Une terrible et douloureuse épreuve était réservée à
Catherine. Elle avait perdu son père en 1460 ou 1461, et l'exercice de
l'autorité paternelle était dévolu à Jacques, frère aîné de la sainte. Gênes
était alors le théâtre des querelles les plus violentes entre les Adorni et les
Fregosi; la république était alternativement sous la seigneurie des rois de
France et des ducs de Milan, et se trouvait mêlée à toutes les guerres
occasionnées par la succession de Naples; une anarchie épouvantable régnait
fréquemment dans la ville; les deux familles rivales s'arrachaient tour à tour
le pouvoir et passaient du siège ducal à l'exil. Prosper Adorne fut élu doge en
1461. La seigneurie était en ce moment aux mains des Français. Paul Frégose,
archevêque de Gênes, ayant ourdi une conspiration contre eux, les fit expulser
du territoire génois. La lutte entre les Adorni et les Fregosi recommença; le
doge s'enfuit, et fut remplacé par Louis Fregose, auquel son parent Paul, homme
ambitieux et dur, enleva le pouvoir. Ce dernier réunit ainsi sur sa tête la
double dignité archiépiscopale et ducale.Mais alors Louis XI, roi de France,
transféra au nouveau duc de Milan, François Sforza, les droits de sa couronne
sur Gênes. Sforza s'étant emparé de Savone et d'une partie considérable du sol
de la République, Paul Fregose quitta secrètement la ville. Tout le monde était
fatigué de troubles et aspirait à la paix; les familles nobles, dont les
rivalités avaient été jadis si fatales à Gênes, agirent d'un commun accord en
cette occasion; Hiblet Fiesque fit ouvrir les portes aux troupes milanaises que
conduisaient Paul Doria et Jérôme Spinola, et Sforza fut proclamé seigneur de
Gênes, aux conditions auxquelles les ducs de la maison de Visconti l'avaient été
autrefois. Les auteurs du temps font éloge de la seigneurie de François et nous
apprennent que Gênes lui dut quelques années de tranquillité. Les Fiesque et les
Adorne, longtemps divisés en qualité de Guelfes et de Gibelins, se trouvaient au
nombre des familles qui s'étaient rapprochées au milieu des conflits dont nous
venons de rendre un compte sommaire. Jacques Fiesque voulut cimenter la
réconciliation par un mariage, afin d'en assurer la durée. Il s'entendit avec sa
mère, et proposa la main de sa soeur Catherine à Julien Adorne, fils de l'un des
chefs de cette puissante maison. Julien accepta, et l'on fut promptement
d'accord sur les conditions de cette union, dont le jour fut fixé au 13 janvier
1463. Le futur s'engagea à demeurer pendant les deux premières années de son
mariage chez la mère de Catherine, et il assura à son épouse la possession d'une
fort belle maison qu'il possédait sur la place de Sainte-Agnès. Catherine ne fut
instruite de ce qui se préparait qu'après la conclusion de tous les arrangements
préliminaires. Elle en ressenti une inexprimable affliction; car elle avait
toujours conservé l'espérance d'être reçue au monastère de Sainte Marie des
Grâces, au moment où son âge rendait son admission possible. Son désir de se
retirer dans un couvent, de prendre à jamais congé du siècle, de ses plaisirs et
de ses dangers, de vivre uniquement pour l'époux divin que son coeur s'était
choisi, et de lui consacrer sa virginité, n'avait jamais varié depuis le temps
où elle en avait entretenu pour la première fois son confesseur. Cependant,
habituée dès sa plus tendre enfance à vivre dans la parfaite obéissance de sa
mère, et à voir l'ordre divin dans tout ce qui lui advenait de la part des
créatures, la sainte se soumit sans se permettre une plainte ou un murmure.
Humble victime sacrifiée à des intérêts de famille, elle se laissa mener à
l'autel, et prononça le oui fatal, malgré son horreur pour le lien conjugal. Il
lui apparaissait comme une lourde croix qu'elle devait traîner à la suite de
Jésus-Christ sur la montée du Calvaire. La croix fut plus pesante encore que
Catherine ne l'avait pensé. Les convenances selon le mode avaient été seules
consultées dans cet hymen; Jacques Fiesque n'avait vu dans le mari qu'il avait
choisi pour sa soeur qu'un jeune homme d'un extérieur avenant, riche et
d'illustre naissance. Il ne s'était pas enquis du reste. Or les biographes
contemporains s'accordaient tous pour faire de Julien Adorne le plus triste
portrait. C'était, nous disent-ils, un homme dur, violent et emporté, joueur et
voluptueux, ami du faste et de la magnificence, recherchant les sociétés les
plus gaies et les plus brillantes, et s'y faisant remarquer par ses
prodigalités, son faste, son élégance et son ton léger et railleur. On comprend
tout ce que Catherine eut à souffrir d'un époux de ce caractère.
Elle ne put se faire illusion sur le sort qui l'attendait.
Dès les premiers jours de mariage, Julien lui reprocha son genre de vie austère
et retiré, et ne lui témoigna que froideur et dédain; il ne renonça ni à ses
habitudes de dissipation, ni aux compagnies folles et légères qu'il avait
coutume de fréquenter. La sainte cependant réunissait tout ce qui pouvait
enchanter : sa beauté était sans égale à Gênes; elle avait un esprit charmant et
l'humeur la plus douce et la plus égale. Julien était parfaitement insensible à
ces avantages; il n'aspirait qu'à s'amuser et à briller dans le monde; l'amour
de sa femme pour la retraite, la prière et la méditation, l'irrita de plus en
plus, et bientôt il en vint à ne lui adresser la parole que pour l'accabler des
expressions de son mépris et de sa haine. Le désir de Catherine avait été de
gagner l'affection de celui auquel son sort se trouvait lié; mais, pour rester
en bonne harmonie avec Julien, il eût fallu, ou qu'elle l'amenât à embrasser son
genre de vie, ou qu'elle adoptât les moeurs de son époux. L'un et l'autre
étaient impossibles : en adoptant les moeurs d'Adorne, Catherine perdait son
âme; en essayant de le faire changer de conduite, elle s'attirait des injures et
de mauvais traitements. Cette situation finit par lui briser le coeur; elle se
retira chez elle, se séquestra entièrement du monde, se fit une solitude dans sa
demeure, et évita tous les rapports et toutes les conversations avec les
créatures, lesquelles d'ailleurs ne pouvaient lui procurer aucun soulagement.
Prosternée jour et nuit au pied de la croix, elle s'efforçait de se tenir aux
côtés du Sauveur agonisant, de s'unir à ses souffrances, à sa patience et à sa
résignation, de repasser dans son coeur les circonstances de la Passion de l'Homme-Dieu,
et de produire les actes de vertu qui y ont rapport. Mais là également elle ne
trouva aucune consolation. Il semblait que le Seigneur l'eût abandonnée : plus
elle pleurait, plus elle gémissait et priait, plus aussi sa douleur devenait
poignante et amère. Cet état dura cinq longues années, pendant lesquelles
Catherine, consumée par l'affliction, maigrit au point de devenir entièrement
méconnaissable. Les biographes ne nous donnent du reste point de détails sur
cette époque de vie; ils se bornent à nous dire qu'elle fut absolument sevrée de
toute consolation et que la conduite de Julien Adorne devint de jour en jour
plus scandaleuse et plus mauvaise. Cependant les parents de notre sainte, se
repentant peut-être de l'avoir obligée à contracter un mariage qui avait eu de
si funestes conséquences, effrayés aussi de son excessive maigreur, et croyant
que son genre de vie solitaire et mortifié était la principale cause de son
changement, eurent recours à toutes sortes de moyens et d'artifices pour la
rendre au monde. Tantôt ils lui représentaient que sa manière d'être était
indigne de sa naissance et du rang qu'elle tenait dans la société; tantôt ils
lui disaient qu'en continuant à vivre de la sorte, elle compromettait sa santé
au point de se rendre coupable d'une espèce de suicide, et de mettre ainsi en
danger son salut éternel. Enfin Catherine se laissa prendre à leurs sophismes :
le désir de se délivrer de trop fréquentes importunités, et l'espoir de trouver,
dans les distractions extérieures, quelque soulagement à la douleur qui
l'accablait, entrèrent pour beaucoup dans sa résolution. Elle commença donc à se
donner quelque liberté, à entretenir un commerce de visites avec les femmes de
son rang et à user avec modération de certains plaisirs, dont jusqu'alors elle
s'était toujours tenue éloignée. Lorsque le monde vit que cette noble âme était
entrée dans sa voie, dit son biographe anonyme, il crut la posséder à jamais, et
il fit son possible pour l'enlacer de plus en plus, de manière à ce qu'elle ne
pût se dégager à l'avenir. Elle devint l'objet de tous les égards, de toutes les
tentations, de toutes les félicitations. Catherine dépeint admirablement cette
époque de son existence dans la première partie de ses dialogues. Le corps et
l'amour-propre tiennent à l'âme, leur compagne de voyage, le langage de la chair
contre l'esprit; langage que le monde également tient qu'il cherche à entraîner
dans son tourbillon et qu'il veut arracher au recueillement intérieur. La sainte
mena ce nouveau genre de vie pendant cinq années; durant tout ce temps, son
confesseur nous l'atteste, elle ne se rendit coupable d'aucune faute grave; mais
son grand amour de Dieu, l'horreur que lui inspirait le moindre péché véniel, et
sa profonde humilité, lui faisaient dire, plus tard, qu'elle avait perdu la
grâce encouru l'aveuglement de l'âme, et qu'elle s'était rendue digne de la
haine de Dieu et de l'enfer. Cependant Catherine avait trop prié et trop
souffert dans sa vie pour pouvoir rester dans l'illusion. Le monde la fêta en
vain et multiplia inutilement autour d'elle ses joies et ses distractions, elle
n'y trouva aucun plaisir; loin de là, l'inconduite de son mari rendit sa douleur
de plus en plus cruelle; et sa situation pendant cette époque de dissipation fut
plus terrible encore qu'elle ne l'avait été pendant les cinq années de solitude
et d'abandon. C'était en vain, dit notre sainte elle-même, que tous les plaisirs
s'unissait pour satisfaire mes appétits, ils ne pouvaient les rassasier : car,
l'âme étant d'une capacité infinie, et les choses de la terre étant
nécessairement bornées, il était impossible que de semblables jouissances
parvinssent à la contenter. Grâces soient rendues au Seigneur, qui a si sagement
disposé les choses, ajoute-t-elle; car si l'homme trouvait sur la terre le repos
et la satisfaction, bien peu d'âmes seraient sauvées. L'ennui et le dégoût
s'emparèrent enfin à tel point de Catherine, qu'elle devint incapable de se
supporter elle-même. Le remords rendit son affection encore plus poignante; elle
se reprocha jour et nuit de s'être éloignée de Dieu, pour rechercher les
plaisirs et les consolations de la terre, qui n'avaient servi qu'à augmenter ses
tourments. Le désir de rompre avec le monde et de briser avec le siècle s'empara
de son coeur; mais elle ne savait comment s'y prendre, ni à qui s'adresser pour
trouver secours et conseils.
Telle était sa situation en l'année 1474 après dix années de
mariage, lorsque la veille de la fête de Saint-Benoît, elle entra dans l'église
consacrée à ce saint; et, s'étant prosternée à terre, elle s'écria, presque
désespérée : San Benedetto, prega Dio che mi faccia stare tre mesi nel letto
infirma (saint Benoît, demandez à Dieu qu'il m'envoie une grave maladie de trois
mois) ; elle espérait que les douleurs physiques pourraient apporter quelque
soulagement aux intolérables angoisses de son âme. Catherine ne fut pas exaucée;
mais cette prière devint pour elle le point de départ d'une vie nouvelle, ainsi
que nous le raconterons au chapitre suivant.
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