux connaître Claire les ouvrages relatifs à François, dont ses actes et sa pensée sont indissolubles. Il n'est pas de biographe du Poverello qui n'ait parlé de sa fille spirituelle. Je rappellerai avec un intérêt spécial la charmante et érudite Légende de saint François, écrite pour la présente collection par le regretté Georges Lafenestre, qui lui aussi fut un fervent de la sainte. Qu'elle soit évoquée nommément, ou qu'on la sente seulement passer dans l'atmosphère franciscaine, il sera toujours utile de consulter en songeant à elle les deux Vies de saint François du disert, naïf et sincère Thomas, la Légende des Trois Compagnons, dont on a tant contesté l'origine mais jamais le charme et l'émotion, le Spéculum perfectionis ou Miroir de la perfection du Frère mineur, les Actus du bienheureux et de ses compagnons, d'où ont été extraits les Fioretti, sans parler de la quantité considérable de rééditions commentées, de chroniques fragmentaires, de compilations dont la bibliographie franciscaine n'a cessé de s'augmenter. Les travaux modernes du franciscain Wadding : Histoire de François et de l'ordre des Mineurs, 1625; des Bollandistes : Acta Sanctorum ; du franciscain Papini, reprenant en 1825 les travaux de Thomas de Celano (dont la Vita secunda ne fut connue qu'en 1806), conduisent aux recherches de nos contemporains procédant selon les méthodes historiques et critiques constituées depuis un siècle. Les ouvrages les plus intéressants sont ceux d'Ozanam : Poètes franciscains d'Italie, 1852 ; de Chavin de Malan : Vie de saint François, 1841 ; de Léon Lemonnier : Histoire de saint François, 1889 ; des Allemands Karl Millier : Les origines de l'ordre des Mineurs et des confréries de Pénitents, 1885, et Henry Thode : Saint François d'Assise et les origines de l'art de la Renaissance en Italie, 1885, - ouvrage d'un intérêt supérieur ; de Paul Sabatier : Vie de saint François d'Assise, 1894, travail qui a fait autorité et prétexté de nombreuses confirmations ou réfutations des érudits européens; du poète et essayiste danois Johannes Jœrgensen : Saint François d'Assise, sa vie et son œuvre, trad.par T. de Wyzewa, 1918. Ce dernier ouvrage, que M. Jœrgensen a fait suivre de plusieurs autres, relatifs à Assise et aux diverses retraites du saint dans la vallée et la montagne ombrienne, allie comme eux à l'érudition scrupuleuse les charmes d'une langue et d'une émotion dont la qualité est exquise. Un chapitre parfait est consacré à la vie et à l'œuvre de Claire. Je signalerai enfin la Sainte Claire d'Assise publiée en cette ville par Locatelli en 1882, la brochure éditée par la Revue franciscaine en 1912 à l'occasion du septième centenaire de la consécration de Claire à Dieu, et, quant à la cité elle-même, la vieille mais durable Histoire d'Assise d'Antonio Cristofani. Telles ont été les leçons dont je me suis fait ici l'écolier pour composer un travail où j'ai voulu demander à un respect fervent les secrets de persuasion et d'amour que le seul talent ne donne pas. Au delà de toute confession religieuse, uniquement parce qu'un groupe d'hommes et de femmes volontairement pauvres ont souhaité, en cet endroit du monde, d'élever la conscience à une cime jamais atteinte, quiconque mesure l'apport de l'esprit évangélique dans l'univers moral éprouvera cet amour et espérera, pour l'exprimer et le répandre, disposer de cette persuasion.

C. M.

I

LA NAISSANCE DE CLAIRE

On s'accorde à dater la naissance de Claire du 11 juillet 1194.

Son père, Favorino de Scifi, chevalier, avait épousé Ortolana (ou Hortulana) de la famille des Fiumi, nobles Assisiens dont la rivalité avec la gent des Nepis fera souvent retrouver le nom dans l'histoire des querelles civiques ultérieures. Les Fiumi habitaient un castel à Sterpeto, aux flancs du mont Subasio. Non loin s'élevait celui des Scifi, d'où ils prenaient le titre de comtes de Sasso Rosso; en ville, ils avaient un palais fortifié qu'on montre encore, à quelques pas de la Porta Vecchia et de l'emplacement futur de l'église Sainte-Claire. Les Scifi et les Fiumi possédaient de grands biens dans la campagne d'Assise. Leurs fortunes et leurs naissances étaient égales. Le mariage de Favorino et d'Ortolana fut heureux. Favorino était un vaillant homme de guerre, et un bon chrétien. Ortolana montrait dès l'enfance une ardente piété, que l'amour conjugal n'attiédit pas. On ne sait à quelles époques elle donna le jour à son fils Boson, puis à sa fille Penenda. On ne sait pas davantage à quel moment elle réalisa le projet de partir en pèlerinage en Terre Sainte avec quelques compagnes. De tels voyages étaient alors très pénibles et très dangereux. Si Fovorino y consentit, il faut penser que sa fiancée, avant de lui accorder sa main, en avait exigé de lui la promesse. Nous ignorons tous les détails de cette longue absence durant laquelle l'énergie et la foi d'Ortolana réussirent à triompher des obstacles et des périls sur la voie ouverte par les croisades ; elle eut la joie de prier à Bethléem et au Calvaire, et elle en revint avec les sentiments d'une bonne et fidèle épouse, d'une femme aimante. Ortolana semble bien avoir été une belle figure de féminité harmonieuse, sachant concilier avec une raison élevée ses devoirs de mariage, de maternité, de rang aristocratique et les inclinations d'une âme fervente, une mysticité sans dérèglement, une parfaite santé morale.

Elle visita encore le pèlerinage de Bari, l'oratoire de Saint-Michel, l'église des saints Pierre et Paul et les sanctuaires de Rome. Puis elle se réinstalla dans sa demeure d'Assise. Lorsque peu après son retour elle connut qu'elle allait être mère pour la troisième fois, elle se prépara à cette mission avec encore plus de gravité et de sagesse. Elle ressentit cependant un trouble singulier, une sorte d'anxiété découragée, et s'absorba dans la méditation. Elle priait devant son crucifix, recommandant à Dieu son sort et celui de l'enfant à naître, lorsqu'elle entendit une voix lui disant : " Ne crains rien, Ortolana. Tu vas donner avec bonheur à la terre une lumière brillante, qui en dissipera les ténèbres. "

La légende, amie des symboles, n'a pas manqué de montrer que si la noble fille des Fiumi avait reçu le prénom d'Ortolana, qui signifie " jardinière " en latin comme en italien, c'était par prédestination, puisqu'elle devait engendrer une plante très belle et très fertile. Après l'allégorie florale, l'allégorie de la lumière. Lorsque Ortolana mit au monde une fille, elle lui donna, en souvenir de la voix mystérieuse et sainte, le nom de Chiara, ou Claire, qui signifie à la fois " lumineuse " et " fameuse ". Ortolana devait avoir plus tard encore deux autres filles, Agnès et Béatrice.

Claire fut baptisée avec le cérémonial convenant à une fille de haut rang, dans la vieille basilique de Saint-Rufin. C'était alors le cœur religieux d'Assise. Au IIIe siècle, Rufin, venu pour prêcher l'Evangile, traduit par les Gentils devant un tribunal, avait été jeté par eux dans le Chiaggio. On avait retiré nuitamment et caché son corps dans la campagne. Sous Dioclétien, les ossements avaient été transférés en secret dans la partie la plus haute de la cité. Là s'était élevée plus tard une petite église romane, plusieurs fois refaite. Jean de Gubbio l'avait rebâtie et ornée en 1134, et on la termina cent ans plus tard dans la forme où nous la voyons. Les restes du saint, qui dorment maintenant sous le maître-autel, reposaient alors dans un sarcophage romain où étaient figurés Diane et Endymion, et que conserve la crypte carolingienne de l'église primitive. Assise était la ville de Rufin martyr, et il reste toujours son patron.

Douze années auparavant, dame Pica, épouse du riche drapier Pierre de Bernardone, avait traversé l'antique place avec le cortège de ses parents et amis. Elle était venue, dans cette nef vénérable, porter sur les mêmes fonts baptismaux que nous y trouvons encore son premier-né, appelé Jean. Pierre de Bernardone était alors en voyage en Provence. A son retour, il changea le prénom de son fils en celui de Francesco, car sa femme était Provençale, et il aimait la France. Le " petit Français " fut François d'Assise, maître spirituel de Claire Scifi, qui fut sainte Claire d'Assise.

II

LE PASSE D'ASSISE

Assise était une des plus anciennes cités de la terre italienne.

Nous pouvons, par l'examen de fragments de murailles et d'épigraphes, entrevoir sa naissance. Le peuple primitif

des Sicules avait été chassé par les hordes des Ombriens, venus s'établir entre le Tibre et l'Arno peut-être un siècle avant la date présumable de la guerre de Troie. Puis les Etrusques s'étaient avancés, et les Ombriens s'étaient peu à peu réfugiés sur les pentes de l'Apennin. Ils y trouvaient à la fois une position inexpugnable, parmi les rochers et les forêts, et une terre fertile. L'avancée naturelle du promontoire qui se détache du mont Subasio et domine la plaine suggérait l'établissement d'une petite ville facile à fortifier et pouvant surveiller les cultures avoisinantes. Les Ombriens posèrent là les fondements d'Assise, au-dessus du double cours du Tescio, torrent descendu de la montagne, et du Chiaggio qui serpente plus paisiblement dans la vallée.

Vers 309 avant Jésus-Christ, ils virent surgir de nouveaux occupants. Les durs soldats du Latium, les fondateurs de Rome, les fils de la Louve, avaient vaincu et assimilé après de longs combats la grande race étrusque, et ils se présentèrent dans la région. Les Ombriens ne purent résister, ils se soumirent, et Assise devint l'Assisium romain, l'Assission dont parle déjà Ptolémée : un municipe calme, obscurément soumis à la règle latine, heureux sans histoire. Caton l'Ancien, Pline le jeune, Sylvius Italicus le mentionnent. En 46 y naquit l'élégant Aurelius Propertius, poète élégiaque et idyllique. Là comme partout, le génie vigilant des grands bâtisseurs romains s'attesta par des monuments dont le plus beau fut ce temple de Minerve aux six colonnes de travertin, au fronton de proportions si pures qu'il arracha un cri d'enthousiasme au jeune Goethe lors de son premier voyage en Italie. Le long sommeil de la bourgade endormie dans la " pax romana " dura ainsi jusqu'au IIIe siècle.

Le premier qui vint parler du miracle de l'Évangile dans la vallée ombrienne fut Crispolitus, ou Crispoldo, disciple immédiat de saint Pierre. Sur l'ordre de celui-ci, un autre disciple, Britius, évêque de Spolète, avait consacré Crispolitus évêque de Vettona, en lui confiant l'évangélisation du district compris entre Foligno et Nocera. Crispolitus fut martyrisé. Ensuite se produisirent la prédication et la mort de Rufin. Plus tard, en 309, le troisième évêque d'Assise, Savin, fut, ainsi que ses deux diacres, supplicié à Spolète, et ce sang sacré, versé pour la foi chrétienne, semble avoir imprégné pour jamais le sol assisien.

Les temps venaient où allait cesser la somnolence pacifique du municipe, associant sa petite vie à la lente agonie du grand Empire. "Les Barbares descendaient du Nord pluvieux, attirés par le soleil et la fécondité de l'Italie. Ce furent d'abord les soldats de Théodoric qui prirent la ville en 492. Les Grecs de Bélisaire la reprirent en 536. Cinq ans plus tard, les Goths de Totila mettaient le siège sous ses murs, s'en emparaient, et la démantelaient. Les troupes grecques de l'eunuque Narsès la ressaisirent à nouveau; puis survinrent les féroces Longobards du roi Agilulf. Ceux-là mêmes furent chassés par les Franks de Charlemagne, auxquels succédèrent de faibles comtes italiens. Les vagues d'assaut se ruaient contre la cité. La dernière, celle que le reflux ne remporta point, fut celle des " Tedeschi ", des soudards allemands, préludant à l'interminable et sanglant conflit des Gibelins impériaux et des Guelfes papalins.

Les Allemands s'installèrent. Assise les subit, tout en s'organisant peu à peu, en ne cessant de fonder églises et monastères avec cette vaillance obstinée, cette espérance de durée au milieu des pires bouleversements, qui est un des traits de l'âme médiévale. Et ce trait est resté bien italien. Les plus merveilleux chefs-d'œuvre florentins ont été créés au milieu des plus violents tumultes civiques, des invasions et des pestes, dans des conditions d'insécurité matérielle et morale qui nous stupéfient, par cette même force vitale, cette confiance et cet optimisme qui ont toujours engagé les êtres de cette terre à rebâtir leurs maisons à la place même où l'effroyable secousse sismique ou l'éruption dévoratrice du volcan venait de les anéantir. Et même la léthargie de trois siècles de domination étrangère a laissé intacte l'âme de celle qu'un mot célèbre du méprisant Metternich réduisait à n'être plus qu'une " expression géographique", alors que s'affirmaient déjà les prodromes du Risorgimento.

Tout en construisant des églises, en bâtissant des monastères, Assise ne confondait pas la piété avec l'obédience aveugle à la papauté, dont le prestige était d'ailleurs alors très contesté, et elle songeait avant tout à conquérir son autonomie laïque, ses libertés communales. Ces raisons la firent gibeline; malgré l'aversion que les lourds et insolents Tedeschi pouvaient inspirer aux Italiens si fins et si épris d'indépendance, dans la lutte aussi confuse qu'acharnée qui mettait aux prises les papes et les empereurs, les nobles et les plébéiens, les paysans et les cités, en un enchevêtrement d'intrigues, d'intérêts et de rancunes qui font de cette période historique une des plus rebelles à l'analyse raisonnée, il se trouvait fort souvent que les groupements, observant les événements, prenaient parti au mieux de leurs bénéfices momentanés, prêts à se déjuger le lendemain. Les antagonismes se créaient au cœur de chaque ville. La chronique florentine en donne des exemples célèbres. Assise ne fut pas moins divisée. Quand le duel gibelin et guelfe se fut achevé, en plein XVIe siècle, sous la douce domination du pape Paul III, il fallut que son gouverneur Cruciani modifiât toutes les sections de la cité, créât de nouveaux quartiers, et invitât solennellement les habitants à une réconciliation dans le fraternel oubli des vendettas de leurs aînés et de leurs aïeux et bisaïeux. Une des raisons qui devaient pousser Assise à se déclarer gibeline, pour un temps du moins, était sa haine contre Pérouse, qui se dressait en voisine orgueilleuse à l'autre bout de la plaine du Chiaggio : haine qui engendrait, elle aussi, une vendetta, haine qui n'est pas tellement éteinte encore aujourd'hui qu'elle ne s'exprime par des nuances d'ironie réciproque. Un premier choc eut lieu en 1054. Il devait y en avoir un autre en 1202, présageant le triomphe final, deux siècles et demi plus tard, de Pérouse autrement peuplée et riche que sa rivale. Jamais détestation romaine et punique ne fut plus forte que celle de Pérouse et d'Assise.

Celle-ci avait répondu avec ferveur à l'appel de la première croisade, donnant de l'argent et des hommes. Elle n'était pas moins en défiance devant la papauté. Certes, le pape avait soutenu la révolte de la ligue lombarde levée pour les libertés civiques de l'Italie, lorsque cette ligue avait vaincu le dur empereur Barberousse à Legnano en 1176 et forcé celui-ci à accepter, sept ans plus tard, la paix de Constance. Mais Barberousse était mort, et son successeur Henri VI était déterminé à renforcer le pouvoir impérial, la tyrannie tudesque en Italie. En 1174, l'archevêque de Mayence, Chrétien, chancelier de l'Empire, avait pris possession d'Assise. En 1177, au lendemain de Legnano, les franchises communales avaient été restituées, et la ville laissée libre d'élire ses consuls. Mais les prétentions de Henri VI remettaient tout en question. Les droits municipaux, objets d'une si jalouse sollicitude des Assisiens, furent de nouveau supprimés : il fallut se soumettre à Conrad d'Irslingen, duc impérial de Spolète et nommé comte d'Assise par l'empereur.

Ce fut alors que se produisit un événement des plus importants dans l'histoire de la petite ville. Conrad était un homme modéré et habile, qui n'ignorait pas combien la mainmise impériale étrangère était odieuse à tous les Italiens, et il usait de ménagement pour la prolonger sans difficultés. En 1197, il fit même baptiser en grande pompe à Saint-Rufin, au milieu d'une affluence de seigneurs et de cardinaux, l'orphelin Frédéric II de Suède, dont son maître lui avait confié la garde et l'éducation.

Mais Henri VI venait de mourir, et Innocent III d'être élevé au trône de saint Pierre. Innocent montra tout de suite la volonté et l'autorité du grand pape qu'il allait devenir. Il réclama son droit de protection sur les cités italiennes, et le duc Conrad fut obligé de venir à Narni lui rendre hommage et lui remettre l'investiture. Assise était dominée par la vieille forteresse bâtie par les Lombards sur la Rocca surplombant leur ville. C'était là que se tenaient les garnisaires tudesques, et vers ces murailles, symboles de l'oppression, se tournaient depuis bien des années les regards haineux des patriotes plébéiens. L'absence de Conrad décida de leur résolution. Ils s'armèrent en foule, gravirent les pentes du Sasso Rosso, emportèrent de vive force la Rocca, et la détruisirent sur-le-champ de fond en comble. Aussitôt ils décidèrent de se préparer à toute résistance et d'enceindre de murs et de tours leur cité jusqu'alors ouverte. Ce travail fut accompli avec un enthousiasme et une célérité extrêmes. Et lorsque les envoyés du pape vinrent en son nom prendre possession de la Rocca, ils trouvèrent la bastille ruinée et, dans une Assise fortifiée, une foule faisant fière contenance et décidée à s'affranchir à la fois du pape et de l'empereur. Comme ce succès avait exalté les plébéiens, qui avaient fait tout le travail, ils jugèrent bon de se dresser aussi contre leurs nobles, papalins ou impériaux, et en assiégèrent les demeures. Les nobles, effrayés, n'hésitèrent pas à demander l'aide de la république de Pérouse, lui offrant la souveraineté sur Assise en échange de son aide contre le peuple. Cette trahison amena une petite guerre, où le parti populaire fut vaincu par les Pérousins, et qu'un accord termina en 1203. Mais, dès lors, la cité fut républicaine, et la détestation de Pérouse devint inexpiable.

Telle fut l'histoire d'Assise jusqu'au moment où Claire y apparut. A l'heure où la Rocca tudesque s'effondrait sous la ruée des " popolari ", des hommes des arts mineurs, elle avait trois ans.

III

LE PAYSAGE D'ASSISE

Elle grandit dans le plus pur paysage qu'on puisse rêver : et nous le voyons encore aujourd'hui tel qu'elle le vit. Seule la silhouette de la cité a changé. Elle apparaissait déjà dans sa forme

de navire aux flancs clairs, arrêté sur un calme lac de verdure, mais sur la proue ne s'élevait pas la basilique et sur la carène ne se dressaient point les trois mâts des campaniles de San Francesco et de Santa Chiara et de la Tour communale. Au-dessus de la petite ville médiévale doucement posée au flanc de la colline, une vague verdoyante portait les ruines de la Rocca, et plus haut encore s'étageaient les molles ondulations du Subasio jusqu'à la limite d'un ciel tour à tour vaporeux et translucide. Claire respira le parfum de cette terre antique, et ses yeux apprirent la beauté des choses dans ces forêts de chênes, ces vallons, ces bois d'oliviers dont les troncs crispés soutiennent un feuillage léger comme la fumée, ces cyprès pareils à des hallebardiers de velours sombre, ces pentes escarpées surplombant les rocs et l'eau écumeuse du Tescio.

Elle connut de bonne heure la joyeuse animation de la foire au bétail qui, depuis les temps romains, se tenait sur le vaste terrain qui descend doucement au-dessous de la Porta Nuova. Là elle s'amusa des porcs noirs et rosés, elle admira les grands bœufs blancs aux cornes immenses dont un ruban écarlate ornait les frontaux; elle observa la foule des ruraux qui allaient et venaient sur cette terre brûlée et mordorée, au pied des remparts, sous le ciel de turquoise. Elle entendit le chant mélancolique, guttural, des petits pâtres, dans le silence délicieux du crépuscule et la solitude sidérale, et ce chant étreignit son jeune cœur comme il étreint encore le nôtre.

Elle erra en promenade dans les oliveraies, à travers lesquelles elle entrevoyait la ville haute, écoutant le tintement frais des cloches; et des fillettes lui offrirent timidement le raisin avec sa fleur, et elle croisa les femmes, tantôt brunes, tantôt blondes avec des yeux bleus, qui montaient vers le marché, ne craignant ni les cailloux pour leurs pieds nus, ni pour leurs visages le fort soleil du chemin, avançant d'un pas lent et assuré, le buste droit, les bras pendants ou les mains aux hanches, la charge posée sur la tête selon la multiséculaire tradition méridionale.

Des fenêtres du palais paternel, sa rêverie émerveillée suivit les jeux capricieux de la féerie des heures, depuis l'aurore jusqu'aux fastes du couchant, avant l'enchantement de la nuit étoilée. Elle vit la plaine, tapis à damier d'une coloration riche et assourdie, avec les sillons et les tracés réguliers des champs et des prairies s'encadrant de mûriers aux sombres feuillages, les métairies safranées flanquées de cyprès, les meules coniques, faites d'une paille serrée autour d'un mât et tranchée au couteau par les hommes de la glèbe. Et vers l'horizon bleuissant, vers la colline qui portait Pérouse, le Chiaggio et le Tescio serpentaient en étincelant avant de se joindre, et aux arômes de la terre païenne se mêlait le parfum de la nouvelle âme de la chrétienté.

Atteignant dans quelque promenade à l'extrémité de cette plaine, à une lieue de la ville, Claire s'arrêtait devant une humble petite chapelle. On disait qu'elle avait été bâtie au IVe siècle, sous le pape Tibère, par des ermites ramenant de Terre Sainte une relique du tombeau de la Vierge dont saint Cyrille leur avait fait présent. Les bénédictins du mont Subasio avaient entretenu tant bien que mal cet édifice. Une voûte gothique, une abside semi-circulaire, une porte cintrée, une autre porte latérale, voilà tout ce qu'on appelait, à cause de la relique ou d'une vague peinture d'autel, Nôtre-Dame-des-Anges, bâtie sur un lopin, une parcelle de terre, une " portioncule ". Un maçon improvisé allait bientôt passer par là, et, investi d'une confiance divine, relever ces pierres disjointes que les moines finissaient par abandonner à la vétusté. Claire priait là, peut-être avec un pressentiment. Elle en éprouvait un aussi, lorsque, parmi les velours gris des oliviers et le velours vert des ifs, au flanc de la colline d'Assise, elle voyait un petit oratoire rustique, non moins délaissé. Là aussi le maçon improvisé devait passer un jour, ayant entendu une voix lui dire : " Va et répare ma maison ". Cet oratoire était dédié à saint Damien. Et plus loin, hors les murs encore, Claire rencontrait le sanctuaire de San Pietro, écroulé à demi comme les autres, et voué au futur travail de l'artisan mystique dont ainsi, par avance, inconsciemment elle suivait la trace.

La Portioncule, Saint-Damien... elle apprenait ces noms destinés à limiter toute sa vie, - à ouvrir toute son immortalité.

IV

L'ENFANCE DE CLAIRE

Claire était une jolie fillette élégamment élevée dans le castel du Sasso Rosso ou dans le palais que les Scifi possédaient à Assise. Son existence et son éducation d'héritière riche et noble différaient de celle des autres enfants de la vieille ville aux rues étroites et tristes, dont la disposition était celle convenant à une époque de guerre, de surprises, de coups de main. Dans les épaisses murailles aux baies rares s'ouvraient des huis exigus dont les seuils étaient souvent surélevés d'un mètre au-dessus du sol de la voie publique. Ceci a fait penser à certains que ces ouvertures étaient les " portes des morts ", destinées uniquement à laisser partir les cercueils autrement que par les accès réservés aux vivants. Il s'agissait simplement d'une précaution. Dans le jour, un marchepied permettait d'entrer; à jour fermant, il était retiré de l'intérieur, pour parer à toute brusque irruption des larrons ou des ennemis. Assise s'enclosait dans ses remparts et ses portes crénelées, avec de fortes tours d'où les guetteurs surveillaient la campagne et surtout la route de Pérouse, la tenace adversaire; et elle était fière de cette défense si rapidement élevée au grand jour de l'assaut de la Rocca. Le rang des Fiumi et des Scifi permettait peu à Claire de se mêler à la vie des " popolari ", des tâcherons des arts mineurs, peu nombreux d'ailleurs à Assise où remontaient le soir les vilains avec leurs bestiaux. Fille d'un comte et chevalier dont l'épée était crainte, elle percevait peu la rumeur des ruelles de la cité basse. Là étaient, après l'antique piazza où la tour communale ne s'élevait point encore à l'angle du temple de Minerve transformé en église, les pauvres demeures des plébéiens, et en allant jusqu'à l'extrémité du promontoire, qui se relève en éperon de galère semblant fendre les flots de la verdoyante vallée, on n'aboutissait qu'à un lieu décrié, terrain vague où se faisaient les exécutions, où l'on enfouissait les criminels. En ce coin maudit, François devait un jour, par grande humilité, souhaiter qu'on inhumât son corps, et il fut obéi; mais le coin, d'" inferno " se nomma désormais " paradisio ", et sur la dépouille s'éleva la basilique, noble comme une acropole.

Claire grandissait dans l'insouci des querelles haineuses qui dressaient les uns contre les autres Guelfes et Gibelins, partisans du pape ou de l'empereur, Italiens fratricides hantés par de vagues conceptions politiques, n'attendant au fond du César germanique ou du pontife de Rome auxquels ils se fiaient tour à tour qu'une chose que ni l'un ni l'autre ne voulaient leur donner, et la seule à laquelle tînt cette foule : la liberté civique, l'indépendance dont le fier souvenir la hantait depuis les temps où le moindre Assisien était investi de la dignité du " civis romanus ". L'empereur et le pape se disputaient la suzeraineté, et les citoyens espéraient de l'un et l'autre tour à tour la libération. Avec l'un et l'autre, malgré le départage entre papalins et impériaux, étaient au fond les nobles, et à la guerre guelfe et gibeline s'ajoutait la guerre de la plèbe contre les aristocrates. Cette multitude enfiévrée se passionnait pour un parti et s'en dégoûtait aussitôt, vivace mais inconstante, dupée par des mirages, hantée par les superstitions et les prophéties, éprise d'un idéal fantastique dont sa totale ignorance exaltait les attraits. La foi adoucissait mal les fureurs et la rudesse des mœurs. Elle était unanime et profonde, mais n'empêchait pas de détester en l'évêque un seigneur temporel, et elle était encore bien mêlée des souvenirs et des usages païens en cette terre antique où la croyance nouvelle s'était bâtie sur les débris de l'ancienne, si familièrement adaptée à la vie des champs et des forêts, du ravin et du mont. Pour ce peuple, après tout, la foi était une forme d'obédience à l'élite sévère des nobles religieux, instruits seuls des lois promulguées par le Dieu qu'ils dépeignaient si redoutable au pécheur. Et il y avait à peine deux siècles - la terreur en persistait encore - que l'humanité s'était attendue à voir ce Dieu irrité, pour le millième anniversaire de la mort de son Fils, décréter la catastrophe inouïe de la fin du monde. L'autorité sans douceur de l'ordre venu d'en haut renforçait la dure autorité terrestre en joignant à la menace du châtiment séculier celle de la géhenne éternelle; et il ne fallait rien moins que la suavité du ciel ombrien, la mansuétude de cette terre féconde, pour permettre aux simples d'Assise une forme de bonheur.

Le privilège de sa naissance et les conseils d'une mère parfaite préservèrent Claire Scifi de considérer Dieu avec cette frayeur qu'en avait le peuple. Ortolana était pieuse sans austérité excessive, et, intelligente et sensible, elle avait rapporté de son voyage aux Lieux Saints la connaissance d'un Dieu de pitié, d'indulgence et de pardon. Elle appartenait à la caste capable de comprendre mieux que le vulgaire le sens intime de la révélation chrétienne, tout en l'utilisant comme un frein d'autorité aux passions brutales de la plèbe et à son prurit d'une autonomie dont elle n'eût su faire que le pire usage. Si le comte Favorino s'en tenait, pour le bien de sa famille et de l'ordre civique, à cette dernière conception, Ortolana pouvait enseigner à sa fille des mystères plus doux. Il était alors d'usage courant qu'une enfant n'apprît rien, et, à moins de vouloir en faire une religieuse, on jugeait utile qu'elle sût non lire, mais coudre. Ortolana voulut que sa fille, tout en apprenant la broderie, fût au moins capable de lire le psautier, c'est-à-dire à peu près le seul livre que les privilégiés connussent alors.

Claire devint une adolescente très belle, grande et souple, dont la grâce et l'éclatante blondeur ravissaient ses commensaux. Il faut en voir le souvenir dans le portrait que Simone Martini en a fait dans une fresque de l'église inférieure, à Assise. L'artiste n'a pas connu la sainte, mais il a dû recueillir auprès des habitants âgés les impressions qu'après un demi-siècle ou plus (l'œuvre du grand Siennois est de 1320 environ) la figure de la fille illustre des Scifi avait pu laisser. En tout cas, l'image tracée par Martini a un caractère bien spécial; ce visage tout ensemble allongé et plein, avec son nez très pur, sa petite bouche charnue, ses longs yeux aux prunelles claires, aux paupières un peu lourdes donnant aux regards une étrange morbidesse, ce port de tête fier et noble sur un cou bien détaché des épaules rondes et tombantes, l'attitude sereine, tout s'isole du type conventionnel de beauté siennoise pour revêtir réellement le caractère individuel d'un portrait de patricienne. Et s'il a été absolument imaginé, du moins le fut-il avec une profonde intuition de l'âme de la sainte et un grand sens psychologique de la caste et de la race d'où elle était issue.

V

LA VOCATION S'ÉVEILLE

Claire fut une jeune fille heureuse et gaie. Elle s'occupait avec sa mère et ses jeunes amies de tous les soins de la demeure familiale, selon les mœurs très simples d'alors, et plus encore à la campagne. Elle apprenait tout ce que devait savoir une châtelaine destinée à diriger des serviteurs et des métayers. Elle devint une très habile brodeuse, et n'oublia jamais ce talent; vers la fin de sa vie, malade et alitée, elle brodera encore des nappes d'autel.

Mais déjà était née en elle la vocation religieuse. Les récits que lui faisait sa mère du voyage en Palestine avaient frappé son imagination enfantine comme un conte merveilleux. Les prières qu'elle apprenait à lire la ravissaient d'extase devant une Vérité qui éclipsait toute réalité humaine. Elle trouvait sa joie dans la charité, et les " popolari " lui apparaissaient moins comme des êtres grossiers et menaçants, que comme des pauvres, chers à Jésus. Elle eût voulu pouvoir les approcher davantage. Si son rang l'en empêchait, elle accueillait du moins ceux qui osaient se présenter au logis, et souvent, lorsqu'on lui avait préparé des mets délicats, elle les faisait porter en cachette par une servante ou une confidente aux orphelins, et cette privation lui était une joie. Dès l'abord, Claire considérait profondément cette notion de la pauvreté qui allait devenir la pierre angulaire de son existence. Elle en mesurait l'horreur avec pitié, mais elle mesurait aussi les devoirs qu'elle impose et la sorte de bonheur singulier qu'une âme élevée peut y puiser. C'est par l'enseignement réfléchi de cette idée que cette enfant fut conduite à ses grandes résolutions.

Elle les mûrissait en silence : non qu'elle fût dissimulée, mais les puissances du secret de la vie intérieure se condensaient en elle. Si intime qu'Ortolana fût avec son enfant, il est probable qu'elle ne discerna pas le degré exact, subtil entre tous, où les aspirations de Claire se mirent à outrepasser les siennes propres, et où celle qu'elle avait élevée pour devenir une parfaite épouse et mère chrétienne fit un pas de plus vers un idéal supérieur. Peut-être alors eut-elle souffert d'avoir trop bien réussi. Claire ne montrait ni fanatisme, ni humeur insolite. Elle vaquait à ses devoirs, elle était active, rieuse, affable et intelligente. Mais elle se détachait peu à peu de tous les attraits que le monde voulait lui offrir. Elle était belle, mais n'éprouvait qu'indifférence pour cette beauté que tous saluaient. Elle portait les atours de son rang pour ne contrister personne, mais elle n'y tenait nullement, et on sut plus tard que dès longtemps, sous ses parures, la fille du comte Favorino Scifi portait un cilice qu'elle s'était procuré secrètement. Sa conversation était enjouée et prouvait des connaissances étendues et solides, mais elle évitait d'en faire parade et gardait une constante modestie. Thomas de Celano dit : " Instruite par l'esprit, les choses mondaines lui semblaient pourriture et mensonge, elle les méprisait, et tout ce qui était terrestre lui causait peine et ennui. " Sans doute, le naïf Thomas exagère-t-il, du moins se trompe-t-il sur les nuances des mots. Sa phrase indiquerait une mysticité amère, désabusée et farouche. Claire n'avait ni peine, ni mépris, ni même ennui, et ne voyait pas de " pourriture " autour d'elle. Il suffisait qu'elle fût non pas désabusée, mais incapable de s'abuser. Elle voyait vrai, et le résultat de cette vision lucide était un désaccord grandissant entre l'intérêt de ce qu'elle voyait et l'attrait de ses aspirations; alors que les siens, et Ortolana elle-même, se réjouissaient d'avoir préparé une femme si digne de l'amour humain, un autre amour possédait son cœur.

Thomas de Celano raconte que, lorsqu'elle eut atteint l'âge de douze ans, ses parents voulurent la marier, lui ayant trouvé un époux de haut lignage, qu'elle ne consentit point, et répondit qu'elle préférait attendre. Il est probable que Thomas, ou le traducteur italien de son texte, se sont trompés quant à la date, et d'autres auteurs proposent celle plus rationnelle de la quinzième année. L'important est la réponse de Claire. Il est peu vraisemblable qu'à douze ans on l'eût ainsi pressée; à quinze ans, une saine jeune fille d'Ombrie est une femme. Claire éluda les raisons de sa résolution; mais à la fin, sommée de les fournir, elle déclara qu'elle ne donnerait sa virginité à aucun homme, parce qu'elle s'était formellement promis de la consacrer à Jésus.

L'innocence de Claire n'excluait pas la connaissance de la portée exacte des termes d'une réponse si nette et si ferme. C'était l'aboutissement d'une enfance méditante. Toute petite, Claire priait avec une telle assiduité que, n'ayant point encore de chapelet pour compter ses Pater et ses Ave, elle y suppléait par de petits cailloux. Sa mère approuvait ce zèle : ce qu'elle ne pouvait deviner, c'est que ces prières, d'abord récitées comme des formules, devenaient de plus en plus la substance même de l'âme de son enfant. Les démonstrations extérieures n'étaient rien auprès des élans de la contemplation; et à mesure que les pressentiments de la puberté transformaient l'organisme de Claire et que sa virginité d'âme n'empêchait pas certains avertissements, les expressions d'" Epoux céleste " prenaient pour elle une profonde signification. Elle était servie par sa précoce faculté de voir vrai, de comprendre le spectacle de la vie, dans sa forte intuition de ce que devrait être pour elle comme pour toutes les autres l'existence conjugale et maternelle, et elle comparaît cette existence à celle que désirait sa conscience. Les mots sont impuissants à décrire sans lourdeur ni offense ces conflits de l'ignorance et de la divination, de la réalité et de l'imagination, qui sont le drame mental de toute vierge sincère en proie à la lutte du physique et du moral. Les idées de Jésus et d'Epoux s'étaient soudées en elle lentement, par cette transposition, cette interpénétration du charnel et du spirituel qui est aussi aisée aux mystiques nés qu'elle semble mystérieuse aux autres créatures. Le cilice, le mépris des parures et de la beauté physique étaient pour Claire les premiers moyens de retirer au monde ce que son amour ne réservait résolument qu'à l'Etre invisible et omniprésent qu'elle avait choisi, à qui elle parlait, et qui était pour elle plus réel que tous les autres. Elle lui offrait ces gages de sa fidélité féminine; la femme qui aime vraiment se sent blessée si elle paraît attrayante à d'autres qu'à celui qu'elle aime, elle se reproche cet attrait comme une trahison involontaire, elle voudrait sembler laide à tous sauf à un seul.

Ces états d'âme aboutissaient à une déclaration qui était une explosion de la vie intérieure, et un acte décisif. Claire devait en commettre plus tard un autre encore plus capital : mais déjà celui-là affirmait l'énergie réfléchie de sa nature. Sans doute se fut-elle tue quelques années encore; mais ses parents, par leur proposition, ne lui permettaient pas d'hésiter. Ils lui offrirent, avec la vie réelle, un contact dont elle ne voulait pas. En leur répondant qu'elle ne serait jamais à aucun homme, qu'elle garderait sa virginité, Claire savait nettement et loyalement ce qu'elle disait. L'enfant n'était plus : une femme consciente se dressait devant Favorino et Ortolana. Elle ne leur répondait pas ainsi sans avoir longuement examiné la stupeur, la déception, la peine et peut-être la révolte qu'elle leur inspirerait; et dès ces paroles ils sentirent en effet qu'ayant encore une fille ils ne l'avaient déjà plus, qu'une présence la leur avait prise à leur insu, et l'emmènerait infiniment plus loin d'eux que n'importe quel époux.

Ils furent stupéfaits, déçus, peines et même révoltés comme Claire s'y attendait, tandis qu'ayant exprimé sa résolution elle faisait taire en elle toutes les voix de la tendresse filiale et voilait de respect cette dureté nécessaire qui était le premier gage de l'arrachement d'âme; dureté qu'on blâme souvent selon la sensibilité humaine, chez les êtres que la vocation religieuse isole de leurs familles, sans réfléchir qu'elle leur est terriblement douloureuse, mais se compense par une infinie douceur lorsqu'ils se tournent d'autre part vers le Dieu qui les appelle. Mais Favorino et sa femme étaient de bons chrétiens. Si Favorino n'était qu'un chrétien formel, Ortolana était autrement accessible au sens profond de cette foi. A une pareille minute, elle put mesurer sa responsabilité dans la formation de la conscience de son enfant, se rappeler la prophétie de sa naissance, deviner avec une crainte mêlée d'un orgueil épuré que celle nommée " lumineuse " et " fameuse " n'eût pu l'être en effet dans une simple vie d'épouse de gentilhomme, et qu'un tout autre destin l'attendait. Elle se reconnut dans le plus secret et le meilleur d'elle-même pour se sentir dépassée. Trois autres enfants continueraient la race... Puis Favorino et Ortolana s'apaisèrent. La décision de Claire changerait peut-être, un patricien digne d'amour se présenterait plus tard et attirerait à lui ce rêve ardent d'une jeune fille, certes sincère mais égarée par son imagination. Elle était sans reproche. Ils l'aimaient et elle les aimait. Rien n'était définitif. Dans cette société où l'autorité familiale était absolue, on gardait pourtant des égards à l'indépendance des enfants lorsqu'elle se manifestait pour le service de Dieu, bien qu'on eût l'aversion des zèles excessifs, et les égards ne cessaient que si l'indépendance prétendait aux actes. Ortolana se souvenait d'avoir été assez aimée pour que son jeune mari consentît à sa croisade en Palestine...

Claire resta dans la maison, et tout parut oublié. Mais elle avait parlé; sa vie intérieure se fortifia en silence. Thomas de Celano mentionne que son père mourut et qu'elle fut de nouveau, après cette mort, sommée par ses parents de consentir au mariage, avec prières, railleries et menaces. Il semble qu'il y ait là une interpolation erronée, une anticipation, ou une redite de la scène de l'aveu de vocation. Favorino ne décéda que plus tard, et la date vraisemblable de la discussion est 1211, époque des quinze ans de Claire. Elle continua de mener une existence laïque conforme à son rang, mais si charitable et si pleine de grâces, que dans Assise certains la déclaraient

plus angélique qu'humaine. Elle s'apprêtait avec une douce fermeté, à l'heure où l'Époux mystique la voudrait toute à lui.

Un an encore, et cette heure allait sonner. Au nom de cet Epoux, quelqu'un l'attendait, qu'elle allait connaître.

 

 

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