LA VOIE MYSTIQUE
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Anna
Maria Taïgi Sergio C. Lorit
Traduit du
livre italien
Ils étaient trois de Sienne
Benoit-Joseph Labre était, depuis longtemps, une personnage familier et apprécié des romains, de ceux surtout qui habitaient ce vieux quartier alors le plus populeux et le plus pauvre de la ville. Pas un homme, pas une femme, pas un enfant qui ne le connut pas, aux Monts, pour l’avoir vu presque tous les jours, encore jeune cependant, courbé sous la souffrance et par les privations, maigre comme un ermite et vêtu de haillons, se traîner dans les venelles, se hâter vers cette église qui conserverait sa dépouille. Benoit-Joseph Labre était né, 35 ans auparavant, dans un petit village de campagne perdu dans on ne sait quelle contrée de la France. Rapidement, il avait voué sa vie à la pénitence et aux pèlerinages de-ci, de-là, dans les routes interminables de France, de Suisse, d’Espagne, d’Allemagne. Il s’adonna à cette pratique, jusqu’à l’épuisement de ses forces ; se traînant les pieds, il s’est oriente vers l’Italie, a traversé le pays par bien des chemins peu connus, et il a fini par atteindre Rome où, depuis lors, il avait passé ses journées à prier dans l’une ou l’autre des nombreuses églises, dans celle de Sainte-Marie-des-Monts qu’il affectionnait de façon particulière. Il avait passé ses nuits sous l’escalier d’une mansarde, sous les murs du Quirinal ou un arc quelconque du Colisée. C’est précisément, en sortant de l’église de Sainte-Marie-des-Monts que, le 16 avril 1783, Benoit-Joseph Labre s’affaisse mourant, sur les marches de pierre de la façade de cette église. Quelqu’un accourt immédiatement, quelqu’un s’offre à le transporter dans sa maison, à le déposer sur une paillasse, rue des Serpents. Mais le saint agonisait dans un état irrémédiable et il mourut à 8 heures du soir. La nouvelle se répandit dans la rue, par la fenêtre, et les bambins cessèrent alors leur vacarme habituel du soir, pour se faire les hérauts de la nouvelle sensationnelle qui s’est vite répandue dans les quartiers, dans presque toute la ville : " Le saint est mort ! le saint est mort ! " Dans l’intervalle, on s’affairait à préparer le grand pèlerinage qu’occasionnerait l’inhumation du pénitent. Il se trouva quelqu’un pour dire que ce pauvre devait être nettoyé, revêtu et bien disposé, comme la piété l’exige en pareille circonstance. On suggéra le nom de Santa Giannetti, une pauvre mais brave domestique, habituée à ce genre d’actes de charité. Elle habitait à quelques pas de là, dans la rue " delle Vergini ". Il s’agissait de la faire demander. Ils y allèrent ; et elle vint, accompagnée d’une jeune fille admirable, sa fille Anne Marie, âgée de quatorze ans, aux vêtements délicats et élégants pour autant. A l’observer de plus près, on remarquait sur son visage, les séquelles, caractéristiques de la variole. Anne-Marie se tenait à l’écart, pour permettre à sa mère d’accomplir sa tâche. La maman enleva pieusement les haillons de ce corps consumé par les maladies et les mortifications, le lava avec l’aide de l’abbé Marchesi, lui mit des vêtements propres et le revêtit de la bure de la Compagnie de Notre-Dame-des-Neiges, avec lequel il fut ensuite enseveli. Santa Giannetti et sa fille Anne-Marie n’étaient pas originaires de Rome ; comme Joseph-Benoit, elles venaient de l’extérieur, mais pas d’aussi loin que le saint pénitent français. Les deux cents kilomètres de chemin à parcourir pour en arriver à ce vieux quartier bruyant et misérable, elles les avaient tous, l’un après l’autre, parcourus à pied. Elles venaient de Sienne où elles avaient habité une maison beaucoup plus accueillante que celle qui les hébergeait, rue " delle Vergini ". Leur existence était aussi beaucoup moins misérable, si on en juge par les contraintes de la vie qui était la leur, à ce moment-là. À Sienne, le vieux Pierre Giannetti en était venu à se pourvoir d’une pharmacie de premier ordre. Il dut y investir des heures, des années de travail, des années d’épargne, pour en arriver, à la fin, à mettre la main sur une boutique parmi les plus belles de Sienne et de toute la Toscane. Des clients affluaient de partout, quand les médecins, dans les cas les plus compliqués, prescrivaient des potions et des liniments spéciaux qui dépassaient les prescriptions banales de la pharmacopée d’usage commun. Louis Giannetti, le fils du pharmacien et pharmacien lui-même, hérita, à la mort de son père, d’un nom honorable, d’une fortune des plus enviables. Malheureusement, il n’avait pas comme son père, le tempérament discipliné, le sens de l’épargne, l’aptitude à ne pas compter les heures de travail. Dans l’espace de quelques années, il accumula des dettes qui finirent par lui rendre la vie impossible ; il en vint à la faillite. Avec son peu de jugement, sa bonhomie extravagante, sa naïve prodigalité, le pire malheur lui arriva, celui d’entraîner dans la misère sa propre existence, celle de sa femme Santa, siennoise comme lui, son unique fillette qui lui était née six mois plus tôt, le 20 mai 1769, dans la belle maison de la rue " San Martine ", et avait été baptisée dés le lendemain, dans l’église paroissiale Saint-Jean-Baptiste, avec les noms : Anne-Marie, Antonia, Gesualda. Cette même année 1769 qui avait vu naître Anne-Marie, avait aussi vu naître à Ajaccio, dans l’île de Corse, le " protagoniste exceptionnel de l’histoire ", celui qui déciderait, d’une façon tragique, de la vie et de la mort de la moitié de l’Europe. Les chroniqueurs de l’époque qui ne possédaient pas les vertus des prophètes, ne pouvaient prévoir ni annoncer les événements futurs, sur un ton apocalyptique. Anne-Marie et Napoléon, nés la même année, sont des êtres humains, des créatures bien distinctes, aux destinées totalement différentes. Les desseins impénétrables de Dieu les feront se rencontrer dans le même sillon de l’histoire. Appelés à se rapprocher, l’un de l’autre, ils firent la preuve d’attitudes opposées à l’égard du pontife romain. Elle avait grandi comme un ange, la fillette de Louis et de Santa Giannetti. Qui la voyait circuler dans les rues de Sienne, la petite-main dans la main délicate de sa maman, ne pouvait que s’arrêter pour l’admirer. " On la dirait fille d’un prince, non celle du pharmacien désaxé " disaient des gens émerveillés de la douceur, de la beauté des traits de son visage. Anne-Marie n’était pas splendide que par les traits de son visage ; depuis sa tendre enfance, sa maman alimentait en elle la flamme la plus pure de l’amour de Dieu, l’enrichissait intérieurement, en modelant son caractère, en lui inculquant le sens du devoir, de la responsabilité, en l’amenant à agir sérieusement, sans porter atteinte à sa joie, à la vivacité débordante dont elle a toujours fait preuve. Puis, vint la déchéance économique, la famine à la maison, le découragement de papa Louis au dehors, face à la torture de ne pouvoir se soustraire à la chasse de trop de créanciers qui le harcelaient sans relâche, ne lui donnaient pas le temps et les moyens de se mettre lui-même en chasse, comme il l’aurait voulu, contre ses nombreux débiteurs. En somme, en peu de mois, le sol de Sienne brûla à un point tel, sous les pieds des Giannetti, qu’il ne leur restait qu’une alternative, celle de fuir. Mais une fuite lointaine, sous d’autres cieux, parmi des gens inconnus, pouvait-elle faire oublier le souvenir amer de la tranquille aisance perdue ? Quitter pour Florence, Livourne, Pise, Lucques, Arezzo, était trop proche ; il fallait aller plus loin, encore plus loin : à Rome ! En 1775, de longues colonnes de pèlerins venant du nord de la péninsule et de toutes les parties de la vieille Europe empruntaient les routes de Toscane et se déplaçaient vers Rome. Le pape Pie VI avait inauguré son pontificat solennellement, en ouvrant la porte sainte de la basilique Saint-Pierre ; l’avantage de gagner les indulgences de l’Année Sainte était offert. Le conclave avait duré cinq mois, des mois éternellement longs qui témoignaient des incertitudes dramatiques de cette douloureuse époque. À la fin, à l’annonce que le cardinal Braschi était élu pape, le peuple romain avait donné libre cours à une joie irrésistible ; elle débordait jour et nuit, en festivités d’une ardeur irrépressible. " Vive le pape Braschi, vive Pie VI ". Toutes les rues de Rome faisaient des souhaits à l’homme extraordinaire que chacun, du prince au simple palefrenier, connaissait, estimait, aimait, parce qu’il était doux autant qu’énergique, rempli de sollicitude autant que de dignité. Peu de temps après l’inauguration de l’Année Sainte, le peuple romain, de l’intérieur, s’efforçait de rendre la vie très intéressante aux foules de pèlerins. Et pendant que d’un côté, les autorités assuraient le ravitaillement des magasins pour qu’en aucun temps, on ne soit privé de denrées alimentaires, d’un autre côté, elles avaient recours à des mesures très énergiques, dans le but de dissuader les exploiteurs possibles, de les amener à mettre un frein à leur trop grande avidité. Elles tentaient de les maintenir au niveau de la nécessité ; des groupes de citoyens volontaires attendaient les colonnes de pèlerins au débouché des grandes routes, pour les conduire dans de bons logements. On pourvoyait à leurs besoins, toute la durée de leur séjour à Rome. Et ce ne fut pas une mince organisation, si on pense qu’en cette année et en ces moments, comme l’attestent les chroniqueurs d’alors, le nombre de pèlerins s’élevait à 280,000. La plupart, venus et retournés à pied. Au nombre des 280,000 pèlerins, figuraient trois fugitifs animés par une motivation secondaire. Il s’agit de Louis, Santa et Anne-Marie Giannetti qui, se faufilant à travers un groupe d’étrangers, aux premières lueurs de l’aube, tentent d’éviter tout soupçon parmi les Siennois. Ils apportent très peu de choses ; un baluchon et rien en poche. Ils font une halte à Radicofani et, de là, poursuivent leur route par Acquapendente, Bolsena, Montefiacano, Viterbe ; des jours et des jours de marche éreintante sur les bords d’une interminable route où se meuvent dans la poussière, le père en avant, la mère derrière, avec la fillette de 6 ans à sa charge, agrippée par la main à son vêtement. Ils se trouvèrent enfin réunis aux portes de Rome, où ils furent mis sous la protection d’un groupe de citoyens qui, en un tour de main, avaient résolu pour eux, comme pour les autres pèlerins, leurs problèmes, à commencer par celui du logement, un problème qui, à première vue, semble insoluble à quiconque arrive, inconnu et privé de tous moyens, dans une ville immense et ignorée. Pour Anne-Marie, le problème des problèmes était unique, à ce moment : s’arrêter, fermer les yeux et dormir. La petite avait atteint Rome littéralement brisée de fatigue, les cheveux blanchis par la poussière, les souliers percés, les pieds ensanglantés. Elle ne vit rien de la grande ville, rien de ses monuments fascinants et de ses rues joyeuses d’un monde aimable et rieur. Elle vit enfin une petite porte basse dans la via " delle Vergini " et un petit escalier qui, dans l’ombre, de biais, menait là-haut. Elle trouve la force de monter ce sombre escalier parce qu’elle avait deviné qu’au dessus, un lit l’attendait. Et quand elle l’aperçut, le petit lit tellement désiré, elle eut à peine la force de se jeter dessus. Et déjà, elle dormait d’un sommeil profond comme elle n’en avait jamais eu. Les jours et les semaines passèrent et le logis de la " Via delle Vergini ", qui ne devait être qu’un refuge provisoire pour les pèlerins, le temps de bénéficier des indulgences et de repartir, devint, pour les Giannetti, leur logement définitif. Pour prendre racine en quelque point de ce monde, il faut pouvoir se sauver ; et pour se sauver, il n’y a qu’à travailler. Le raisonnement sonnait plus que logique pour maman Santa. Le papa Louis qui avait quitté Sienne avec tout l’imbroglio que nous connaissons, ne pensait pas autrement ; il croit à l’importance du travail mais se préoccupe davantage de la chasse à la fortune qu’on ne saisit pas toujours comme on saisit un papillon sur le coin des rues, pas plus à Rome et encore moins dans ce pauvre quartier " des Monts " quand on ne sait où donner de la tête à la suite des ennuis causés à Pierre, son père, profondément déçu de son fils. Comme le papa Louis continue à se nourrir de chimères, il incombe à maman Santa de gagner le véritable pain quotidien. Elle le fit avec un sens paisible de la réalité ; de l’élégante dame qu’elle était, elle se transforme en une infatigable domestique à temps partiel, un peu par ici, un peu par là, auprès de cette famille-ci, de cette famille-là, afin d’y gagner une poignée de menue monnaie qu’elle apportera le soir à la maison, assurant ainsi sa propre subsistance, celle de son mari, et de sa fillette, au cours de la journée qui suivra. Santa fera davantage pour cette dernière ; en plus de lui assurer son pain quotidien, elle se souciera de son éducation, de son instruction. Le temps venu, elle la prend par la main et la conduit " Via Graziosa " à l’école Sainte-Agathe. Cette école s’appelait ainsi parce qu’elle était érigée prés de la vieille église Sainte-Agathe-des Goths, une église du quartier des " Monts ". C’était une école très importante, florissante, renommée dans toute la cité ; elle était le lieu d’aboutissement de plusieurs autres écoles de garçons et de filles, détachées mais reliées à elle, dans les différents quartiers de Rome, toutes fondées par une dame remarquable de jugement et de vertu : Lucia Filippini, siennoise elle-même. Cette dame avait réuni autour d’elle un groupe de religieuses et de laïques non liées par des voeux, leur avait infusé son enthousiasme et son engagement. Ces laïques n’étaient pas missionnaires au sens strict ; elle les avait engagées dans la mission de soustraire à la rue les enfants pauvres et bien d’autres, de les éduquer à une vie honnête, de les intéresser à un métier profitable. Le menu peuple l’avait vite surnommée " la pieuse maîtresse, la sainte institutrice " par qui s’exerçait l’action providentielle, de Dieu. La méthode que Lucia Filippini appliquait dans ses écoles, en accord avec le cardinal Grégoire Barbarigo, réussissait à doser avec une admirable sagesse le travail et la prière, la culture et la pratique d’une vie chrétienne vécue. Les jeunes gens et les jeunes filles, leurs études terminées, sortaient de ces écoles, avec un bagage intéressant de connaissances et de savoir-vivre. Ils savaient lire, écrire, compter, possédaient une solide formation spirituelle, un grand amour pour le travail, un sens profond de leurs responsabilités, aux plans individuel, familial, social. À l’école-mère de Sainte-Agathe où affluaient alors les jeunes de 7 à 14 ans de toutes les parties du vieux quartier, Anne-Marie Giannetti excellait dans la lecture ; elle sera, toute sa vie, une lectrice acharnée. Elle apprit, avec une facilité exceptionnelle, la doctrine chrétienne et tout ce qui a trait à la religion. On dira, plusieurs années après, qu’elle récitait de mémoire, à merveille, les psaumes, en savait autant qu’un curé et pouvait être un professeur dans l’intérêt de tous ; elle pouvait enseigner à quiconque. Elle s’initia aussi aux travaux de la cuisine et à ceux de la maison. Elle s’ingénia à séparer la soie, à l’enrouler en bobines ; c’était un métier prometteur, à cette époque où la machine n’avait pas encore remplacé les mains. Les usines, en effet, n’avaient pas encore liquidé l’artisanat domestique. Par contre, elle n’eut pas le temps d’apprendre à écrire ; la petite vérole la frappa et retarda ses études. Mais la variole, si elle gâta l’éclat tout simple de son visage, ne réussit pas à en détruire la beauté ; des traits délicats et de douces lignes suffirent à la lui conserver. A 11 ans, la petite Anne-Marie entra dans la basilique de Saint-Jean-de-Latran et elle y fut confirmée. À13 ans, elle fit sa première communion dans l’église saint-François-de-Paule, au quartier " des Monts ". Elle désirait ardemment et depuis longtemps se nourrir au banquet sacré, mais il fallait alors attendre au moins jusqu’à la fin de cet âge. À 14 ans, survint l’épisode qui devait influer sur toute sa vie : l’événement grandiose du pèlerinage de tout Rome auprès de la dépouille mortelle de saint Benoit-Joseph Labre. Anne-Marie connaissait bien le " saint ", elle avait perçu dés ses premiers contacts avec lui toute sa grandeur spirituelle. Mais ce ne fut que devant la dépouille vénérée, à la vue de l’humble témoignage d’amour que lui offrait sa maman accourue sans sourciller pour nettoyer ses plaies, revêtir ses membres, qu’intervint dans le coeur de la fillette, quelque chose de si profond, qu’elle en a été marquée pour le reste de sa vie. Le temps qui suivit n’annonça pas d’éclaircie dans le petit firmament de la famille Giannetti, même si ce brave homme, papa Louis, s’était finalement décidé à se faire serviteur, en parole plus qu’en vérité. Tout emploi qu’il trouvait, durait peu. En somme, serviteur à temps perdu, il avait besoin, disait-il, de liberté, pour ne pas courir le risque de se laisser passer la fortune sous le nez, le jour où elle serait à sa portée. Maman Santa était toujours hors de la maison, à s’éreinter là où elle était requise. Elle y trouvait cependant son épanouissement, du matin au soir ; et les quelques sous qu’elle réussissait à glaner, suffisaient pour nourrir chaque jour, de pain et de viande, les trois personnes, y compris la fillette devenue grande. Au jugement de Santa, il était temps qu’Anne-Marie aussi se perfectionnât dans les travaux féminins. Elle serait en mesure de la remplacer totalement, à la maison ou, bien sûr, de s’engager demain auprès de quelqu’un, de l’aider, avec son salaire, à maintenir à flot cette barque familiale démantibulée, qui prenait eau par tous les coins. Ainsi, Santa Giannetti confia Anne-Marie à deux vieilles dames laborieuses autant qu’estimées, qui avaient ouvert un modeste ouvroir dans le but d’apprendre aux jeunes filles désireuses de s’initier aux divers travaux qu’il importait alors de connaître, et de se rendre aptes à les exécuter. De plus, elles faisaient participer leurs élèves aux revenus de leur entreprise. Anne-Marie y demeura environ six ans. Le climat était absolument sain, j’oserais dire " spirituel ". Les deux bonnes maîtresses savaient le susciter et le maintenir. Elle apprit à faufiler, à préparer les repas, à confectionner des corsets, des vêtements et, finalement, des chaussures. Anne-Marie se jeta donc corps et âme au travail, se souciant en même temps de son cheminement spirituel, des progrès à réaliser dans la pratique des vertus. C’est au cours de ces années, de ses allées et venues, de sa demeure à l’ouvroir, qu’elle eut fort à faire ; belle comme elle était, il lui fallait se soustraire à des pièges plus ou moins subtils, des pièges dont sont, par malheur et en tout temps, exposées les jeunes filles du peuple des grandes villes, quand elles sont ornées de grâce et d’amabilité. Anne-Marie était d’autant plus exposée que, à ces deux dons, s’en ajoutait un troisième, d’attrait indiscutable : la suavité de sa douce voix siennoise. Anne-Marie quitta l’atelier de couture, quand elle sut qu’elle devait se dévouer entièrement à la maison, pour permettre à sa mère de respirer un peu, de se remettre des longues fatigues qui l’accablaient, des chagrins continuels, des gênes économiques qui avaient fini par épuiser les forces de la pauvre femme ; sans oublier l’étiolement de son âme, l’aigreur de son caractère qui était pourtant si doux et si serein. Après un certain temps, Anne-Marie en arrive à la conclusion qu’elle pourrait apporter une aide encore plus grande à sa famille, si elle s’engageait comme fille de chambre auprès d’une dame quelconque. En plus de ses deux bras, elle offrira à ses parents un peu d’argent qui remédiera au malaise qui se fait sentir. Elle en parle à sa maman qui partage sans plus ce dessein, parce que ce qui lui pèse le plus sur l’âme, c’est la préoccupation de devoir laisser seule, durant de longues journées, cette jeune fille bénie, sans surveillance, sans défense, devant des assauts possibles que pouvait provoquer sa beauté. On sait que le pollen attire les abeilles... " Mieux vaut la savoir en sécurité dans une maison fiable " ; Santa bénit la proposition d’Anne-Marie. En ces jours, papa Louis était entré dans une de ses périodes de résipiscence : il s’était mis au service, et cette fois-ci, ça semblait sérieux, d’une dame Maria Serra Marini qui habitait au palais Maccarini, au pied du Quirinal, du côté de la Fontaine de Trevi. Elle était une dame dont on disait beaucoup de bien, pendant que d’autres la trouvaient distante et sévère. Un soir, Louis piqua une pointe à la maison et, parlant de la pluie et du beau temps, il en vint à dire que sa patronne cherchait une femme de chambre. Aussitôt dit, aussitôt fait, dès le lendemain matin, Anne-Marie, parée de ses plus belles toilettes. les cheveux arrangés avec une certaine élégance, avec l’aide de sa mère, papa Louis lui dit : " La première impression compte pour beaucoup, ma fille ! ". Flanquée de son père, elle fait son entrée au palais Maccarini. La première impression eut certainement un effet positif. La jeune fille se comporta d’une façon telle qu’elle gagna l’estime et l’affection, difficiles à obtenir, de Donna Maria Serra Marini. Maman Santa crut toucher le ciel du doigt et crut qu’enfin, elle se sentirait tranquille parce que dés lors, sa fille serait bien gardée. Malheureusement, les choses se présentèrent bien autrement : les pièges et les assauts se multipliaient derrière les murs sévères du palais Maccarini, et ce, peu de temps après son arrivée. Elle se rendit compte des périls qui la menaçaient et opposa une résistance courageuse qui s’appuyait sur les énergies que sa foi pouvait lui fournir. Elle en vint à se convaincre que l’unique bouclier derrière lequel elle pouvait définitivement préserver son honnêteté, était le mariage.
Ceci dit, elle comprit que le Seigneur avait
déjà mis sur son chemin, l’homme destiné à devenir le père de ses enfants. Cet
homme, un peu plus âgé qu’elle, mais pas vieux du tout, c’était Dominique Taïgi
qui venait tous les jours accomplir quelque mission de la part de ses patrons,
auprès de la Dame Maria Serra Marini. Dominique lui avait manifesté une certaine
sympathie qui tranchait sur les élans trop intéressés, manifestés par beaucoup
d’autres.
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