LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum


 


 

VISIONS
et
instructions
traduction
Ernest Hello

QUATRIÈME PARTIE

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LXII
L’oraison

La connaissance du Dieu éternel et de l'Homme-Dieu crucifié, qui est absolument nécessaire à la transformation spirituelle de l'homme, suppose la lecture assidue du livre de vie, du livre où sont écrites la vie et la mort de Jésus-Christ. Or cette lecture, pour être intelligente, suppose une oraison dévouée, pure, humble, violente, profonde et assidue. Je ne parle pas seulement de la prière vocale, je parle de la prière mentale, celle qui part du cœur et de toutes les puissances de l'âme réunies. Après avoir parlé du livre de vie, parlons de l'oraison.

L'oraison est la force qui attire Dieu, et le sanctuaire où il se trouve. Il y a trois sortes d'oraisons au fond desquelles on rencontre le Seigneur : l'oraison corporelle, l'oraison mentale, l'oraison surnaturelle.

L'oraison corporelle suppose le concours de la voix et des membres ; on parle, on articule, on fait le signe de la croix ; les génuflexions ont leur place dans cette prière. Cette oraison, je ne l'abandonne jamais. J'ai voulu autrefois la sacrifier entièrement à l'oraison mentale. Mais quelquefois le sommeil et la paresse intervenaient, et je perdais l'esprit de prière. C'est pourquoi je ne néglige plus l'oraison corporelle : elle est la route qui mène aux autres. Mais il faut la faire avec recueillement. Si vous dites : Notre Père, considérez ce que vous dites. N'allez pas vous hâter pour répéter la prière un certain nombre de fois. Je vous prie seulement de ne pas imiter ces pauvres petites bonnes femmes qui croient avoir bien prié, quand elles ont prié longtemps. On dirait qu'elles ont un certain ouvrage à faire, qui sera payé suivant la longueur et la quantité.

Il y a oraison mentale quand la pensée de Dieu possède tellement l'esprit que l'homme ne se souvient plus de rien en dehors de son Seigneur. Et si quelque pensée qui ne soit pas la pensée de Dieu entre dans l'esprit, ce n'est plus l'oraison mentale. Cette oraison coupe la langue, qui ne peut plus remuer. L'esprit est tellement plein de Dieu, qu'il n'y a pas place en lui pour la pensée des créatures.

L'oraison mentale mène à l'oraison surnaturelle. Il y a oraison surnaturelle quand l'âme, ravie au-dessus d'elle-même par la pensée et la plénitude divine, est transportée plus haut que sa nature, entre dans la compréhension divine plus profondément que ne le comporte la nature des choses, et trouve la lumière dans cette compréhension. Mais les connaissances qu'elle puise aux sources, l'âme ne peut pas les expliquer, parce que tout ce qu'elle voit et sent est supérieur à sa nature.

Dans ces trois genres d'oraison, l'âme obtient une certaine connaissance d'elle-même et de Dieu. Elle aime dans la mesure où elle connaît ; elle désire dans la mesure où elle aime ; et le signe de l'amour ce n'est pas une transformation partielle, c'est une transformation absolue.

Mais cette transformation n'est pas continuelle. Aussi l'âme s'applique tout entière à chercher une transformation nouvelle, et à rentrer dans l'union divine.

La Sagesse divine aime l'ordre en toutes choses, parce qu'elle porte en soi l'ordre absolu. Cette Sagesse ineffable a donné l'oraison corporelle pour marchepied de l'oraison mentale, et l'oraison mentale pour marchepied de l'oraison surnaturelle. Elle a voulu que chaque chose fût faite à son heure, à moins que dans l'oraison mentale ou surnaturelle il ne survienne une joie envahissante qui ferme les lèvres absolument. Excepté, bien entendu, le cas d'une indisposition physique, il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, dans toute la mesure des forces humaines, et veiller autour du repos de l'âme, pour qu'aucun souci temporel n'approche de sa paix divine.

La loi de l'oraison c'est l'unité. Il exige la totalité de l'homme, et non une partie de lui. L'oraison demande le cœur tout entier ; et si on lui donne une partie du cœur, on n'obtient rien de lui. Le contraire arrive dans les actes de la vie humaine ; s'il s'agit de boire ou de manger, ou d'accomplir quoi que ce soit, il faut réserver son intérieur. Mais, dans l'oraison, il faut donner tout son cœur, si l'on veut goûter le fruit de cet arbre ; car la tentation vient d'une division du cœur.

Priez et priez assidûment. Plus vous prierez, plus vous serez illuminé ; plus profonde, plus évidente, plus sublime sera votre contemplation du souverain bien. Plus profonde et sublime sera la contemplation, plus ardent sera l'amour ; plus ardent sera l'amour, plus délicieuse sera la joie, et plus immense la compréhension. Alors vous sentirez augmenter en vous la capacité intime de comprendre, ensuite vous arriverez à la plénitude de la lumière, et vous recevrez les connaissances dont votre nature n'était pas capable, les secrets au-dessus de vous.

De cette glorieuse oraison nous trouvons la science, l'exemplaire et la forme en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, qui a enseigné par la parole et enseigné par le fait. Il nous a enseigné la prière, quand il a dit aux disciples : «Veillez et priez, de peur que vous n'entriez en tentation. »

Dans mille endroits de l'Évangile, il a recommandé l'oraison à tous nos respects. Il a montré qu'elle était l'aliment de son cœur. Elle nous est conseillée par Celui qui nous aime sans mensonge, et qui nous souhaite tout bien. Pour enlever toute excuse à qui refuse la grâce, ayant posé sur notre prière la promesse de la toute-puissance : « Demandez, et vous recevrez » ; il a voulu prier lui-même pour nous attirer là où il est, pour régler sur le sien notre amour.

L'Évangéliste nous dit qu'au fort d'une longue oraison, la sueur de sang sortit de son corps et coula sur la terre. Placez ce spectacle devant vos yeux : regardez l'exemplaire de l'oraison, et souvenez-vous qu'il priait, non pour lui, mais pour vous : « Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi. Cependant que votre volonté soit faite, et non la mienne. » Voyez et imitez la soumission de cette prière.

Il a prié quand il a dit : « Père, je remets mon esprit entre vos mains. »

En un mot, son oraison dura autant que sa vie, qui fut prière, science, et révélation.

Pensez-vous que le Christ ait prié en vain ? Pourquoi négligez-vous la chose sans laquelle tout est impossible ? Puisque Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, a prié pour vous donner l'exemple, si vous voulez quelque chose de lui, priez, priez, priez ! Si le vrai Dieu n'a voulu recevoir qu'en demandant humblement, vous, misérable créature, recevrez-vous sans demander et sans demander à genoux ? Ainsi, priez.

Vous savez, cher enfant, que sans lumière et sans grâce le salut n'est pas possible. La lumière divine est le principe, le milieu, et le centre de toute perfection.

Voulez-vous commencer la route ? priez. Voulez-vous grandir ? Priez. Voulez-vous la montagne ? Priez. La perfection ? Priez. Voulez-vous monter plus haut que la lumière ? Priez. Voulez-vous la foi ? Priez. L'espérance ? Priez. La charité ? Priez. L'amour de la pauvreté ? Priez. L'obéissance ? Priez. La chasteté ? Priez. Une vertu quelconque ? Priez. Vous prierez de cette façon, si vous lisez le livre de vie, la vie de Jésus-Christ, qui fut pauvreté, douleur, opprobre et obéissance. Après les premiers pas et ceux qui les suivront, les tribulations de la chair, du monde et du démon vous attaqueront. La persécution sera peut-être horrible. Voulez-vous la victoire ? Priez.

Quand l'âme veut prier, il lui faut conquérir la pureté pour elle et pour le corps. Il faut qu'elle approfondisse ses intentions, bonnes ou mauvaises, qu'elle descende au fond de ses prières, de ses jeûnes et de ses larmes pour les scruter dans leurs secrets ; qu'elle interroge ses bonnes oeuvres ; qu'elle considère ses négligences dans le service de Dieu, ses irrévérences et ses absences. Qu'elle entre dans la contemplation profonde, attentive et humiliée de ses misères, qu'elle confesse son péché, qu'elle le reconnaisse ; qu'elle s'abîme dans le repentir. Dans cette confession, dans ce brisement, elle trouvera la pureté. O mes enfants, allez à la prière comme le publicain, et non pas comme le pharisien.

Voulez-vous recevoir le Saint-Esprit ? Priez. Les apôtres priaient quand il est descendu.

Priez et gardez-vous, et ne donnez pas prise à l'ennemi, qui est toujours en observation. Vous ouvrez la place à l'ennemi, dès que vous cessez de prier. Plus vous serez tenté, plus il faut persévérer dans la prière. La tentation vient quelquefois à raison même de la prière, tant les démons désirent l'empêcher. Ne vous en souciez que pour redoubler ! C'est elle qui délivre, c'est elle qui illumine, c'est elle qui purifie, c'est elle qui unit à Dieu. L'oraison est la manifestation de Dieu et de l'homme. Cette manifestation est l'humilité parfaite, qui réside dans la connaissance de Dieu et de soi. L'humilité profonde est la source d'où sort la grâce divine pour se verser dans l'âme où elle veut entrer et grandir. Suivez cet enchaînement. Plus la grâce creuse l'abîme de l'humilité, plus elle grandit elle-même, s'élançant du fond de cet abîme, d'autant plus haute qu'il est plus profond : plus la grâce grandit, plus l'âme creuse l'abîme de l'humilité, et elle s'y couche comme dans un lit, et elle s'enfonce dans l'oraison, et la lumière divine grandit dans l'âme, et la grâce creuse l'abîme, et la hauteur et la profondeur s'enfantent l'une l'autre.

Tels sont les fruits du livre de vie.

Connaître le tout de Dieu et le rien de l'homme, telle est la perfection. Je viens de dire la route qui y mène.

Repoussez donc, cher fils, toute paresse et négligence.

J'ai encore un conseil à vous donner. Si la grâce de la ferveur sensible vous est soustraite, soyez aussi assidu à la prière et à l'action qu'aux jours des grandes ardeurs. Vos prières, vos soins, vos travaux, vos oeuvres sont très agréables au Seigneur, quand son amour vous embrase. Mais le sacrifice le plus parfait et le plus agréable à ses yeux, c'est de suivre la même route avec sa grâce, quand cette grâce n'embrase plus. Si la grâce divine vous pousse à la prière et 1 l'acte, suivez-la, tant que vous avez le feu. Mais si par votre faute, car c'est ainsi que les soustractions d'amour arrivent le plus souvent ; si, par votre faute, ou par quelque dessein plus grand de la miséricorde éternelle qui vous prépare à quelque chose de sublime, l'ardeur sensible vous est un moment retirée, insistez dans la prière, dans la surveillance, insistez dans la charité ; et si la tribulation, si la tentation surviennent avec leur force purificatrice, continuez, continuez, ne vous relâchez pas ; résistez, combattez, triomphez, à force d'importunité et de violence : Dieu vous rendra l'ardeur de sa flamme ; faites votre affaire, il fera la sienne. La prière violente qu'on arrache de ses entrailles en les déchirant, est très puissante auprès de Dieu. Persévérez dans la prière ; et si vous commencez à sentir Dieu plus pleinement que jamais, parce que votre bouche vient d'être préparée pour une saveur divine, faites le vide, faites le vide ; laissez-lui toute la place : car une grande lumière va vous être donnée pour vous voir et pour le voir.

Ne vous livrez à personne avant d'avoir appris à vous séparer de tout le monde.

Surveillez vos ardeurs, éprouvez l'esprit qui vous les donne. Prenez garde de vous abandonner à celui qui fait les ruines. Examinez d'où part le feu, où il vous mène, où il vous mènera. Comparez vos inspirations au livre de vie ; suivez-les tant qu'il les autorise, non pas plus loin.

Défiez-vous des personnes à l'air dévot qui n'ont à la bouche que paroles mielleuses. Promptes à mettre en avant les communications divines dont elles sont favorisées, elles vous tendent un piège pour vous attirer à elles, et l'esprit de malice est là.

Défiez-vous, oh ! défiez-vous des apparences de la sainteté ; défiez-vous, défiez-vous des étalages de bonnes oeuvres. Prenez garde qu'on ne vous entraîne dans la voie indigne des apparences. Regardez, regardez encore ; éprouvez toutes choses, comparez au livre de vie, et ne marchez que quand il le permet.

Défiez-vous de ceux qui prétendent avoir l'esprit de liberté, mais dont la vie est la contradiction vivante du christianisme. Fondateur de la loi, Jésus-Christ s'est soumis à elle. Libre, il s'est fait serviteur : ses disciples ne doivent pas chercher la liberté dans la licence qui brise la loi divine.

Cette illusion est fréquente. Soyez docile à la loi, aux préceptes, et ne méprisez pas les conseils. Il y a de grands chrétiens qui font un cercle autour d'eux, et un ordre sublime est inscrit dans ce cercle. Cet ordre vient du Saint-Esprit, qui les fait vivre, qui les conduit par la main. Il ne s'agit pas pour eux de savoir si cette chose est permise ou défendue. Il y a telle chose permise en elle-même dont le Saint-Esprit les écarte, parce qu'elle n'est pas comprise dans l'ordre immense inscrit dans le cercle.

LXIII

L’humilité

Vaine est la prière sans l'humilité ; après la prière, l'humilité est le premier besoin de l'homme. Enfants bénis du Seigneur, regardez dans le Christ crucifié le type de l'humilité, et que la forme de toute perfection se grave en vous. Voyez sa route, voyez sa doctrine ; elle n'est pas appuyée sur de vaines paroles, mais fondée sur des oeuvres et confirmée par des miracles. De toute la force de votre âme suivez Celui qui, étant dans le sein du Père, s'est anéanti, a pris le rôle de serviteur, s'est humilié jusqu'à la mort, et a obéi jusqu'à la croix.

Il a posé en lui le type suprême de l'humilité ; c'est là qu'il a mis son cœur, et il nous a demandé d'attacher sur lui nos regards, quand il a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. »

O mes enfants, regardez, voyez l'importance, la nécessité de cette chose, voyez sa racine, voyez ses fondements. Par une profonde et savoureuse contemplation, descendez dans cet abîme, et jetez vos regards vers cette sublimité. Écoutez bien. Il ne dit pas : « Apprenez l'humilité des apôtres ; apprenez-la des anges. » Non. Il dit : « Apprenez-la de moi. Ma majesté seule est assez haute pour que mon humilité soit au fond de l'abîme. »

Il ne dit pas : «Apprenez de moi à jeûner », malgré l'exemple des quarante jours et des quarante nuits. Il ne dit pas : « Apprenez de moi le mépris du monde ; apprenez de moi la pauvreté», quoiqu'il ait fait et conseillé ces choses. Il ne dit pas : « Apprenez de moi comment j'ai créé le ciel. » Il ne dit pas : « Apprenez de moi à faire des miracles », quoiqu'il en ait fait par sa puissance propre, et qu'il ait ordonné aux disciples d'en faire en son nom. Il ne dit jamais : « Apprenez ceci de moi. » Il ne ledit que dans une occasion : « Apprenez l'humilité. » En d'autres termes : « Si je ne suis pas en fait et en vérité le type de l'humilité, regardez-moi comme un menteur. » Et il revient sur ce sujet d'une manière étonnante, pour forcer notre attention. Après avoir lavé de ses mains, de ses mains à lui, les pieds de ses disciples : « Savez-vous, dit-il, ce que je viens de faire ? Si moi, Maître et Seigneur, j'ai lavé vos pieds, faites suivant ce modèle : j'ai donné l'exemple pour qu'il soit suivi. Je vous le dis en vérité, le serviteur n'est pas plus grand que le maître, vous serez bienheureux si, sachant ces choses, vous les accomplissez. »

En vérité, en vérité, le Sauveur du monde a posé la douceur et l'humilité à la base des vertus. Abstinence, jeûne, austérité, pauvreté intérieure ou extérieure, bonnes oeuvres, miracles, tout n'est rien sans l'humilité du cœur. Mais toutes ces choses reprendront vie et recevront bénédiction, si l'humilité les soutient : l'humilité du cœur est la force génératrice des vertus. La tige et les branches ne procèdent que de la racine. Parce que son prix est infini, parce qu'elle est le fondement sur lequel s'élève toute perfection spirituelle, le Seigneur n'a voulu confier qu'à lui-même le soin de nous dire : « Soyez humbles. » Et la Vierge Marie, parce que l'humilité est la gardienne universelle, la Vierge Marie, comme si elle eût oublié toutes les autres vertus de son âme et de son corps, n'a admiré qu'une chose en elle-même, et n'a donné qu'une raison à l'incarnation du Fils de Dieu en elle :

« Parce qu'il a regardé l'humilité de sa servante. »

C'est pour cela, et non pas pour autre chose, que s'est élevé le cri des générations qui l'ont proclamée bienheureuse.

O mes fils, c'est dans la même humilité qu'il faut prendre substance et racine, comme des membres unis à la tète, par une union naturelle et vraie, si vous désirez le repos de vos âmes. O mes enfants, où trouver le repos et la paix, sinon dans Celui qui est le repos et la paix substantiels ? La condition de la paix est l'humilité. Sans l'humilité, toute vertu, toute course vers Dieu, est vraiment un néant. Cette humilité du cœur, que Dieu vous demande et vous enseigne, est une lumière merveilleuse et éclatante qui ouvre les yeux de l'âme sur le néant de l'homme et l'immensité de Dieu. Plus vous connaîtrez sa bonté immense, plus vous connaîtrez votre néant. Plus vous verrez votre néant et votre dénuement propre, plus s'élèvera dans votre âme la louange de l'Ineffable ; l'humilité contemple la bonté divine, elle fait couler de Dieu les grâces qui font fleurir les vertus.

La première d'entre elles est l'amour de Dieu et du prochain, et c'est la lumière de l'humilité qui donne naissance à l'amour. L'âme voyant son néant, et Dieu penché sur ce néant, et les entrailles de Dieu étreignant ce néant, l'âme s'enflamme, se transforme et adore.

L'âme transformée aime toute créature comme Dieu aime toute créature ; car dans toute créature c'est Dieu qu'elle voit, c'est le nom de Dieu qu'elle lit. Aussi elle partage les joies et les douleurs du prochain. Les fautes des hommes n'enflent pas l'âme et ne l'inclinent pas vers le mépris ; car la lumière qui l'éclaire lui montre qu'elle est aussi coupable ou plus coupable. Si elle est innocente, elle sait qu'elle ne l'est pas par elle-même, qu'elle a été tenue par la main, fortifiée, que la tentation a été diminuée ; et, au lieu de l'enfler, les fautes des autres hommes l'aident À rentrer dans son propre abîme, et là, voyant ses défauts À la clarté de l'abîme, elle voit qu'elle serait tombée avant tout autre dans le précipice, sans la main qui la tenait. Elle sent aussi les maux que le prochain souffre dans son corps, et compatit comme l'Apôtre : « Qui est malade, disait-il, sans que je le sois aussi ? »

Comme la Charité, la Foi, l'Espérance et toutes les vertus, selon leur nature propre et leurs propriétés particulières, reposent sur l'humilité : il serait trop long d'expliquer en détail toutes ces filiations. L'homme qui voit la faiblesse de sa pensée, et comment le vide de Dieu est à chaque instant dans son esprit, croit ce que la foi enseigne. L'homme, voyant qu'il ne peut rien par lui ni par personne, place en Dieu toute son espérance. Mais l'expérience vous parlera plus haut que moi. Je n'ai qu'un mot à vous dire : tenez-vous sur la base des choses, debout, immobiles, fermes, fixes. Celui qui est fondé en humilité a sa conversation avec les anges, très douce, très pure et pacifique. L'homme humble a une action singulière sur le cœur des hommes, sur le cœur des élus. Il est posé devant eux comme une lumière, et sa douceur les tourne comme elle veut. Parce qu'il est pacifié par la pacification interne, nul malheur ne le trouble, et il dit avec l'Apôtre : « Qui pourra me séparer de la charité de Jésus ? » O mes enfants, cherchez, cherchez jusqu'à ce que vous ayez trouvé le fondement sans lequel toute édification est une ruine. Gardez-vous de la route qui n'aboutit pas. Je vois la nécessité de cette nécessité, parce que sans l'humilité je vois de mes yeux ouverts le néant des vertus. Accomplissez le désir de l'éternel Roi, de Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui vous supplie, en vous serrant, d'accepter de lui l'humilité. Approfondissez la profondeur ; creusez le néant dans votre abîme. Accomplissez le désir de l'éternelle Vérité, de l'éternelle Sagesse, qui a caché l'humilité aux sages du siècle comme on cache un trésor, mais qui l'a relevée et livrée aux enfants.

Je désire, je désire, j'ai faim et soif, mes enfants ; j'ai faim et soif que vous vous abîmiez dans l'abîme, que vous vous engloutissiez dans la profondeur de votre néant et dans la hauteur de l'immensité divine. Si cela est, si vous êtes solides sur la base, vos lèvres et vos âmes ne seront plus promptes aux querelles. Semblables au Crucifié, vous serez comme des sourds qui n'entendent pas, comme des muets qui ne peuvent plus remuer les lèvres. Vous serez les membres véridiques, les membres authentiques du Seigneur, du Dieu de gloire. Lisez l'Écriture, vous verrez s'il a jamais eu la moindre complaisance pour les misérables vanités, pour les rivalités qui s'agitaient autour de lui.

Nul ne sait jusqu'où va la bienfaisance de cette humilité, qui remplit d'elle-même les âmes pacifiques, les vases d'élection où Dieu se complaît ; car la profondeur de leur paix intérieure arme les humbles contre le dehors. S'ils entendent l'injure les attaquer ou attaquer la vérité, ils ne peuvent se justifier que brièvement et sans emphase. La calomnie les trouve plutôt prêts à avouer leur ignorance et à se retirer, qu'à entrer en discussion : ils n'ont pas cette complaisance.

Quand je cherche la source du silence, je ne la trouve que dans le double abîme, où l'Immensité divine est en tète à tète avec le néant de l'homme. Et la lumière du double abîme, cette lumière, c'est l'humilité.

Humilité, lumière, silence, quelle route mène à vous, sinon la route indiquée ? C'est la prière qui vous trouve, prière ardente, pure, continuelle, prière fille des entrailles. C'est aussi le livre de vie, c'est la croix qui, en nous montrant nos crimes, nous ouvre les portes de l'humilité. O chers enfants de mon âme, je vous le demande, et je me le demande à moi-même : soyons unis dans la même sagesse, bien loin, bien loin de toute discorde. Oh ! cette paix, cette paix, cette paix qui fait l'unité entre les frères ennemis, je vous la souhaite ardemment. La force que donne cette paix, c'est l'esprit d'enfance. Quand vous le posséderez, au lieu de vous laisser enfler par la science ou par le sens naturel, des péchés d'autrui vos regards tomberont sur vos péchés, et si vous querellez quelqu'un, ce quelqu'un ce sera vous. L'esprit d'enfance ignore les questions de préséance ; il ignore la lourdeur, la pesanteur de l'homme qui dispute.

Je désire, ô mes enfants, que votre vie, même dans le silence, soit un miroir où les adversaires de la vérité contemplent son image dans l'esprit d'enfance, dans l'esprit de zèle, dans l'esprit de compassion discrète. O mes enfants, si j'apprenais que vous n'avez qu'un cœur et qu'une âme, et que l'esprit d'enfance est descendu sur vous, je serais tranquille sur votre vie et tranquille sur votre mort ; car je vois dans la lumière vraie que sans unité vous ne pouvez pas plaire à Dieu. O mes enfants, pardonnez-moi mon orgueil ; c'est donc moi qui ose engager les autres à être humbles ! C'est votre désir et votre amour qui m'ont contrainte à parler.

LXIV

La charité

L'amour est la première des vertus. Sans lui la prière ne vaut rien ; sans lui elle est une pure vanité que Dieu rejette, et toute vertu est sans fruit. Sur l'inutilité de la prière destituée d'amour, lisez le livre de vie, écoutez Jésus-Christ : « Si au moment de déposer votre présent sur l'autel, etc. » Le don de l'oraison ne vaut rien, s'il n'est offert dans le lien de la charité. Et dans l'oraison dominicale : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons, etc. »

Il vous sera pardonné comme vous aurez pardonné.

Posez-vous donc dans l'état de la plus intime, de la plus unitive charité.

Sachez, mes enfants, que l'amour est le centre où est contenu tout bien, et le centre où est contenu tout mal. Il n'y a rien sur la terre, ni chose, ni homme, ni démon, qui soit redoutable comme l'amour, parce qu'aucune puissance ne pénètre comme celle-là l'âme, la pensée, le cœur ; et si cette force n'est pas réglée, l'âme se précipite, comme quelque chose de léger, dans tous les pièges, et son amour est sa ruine. Je ne parle pas seulement de l'amour absolument mauvais, dont l'infernal danger n'échappe à personne, et que l'évidence elle-même nous dit d'éviter. Je parle de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain. L'amour de Dieu m'est pardessus tout suspect. S'il n'est armé de discernement, il va à la mort ou à l'illusion ; s'il n'est discret, il court à une catastrophe : ce qui commence sans ordre ne peut aboutir à rien. Beaucoup se croient dans l'amour, qui sont dans la haine de Dieu et dans l'amitié de ses ennemis. Celui qui aime Dieu uniquement pour être préservé de telle ou telle douleur accidentelle n'est pas dans un ordre parfait ; car il aime lui d'abord, et Dieu ensuite, qui cependant doit être aimé avant tout et pour lui-même. Il s'est fait un Dieu de lui-même, et n'aime Dieu qu'en vue de lui. Celui qui aime ainsi, aime les choses à cause de lui-même, ne cherchant en elles que le plaisir de son corps, dont il a fait un Dieu. Il aime ses parents, s'ils rapportent honneur et profit ; il aime dans les saints, non la sainteté, mais le secours qu'il en espère pour lui-même ; il aime les aptitudes qui peuvent faire briller devant quelqu'un ses qualités extérieures ; il aime la science pour la parade ; il veut raisonner, et non pas aimer ; il veut reprendre avec orgueil, afin de passer pour quelque chose.

Il y en a d'autres qui croient aimer Dieu, et qui l'aiment d'un amour infime et imparfait. Ils l'aiment parce qu'il dispose du pardon et du paradis, mais ils ne se soucient pas de lui-même ; ils l'aiment uniquement pour qu'il les garde du péché et de l'enfer. D'autres l'aiment pour avoir des consolations et des douceurs spirituelles ; d'autres, pour être aimés de lui ; d'autres désirent la sainteté de leurs parents et de leur amis à cause de l'honneur qui rejaillit sur eux ; d'autres, parmi les lettrés, aiment Dieu pour recevoir le sens, la science et l'intelligence de l'Écriture ; parmi les illettrés, pour savoir parler des choses de l'esprit ; mais ils ne songent ni à la gloire de Dieu ni à leur salut. Ils veulent qu'on les aime et qu'on les considère ; ils aiment la spiritualité afin de prendre place parmi ses héros, et de gagner le cœur de ses amis ; ils ne songent qu'au profit et à la réputation ; ils aiment l'obéissance, la pauvreté, la patience, l'humilité extérieure et toutes les vertus, afin de dépasser les autres, afin d'être les premiers ; ils ressemblent à Lucifer, qui fit tout ce qu'il fit pour avoir la première place. D'autres, afin d'étendre partout la réputation de leur sainteté, admirent la sainteté de toutes les âmes, saintes ou non, afin de paraître charitables envers tous, et absolument incapables d'un jugement téméraire.

Il y en a qui aiment l'ami dévot ou l'amie dévote d'un amour spirituel, parfait et divin ; mais cet amour tombe dans l'excès et dans le défaut s'il n'est armé d'une profonde discrétion. Il devient charnel, inutile et nuisible ; il perd son temps en conversations vaines ; les cœurs sont collés l'un contre l'autre, et la sagesse n'est pas entre eux. Cet amour augmente, il se procure ce qu'il veut : la présence de la personne aimée. Loin d'elle il languit ; prés d'elle il augmente par une transformation dangereuse et une conformité de goûts qui n'a pas sa source dans la vérité. Contre cet amour, l'âme n'a pas d'arme : il grandit jusqu'au désordre. Si la personne aimée est blessée de la même flèche, le danger augmente. Ici commence l'échange des secrets. On s'entretient continuellement de son amour ; on se dit l'un à l'autre : « Personne au monde ne m'est aussi cher ; je te porte dans mon cœur. » Ils parlent ainsi pour donner un corps à leurs sentiments ; car ils veulent les palper. Ces deux âmes s'appellent l'une l'autre ; elles se désirent dans l'intérêt de leur dévotion et de l'avancement spirituel qu'elles croient rencontrer dans leur union. Si quelque tentation naît de leur tendresse, la raison intervient et contredit ; car elle n'est pas encore suffoquée par l'amour.

Mais voici que la tendresse augmente : un nuage passe sur la raison, une infirmité passe sur l'esprit. Alors arrive l'attouchement. On n'y voit aucun danger. Que peut-il faire à l'âme ? On se donne des permissions qui entraînent une déchéance intérieure, et la perfection souffre, la raison décline : l'amour la serre à la gorge, et l'âme, comptant pour rien ce qui n'est pas dangereux, l'âme se dit : « Allons toujours, je n'ai pas de mauvaise intention ; il n'y a pas grand mal dans tout cela. » Le nombre des choses permises va toujours en augmentant. Bientôt les deux volontés n'en font plus qu'une et la raison n'a plus la force d'élever la voix. Chacun suit l'autre, là où il va. Comme le désordre est intervenu, si une proposition mauvaise est faite, celui qui la reçoit n'a plus la force de dire : Non ; et si la proposition ne lui est pas faite, c'est lui qui la fait ; car il sent qu'elle est attendue, qu'elle va plaire : l'âme est arrachée à la prière, à l'austérité, arrachée à son antique désert, arrachée à l'antique habitude d'être forte sur elle-même, et l'amour, qui était divin, devient une passion entre deux misérables. Il augmente toujours ; tout à l'heure la présence et la parole de la personne aimée suffisaient, à présent elles ne suffisent plus. voici que l'une des deux victimes de cet amour toujours croissant veut absolument savoir si l'autre est blessée au même degré qu'elle-même et par la même flèche. Elle cherche à en faire l'épreuve, et si elle le peut, le danger devient énorme pour les deux personnes. Quand le doute a disparu, quand chacune des deux passions est parfaitement sûre d'être partagée, la présence et la parole ne leur donnant plus la satisfaction réclamée, les deux créatures tombent dans l'oisiveté, et de là dans toute dépravation.

Voilà pourquoi l'amour m'est suspect par-dessus tout.

Il contient tout mal. Donc prenez garde au serpent. Je suspecte l'amour de Dieu, je suspecte l'amour du prochain, car ce qui était bon peut devenir mauvais. L'amour de Dieu devient mauvais sans l'armure du discernement. L'armure est donnée 1 l'homme dans l'acte sublime de la transformation. Or la transformation de l'âme en Dieu a trois modes d'accomplissement.

La première transformation unit l'âme à la volonté de Dieu, la seconde l'unit avec Dieu, la troisième en Dieu et Dieu en elle.

La première transformation est une imitation de Jésus crucifié, car la croix est une manifestation de la volonté divine.

La seconde transformation unit l'âme avec Dieu. Son amour n'est plus seulement alors un acte de sa volonté ; car la source est ouverte, la source des sentiments immenses, la source des immenses délices ; cependant il y a encore place ici pour la parole et la pensée.

La troisième transformation fond tellement l'âme en Dieu et Dieu en elle, qu'à la hauteur immense où le mystère s'accomplit, les paroles meurent avec les pensées : celui-là sait ces choses qui les sent.

La première transformation, quoiqu'elle contienne la loi de l'amour, est insuffisante et laisse place à l'illusion.

La seconde transformation, si elle s'accomplit bien, assure à l'amour sa vraie direction.

La troisième transformation habite les sommets où réside le gouvernement de l'amour.

La seconde et la troisième sont les dons de la grâce.

La seconde, dans le domaine de l'imperfection, la troisième, dans le domaine de la perfection, peuvent s'appeler la sagesse. C'est elle qui enseigne à l'âme le gouvernement de l'amour. C'est elle qui règle dans l'âme les mouvements du feu divin, lui assurant la durée, la persévérance et le secret. Elle interdit au visage et au corps toute indiscrétion dans la tenue et dans le geste. C'est elle qui enseigne à l'amour du prochain la maturité, réglant les lois, la mesure et les heures de la condescendance. C'est l'union divine qui fournit la sagesse, la maturité, la gravité, la discrétion savoureuse, et cette lumière révélatrice qui protège l'amour contre la précipitation et l'illusion.

Si vous ne vous sentez pas en vous l'infusion de cette sagesse, défiez-vous de vos entrailles au moment où elles vous emportent vers un ami, ou vers une amie ; la bonne intention qui vous a unis pour la prière, en vue de Dieu, n'est pas une garantie pour tous les périls.

Celui-là peut s'unir sans crainte qui a conquis la science et la puissance de se séparer de tout, à l'instant, s'il le veut.

Pour comprendre les lois de la sagesse appliquées au gouvernement de l'amour, il faut connaître les différentes propriétés de celui-ci.

Au commencement de l'amour, l'âme subit un attendrissement, puis une faiblesse, ensuite la force.

Quand l'âme commence à sentir le feu divin, il s'élève de son fond une clameur et une rumeur. C'est à peu prés ce qui arrive aux pierres dans la fournaise, quand on veut les réduire en chaux. Au premier contacte du feu, elles crient ; mais quand la réduction est opérée, elles s'apaisent et se taisent. Ainsi l'âme cherche au commencement les consolations divines ; à leur défaut, l’âme s'attendrit, crie contre Dieu, et se lamente : « Pourquoi me traitez-vous ainsi ? Oh ! pourquoi cette langueur ? etc. » L'audace de l’âme naît d'une sécurité secrète qu'elle tire du Dieu qu'elle accuse.

Dans cet état les consolations la contentent.

Dieu porte à l’âme un amour qui ressemble à un amour créé ; il lui prodigue, avec ses caresses, d'étonnantes et ineffables consolations que 1'[me ne doit pas demander avec importunité. Ne les méprisez pas, si Dieu les donne ; car elles sont votre nourriture, elles vous excitent à le poursuivre, et écartent de vous l'ennui. C'est par elles que l'âme est portée vers la transformation, vers la recherche incessante du Bien-Aimé ; quelquefois aussi l'amour croît par leur absence, et commence à chercher le Bien-Aimé lui-même. Si elle ne l'a pas, elle sent sa faiblesse, et ne se contentant plus des consolations, elle cherche la substance de Celui qui les donne, et plus elle s'abîme dans le joies qui viennent de lui, plus elle languit et gémit dans son amour croissant, parce que ce qu'il lui faut, c'est la présence de Dieu lui-même.

Mais quand l'âme unie à Dieu est établie sur la vérité, qui est son siège, on n'entend plus ni cris, ni plaintes, ni attendrissement, ni affaiblissement. L’âme se sentant indigne de tout bien et de tout don, et digne d'un enfer plus affreux que celui qui existe, est établie dans une maturité, dans une sagesse admirable, dans l'ordre, dans la solidité, dans une force qui affronterait la mort par la vertu de l'amour, et elle possède dans toute la plénitude dont elle est capable.

C'est Dieu lui-même alors qui grandit l'âme, pour la rendre capable de ce qu'il veut poser en elle.

Et elle voit que Dieu seul est, et que tout n'est rien, excepté en lui et par lui.

Alors, par comparaison, elle regarde comme rien les magnificences qu'elle a dépassées, et toute créature, et la mort, et la faiblesse, et l'honneur, et le blâme, et dans l'énormité de sa paix suprême, perdant les désirs tels qu'elle les avait, et son action propre, celle qu'elle exerçait, elle se tient fondue en Dieu.

Et alors elle voit si profondément, dans la lumière divine, la majesté de l'ordre, que rien ne la trouble plus, pas même l'absence de Dieu.

Et, à force d'être conforme à lui, elle ne le cherche plus s'il s'absente ; mais, contente de lui, elle remet entre ses mains l'ordre universel.

Mais à l'instant où cesse la vision, qui n'est pas habituellement continuelle, un désir de feu surgit au fond de l'âme, et ce feu la pousse à faire sans peine les oeuvres  de pénitence, avec une puissance qu'elle ne se connaissait pas : car cet état est plus sublime que tout ce qu'elle a vu. Cet amour de feu est parfait, et pousse l’âme à l'imitation de Jésus crucifié, qui est la perfection de la perfection. Sa Passion a duré autant que sa vie. Elles ont commencé, continué et fini ensemble. Il fut toujours sur la croix de douleur, de pauvreté, de mépris, d'obéissance et de pénitence. Et, parce que l'amour veut ressembler et plaire, celui qui aime l'Homme-Dieu Jésus-Christ veut lui ressembler et lui plaire, et s'assimiler sa vie.

Plus la perfection grandit, plus l'âme veut suivre ses exemples et ses préceptes, et éviter entre elle et lui tout désaccord. Et il faut continuer toujours, car l'Homme-Dieu n'a jamais quitté la croix de la pénitence. Sa mesure doit être la vôtre : il vous demande toute votre vie. Quant à la grandeur de votre pénitence, c'est la direction qui doit la déterminer. La transformation de l’âme en volonté divine ne se prouve pas par des paroles, mais par des actes et ressemblances.

Mais quand l’âme transformée en Dieu même habite dans son sein, quand elle a atteint l'union parfaite et la plénitude de la vision, alors elle se repose dans la paix qui passe tout sentiment. Puis quand l'âme revient à elle-même, elle fait un nouvel effort pour opérer une nouvelle transformation qui la ramène à la volonté divine, et celle-ci à la vision.

Tant qu'elle est dans les actes de pénitence, dans le domaine crucifiant de la transformation volontaire, elle imite Jésus-Christ.

La vision dont j'ai parlé est la force qui dirige l'amour de Dieu et du prochain. C'est là que l'âme voit l'être de Dieu, et comment toute créature tire son être de Celui qui est l'Être. Et elle voit que rien n'existe qui ne tire de lui son existence. Introduite dans la vision, l’âme puise à la source vive une sagesse admirable, une science supérieure aux paroles, une gravité forte ; elle arrache à la vision son secret ; elle voit la perfection de tout ce qui vient de Dieu, et perd la faculté de contredire, parce qu'elle voit dans le miroir sans mensonge la sagesse qui créa. Elle voit que le mal vient de la créature, qui a détruit ce qui était bien. Cette vision de l'Essence très haute excite dans l'âme un amour de correspondance, et l'Essence nous invite à aimer tout ce qui tient d'elle l'existence, toute vérité, toute justice, toute créature raisonnable ou irraisonnable pour l'amour d'elle-même ; l'Essence nous pousse à aimer tout ce qu'elle aime, tout ce à quoi elle ordonne d'être. Avant tout, les créatures raisonnables, et, parmi celles-ci, les bien-aimées de l'Essence. Et quand elle voit l'Essence s'incliner par amour vers les créatures, l’âme imite ce mouvement, s'inclinant comme elle s'incline, dans la même mesure et du même côté.

Les amis du Père portent un signe, c'est qu'ils suivent son Fils unique. Les yeux de leur âme sont tendus vers le Bien-Aimé ; ils sont en quête de leur transformation ; tout entiers et totalement ils veulent être fondus dans la volonté de Celui qu'ils aiment, et c'est le Fils unique du Père.

Quand l'amour de l’âme est une création de l'Essence souveraine, quand il est né de cette contemplation, alors il sait monter vers l'Essence d'où il tire son origine. Il sait aussi descendre vers les créatures, respectant toutes les harmonies, s'inclinant plus ou moins suivant le mouvement régulateur que fait l'Essence pour s'incliner. Dès lors il ne peut plus passer la mesure, et tout amour devient suspect à l’âme, s'il n'est un don direct de Dieu. Quand l’âme qui a vu l'être de Dieu possède au degré suffisant l'amour de correspondance, elle devient forte jusqu'à l'immutabilité. Rien, pas même les visions d'un autre genre ni les ravissements, rien ne l'ébranle. À défaut de la vision ineffable, une réflexion profonde qui pèse l'être de Dieu, peut suffire et suffit pour purifier tout amour, et pour émousser toute pointe mauvaise.

Quant à la vision ineffable, outre l'amour créé qu'elle produit dans l'âme, parce qu'elle porte sur l'Incréé, elle laisse couler dans l'homme un amour de même nature. Totalement absorbée par la vision, l’âme ne sait comment répondre à Celui qui vient en elle. Mais cet amour illustre fait ses opérations.

Remarquez ceci : Au moment où la vision fut donnée à l’âme, l’âme opérait et se recueillait dans un immense désir pour approfondir son union. Mais ensuite c'est l'amour incréé qui agit dans l’âme ; c'est lui qui la pousse à se retirer de toute créature, pour augmenter l'union intime. C'est l'amour incréé qui fait lui-même les opérations de l'amour. Or le principe des opérations de cet amour est l'illumination et le don d'un désir nouveau.

C'est un certain amour fort et nouveau, que l'âme serait incapable de se donner. Or l'amour incréé fait tout le bien qui se fait par nos mains. Sans lui, nous sommes capables de tout mal. Tout bien vient de lui. La véritable humilité consiste à voir en vérité quel est l'opérateur du bien ; quiconque a cette vue possède l'Esprit de vérité. L'amour de Dieu n'est jamais oisif. Il pousse à suivre réellement la voie de la croix. Cet amour offre la croix à l'âme ; c'est une pénitence, longue, grave, austère, mais sa mesure et sa forme doivent dépendre toujours de l'harmonie universelle. L'ordre a sa commodité, qu'il faut suivre en toutes choses. Cet amour véritable arrête toute espèce de désordre dans l'attitude, dans le boire, dans le manger. Il exclut la vivacité vaine ; au lieu de résister à l'ordre, il se fait un ordre là où il n'en trouve pas.

Et quand l'amour, pendant toute la vie de l'homme, et dans la mesure de ce qu'il faut, aura porté les fruits de l'arbre de la croix, les fruits de pénitence dans l'austérité, c'est alors qu'il commencera à comprendre qu'il est un serviteur inutile, un serviteur mauvais. Il verra deux parts : en Dieu tout amour, en lui toute haine, et cette vue l'introduira dans une pénitence à laquelle il ne voudra pas que le corps reste étranger. Que la pénitence soit légère, ou non, c'est l'amour incréé qui la fait, et il la diversifie immensément suivant les besoins de chaque âme. Que la pénitence et la pensée de la pénitence ne soit jamais un poids pour vous ; car c'est Dieu qui opère. Pour provoquer votre volonté et obtenir votre consentement, Jésus-Christ a donné l'exemple.

Ceux qui sont élevés à la vision de l'Essence incréée s'abîment dans ce repos immense, et, ayant puisé le feu à la source, sont poussés par lui vers de plus grandes entreprises ; car leur flamme est renouvelée.

Ceux qui n'ont pas l'esprit de vérité, s'attribuant la gloire à eux-mêmes, deviennent des idolâtres qui adorent leurs bonnes oeuvres.

Ils changent en idoles les dons de Dieu, leur lumière devient leur idole, leur science devient leur idole ; ils changent en idole jusqu'à leur prudence, qui leur était donnée pour discerner. Car tout bien vient de l'amour, de l'amour incréé, qui brûle éternellement, et ne s'éteint jamais au fond de lui-même.

Qu'à Lui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen !

LXV

Les voies de l’amour

La route qui mène à cet amour est la lecture du livre de vie, et il n'y en a pas d'autre. O mes enfants chéris, que notre amour soit parfait ! Que notre transformation soit entière I car il est tout amour, cet Homme-Dieu, ce Dieu incréé, ce Dieu incarné ; il nous aime tout entier, il veut que tout entier nous l'aimions. Il veut que Lui, et nous par l'amour, nous fassions un.

J'appelle enfants de l'Esprit ceux qui, par la grâce de la charité, vivent en Dieu, dans la perfection de l'amour transformé. Nous sommes tous fils de Dieu par la création, mais ceux-là sont les vases de l'élection et les fils de l'Esprit, en qui Dieu a posé son amour, et dans lesquels il se repose, attiré par sa propre ressemblance. C'est sa grâce et son amour qui a formé son image dans l'âme. J'appelle parfait celui qui a transformé sa vie en la ressemblance de l'Homme-Dieu.

Or, sachez que Dieu, noble par nature, nous demande notre cœur tout entier et non la moitié de notre cœur ; il le veut sans intermédiaire, sans partage, sans contestation. On dirait que Dieu fait la cour à l'âme humaine. Si elle se donne toute, il prend tout ; si elle se donne à moitié, il la reçoit à moitié ; mais c'est la première de ces deux choses qui fait sa joie ; car l'amour pariait est un amour jaloux. L'Époux, dans son amour, ne peut souffrir chez l'Épouse l'ombre d'un partage, ni en public, ni en secret. or, notre Dieu est un Dieu jaloux. Je sais, du reste, je sais parfaitement que s'il existait un homme qui eût goûté l'amour de Jésus crucifié, de ,Jésus souverain bien, cet homme-là ne s'arracherait pas seulement aux créatures, il s'arracherait à lui-même pour se donner plus absolument, et que toutes les puissances n'en feraient plus qu'une pour le transformer tout entier en Celui qui est notre Sauveur et notre amour, Jésus-Christ, Jésus-Christ !

Si l’âme veut se dégager et s'élever vers la perfection de l'amour qui se donne tout entier, qui se consacre non pas seulement en vue de la récompense temporelle ou éternelle, mais aussi en vue de l'être de Dieu, qui est la Bonté par essence, la Bonté digne de l'amour ; l’âme, dis-je, doit marcher dans la voie droite, marcher dans la voie de l'ordre, avec les pieds brûlants de l'amour.

Le premier pas qu'elle doit faire dans cette voie, c'est de connaître Dieu en vérité, non pas par la surface, par le dehors, par la science des livres. Il faut connaître profondément. Car l'homme aime, comme l'homme connaît. Si notre connaissance est bornée, vague, superficielle, si nous pensons à Dieu, comme quelqu'un qui s'acquitte de sa fonction, notre amour sera misérable. Relisez ce que j'ai déjà dit sur ce sujet.

Mais l'amour a des propriétés et des signes qui permettent de le reconnaître.

Première propriété. L'amour transforme l'un en l'autre, quant à la volonté.

Or, la volonté du Christ est, ce me semble, la vie dont il a donné l'exemple, vie pleine de pauvreté, de mépris, d'obéissance et de douleur ; l'exercice de ces choses est un rempart contre le mal et contre la tentation.

Seconde propriété. L'amour transforme l'un dans l'autre, quant aux qualités constitutives de l'Être. Je n'en citerai que trois : L'amour s'incline vers les créatures, suivant les lois de l'universelle harmonie. L'amour est humble et doux. L'amour est immuable. Plus l’âme est voisine de Dieu, plus elle est inaccessible au changement. La honte consiste à être ébranlé par quelque chose de petit ; c'est Il que nous sentons notre misère.

La troisième qualité de l'amour est la transformation parfaite de l’âme en Dieu. Alors elle est inaccessible aux tentations ; car elle ne réside plus en elle, mais en Lui.

Quand nous revenons à notre misère, défions-nous de toute créature, défions-nous de nous-mêmes ; je vous en supplie, restez en possession de vos âmes, ne vous donnez à aucune créature ; mais gardez-vous pour Celui qui a dit : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de tout votre esprit, de toute votre âme et de toutes vos forces. »

Voici quelques-uns des signes de l'amour. D'abord la soumission de la volonté.

Ensuite l'exclusion absolue de toute amitié contraire ; fallut-il quitter père, mère, frère, sœur, et tout ce qui ferait obstacle à la volonté de l'amour.

Puis l'amour porte en lui une force révélatrice des secrets qui oblige à montrer le fond de soi ; ce troisième signe me parait capital. Il est le complément nécessaire des actes de l'amour.

Enfin l'amour possède un désir d'assimilation qui fait chérir la pauvreté, si le Bien-Aimé est pauvre ; le mépris, s'il est méprisé : l'amour veut partager les douleurs. Il ne semble pas qu'entre le riche et le pauvre, entre l'homme des douleurs et l'homme des délices, l'amitié puisse ne rien laisser à désirer : la distance des conditions est en général un obstacle au partage de la vie.

Or, l'amour n'est pas seulement une force d'assimilation, mais une force d'unité qui fait partout des semblables.

Jésus-Christ, l'éternel amour, a réuni ces signes. Il s'est soumis à la volonté de l'homme, et Lui, qui d'un signe eût pu tout écraser, il a obéi jusqu'à la mort. Il a renoncé à sa mère et à sa chair, se livrant à la mort et les quittant sur la croix. Il nous a dit ses secrets : « Je ne vous appellerai plus mes serviteurs ; car le serviteur ne sait ce que fait son maître ; je vous ai appelés amis. » Il s'est rendu semblable à l'homme, la faute exceptée. Il a été vraiment homme et vraiment mortel. Imitons-le pour ne pas faire injure à l'amour de ses entrailles. Cherchons-le comme il nous a cherchés. Imitons-le comme il nous a imités. Si un seul homme faisait toutes les pénitences du monde réuni, ce serait trop peu pour reconnaître une seule goutte de la sueur du Christ, ou pour mériter la moindre des joies du paradis, ou pour expier le moindre des péchés mortels, ou pour offrir seulement à Dieu la satisfaction de la créature. Aussi chacun devrait s'efforcer de faire pénitence en secret, dans la mesure convenable, et de désirer ce qu'il ne peut pas faire, et même de faire pénitence publiquement, pourvu que ce ne soit pas pour chercher les regards ; car s'abstenir du bien par crainte d'être vu, c'est tiédeur et lâcheté. Le Maître a donné l'exemple. Il a fait beaucoup de choses qui n'ont été ni écrites, ni connues ; mais il n'a pas négligé les actes publics par respect humain. Si la pénitence nous parait dure, la patience ne pourrait-elle nous être agréable dans ces sortes d'afflictions, qui, de la part de Dieu, sont des signes d'amour ? Ne pourrions-nous faire de nécessité vertu ?

Ce que le Père a donné au Fils, souvent le Fils le donne aux siens. Dieu le Père a choisi pour son Fils la pauvreté et la douleur, l'angoisse du dedans, l'angoisse du dehors, une amertume au-dessus des paroles et au-dessus des pensées. C'est pourquoi plusieurs reçoivent la tribulation non pas seulement avec patience, mais avec joie, comme un signe d'amitié et comme les arrhes d'un héritage Dans vos douleurs, contemplez celles du Fils de Dieu, et cette vue sera votre remède. La tribulation produit quelquefois d'excellents effets que nous ignorons. Quelquefois elle tourne l'homme vers Dieu et le fait adhérer à lui. Quelquefois elle le fait grandir, semblable à la pluie qui féconde la terre. Quelquefois elle lui donne la force, la pureté et la paix. Ce genre de tribulation est précieux, sa valeur nous est inconnue, et je porte envie à ceux qui l'éprouvent. Si nous savions son prix, nous nous la disputerions : chacun arracherait à son voisin les moyens de se la procurer. Je souhaite que vous soyez toujours consolés sous le fardeau de cette vie par Celui qui est la lumière et la joie des affligés. Qu'à Lui soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

Connaissance de Dieu, connaissance de soi-même, voilà la perfection de l'homme. Cette double vue produit grâce sur grâce, lumière sur lumière, vision sur vision. Plus grandira votre connaissance de Dieu, plus grandira votre amour, et avec lui votre force d'action. Votre pratique sera la preuve et la mesure de votre amour ; ordinairement l'amour cherche la ressemblance du Bien-Aimé dans l'action et la passion. Le Christ a supporté la pauvreté, le mépris et la douleur. Le choix de la sagesse révèle la valeur des choses.

LXVI

Les dons de Dieu

Voici quelques dons très doux qui indiquent chez celui qui les possède la plénitude et la perfection de l'amour consommateur. Ils peuvent servir de mesure à l'âme pour connaître le point où elle est arrivée dans la voie de la transformation.

D'abord l'amour de la pauvreté, qui délivre l'âme des attaches de la créature, de toute possession qui ne serait pas celle de Jésus-Christ, de toute espérance qui serait fondée sur un autre. Cet amour ne doit pas seulement vivre dans le cœur, il doit se prouver par les actes.

Un autre don, c'est le désir d'être méprisé par toute créature, et de ne trouver de compassion nulle part, et de vivre dans le cœur de Dieu seul, et de compter pour rien partout ailleurs.

Je pourrais citer encore le désir d'être accablé et inondé dans son cœur et dans son corps de toutes les douleurs de Jésus et de Marie, et que toute créature vous les fasse subir sans relâche.

Celui qui n'a pas ces trois désirs ne possède pas la ressemblance bienheureuse du Christ, car ils l'ont accompagné, sa mère et lui, en tout temps et en tout acte.

Si vous possédez ces trois dons, le quatrième sera de vous en sentir indigne, d'être persuadé que vous ne les avez pas par votre vertu propre, et plus vous les aurez, plus vous croirez qu'ils vous manquent ; car celui-là perd l'amour, qui se déclare satisfait de ses dons.

Sachez donc que jamais vous n'êtes arrivé ; regardez-vous comme quelqu'un qui va commencer qui n'a jusqu'ici rien fait et rien reçu.

Puis par une méditation incessante, par une oraison savoureuse, vous chercherez ces choses dans l'intérieur de Jésus-Christ, et vous crierez vers Dieu, lui demandant le manteau du nouvel Élie, et vous ne réclamerez que la transformation parfaite de vous en lui, et vous vous plongerez dans cette joie des joies dans la joie de votre vie terrestre, et vous gravirez l'échelle de la contemplation pour chercher la plénitude de Jésus, et vous y puiserez les surabondances infinies que sa vie extérieure n'a pas manifestées. Alors vous fuirez comme la peste tout ce qui vous séparerait de votre amour. Toute affection charnelle ou spirituelle, toute chose hostile ou contraire que la terre vous présentera, vous fera le dégoût et l'horreur d'un serpent sur lequel vous auriez posé le pied.

Enfin, vous ne jugerez personne, et vous ne vous soustrairez au jugement de personne, vous regardant, suivant la parole de l'Évangile, comme la dernière des créatures et la plus indigne des dons de Dieu.

Ceux qui posséderont ces choses de la vie présente, dans le combat d'aujourd'hui, ceux-là posséderont Dieu dans la patrie, ceux à qui Dieu donne pour les transformer en lui la croix de Jésus dans la vie présente, seront transformés plus tard en Dieu lui-même, c'est pourquoi l'âme ne doit chercher en cette vie les consolations spirituelles que pour soutenir sa faiblesse et réchauffer sa froideur.

LXVII

Le très Saint-Sacrement de l’autel

Parlons un moment du sacrement de l'amour, parlons de l'Eucharistie.

C'est lui qui provoque dans l'âme la prière ardente ; c'est lui qui réveille la vertu d'impétration, et la puissance d'arracher à Dieu, c'est lui qui creuse l'abîme de l'humilité ; c'est lui qui allume les flammes de l'amour. J'ai, non la pensée vague, mais la certitude absolue, que si une âme voyait et contemplait quelqu'une des splendeurs intimes du sacrement de l'autel, elle prendrait feu, car elle verrait l'amour divin. Il me semble que ceux qui offrent le sacrifice, ou qui y prennent part, devraient méditer profondément sur la vérité profonde du mystère trois fois saint, qu'il ne faut pas marcher au pas de course dans cette contemplation, mais demeurer immobile, fixe, enfoncé, absorbé, abîmé. Quoique les mystères du sacrement soient absolument ineffables, je vais tâcher de présenter sept considérations qui doivent être méditées en détail et une à une.

Ce mystère est absolument nouveau, absolument admirable, absolument supérieur à la raison. Il fut annoncé d'avance, comme nous le voyons dans l'Écriture ; mais s'il est ancien quant à la figure, il est nouveau quant à l'accomplissement, quant à la réalité. Il est certain que par la vertu des paroles consécratrices, l'Homme-Dieu changea le pain et le vin en son corps et en son sang ; il est certain que le prêtre, son ministre, accomplit à l'autel, en vertu du pouvoir qu'il a reçu, le même acte de puissance.

Quand il prononce sur le pain et le vin les paroles de la consécration, ces matières sont transsubstantiées dans le vrai corps et le vrai sang de l'Homme-Dieu. Il reste la couleur du pain et du vin, leur saveur, leur apparence, leurs accidents ; mais ces accidents ne portent pas sur le corps de Jésus-Christ, ils portent sur eux-mêmes, la puissance divine leur ayant donné des ordres supérieurs à leur nature. La couleur est donc ici en elle-même, la saveur en elle-même, la blancheur en elle-même: chaque qualité détachée de toute substance porte sur elle-même. Voilà en vérité la grande innovation qu'a faite le bras de la sagesse, armé de puissance et de bonté : le corps et le sang du christ poursuit dans ses élus, après la communion, la grande nouveauté, et accomplit l'inconnu. Or, en face du sacrement, que nul ne s'étonne : avez-vous mesuré la toute-puissance ? Sur tant d'autels à la fois, en deçà et au delà de la mer, ici et là, ailleurs encore ! Oh ! que personne, mes enfants, n'ait l'audace de s'étonner, car il a dit lui-même :

« Je vous suis incompréhensible ; je suis Dieu, j'agis sans vous, et le mot impossible n'a pas de sens pour moi. J'aurais pu vous faire capables de comprendre ; j'ai mieux aimé vous laisser le mérite de la foi : croyez et ne doutez pas. »

Secondement, le sacrement est souverainement aimable, et plein de vertu pour allumer le feu. Ni la crainte ni l'intérêt ne l'a institué : il est l'acte d'une force dont je ne sais pas le nom, à moins que ce ne soit un amour sans mesure. Jésus-Christ l'a institué, parce que son amour dépasse les paroles. comme ses entrailles criaient vers nous, il s'est jeté là tout entier, tout entier et pour toujours, jusqu'à la consommation des siècles. Ce n'est pas seulement en mémoire de sa mort qu'il institua l'Eucharistie ; non , c'est pour rester tout entier avec nous, tout entier et pour toujours.

Si vous voulez pénétrer dans cet abîme et regarder devant vous, la première condition est d'avoir de bons yeux. Pressentant au moment de la Cène la séparation corporelle, vaincu par l'amour qui veut unir, il s'est substitué lui-même, et a inventé un mode inouï d'unité. O amour inextinguible ! La présence de la mort lui était déjà présente,. il voyait venir sur lui l'agonie inénarrable ; c'est alors qu'il se donne à nous, qu'il invente un moyen de ne pas nous quitter ; car ses délices sont d'être avec les enfants des hommes ! Quelle cruauté faudrait-il pour contempler profondément cet amour, et ne pas aimer soi-même ce grand ami, sur qui l'oubli n'eut prise ni dans la vie ni dans la mort, mais qui a voulu se donner tout entier, avec toute sa grandeur, pour faire l'unité ? Je crois, en vérité, qu'il n'y a pas une âme au monde qui, si elle pesait cet amour, ne fût pas attirée et transformée en lui.

En troisième lieu, ce sacrement renferme des mystères de compassion : il provoque l’âme. Jésus-Christ l'institua au milieu d'une douleur mortelle et ineffable : il allait quitter ses disciples, la vierge, sa chère mère. C'était l'instant suprême, l'instant de la séparation, et il voyait devant lui tous ceux qui allaient l'abandonner. Celui-ci allait le trahir, celui-là le renier ; il se donne à l'un et à l'autre. Ses frères lui préparaient des douleurs inouïes, au milieu desquelles l'attendait l'abandon ; il pressentait la mort avec ses horreurs, les coups, les injures, la croix, les clous, etc. ; il allait suer le sang après la Cène, suer le sang dans la prière, non pas quelques gouttes de sang, mais des ruisseaux qui allaient couler à terre.

Et cependant il n'eut pas de repos qu'il n'eût institué le mystère qui le donne, et une des propriétés de ce mystère, c'est de renouveler mystérieusement la mémoire de la Passion et du sang versé. « Toutes les fois que vous ferez ceci, dit-il, faites-le en mémoire de moi. » Dites-moi si vous connaissez une âme qui puisse voir ces douleurs sans se transformer en elles : si elle existe, cette âme refuse la communion du cœur.

En quatrième lieu, ce sacrement est une montagne sans sommet ; il a la vertu de creuser l'abîme d'où l'humilité lance au ciel l'adoration la moins indigne. Celui qui l'a institué, c'est l'Homme-Dieu, c'est le Seigneur incréé. L’âme, dans sa contemplation, doit regarder à la fois le sacrement dans la Personne qui l'a institué, et dans la substance qu'il contient. Il contient le Dieu incréé, invisible, omnipotent, omniscient, juste, très haut et miséricordieux, créateur du ciel et de la terre, des choses visibles et des choses invisibles : et voilà le sommet de la montagne. Sur une de ses crêtes intermédiaires, nous rencontrons l'humanité de Jésus-Christ ; humanité, divinité, deux natures, une personne, union hypostatique ! Quelquefois l’âme, dans la vie présente, reçoit de l'humanité du Christ une joie plus intense que de sa divinité, parce que l’âme, moins disproportionnée à la première chose qu'à la seconde, a plus de capacité pour jouir de celle-là. L’âme, qui est la forme du corps, jouit du Dieu incréé dans le Dieu fait homme. O Jésus-Christ créateur ! ô Jésus-Christ créature ! ô vrai Dieu et vrai homme ! ô vraie chair ! ô vrai sang ! ô vrais membres d'un vrai corps. ô union ineffable ! ô rencontre d'immensités ! ô Seigneur Adonaï ! Je vais de votre humanité ! votre divinité, de votre divinité à votre humanité ; je vais et je reviens. L’âme, dans sa contemplation, rencontre la divinité ineffable, qui porte en soi les trésors de richesse et de science. O trésors impérissables ! ô divinité ! C'est en toi que je puise les délices nourrissantes, et tout ce que je dis, et tout ce que je ne peux pas dire ! Je vois l’âme très précieuse de Jésus, avec toutes les vertus, tous les dons du Saint-Esprit, et l'oblation très sainte, très sainte et sans tache. Je vois ce corps, le prix de notre rédemption ; je vois le sang où je puise le salut et la vie, et puis je vois ce que je ne peux pas dire. Voici vraiment, sous ces voiles, Celui qu'adorent les Dominations, devant qui tremblent les Esprits et les Puissances redoutables ! Oh ! si nos yeux s'ouvraient comme leurs yeux, quels prodiges feraient en nous, aux approches du mystère, le respect et l'humilité ! Où est-il, où est-il, celui qui pourrait garder son orgueil s'il contemplait ce que je contemple, et n'être pas terrassé dans son cœur et dans son corps ?

Cinquièmement, ce sacrement possède une vertu de sublimité qui élève l'âme vers les choses du ciel. La Trinité l'a instituée pour se rattacher ce qu'elle aime, pour arracher l'âme à elle-même et l'emporter à Dieu, pour l'enlever aux créatures, pour l'unir à l'Essence incréée, pour la faire mourir aux choses du péché et vivre selon l'Esprit dans la sphère des choses divines. Sa bonté infinie et sainte l'a institué pour unir, pour incorporer Dieu à l'homme, l'homme à Dieu ; pour que réciproquement l'un et l'autre se donnent l'hospitalité, pour qu'ils se portent l'un l'autre, et que notre faiblesse ait ce qu'il faut pour la guérir.

Si vous suivez par le regard d'une contemplation profonde ce mouvement du Seigneur, qui s'incline du haut des cieux et vient vous prendre par la main pour vous sauver de l'ennui terrestre, il vous sera difficile de ne pas être entraîné par lui.

En sixième lieu, ce sacrement est d'une valeur suprême : il est le don des dons et la grâce des grâces. Quand le Dieu tout-puissant et éternel vient à nous avec toute la perfection de l'humanité trois fois sainte de la divinité, il ne vient pas les mains vides. Pourvu que vous ayez fait l'épreuve que demande l'Apôtre, et que vous ne soyez pas dans l'intention de pécher, il vous fait remise des peines temporelles, vous fortifie contre les tentations, restreint la puissance de vos ennemis, et augmente vos mérites. C'est pourquoi je vous recommande à la fois, dans la réception du sacrement de l'autel, la fréquence et le respect. Saint Augustin dit quelque part, il est vrai : « Quant à la communion quotidienne, je ne la blâme ni ne la loue. » Mais lui-même dit ailleurs : « Vivez de façon à communier tous les jours. » Quelle était donc sa pensée quand il a dit la première parole ? Voyant que dans l'Église les bons  sont mêlés aux mauvais, il n'a pas blâmé la communion quotidienne, dans la crainte d'en écarter les bons, et s'il a dit qu'il ne la louait pas, c'était uniquement dans la crainte d'autoriser les mauvais.

Les autres bienfaits du sacrement dignement reçu sont absolument au-dessus des paroles. Il est impossible de mesurer l'océan de grâces qu'apporte avec elle une seule communion, si l'homme n'oppose pas de résistance.

Enfin, ce sacrement est le sacrement des louanges, digne d'admiration au delà des mots et des pensées. Toute bonté, toute beauté, toute sainteté, sont en lui.

Il renferme le souverain Bien incréé et le souverain Bien créé, l'essence divine et l'humanité de Jésus-Christ. Pourquoi la louange de la terre n'est-elle pas comme celle des cieux, superbe, ininterrompue? Les anges chantent l'éternel Sanctus, et leur chant ne s'arrête pas : les saints et les bienheureux voient et sentent le sacrement sublime. Enveloppés dans le sacrifice de louanges comme dans les plis d'un manteau de gloire, ils vivent dans l'Essence infinie qui fait leur béatitude. Toujours en présence du souverain Bien, du Dieu incréé et du Dieu incarné, ils le reconnaissent et l'adorent dans le sacrement de l'autel. Ils reçoivent de notre sacrement une nouvelle douceur, une nouvelle joie, une nouvelle puissance d'adorer, qui tient à l'universelle harmonie, à l'universelle communion. Ils communient à la fois à la tête et aux membres du corps mystique. Ils voient, sentent et savent que le mystère très haut est une des joies de Jésus-Christ, une des manifestations de sa bonté, une des complaisances de son amour unitif.

C'est pourquoi les anges et les saints jouissent du mystère qui leur ouvre une source de louanges ; ils partagent la complaisance de Jésus-Christ ; ils jouissent de ses délices. Les bienheureux de l’Église triomphante voient avec des transports de joie .les grâces qui coulent sur l’Église militante par le canal du sacrement de l'autel. Que le ciel et la terre se répondent, que toute lèvre s'ouvre pour la même adoration !

Quand l'homme approche de l'Eucharistie, je l'engage à se demander quel est celui qui approche, quel est celui vers qui il approche, comment il approche, pourquoi il approche. Il approche d'un Bien qui est le souverain Bien et la cause de tout bien, le Bien unique, sans .lequel rien ne participe à sa bonté, c'est le Bien suffisant et remplissant, qui rassasie de grâce et de gloire les saints et les esprits, les âmes et les corps. Il s'approche pour recevoir le Dieu incarné, le souverain Bien, qui, dans la créature, rassasie, surpasse et glorifie ; qui, en dehors des créatures, se déploie sans borne et sans mesure ; souverain Bien que la créature ne peut ni connaître ni posséder que dans la mesure où il se livre pour être connu et possédé, et il se livre dans la mesure où chaque créature est capable de lui.

Chaque créature, suivant la quantité d'être qu'elle a reçue de l'essence infinie, est plus ou moins capable de celui qui est l’Être et qui est la source de l’Être, et qui est supersubstantiel. Il s'approche du Bien, hors duquel il n'y a pas de bien. O souverain Bien ! ô Bien non considéré, non connu, non aimé, trouvé par ceux-là seuls qui donnent tout pour avoir tout ! O mon Dieu ! si l'homme regarde la bouchée de pain qu'il va manger, comment fait-il pour ne pas considérer, dans le plus profond recueillement de son âme et de son corps, cet Éternel, cet Infini, qui va devenir pour lui, suivant ses dispositions intimes, ou la mort, ou la vie ? Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l'homme, si vous ne buvez pas son sang, vous n'aurez pas la vie en vous. Oh ! approchez donc d'un tel Bien et d'une telle table avec un grand tremblement resplendissant d'amour ! Allez dans votre blancheur, allez dans votre splendeur ; car vous allez au Dieu de toute beauté, au Dieu de gloire, qui est la sainteté par excellence, la félicité, la béatitude et l'altitude, la noblesse, l'éternelle joie de l'amour sans mensonge : allez donner et recevoir l'hospitalité trois fois sainte ; allez, dans la blancheur de votre pureté, pour être purifié ; allez dans la force de votre vie, pour être vivifié ; allez, dans l'éclat de votre justice, pour être justifié ; portez à l'autel l'intimité de l'union divine pour recevoir l'unité plus intime, pour être incorporés à celui qui vous attend.

O Dieu incréé, et doucement incarné, l'homme a mangé votre chair, il a bu votre sang : qu'il ne fasse plus qu'un avec vous dans les siècles des siècles. Amen.

LXVIII

L’Incarnation

Voici la dernière lettre que nous écrivit, avant sa maladie mortelle, notre mère Angèle de Foligno ; voici les dernières lignes que sa main a tracées. Elle nous avait prévenus elle-même : « Mes enfants, avait dit notre mère, voici ma dernière lettre. » Car elle connut longtemps d'avance le bienheureux moment où elle passerait du temps à l'éternité.

À la nouvelle terrible qu'Angèle parlait pour la dernière fois, celui qui tenait la plume pour avoir le courage d'écrire, eut besoin d'être forcé par elle.

Avant de dicter, elle poussa un grand cri :

O mon Dieu ! faites-moi digne de connaître quelque chose du mystère de la hauteur, quelque chose de cette incarnation, que vous avez faite, de cette incarnation, principe et source du salut. O incarnation ineffable ! C'est elle qui apporte à l'homme, avec les rassasiement de l'amour, la certitude du salut. Cette charité est au-dessus des paroles ; mais au-dessus d'elle il n'y a rien : le Verbe s'est fait chair, afin de me faire Dieu ! O secret des entrailles de Dieu ! Vous vous êtes anéanti et dépouillé pour faire de moi quelque chose ; vous avez pris l'habit du dernier des esclaves pour me donner le manteau d'un roi et d'un Dieu i Et, prenant la forme de l'esclave, vous n'avez rien diminué de votre substance, vous n'avez fait tort de rien à votre divinité. Mais l'abîme de votre humilité m'ouvre les entrailles et m'arrache les cris : « O incompréhensible, fait compréhensible à cause de moi ! O incréé, vous voilà créé ! O inaccessible aux esprits et aux corps, vous voilà, par un prodige de puissance, vous voilà palpable aux pensées et aux doigts ! O Seigneur, touchez mes yeux, pour que je voie la profondeur et la hauteur de la charité que vous nous avez communiquée dans cette incarnation ! O heureuse faute ! non pas heureuse en elle-même, mais par la vertu de la miséricorde divine. Heureuse faute qui a découvert les profondeurs sacrées et cachées des abîmes de l'amour ! En vérité une charité plus haute ne peut pas être conçue. O Très-Haut, faites mon intelligence capable de votre charité très haute et ineffable !

Seigneur, j'aperçois cinq mystères. Agrandissez mon intelligence, car la capacité manque. Voici le mystère de l'Incarnation. Voici le mystère de la science, de l'exemple, de la pénitence et de la douleur. Voici la mort terrible, soufferte pour nous ! Voici la gloire de la Résurrection. Voici la sublimité de l'Ascension. Incarnation ! ô amour ineffable ô amour sublime et transformé. Soyez béni, Seigneur, qui me faites comprendre que vous êtes né pour moi. Oh ! quelle gloire, quelle gloire de voir et de sentir, comme je le crois, comme je le sens, que vous êtes né pour moi ô sentir cela en vérité, voilà la délectation, voilà la joie des joies ! La même certitude que nous tirons de l'Incarnation, nous la tirons aussi de la Nativité, car il est né pour faire l’œuvre qui a déterminé son incarnation. O Admirable, que vos miséricordes sont miséricordieuses ! Vous nous avez enseigné l'esprit de vie : car votre pauvreté, vos douleurs, vos opprobres sont des documents, des leçons et des livres. Votre naissance, votre vie et votre mort parlent le même langage.

Le mystère de sa mort met devant nos yeux, avec notre rédemption, le but de la naissance de jésus ; cinq considérations me frappent en ce moment dans cette mort. D'abord la déclaration et l'accomplissement de notre salut. Puis la force et le triomphe. Puis la manifestation de l'amour divin dans sa plénitude et sa surabondance. Puis la vérité très haute, très cordiale et très profonde dont il nous a rassasiés ; car nous avons vu dans ce miroir sous quel aspect le Père nous a présenté le Fils. Enfin nous avons vu comment le Fils nous a manifesté le Père. Cette manifestation fut l'obéissance qu'il a gardée jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix ; par elle il a répondu pour tout le genre humain. O Dieu incréé, faites-moi digne de connaître la profondeur de cet amour et l'abîme de cette miséricorde ! Faites-moi digne de comprendre cette charité ineffable, dont la communication nous a été faite quand le Père nous a manifesté Jésus-Christ comme son Fils, quand le Fils nous a manifesté son Père comme notre Père ? O admirable !c'est en vous qu'est toute saveur, toute suavité, toute délectation, et la contemplation qui arrache l'âme au monde d'en bas, qui lui donne le repos et la paix, la transporte plus haut qu'elle-même, et elle se dresse sur elle-même.

Dans la résurrection, j'aperçois deux points de vue : d'abord la ferme espérance de la nôtre puisée dans celle de Jésus-Christ. Puis la connaissance de la résurrection spirituelle, qui est donnée par la grâce, quand d'un infirme elle fait un fort, quand d'un mort elle fait un vivant.

Mystère de la hauteur, inénarrable, inconnu et ineffable, perfection de la perfection ! O Dieu éternel, donnez-moi des yeux pour voir, pour voir, pour sonder. La plénitude du salut est dans votre ascension, Seigneur. Faites-moi capable de l'abîme, pour que j'y plonge et que je regarde ! O Jésus-Christ, c'est par l'ascension que vous nous avez mis en possession de votre Père et du nôtre ! Il faut une perpétuelle oraison pour lire dans le livre des cinq mystères. Charité de la création i charité de la rédemption ! Seigneur, faites-moi capable de sonder la charité d'en haut. O Incompréhensible ! donnez-moi l'intelligence de l'amour sans prix, de l'amour inestimable, pour que je voie dans vos entrailles la flamme qui les dévore ! Car de toute éternité vous avez appelé le genre humain à la vision de vous-même. Et vous, à Très-Haut, vous avez daigné désirer la vision de nous-même. Oh ! que je voie donc mon péché ! Que j'évite donc les châtiments épouvantables dont vous avez menacé ceux que le bienfait sans mesure et le mystère sans parole trouvent ingrats sur la terre !

LXIX

Prière

Ensuite elle parla de sept dons, de sept bienfaits en particulier, et voici en quels termes :

« O très doux Seigneur, parmi la multitude innombrable de vos dons, faites-moi capable d'en comprendre sept. D'abord la création mystérieuse. Puis l'élection admirable qui nous donne rendez-vous dans la gloire. Puis le don de Jésus-Christ, qui naquit et mourut pour nous donner la vie. Puis le don très haut de la raison. Car, au lieu de créer une femme, vous auriez pu créer une bête.

O raison admirable ! C'est par elle que je vous connais, par elle que je connais mes péchés ; par elle que, votre grâce aidant, je résiste à la tentation.

O Incompréhensible ! Vos mains ont fait un chef-d'œuvre. Vous nous avez créés à votre image et ressemblance ; puis vous nous avez revêtus de votre lumière, comme d'un manteau. Puis vous nous avez donné l'intelligence. Faites-moi capable de comprendre la grandeur de cette intelligence, grâce à laquelle mes lèvres peuvent vous appeler mon Dieu ! Puis vous m'avez donné la sagesse. O Seigneur, faites-moi savourer cet autour qui m'a donné la sagesse, la sagesse, la joie des joies, par laquelle en vérité je goûte Dieu ; je le sens, je le goûte. Le septième don est l'amour.

O Essence pure ! Faites-moi comprendre l'amour, puisque les anges n'ont pas d'autre bonheur que de voir Celui qu'ils aiment et d'aimer Celui qu'ils contemplent !

O don qui est au-dessus de tout don, puisque l'amour c'est vous !

O Souverain Bien, qui nous avez fait capables de connaître et d'aimer l'amour, tous ceux qui arrivent devant votre face sont jugés d'après les lois de l'amour. L'amour est la seule puissance qui conduise les contemplateurs à la contemplation !

O Admirable, que vos oeuvres sont admirables dans vos enfants !

O souverain Bien ! Bonté incompréhensible et charité très ardente !

O Divinité, vous avez daigné nous substantifier au milieu de votre substance ! [2]

Au milieu de votre substance ! Prodige des prodiges, admirable au-dessus des prodiges !

O mystère des mystères ! Mystère de la substance, à votre approche, l'entendement créé tombe en défaillance. Mais avec la grâce et la lumière divine, nous sentons ce que nous ne comprenons pas, nous goûtons la substance, et elle est le gage de ceux qui vivent dans le désert, dans le désert en esprit, dans le désert en vérité, et tous les chœurs des anges sont occupés de cette merveille ; et que tous les hommes du désert soient occupés de la même occupation, que tous les hommes du désert contemplent la même contemplation, et c'est alors qu'ils deviendront véritablement les hommes du désert, et la main de la puissance les séparera des créatures, et leur conversation est dans les cieux. Gloire à Dieu. Amen. »

LXX

Le testament et la mort

Quand notre mère Angèle se sentit près de la mort, Angèle, qui, sur terre, vécut loin de la terre, elle fit son testament, et enseigna pour la dernière fois ses fils, et leur dit :

« Mes chers enfants, je vous parle pour l'amour de Dieu, suivant la promesse que j'ai faite : je ne veux rien emporter avec moi, rien vous cacher, qui puisse vous être utile. Car Dieu a dit à l'âme : « Tout ce qui est à moi est à toi. » Par quelle vertu peut-il se faire que tout ce qui est à Lui soit à nous ; je vous le dis, en vérité, c'est la charité qui fait cela. Les paroles que je vais prononcer ne sont pas de moi, elles sont de Dieu.

Car il a plu au Seigneur de me donner l'amour et la sollicitude de tous ses fils et de toutes ses filles, de tout ce qui respire sur le globe, en deçà et au delà de la mer. Je les ai gardés comme j'ai pu, et j'ai souffert pour eux les douleurs que personne ne sait. O mon Dieu, je les remets aujourd'hui entre vos mains, vous suppliant par votre ineffable charité de les préserver de tout mal, et de les affermir dans tout bien, dans l'amour de la pauvreté, du mépris et de la douleur, de transformer leur vie en votre vie, et de les introduire dans la perfection dont vos paroles et vos actions nous ont donné le modèle quand vous viviez dans la vie humaine.

O mes fils chéris, écoutez la parole suprême, la parole et la prière de l'adieu. Voici cette parole : « Mes enfants, soyez humbles ! Mes enfants, soyez doux !» Je ne parle pas de l'acte extérieur ; je parle des profondeurs du cœur ; mes enfants, soyez doux dans le fond. Soyez en vérité les disciples de Celui qui a dit : «Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. » Ne vous inquiétez ni des honneurs ni des dignités. O mes enfants, soyez petits pour que le Christ vous exalte dans sa perfection et dans la vôtre. Soyez humbles, et que votre néant soit immobile devant vos yeux. Les dignités qui enflent l'âme sont vanités qu'il faut maudire. Fuyez-les ! Car elles sont dangereuses ; mais écoutez ! écoutez ! elles sont moins dangereuses que les vanités spirituelles. Montrer qu'on sait parler de Dieu, comprendre l'Écriture, accomplir des prodiges, faire parade de son cœur abîmé dans le divin, voilà la vanité des vanités, et les vanités temporelles sont après cette vanité suprême de petits défauts vite corrigés. Oh ! comptez-vous pour rien ! O Rien inconnu ! O Rien inconnu ! En vérité l'âme ne peut avoir une science plus profonde ni une vision plus haute que de voir son Rien et de s'y tenir.

O mes enfants, efforcez-vous d'avoir la charité sans laquelle le salut n'est pas, ni le mérite. O mes chers enfants, et mes pères, et mes frères, aimez-vous les uns les autres ! Voilà la condition de l'héritage promis ; et que votre amour ne soit pas borné à vous, qu'il embrasse toutes les nations. Je vous le dis, mon âme a plus reçu de Dieu, quand j'ai pleuré et souffert pour les péchés des autres plus que pour les miens. Le monde rirait, si je disais que j'ai pleuré les péchés des autres plus que les miens, car cela n'est pas naturel. Mais la charité n'est pas née du monde. O mes enfants, aimez et ne jugez pas ; et si vous voyez un homme pécher mortellement, ayez horreur du péché, mais ne jugez pas l'homme, et ne méprisez personne ; car vous ne savez pas les jugements de Dieu. Beaucoup semblent damnés qui sont sauvés devant Dieu. Beaucoup semblent sauvés qui sont damnés devant Dieu. Je puis vous dire que, parmi ceux que vous méprisez, il en est à qui je crois que Dieu tendra la main.

Je ne vous laisse pas d'autre testament : Aimez-vous les uns les autres, et que votre humilité soit profonde. Je vous laisse tout ce que je possède, tout ce que je tiens de Jésus-Christ, la pauvreté, l'opprobre et la douleur, en un mot la vie de l'Homme-Dieu. Ceux qui accepteront mon héritage seront mes enfants ; car ce sont les enfants de Dieu, et la vie éternelle les attend. »

Elle fit silence, puis imposa la main sur chaque tète, et dit : « Soyez bénis, mes enfants, par le Seigneur et par moi. Soyez bénis, vous qui êtes présents, soyez bénis, vous qui êtes absents. Suivant l'ordre du Seigneur, je donne aux présents et aux absents ma bénédiction pour l'éternité, et que Jésus-Christ vous la donne en même temps ; soyez bénis par la main qui a été élevée sur la croix. »

Angèle, brisée par la mort qui venait, et plus profondément absorbée qu'à l'ordinaire dans l'abîme sans fond de la Divinité, ne prononça que quelques paroles interrompues et rares. Ces paroles, nous qui étions là, nous avons essayé de les recueillir. Les voici À peu prés.

Elle mourut vers le temps de Noël, vers la dernière heure : « Le verbe s'est fait chair », dit-elle. Puis après un long silence, comme une personne qui revient d'un long voyage :

« Oh ! toute créature est en défaut, l'intelligence des anges ne suffit pas. »

Quelqu'un lui demanda: « Pourquoi toute créature est-elle en défaut ? Pourquoi l'intelligence des anges ne suffit-elle pas ? »

Angèle répondit : « Pour comprendre. »

Et puis plus tard : « Oh ! en vérité, voici mon Dieu qui fait ce qu'il a dit. Jésus-Christ me présente au Père. » Un instant auparavant elle venait de dire : « Vous savez que pendant la tempête Jésus-Christ était dans le navire ? En vérité, il est ainsi dans l'âme quand il permet les tentations, quand il semble dormir. Et il ne met fin aux tentations et aux tempêtes que quand tout l'homme est broyé. Telle est sa conduite vis-à-vis de ses enfants véritables. »

Puis dans un autre moment :

« O mes enfants, je vous dirais quelques paroles, si j'étais certaine de n'être pas trompée. »

Elle pensait à la certitude actuelle de sa mort, et craignait de la voir encore retarder. Angèle désirait. Elle ajouta :

« Je vous parle, mes enfants, uniquement pour vous engager à poursuivre ce que je n'ai pas poursuivi. »

Et un instant après :

« Mon âme a été lavée et purifiée dans le sang du Christ, qui était chaud comme au moment de sa mort.

Et il fut dit à mon âme :

« Voici le purificateur. » Et mon âme répondit : « O mon Dieu, serai-je trompée ? » Et il me répondit : « Non. »

Puis elle ajouta :

« Jésus-Christ, Fils de Dieu, m'a présentée au Père, et j'ai entendu ces paroles : « O mon épouse et mon amour ! O celle que j'ai aimée en vérité, je ne veux pas que tu viennes à moi chargée de douleurs, mais parée de la joie inénarrable. Que la reine revête le manteau royal, puisque voici le jour de ses noces ! »

Et on me montra un manteau, semblable au cadeau de noces, gage d'un long et grand amour ; il n'était ni de pourpre ni d'écarlate, mais de lumière et capable de vêtir une âme.

Et alors Dieu me montra son Verbe, de sorte que maintenant je sais ce que c'est que le Verbe, je sais ce que c'est que de proférer le Verbe, le Verbe qui voulut être incarné pour moi. Et le Verbe passa par moi, me toucha, m'embrassa et me dit : « Venez, ma bien-aimée, que je n'ai pas aimée d'un amour trompeur. Venez : car dans la joie tous les saints vous attendent. »

Et il ajouta : « Je ne vous confierai ni aux anges, ni aux saints ; je viendrai en personne, et je vous en lèverai moi-même. Vous êtes telle qu'il faut pour paraître devant la Majesté. »

La veille de sa mort, elle disait à chaque instant :

« Père, je remets mon âme et mon esprit dans vos mains. »

Une fois elle ajouta :

« Je viens d'entendre cette réponse : « Ce qui fut imprimé pendant ta vie sur ton cœur, il est impossible que tu ne possèdes pas cela dans ta mort. »

— Et nous ! Vous voulez donc, mère, partir et nous quitter ?

Mais elle :

« Je vous l'ai caché ; mais je ne vous le cache plus, mes enfants, je vais mourir. »

Le même jour toute douleur cessa. Les souffrances, depuis quelques jours, étaient nombreuses et horribles. Mais le corps entra dans un repos profond, et l'âme dans un océan de délices, et Angèle semblait goûter d'avance la joie promise.

Quelqu'un lui demanda s'il en était ainsi : « Oui », répondit-elle.

Dans cette paix du corps, dans cette joie de l'esprit, Angèle demeura le samedi soir, entourée des frères, qui lui montraient l'office du jour.

Ce jour-là même, octave de la fête des saints innocents, à la dernière heure de la soirée, comme quelqu'un qui s'endort d'un sommeil léger, Angèle, notre mère, s'endormit dans la paix.

Dégagée des liens de la chair, son âme très pure, absorbée dans l'abîme de la Divinité insondable, reçut des mains de son Époux, pour régner éternellement avec lui, la robe d'innocence et d'immortalité.

Par la vertu de la croix, par les mérites de la Vierge, par l'intercession de notre mère Angèle, que le Seigneur Jésus-Christ nous conduise là où elle est. Amen.

La servante de Jésus-Christ, Angèle de Foligno, sauvée du naufrage de ce monde, s'envola vers les joies célestes, depuis longtemps promises à ses désirs, l'an 1309 de l'ère chrétienne, dans les premiers jours de janvier, sous le pontificat du pape Clément V.

 

Ejus corpus Fulginei in Ecclesia sancti Francisci Patrum Minorum honorifice tumulatum, ibique miraculis coruscans, summa fidelium religione colitur.

FIN

 

APPENDICE

Rencontre de Sainte Angèle de Foligno
et d'Ubertin de Casale

Ubertin de Casale, dans un essai autobiographique, sorte de préface à son Arbor vitæ, [3] a signalé le rôle de sainte Angèle de Foligno près de lui. Il la rencontra dans la vingt-cinquième année de sa vie religieuse, c'est-à-dire en 1298, comme il ressort de la discussion des dates, donnée par le P. Frédégand Callaey, [4] dont nous reproduisons ou résumons les renseignements.

Ubertin entra dans l'ordre des Mineurs en 1273, et revêtit sans doute la bure franciscaine dans un couvent de la custodie de Montferrat, ou tout au moins de la province de Gènes dont relevait Casale. Les contemporains l'appellent plusieurs fois Ubertin de Gènes. Pendant quatorze années, nous raconte-t-il, il se livra avec ferveur à la vie spirituelle et tendit à la perfection, malgré les tentations de l'esprit malin, et de la vaine science.

Envoyé par ses supérieurs à Florence pour y continuer ses études vers 1285, il visita en pèlerin les sanctuaires de Rome, puis il s'achemina vers l'Ombrie. Dans ses relations avec Jean de Parme à Greccio, l'ancien général de l'ordre le prévint contre le relâchement, l'initia aux prophéties qui avaient cours, et lui fit entrevoir la rénovation spirituelle de la chrétienté. Il vit aussi, à Cortone, Marguerite la sainte pénitente, dont le fils était là au couvent des Franciscains.

Pendant quatre années à Florence il se livra à des études et au ministère. Ses directeurs d'âme y achevèrent « l'œuvre commencée dans les cloîtres de Gènes, serres chaudes de la vie mystique, continuée à l'ermitage de Greccio et à Cortone, aux pieds de l'austère patriarche Joachimite, et de la Madeleine de Toscana » (p. 11).

Ces âmes, en qui bouillonnait l'esprit du Christ, nous dit-il, étaient le bienheureux Pierre de Sienne, un tertiaire, marchand de peignes, le pettinagno, dont Dante a loué les « sante orazioni » au 13e chant du Purgatoire ; — la pieuse vierge Cécile ; — et plus encore Pierre de Jean Olivi, qui, vers 1287, arrivait de Montpellier comme lecteur, mais aussi « vénéré comme un confesseur de la foi par ses partisans. Sa sainteté et son savoir théologique en faisaient l'oracle des Franciscains spirituels ».

Il ne semble pas sans vraisemblance d'affirmer que Dante, alors âgé de 22 à 24 ans, connut Ubertin : ses prédications le signalaient, ils avaient un ami commun, Pier Pettinagno, et l'arrivée d'un maître en théologie tel qu’Olivi faisait du couvent de Santa-Croce un centre intellectuel très apprécié.

Ubertin quitta Florence en 1289 pour se rendre à Paris et s'y préparer au professorat. Là, semble-t-il, s'il faut en croire les reproches amers qu'il s'adresse, sa conduite ne fut pas toujours exemplaire, et il abusa de sa situation privilégiée pour se relâcher de sa ferveur. Mais il est impossible de déterminer à quel point il se laissa entraîner aux abus, que Jacopone de Todi a poursuivis de sa verve railleuse. Alvarez Pelayo pousse au noir jusqu'à dire que certains martres, par leur négligence des règles et de la pauvreté, deviennent les premiers destructeurs de l'ordre : « Nam veraciter aliqui magistri et lectores primi et præcipui regulœ prævaricatores et ordinis destructores. » [5]

Il ne fallut rien de moins, à en croire Ubertin, qu'une apparition terrifiante du Christ courroucé pour le faire rentrer en lui-même. Mais il reçut aussi la grâce de rencontrer la bienheureuse Angèle qui le remit sur le bon chemin ; et on sent à le lire toute la reconnaissance du converti :

« Dieu me l'a fait connaître d'une façon merveilleuse que je passe sous silence. Il lui révéla les plus secrets replis de mon cœur ; pas de doute, ce fut Lui qui me parla par sa bouche. Elle me restitua au centuple les dons de jadis, que ma méchanceté m'avait fait perdre, à ce point que dès lors je ne fus plus le même homme qu'auparavant. Mon esprit fut renouvelé au contact des splendeurs de la vérité qu’elle m'exposa ; ma tiédeur d'Âme, mon infirmité corporelle disparurent. Tout homme au jugement sain qui m'avait connu avant ma rencontre avec la bienheureuse, ne pouvait douter que l'esprit du Christ ne fût à nouveau engendré en moi. Que les détracteurs qui s'en prennent à la vie irréprochable de cette âme très sainte qu'est Angèle et mettent en doute les conversions multiples opérées par sa parole et ses exemples le veuillent ou non, Dieu l'a constituée mère de belle dilection, de crainte salutaire, de grandeur d'âme et de haute espérance à l'égard d'une multitude de fils spirituels. Tous les biens leurs sont venus avec elle ; sa main a répandu abondamment sur eux le trésor de la vertu, même sur ses nombreux enfants qui menaient d'abord une vie déréglée. » [6]

Les Bollandistes qui citent dans leurs Acta Sanctorum l'éloge d'Angèle fait par Ubertin (le 4 janvier, p. 234. Anvers 1643), soulignent ce grand témoignage rendu à la bienheureuse par le premier écrivain qui l'ait célébrée. Magnum sancti et a Deo illuminati scriptoris de Angela testimonium.

Après avoir rappelé ces termes enthousiastes du converti, au souvenir du bon ange qui l'arracha aux jouissances égoïstes d'une vie immortifiée, le récent historien d'Ubertin de Casale constate les effets durables de cette intervention : « Il faut bien croire, écrit-il, que la veuve de Foligno exerça sur lui un ascendant considérable : car le changement de vie opéré en lui semble avoir été sérieux. Désormais il s'oriente définitivement vers le rigorisme des Franciscains spirituels. Sans doute ses regards se tenaient dirigés vers ce mouvement, ses préférences allaient à lui dès ses premières années de profession religieuse. Mais il l'a perdu de vue quelquefois, emporté par les distractions au milieu desquelles il a vécu assez longtemps. Durant ses années d'études à Florence et son séjour à Paris, le parti de la communauté n'eut qu'à se féliciter de lui. Au concile de Vienne, Ubertin témoigna qu'il fut choyé par lui aussi longtemps qu'il ne le contredit pas.

Seulement une voix, persistante comme le remords, vient l'arracher à plusieurs reprises aux douceurs de la vie mitigée. À chaque chute une main secourable se tend vers lui, le relève et lui montre l'idéal obscurci par la poussière du chemin. Fait touchant, à côté du maître spirituel qui enrichit son intelligence de la science surnaturelle, il rencontre toujours une femme pieuse qui scrute son cœur et le pétrit de ses mains de fée. À peine sorti de l'ermitage de Greccio, il s'achemina vers la cellule de Marguerite de Cortone. À Florence la clairvoyante Cécile complète l’œuvre de rénovation accomplie en lui par Pierre Pettignano et Pierre de Jean Olivi. À son retour de Paris, à peine revenu de la frayeur que lui a causée son terrible rêve, la bienheureuse Angèle est là qui le réconforte avec une tendresse toute maternelle et l'affermit, pour de bon cette fois, dans la voie étroite de la spiritualité franciscaine. Car dès maintenant son plan de vie est définitivement tracé : Ubertin est acquis tout entier au groupe rigoriste qui se réclame des premiers compagnons de saint François, et compte parmi ses membres les plus illustres Jean de Parme, Olivi, et Conrad d'Offida. C'est d'eux qu'il s'inspire désormais. Mais son tempérament fougueux, qui ne s'accommode que des extrêmes, le poussera bien souvent à exagérer leurs tendances. » (p. 22)

Bref, en 1298, à son retour de Paris, la carrière d'Ubertin, alors âgé de 39 ans, est définitivement tracée. Après bien des tergiversations son parti est pris ; « les écarts dont il s'est rendu coupable durant son long séjour dans la ville universitaire, semblent lui avoir inspiré un profond dégoût de la vie mitigée. À la voix d'Angèle de Foligno, il s'élance avec toute l'impétuosité de son caractère sur les traces de saint François et de ses premiers compagnons » (p. 25).

Les lecteurs du P. Callaey pourront le suivre dans sa carrière. Qu'il nous suffise d'avoir rappelé, par des résumés ou des citations, ces indications qui complètent les prologues du frère Arnaud et les révélations personnelles de la bienheureuse.

Jules Pacheu

SOURCE : www.JesusMarie.free.fr

FIN DE L'ŒUVRE

   

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