AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
AUX FIDÈLES LAÏCS
ET À TOUS LES HOMMES
DE BONNE VOLONTÉ
SUR LE DÉVELOPPEMENT
HUMAIN INTÉGRAL
DANS LA CHARITÉ ET DANS LA VÉRITÉ
INTRODUCTION
1. L’amour dans la vérité (Caritas in veritate),
dont Jésus s’est fait le témoin dans sa vie terrestre et surtout par
sa mort et sa résurrection, est la force dynamique essentielle du
vrai développement de chaque personne et de l’humanité tout entière.
L’amour – « caritas » – est une force extraordinaire qui
pousse les personnes à s’engager avec courage et générosité dans le
domaine de la justice et de la paix. C’est une force qui a son
origine en Dieu, Amour éternel et Vérité absolue. Chacun trouve son
bien en adhérant, pour le réaliser pleinement, au projet que Dieu a
sur lui: en effet, il trouve dans ce projet sa propre vérité et
c’est en adhérant à cette vérité qu’il devient libre (cf. Jn
8, 32). Défendre la vérité, la proposer avec humilité et conviction
et en témoigner dans la vie sont par conséquent des formes
exigeantes et irremplaçables de la charité. En effet, celle-ci «
trouve sa joie dans ce qui est vrai » (1 Co 13, 6). Toute
personne expérimente en elle un élan pour aimer de manière
authentique: l’amour et la vérité ne l’abandonnent jamais
totalement, parce qu’il s’agit là de la vocation déposée par Dieu
dans le cœur et dans l’esprit de chaque homme. Jésus Christ purifie
et libère de nos pauvretés humaines la recherche de l’amour et de la
vérité et il nous révèle en plénitude l’initiative d’amour ainsi que
le projet de la vie vraie que Dieu a préparée pour nous. Dans le
Christ, l’amour dans la vérité devient le Visage de sa
Personne. C’est notre vocation d’aimer nos frères dans la vérité de
son dessein. Lui-même, en effet, est la Vérité (cf. Jn 14,
6).
2. La charité est la voie maîtresse de la doctrine
sociale de l’Église. Toute responsabilité et tout engagement définis
par cette doctrine sont imprégnés de l’amour qui, selon
l’enseignement du Christ, est la synthèse de toute la Loi (cf. Mt
22, 36-40). L’amour donne une substance authentique à la
relation personnelle avec Dieu et avec le prochain. Il est le
principe non seulement des micro-relations: rapports amicaux,
familiaux, en petits groupes, mais également des macro-relations:
rapports sociaux, économiques, politiques. Pour l’Église – instruite
par l’Évangile –, l’amour est tout parce que, comme l’enseigne saint
Jean (cf. 1 Jn 4, 8.16) et comme je l’ai rappelé dans ma
première Lettre encyclique, « Dieu est amour » (Deus
caritas est): tout provient de l’amour de Dieu, par lui
tout prend forme et tout tend vers lui. L’amour est le don le
plus grand que Dieu ait fait aux hommes, il est sa promesse et notre
espérance.
Je
suis conscient des dévoiements et des pertes de sens qui ont marqué
et qui marquent encore la charité, avec le risque conséquent de la
comprendre de manière erronée, de l’exclure de la vie morale et,
dans tous les cas, d’en empêcher la juste mise en valeur. Dans les
domaines social, juridique, culturel, politique, économique,
c’est-à-dire dans les contextes les plus exposés à ce danger, il
n’est pas rare qu’elle soit déclarée incapable d’interpréter et
d’orienter les responsabilités morales. De là, découle la nécessité
de conjuguer l’amour avec la vérité non seulement selon la direction
indiquée par saint Paul: celle de la « veritas in caritate » (Ep
4, 15), mais aussi, dans celle inverse et complémentaire, de la
« caritas in veritate ». La vérité doit être cherchée, découverte et
exprimée dans l’ « économie » de l’amour, mais l’amour à son tour
doit être compris, vérifié et pratiqué à la lumière de la vérité.
Nous aurons ainsi non seulement rendu service à l’amour, illuminé
par la vérité, mais nous aurons aussi contribué à rendre crédible la
vérité en en montrant le pouvoir d’authentification et de persuasion
dans le concret de la vie sociale. Ce qui, aujourd’hui, n’est pas
rien compte tenu du contexte social et culturel présent qui
relativise la vérité, s’en désintéresse souvent ou s’y montre
réticent.
3. Par son lien étroit avec la vérité, l’amour peut
être reconnu comme une expression authentique d’humanité et comme un
élément d’importance fondamentale dans les relations humaines, même
de nature publique. Ce n’est que dans la vérité que l’amour
resplendit et qu’il peut être vécu avec authenticité. La vérité
est une lumière qui donne sens et valeur à l’amour. Cette lumière
est, en même temps, celle de la raison et de la foi, par laquelle
l’intelligence parvient à la vérité naturelle et surnaturelle de
l’amour: l’intelligence en reçoit le sens de don, d’accueil et de
communion. Dépourvu de vérité, l’amour bascule dans le
sentimentalisme. L’amour devient une coque vide susceptible d’être
arbitrairement remplie. C’est le risque mortifère qu’affronte
l’amour dans une culture sans vérité. Il est la proie des émotions
et de l’opinion contingente des êtres humains ; il devient un terme
galvaudé et déformé, jusqu’à signifier son contraire. La vérité
libère l’amour des étroitesses de l’émotivité qui le prive de
contenus relationnels et sociaux, et d’un fidéisme qui le prive d’un
souffle humain et universel. Dans la vérité, l’amour reflète en même
temps la dimension personnelle et publique de la foi au Dieu
biblique qui est à la fois « Agapè » et « Lógos »:
Charité et Vérité, Amour et Parole.
4. Parce que l’amour est riche de vérité, l’homme
peut le comprendre dans la richesse de ses valeurs, le partager et
le communiquer. La vérité est, en effet, lógos qui crée un
diá-logos et donc une communication et une communion. En aidant
les hommes à aller au-delà de leurs opinions et de leurs sensations
subjectives, la vérité leur permet de dépasser les déterminismes
culturels et historiques et de se rencontrer dans la reconnaissance
de la substance et de la valeur des choses. La vérité ouvre et unit
les intelligences dans le lógos de l’amour: l’annonce et le
témoignage chrétien de l’amour résident en cela. Dans le contexte
socioculturel actuel, où la tendance à relativiser le vrai est
courante, vivre la charité dans la vérité conduit à comprendre que
l’adhésion aux valeurs du Christianisme est un élément non seulement
utile, mais indispensable pour l’édification d’une société bonne et
d’un véritable développement humain intégral. Un Christianisme de
charité sans vérité peut facilement être confondu avec un réservoir
de bons sentiments, utiles pour la coexistence sociale, mais n’ayant
qu’une incidence marginale. Dans ce cas, Dieu n’aurait plus une
place propre et authentique dans le monde. Sans la vérité, la
charité est reléguée dans un espace restreint et relationnellement
appauvri. Dans le dialogue entre les connaissances et leur mise en
œuvre, elle est exclue des projets et des processus de construction
d’un développement humain d’envergure universelle.
5. La charité est amour reçu et donné. Elle est «
grâce » (cháris). Sa source est l’amour jaillissant du
Père pour le Fils, dans l’Esprit Saint. C’est un amour qui, du Fils,
descend sur nous. C’est un amour créateur, qui nous a donné
l’existence; c’est un amour rédempteur, qui nous a recréés. Un amour
révélé et réalisé par le Christ (cf. Jn 13, 1) et « répandu
dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm
5, 5). Objets de l’amour de Dieu, les hommes sont constitués sujets
de la charité, appelés à devenir eux-mêmes les instruments de la
grâce, pour répandre la charité de Dieu et pour tisser des liens de
charité.
La
doctrine sociale de l’Église répond à cette dynamique de charité
reçue et donnée. Elle est « caritas in veritate in re
sociali »: annonce de la vérité de l’amour du Christ dans la
société. Cette doctrine est un service de la charité, mais dans la
vérité. La vérité préserve et exprime la force de libération de la
charité dans les événements toujours nouveaux de l’histoire. Elle
est, en même temps, une vérité de la foi et de la raison, dans la
distinction comme dans la synergie de ces deux modes de
connaissance. Le développement, le bien-être social, ainsi qu’une
solution adaptée aux graves problèmes socio-économiques qui
affligent l’humanité, ont besoin de cette vérité. Plus encore, il
est nécessaire que cette vérité soit aimée et qu’il lui soit rendu
témoignage. Sans vérité, sans confiance et sans amour du vrai, il
n’y a pas de conscience ni de responsabilité sociale, et l’agir
social devient la proie d’intérêts privés et de logiques de pouvoir,
qui ont pour effets d’entrainer la désagrégation de la société, et
cela d’autant plus dans une société en voie de mondialisation et
dans les moments difficiles comme ceux que nous connaissons
actuellement.
6. « Caritas in veritate » est un principe
sur lequel se fonde la doctrine sociale de l’Église, un principe qui
prend une forme opératoire par des critères d’orientation de
l’action morale. Je désire en rappeler deux de manière particulière;
ils sont dictés principalement par l’engagement en faveur du
développement dans une société en voie de mondialisation: la
justice et le bien commun.
La
justice tout d’abord. Ubi societas, ibi ius : toute
société élabore un système propre de justice. La charité dépasse
la justice, parce que aimer c’est donner, offrir du mien
à l’autre ; mais elle n’existe jamais sans la justice qui amène à
donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui
revient en raison de son être et de son agir. Je ne peux pas «
donner » à l’autre du mien, sans lui avoir donné tout d’abord ce qui
lui revient selon la justice. Qui aime les autres avec charité est
d’abord juste envers eux. Non seulement la justice n’est pas
étrangère à la charité, non seulement elle n’est pas une voie
alternative ou parallèle à la charité: la justice est « inséparable
de la charité » [1],
elle lui est intrinsèque. La justice est la première voie de la
charité ou, comme le disait
Paul VI, son « minimum »
[2], une partie intégrante de cet amour en « actes et en vérité
» (1 Jn 3, 18) auquel l’apôtre saint Jean exhorte. D’une
part, la charité exige la justice: la reconnaissance et le respect
des droits légitimes des individus et des peuples. Elle s’efforce de
construire la cité de l’homme selon le droit et la justice.
D’autre part, la charité dépasse la justice et la complète dans la
logique du don et du pardon
[3]. La cité de l’homme n’est pas uniquement constituée
par des rapports de droits et de devoirs, mais plus encore, et
d’abord, par des relations de gratuité, de miséricorde et de
communion. La charité manifeste toujours l’amour de Dieu, y compris
dans les relations humaines. Elle donne une valeur théologale et
salvifique à tout engagement pour la justice dans le monde.
7. Il faut ensuite prendre en grande considération
le bien commun. Aimer quelqu’un, c’est vouloir son bien et mettre
tout en œuvre pour cela. À côté du bien individuel, il y a un bien
lié à la vie en société: le bien commun. C’est le bien du ‘nous-tous’,
constitué d’individus, de familles et de groupes intermédiaires qui
forment une communauté sociale
[4]. Ce n’est pas un bien
recherché pour lui-même, mais pour les personnes qui font partie de
la communauté sociale et qui, en elle seule, peuvent arriver
réellement et plus efficacement à leur bien. C’est une exigence
de la justice et de la charité que de vouloir le bien commun et de
le rechercher. Œuvrer en vue du bien commun signifie d’une part,
prendre soin et, d’autre part, se servir de l’ensemble des
institutions qui structurent juridiquement, civilement, et
culturellement la vie sociale qui prend ainsi la forme de la
pólis, de la cité. On aime d’autant plus efficacement le
prochain que l’on travaille davantage en faveur du bien commun qui
répond également à ses besoins réels. Tout chrétien est appelé à
vivre cette charité, selon sa vocation et selon ses possibilités
d’influence au service de la pólis. C’est là la voie
institutionnelle – politique peut-on dire aussi – de la charité, qui
n’est pas moins qualifiée et déterminante que la charité qui est
directement en rapport avec le prochain, hors des médiations
institutionnelles de la cité. L’engagement pour le bien commun,
quand la charité l’anime, a une valeur supérieure à celle de
l’engagement purement séculier et politique. Comme tout engagement
en faveur de la justice, il s’inscrit dans le témoignage de la
charité divine qui, agissant dans le temps, prépare l’éternité.
Quand elle est inspirée et animée par la charité, l’action de
l’homme contribue à l’édification de cette cité de Dieu
universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine.
Dans une société en voie de mondialisation, le bien commun et
l’engagement en sa faveur ne peuvent pas ne pas assumer les
dimensions de la famille humaine tout entière, c’est-à-dire de la
communauté des peuples et des Nations
[5], au point de donner
forme d’unité et de paix à la cité des hommes, et d’en faire,
en quelque sorte, la préfiguration anticipée de la cité sans
frontières de Dieu.
8. En publiant en 1967 l’encyclique
Populorum progressio, mon vénérable prédécesseur
Paul VI a éclairé le grand thème du développement des peuples de
la splendeur de la vérité et de la douce lumière de la charité du
Christ. Il a affirmé que l’annonce du Christ est le premier et le
principal facteur de développement
[6] et il nous a laissé
la consigne d’avancer sur la route du développement de tout notre
cœur et de toute notre intelligence
[7], c’est-à-dire avec
l’ardeur de la charité et la sagesse de la vérité. C’est la vérité
originelle de l’amour de Dieu – grâce qui nous est donnée – qui
ouvre notre vie au don et qui rend possible l’espérance en un «
développement (…) de tout l’homme et de tous les hommes »
[8], en passant « de
conditions moins humaines à des conditions plus humaines »
[9], et cela en
triomphant des difficultés inévitablement rencontrées sur le chemin.
Plus de quarante ans après la publication de cette encyclique, je
désire honorer la mémoire de
Paul VI, et rendre hommage à ce grand Pontife, en reprenant ses
enseignements sur le développement humain intégral et en me
plaçant sur la voie qu’ils ont tracée, afin de les actualiser
aujourd’hui. Ce processus d’actualisation commença avec l’encyclique
Sollicitudo rei socialis, par laquelle le Serviteur de Dieu
Jean-Paul II voulut commémorer la publication de
Populorum progressio à l’occasion de son vingtième
anniversaire. Jusque là une telle commémoration n’avait été réservée
qu’à l’encyclique
Rerum novarum. Vingt ans après, j’exprime ma conviction que
Populorum progressio mérite d’être considérée comme
l’encyclique «
Rerum novarum de l’époque contemporaine » qui éclaire le
chemin de l’humanité en voie d’unification.
9. L’amour dans la vérité – caritas in veritate
– est un grand défi pour l’Église dans un monde sur la voie d’une
mondialisation progressive et généralisée. Le risque de notre époque
réside dans le fait qu’à l’interdépendance déjà réelle entre les
hommes et les peuples, ne corresponde pas l’interaction éthique des
consciences et des intelligences dont le fruit devrait être
l’émergence d’un développement vraiment humain. Seule la charité,
éclairée par la lumière de la raison et de la foi, permettra
d’atteindre des objectifs de développement porteurs d’une valeur
plus humaine et plus humanisante. Le partage des biens et des
ressources, d’où provient le vrai développement, n’est pas assuré
par le seul progrès technique et par de simples relations de
convenance, mais par la puissance de l’amour qui vainc le mal par le
bien (cf. Rm 12, 21) et qui ouvre à la réciprocité des
consciences et des libertés.
L’Église n’a pas de solutions techniques à offrir
[10] et ne prétend «
aucunement s’immiscer dans la politique des États »
[11]. Elle a toutefois
une mission de vérité à remplir, en tout temps et en toutes
circonstances, en faveur d’une société à la mesure de l’homme, de sa
dignité et de sa vocation. Sans vérité, on aboutit à une vision
empirique et sceptique de la vie, incapable de s’élever au-dessus de
l’agir, car inattentive à saisir les valeurs – et parfois pas même
le sens des choses – qui permettraient de la juger et de l’orienter.
La fidélité à l’homme exige la fidélité à la vérité qui,
seule, est la garantie de la liberté (cf. Jn 8, 32)
et de la possibilité d’un développement humain intégral. C’est
pour cela que l’Église la recherche, qu’elle l’annonce sans relâche
et qu’elle la reconnaît partout où elle se manifeste. Cette mission
de vérité est pour l’Église une mission impérative. Sa doctrine
sociale est un aspect particulier de cette annonce: c’est un service
rendu à la vérité qui libère. Ouverte à la vérité, quel que soit le
savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête
à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se
trouve souvent disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours
nouveau de la société des hommes et des peuples
[12].
CHAPITRE I
LE MESSAGE DE
POPULORUM PROGRESSIO
10. Plus de quarante ans après la publication de
Populorum progressio, sa relecture nous invite à rester
fidèles à son message de charité et de vérité, en le replaçant dans
le cadre du magistère propre de
Paul VI et, plus généralement, à l’intérieur de la tradition de
la doctrine sociale de l’Église. Par ailleurs, il faut évaluer les
multiples termes dans lesquels se pose aujourd’hui, à la différence
d’alors, le problème du développement. Le point de vue correct est
donc celui de la Tradition de la foi des Apôtres
[13], patrimoine ancien
et nouveau hors duquel
Populorum progressio serait un document privé de racines et
les questions liées au développement se réduiraient uniquement à des
données d’ordre sociologique.
11.
Populorum progressio fut publiée immédiatement après la
conclusion du
Concile œcuménique Vatican II. Dès ses premiers paragraphes,
l’encyclique affirme son rapport intime avec le
Concile [14]. Vingt
ans plus tard, dans
Sollicitudo rei socialis,
Jean-Paul II soulignait à son tour le rapport fécond de cette
encyclique avec le
Concile et, en particulier, avec la Constitution pastorale
Gaudium et Spes
[15]. Je désire moi aussi rappeler ici l’importance du
Concile Vatican II pour l’encyclique de
Paul VI et, à sa suite, pour tout le magistère social des
Souverains Pontifes. Le
Concile a approfondi tout ce qui appartient depuis toujours à la
vérité de la foi, c’est-à-dire que l’Église, qui est au service de
Dieu, est au service du monde selon les critères de l’amour et de la
vérité. C’est précisément de cette vision que partait
Paul VI pour nous faire part de deux grandes vérités. La
première est que toute l’Église, dans tout son être et tout son
agir, tend à promouvoir le développement intégral de l’homme quand
elle annonce, célèbre et œuvre dans la charité. Elle a un rôle
public qui ne se borne pas à ses activités d’assistance ou
d’éducation, mais elle déploie toutes ses énergies au service de la
promotion de l’homme et de la fraternité universelle quand elle peut
jouir d’un régime de liberté. Dans bien des cas, cette liberté est
entravée par des interdictions et des persécutions, ou même limitée
quand la présence publique de l’Église est réduite à ses seules
activités caritatives. La seconde vérité est que le développement
authentique de l’homme concerne unitairement la totalité de la
personne dans chacune de ses dimensions
[16]. Sans la
perspective d’une vie éternelle, le progrès humain demeure en ce
monde privé de souffle. Enfermé à l’intérieur de l’histoire, il
risque de se réduire à la seule croissance de l’avoir. L’humanité
perd ainsi le courage d’être disponible pour les biens plus élevés,
pour les grandes initiatives désintéressées qu’exige la charité
universelle. L’homme ne se développe pas seulement par ses propres
forces, et le développement ne peut pas lui être simplement offert.
Tout au long de l’histoire, on a souvent pensé que la création
d’institutions suffisait à garantir à l’humanité la satisfaction du
droit au développement. Malheureusement, on a placé une confiance
excessive dans de telles institutions, comme si elles pouvaient
atteindre automatiquement le but recherché. En réalité, les
institutions ne suffisent pas à elles seules, car le développement
intégral de l’homme est d’abord une vocation et suppose donc que
tous prennent leurs responsabilités de manière libre et solidaire.
Un tel développement demande, en outre, une vision transcendante de
la personne; il a besoin de Dieu: sans Lui, le développement est nié
ou confié aux seules mains de l’homme, qui s’expose à la présomption
de se sauver par lui-même et finit par promouvoir un développement
déshumanisé. D’autre part, seule la rencontre de Dieu permet de ne
pas “voir dans l’autre que l’autre”
[17], mais de
reconnaître en lui l’image de Dieu, parvenant ainsi à découvrir
vraiment l’autre et à développer un amour qui “devienne soin de
l’autre pour l’autre” [18].
12. Le lien existant entre
Populorum progressio et le
Concile Vatican II ne représente pas une coupure entre le
magistère social de
Paul VI et celui des Papes qui l’avaient précédé, étant donné
que le
Concile est un approfondissement de ce magistère dans la
continuité de la vie de l’Église
[19]. En ce sens,
certaines subdivisions abstraites de la doctrine sociale de l’Église
sont aujourd’hui proposées qui ne contribuent pas à clarifier les
choses, car elles appliquent à l’enseignement social pontifical des
catégories qui lui sont étrangères. Il n’y a pas deux typologies
différentes de doctrine sociale, l’une pré-conciliaire et l’autre
post-conciliaire, mais un unique enseignement, cohérent et en
même temps toujours nouveau
[20]. Il est juste de
remarquer les caractéristiques propres à chaque encyclique, à
l’enseignement de chaque Pontife, mais sans jamais perdre de vue la
cohérence de l’ensemble du corpus doctrinal
[21]. Cohérence ne
signifie pas fermeture, mais plutôt fidélité dynamique à une lumière
reçue. La doctrine sociale de l’Église éclaire d’une lumière qui ne
change pas les problèmes toujours nouveaux qui surgissent
[22]. Cela préserve le
caractère à la fois permanent et historique de ce « patrimoine »
doctrinal [23] qui,
avec ses caractéristiques spécifiques, appartient à la Tradition
toujours vivante de l’Église
[24]. La doctrine
sociale est construite sur le fondement transmis par les Apôtres aux
Pères de l’Église, reçu et approfondi ensuite par les grands
Docteurs chrétiens. Cette doctrine renvoie en définitive à l’Homme
nouveau, au « dernier Adam qui est devenu l’être spirituel qui donne
vie » (1 Co 15, 45), principe de la charité qui « ne passera
jamais » (1 Co 13, 8). Elle reçoit le témoignage des saints
et de tous ceux qui ont donné leurs vies pour le Christ Sauveur dans
le domaine de la justice et de la paix. En elle, s’exprime la
mission prophétique des Souverains Pontifes: guider d’une manière
apostolique l’Église du Christ et discerner les nouvelles exigences
de l’évangélisation. C’est pour ces raisons que
Populorum progressio, inscrite dans le grand courant de la
Tradition, est encore en mesure de nous parler aujourd’hui.
13. Outre son rapport avec l’ensemble de la
doctrine sociale de l’Église,
Populorum progressio est étroitement liée à tout le
magistère de
Paul VI et, en particulier, à son magistère social. Cet
enseignement social fut d’une grande portée: il réaffirma
l’importance déterminante de l’Évangile pour l’édification d’une
société de liberté et de justice, dans la perspective idéale et
historique d’une civilisation animée par l’amour.
Paul VI comprit clairement que la question sociale était devenue
mondiale [25] et il
saisit l’interaction existant entre l’élan vers l’unification de
l’humanité et l’idéal chrétien d’une unique famille des peuples,
solidaire dans une commune fraternité. Il désigna le
développement, compris au sens humain et chrétien, comme le cœur du
message social chrétien et proposa la charité chrétienne comme
force principale au service du développement. Poussé par le désir de
rendre l’amour du Christ pleinement visible à ses contemporains,
Paul VI affronta avec décision d’importantes questions morales,
sans céder aux faiblesses culturelles de son temps.
14. Dans la lettre apostolique Octogesima
adveniens de 1971,
Paul VI aborda par la suite la question du sens de la politique
et du péril représenté par des visions utopiques et idéologiques
qui compromettaient sa qualité éthique et humaine. Il s’agit de
sujets étroitement liés au développement. Malheureusement, les
idéologies néfastes ne cessent de fleurir. Conscient du grand danger
de confier à la seule technique tout le processus du développement,
qui ainsi demeurerait sans ligne directrice,
Paul VI avait déjà mis en garde contre l’idéologie
technocratique, particulièrement forte aujourd’hui
[26]. Considérée en
elle-même, la technique est ambivalente. Si, d’un côté, certains
tendent aujourd’hui à lui confier la totalité du processus de
développement, de l’autre on assiste à la naissance d’idéologies qui
nient in toto l’utilité même du développement, qu’elles
considèrent comme foncièrement antihumain et exclusivement facteur
de dégradation. Ainsi, finit-on par condamner non seulement
l’orientation parfois fausse et injuste que les hommes donnent au
progrès, mais aussi les découvertes scientifiques elles-mêmes qui,
utilisées à bon escient, constituent au contraire une occasion de
croissance pour tous. L’idée d’un monde sans développement traduit
une défiance à l’égard de l’homme et de Dieu. C’est donc une grave
erreur que de mépriser les capacités humaines de contrôler les
déséquilibres du développement ou même d’ignorer que l’homme est
constitutivement tendu vers l’« être davantage ». Absolutiser
idéologiquement le progrès technique ou aspirer à l’utopie d’une
humanité revenue à son état premier de nature sont deux manières
opposées de séparer le progrès de son évaluation morale et donc de
notre responsabilité.
15. Deux autres documents de
Paul VI sont moins directement liés à la doctrine sociale:
l’encyclique
Humanæ vitæ du 25 juillet 1968 et l’exhortation apostolique
Evangelii nuntiandi du 8 décembre 1975. Ils sont cependant
très importants pour discerner le sens pleinement humain du
développement proposé par l’Église. Il est donc opportun de les
lire en les mettant eux aussi en relation avec
Populorum progressio.
L’encyclique
Humanæ vitæ souligne la signification tout à la fois unitive
et procréative de la sexualité, posant ainsi comme fondement de la
société le couple des époux, homme et femme, qui se reçoivent l’un
l’autre dans la distinction et dans la complémentarité; en tant donc
que couple ouvert à la vie
[27]. Il ne s’agit pas ici de morale purement individuelle:
Humanæ vitæ montre les liens forts qui existent entre
éthique de la vie et éthique sociale, en inaugurant une
thématique magistérielle qui a pris corps dans différents documents,
et finalement dans l’encyclique
Evangelium
vitæ de
Jean-Paul II [28].
L’Église propose avec force ce lien entre éthique de la vie et
éthique sociale, consciente qu’une société ne peut « avoir des bases
solides si, tout en affirmant des valeurs comme la dignité de la
personne, la justice et la paix, elle se contredit radicalement en
acceptant et en tolérant les formes les plus diverses de mépris et
de violation de la vie humaine, surtout si elle est faible et
marginalisée » [29].
L’exhortation apostolique
Evangelii nuntiandi, pour sa part, est très
étroitement liée au développement, car « l’évangélisation – comme
l’écrivait
Paul VI – ne serait pas complète si elle ne tenait pas compte
des rapports concrets et permanents qui existent entre l’Évangile et
la vie personnelle et sociale de l’homme
[30]. « Entre
l’évangélisation et la promotion humaine – développement, libération
– il y a en effet des liens profonds »
[31] : conscient de
cela,
Paul VI établissait un rapport clair entre l’annonce du Christ
et la promotion de la personne dans la société. Le témoignage de
la charité du Christ à travers des œuvres de justice, de paix et de
développement fait partie de l’évangélisation car, pour Jésus
Christ, qui nous aime, l’homme tout entier est important. C’est sur
ces enseignements importants que se fonde l’aspect missionnaire
[32] de la doctrine
sociale de l’Église en tant que composante essentielle de
l’évangélisation [33].
La doctrine sociale de l’Église est annonce et témoignage de foi.
C’est un instrument et un lieu indispensable de l’éducation de la
foi.
16. Dans
Populorum progressio,
Paul VI a voulu nous dire, avant tout, que le progrès, dans son
apparition et son essence, est une vocation: « Dans le
dessein de Dieu, chaque homme est appelé à se développer car toute
vie est vocation » [34].
C’est précisément ce qui autorise l’Église à intervenir dans les
problématiques du développement. Si ce dernier ne concernait que des
aspects techniques de la vie de l’homme, et non le sens de sa marche
dans l’Histoire avec ses autres frères ou la définition du but d’un
tel cheminement, l’Église n’aurait aucun titre pour en parler. Comme
Léon XIII dans
Rerum novarum [35],
Paul VI était conscient de s’acquitter d’un devoir propre à sa
charge, en projetant la lumière de l’Évangile sur les questions
sociales de son temps [36].
Définir le développement comme une vocation, c’est
reconnaître, d’un côté, qu’il naît d’un appel transcendant et, de
l’autre, qu’il est incapable de se donner par lui-même son sens
propre ultime. Ce n’est pas sans raison que le mot “vocation”
revient dans un autre passage de l’encyclique, où il est affirmé: «
Il n’y a donc d’humanisme vrai qu’ouvert à l’Absolu, dans la
reconnaissance d’une vocation, qui donne l’idée vraie de la vie
humaine » [37]. Cette
vision du développement est le cœur de
Populorum progressio et anime toutes les réflexions de
Paul VI sur la liberté, la vérité et la charité dans le
développement. C’est la raison principale pour laquelle cette
encyclique demeure encore actuelle de nos jours.
17. La vocation est un appel qui réclame une
réponse libre et responsable. Le développement humain intégral
suppose la liberté responsable de la personne et des peuples:
aucune structure ne peut garantir ce développement en dehors et
au-dessus de la responsabilité humaine. Les « messianismes
prometteurs, mais bâtisseurs d’illusions »
[38] fondent toujours
leurs propositions sur la négation de la dimension transcendante du
développement, étant certains de l’avoir tout entier à leur
disposition. Cette fausse sécurité se change en faiblesse, parce
qu’elle entraîne l’asservissement de l’homme, réduit à n’être qu’un
moyen en vue du développement, tandis que l’humilité de celui qui
accueille une vocation se transforme en autonomie véritable, parce
qu’elle libère la personne.
Paul VI ne doute pas que des obstacles et des conditionnements
freinent le développement, mais il reste certain que « chacun
demeure, quelles que soient les influences qui s’exercent sur lui,
l’artisan principal de sa réussite ou de son échec »
[39]. Cette liberté
concerne le développement qui a lieu sous nos yeux, mais aussi, en
même temps, les situations de sous-développement qui ne sont pas le
fruit du hasard ou d’une nécessité historique, mais qui dépendent de
la responsabilité humaine. C’est pourquoi « les peuples de la faim
interpellent aujourd’hui de façon dramatique les peuples de
l’opulence » [40]. Il
s’agit là encore d’une vocation, en tant qu’appel adressé par des
hommes libres à des hommes libres pour qu’ils prennent ensemble
leurs responsabilités.
Paul VI eut une compréhension pénétrante de l’importance des
structures économiques et des institutions, mais il perçut tout
aussi clairement qu’elles étaient des instruments au service de la
liberté humaine. Le développement ne peut être intégralement humain
que s’il est libre; seul un régime de liberté responsable lui permet
de se développer de façon juste.
18. Outre la liberté, le développement intégral
de l’homme comme vocation exige aussi qu’on en respecte la vérité.
La vocation au progrès pousse les hommes à « faire, connaître et
avoir plus, pour être plus »
[41]. Mais là est le
problème: que signifie « être davantage »? À cette question,
Paul VI répond en indiquant la caractéristique essentielle du
développement authentique: il « doit être intégral, c’est-à-dire
promouvoir tout homme et tout l’homme »
[42]. Parmi les
différentes visions concurrentes de l’homme proposées dans la
société d’aujourd’hui plus encore qu’au temps de
Paul VI, la vision chrétienne a la particularité d’affirmer et
de justifier la valeur inconditionnelle de la personne humaine et le
sens de sa croissance. La vocation chrétienne au développement aide
à poursuivre la promotion de tous les hommes et de tout l’homme.
Paul VI écrivait: « Ce qui compte pour nous, c’est l’homme,
chaque homme, chaque groupement d’hommes, jusqu’à l’humanité tout
entière » [43]. La foi
chrétienne se préoccupe du développement sans s’appuyer sur des
privilèges ou sur des positions de pouvoir, ni même sur les mérites
des chrétiens qui ont certes existé et existent encore aujourd’hui
en même temps que leurs limites naturelles
[44], mais uniquement
sur le Christ, à qui doit être rapportée toute vocation authentique
au développement humain intégral. L’Évangile est un élément
fondamental du développement, parce qu’en lui le Christ, « dans
la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste
pleinement l’homme à lui-même »
[45]. Eduquée par son
Seigneur, l’Église scrute les signes des temps et les interprète et
elle offre au monde « ce qu’elle possède en propre: une vision
globale de l’homme et de l’humanité »
[46]. Précisément parce
que Dieu prononce le plus grand « oui » à l’homme
[47], l’homme ne peut
faire moins que de s’ouvrir à l’appel divin pour réaliser son propre
développement. La vérité du développement réside dans son
intégralité: s’il n’est pas de tout l’homme et de tout homme, le
développement n’est pas un vrai développement. Tel est le centre du
message de
Populorum progressio, valable aujourd’hui et toujours. Le
développement humain intégral sur le plan naturel, réponse à un
appel du Dieu créateur [48],
demande de trouver sa vérité dans un « humanisme transcendant, qui
(…) donne [à l’homme] sa plus grande plénitude: telle est la
finalité suprême du développement personnel »
[49]. La vocation
chrétienne à ce développement concerne donc le plan naturel comme le
plan surnaturel; c’est pourquoi « quand Dieu est éclipsé, notre
capacité de reconnaître l’ordre naturel, le but et le “bien”
commence à s’évanouir »
[50].
19. Enfin, la vision du développement en tant que
vocation implique que la charité y occupe une place centrale.
Dans l’encyclique
Populorum progressio,
Paul VI observait que les causes du sous-développement ne sont
pas d’abord d’ordre matériel. Il nous invitait à les rechercher dans
d’autres dimensions de l’homme: tout d’abord dans la volonté, qui se
désintéresse souvent des devoirs de la solidarité; en second lieu,
dans la pensée qui ne parvient pas toujours à orienter
convenablement le vouloir. C’est pourquoi, dans la quête du
développement, il faut « des sages de réflexion profonde, à la
recherche d’un humanisme nouveau, qui permette à l’homme moderne de
se retrouver lui-même »
[51]. Mais ce n’est pas tout. Le sous-développement a une cause
encore plus profonde que le déficit de réflexion: c’est « le manque
de fraternité entre les hommes et entre les peuples »
[52]. Cette fraternité,
les hommes pourront-ils jamais la réaliser par eux seuls? La société
toujours plus mondialisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas
frères. La raison, à elle seule, est capable de comprendre l’égalité
entre les hommes et d’établir une communauté de vie civique, mais
elle ne parvient pas à créer la fraternité. Celle-ci naît d’une
vocation transcendante de Dieu Père, qui nous a aimés en premier,
nous enseignant par l’intermédiaire du Fils ce qu’est la charité
fraternelle. Dans sa présentation des différents niveaux du
processus de développement de l’homme,
Paul VI, après avoir mentionné la foi, mettait au sommet «
l’unité dans la charité du Christ qui nous appelle tous à participer
en fils à la vie du Dieu vivant, Père de tous les hommes »
[53].
20. Ces perspectives, ouvertes par
Populorum progressio, demeurent fondamentales pour donner
une envergure et une orientation à notre engagement au service du
développement des peuples.
Populorum progressio souligne ensuite à plusieurs reprises
l’urgence des réformes [54]
et demande que, face aux grands problèmes de l’injustice dans le
développement des peuples, on agisse avec courage et sans retard.
Cette urgence est dictée aussi par l’amour dans la vérité. C’est
la charité du Christ qui nous pousse: « Caritas Christi urget nos
» (2 Co 5, 14). L’urgence n’est pas seulement inscrite
dans les choses; elle ne découle pas uniquement de la pression des
événements et des problèmes, mais aussi de ce qui est proprement en
jeu: la réalisation d’une authentique fraternité. L’importance de
cet objectif est telle qu’elle exige que nous la comprenions
pleinement et que nous nous mobilisions concrètement avec le “cœur”,
pour faire évoluer les processus économiques et sociaux actuels vers
des formes pleinement humaines.
CHAPITRE II
LE DÉVELOPPEMENT HUMAIN
AUJOURD’HUI
21.
Paul VI avait une vision structurée du développement. Par
le terme « développement », il voulait désigner avant tout
l’objectif de faire sortir les peuples de la faim, de la misère, des
maladies endémiques et de l’analphabétisme. Du point de vue
économique, cela signifiait leur participation active, dans des
conditions de parité, à la vie économique internationale; du point
de vue social, leur évolution vers des sociétés instruites et
solidaires; du point de vue politique, la consolidation de régimes
démocratiques capables d’assurer la paix et la liberté. Après tant
d’années, alors que nous observons avec préoccupation le
développement des crises qui se succèdent en ces temps, ainsi que
leurs conséquences, nous nous demandons dans quelle mesure les
attentes de
Paul VI ont été satisfaites par le modèle de développement
qui a été adopté au cours de ces dernières décennies. Nous devons
reconnaître que les préoccupations de l’Église étaient fondées quant
aux capacités de l’homme purement ‘technologique’ à savoir se donner
des objectifs réalistes et à toujours savoir bien gérer les outils à
sa disposition. Le profit est utile si, en tant que moyen, il est
orienté vers un but qui lui donne un sens relatif aussi bien quant à
la façon de le créer que de l’utiliser. La visée exclusive du
profit, s’il est produit de façon mauvaise ou s’il n’a pas le bien
commun pour but ultime, risque de détruire la richesse et
d’engendrer la pauvreté. Le développement économique que
Paul VI souhaitait devait être en mesure de produire une
croissance réelle, qui s’étende à tous et soit concrètement durable.
Il est vrai que le développement a eu lieu et qu’il continue d’être
un facteur positif qui a tiré de la misère des milliards de
personnes et que, récemment encore, il a permis à de nombreux pays
de devenir des acteurs réels de la politique internationale.
Toutefois, il faut reconnaître que ce même développement économique
a été et continue d’être obéré par des déséquilibres et par des
problèmes dramatiques, mis encore davantage en relief par
l’actuelle situation de crise. Celle-ci nous met sans délai face à
des choix qui sont toujours plus étroitement liés au destin même de
l’homme, qui par ailleurs ne peut faire abstraction de sa nature.
Les forces techniques employées, les échanges planétaires, les
effets délétères sur l’économie réelle d’une activité financière mal
utilisée et, qui plus est, spéculative, les énormes flux
migratoires, souvent provoqués et ensuite gérés de façon
inappropriée, l’exploitation anarchique des ressources de la terre,
nous conduisent aujourd’hui à réfléchir sur les mesures nécessaires
pour résoudre des problèmes qui non seulement sont nouveaux par
rapport à ceux qu’affrontait le Pape
Paul VI, mais qui ont aussi, et surtout, un impact décisif sur
le bien présent et futur de l’humanité. Les aspects de la crise et
de ses solutions, ainsi qu’un nouveau et possible développement
futur, sont toujours plus liés les uns aux autres. Ils s’impliquent
réciproquement et ils requièrent des efforts renouvelés de
compréhension globale et une nouvelle synthèse humaniste. La
complexité et la gravité de la situation économique actuelle nous
préoccupent à juste titre, mais nous devons assumer avec réalisme,
confiance et espérance les nouvelles responsabilités auxquelles nous
appelle la situation d’un monde qui a besoin de se renouveler en
profondeur au niveau culturel et de redécouvrir les valeurs de fond
sur lesquelles construire un avenir meilleur. La crise nous oblige à
reconsidérer notre itinéraire, à nous donner de nouvelles règles et
à trouver de nouvelles formes d’engagement, à miser sur les
expériences positives et à rejeter celles qui sont négatives. La
crise devient ainsi une occasion de discernement et elle met
en capacité d’élaborer de nouveaux projets. C’est dans cette
optique, confiants plutôt que résignés, qu’il convient d’affronter
les difficultés du moment présent.
22. Le cadre du développement est aujourd’hui
multipolaire. Les acteurs et les causes du sous-développement
comme du développement sont multiples, les erreurs et les mérites le
sont aussi. Cette donnée devrait conduire à se libérer des
idéologies, qui simplifient souvent de façon artificielle la
réalité, et à examiner avec objectivité la dimension humaine des
problèmes. La ligne de démarcation entre pays riches et pauvres
n’est plus aussi nette qu’aux temps de
Populorum progressio, comme l’avait déjà indiqué
Jean-Paul II [55].
La richesse mondiale croît en termes absolus, mais les inégalités
augmentent. Dans les pays riches, de nouvelles catégories
sociales s’appauvrissent et de nouvelles pauvretés apparaissent.
Dans des zones plus pauvres, certains groupes jouissent d’une sorte
de surdéveloppement où consommation et gaspillage vont de pair, ce
qui contraste de façon inacceptable avec des situations permanentes
de misère déshumanisante. « Le scandale de disparités criantes »
[56] demeure. La
corruption et le non-respect des lois existent malheureusement aussi
bien dans le comportement des acteurs économiques et politiques des
pays riches, anciens et nouveaux, que dans les pays pauvres. Ceux
qui ne respectent pas les droits humains des travailleurs dans les
différents pays sont aussi bien de grandes entreprises
multinationales que des groupes de production locale. Les aides
internationales ont souvent été détournées de leur destination, en
raison d’irresponsabilités qui se situent aussi bien dans la chaîne
des donateurs que des bénéficiaires. Nous pouvons aussi identifier
le même enchainement de responsabilités dans les causes
immatérielles et culturelles du développement et du
sous-développement. Il existe des formes excessives de protection
des connaissances de la part des pays riches à travers l’utilisation
trop stricte du droit à la propriété intellectuelle,
particulièrement dans le domaine de la santé. En même temps, dans
certains pays pauvres, subsistent des modèles culturels et des
normes sociales de comportement qui ralentissent le processus de
développement.
23. Bien que de façon fragile et non homogène, de
nombreuses régions du globe se sont aujourd’hui développées, entrant
au nombre des grandes puissances destinées à jouer un rôle important
dans l’avenir. Il faut néanmoins souligner qu’il n’est pas
suffisant de progresser du seul point de vue économique et
technologique. Il faut avant tout que le développement soit vrai
et intégral. Sortir du retard économique, fait en soi positif, ne
résout pas la problématique complexe de la promotion de l’homme, ni
pour les pays bénéficiaires de ces avancées, ni pour les pays déjà
économiquement développés, ni non plus pour ceux qui restent
pauvres; ceux-ci peuvent également souffrir, en dehors des anciennes
formes d’exploitation, des conséquences néfastes provenant d’une
croissance marquée par des dévoiements et des déséquilibres.
Après l’écroulement du système économique et politique des pays
communistes de l’Europe de l’Est et la fin de ce que l’on appelait
les blocs opposés, une nouvelle réflexion globale sur le
développement aurait été nécessaire.
Jean-Paul II l’avait demandée, lui qui, en 1987, avait indiqué
l’existence de ces blocs comme une des principales causes du
sous-développement [57],
car la politique soustrayait des ressources à l’économie et à la
culture et l’idéologie étouffait la liberté. En 1991, après les
événements de 1989, il avait aussi réclamé que, à la fin des
blocs, corresponde une refonte globale du développement, non
seulement dans ces pays, mais aussi en Occident et dans les régions
du monde qui se développaient
[58]. Cela n’est advenu
que partiellement et continue d’être un devoir réel qu’il convient
d’honorer, éventuellement en mettant vraiment à profit les choix
nécessaires pour dépasser les problèmes économiques actuels.
24. Le monde que le Pape
Paul VI avait sous les yeux, même si le processus de
socialisation était déjà suffisamment avancé pour qu’il puisse
parler d’une question sociale devenue mondiale, était alors beaucoup
moins intégré que celui d’aujourd’hui. L’activité économique et la
fonction politique s’exerçaient en grande partie à l’intérieur du
même espace et pouvaient donc s’appuyer l’une sur l’autre.
L’activité de production s’inscrivait principalement à l’intérieur
des frontières nationales et les investissements financiers avaient
une dimension plutôt limitée à l’étranger, si bien que la politique
de nombreux États pouvait encore fixer les priorités de l’économie
et, d’une certaine façon, en orienter le fonctionnement avec les
instruments dont elle disposait. Pour cette raison, l’encyclique
Populorum progressio assignait un rôle central, toutefois de
façon non exclusive, aux « pouvoirs publics »
[59].
A
notre époque, l’État se trouve dans la situation de devoir faire
face aux limites que pose à sa souveraineté le nouveau contexte
commercial et financier international, marqué par une mobilité
croissante des capitaux financiers et des moyens de production
matériels et immatériels. Ce nouveau contexte a modifié le pouvoir
politique des États.
Aujourd’hui, fort des leçons données par l’actuelle crise économique
où les pouvoirs publics de l’État sont directement impliqués
dans la correction des erreurs et des dysfonctionnements, une
évaluation nouvelle de leur rôle et de leur pouvoir semble plus
réaliste; ceux-ci doivent être sagement reconsidérés et repensés
pour qu’ils soient en mesure, y compris à travers de nouvelles
modalités d’exercice, de faire face aux défis du monde contemporain.
A partir d’un rôle mieux ajusté des pouvoirs publics, on peut
espérer que se renforceront les nouvelles formes de participation à
la politique nationale et internationale qui voient le jour à
travers l’action des organisations opérant dans la société civile.
En ce sens, il est souhaitable que grandissent de la part des
citoyens une attention et une participation plus larges à la res
publica.
25. Du point de vue social, les systèmes de
protection et de prévoyance qui existaient déjà dans de nombreux
pays à l’époque de
Paul VI, peinent et pourraient avoir plus de mal encore à
l’avenir à poursuivre leurs objectifs de vraie justice sociale dans
un cadre économique profondément modifié. Le marché devenu mondial a
stimulé avant tout, de la part de pays riches, la recherche de lieux
où délocaliser les productions à bas coût dans le but de réduire les
prix d’un grand nombre de biens, d’accroître le pouvoir d’achat et
donc d’accélérer le taux de croissance fondé sur une consommation
accrue du marché interne. En conséquence, le marché a encouragé des
formes nouvelles de compétition entre les États dans le but
d’attirer les centres de production des entreprises étrangères, à
travers divers moyens, au nombre desquels une fiscalité avantageuse
et la dérégulation du monde du travail. Ces processus ont entraîné
l’affaiblissement des réseaux de protection sociale en
contrepartie de la recherche de plus grands avantages de
compétitivité sur le marché mondial, faisant peser de graves menaces
sur les droits des travailleurs, sur les droits fondamentaux de
l’homme et sur la solidarité mise en œuvre par les formes
traditionnelles de l’État social. Les systèmes de sécurité sociale
peuvent perdre la capacité de remplir leur mission dans les pays
émergents et dans les pays déjà développés, comme dans des pays
pauvres. Là, les politiques d’équilibre budgétaire, avec des coupes
dans les dépenses sociales, souvent recommandées par les
Institutions financières internationales, peuvent laisser les
citoyens désarmés face aux risques nouveaux et anciens. Une telle
impuissance est accentuée par le manque de protection efficace de la
part des associations de travailleurs. L’ensemble des changements
sociaux et économiques font que les organisations syndicales
éprouvent de plus grandes difficultés à remplir leur rôle de
représentation des intérêts des travailleurs, encore accentuées par
le fait que les gouvernements, pour des raisons d’utilité
économique, posent souvent des limites à la liberté syndicale ou à
la capacité de négociation des syndicats eux-mêmes. Les réseaux
traditionnels de solidarité se trouvent ainsi contraints de
surmonter des obstacles toujours plus importants. L’invitation de la
doctrine sociale de l’Église, formulée dès
Rerum novarum [60],
à susciter des associations de travailleurs pour la défense de leurs
droits, est donc aujourd’hui plus pertinente encore qu’hier, ceci
afin de donner avant tout une réponse immédiate et clairvoyante à
l’urgence d’instaurer de nouvelles synergies sur le plan
international comme sur le plan local.
La
mobilité du travail, liée à la déréglementation généralisée,
a été un phénomène important, qui comportait des aspects positifs
par sa capacité à stimuler la création de nouvelles richesses et
l’échange entre différentes cultures. Toutefois, quand l’incertitude
sur les conditions de travail, en raison des processus de mobilité
et de déréglementation, devient endémique, surgissent alors des
formes d’instabilité psychologique, des difficultés à construire un
parcours personnel cohérent dans l’existence, y compris à l’égard du
mariage. Cela a pour conséquence l’apparition de situations humaines
dégradantes, sans parler du gaspillage social. Si l’on compare avec
ce qui se passait dans la société industrielle du passé, le chômage
entraîne aujourd’hui des aspects nouveaux de non-sens économique et
la crise actuelle ne peut qu’aggraver une telle situation. La mise à
l’écart du travail pendant une longue période, tout comme la
dépendance prolongée vis-à-vis de l’assistance publique ou privée,
minent la liberté et la créativité de la personne ainsi que ses
rapports familiaux et sociaux avec de fortes souffrances sur le plan
psychologique et spirituel. Je voudrais rappeler à tous, et surtout
aux gouvernants engagés à donner un nouveau profil aux bases
économiques et sociales du monde, que l’homme, la personne, dans
son intégrité, est le premier capital à sauvegarder et à valoriser:
« En effet, c’est l’homme qui est l’auteur, le centre et la fin de
toute la vie économico-sociale »
[61].
26. Sur le plan culturel, par rapport à l’époque
de
Paul VI, la différence est encore plus marquée. Les cultures
avaient alors des contours plutôt bien définis et possédaient des
capacités plus grandes pour se défendre contre les tentatives
d’homogénéisation culturelle. Aujourd’hui, les occasions d’interaction
entre les cultures ont singulièrement augmenté ouvrant de
nouvelles perspectives au dialogue interculturel; un dialogue qui,
pour être réel, doit avoir pour point de départ la conscience
profonde de l’identité spécifique des différents interlocuteurs. On
ne doit toutefois pas négliger le fait que la marchandisation accrue
des échanges culturels favorise aujourd’hui un double danger. On
note, en premier lieu, un éclectisme culturel assumé souvent
de façon non-critique: les cultures sont simplement mises côte à
côte et considérées comme substantiellement équivalentes et
interchangeables entre elles. Cela favorise un glissement vers un
relativisme qui n’encourage pas le vrai dialogue interculturel; sur
le plan social, le relativisme culturel conduit effectivement les
groupes culturels à se rapprocher et à coexister, mais sans dialogue
authentique et, donc, sans véritable intégration. En second lieu, il
existe un danger constitué par le nivellement culturel et par
l’uniformisation des comportements et des styles de vie. De cette
manière, la signification profonde de la culture des différentes
nations, des traditions des divers peuples, à l’intérieur desquelles
la personne affronte les questions fondamentales de l’existence en
vient à disparaître [62].
Éclectisme et nivellement culturel ont en commun de séparer la
culture de la nature humaine. Ainsi, les cultures ne savent plus
trouver leur mesure dans une nature qui les transcende
[63], et elles
finissent par réduire l’homme à un donné purement culturel. Quand
cela advient, l’humanité court de nouveaux périls d’asservissement
et de manipulation.
27. Dans bien des pays pauvres, l’extrême
insécurité vitale, qui est la conséquence des carences alimentaires,
demeure et risque de s’aggraver: la faim fauche encore de
très nombreuses victimes parmi les innombrables Lazare auxquels il
n’est pas permis de s’asseoir, comme le souhaitait
Paul VI, à la table du mauvais riche
[64]. Donner à
manger aux affamés (cf. Mt 25, 35.37.42) est un impératif
éthique pour l’Église universelle, qui répond aux enseignements de
solidarité et de partage de son Fondateur, le Seigneur Jésus.
Éliminer la faim dans le monde est devenu, par ailleurs, à l’ère de
la mondialisation, une exigence à poursuivre pour sauvegarder la
paix et la stabilité de la planète. La faim ne dépend pas tant d’une
carence de ressources matérielles, que d’une carence de ressources
sociales, la plus importante d’entre elles étant de nature
institutionnelle. Il manque en effet une organisation des
institutions économiques qui soit en mesure aussi bien de garantir
un accès régulier et adapté du point de vue nutritionnel à la
nourriture et à l’eau, que de faire face aux nécessités liées aux
besoins primaires et aux urgences des véritables crises
alimentaires, provoquées par des causes naturelles ou par
l’irresponsabilité politique nationale ou internationale. Le
problème de l’insécurité alimentaire doit être affronté dans une
perspective à long terme, en éliminant les causes structurelles qui
en sont à l’origine et en promouvant le développement agricole des
pays les plus pauvres à travers des investissements en
infrastructures rurales, en systèmes d’irrigation, de transport,
d’organisation des marchés, en formation et en diffusion des
techniques agricoles appropriées, c’est-à-dire susceptibles
d’utiliser au mieux les ressources humaines, naturelles et
socio-économiques les plus accessibles au niveau local, de façon à
garantir aussi leur durabilité sur le long terme. Tout cela doit
être réalisé en impliquant les communautés locales dans les choix et
les décisions relatives à l’usage des terres cultivables. Dans une
telle perspective, il serait utile de considérer les nouvelles
frontières qui sont ouvertes par l’usage correct des techniques de
production agricole aussi bien traditionnelles qu’innovantes, à
condition que ces dernières, ayant été étudiées attentivement,
soient reconnues convenables, respectueuses de l’environnement et
attentives aux populations les plus défavorisées. En même temps, la
question d’une juste réforme agraire dans les pays en voie de
développement ne devrait pas être négligée. Le droit à
l’alimentation, de même que le droit à l’eau, revêtent un rôle
important pour l’acquisition d’autres droits, en commençant avant
tout par le droit fondamental à la vie. Il est donc nécessaire que
se forme une conscience solidaire qui considère l’alimentation et
l’accès à l’eau comme droits universels de tous les êtres humains,
sans distinction ni discrimination
[65]. Il est en outre
important de souligner combien la voie de la solidarité pour le
développement des pays pauvres peut constituer un projet de solution
de la crise mondiale actuelle, comme des hommes politiques et des
responsables d’Institutions internationales l’ont mis en évidence
ces derniers temps. En soutenant les pays économiquement pauvres par
des plans de financement inspirés par la solidarité, pour qu’ils
pourvoient eux-mêmes à la satisfaction de la demande de biens de
consommation et de développement provenant de leurs propres
citoyens, non seulement on peut produire une vraie croissance
économique, mais on peut aussi concourir à soutenir les capacités de
production des pays riches qui risquent d’être compromises par la
crise.
28. Un des aspects les plus évidents du
développement contemporain est l’importance du thème du respect
de la vie, qui ne peut en aucun cas être disjoint des questions
relatives au développement des peuples. Il s’agit d’un point qui
depuis quelque temps prend une importance toujours plus grande, nous
obligeant à élargir les concepts de pauvreté
[66] et de
sous-développement aux questions liées à l’accueil de la vie,
surtout là où celle-ci est de diverses manières refusée.
Non seulement la pauvreté provoque encore dans de nombreuses régions
un taux élevé de mortalité infantile, mais en plusieurs endroits du
monde subsistent des pratiques de contrôle démographique par les
instances gouvernementales, qui souvent diffusent la contraception
et vont jusqu’à imposer l’avortement. Dans les pays économiquement
plus développés, les législations contraires à la vie sont très
répandues et ont désormais conditionné les coutumes et les usages,
contribuant à diffuser une mentalité antinataliste que l’on cherche
souvent à transmettre à d’autres États comme si c’était là un
progrès culturel.
Certaines Organisations non-gouvernementales travaillent activement
à la diffusion de l’avortement, et promeuvent parfois dans les pays
pauvres l’adoption de la pratique de la stérilisation, y compris à
l’insu des femmes. Par ailleurs, ce n’est pas sans fondement que
l’on peut soupçonner les aides au développement d’être parfois liées
à certaines politiques sanitaires impliquant de fait l’obligation
d’un contrôle contraignant des naissances. Sont également
préoccupantes les législations qui admettent l’euthanasie comme les
pressions de groupes nationaux et internationaux qui en revendiquent
la reconnaissance juridique.
L’ouverture
à la vie est au centre du vrai développement. Quand une société
s’oriente vers le refus et la suppression de la vie, elle finit par
ne plus trouver les motivations et les énergies nécessaires pour
œuvrer au service du vrai bien de l’homme. Si la sensibilité
personnelle et sociale à l’accueil d’une nouvelle vie se perd, alors
d’autres formes d’accueil utiles à la vie sociale se dessèchent
[67]. L’accueil de la
vie trempe les énergies morales et nous rend capables de nous aider
mutuellement. En cultivant l’ouverture à la vie, les peuples riches
peuvent mieux percevoir les besoins de ceux qui sont pauvres, éviter
d’employer d’importantes ressources économiques et intellectuelles
pour satisfaire les désirs égoïstes de leurs citoyens et promouvoir,
en revanche, des actions bénéfiques en vue d’une production
moralement saine et solidaire, dans le respect du droit fondamental
de tout peuple et de toute personne à la vie.
29. Il y a encore un autre aspect de la réalité
d’aujourd’hui, lié de façon très étroite au développement: c’est la
négation du droit à la liberté religieuse. Je ne me réfère
pas seulement aux luttes et aux conflits qui, dans le monde, ont des
motifs religieux, même si parfois les raisons religieuses ne servent
qu’à couvrir des raisons d’un autre genre, en l’occurrence la soif
de pouvoir et de richesse. Comme mon prédécesseur
Jean-Paul II [68]
l’avait publiquement dit et déploré à plusieurs reprises et ainsi
que je l’ai fait moi-même, de fait, aujourd’hui on tue souvent en
invoquant le saint nom de Dieu. Les violences freinent le
développement authentique et empêchent la marche des peuples vers un
plus grand bien-être socio-économique et spirituel. Cela s’applique
spécialement au terrorisme de nature fondamentaliste
[69], qui engendre
douleur, dévastation et mort, bloque le dialogue entre les nations
et détourne d’importantes ressources de leur usage pacifique et
civil. Il faut néanmoins ajouter que, outre le fanatisme religieux
qui, en certains milieux, empêche l’exercice du droit à la liberté
religieuse, la promotion programmée de l’indifférence religieuse ou
de l’athéisme pratique de la part de nombreux pays s’oppose elle
aussi aux exigences du développement des peuples, en leur
soustrayant l’accès aux ressources spirituelles et humaines. Dieu
est le garant du véritable développement de l’homme, puisque,
l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité transcendante
et alimente en lui la soif d’« être plus ». L’homme n’est pas un
atome perdu dans un univers de hasard
[70], mais il est une
créature de Dieu, à qui Il a voulu donner une âme immortelle et
qu’Il aime depuis toujours. Si l’homme n’était que le fruit du
hasard ou de la nécessité, ou bien s’il devait réduire ses
aspirations à l’horizon restreint des situations dans lesquelles il
vit, si tout n’était qu’histoire et culture et si l’homme n’avait
pas une nature destinée à être transcendée dans une vie
surnaturelle, on pourrait parler de croissance ou d’évolution, mais
pas de développement. Quand l’État promeut, enseigne, ou même
impose, des formes d’athéisme pratique, il soustrait à ses citoyens
la force morale et spirituelle indispensable pour s’engager en
faveur du développement humain intégral et il les empêche d’avancer
avec un dynamisme renouvelé dans leur engagement pour donner une
réponse humaine plus généreuse à l’amour de Dieu
[71]. Il arrive aussi
que les pays économiquement développés ou émergents exportent vers
les pays pauvres, dans le contexte de leur rapports culturels,
commerciaux et politiques, cette vision réductrice de la personne et
de sa destinée. C’est le dommage que le « surdéveloppement »
[72] inflige au
développement authentique, quand il s’accompagne d’un «
sous-développement moral »
[73].
30. Dans cette perspective, le thème du
développement humain intégral revêt une portée encore plus complexe:
la corrélation entre ses multiples composantes exige qu’on s’efforce
de faire interagir les divers niveaux du savoir humain en vue
de la promotion d’un vrai développement des peuples. On estime
souvent que le développement, ou les mesures socio-économiques qui
s’y rapportent, demandent seulement à être mis en œuvre comme fruit
d’un agir commun. Toutefois, cet agir commun a besoin d’être
orienté, parce que « toute action sociale engage une doctrine »
[74]. Compte tenu de la
complexité des problèmes, il est évident que les différentes
disciplines scientifiques doivent collaborer dans une
interdisciplinarité ordonnée. La charité n’exclut pas le savoir,
mais le réclame, le promeut et l’anime de l’intérieur. Le savoir
n’est jamais seulement l’œuvre de l’intelligence. Il peut
certainement être réduit à des calculs ou à des expériences, mais
s’il veut être une sagesse capable de guider l’homme à la lumière
des principes premiers et de ses fins dernières, il doit être «
relevé » avec le « sel » de la charité. Le faire sans le savoir est
aveugle et le savoir sans amour est stérile. En effet, « celui qui
est animé d’une vraie charité est ingénieux à découvrir les causes
de la misère, à trouver les moyens de la combattre, à la vaincre
résolument » [75]. Face
aux phénomènes auxquels nous sommes confrontés, l’amour dans la
vérité demande d’abord et avant tout à connaître et à comprendre, en
reconnaissant et en respectant la compétence spécifique propre à
chaque champ du savoir. La charité n’est pas une adjonction
supplémentaire, comme un appendice au travail une fois achevé des
diverses disciplines, mais au contraire elle dialogue avec elles du
début à la fin. Les exigences de l’amour ne contredisent pas celles
de la raison. Le savoir humain est insuffisant et les conclusions
des sciences ne pourront pas, à elles seules, indiquer le chemin
vers le développement intégral de l’homme. Il est toujours
nécessaire d’aller plus loin: l’amour dans la vérité le
commande [76]. Aller
au-delà, néanmoins, ne signifie jamais faire abstraction des
conclusions de la raison ni contredire ses résultats. Il n’y a pas
l’intelligence puis l’amour: il y a l’amour riche d’intelligence
et l’intelligence pleine d’amour.
31. Cela signifie que les évaluations morales et
la recherche scientifique doivent croître ensemble et que la charité
doit les animer en un ensemble interdisciplinaire harmonieux, fait
d’unité et de distinction. La doctrine sociale de l’Église, qui a «
une importante dimension interdisciplinaire »
[77], peut remplir,
dans cette perspective, une fonction d’une efficacité
extraordinaire. Celle-ci permet à la foi, à la théologie, à la
métaphysique et aux sciences de trouver leur place en collaborant au
service de l’homme. C’est ici surtout que la doctrine sociale de
l’Église concrétise sa dimension sapientielle.
Paul VI avait vu clairement que parmi les causes du
sous-développement, il y a un manque de sagesse, de réflexion, de
pensée capable de réaliser une synthèse directrice
[78], pour laquelle «
une claire vision de tous les aspects économiques, sociaux,
culturels et spirituels »
[79] est exigée. Le morcellement excessif du savoir
[80], la fermeture des
sciences humaines à la métaphysique
[81], les difficultés
du dialogue entre les sciences et la théologie portent préjudice non
seulement au développement du savoir, mais aussi au développement
des peuples car, quand cela se vérifie, il devient plus difficile de
distinguer le bien intégral de l’homme dans les différentes
dimensions qui le caractérisent. L’« élargissement de notre
conception et de notre usage de la raison »
[82] est indispensable
pour réussir à peser adéquatement tous les termes de la question du
développement et de la solution des problèmes socio-économiques.
32. Les grandes nouveautés, que le domaine du
développement des peuples présente aujourd’hui, appellent en de
nombreux cas des solutions neuves. Celles-ci doivent être
recherchées en même temps dans le respect des lois propres à chaque
réalité et à la lumière d’une vision intégrale de l’homme qui prenne
en compte les différents aspects de la personne humaine, considérée
avec un regard purifié par la charité. On découvrira alors de
singulières convergences et des possibilités concrètes de solution,
sans renoncer à aucune composante fondamentale de la vie humaine.
La
dignité de la personne et les exigences de la justice demandent,
aujourd’hui surtout, que les choix économiques ne fassent pas
augmenter de façon excessive et moralement inacceptable les écarts
de richesse [83] et que
l’on continue à se donner comme objectif prioritaire l’accès au
travail ou son maintien, pour tous. Tout bien considéré, c’est
ce que la « raison économique » exige aussi. L’accroissement
systémique des inégalités entre les groupes sociaux à l’intérieur
d’un même pays et entre les populations des différents pays,
c’est-à-dire l’augmentation massive de la pauvreté au sens relatif,
non seulement tend à saper la cohésion sociale et met ainsi en
danger la démocratie, mais a aussi un impact négatif sur le plan
économique à travers l’érosion progressive du « capital social »,
c’est-à-dire de cet ensemble de relations de confiance, de
fiabilité, de respect des règles, indispensables à toute coexistence
civile.
C’est encore la science économique qui nous montre qu’une situation
structurelle d’insécurité produit des comportements anti-productifs
et des gaspillages de ressources humaines, dans la mesure où le
travailleur tend à s’adapter passivement aux mécanismes
automatiques, au lieu de libérer sa créativité. Sur ce point
également, il existe une convergence entre science économique et
évaluation morale. Les coûts humains sont toujours aussi des
coûts économiques et les dysfonctionnements économiques
entraînent toujours des coûts humains.
Il
convient également de rappeler que la réduction des cultures à la
dimension technologique, si elle peut favoriser à court terme la
réalisation de profits, constitue un obstacle à long terme à
l’enrichissement réciproque et aux dynamiques de collaboration. Il
est important de distinguer entre les considérations économiques ou
sociologiques à court et à long terme. L’abaissement du niveau de
protection des droits des travailleurs et l’abandon des mécanismes
de redistribution des revenus pour donner au pays une plus grande
compétitivité internationale gênent la consolidation d’un
développement à long terme. On doit alors évaluer attentivement les
conséquences sur les personnes des tendances actuelles vers une
économie du court, voire du très court terme. Cela demande une
réflexion nouvelle et approfondie sur le sens de l’économie et de
ses fins [84],
ainsi qu’une révision profonde et clairvoyante du modèle de
développement pour en corriger les dysfonctionnements et les
déséquilibres. C’est ce qu’exige, en outre, l’état de santé
écologique de la planète et surtout ce qu’appelle la crise
culturelle et morale de l’homme, dont les symptômes sont depuis
longtemps évidents partout dans le monde.
33. Plus de quarante ans après la parution de
Populorum progressio, sa thématique de fond, le progrès,
demeure un problème en suspens, rendu plus aigu et urgent en
raison de la crise économique et financière actuelle. Si certaines
régions du globe, autrefois marquées par la pauvreté, ont connu des
changements notables en termes de croissance économique et de
participation à la production mondiale, d’autres régions sont encore
plongées dans une situation de misère comparable à celle qui
existait au temps de
Paul VI. Dans certains cas, on peut même parler d’une réelle
aggravation. Il est significatif que plusieurs causes de cette
situation aient déjà été identifiées par
Populorum progressio, comme par exemple les tarifs douaniers
élevés imposés par les pays économiquement développés et qui
empêchent encore aujourd’hui les produits provenant des pays pauvres
d’entrer sur leurs marchés. En revanche, d’autres causes, que
l’encyclique avait seulement effleurées, se sont manifestées ensuite
plus clairement. C’est le cas pour l’évaluation du processus de
décolonisation, alors en plein déroulement;
Paul VI souhaitait un chemin d’autonomie à parcourir dans la
liberté et dans la paix. Après plus de quarante ans, nous devons
reconnaître combien ce parcours a été difficile, aussi bien à cause
de nouvelles formes de colonialisme et de dépendance à l’égard
d’anciens comme de nouveaux pays dominants, qu’en raison de graves
irresponsabilités internes aux pays devenus indépendants.
La
nouveauté majeure a été l’explosion de l’interdépendance
planétaire, désormais communément appelée mondialisation.
Paul VI l’avait déjà partiellement prévue, mais les termes et la
force avec laquelle elle s’est développée sont surprenants. Né au
sein des pays économiquement développés, ce processus par sa nature
a produit une intrication de toutes les économies. Celui-ci a été le
principal moteur pour que des régions entières sortent du
sous-développement et il représente en soi une grande opportunité.
Toutefois, sans l’orientation de l’amour dans la vérité, cet élan
planétaire risque de provoquer des dommages inconnus jusqu’alors
ainsi que de nouvelles fractures au sein de la famille humaine.
C’est pourquoi l’amour et la vérité nous placent devant une tâche
inédite et créatrice, assurément vaste et complexe. Il s’agit
d’élargir la raison et de la rendre capable de comprendre et
d’orienter ces nouvelles dynamiques de grande ampleur, en les
animant dans la perspective de cette « civilisation de l’amour »
dont Dieu a semé le germe dans chaque peuple et dans chaque culture.
CHAPITRE III
FRATERNITÉ, DÉVELOPPEMENT
ÉCONOMIQUE ET SOCIÉTÉ CIVILE
34. L’amour dans la vérité place l’homme
devant l’étonnante expérience du don. La gratuité est présente dans
sa vie sous de multiples formes qui souvent ne sont pas reconnues en
raison d’une vision de l’existence purement productiviste et
utilitariste. L’être humain est fait pour le don; c’est le don qui
exprime et réalise sa dimension de transcendance. L’homme moderne
est parfois convaincu, à tort, d’être le seul auteur de lui-même, de
sa vie et de la société. C’est là une présomption, qui dérive de la
fermeture égoïste sur lui-même, qui provient – pour parler en termes
de foi – du péché des origines. La sagesse de l’Église a
toujours proposé de tenir compte du péché originel même dans
l’interprétation des faits sociaux et dans la construction de la
société: « Ignorer que l’homme a une nature blessée, inclinée au
mal, donne lieu à de graves erreurs dans le domaine de l’éducation,
de la politique, de l’action sociale et des mœurs »
[85]. À la liste des
domaines où se manifestent les effets pernicieux du péché, s’est
ajouté depuis longtemps déjà celui de l’économie. Nous en avons une
nouvelle preuve, évidente, en ces temps-ci. La conviction d’être
autosuffisant et d’être capable d’éliminer le mal présent dans
l’histoire uniquement par sa seule action a poussé l’homme à faire
coïncider le bonheur et le salut avec des formes immanentes de
bien-être matériel et d’action sociale. De plus, la conviction de
l’exigence d’autonomie de l’économie, qui ne doit pas tolérer «
d’influences » de caractère moral, a conduit l’homme à abuser de
l’instrument économique y compris de façon destructrice. À la
longue, ces convictions ont conduit à des systèmes économiques,
sociaux et politiques qui ont foulé aux pieds la liberté de la
personne et des corps sociaux et qui, précisément pour cette raison,
n’ont pas été en mesure d’assurer la justice qu’ils promettaient.
Comme je l’ai affirmé dans mon encyclique
Spe salvi, de cette manière on retranche de l’histoire
l’espérance chrétienne
[86], qui est au contraire une puissante ressource sociale au
service du développement humain intégral, recherché dans la liberté
et dans la justice. L’espérance encourage la raison et lui donne la
force d’orienter la volonté
[87]. Elle est déjà présente dans la foi qui la suscite. La
charité dans la vérité s’en nourrit et, en même temps, la manifeste.
Étant un don de Dieu absolument gratuit, elle fait irruption dans
notre vie comme quelque chose qui n’est pas dû, qui transcende toute
loi de justice. Le don par sa nature surpasse le mérite, sa règle
est la surabondance. Il nous précède dans notre âme elle-même comme
le signe de la présence de Dieu en nous et de son attente à notre
égard. La vérité qui, à l’égal de la charité, est un don, est plus
grande que nous, comme l’enseigne saint Augustin
[88]. De même, notre
vérité propre, celle de notre conscience personnelle, nous est avant
tout « donnée ». Dans tout processus cognitif, en effet, la vérité
n’est pas produite par nous, mais elle est toujours découverte ou,
mieux, reçue. Comme l’amour, elle « ne naît pas de la pensée ou de
la volonté mais, pour ainsi dire, s’impose à l’être humain »
[89].
Parce qu’elle est un don que tous reçoivent, la charité dans la
vérité est une force qui constitue la communauté, unifie les hommes
de telle manière qu’il n’y ait plus de barrières ni de limites. Nous
pouvons par nous-mêmes constituer la communauté des hommes, mais
celle-ci ne pourra jamais être, par ses seules forces, une
communauté pleinement fraternelle ni excéder ses propres limites,
c’est-à-dire devenir une communauté vraiment universelle: l’unité du
genre humain, communion fraternelle dépassant toutes divisions, naît
de l’appel formulé par la parole du Dieu-Amour. En affrontant cette
question décisive, nous devons préciser, d’une part, que la logique
du don n’exclut pas la justice et qu’elle ne se juxtapose pas à elle
dans un second temps et de l’extérieur et, d’autre part, que si le
développement économique, social et politique veut être
authentiquement humain, il doit prendre en considération le
principe de gratuité comme expression de fraternité.
35. Lorsqu’il est fondé sur une confiance
réciproque et générale, le marché est l’institution
économique qui permet aux personnes de se rencontrer, en tant
qu’agents économiques, utilisant le contrat pour régler leurs
relations et échangeant des biens et des services fongibles entre
eux pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs. Le marché est
soumis aux principes de la justice dite commutative,
qui règle justement les rapports du donner et du recevoir entre
sujets égaux. Mais la doctrine sociale de l’Église n’a jamais cessé
de mettre en évidence l’importance de la justice distributive
et de la justice sociale pour l’économie de marché elle-même,
non seulement parce qu’elle est insérée dans les maillons d’un
contexte social et politique plus vaste, mais aussi à cause de la
trame des relations dans lesquelles elle se réalise. En effet,
abandonné au seul principe de l’équivalence de valeur des biens
échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont
il a pourtant besoin pour bien fonctionner. Sans formes internes
de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut
pleinement remplir sa fonction économique. Aujourd’hui, c’est
cette confiance qui fait défaut, et la perte de confiance est une
perte grave.
Dans
Populorum progressio,
Paul VI soulignait de façon opportune le fait que le système
économique lui-même aurait tiré avantage des pratiques généralisées
de justice, car les premiers à tirer bénéfice du développement des
pays pauvres auraient été les pays riches
[90]. Il ne s’agit pas
seulement de corriger des dysfonctionnements par l’assistance. Les
pauvres ne sont pas à considérer comme un « fardeau »
[91], mais au contraire
comme une ressource, même du point de vue strictement économique. Il
faut considérer comme erronée la conception de certains qui pensent
que l’économie de marché a structurellement besoin d’un quota de
pauvreté et de sous-développement pour pouvoir fonctionner au mieux.
L’intérêt du marché est de promouvoir l’émancipation, mais pour le
faire vraiment il ne peut pas compter seulement sur lui-même, car il
n’est pas en mesure de produire de lui-même ce qui est au-delà de
ses possibilités. Il doit puiser des énergies morales auprès
d’autres sujets, qui sont capables de les faire naître.
36. L’activité économique ne peut résoudre tous
les problèmes sociaux par la simple extension de la logique
marchande. Celle-là doit viser la recherche du bien commun,
que la communauté politique d’abord doit aussi prendre en charge.
C’est pourquoi il faut avoir présent à l’esprit que séparer l’agir
économique, à qui il reviendrait seulement de produire de la
richesse, de l’agir politique, à qui il reviendrait de rechercher la
justice au moyen de la redistribution, est une cause de graves
déséquilibres.
L’Église a toujours estimé que l’agir économique ne doit pas être
considéré comme antisocial. Le marché n’est pas de soi, et ne doit
donc pas devenir, le lieu de la domination du fort sur le faible. La
société ne doit pas se protéger du marché, comme si le développement
de ce dernier comportait ipso facto l’extinction des
relations authentiquement humaines. Il est certainement vrai que le
marché peut être orienté de façon négative, non parce que c’est là
sa nature, mais parce qu’une certaine idéologie peut l’orienter en
ce sens. Il ne faut pas oublier que le marché n’existe pas à l’état
pur. Il tire sa forme des configurations culturelles qui le
caractérisent et l’orientent. En effet, l’économie et la finance, en
tant qu’instruments, peuvent être mal utilisées quand celui qui les
gère n’a comme point de référence que des intérêts égoïstes. Ainsi
peut-on arriver à transformer des instruments bons en eux mêmes en
instruments nuisibles. Mais c’est la raison obscurcie de l’homme qui
produit ces conséquences, non l’instrument lui-même. C’est pourquoi,
ce n’est pas l’instrument qui doit être mis en cause mais l’homme,
sa conscience morale et sa responsabilité personnelle et sociale.
La
doctrine sociale de l’Église estime que des relations
authentiquement humaines, d’amitié et de socialité, de solidarité et
de réciprocité, peuvent également être vécues même au sein de
l’activité économique et pas seulement en dehors d’elle ou « après »
elle. La sphère économique n’est, par nature, ni éthiquement neutre
ni inhumaine et antisociale. Elle appartient à l’activité de l’homme
et, justement parce que humaine, elle doit être structurée et
organisée institutionnellement de façon éthique.
Le
grand défi qui se présente à nous, qui ressort des problématiques du
développement en cette période de mondialisation et qui est rendu
encore plus pressant par la crise économique et financière, est
celui de montrer, au niveau de la pensée comme des comportements,
que non seulement les principes traditionnels de l’éthique sociale,
tels que la transparence, l’honnêteté et la responsabilité ne
peuvent être négligées ou sous-évaluées, mais aussi que dans les
relations marchandes le principe de gratuité et la logique du
don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent
trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale.
C’est une exigence de l’homme de ce temps, mais aussi une exigence
de la raison économique elle-même. C’est une exigence conjointe de
la charité et de la vérité.
37. La doctrine sociale de l’Église a toujours
soutenu que la justice se rapporte à toutes les phases de
l’activité économique, parce qu’elle concerne toujours l’homme
et ses exigences. La découverte des ressources, les financements, la
production, la consommation et toutes les autres phases du cycle
économique ont inéluctablement des implications morales. Ainsi
toute décision économique a-t-elle une conséquence de caractère
moral. Les sciences sociales et les tendances de l’économie
contemporaine le confirment également. Peut-être fut-il un temps
pensable de confier en premier lieu à l’économie la tâche de
produire des richesses, remettant ensuite à la politique la tâche de
les distribuer. Tout ceci se révèle aujourd’hui plus difficile,
puisque les activités économiques ne sont pas confinées à
l’intérieur des limites territoriales, alors que l’autorité des
gouvernements continue à être essentiellement locale. C’est pourquoi
les règles de la justice doivent être respectées dès la mise en
route du processus économique, et non avant, après ou parallèlement.
Il est nécessaire aussi que, sur le marché, soient ouverts des
espaces aux activités économiques réalisées par des sujets qui
choisissent librement de conformer leur propre agir à des principes
différents de ceux du seul profit, sans pour cela renoncer à
produire de la valeur économique. Les nombreux types d’économie qui
tirent leur origine d’initiatives religieuses et laïques démontrent
que cela est concrètement possible.
À
l’époque de la mondialisation, l’économie pâtit de modèles de
compétition liés à des cultures très différentes les unes des
autres. Les comportements économiques et industriels qui en
découlent trouvent généralement un point de rencontre dans le
respect de la justice commutative. La vie économique a sans
aucun doute besoin du contrat pour réglementer les relations
d’échange entre valeurs équivalentes. Mais elle a tout autant besoin
de lois justes et de formes de redistribution guidées
par la politique, ainsi que d’œuvres qui soient marquées par
l’esprit du don. L’économie mondialisée semble privilégier la
première logique, celle de l’échange contractuel mais, directement
ou indirectement, elle montre qu’elle a aussi besoin des deux
autres, de la logique politique et de la logique du don sans
contrepartie.
38. Mon prédécesseur
Jean-Paul II avait signalé cette problématique quand, dans
Centesimus annus, il avait relevé la nécessité d’un système
impliquant trois sujets: le marché, l’État et la
société civile [92].
Il avait identifié la société civile comme le cadre le plus
approprié pour une économie de la gratuité et de la
fraternité, mais il ne voulait pas l’exclure des deux autres
domaines. Aujourd’hui, nous pouvons dire que la vie économique doit
être comprise comme une réalité à plusieurs dimensions: en chacune
d’elles, à divers degrés et selon des modalités spécifiques,
l’aspect de la réciprocité fraternelle doit être présent. À l’époque
de la mondialisation, l’activité économique ne peut faire
abstraction de la gratuité, qui répand et alimente la solidarité et
la responsabilité pour la justice et pour le bien commun auprès de
ses différents sujets et acteurs. Il s’agit, en réalité, d’une forme
concrète et profonde de démocratie économique. La solidarité
signifie avant tout se sentir tous responsables de tous
[93], elle ne peut donc
être déléguée seulement à l’État. Si hier on pouvait penser qu’il
fallait d’abord rechercher la justice et que la gratuité devait
intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire
que sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice.
Il faut, par conséquent, un marché sur lequel des entreprises qui
poursuivent des buts institutionnels différents puissent agir
librement, dans des conditions équitables. À côté de l’entreprise
privée tournée vers le profit, et des divers types d’entreprises
publiques, il est opportun que les organisations productrices qui
poursuivent des buts mutualistes et sociaux puissent s’implanter et
se développer. C’est de leur confrontation réciproque sur le marché
que l’on peut espérer une sorte d’hybridation des comportements
d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation de
l’économie. La charité dans la vérité, dans ce cas, signifie
qu’il faut donner forme et organisation aux activités économiques
qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de
l’échange des équivalents et du profit comme but en soi.
39. Dans
Populorum progressio,
Paul VI demandait que soit défini un modèle d’économie de
marché capable d’intégrer, au moins tendanciellement, tous les
peuples et non seulement ceux qui étaient en mesure d’y prendre part.
Il demandait que le marché international soit le reflet d’un monde
où « tous auront à donner et à recevoir, sans que le progrès des uns
soit un obstacle au développement des autres »
[94]. De cette manière,
il étendait au niveau universel les requêtes et les aspirations déjà
contenues dans
Rerum novarum, où pour la première fois, à la suite de la
révolution industrielle, était affirmée l’idée – assurément avancée
pour l’époque – que pour subsister l’ordre civil avait besoin aussi
de l’intervention redistributive de l’État. Aujourd’hui cette vision
est non seulement remise en question par les processus d’ouverture
des marchés et des sociétés, mais elle apparaît aussi incomplète
pour satisfaire les exigences d’une économie pleinement humaine. Ce
que la doctrine sociale de l’Église a toujours soutenu, en partant
de sa vision de l’homme et de la société, est aujourd’hui requis
aussi par les dynamiques caractéristiques de la mondialisation.
Quand la logique du marché et celle de l’État s’accordent entre
elles pour perpétuer le monopole de leurs domaines respectifs
d’influence, la solidarité dans les relations entre les citoyens
s’amoindrit à la longue, de même que la participation et l’adhésion,
l’agir gratuit, qui sont d’une nature différente du donner pour
avoir, spécifique à la logique de l’échange, et du donner par
devoir, qui est propre à l’action publique, réglée par les lois
de l’État. Vaincre le sous-développement demande d’agir non
seulement en vue de l’amélioration des transactions fondées sur
l’échange et des prestations sociales, mais surtout sur
l’ouverture progressive, dans un contexte mondial, à des formes
d’activité économique caractérisées par une part de gratuité et de
communion. Le binôme exclusif marché-État corrode la socialité,
alors que les formes économiques solidaires, qui trouvent leur
terrain le meilleur dans la société civile sans se limiter à elle,
créent de la socialité. Le marché de la gratuité n’existe pas et on
ne peut imposer par la loi des comportements gratuits. Pourtant,
aussi bien le marché que la politique ont besoin de personnes
ouvertes au don réciproque.
40. Les dynamiques économiques internationales
actuelles, caractérisées par de graves déviances et des
dysfonctionnements, appellent également de profonds changements
dans la façon de concevoir l’entreprise. D’anciennes formes de
la vie des entreprises disparaissent, tandis que d’autres,
prometteuses, se dessinent à l’horizon. Un des risques les plus
grands est sans aucun doute que l’entreprise soit presque
exclusivement soumise à celui qui investit en elle et que sa valeur
sociale finisse ainsi par être amoindrie. En raison de la croissance
de leurs dimensions et du besoin de capitaux toujours plus
importants, les entreprises ont de moins en moins à leur tête un
entrepreneur stable qui soit responsable à long terme de la vie et
des résultats de l’entreprise et pas seulement à court terme, et
elles sont aussi toujours moins liées à un territoire unique. En
outre, la fameuse délocalisation de l’activité productive peut
atténuer chez l’entrepreneur le sens de ses responsabilités
vis-à-vis des porteurs d’intérêts, tels que les travailleurs, les
fournisseurs, les consommateurs, l’environnement naturel et, plus
largement, la société environnante, au profit des actionnaires, qui
ne sont pas liés à un lieu spécifique et qui jouissent donc d’une
extraordinaire mobilité. En effet, le marché international des
capitaux offre aujourd’hui une grande liberté d’action. Il est vrai
cependant que l’on prend toujours davantage conscience de la
nécessité d’une plus ample « responsabilité sociale » de
l’entreprise. Même si les positions éthiques qui guident aujourd’hui
le débat sur la responsabilité sociale de l’entreprise ne sont pas
toutes acceptables selon la perspective de la doctrine sociale de
l’Église, c’est un fait que se répand toujours plus la conviction
selon laquelle la gestion de l’entreprise ne peut pas tenir
compte des intérêts de ses seuls propriétaires, mais aussi de ceux
de toutes les autres catégories de sujets qui contribuent à la vie
de l’entreprise: les travailleurs, les clients, les fournisseurs
des divers éléments de la production, les communautés humaines qui
en dépendent. Ces dernières années, on a vu la croissance d’une
classe cosmopolite de managers qui, souvent, ne répondent
qu’aux indications des actionnaires de référence, constitués en
général par des fonds anonymes qui fixent de fait leurs
rémunérations. Cela n’empêche pas qu’aujourd’hui il y ait de
nombreux managers qui, grâce à des analyses clairvoyantes, se
rendent compte toujours davantage des liens profonds de leur
entreprise avec le territoire ou avec les territoires où elle opère.
Paul VI invitait à évaluer sérieusement le préjudice que le
transfert de capitaux à l’étranger exclusivement en vue d’un profit
personnel, peut causer à la nation elle-même
[95].
Jean-Paul II observait qu’investir, outre sa
signification économique, revêt toujours une signification morale
[96]. Tout ceci –
il faut le redire – est valable aujourd’hui encore, bien que le
marché des capitaux ait été fortement libéralisé et que les
mentalités technologiques modernes puissent conduire à penser
qu’investir soit seulement un fait technique et non pas aussi humain
et éthique. Il n’y a pas de raison de nier qu’un certain capital,
s’il est investi à l’étranger plutôt que dans sa patrie, puisse
faire du bien. Cependant les requêtes de la justice doivent être
sauvegardées, en tenant compte aussi de la façon dont ce capital a
été constitué et des préjudices causés aux personnes par leur non
emploi dans les lieux où ce capital a été produit
[97]. Il faut éviter
que le motif de l’emploi des ressources financières soit
spéculatif et cède à la tentation de rechercher seulement un profit
à court terme, sans rechercher aussi la continuité de l’entreprise à
long terme, son service précis à l’économie réelle et son attention
à la promotion, de façon juste et convenable, d’initiatives
économiques y compris dans les pays qui ont besoin de développement.
Il ne faut pas nier que lorsque la délocalisation comporte des
investissements et offre de la formation, elle peut être bénéfique
aux populations des pays d’accueil. Le travail et la connaissance
technique sont un besoin universel. Cependant il n’est pas licite de
délocaliser seulement pour jouir de faveurs particulières ou, pire,
pour exploiter la société locale sans lui apporter une véritable
contribution à la mise en place d’un système productif et social
solide, facteur incontournable d’un développement stable.
41. Dans le contexte de ce document, il est utile
d’observer que l’entrepreneuriat a et doit toujours plus
avoir une signification plurivalente. La prééminence
persistante du binôme marché-État nous a habitués à penser
exclusivement à l’entrepreneur privé de type capitaliste, d’une
part, et au haut-fonctionnaire de l’autre. En réalité, l’entrepreneuriat
doit être compris de façon diversifiée. Ceci découle d’une série de
raisons méta-économiques. Avant d’avoir une signification
professionnelle, l’entrepreneuriat a une signification humaine
[98]. Il est inscrit
dans tout travail, vu comme « actus personæ »
[99] c’est pourquoi il
est bon qu’à tout travailleur soit offerte la possibilité d’apporter
sa contribution propre de sorte que lui-même « sache travailler ‘à
son compte’ » [100].
Ce n’est pas sans raison que
Paul VI enseignait que « tout travailleur est un créateur »
[101]. C’est
justement pour répondre aux exigences et à la dignité de celui qui
travaille, ainsi qu’aux besoins de la société, que divers types
d’entreprises existent, bien au-delà de la seule distinction entre «
privé » et « public ». Chacune requiert et exprime une capacité
d’entreprise singulière. Dans le but de créer une économie qui, dans
un proche avenir, sache se mettre au service du bien commun national
et mondial, il est opportun de tenir compte de cette signification
élargie de l’entrepreneuriat. Cette conception plus large favorise
l’échange et la formation réciproque entre les diverses typologies
d’entrepreneuriat, avec un transfert de compétences du monde du
non profit à celui du profit et vice-versa, du domaine
public à celui de la société civile, de celui des économies avancées
à celui des pays en voie de développement.
L’autorité
politique a, elle aussi, une signification plurivalente
qui ne peut être négligée, dans la mise en place d’un nouvel ordre
économico-productif, socialement responsable et à dimension humaine.
De même qu’on entend cultiver un entrepreneuriat différencié sur le
plan mondial, ainsi doit-on promouvoir une autorité politique
répartie et active sur plusieurs plans. L’économie intégrée de notre
époque n’élimine pas le rôle des États, elle engage plutôt les
gouvernements à une plus forte collaboration réciproque. La sagesse
et la prudence nous suggèrent de ne pas proclamer trop hâtivement la
fin de l’État. Lié à la solution de la crise actuelle, son rôle
semble destiné à croître, tandis qu’il récupère nombre de ses
compétences. Il y a aussi des nations pour lesquelles la
construction ou la reconstruction de l’État continue d’être un
élément clé de leur développement. L’aide internationale à
l’intérieur d’un projet de solidarité ciblé en vue de la solution
des problèmes économiques actuels, devrait en premier lieu soutenir
la consolidation de systèmes constitutionnels, juridiques,
administratifs dans les pays qui ne jouissent pas encore pleinement
de ces biens. À côté des aides économiques, il doit y avoir celles
qui ont pour but de renforcer les garanties propres de l’État de
droit, un système d’ordre public et de détention efficace dans
le respect des droits humains, des institutions vraiment
démocratiques. Il n’est pas nécessaire que l’État ait partout les
mêmes caractéristiques: le soutien aux systèmes constitutionnels
faibles en vue de leur renforcement peut très bien s’accompagner du
développement d’autres sujets politiques, de nature culturelle,
sociale, territoriale ou religieuse, à côté de l’État.
L’articulation de l’autorité politique au niveau local, national et
international est, entre autres, une des voies maîtresses pour
parvenir à orienter la mondialisation économique. C’est aussi le
moyen pour éviter qu’elle ne mine dans les faits les fondements de
la démocratie.
42. On relève parfois des attitudes fatalistes à
l’égard de la mondialisation, comme si les dynamiques en acte
étaient produites par des forces impersonnelles anonymes et par des
structures indépendantes de la volonté humaine
[102]. Il est bon de
rappeler à ce propos que la mondialisation doit être certainement
comprise comme un processus socio-économique, mais ce n’est pas là
son unique dimension. Derrière le processus le plus visible se
trouve la réalité d’une humanité qui devient de plus en plus
interconnectée. Celle-ci est constituée de personnes et de peuples
auxquels ce processus doit être utile et dont il doit servir le
développement [103]
en vertu des responsabilités respectives prises aussi bien par des
individus que par la collectivité. Le dépassement des frontières
n’est pas seulement un fait matériel, mais il est aussi culturel
dans ses causes et dans ses effets. Si on regarde la mondialisation
de façon déterministe, les critères pour l’évaluer et l’orienter se
perdent. C’est une réalité humaine et elle peut avoir en amont
diverses orientations culturelles sur lesquelles il faut exercer un
discernement. La vérité de la mondialisation comme processus et sa
nature éthique fondamentale dérivent de l’unité de la famille
humaine et de son développement dans le bien. Il faut donc
travailler sans cesse afin de favoriser une orientation
culturelle personnaliste et communautaire, ouverte à la
transcendance, du processus d’intégration planétaire.
Malgré certaines de ses dimensions structurelles qui ne doivent pas
être niées, ni absolutisées, « la mondialisation, a priori,
n’est ni bonne ni mauvaise. Elle sera ce que les personnes en feront
» [104]. Nous ne
devons pas en être les victimes, mais les protagonistes, avançant
avec bon sens, guidés par la charité et par la vérité. S’y opposer
aveuglément serait une attitude erronée, préconçue, qui finirait par
ignorer un processus porteur d’aspects positifs, avec le risque de
perdre une grande occasion de saisir les multiples opportunités de
développement qu’elle offre. Les processus de mondialisation,
convenablement conçus et gérés, offrent la possibilité d’une grande
redistribution de la richesse au niveau planétaire comme cela ne
s’était jamais présenté auparavant; s’ils sont mal gérés ils peuvent
au contraire faire croître la pauvreté et les inégalités, et
contaminer le monde entier par une crise. Il faut en corriger les
dysfonctionnements, dont certains sont graves, qui introduisent
de nouvelles divisions entre les peuples et au sein des peuples, et
faire en sorte que la redistribution de la richesse n’entraîne pas
une redistribution de la pauvreté ou même son accentuation, comme
une mauvaise gestion de la situation actuelle pourrait nous le faire
craindre. Pendant longtemps, on a pensé que les peuples pauvres
devaient demeurer fixés à un stade préétabli de développement et
devaient se contenter de la philanthropie des peuples développés.
Dans
Populorum progressio,
Paul VI a pris position contre cette mentalité. Aujourd’hui les
ressources matérielles utilisables pour faire sortir ces peuples de
la misère sont théoriquement plus importantes qu’autrefois, mais ce
sont les peuples des pays développés eux-mêmes qui ont fini par en
profiter, eux qui ont pu mieux exploiter le processus de
libéralisation des mouvements de capitaux et du travail. La
diffusion du bien-être à l’échelle mondiale ne doit donc pas être
freinée par des projets égoïstes, protectionnistes ou dictés par des
intérêts particuliers. En effet, l’implication des pays émergents ou
en voie de développement permet aujourd’hui de mieux gérer la crise.
La transition inhérente au processus de mondialisation présente des
difficultés et des dangers importants, qui pourront être surmontés
seulement si on sait prendre conscience de cette dimension
anthropologique et éthique, qui pousse profondément la
mondialisation elle-même vers des objectifs d’humanisation
solidaire. Malheureusement cette dimension est souvent dominée et
étouffée par des perspectives éthiques et culturelles de nature
individualiste et utilitariste. La mondialisation est un phénomène
multidimensionnel et polyvalent, qui exige d’être saisi dans la
diversité et dans l’unité de tous ses aspects, y compris sa
dimension théologique. Cela permettra de vivre et d’orienter la
mondialisation de l’humanité en termes de relationnalité, de
communion et de partage.
CHAPITRE IV
DÉVELOPPEMENT DES PEUPLES,
DROITS ET DEVOIRS, ENVIRONNEMENT
43. « La solidarité universelle qui est un fait,
et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir »
[105]. Aujourd’hui,
nombreux sont ceux qui sont tentés de prétendre ne rien devoir à
personne, si ce n’est à eux-mêmes. Ils estiment n’être détenteurs
que de droits et ils éprouvent souvent de grandes difficultés à
grandir dans la responsabilité à l’égard de leur développement
personnel intégral et de celui des autres. C’est pourquoi il est
important de susciter une nouvelle réflexion sur le fait que les
droits supposent des devoirs sans lesquels ils deviennent
arbitraires [106].
Aujourd’hui, nous sommes témoins d’une grave contradiction. Tandis
que, d’un côté, sont revendiqués de soi-disant droits, de nature
arbitraire et voluptuaire, avec la prétention de les voir reconnus
et promus par les structures publiques, d’un autre côté, des droits
élémentaires et fondamentaux d’une grande partie de l’humanité sont
ignorés et violés [107].
On a souvent noté une relation entre la revendication du droit au
superflu ou même à la transgression et au vice, dans les sociétés
opulentes, et le manque de nourriture, d’eau potable, d’instruction
primaire ou de soins sanitaires élémentaires dans certaines régions
sous-développées ainsi que dans les périphéries des grandes
métropoles. Cette relation est due au fait que les droits
individuels, détachés du cadre des devoirs qui leur confère un sens
plénier, s’affolent et alimentent une spirale de requêtes
pratiquement illimitée et privée de repères. L’exaspération des
droits aboutit à l’oubli des devoirs. Les devoirs délimitent les
droits parce qu’ils renvoient au cadre anthropologique et éthique
dans la vérité duquel ces derniers s’insèrent et ainsi ne deviennent
pas arbitraires. C’est pour cette raison que les devoirs renforcent
les droits et situent leur défense et leur promotion comme un
engagement à prendre en faveur du bien. Si, par contre, les droits
de l’homme ne trouvent leur propre fondement que dans les
délibérations d’une assemblée de citoyens, ils peuvent être modifiés
à tout moment et, par conséquent, le devoir de les respecter et de
les promouvoir diminue dans la conscience commune. Les Gouvernements
et les Organismes internationaux peuvent alors oublier l’objectivité
et l’« indisponibilité » des droits. Quand cela se produit, le
véritable développement des peuples est mis en danger
[108]. De tels
comportements compromettent l’autorité des Organismes
internationaux, surtout aux yeux des pays qui ont le plus besoin de
développement. Ceux-ci demandent, en effet, que la communauté
internationale considère comme un devoir de les aider à être « les
artisans de leur destin »
[109], c’est-à-dire à assumer eux-mêmes à leur tour des devoirs.
Avoir en commun des devoirs réciproques mobilise beaucoup plus
que la seule revendication de droits.
44. La conception des droits et des devoirs dans
le développement est mise à l’épreuve de manière dramatique par les
problématiques liées à la croissance démographique. Il s’agit
d’une limite très importante pour le vrai développement, parce
qu’elle concerne les valeurs primordiales de la vie et de la famille
[110]. Considérer
l’augmentation de la population comme la cause première du
sous-développement est incorrect, même du point de vue économique:
il suffit de penser d’une part à l’importante diminution de la
mortalité infantile et à l’allongement moyen de la vie qu’on
enregistre dans les pays économiquement développés, et d’autre part,
aux signes de crises qu’on relève dans les sociétés où l’on
enregistre une baisse préoccupante de la natalité. Il demeure
évidemment nécessaire de prêter l’attention due à une procréation
responsable qui constitue, entre autres, une contribution efficace
au développement humain intégral. L’Église, qui a à cœur le
véritable développement de l’homme, lui recommande de respecter dans
tout son agir la réalité humaine authentique. Cette dimension doit
être reconnue, en particulier, en ce qui concerne la sexualité: on
ne peut la réduire à un pur fait hédoniste et ludique, de même que
l’éducation sexuelle ne peut être réduite à une instruction
technique, dans l’unique but de défendre les intéressés
d’éventuelles contaminations ou du « risque » de procréation. Cela
équivaudrait à appauvrir et à ignorer le sens profond de la
sexualité, qui doit au contraire être reconnue et assumée avec
responsabilité, tant par l’individu que par la communauté. En effet,
la responsabilité interdit aussi bien de considérer la sexualité
comme une simple source de plaisir, que de la réguler par des
politiques de planification forcée des naissances. Dans ces deux
cas, on est en présence de conceptions et de politiques
matérialistes, où les personnes finissent par subir différentes
formes de violence. À tout cela, on doit opposer, en ce domaine, la
compétence primordiale des familles
[111] par rapport à
celle l’État et à ses politiques contraignantes, ainsi qu’une
éducation appropriée des parents.
L’ouverture moralement responsable à la vie est une richesse
sociale et économique. De grandes nations ont pu sortir de la
misère grâce au grand nombre de leurs habitants et à leurs
potentialités. En revanches, des nations, un temps prospères,
connaissent à présent une phase d’incertitude et, dans certains cas,
de déclin à cause de la dénatalité qui est un problème crucial pour
les sociétés de bien-être avancé. La diminution des naissances,
parfois au-dessous du fameux « seuil de renouvellement », met aussi
en difficulté les systèmes d’assistance sociale, elle en augmente
les coûts, réduit le volume de l’épargne et, donc, les ressources
financières nécessaires aux investissements, elle réduit la
disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée, elle restreint la
réserve des « cerveaux » utiles pour les besoins de la nation. De
plus, dans les familles de petite, et même de toute petite
dimension, les relations sociales courent le risque d’être
appauvries, et les formes de solidarité traditionnelle de ne plus
être garanties. Ce sont des situations symptomatiques d’une faible
confiance en l’avenir ainsi que d’une lassitude morale. Continuer à
proposer aux nouvelles générations la beauté de la famille et du
mariage, la correspondance de ces institutions aux exigences les
plus profondes du cœur et de la dignité de la personne devient ainsi
une nécessité sociale, et même économique. Dans cette perspective,
les États sont appelés à mettre en œuvre des politiques qui
promeuvent le caractère central et l’intégrité de la famille,
fondée sur le mariage entre un homme et une femme, cellule première
et vitale de la société
[112]. prenant en compte ses problèmes économiques et fiscaux,
dans le respect de sa nature relationnelle.
45. Répondre aux exigences morales les plus
profondes de la personne a aussi des retombées importantes et
bénéfiques sur le plan économique. En effet, pour fonctionner
correctement, l’économie a besoin de l’éthique; non pas d’une
éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la personne.
Aujourd’hui, on parle beaucoup d’éthique dans le domaine économique,
financier ou industriel. Des Centres d’études et des parcours de
formation de business ethics sont créés. Dans le monde
développé, le système des certifications éthiques se répand à la
suite du mouvement d’idées né autour de la responsabilité sociale de
l’entreprise. Les banques proposent des comptes et des fonds
d’investissement appelés « éthiques ». Une « finance éthique » se
développe surtout à travers le microcrédit et, plus généralement, la
microfinance. Ces processus sont appréciables et méritent un large
soutien. Leurs effets positifs se font sentir même dans les régions
les moins développées de la terre. Toutefois, il est bon d’élaborer
aussi un critère valable de discernement, car on note un certain
abus de l’adjectif « éthique » qui, employé de manière générique, se
prête à désigner des contenus très divers, au point de faire passer
sous son couvert des décisions et des choix contraires à la justice
et au véritable bien de l’homme.
En
fait, cela dépend en grande partie du système moral auquel on se
réfère. Sur ce thème, la doctrine sociale de l’Église a une
contribution spécifique à apporter, qui se fonde sur la création de
l’homme « à l’image de Dieu » (Gn 1, 27), principe d’où
découle la dignité inviolable de la personne humaine, de même que la
valeur transcendante des normes morales naturelles. Une éthique
économique qui méconnaîtrait ces deux piliers, risquerait
inévitablement de perdre sa signification propre et de se prêter à
des manipulations. Plus précisément, elle risquerait de s’adapter
aux systèmes économiques et financiers existant, au lieu de corriger
leurs dysfonctionnements. Elle finirait également, entre autres, par
justifier le financement de projets non éthiques. En outre, il ne
faut pas utiliser le mot « éthique » de façon idéologiquement
discriminatoire, laissant entendre que les initiatives qui ne
seraient pas formellement parées de cette qualification, ne seraient
pas éthiques. Il faut œuvrer – et cette observation est ici
essentielle!
– non seulement pour que naissent des secteurs ou des lignes «
éthiques » dans l’économie ou dans la finance, mais pour que toute
l’économie et toute la finance soient éthiques et le soient non à
cause d’un étiquetage extérieur, mais à cause du respect d’exigences
intrinsèques à leur nature même. La doctrine sociale de l’Église
aborde ce sujet avec clarté quand elle rappelle que l’économie, en
ses différentes ramifications, est un secteur de l’activité humaine
[113].
46. Considérant les thématiques relatives au
rapport entre entreprise et éthique, ainsi que l’évolution que
le système de production connaît actuellement, il semble que la
distinction faite jusqu’ici entre entreprises à but lucratif (profit)
et organisations à but non lucratif (non profit) ne soit plus
en mesure de rendre pleinement compte de la réalité, ni d’orienter
efficacement l’avenir. Au cours de ces dernières décennies, une
ample sphère intermédiaire entre ces deux types d’entreprises a
surgi. Elle est constituée d’entreprises traditionnelles, – qui
cependant souscrivent des pactes d’aide aux pays sous-développés –,
de fondations qui sont l’expression d’entreprises individuelles, de
groupes d’entreprises ayant des buts d’utilité sociale, du monde
varié des acteurs de l’économie dite « civile et de communion ». Il
ne s’agit pas seulement d’un « troisième secteur », mais d’une
nouvelle réalité vaste et complexe, qui touche le privé et le public
et qui n’exclut pas le profit mais le considère comme un instrument
pour réaliser des objectifs humains et sociaux. Le fait que ces
entreprises distribuent ou non leurs bénéfices ou bien qu’elles
prennent l’une ou l’autre des formes prévues par les normes
juridiques devient secondaire par rapport à leur orientation à
concevoir le profit comme un moyen pour parvenir à des objectifs
d’humanisation du marché et de la société. Il est souhaitable que
ces nouveaux types d’entreprise trouvent également dans tous les
pays un cadre juridique et fiscal convenable. Sans rien ôter à
l’importance et à l’utilité économique et sociale des formes
traditionnelles d’entreprise, elles font évoluer le système vers une
plus claire et complète acceptation de leurs devoirs, de la part des
agents économiques. Bien plus, la pluralité même des formes
institutionnelles de l’entreprise crée un marché plus civique et en
même temps plus compétitif.
47. Le renforcement des diverses typologies
d’entreprises et, en particulier, de celles capables de concevoir le
profit comme un instrument pour parvenir à des objectifs
d’humanisation du marché et des sociétés, doit être poursuivi aussi
dans les pays qui sont exclus ou mis en marge des circuits de
l’économie mondiale, et où il est très important d’avancer par le
biais de projets, fondés sur une subsidiarité conçue et administrée
de façon adaptée, qui tendent à affermir les droits tout en
prévoyant toujours une prise de responsabilités correspondantes.
Dans les interventions en faveur du développement, le
principe de la centralité de la personne humaine doit être
préservé car elle est le sujet qui, le premier, doit prendre en
charge la tâche du développement. L’urgence principale est
l’amélioration des conditions de vie des personnes concrètes d’une
région donnée, afin qu’elles puissent accomplir ces tâches
qu’actuellement leur indigence ne leur permet pas de remplir. La
sollicitude ne peut jamais être une attitude abstraite. Les
programmes de développement, pour pouvoir être adaptés aux
situations particulières, doivent être caractérisés par la
flexibilité. Et les personnes qui en bénéficient devraient être
directement associées à leur préparation et devenir protagonistes de
leur réalisation. Il est aussi nécessaire d’appliquer les critères
de la progression et de l’accompagnement – y compris pour le
contrôle des résultats –, car il n’existe pas de recettes
universellement valables. Cela dépend largement de la gestion
concrète des interventions. « Ouvriers de leur propre développement,
les peuples en sont les premiers responsables. Mais ils ne le
réaliseront pas dans l’isolement »
[114]. Aujourd’hui,
avec la consolidation du processus d’intégration progressive de la
planète, cette exhortation de
Paul VI est encore plus actuelle. Les dynamiques d’inclusion
n’ont rien de mécanique. Les solutions doivent être adaptées à la
vie des peuples et des personnes concrètes, sur la base d’une
évaluation prévoyante de chaque situation. À côté des macroprojets,
les microprojets sont nécessaires et, plus encore, la mobilisation
effective de tous les acteurs de la société civile, des personnes
juridiques comme des personnes physiques.
La
coopération internationale a besoin de personnes qui aient en
commun le souci du processus de développement économique et humain,
par la solidarité de la présence, de l’accompagnement, de la
formation et du respect. De ce point de vue, les Organismes
internationaux eux-mêmes devraient s’interroger sur l’efficacité
réelle de leurs structures bureaucratiques et administratives,
souvent trop coûteuses. Il arrive parfois que celui à qui sont
destinées des aides devienne utile à celui qui l’aide et que les
pauvres servent de prétexte pour faire subsister des organisations
bureaucratiques coûteuses qui réservent à leur propre subsistance
des pourcentages trop élevés des ressources qui devraient au
contraire être destinées au développement. Dans cette perspective,
il serait souhaitable que tous les organismes internationaux et les
Organisations non gouvernementales s’engagent à œuvrer dans la
pleine transparence, informant leurs donateurs et l’opinion publique
du pourcentage des fonds reçus destiné aux programmes de
coopération, du véritable contenu de ces programmes, et enfin de la
répartition des dépenses de l’institution elle-même.
48. Le thème du développement est aussi
aujourd’hui fortement lié aux devoirs qu’engendre le rapport de
l’homme avec l’environnement naturel. Celui-ci a été
donné à tous par Dieu et son usage représente pour nous une
responsabilité à l’égard des pauvres, des générations à venir et de
l’humanité tout entière. Si la nature, et en premier lieu l’être
humain, sont considérés comme le fruit du hasard ou du déterminisme
de l’évolution, la conscience de la responsabilité s’atténue dans
les esprits. Dans la nature, le croyant reconnaît le merveilleux
résultat de l’intervention créatrice de Dieu, dont l’homme peut user
pour satisfaire ses besoins légitimes – matériels et immatériels –
dans le respect des équilibres propres à la réalité créée. Si cette
vision se perd, l’homme finit soit par considérer la nature comme
une réalité intouchable, soit, au contraire, par en abuser. Ces deux
attitudes ne sont pas conformes à la vision chrétienne de la nature,
fruit de la création de Dieu.
La nature est l’expression d’un dessein d’amour et de vérité.
Elle nous précède et Dieu nous l’a donnée comme milieu de vie. Elle
nous parle du Créateur (cf. Rm 1, 20) et de son amour pour
l’humanité. Elle est destinée à être « récapitulée » dans le Christ
à la fin des temps (cf. Ep 1, 9-10; Col 1, 19-20).
Elle a donc elle aussi une « vocation »
[115]. La nature est
à notre disposition non pas comme « un tas de choses répandues au
hasard » [116], mais
au contraire comme un don du Créateur qui en a indiqué les lois
intrinsèques afin que l’homme en tire les orientations nécessaires
pour « la garder et la cultiver » (Gn 2, 15). Toutefois, il
faut souligner que considérer la nature comme plus importante que la
personne humaine elle-même est contraire au véritable développement.
Cette position conduit à des attitudes néo-païennes ou liées à un
nouveau panthéisme: le salut de l’homme ne peut pas dériver de la
nature seule, comprise au sens purement naturaliste. Par ailleurs,
la position inverse, qui vise à sa technicisation complète, est
également à rejeter car le milieu naturel n’est pas seulement un
matériau dont nous pouvons disposer à notre guise, mais c’est
l’œuvre admirable du Créateur, portant en soi une « grammaire »
qui indique une finalité et des critères pour qu’il soit utilisé
avec sagesse et non pas exploité de manière arbitraire. Aujourd’hui,
de nombreux obstacles au développement proviennent précisément de
ces conceptions erronées. Réduire complètement la nature à un
ensemble de données de fait finit par être source de violence dans
les rapports avec l’environnement et finalement par motiver des
actions irrespectueuses envers la nature même de l’homme. Étant
constituée non seulement de matière mais aussi d’esprit et, en tant
que telle, étant riche de significations et de buts transcendants à
atteindre, celle-ci revêt un caractère normatif pour la culture.
L’homme interprète et façonne le milieu naturel par la culture qui,
à son tour, est orientée par la liberté responsable, soucieuse des
principes de la loi morale. Les projets en vue d’un développement
humain intégral ne peuvent donc ignorer les générations à venir,
mais ils doivent se fonder sur la solidarité et sur la justice
intergénérationnelles, en tenant compte de multiples aspects:
écologique, juridique, économique, politique, culturel
[117].
49. Aujourd’hui, les questions liées à la
protection et à la sauvegarde de l’environnement doivent prendre en
juste considération les problématiques énergétiques.
L’accaparement des ressources énergétiques non renouvelables par
certains États, groupes de pouvoir ou entreprises, constitue, en
effet, un grave obstacle au développement des pays pauvres. Ceux-ci
n’ont pas les ressources économiques nécessaires pour accéder aux
sources énergétiques non renouvelables existantes ni pour financer
la recherche de nouvelles sources substitutives. L’accaparement des
ressources naturelles qui, dans de nombreux cas, se trouvent
précisément dans les pays pauvres, engendre l’exploitation et de
fréquents conflits entre nations ou à l’intérieur de celles-ci. Ces
conflits se déroulent souvent sur le territoire même de ces pays,
entraînant de lourdes conséquences: morts, destructions et autres
dommages. La communauté internationale a le devoir impératif de
trouver les voies institutionnelles pour réglementer l’exploitation
des ressources non renouvelables, en accord avec les pays pauvres,
afin de planifier ensemble l’avenir.
Sur ce front aussi, apparaît l’urgente nécessité morale d’une
solidarité renouvelée, spécialement dans les relations entre les
pays en voie de développement et les pays hautement industrialisés
[118]. Les sociétés
technologiquement avancées peuvent et doivent diminuer leur propre
consommation énergétique parce que d’une part, leurs activités
manufacturières évoluent et parce que d’autre part, leurs citoyens
sont plus sensibles au problème écologique. Ajoutons à cela qu’il
est possible d’améliorer aujourd’hui la productivité énergétique et
qu’il est possible, en même temps, de faire progresser la recherche
d’énergies substitutives. Toutefois, une redistribution planétaire
des ressources énergétiques est également nécessaire afin que les
pays qui n’en ont pas puissent y accéder. Leur destin ne peut être
abandonné aux mains du premier venu ou à la logique du plus fort. Ce
sont des problèmes importants qui, pour être affrontés de façon
efficace, demandent de la part de tous une prise de conscience
responsable des conséquences qui retomberont sur les nouvelles
générations, surtout sur les très nombreux jeunes présents au sein
des peuples pauvres et qui « demandent leur part active dans la
construction d’un monde meilleur »
[119].
50. Cette responsabilité est globale, parce
qu’elle ne concerne pas seulement l’énergie, mais toute la création,
que nous ne devons pas transmettre aux nouvelles générations
appauvrie de ses ressources. Il est juste que l’homme puisse exercer
une maîtrise responsable sur la nature pour la protéger, la
mettre en valeur et la cultiver selon des formes nouvelles et avec
des technologies avancées, afin que la terre puisse accueillir
dignement et nourrir la population qui l’habite. Il y a de la place
pour tous sur la terre: la famille humaine tout entière doit y
trouver les ressources nécessaires pour vivre correctement grâce à
la nature elle-même, don de Dieu à ses enfants, et par l’effort de
son travail et de sa créativité. Nous devons cependant avoir
conscience du grave devoir que nous avons de laisser la terre aux
nouvelles générations dans un état tel qu’elles puissent elles aussi
l’habiter décemment et continuer à la cultiver. Cela implique de
s’engager à prendre ensemble des décisions, « après avoir examiné de
façon responsable la route à suivre, en vue de renforcer
l’alliance entre l’être humain et l’environnement, qui doit être
le reflet de l’amour créateur de Dieu, de qui nous venons et vers
qui nous allons » [120].
Il est souhaitable que la communauté internationale et chaque
gouvernement sachent contrecarrer efficacement les modalités
d’exploitation de l’environnement qui s’avèrent néfastes. Il est par
ailleurs impératif que les autorités compétentes entreprennent tous
les efforts nécessaires afin que les coûts économiques et sociaux
dérivant de l’usage des ressources naturelles communes soient
établis de façon transparente et soient entièrement supportés par
ceux qui en jouissent et non par les autres populations ou par les
générations futures: la protection de l’environnement, des
ressources et du climat demande que tous les responsables
internationaux agissent ensemble et démontrent leur résolution à
travailler honnêtement, dans le respect de la loi et de la
solidarité à l’égard des régions les plus faibles de la planète
[121]. L’une des plus
importantes tâches de l’économie est précisément l’utilisation la
plus efficace des ressources, et non leur abus, sans jamais oublier
que la notion d’efficacité n’est pas axiologiquement neutre.
51. La façon dont l’homme traite
l’environnement influence les modalités avec lesquelles il se traite
lui-même et réciproquement. C’est pourquoi la société actuelle
doit réellement reconsidérer son style de vie qui, en de nombreuses
régions du monde, est porté à l’hédonisme et au consumérisme,
demeurant indifférente aux dommages qui en découlent
[122]. Un véritable
changement de mentalité est nécessaire qui nous amène à adopter de
nouveaux styles de vie « dans lesquels les éléments qui
déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement
soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la
communion avec les autres hommes pour une croissance commune »
[123]. Toute atteinte
à la solidarité et à l’amitié civique provoque des dommages à
l’environnement, de même que la détérioration de l’environnement, à
son tour, provoque l’insatisfaction dans les relations sociales. À
notre époque en particulier, la nature est tellement intégrée dans
les dynamiques sociales et culturelles qu’elle ne constitue presque
plus une donnée indépendante. La désertification et la baisse de la
productivité de certaines régions agricoles sont aussi le fruit de
l’appauvrissement et du retard des populations qui y habitent. En
stimulant le développement économique et culturel de ces
populations, on protège aussi la nature. En outre, combien de
ressources naturelles sont dévastées par les guerres! La paix des
peuples et entre les peuples permettrait aussi une meilleure
sauvegarde de la nature. L’accaparement des ressources, spécialement
de l’eau, peut provoquer de graves conflits parmi les populations
concernées. Un accord pacifique sur l’utilisation des ressources
peut préserver la nature et, en même temps, le bien-être des
sociétés intéressées.
L’Église a une responsabilité envers la création et doit la
faire valoir publiquement aussi. Ce faisant, elle doit préserver non
seulement la terre, l’eau et l’air comme dons de la création
appartenant à tous, elle doit surtout protéger l’homme de sa propre
destruction. Une sorte d’écologie de l’homme, comprise de manière
juste, est nécessaire. La dégradation de l’environnement est en
effet étroitement liée à la culture qui façonne la communauté
humaine: quand l’« écologie humaine »
[124] est
respectée dans la société, l’écologie proprement dite en tire aussi
avantage. De même que les vertus humaines sont connexes, si bien
que l’affaiblissement de l’une met en danger les autres, ainsi le
système écologique s’appuie sur le respect d’un projet qui concerne
aussi bien la saine coexistence dans la société que le bon rapport
avec la nature.
Pour préserver la nature, il n’est pas suffisant d’intervenir au
moyen d’incitations ou de mesures économiques dissuasives, une
éducation appropriée n’y suffit pas non plus. Ce sont là des outils
importants, mais le point déterminant est la tenue morale de la
société dans son ensemble. Si le droit à la vie et à la mort
naturelle n’est pas respecté, si la conception, la gestation et la
naissance de l’homme sont rendues artificielles, si des embryons
humains sont sacrifiés pour la recherche, la conscience commune
finit par perdre le concept d’écologie humaine et, avec lui, celui
d’écologie environnementale. Exiger des nouvelles générations le
respect du milieu naturel devient une contradiction, quand
l’éducation et les lois ne les aident pas à se respecter
elles-mêmes. Le livre de la nature est unique et indivisible, qu’il
s’agisse de l’environnement comme de la vie, de la sexualité, du
mariage, de la famille, des relations sociales, en un mot du
développement humain intégral. Les devoirs que nous avons vis-à-vis
de l’environnement sont liés aux devoirs que nous avons envers la
personne considérée en elle-même et dans sa relation avec les
autres. On ne peut exiger les uns et piétiner les autres. C’est là
une grave antinomie de la mentalité et de la praxis actuelle qui
avilit la personne, bouleverse l’environnement et détériore la
société.
52. La vérité et l’amour que celle-ci fait
entrevoir ne peuvent être fabriqués. Ils peuvent seulement être
accueillis. Leur source ultime n’est pas, ni ne peut être, l’homme,
mais Dieu, c’est-à-dire Celui qui est Vérité et Amour. Ce principe
est très important pour la société et pour le développement, car ni
l’une ni l’autre ne peuvent être produits seulement par l’homme. La
vocation elle-même des personnes et des peuples au développement ne
se fonde pas sur une simple décision humaine, mais elle est inscrite
dans un dessein qui nous précède et qui constitue pour chacun de
nous un devoir à accueillir librement. Ce qui nous précède et qui
nous constitue – l’Amour et la Vérité subsistants – nous indique ce
qu’est le bien et en quoi consiste notre bonheur. Il nous montre
donc la route qui conduit au véritable développement.
CHAPITRE V
LA COLLABORATION
DE LA FAMILLE HUMAINE
53. Une des pauvretés les plus profondes que
l’homme puisse expérimenter est la solitude. Tout bien considéré,
les autres formes de pauvreté, y compris les pauvretés matérielles,
naissent de l’isolement, du fait de ne pas être aimé ou de la
difficulté d’aimer. Les pauvretés sont souvent la conséquence du
refus de l’amour de Dieu, d’une fermeture originelle tragique de
l’homme en lui-même, qui pense se suffire à lui-même, ou bien
considère qu'il n'est qu’un simple fait insignifiant et éphémère, un
« étranger » dans un univers qui s’est constitué par hasard. L’homme
est aliéné quand il est seul ou quand il se détache de la réalité,
quand il renonce à penser et à croire en un Fondement
[125]. L’humanité
tout entière est aliénée quand elle met sa confiance en des projets
purement humains, en des idéologies et en de fausses utopies
[126]. De nos jours,
l’humanité apparaît beaucoup plus interactive qu’autrefois: cette
plus grande proximité doit se transformer en une communion
véritable. Le développement des peuples dépend surtout de la
reconnaissance du fait que nous formons une seule famille qui
collabore dans une communion véritable et qui est constituée de
sujets qui ne vivent pas simplement les uns à côté des autres
[127].
Paul VI remarquait que « le monde est en malaise faute de pensée
» [128]. Cette
affirmation renferme une constatation, mais surtout un souhait: il
faut qu’il y ait un renouveau de la pensée pour mieux comprendre ce
qu’implique le fait que nous formons une famille; les échanges entre
les peuples de la planète exigent un tel renouveau, afin que
l’intégration puisse se réaliser sous le signe de la solidarité
[129] plutôt que de
la marginalisation. Une telle pensée nous oblige à approfondir de
manière critique et sur le plan des valeurs la catégorie de la
relation. Un tel effort ne peut être mené par les seules
sciences sociales, car il requiert l’apport de savoirs tels que la
métaphysique et la théologie, pour comprendre de façon éclairée la
dignité transcendante de l’homme.
La
créature humaine, qui est de nature spirituelle, se réalise dans les
relations interpersonnelles. Plus elle les vit de manière
authentique, plus son identité personnelle mûrit également. Ce n’est
pas en s’isolant que l’homme se valorise lui-même, mais en se
mettant en relation avec les autres et avec Dieu. L’importance de
ces relations devient alors fondamentale. Cela vaut aussi pour les
peuples. Pour leur développement, une vision métaphysique de la
relation entre les personnes est donc très utile. A cet égard, la
raison trouve une inspiration et une orientation dans la révélation
chrétienne, selon laquelle la communauté des hommes n’absorbe pas en
soi la personne, anéantissant son autonomie, comme cela se produit
dans les diverses formes de totalitarisme, mais elle la valorise
encore davantage car le rapport entre individu et communauté est
celui d’un tout vers un autre tout
[130]. Tout comme la
communauté familiale n’abolit pas en elle les personnes qui la
composent et comme l’Église elle-même valorise pleinement la
‘créature nouvelle’ (cf. Ga 6, 15; 2 Co 5, 17) qui,
par le baptême, s’insère dans son Corps vivant, de la même manière
l’unité de la famille humaine n’abolit pas en elle les personnes,
les peuples et les cultures, mais elle les rend plus transparents
les uns aux autres, plus unis dans leurs légitimes diversités.
54. Le thème du développement coïncide avec celui
de l’inclusion relationnelle de toutes les personnes et de tous les
peuples dans l’unique communauté de la famille humaine qui se
construit dans la solidarité sur la base des valeurs fondamentales
de la justice et de la paix. Cette perspective est éclairée de
manière décisive par la relation entre les trois Personnes de la
Sainte Trinité dans leur unique Substance divine. La Trinité est
unité absolue, car les trois Personnes divines sont relationnalité
pure. La transparence réciproque entre les Personnes divines est
complète et le lien entre l’une et l’autre est total, parce qu’elles
constituent une unité et unicité absolue. Dieu veut nous associer
nous aussi à cette réalité de communion: « pour qu’ils soient un
comme nous sommes un » (Jn 17, 22). L’Église est signe et
instrument de cette unité
[131]. Les relations entre les hommes tout au long de l’histoire
ne peuvent que tirer avantage de cette référence au divin Modèle.
À la lumière de la révélation du mystère de la Trinité, on
comprend en particulier que l’ouverture authentique n’implique pas
une dispersion centrifuge, mais une compénétration profonde. C’est
ce qui apparaît aussi à travers les expériences humaines communes de
l’amour et de la vérité. De même que l’amour sacramentel entre les
époux les unit spirituellement en « une seule chair » (Gn 2,
24; Mt 19, 5; Ep 5, 31) et de deux qu’ils étaient en
fait une unité relationnelle réelle, de manière analogue, la vérité
unit les esprits entre eux et les fait penser à l’unisson, en les
attirant et en les unissant en elle.
55. La révélation chrétienne de l’unité du genre
humain présuppose une interprétation métaphysique de l’
humanum où la relation est un élément essentiel. D’autres
cultures et d’autres religions enseignent elles aussi la fraternité
et la paix, et présentent donc une grande importance pour le
développement humain intégral. Il n’est pas rare cependant que des
attitudes religieuses ou culturelles ne prennent pas pleinement en
compte le principe de l’amour et de la vérité; elles constituent
alors un frein au véritable développement humain et même un
empêchement. Le monde d’aujourd’hui est pénétré par certaines
cultures, dont le fond est religieux, qui n’engagent pas l’homme à
la communion, mais l’isolent dans la recherche du bien-être
individuel, se limitant à satisfaire ses attentes psychologiques.
Une certaine prolifération d’itinéraires religieux suivis par de
petits groupes ou même par des personnes individuelles, ainsi que le
syncrétisme religieux peuvent être des facteurs de dispersion et de
désengagement. La tendance à favoriser un tel syncrétisme est un
effet négatif possible du processus de mondialisation
[132], lorsqu’il
alimente des formes de « religion » qui rendent les personnes
étrangères les unes aux autres au lieu de favoriser leur rencontre
et qui les éloignent de la réalité. Dans le même temps, subsistent
parfois des héritages culturels et religieux qui figent la société
en castes sociales immuables, dans des croyances magiques qui ne
respectent pas la dignité de la personne, dans des attitudes de
sujétion à des forces occultes. Dans de tels contextes, l’amour et
la vérité peuvent difficilement s’affirmer, non sans préjudice pour
le développement authentique.
C’est pourquoi, s’il est vrai, d’une part, que le développement a
besoin des religions et des cultures des différents peuples, il n’en
reste pas moins vrai, d’autre part, qu’opérer un discernement
approprié est nécessaire. La liberté religieuse ne veut pas dire
indifférence religieuse et elle n’implique pas que toutes les
religions soient équivalentes
[133]. Un
discernement concernant la contribution que peuvent apporter les
cultures et les religions en vue d’édifier la communauté sociale
dans le respect du bien commun s’avère nécessaire, en particulier de
la part de ceux qui exercent le pouvoir politique. Un tel
discernement devra se fonder sur le critère de la charité et de la
vérité. Et puisque est en jeu le développement des personnes et des
peuples, il devra tenir compte de la possibilité d’émancipation et
d’intégration dans la perspective d’une communauté humaine vraiment
universelle. « Tout l’homme et tous les hommes », c’est un critère
qui permet d’évaluer aussi les cultures et les religions. Le
Christianisme, religion du « Dieu qui possède un visage humain »
[134] porte en lui un
tel critère.
56. La religion chrétienne et les autres religions
ne peuvent apporter leur contribution au développement que si
Dieu a aussi sa place dans la sphère publique, et cela concerne
les dimensions culturelle, sociale, économique et particulièrement
politique. La doctrine sociale de l’Église est née pour revendiquer
ce « droit de cité» [135]
de la religion chrétienne. La négation du droit de professer
publiquement sa religion et d’œuvrer pour que les vérités de la foi
inspirent aussi la vie publique a des conséquences négatives sur le
développement véritable. L’exclusion de la religion du domaine
public, comme, par ailleurs, le fondamentalisme religieux, empêchent
la rencontre entre les personnes et leur collaboration en vue du
progrès de l’humanité. La vie publique s’appauvrit et la politique
devient opprimante et agressive. Les droits humains risquent de ne
pas être respectés soit parce qu’ils sont privés de leur fondement
transcendant soit parce que la liberté personnelle n’est pas
reconnue. Dans le laïcisme et dans le fondamentalisme, la
possibilité d’un dialogue fécond et d’une collaboration efficace
entre la raison et la foi religieuse s’évanouit. La raison a
toujours besoin d’être purifiée par la foi, et ceci vaut
également pour la raison politique, qui ne doit pas se croire toute
puissante. A son tour, la religion a toujours besoin d’être
purifiée par la raison afin qu’apparaisse son visage humain
authentique. La rupture de ce dialogue a un prix très lourd au
regard du développement de l’humanité.
57. Le dialogue fécond entre foi et raison ne peut
que rendre plus efficace l’œuvre de la charité dans le champ social
et constitue le cadre le plus approprié pour encourager la
collaboration fraternelle entre croyants et non-croyants dans
leur commune intention de travailler pour la justice et pour la paix
de l’humanité. Dans la Constitution pastorale
Gaudium et Spes, les Pères du
Concile affirmaient: « Croyants et incroyants sont généralement
d’accord sur ce point: tout sur terre doit être ordonné à l’homme
comme à son centre et à son sommet »
[136]. Pour les
croyants, le monde n’est le fruit ni du hasard ni de la nécessité,
mais celui d’un projet de Dieu. De là naît pour les croyants le
devoir d’unir leurs efforts à ceux de tous les hommes et toutes les
femmes de bonne volonté appartenant à d’autres religions ou non
croyants, afin que notre monde soit effectivement conforme au projet
divin: celui de vivre comme une famille sous le regard du Créateur.
Le principe de subsidiarité
[137], expression de
l’inaliénable liberté humaine, est, à cet égard, une manifestation
particulière de la charité et un guide éclairant pour la
collaboration fraternelle entre croyants et non croyants. La
subsidiarité est avant tout une aide à la personne, à travers
l’autonomie des corps intermédiaires. Cette aide est proposée
lorsque la personne et les acteurs sociaux ne réussissent pas à
faire par eux-mêmes ce qui leur incombe et elle implique toujours
que l’on ait une visée émancipatrice qui favorise la liberté et la
participation en tant que responsabilisation. La subsidiarité
respecte la dignité de la personne en qui elle voit un sujet
toujours capable de donner quelque chose aux autres. En
reconnaissant que la réciprocité fonde la constitution intime de
l’être humain, la subsidiarité est l’antidote le plus efficace
contre toute forme d’assistance paternaliste. Elle peut rendre
compte aussi bien des multiples articulations entre les divers plans
et donc de la pluralité des acteurs, que de leur coordination. Il
s’agit donc d’un principe particulièrement apte à gouverner la
mondialisation et à l’orienter vers un véritable développement
humain. Pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type
monocratique, la « gouvernance » de la mondialisation doit être
de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur
divers plans qui collaborent entre eux. La mondialisation réclame
certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien
commun qu’il faut poursuivre ensemble; cependant cette autorité
devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique
[138] pour, d’une
part, ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, être
concrètement efficace.
58. Le principe de subsidiarité doit être
étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car
si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme,
il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe
dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin. Cette
règle de caractère général doit être prise sérieusement en
considération notamment quand il s’agit d’affronter des questions
relatives aux aides internationales pour le développement.
Malgré l’intention des donateurs, celles-ci peuvent parfois
maintenir un peuple dans un état de dépendance et même aller jusqu’à
favoriser des situations de domination locale et d’exploitation dans
le pays qui reçoit cette aide. Les aides économiques, pour être
vraiment telles, ne doivent pas poursuivre des buts secondaires.
Elles doivent être accordées en collaboration non seulement avec les
gouvernements des pays intéressés, mais aussi avec les acteurs
économiques locaux et les acteurs de la société civile qui sont
porteurs de culture, y compris les Églises locales. Les programmes
d’aide doivent prendre de plus en plus les caractéristiques de
programmes intégrés soutenus par la base. Rappelons que la plus
grande ressource à mettre en valeur dans les pays qui ont besoin
d’aide au développement, est la ressource humaine: c’est là le
véritable capital qu’il faut faire grandir afin d’assurer aux pays
les plus pauvres un avenir autonome effectif. Il convient aussi de
rappeler que, dans le domaine économique, l’aide primordiale dont
les pays en voie de développement ont besoin est de permettre et de
favoriser l’introduction progressive de leurs produits sur les
marchés internationaux, rendant ainsi possible leur pleine
participation à la vie économique internationale. Trop souvent, par
le passé, les aides n’ont servi qu’à créer des marchés marginaux
pour les produits de ces pays. Cela est souvent dû à l’absence d’une
véritable demande pour ces produits: il est donc nécessaire d’aider
ces pays à améliorer leurs produits et à mieux les adapter à la
demande. Il faut souligner encore que nombreux sont ceux qui ont
longtemps craint la concurrence des importations de produits, en
général agricoles, provenant des pays économiquement pauvres. Il ne
faut cependant pas oublier que pour ces pays, la possibilité de
commercialiser ces produits signifie souvent assurer leur survie à
court et à long terme. Un commerce international juste et équilibré
dans le domaine agricole peut être profitable à tous, aussi bien du
côté de l’offre que de celui de la demande. C’est pourquoi, il est
nécessaire, non seulement, d’orienter ces productions sur le plan
commercial, mais aussi d’établir des règles commerciales
internationales qui les soutiennent, tout en renforçant le
financement des aides au développement pour rendre ces économies
plus productives.
59. La coopération au développement ne doit
pas prendre en considération la seule dimension économique; elle
doit devenir une grande occasion de rencontre culturelle et
humaine. Si les acteurs de la coopération des pays
économiquement développés ne prennent pas en compte leur propre
identité culturelle, comme cela arrive parfois, ni celle des autres
et des valeurs humaines qui y sont liées, ils ne peuvent pas
instaurer un dialogue profond avec les citoyens des pays pauvres.
Si, à leur tour, ces derniers s’ouvrent, indifféremment et sans
discernement, à n’importe quelle proposition culturelle, ils ne sont
plus en mesure d’assumer la responsabilité de leur développement
authentique [139].
Les sociétés technologiquement avancées ne doivent pas confondre
leur propre développement technologique avec une prétendue
supériorité culturelle, mais elles doivent redécouvrir en
elles-mêmes les vertus, parfois oubliées, qui les ont fait
progresser tout au long de leur histoire. Les sociétés en voie de
développement doivent rester fidèles à tout ce qui est
authentiquement humain dans leurs traditions, en évitant d’y
superposer automatiquement les mécanismes de la civilisation
technologique mondiale. De multiples et singulières convergences
éthiques se trouvent dans toutes les cultures ; elles sont
l’expression de la même nature humaine, voulue par le Créateur et
que la sagesse éthique de l’humanité appelle la loi naturelle
[140]. Cette loi
morale universelle est le fondement solide de tout dialogue
culturel, religieux et politique et elle permet au pluralisme
multiforme des diverses cultures de ne pas se détacher de la
recherche commune du vrai, du bien et de Dieu. L’adhésion à cette
loi inscrite dans les cœurs, est donc le présupposé de toute
collaboration sociale constructive. Toutes les cultures ont des
pesanteurs dont elles doivent se libérer, des ombres auxquelles
elles doivent se soustraire. La foi chrétienne, qui s’incarne dans
les cultures en les transcendant, peut les aider à grandir dans la
convivialité et dans la solidarité universelles au bénéfice du
développement communautaire et planétaire.
60. Dans la recherche de solutions à la crise
économique actuelle, l’aide au développement des pays pauvres
doit être considérée comme un véritable instrument de création de
richesse pour tous. Quel projet d’aide peut prévoir une
croissance de valeur aussi significative – y compris de l’économie
mondiale – comme peut le faire le soutien aux populations qui se
trouvent encore à une phase initiale ou peu avancée de leur
processus de développement économique ? Dans cette perspective, les
États économiquement plus développés feront tout leur possible pour
destiner aux aides au développement un pourcentage plus important de
leur produit intérieur brut, en respectant les engagements pris dans
ce domaine au niveau de la communauté internationale. Ils pourront
le faire aussi en révisant leurs politiques intérieures d’assistance
et de solidarité sociale, y appliquant le principe de subsidiarité
et créant des systèmes de protection sociale mieux intégrés, qui
favorisent une participation active des personnes privées et de la
société civile. De cette manière, il est même possible d’améliorer
les services sociaux et les organismes d’assistance et, en même
temps, d’épargner des ressources en éliminant le gaspillage et les
indemnités abusives, qui pourraient être destinées à la solidarité
internationale. Un système de solidarité sociale plus largement
participatif et mieux organisé, moins bureaucratique sans être pour
autant moins coordonné, permettrait de valoriser de nombreuses
énergies, actuellement en sommeil, et tournerait à l’avantage de la
solidarité entre les peuples.
Une possibilité d’aide au développement pourrait résider dans
l’application efficace de ce qu’on appelle communément la
subsidiarité fiscale, qui permettrait aux citoyens de décider de la
destination d’une part de leurs impôts versés à l’État. En ayant
soin d’éviter toute dégénération dans le particularisme, cela peut
aider à encourager des formes de solidarité sociale à partir des
citoyens eux-mêmes, avec des bénéfices évidents sur le plan de la
solidarité pour le développement.
61. Une solidarité plus large au niveau
international s’exprime avant tout en continuant à promouvoir, même
dans des situations de crise économique, un meilleur accès à
l’éducation, qui est, par ailleurs, la condition essentielle
pour que la coopération internationale elle-même soit efficace. Le
terme « éducation » ne renvoie pas seulement à l’instruction ou à la
formation professionnelle, toutes deux essentielles pour le
développement, mais à la formation complète de la personne. A ce
propos, il convient de souligner un aspect problématique: pour
éduquer il faut savoir qui est la personne humaine, en connaître la
nature. Une vision relativiste de cette nature qui tend à s’affirmer
de plus en plus pose de sérieux problèmes pour l’éducation, et en
particulier pour l’éducation morale, car elle en compromet
l’extension au niveau universel. Si l’on cède à un tel relativisme,
tous deviennent plus pauvres et cela n’est pas sans conséquences
négatives sur l’efficacité même des aides en faveur des populations
démunies, qui n’ont pas que des nécessités économiques ou techniques
mais qui ont aussi besoin de voies et de moyens pédagogiques qui
puissent soutenir les personnes en vue de leur plein épanouissement
humain.
Un
exemple de l’importance de ce problème nous est offert par le
phénomène du tourisme international
[141] qui peut
constituer un facteur notable de développement économique et de
croissance culturelle, mais qui peut aussi se transformer en
occasion d’exploitation et de déchéance morale. La situation
actuelle offre des opportunités uniques pour que les aspects
économiques du développement, c’est-à-dire les mouvements de fonds
et la création au niveau local d’entreprises d’importance
significative, arrivent à être associés aux aspects culturels, au
nombre desquels l’aspect éducatif figure en premier lieu. Cela se
réalise en de nombreux cas, mais en bien d’autres le tourisme
international est un facteur contre-éducatif aussi bien pour le
touriste que pour les populations locales. Ces dernières sont
souvent confrontées à des comportements immoraux ou même pervers,
comme c’est le cas du tourisme dit sexuel, pour lequel tant d’êtres
humains sont sacrifiés, même à un jeune âge. Il est douloureux de
constater que cela se produit souvent avec l’aval des gouvernements
locaux, avec le silence de ceux d’où proviennent les touristes et
avec la complicité de nombreux opérateurs de ce secteur. Même si
l’on n’atteint pas toujours de tels excès, le tourisme international
est vécu, bien souvent, dans un esprit de consommation et de manière
hédoniste; il est vu comme une évasion, avec des modes
d’organisation spécifiques aux pays de provenance, de sorte qu’il ne
favorise en rien une rencontre véritable entre personnes et
cultures. Il convient alors d’imaginer un tourisme différent,
capable de promouvoir une vraie connaissance réciproque, sans
enlever les espaces nécessaires au repos et à un sain
divertissement: un tourisme de ce type doit être développé, en
favorisant des liens plus étroits entre les expériences de
coopération internationale et celles d’entreprises pour le
développement.
62. Le phénomène des migrations est un
autre aspect qui mérite attention quand on parle de développement
humain intégral. C’est un phénomène qui impressionne en raison du
nombre de personnes qu’il concerne, des problématiques sociale,
économique, politique, culturelle et religieuse qu’il soulève, et à
cause des défis dramatiques qu’il lance aux communautés nationales
et à la communauté internationale. Nous pouvons dire que nous nous
trouvons face à un phénomène social caractéristique de notre époque,
qui requiert une politique de coopération internationale forte et
perspicace sur le long terme afin d’être pris en compte de manière
adéquate. Une telle politique doit être développée en partant d’une
étroite collaboration entre les pays d’origine des migrants et les
pays où ils se rendent; elle doit s’accompagner de normes
internationales adéquates, capables d’harmoniser les divers ordres
législatifs, dans le but de sauvegarder les exigences et les droits
des personnes et des familles émigrées et, en même temps, ceux des
sociétés où arrivent ces mêmes émigrés. Aucun pays ne peut penser
être en mesure de faire face seul aux problèmes migratoires de notre
temps. Nous sommes tous témoins du poids de souffrances, de malaise
et d’aspirations qui accompagne les flux migratoires. La gestion de
ce phénomène est complexe, nous le savons tous; il s’avère toutefois
que les travailleurs étrangers, malgré les difficultés liées à leur
intégration, apportent par leur travail, une contribution
appréciable au développement économique du pays qui les accueille,
mais aussi à leur pays d’origine par leurs envois d’argent. Il est
évident que ces travailleurs ne doivent pas être considérés comme
une marchandise ou simplement comme une force de travail. Ils ne
doivent donc pas être traités comme n’importe quel autre facteur de
production. Tout migrant est une personne humaine qui, en tant que
telle, possède des droits fondamentaux inaliénables qui doivent être
respectés par tous et en toute circonstance
[142].
63. En considérant les problèmes du développement,
on ne peut omettre de souligner le lien étroit existant entre
pauvreté et chômage. Dans de nombreux cas, la pauvreté est le
résultat de la violation de la dignité du travail humain,
soit parce que les possibilités de travail sont limitées (chômage ou
sous-emploi), soit parce qu’on mésestime « les droits qui en
proviennent, spécialement le droit au juste salaire, à la sécurité
de la personne du travailleur et de sa famille »
[143]. C’est
pourquoi, le 1er mai 2000, mon Prédécesseur de vénérée
mémoire,
Jean-Paul II, lançait un appel à l’occasion du Jubilé des
Travailleurs pour « une coalition mondiale en faveur du travail
digne » [144], en
encourageant la stratégie de l’Organisation Internationale du
Travail. De cette manière, il donnait une forte réponse morale à cet
objectif auquel aspirent les familles dans tous les pays du monde.
Que veut dire le mot « digne » lorsqu’il est appliqué au travail? Il
signifie un travail qui, dans chaque société, soit l’expression de
la dignité essentielle de tout homme et de toute femme: un travail
choisi librement, qui associe efficacement les travailleurs, hommes
et femmes, au développement de leur communauté; un travail qui, de
cette manière, permette aux travailleurs d’être respectés sans
aucune discrimination; un travail qui donne les moyens de pourvoir
aux nécessités de la famille et de scolariser les enfants, sans que
ceux-ci ne soient eux-mêmes obligés de travailler; un travail qui
permette aux travailleurs de s’organiser librement et de faire
entendre leur voix; un travail qui laisse un temps suffisant pour
retrouver ses propres racines au niveau personnel, familial et
spirituel; un travail qui assure aux travailleurs parvenus à l’âge
de la retraite des conditions de vie dignes.
64. En réfléchissant sur le thème du travail, il
est opportun d’évoquer l’exigence urgente que les organisations
syndicales des travailleurs, qui ont toujours été encouragées et
soutenues par l’Église, s’ouvrent aux nouvelles perspectives qui
émergent dans le domaine du travail. Dépassant les limites propres
des syndicats catégoriels, les organisations syndicales sont
appelées à affronter les nouveaux problèmes de nos sociétés: je
pense, par exemple, à l’ensemble des questions que les spécialistes
en sciences sociales repèrent dans les conflits entre
individu-travailleur et individu-consommateur. Sans nécessairement
épouser la thèse selon laquelle on est passé de la position centrale
du travailleur à celle du consommateur, il semble toutefois que cela
soit un terrain favorable à des expériences syndicales novatrices.
Le contexte d’ensemble dans lequel se déroule le travail requiert
lui aussi que les organisations syndicales nationales, qui se
limitent surtout à la défense des intérêts de leurs propres
adhérents, se tournent vers ceux qui ne le sont pas et, en
particulier, vers les travailleurs des pays en voie de développement
où les droits sociaux sont souvent violés. La défense de ces
travailleurs, promue aussi à travers des initiatives opportunes
envers les pays d’origine, permettra aux organisations syndicales de
mettre en évidence les authentiques raisons éthiques et culturelles
qui leur ont permis, dans des contextes sociaux et de travail
différents, d’être un facteur décisif du développement.
L’enseignement traditionnel de l’Église reste toujours valable
lorsqu’il propose la distinction des rôles et des fonctions du
syndicat et de la politique. Cette distinction permettra aux
organisations syndicales de déterminer dans la société civile le
domaine qui sera le plus approprié à leur action nécessaire pour la
défense et la promotion du monde du travail, surtout en faveur des
travailleurs exploités et non représentés, dont l’amère condition
demeure souvent ignorée par les yeux distraits de la société.
65. Il faut enfin que la finance en tant
que telle, avec ses structures et ses modalités de fonctionnement
nécessairement renouvelées après le mauvais usage qui en a été fait
et qui a eu des conséquences néfastes sur l’économie réelle,
redevienne un instrument visant à une meilleure production de
richesses et au développement. Toute l’économie et toute la
finance, et pas seulement quelques-uns de leurs secteurs, doivent,
en tant qu’instruments, être utilisés de manière éthique afin de
créer les conditions favorables pour le développement de l’homme et
des peuples. Il est certainement utile, et en certaines
circonstances indispensable, de donner vie à des initiatives
financières où la dimension humanitaire soit dominante. Mais cela ne
doit pas faire oublier que le système financier tout entier doit
être orienté vers le soutien d’un développement véritable. Il faut
surtout que l’objectif de faire le bien ne soit pas opposé à celui
de la capacité effective à produire des biens. Les opérateurs
financiers doivent redécouvrir le fondement véritablement éthique de
leur activité afin de ne pas faire un usage abusif de ces
instruments sophistiqués qui peuvent servir à tromper les
épargnants. L’intention droite, la transparence et la recherche de
bons résultats sont compatibles et ne doivent jamais être séparés.
Si l’amour est intelligent, il sait trouver même les moyens de faire
des opérations qui permettent une juste et prévoyante rétribution,
comme le montrent, de manière significative, de nombreuses
expériences dans le domaine du crédit coopératif.
Une réglementation de ce secteur qui vise à protéger les sujets les
plus faibles et à empêcher des spéculations scandaleuses, tout comme
l’expérimentation de formes nouvelles de finance destinées à
favoriser des projets de développement sont des expériences
positives qu’il faut approfondir et encourager, en faisant appel à
la responsabilité même de l’épargnant. L’expérience de la
microfinance elle aussi, qui s’enracine dans la réflexion et
dans l’action de citoyens humanistes – je pense surtout à la
création des Monts de Piété –, doit être renforcée et actualisée,
surtout en ces temps où les problèmes financiers peuvent devenir
dramatiques pour les couches les plus vulnérables de la population
qu’il faut protéger contre les risques du prêt usuraire ou du
désespoir. Il faut que les sujets les plus faibles apprennent à se
défendre des pratiques usuraires, tout comme il faut que les peuples
pauvres apprennent à tirer profit du microcrédit, décourageant de
cette manière les formes d’exploitation possibles en ces deux
domaines. Puisqu’il existe également de nouvelles formes de pauvreté
dans les pays riches, la microfinance peut apporter des aides
concrètes pour la création d’initiatives et de secteurs nouveaux en
faveur des franges les plus fragiles de la société, même en une
période d’appauvrissement possible de l’ensemble de la société.
66. L’interconnexion mondiale a fait surgir un
nouveau pouvoir politique, celui des consommateurs et de
leurs associations. C’est un phénomène sur lequel il faut
approfondir la réflexion: il comporte des éléments positifs qu’il
convient d’encourager et aussi des excès à éviter. Il est bon que
les personnes se rendent compte qu’acheter est non seulement un acte
économique mais toujours aussi un acte moral. Le consommateur a
donc une responsabilité sociale précise qui va de pair avec la
responsabilité sociale de l’entreprise. Les consommateurs doivent
être éduqués en permanence
[145] sur le rôle
qu’ils jouent chaque jour et qu’ils peuvent exercer dans le respect
des principes moraux, sans diminuer la rationalité économique
intrinsèque de l’acte d’acheter. Dans ce domaine des achats aussi,
surtout en des moments comme ceux que nous vivons, où le pouvoir
d’achat risque de s’affaiblir et où il faudra consommer de manière
plus sobre, il est opportun d’ouvrir d’autres voies, comme par
exemple des formes de coopération à l’achat, telles que les
coopératives de consommation, créées à partir du XIXe
siècle grâce notamment à l’initiative des catholiques. Il est en
outre utile de favoriser de nouvelles formes de commercialisation
des produits en provenance des régions pauvres de la planète afin
d’assurer aux producteurs une rétribution décente, à condition
toutefois que le marché soit vraiment transparent, que les
producteurs ne reçoivent pas seulement des marges bénéficiaires
supérieures mais aussi une meilleure formation, une compétence
professionnelle et technologique et qu’enfin des idéologies
partisanes ne soient pas associées à de telles expériences
d’économie pour le développement. Il est souhaitable que, comme
facteur de démocratie économique, les consommateurs aient un rôle
plus décisif, à condition qu’ils ne soient pas eux-mêmes manipulés
par des associations peu représentatives.
67. Face au développement irrésistible de
l’interdépendance mondiale, et alors que nous sommes en présence
d’une récession également mondiale, l’urgence de la réforme de
l’Organisation des Nations Unies comme celle de
l’architecture économique et financière internationale en vue de
donner une réalité concrète au concept de famille des Nations,
trouve un large écho. On ressent également fortement l’urgence de
trouver des formes innovantes pour concrétiser le principe de la
responsabilité de protéger
[146] et pour
accorder aux nations les plus pauvres une voix opérante dans les
décisions communes. Cela est d’autant plus nécessaire pour la
recherche d’un ordre politique, juridique et économique, susceptible
d’accroître et d’orienter la collaboration internationale vers le
développement solidaire de tous les peuples. Pour le gouvernement de
l’économie mondiale, pour assainir les économies frappées par la
crise, pour prévenir son aggravation et de plus grands
déséquilibres, pour procéder à un souhaitable désarmement intégral,
pour arriver à la sécurité alimentaire et à la paix, pour assurer la
protection de l’environnement et pour réguler les flux migratoires,
il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité
politique mondiale telle qu’elle a déjà été esquissée par mon
Prédécesseur, le bienheureux
Jean XXIII. Une telle Autorité devra être réglée par le droit,
se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et
de solidarité, être ordonnée à la réalisation du bien commun
[147], s’engager
pour la promotion d’un authentique développement humain intégral qui
s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité. Cette Autorité
devra en outre être reconnue par tous, jouir d’un pouvoir effectif
pour assurer à chacun la sécurité, le respect de la justice et des
droits [148]. Elle
devra évidemment posséder la faculté de faire respecter ses
décisions par les différentes parties, ainsi que les mesures
coordonnées adoptées par les divers forums internationaux. En
l’absence de ces conditions, le droit international, malgré les
grands progrès accomplis dans divers domaines, risquerait en fait
d’être conditionné par les équilibres de pouvoir entre les plus
puissants. Le développement intégral des peuples et la collaboration
internationale exigent que soit institué un degré supérieur
d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour
la gouvernance de la mondialisation
[149] et que soit
finalement mis en place un ordre social conforme à l’ordre moral et
au lien entre les sphères morale et sociale, entre le politique et
la sphère économique et civile que prévoyait déjà le Statut des
Nations Unies.
CHAPITRE VI
LE DÉVELOPPEMENT DES PEUPLES
ET LA TECHNIQUE
68. Le thème du développement des peuples est
intimement lié à celui du développement de chaque homme. Par nature,
la personne humaine est en tension dynamique vers son développement.
Il ne s’agit pas d’un développement assuré par des mécanismes
naturels, car chacun de nous se sait capable de faire des choix
libres et responsables. Il ne s’agit pas non plus d’un développement
livré à notre fantaisie, puisque nous savons tous que nous
sommes donnés à nous-mêmes, sans être le résultat d’un
auto-engendrement. En nous, la liberté humaine est, dès l’origine,
caractérisée par notre être et par ses limites. Personne ne modèle
arbitrairement sa conscience, mais tous construisent leur propre «
moi » sur la base d’un « soi » qui nous a été donné. Non seulement
nous ne pouvons pas disposer des autres, mais nous ne pouvons pas
davantage disposer de nous-mêmes. Le développement de la personne
s’étiole, si elle prétend en être l’unique auteur.
Analogiquement, le développement des peuples se dénature, si
l’humanité croit pouvoir se recréer en s’appuyant sur les “prodiges”
de la technologie. De même, le développement économique s’avère
factice et nuisible, s’il s’en remet aux “prodiges” de la finance
pour soutenir une croissance artificielle liée à une consommation
excessive. Face à cette prétention prométhéenne, nous devons
manifester un amour plus fort pour une liberté qui ne soit pas
arbitraire, mais vraiment humanisée par la reconnaissance du bien
qui la précède. Dans ce but, il faut que l’homme rentre en lui-même
pour reconnaître les normes fondamentales de la loi morale que Dieu
a inscrite dans son cœur.
69. Le problème du développement est aujourd’hui
très étroitement lié au progrès technologique et à ses
stupéfiantes applications dans le domaine de la biologie. La
technique – il est bon de le souligner – est une réalité
profondément humaine, liée à l’autonomie et à la liberté de l’homme.
Elle exprime et affirme avec force la maîtrise de l’esprit sur la
matière. L’esprit, rendu ainsi « moins esclave des choses, peut
facilement s’élever jusqu’à l’adoration et à la contemplation du
Créateur” » [150]. La
technique permet de dominer la matière, de réduire les risques,
d’économiser ses forces et d’améliorer les conditions de vie. Elle
répond à la vocation même du travail humain: par la technique, œuvre
de son génie, l’homme reconnaît ce qu’il est et accomplit son
humanité. La technique est l’aspect objectif de l’agir humain
[151], dont l’origine
et la raison d’être résident dans l’élément subjectif: l’homme qui
travaille. C’est pourquoi la technique n’est jamais purement
technique. Elle manifeste l’homme et ses aspirations au
développement, elle exprime la tendance de l’esprit humain au
dépassement progressif de certains conditionnements matériels. La
technique s’inscrit donc dans la mission de cultiver et de
garder la terre (cf. Gn 2, 15) que Dieu a confiée à
l’homme, et elle doit tendre à renforcer l’alliance entre l’être
humain et l’environnement appelé à être le reflet de l’amour
créateur de Dieu.
70. Le développement technologique peut amener à
penser que la technique se suffit à elle-même, quand l’homme, en
s’interrogeant uniquement sur le comment, omet de considérer
tous les pourquoi qui le poussent à agir. C’est pour cela que
la technique prend des traits ambigus. Née de la créativité humaine
comme instrument de la liberté de la personne, elle peut être
comprise comme un élément de liberté absolue, liberté qui veut
s’affranchir des limites que les choses portent en elles-mêmes. Le
processus de mondialisation pourrait substituer aux idéologies la
technologie [152],
devenue à son tour un pouvoir idéologique qui exposerait l’humanité
au risque de se trouver enfermée dans un a priori d’où elle
ne pourrait sortir pour rencontrer l’être et la vérité. Dans un tel
cas, tous nous connaîtrions, apprécierions et déterminerions toutes
les situations de notre vie à l’intérieur d’un horizon culturel
technocratique auquel nous appartiendrions structurellement, sans
jamais pouvoir trouver un sens qui ne soit pas notre œuvre. Cette
vision donne aujourd’hui à la mentalité techniciste tant de force
qu’elle fait coïncider le vrai avec le faisable. Mais lorsque les
seuls critères de vérité sont l’efficacité et l’utilité, le
développement est automatiquement nié. En effet, le vrai
développement ne consiste pas d’abord dans le “faire”. La clef du
développement, c’est une intelligence capable de penser la technique
et de saisir le sens pleinement humain du “faire” de l’homme, sur
l’horizon de sens de la personne prise dans la globalité de son
être. Même quand l’homme agit à l’aide d’un satellite ou d’une
impulsion électronique à distance, son action reste toujours
humaine, expression d’une liberté responsable. La technique attire
fortement l’homme, parce qu’elle le soustrait aux limites physiques
et qu’elle élargit son horizon. Mais la liberté humaine n’est
vraiment elle-même que lorsqu’elle répond à la fascination de la
technique par des décisions qui sont le fruit de la responsabilité
morale. Il en résulte qu’il est urgent de se former à la
responsabilité éthique dans l’usage de la technique. Partant de la
fascination qu’exerce la technique sur l’être humain, on doit
retrouver le vrai sens de la liberté, qui ne réside pas dans
l’ivresse d’une autonomie totale, mais dans la réponse à l’appel de
l’être, en commençant par l’être que nous sommes nous-mêmes.
71. Les phénomènes de la technicisation aussi bien
du développement que de la paix montrent clairement que la mentalité
technique a pu être détournée de sa source humaniste originaire. Le
développement des peuples est souvent considéré comme un problème
d’ingénierie financière, d’ouverture des marchés, d’abattement de
droits de douane, d’investissements productifs et de réformes
institutionnelles: en définitive comme un problème purement
technique. Tous ces domaines sont assurément importants, mais on
doit se demander pourquoi les choix de nature technique n’ont connu
jusqu’ici que des résultats imparfaits. La raison doit être
recherchée plus en profondeur. Le développement ne sera jamais
complètement garanti par des forces, pour ainsi dire automatiques et
impersonnelles, que ce soit celles du marché ou celles de la
politique internationale. Le développement est impossible, s’il
n’y a pas des hommes droits, des acteurs économiques et des hommes
politiques fortement interpellés dans leur conscience par le souci
du bien commun. La compétence professionnelle et la cohérence
morale sont nécessaires l’une et l’autre. Quand l’absolutisation de
la technique prévaut, il y a confusion entre les fins et les moyens:
pour l’homme d’affaires, le seul critère d’action sera le profit
maximal de la production ; pour l’homme politique, le renforcement
du pouvoir; pour le scientifique, le résultat de ses découvertes.
Ainsi, il arrive souvent que, dans les réseaux des échanges
économiques, financiers ou politiques, demeurent des
incompréhensions, des malaises et des injustices; les flux des
connaissances techniques se multiplient, mais au bénéfice de leurs
propriétaires, tandis que la situation réelle des populations qui
vivent sous ces flux dont elles ignorent presque tout, demeure
inchangée et sans possibilité réelle d’émancipation.
72. La paix, elle aussi, risque parfois d’être
considérée comme un produit technique, fruit des seuls accords entre
les gouvernements ou d’initiatives destinées à procurer des aides
économiques efficaces. Il est vrai que bâtir la paix demande
que l’on tisse sans cesse des contacts diplomatiques, des échanges
économiques et technologiques, des rencontres culturelles, des
accords sur des projets communs, ainsi que le déploiement d’efforts
réciproques pour endiguer les menaces de guerre et couper à la
racine la tentation récurrente du terrorisme. Toutefois, pour que
ces efforts puissent avoir des effets durables, il est nécessaire
qu’ils s’appuient sur des valeurs enracinées dans la vérité de la
vie. Autrement dit, il faut écouter la voix des populations
concernées et examiner leur situation pour en interpréter les
attentes avec justesse. On doit, pour ainsi dire, s’inscrire dans la
continuité de l’effort anonyme de tant de personnes fortement
engagées pour promouvoir les rencontres entre les peuples et
favoriser le développement à partir de l’amour et de la
compréhension réciproques. Parmi ces personnes, se trouvent aussi
des chrétiens, impliqués dans la grande tâche de donner au
développement et à la paix un sens pleinement humain.
73. Au développement technologique est liée la
diffusion croissante des moyens de communication sociale. Il
est désormais presque impossible d’imaginer que la famille humaine
puisse exister sans eux. Pour le bien et pour le mal, ils sont
insérés à ce point dans la vie du monde, qu’il semble vraiment
absurde, comme certains le font, de prétendre qu’ils seraient
neutres, et de revendiquer leur autonomie à l’égard de la morale
relative aux personnes. De telles perspectives, qui soulignent à
l’excès la nature strictement technique des médias,
favorisent en réalité leur subordination au calcul économique, dans
le but de dominer les marchés et, ce qui n’est pas le moins, au
désir d’imposer des paramètres culturels de fonctionnement à des
fins idéologiques et politiques. Etant donné leur importance
fondamentale dans la détermination des changements dans la manière
de percevoir et de connaître la réalité et la personne humaine
elle-même, il devient nécessaire de réfléchir attentivement à leur
influence, en particulier sur le plan éthico-culturel de la
mondialisation et du développement solidaire des peuples.
Conformément à ce que requiert une gestion correcte de la
mondialisation et du développement, le sens et la finalité des
médias doivent être recherchés sur une base anthropologique.
Cela signifie qu’ils peuvent être une occasion d’humanisation
non seulement quand, grâce au développement technologique, ils
offrent de plus grandes possibilités de communication et
d’information, mais surtout quand ils sont structurés et orientés à
la lumière d’une image de la personne et du bien commun qui en
respecte les valeurs universelles. Les moyens de communication
sociale ne favorisent pas la liberté de tous et n’universalisent pas
le développement et la démocratie pour tous, simplement parce qu’ils
multiplient les possibilités d’interconnexion et de circulation des
idées. Pour atteindre de tels objectifs, il faut qu’ils aient pour
objectif principal la promotion de la dignité des personnes et des
peuples, qu’ils soient expressément animés par la charité et mis au
service de la vérité, du bien et d’une fraternité naturelle et
surnaturelle. Dans l’humanité, en effet, la liberté est
intrinsèquement liée à ces valeurs supérieures. Les médias
peuvent constituer une aide puissante pour faire grandir la
communion de la famille humaine et l’ethos des sociétés,
quand ils deviennent des instruments de promotion de la
participation de tous à la recherche commune de ce qui est juste.
74. Un domaine primordial et crucial de
l’affrontement culturel entre la technique considérée comme un
absolu et la responsabilité morale de l’homme est aujourd’hui celui
de la bioéthique, où se joue de manière radicale la
possibilité même d’un développement humain intégral. Il s’agit d’un
domaine particulièrement délicat et décisif, où émerge avec une
force dramatique la question fondamentale de savoir si l’homme s’est
produit lui-même ou s’il dépend de Dieu. Les découvertes
scientifiques en ce domaine et les possibilités d’intervention
technique semblent tellement avancées qu’elles imposent de choisir
entre deux types de rationalité, celle de la raison ouverte à la
transcendance et celle d’une raison close dans l’immanence
technologique. On se trouve devant un “ou bien, ou bien” (aut aut)
décisif. Pourtant, la ‘rationalité’ de l’agir technique centré sur
lui-même s’avère irrationnelle, parce qu’elle comporte un refus
décisif du sens et de la valeur. Ce n’est pas un hasard si la
fermeture à la transcendance se heurte à la difficulté de comprendre
comment du néant a pu jaillir l’être et comment du hasard est née
l’intelligence [153].
Face à ces problèmes dramatiques, la raison et la foi s’aident
réciproquement. Ce n’est qu’ensemble qu’elles sauveront l’homme.
Attirée par l’agir technique pur, la raison sans la foi est destinée
à se perdre dans l’illusion de sa toute-puissance. La foi, sans la
raison, risque de devenir étrangère à la vie concrète des personnes
[154].
75.
Paul VI avait déjà reconnu et mis en évidence l’horizon mondial
de la question sociale
[155]. En le suivant sur ce chemin, il faut affirmer aujourd’hui
que la question sociale est devenue radicalement une question
anthropologique, au sens où elle implique la manière même, non
seulement de concevoir, mais aussi de manipuler la vie, remise
toujours plus entre les mains de l’homme par les biotechnologies. La
fécondation in vitro, la recherche sur les embryons, la
possibilité du clonage et de l’hybridation humaine apparaissent et
sont promues dans la culture contemporaine du désenchantement total
qui croit avoir dissipé tous les mystères, parce qu’on est désormais
parvenu à la racine de la vie. C’est ici que l’absolutisme de la
technique trouve son expression la plus grande. Dans ce genre de
culture, la conscience n’est appelée à prendre acte que d’une pure
possibilité technique. On ne peut minimiser alors les scénarios
inquiétants pour l’avenir de l’homme ni la puissance des nouveaux
instruments dont dispose la « culture de mort ». À la plaie tragique
et profonde de l’avortement, pourrait s’ajouter à l’avenir, et c’est
déjà subrepticement in nuce (en germe), une planification
eugénique systématique des naissances. D’un autre côté, on voit une
mens eutanasica (mentalité favorable à l’euthanasie) se
frayer un chemin, manifestation tout aussi abusive d’une volonté de
domination sur la vie, qui, dans certaines conditions, n’est plus
considérée comme digne d’être vécue. Derrière tout cela se cachent
des positions culturelles négatrices de la dignité humaine. Ces
pratiques, à leur tour, renforcent une conception matérialiste et
mécaniste de la vie humaine. Qui pourra mesurer les effets négatifs
d’une pareille mentalité sur le développement ? Comment pourra-t-on
s’étonner de l’indifférence devant des situations humaines de
dégradation, si l’indifférence caractérise même notre attitude à
l’égard de la frontière entre ce qui est humain et ce qui ne l’est
pas? Ce qui est stupéfiant, c’est la capacité de sélectionner
arbitrairement ce qui, aujourd’hui, est proposé comme digne de
respect. Prompts à se scandaliser pour des questions marginales,
beaucoup semblent tolérer des injustices inouïes. Tandis que les
pauvres du monde frappent aux portes de l’opulence, le monde riche
risque de ne plus entendre les coups frappés à sa porte, sa
conscience étant désormais incapable de reconnaître l’humain. Dieu
révèle l’homme à l’homme; la raison et la foi collaborent pour lui
montrer le bien, à condition qu’il veuille bien le voir; la loi
naturelle, dans laquelle resplendit la Raison créatrice, montre la
grandeur de l’homme, mais aussi sa misère, quand il méconnaît
l’appel de la vérité morale.
76. Un des aspects de l’esprit techniciste moderne
se vérifie dans la tendance à ne considérer les problèmes et les
mouvements liés à la vie intérieure que d’un point de vue
psychologique, et cela jusqu’au réductionnisme neurologique. L’homme
est ainsi privé de son intériorité, et l’on assiste à une perte
progressive de la conscience de la consistance ontologique de l’âme
humaine, avec les profondeurs que les Saints ont su sonder.
Le problème du développement est strictement lié aussi à notre
conception de l’âme humaine, dès lors que notre moi est souvent
réduit à la psyché et que la santé de l’âme se confond avec le
bien-être émotionnel. Ces réductions se fondent sur une profonde
incompréhension de la vie spirituelle et elles conduisent à
méconnaître que le développement de l’homme et des peuples dépend en
fait aussi de la résolution de problèmes de nature spirituelle.
Le développement doit comprendre une croissance spirituelle, et pas
seulement matérielle, parce que la personne humaine est une «
unité d’âme et de corps »
[156], née de l’amour créateur de Dieu et destinée à vivre
éternellement. L’être humain se développe quand il grandit dans
l’esprit, quand son âme se connaît elle-même et connaît les vérités
que Dieu y a imprimées en germe, quand il dialogue avec lui-même et
avec son Créateur. Loin de Dieu, l’homme est inquiet et fragile.
L’aliénation sociale et psychologique, avec toutes les névroses qui
caractérisent les sociétés opulentes, s’explique aussi par des
causes d’ordre spirituel. Une société du bien-être, matériellement
développée, mais oppressive pour l’âme, n’est pas de soi orientée
vers un développement authentique. Les nouvelles formes d’esclavage
de la drogue et le désespoir dans lequel tombent de nombreuses
personnes ont une explication non seulement sociologique et
psychologique, mais essentiellement spirituelle. Le vide auquel
l’âme se sent livrée, malgré de nombreuses thérapies pour le corps
et pour la psyché, produit une souffrance. Il n’y pas de
développement plénier et de bien commun universel sans bien
spirituel et moral des personnes, considérées dans l’intégrité
de leur âme et de leur corps.
77. L’absolutisme de la technique tend à provoquer
une incapacité à percevoir ce qui ne s’explique pas par la simple
matière. Pourtant, les hommes expérimentent tous les nombreux
aspects de leur vie qui ne sont pas de l’ordre de la matière, mais
de l’esprit. Connaître n’est pas seulement un acte physique, car le
connu cache toujours quelque chose qui va au-delà du donné
empirique. Chacune de nos connaissances, même la plus simple, est
toujours un petit prodige, parce qu’elle ne s’explique jamais
complètement par les instruments matériels que nous utilisons. En
toute vérité, il y a plus que tout ce à quoi nous nous serions
attendus; dans l’amour que nous recevons, il y a toujours quelque
chose qui nous surprend. Nous ne devrions jamais cesser de nous
étonner devant ces prodiges. En chaque connaissance et en chaque
acte d’amour, l’âme de l’homme fait l’expérience d’un « plus » qui
s’apparente beaucoup à un don reçu, à une hauteur à laquelle nous
nous sentons élevés. Le développement de l’homme et des peuples se
place lui aussi à une hauteur semblable, si nous considérons la
dimension spirituelle que doit nécessairement comporter ce
développement pour qu’il puisse être authentique. Il demande des
yeux et un cœur nouveaux, capables de dépasser la vision
matérialiste des événements humains et d’entrevoir dans le
développement un “au-delà” que la technique ne peut offrir. Sur ce
chemin, il sera possible de poursuivre ce développement humain
intégral dont le critère d’orientation se trouve dans la force
active de la charité dans la vérité.
CONCLUSION
78. Sans Dieu, l’homme ne sait où aller et ne
parvient même pas à comprendre qui il est. Face aux énormes
problèmes du développement des peuples qui nous pousseraient presque
au découragement et au défaitisme, la parole du Seigneur Jésus
Christ vient à notre aide en nous rendant conscients de ce fait que:
« Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5); elle nous
encourage: « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du
monde » (Mt 28, 20). Face à l’ampleur du travail à accomplir,
la présence de Dieu aux côtés de ceux qui s’unissent en son Nom et
travaillent pour la justice nous soutient.
Paul VI nous a rappelé dans
Populorum progressio que l’homme n’est pas à même de gérer à
lui seul son progrès, parce qu’il ne peut fonder par lui-même un
véritable humanisme. Nous ne serons capables de produire une
réflexion nouvelle et de déployer de nouvelles énergies au service
d’un véritable humanisme intégral que si nous nous reconnaissons, en
tant que personnes et en tant que communautés, appelés à faire
partie de la famille de Dieu en tant que fils. La plus grande force
qui soit au service du développement, c’est donc un humanisme
chrétien [157], qui
ravive la charité et se laisse guider par la vérité, en accueillant
l’une et l’autre comme des dons permanents de Dieu. L’ouverture à
Dieu entraîne l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une
mission solidaire et joyeuse. Inversement, la fermeture idéologique
à l’égard de Dieu et l’athéisme de l’indifférence, qui oublient le
Créateur et risquent d’oublier aussi les valeurs humaines, se
présentent aujourd’hui parmi les plus grands obstacles au
développement. L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme
inhumain. Seul un humanisme ouvert à l’Absolu peut nous guider
dans la promotion et la réalisation de formes de vie sociale et
civile – dans le cadre des structures, des institutions, de la
culture et de l’ethos – en nous préservant du risque de
devenir prisonniers des modes du moment. C’est la conscience de
l’Amour indestructible de Dieu qui nous soutient dans l’engagement,
rude et exaltant, en faveur de la justice, du développement des
peuples avec ses succès et ses échecs, dans la poursuite incessante
d’un juste ordonnancement des réalités humaines. L’amour de Dieu
nous appelle à sortir de ce qui est limité et non définitif ; il
nous donne le courage d’agir et de persévérer dans la recherche du
bien de tous, même s’il ne se réalise pas immédiatement, même si
ce que nous-mêmes, les autorités politiques, ainsi que les acteurs
économiques réussissons à faire est toujours inférieur à ce à quoi
nous aspirons [158].
Dieu nous donne la force de lutter et de souffrir par amour du bien
commun, parce qu’Il est notre Tout, notre plus grande espérance.
79. Le développement a besoin de chrétiens qui
aient les mains tendues vers Dieu dans un geste de prière,
conscients du fait que l’amour riche de vérité, caritas in
veritate, d’où procède l’authentique développement, n’est pas
produit par nous, mais nous est donné. C’est pourquoi, même dans les
moments les plus difficiles et les situations les plus complexes,
nous devons non seulement réagir en conscience, mais aussi et
surtout nous référer à son amour. Le développement suppose une
attention à la vie spirituelle, une sérieuse considération des
expériences de confiance en Dieu, de fraternité spirituelle dans le
Christ, de remise de soi à la Providence et à la Miséricorde divine,
d’amour et de pardon, de renoncement à soi-même, d’accueil du
prochain, de justice et de paix. Tout cela est indispensable pour
transformer les «cœurs de pierre » en « cœurs de chair » (Ez
36, 26), au point de rendre la vie sur terre « divine » et, par
conséquent, plus digne de l’homme. Tout cela vient à la fois de
l’homme, parce que l’homme est le sujet de son existence, et de
Dieu, parce que Dieu est au principe et à la fin de tout ce qui a de
la valeur et qui libère: « Le monde et la vie et la mort, le présent
et l’avenir: tout est à vous ! Mais vous êtes au Christ, et le
Christ est à Dieu » (1 Co 3, 22-23). Le chrétien
désire ardemment que toute la famille humaine puisse appeler Dieu «
Notre Père ! ». Avec le Fils unique, puissent tous les hommes
apprendre à prier le Père et à Lui demander, avec les mots que Jésus
lui-même nous a enseignés, de savoir Le sanctifier en vivant selon
Sa volonté, et ensuite d’avoir le pain quotidien nécessaire, d’être
compréhensifs et généreux à l’égard de leurs débiteurs, de ne pas
être mis à l’épreuve à l’excès et d’être délivrés du mal (cf. Mt
6, 9-13) !
Au
terme de l’Année Paulinienne, il me plaît d’exprimer ce vœu
avec les paroles mêmes de l’Apôtre dans sa Lettre aux Romains: «
Que votre amour soit sans hypocrisie. Fuyez le mal avec horreur,
attachez-vous au bien. Soyez unis les uns les autres par l’affection
fraternelle, rivalisez de respect les uns pour les autres » (12,
9-10). Que la Vierge Marie, proclamée par
Paul VI Mère de l’Église et honorée par le peuple
chrétien comme Miroir de la justice et Reine de la paix,
nous protège et nous obtienne, par son intercession céleste, la
force, l’espérance et la joie nécessaires pour continuer à nous
dévouer généreusement à la réalisation du « développement de tout
l’homme et de tous les hommes »
[159] !
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 29 juin 2009, fête des
saints Apôtres Pierre et Paul, en la cinquième année de mon
pontificat.
BENEDICTUS PP. XVI
[1] Paul VI, Lett. enc.
Populorum progressio (26 mars 1967), n. 22: AAS 59
(1967), 268; La Documentation catholique (par la
suite: DC ) 64 (1967) col. 682; cf. Conc. œcum. Vat.
II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps
Gaudium et Spes, n. 69, §1.
[2] Paul VI, Allocution de la messe pour la Journée
du développement, Bogota, 23 août 1968: AAS 60
(1968) pp. 626-627; DC 65 (1968) col. 1547.
[5] Cf. Jean XXIII, Lett. enc.
Pacem in terris (11 avril 1963), nn. 68-70: AAS
55 (1963), 268-270; DC 60 (1963) col. 525-526.
[6] Cf. n. 16: loc. cit., 265; DC 64
(1967) col. 680.
[7] Cf. ibid., n. 82: loc. cit., 297;
DC 64 (1967) col. 701.
[8] Ibid., n. 42: loc. cit., 278; DC
64 (1967) col. 689.
[9] Ibid., n. 20: loc. cit., 267; DC
64 (1967) col. 681.
[10] Cf. Conc.
œcum. Vat. II; Const. Past sur l’Église dans le monde de ce
temps
Gaudium et Spes, n.36; Paul VI, Lett. apost.
Octogesima adveniens (14 mai 1971), n. 4: AAS 63
(1971), 403-404; DC 68 (1971) pp. 502-503; Jean-Paul
II, Lett. enc.
Centesimus annus (1er mai 1991), n. 43:
AAS 83 (1991), 847; DC 88 (1991) p. 540.
[17] Benoît XVI,
Lett. enc.
Deus caritas est (25 décembre 2005), n 18: AAS
98 (2006), 232; DC 103 (2006) p. 175.
[18] Ibid.,
n. 6: loc. cit., 222; DC, ibid. p. 169.
[30] n. 29:
AAS 68 (1976), 25; DC 73 (1976) p. 6.
[31] Ibid.,
n. 31: loc. cit., 26; DC 73 (1976) p. 6.
[35] Cf.
ibid., n. 2; DC 64 (1967) col. 675; Léon XIII,
Lett. enc.
Rerum novarum (15 mai 1891), n. 1: Leonis XIII
P.M. Acta, XI, Romæ 1892, 97; Jean-Paul II, Lett. enc.
Sollicitudo rei socialis
(30 décembre 1987), n. 8: loc. cit., 519-520;
DC 85 (1988) pp. 235-236; Idem., Lett. enc.
Centesimus annus (1er mai 1991), n. 5:
loc. cit., 799; DC 88 (1991) pp. 520-521.
[36] Cf. Paul
VI, Lett. enc.
Populorum progressio (26 mars 1967), nn. 2. 13;
DC 64 (1967) col. 675. 679.
[40] Ibid.,
n. 3: loc. cit., 258; DC 64 (1967) col. 675.
[41] Ibid.,
n. 6: loc. cit., 260; DC 64 (1967) col. 676.
[42] Ibid.,
n. 14: loc. cit., 264; DC 64 (1967) col. 679.
[43] Ibid.;
cf. Jean-Paul II, Lett. enc.
Centesimus annus (1er mai 1991), nn. 53-62:
loc. cit., 859-867; DC 88 (1991) pp. 545-548;
Idem, Lett. enc. Redemptor hominis (4 mars 1979), nn.
13-14: AAS 71 (1979), 282-286; DC 76 (1979)
pp. 308-309.
[44] Cf. Paul
VI, Lett. enc.
Populorum progressio (26 mars 1967), n. 12: loc.
cit., 262-263; DC 64 (1967) col. 678.
[51] Paul VI,
Lett. enc.
Populorum progressio (26 mars 1967), n. 20: loc.
cit., 267; DC 64 (1967) col. 681.
[52] Ibid.,
n. 66: loc. cit., 289-290; DC 64 (1967) col.
696.
[53] Ibid.,
n. 21: loc. cit., 267-268; DC 64 (1967) col.
681.
[54] Cf. nn.
3.29.32: loc. cit., 258.272.273; DC 64 (1967)
col. 675. 684-685.
[59] Cf. nn.
23.33: loc. cit., 268-269.273-274; DC 64
(1967) col. 682. 685-686.
[60] Cf.
loc. cit., 135.
[63] Cf.
Jean-Paul II, Lett. enc.
Veritatis splendor (6 août 1993), nn. 33.46.51:
AAS 85 (1993), 1160.1169-1171; DC 90 (1993)
pp. 913, 917, 918-920; Id.,
Message à l’Assemblée des Nations Unies, 5 octobre
1995, n. 3; DC 92 (1995) p. 918.
[64] Cf. Paul
VI, Lett. enc.
Populorum progressio (26 mars 1967), n. 47: loc.
cit., 280-281; DC 64 (1967) col. 690-691;
Jean-Paul II, Lett. enc.
Sollicitudo rei socialis (30 décembre 1987), n. 42:
loc. cit., 572-574; DC 85 (1988) p. 252.
[67] Cf. Benoît
XVI,
Message pour la Journée mondiale de la paix 2007, n.
5; DC 104 (2007) p. 57.
[68] Cf.
Jean-Paul II,
Message pour la Journée mondiale de la Paix 2002, nn.
4-7,12-15: AAS 94 (2002), 134-136.138-140; DC
99 (2002) pp. 5-6, 7-8; Id.,
Message pour la Journée mondiale de la Paix 2004, n.
8: AAS 96 (2004), 119; DC 101 (2004) pp. 7;
Id.,
Message pour la Journée mondiale de la Paix 2005, n.
4: AAS 97 (2005), 177-178; DC 102 (2005) p. 5;
Benoît XVI,
Message pour la Journée mondiale de la Paix 2006, nn.
9-10: AAS 98 (2006), 60-61; DC 103 (2006) pp.
4-5; Id.,
Message pour la Journée mondiale de la Paix 2007, nn.
5.14: loc. cit., 778, 782-783; DC 104 (2007)
pp. 57. 59-60.
[73] Paul VI,
Lett. enc.
Populorum progressio (26 mars 1967), n. 19: loc.
cit., 266-267; DC 64 (1967) col. 681.
[74] Ibid.,
n. 39: loc. cit., 276-277; DC 64 (1967) col.
688.
[75] Ibid.,
n. 75: loc. cit., 293-294; DC 64 (1967) col.
699.
[76] Cf. Benoît
XVI, Lett. enc.
Deus caritas est (25 décembre 2005), n. 28: loc.
cit., 238-240; DC 103 (2006) pp. 178-180.
[87] Cfr.
ibid., n. 23: loc. cit., 1004-1005. DC 105
(2008) pp. 24-25.
[88] Saint
Augustin expose de façon détaillée cet enseignement dans le
dialogue sur le libre arbitre (De libero arbitrio II
3, 8 ss.). Il indique l’existence dans l’âme humaine d’un «
sens interne ». Ce sens consiste en un acte qui se réalise
en dehors des fonctions normales de la raison, acte spontané
et quasi instinctif, pour lequel la raison, se rendant
compte de sa condition éphémère et faillible, admet
au-dessus de soi l’existence de quelque chose d’éternel,
d’absolument vrai et certain. Le nom que saint Augustin
donne à cette vérité intérieure est parfois celui de Dieu (Confessions
X, 24, 35; XII, 25, 35; De libero arbitrio II 3, 8,
27), plus souvent celui du Christ (De magistro 11,
38; Confessions VII, 18, 24; XI, 2, 4).
[89] Benoît
XVI, Lett. enc.
Deus caritas est (25 décembre 2005), n. 3: loc.
cit., 219. DC 103 (2006) p. 167.
[90] Cf. n. 49:
loc. cit., 281. DC 64 (1967) col. 691.
[101] Paul VI,
Lett. enc.
Populorum progressio (26 mars 1967), n. 27: loc.
cit., 271. DC 64 (1967) col. 684.
[102] Cf.
Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction
Libertatis conscientia (22 mars 1987), n. 74: AAS
79 (1987), 587. DC 83 (1986) p. 405.
[109] Paul
VI, Lett. enc.
Populorum progressio (26 mars 1967), n. 65: loc.
cit., 289; DC 64 (1967) col. 696.
[110] Cf.
ibid. nn. 36.37: loc. cit., 275-276; DC 64
(1967) col. 687.
[113] Cf.
Paul VI, Lett. enc.
Populorum progressio (26 mars 1967), n. 14: loc.
cit., 264; Jean-Paul II, Lett. enc.
Centesimus annus (1er mai 1991), n. 32:
loc. cit., 832-833; DC 88 (1991) p. 534.
[114] Paul VI,
Lett. enc.
Populorum progressio (26 mars 1967) n 77: loc.
cit., 295; DC 64 (1967) p. 700.
[115]
Jean-Paul II,
Message pour la Journée Mondiale de la Paix 1990, n.
6: AAS 82 (1990), 150; DC 87 (1990) p. 10.
[116]
Héraclite d’Ephèse (Ephèse 535 av. J-C environ – 475 av. J-C
environ), Fragment 22B124, en H. Diels et W. Kranz, Die
Fragmente der Vorsokratiker, Weidmann, Berlin 19526.
[117] Cf.
Conseil Pontifical pour la Justice et la Paix,
Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, nn.
451-487.
[128] Lett.
enc.
Populorum progressio (26 mars 1967), n. 85: loc.
cit., 298-299; DC 64 (1967) p. 702.
[129] Cf.
Jean-Paul II,
Message pour la Journée Mondiale de la Paix 1998, n.
3: AAS 90 (1998), 150; DC 95 (1998) pp. 2-3;
Id., Discours aux membres de la Fondation Centesimus
annus pro Pontefice, 9 mai 1998, n. 2; Oss. Rom. fr.
n. 20 (1998) p. 2; Id., Discours aux Autorités et au
Corps diplomatique, Vienne, 20 juin 1998, n. 8; DC
95 (1998) p. 689 ; Id., Message au Recteur de
l’Université catholique du Sacré-Cœur, 5 mai 2000, n. 6;
Insegnamenti di Giovanni Paolo II XXIII, 1 (2000),
759-760.
[130] Selon
saint Thomas « ratio partis contrariatur rationi personae »
in III Sent. D. 5, 3, 2; et aussi « Homo non
ordinatur ad communitatem politicam secundum se totum et
secundum omnia sua » in Summa Theologiae I-II, q. 21,
a. 4, ad 3um.
[131] Cf.
Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur l’Église
Lumen gentium, n.1.
[134] Benoît
XVI, Lett. enc.
Spe salvi (30 novembre 2007), n. 31: loc. cit.,
1010; DC 105 (2008) p.28; Id.
Discours aux participants du IVe Congrès
ecclésial national italien, Vérone, 19 octobre 2006;
Oss. Rom. fr. n. 43 (2006) pp. 3-5.
[135]
Jean-Paul II, Lett. enc.
Centesimus annus (1er mai 1991), n. 5:
loc. cit., 798-800; DC 88 (1991) p. 521; Benoît
XVI,
Discours aux participants du IVe Congrès
ecclésial national italien, Vérone, 19 octobre 2006;
Oss. Rom. fr. n. 43 (2006) pp. 3-5.
[138] Cf.
Jean XXIII, Lett. enc.
Pacem in terris (11 avril 1963), n. 74: loc. cit.,
274; DC 60 (1963) col. 526-527.
[139] Cf.
Paul VI, Lett. enc.
Populorum progressio (26 mars 1967), nn. 10.41:
loc. cit., 262.277-278; DC 64 (1967) col.
677-678. 688-689.
[154] Cf.
Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction
Dignitas personae sur quelques questions de
bioéthique (8 septembre 2008): AAS 100 (2008),
858-887; DC 106 (2009) pp. 23-38.
[155] Cf.
Paul VI, Lett. enc.
Populorum progressio (26 mars 1967), n. 3: loc.
cit., 258. DC 64 (1967) col. 675.
[156] Conc.
œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce
temps
Gaudium et Spes, n. 14.
[157] Cf. n.
42: loc. cit., 278; DC 64 (1967) col. 689.
[158] Cf.
Benoît XVI, Lett. enc.
Spe salvi (30 novembre 2007), n. 35: loc. cit.,
1013-1014; DC 105 (2008) pp. 29-30.
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