VISIONS
et
instructions
traduction
Ernest Hello
QUATRIÈME PARTIE
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La connaissance du Dieu éternel et de l'Homme-Dieu
crucifié, qui est absolument
nécessaire
à la transformation spirituelle de l'homme, suppose la lecture assidue du livre
de vie, du livre où sont écrites la vie et la mort de Jésus-Christ. Or cette
lecture, pour être intelligente, suppose une oraison dévouée, pure, humble,
violente, profonde et assidue. Je ne parle pas seulement de la prière vocale, je
parle de la prière mentale, celle qui part du cœur et de toutes les puissances
de l'âme réunies. Après avoir parlé du livre de vie, parlons de l'oraison.
L'oraison est la force qui attire Dieu, et le
sanctuaire où il se trouve. Il y a trois sortes d'oraisons au fond desquelles on
rencontre le Seigneur : l'oraison corporelle, l'oraison mentale, l'oraison
surnaturelle.
L'oraison corporelle suppose le concours de
la voix et des membres ; on parle, on articule, on fait le signe de la croix ;
les génuflexions ont leur place dans cette prière. Cette oraison, je ne
l'abandonne jamais. J'ai voulu autrefois la sacrifier entièrement à l'oraison
mentale. Mais quelquefois le sommeil et la paresse intervenaient, et je perdais
l'esprit de prière. C'est pourquoi je ne néglige plus l'oraison corporelle :
elle est la route qui mène aux autres. Mais il faut la faire avec recueillement.
Si vous dites : Notre Père, considérez ce que vous dites. N'allez pas vous hâter
pour répéter la prière un certain nombre de fois. Je vous prie seulement de ne
pas imiter ces pauvres petites bonnes femmes qui croient avoir bien prié, quand
elles ont prié longtemps. On dirait qu'elles ont un certain ouvrage à faire, qui
sera payé suivant la longueur et la quantité.
Il y a oraison mentale quand la pensée de
Dieu possède tellement l'esprit que l'homme ne se souvient plus de rien en
dehors de son Seigneur. Et si quelque pensée qui ne soit pas la pensée de Dieu
entre dans l'esprit, ce n'est plus l'oraison mentale. Cette oraison coupe la
langue, qui ne peut plus remuer. L'esprit est tellement plein de Dieu, qu'il n'y
a pas place en lui pour la pensée des créatures.
L'oraison mentale mène à l'oraison
surnaturelle. Il y a oraison surnaturelle quand l'âme, ravie au-dessus
d'elle-même par la pensée et la plénitude divine, est transportée plus haut que
sa nature, entre dans la compréhension divine plus profondément que ne le
comporte la nature des choses, et trouve la lumière dans cette compréhension.
Mais les connaissances qu'elle puise aux sources, l'âme ne peut pas les
expliquer, parce que tout ce qu'elle voit et sent est supérieur à sa nature.
Dans ces trois genres d'oraison, l'âme
obtient une certaine connaissance d'elle-même et de Dieu. Elle aime dans la
mesure où elle connaît ; elle désire dans la mesure où elle aime ; et le signe
de l'amour ce n'est pas une transformation partielle, c'est une transformation
absolue.
Mais cette transformation n'est pas
continuelle. Aussi l'âme s'applique tout entière à chercher une transformation
nouvelle, et à rentrer dans l'union divine.
La Sagesse divine aime l'ordre en toutes
choses, parce qu'elle porte en soi l'ordre absolu. Cette Sagesse ineffable a
donné l'oraison corporelle pour marchepied de l'oraison mentale, et l'oraison
mentale pour marchepied de l'oraison surnaturelle. Elle a voulu que chaque chose
fût faite à son heure, à moins que dans l'oraison mentale ou surnaturelle il ne
survienne une joie envahissante qui ferme les lèvres absolument. Excepté, bien
entendu, le cas d'une indisposition physique, il faut rendre à Dieu ce qui est à
Dieu, dans toute la mesure des forces humaines, et veiller autour du repos de
l'âme, pour qu'aucun souci temporel n'approche de sa paix divine.
La loi de l'oraison c'est l'unité. Il exige
la totalité de l'homme, et non une partie de lui. L'oraison demande le cœur tout
entier ; et si on lui donne une partie du cœur, on n'obtient rien de lui. Le
contraire arrive dans les actes de la vie humaine ; s'il s'agit de boire ou de
manger, ou d'accomplir quoi que ce soit, il faut réserver son intérieur. Mais,
dans l'oraison, il faut donner tout son cœur, si l'on veut goûter le fruit de
cet arbre ; car la tentation vient d'une division du cœur.
Priez et priez assidûment. Plus vous prierez,
plus vous serez illuminé ; plus profonde, plus évidente, plus sublime sera votre
contemplation du souverain bien. Plus profonde et sublime sera la contemplation,
plus ardent sera l'amour ; plus ardent sera l'amour, plus délicieuse sera la
joie, et plus immense la compréhension. Alors vous sentirez augmenter en vous la
capacité intime de comprendre, ensuite vous arriverez à la plénitude de la
lumière, et vous recevrez les connaissances dont votre nature n'était pas
capable, les secrets au-dessus de vous.
De cette glorieuse oraison nous trouvons la
science, l'exemplaire et la forme en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, qui
a enseigné par la parole et enseigné par le fait. Il nous a enseigné la prière,
quand il a dit aux disciples : «Veillez et priez, de peur que vous n'entriez
en tentation. »
Dans mille endroits de l'Évangile, il a
recommandé l'oraison à tous nos respects. Il a montré qu'elle était l'aliment de
son cœur. Elle nous est conseillée par Celui qui nous aime sans mensonge, et qui
nous souhaite tout bien. Pour enlever toute excuse à qui refuse la grâce, ayant
posé sur notre prière la promesse de la toute-puissance : « Demandez, et vous
recevrez » ; il a voulu prier lui-même pour nous attirer là où il est, pour
régler sur le sien notre amour.
L'Évangéliste nous dit qu'au fort d'une
longue oraison, la sueur de sang sortit de son corps et coula sur la terre.
Placez ce spectacle devant vos yeux : regardez l'exemplaire de l'oraison, et
souvenez-vous qu'il priait, non pour lui, mais pour vous : « Père, s'il est
possible, que ce calice s'éloigne de moi. Cependant que votre volonté soit
faite, et non la mienne. » Voyez et imitez la soumission de cette prière.
Il a prié quand il a dit :
« Père, je
remets mon esprit entre vos mains. »
En un mot, son oraison dura autant que sa
vie, qui fut prière, science, et révélation.
Pensez-vous que le Christ ait prié en vain ?
Pourquoi négligez-vous la chose sans laquelle tout est impossible ? Puisque
Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, a prié pour vous donner l'exemple, si
vous voulez quelque chose de lui, priez, priez, priez ! Si le vrai Dieu n'a
voulu recevoir qu'en demandant humblement, vous, misérable créature,
recevrez-vous sans demander et sans demander à genoux ? Ainsi, priez.
Vous savez, cher enfant, que sans lumière et
sans grâce le salut n'est pas possible. La lumière divine est le principe, le
milieu, et le centre de toute perfection.
Voulez-vous commencer la route ? priez.
Voulez-vous grandir ? Priez. Voulez-vous la montagne ? Priez. La perfection ?
Priez. Voulez-vous monter plus haut que la lumière ? Priez. Voulez-vous la foi ?
Priez. L'espérance ? Priez. La charité ? Priez. L'amour de la pauvreté ? Priez.
L'obéissance ? Priez. La chasteté ? Priez. Une vertu quelconque ? Priez. Vous
prierez de cette façon, si vous lisez le livre de vie, la vie de Jésus-Christ,
qui fut pauvreté, douleur, opprobre et obéissance. Après les premiers pas et
ceux qui les suivront, les tribulations de la chair, du monde et du démon vous
attaqueront. La persécution sera peut-être horrible. Voulez-vous la victoire ?
Priez.
Quand l'âme veut prier, il lui faut conquérir
la pureté pour elle et pour le corps. Il faut qu'elle approfondisse ses
intentions, bonnes ou mauvaises, qu'elle descende au fond de ses prières, de ses
jeûnes et de ses larmes pour les scruter dans leurs secrets ; qu'elle interroge
ses bonnes oeuvres ; qu'elle considère ses négligences dans le service de Dieu,
ses irrévérences et ses absences. Qu'elle entre dans la contemplation profonde,
attentive et humiliée de ses misères, qu'elle confesse son péché, qu'elle le
reconnaisse ; qu'elle s'abîme dans le repentir. Dans cette confession, dans ce
brisement, elle trouvera la pureté. O mes enfants, allez à la prière comme le
publicain, et non pas comme le pharisien.
Voulez-vous recevoir le Saint-Esprit ? Priez.
Les apôtres priaient quand il est descendu.
Priez et gardez-vous, et ne donnez pas prise
à l'ennemi, qui est toujours en observation. Vous ouvrez la place à l'ennemi,
dès que vous cessez de prier. Plus vous serez tenté, plus il faut persévérer
dans la prière. La tentation vient quelquefois à raison même de la prière, tant
les démons désirent l'empêcher. Ne vous en souciez que pour redoubler ! C'est
elle qui délivre, c'est elle qui illumine, c'est elle qui purifie, c'est elle
qui unit à Dieu. L'oraison est la manifestation de Dieu et de l'homme. Cette
manifestation est l'humilité parfaite, qui réside dans la connaissance de Dieu
et de soi. L'humilité profonde est la source d'où sort la grâce divine pour se
verser dans l'âme où elle veut entrer et grandir. Suivez cet enchaînement. Plus
la grâce creuse l'abîme de l'humilité, plus elle grandit elle-même, s'élançant
du fond de cet abîme, d'autant plus haute qu'il est plus profond : plus la grâce
grandit, plus l'âme creuse l'abîme de l'humilité, et elle s'y couche comme dans
un lit, et elle s'enfonce dans l'oraison, et la lumière divine grandit dans
l'âme, et la grâce creuse l'abîme, et la hauteur et la profondeur s'enfantent
l'une l'autre.
Tels sont les fruits du livre de vie.
Connaître le tout de Dieu et le rien de
l'homme, telle est la perfection. Je viens de dire la route qui y mène.
Repoussez donc, cher fils, toute paresse et
négligence.
J'ai encore un conseil à vous donner. Si la
grâce de la ferveur sensible vous est soustraite, soyez aussi assidu à la prière
et à l'action qu'aux jours des grandes ardeurs. Vos prières, vos soins, vos
travaux, vos oeuvres sont très agréables au Seigneur, quand son amour vous
embrase. Mais le sacrifice le plus parfait et le plus agréable à ses yeux, c'est
de suivre la même route avec sa grâce, quand cette grâce n'embrase plus. Si la
grâce divine vous pousse à la prière et 1 l'acte, suivez-la, tant que vous avez
le feu. Mais si par votre faute, car c'est ainsi que les soustractions d'amour
arrivent le plus souvent ; si, par votre faute, ou par quelque dessein plus
grand de la miséricorde éternelle qui vous prépare à quelque chose de sublime,
l'ardeur sensible vous est un moment retirée, insistez dans la prière, dans la
surveillance, insistez dans la charité ; et si la tribulation, si la tentation
surviennent avec leur force purificatrice, continuez, continuez, ne vous
relâchez pas ; résistez, combattez, triomphez, à force d'importunité et de
violence : Dieu vous rendra l'ardeur de sa flamme ; faites votre affaire, il
fera la sienne. La prière violente qu'on arrache de ses entrailles en les
déchirant, est très puissante auprès de Dieu. Persévérez dans la prière ; et si
vous commencez à sentir Dieu plus pleinement que jamais, parce que votre bouche
vient d'être préparée pour une saveur divine, faites le vide, faites le vide ;
laissez-lui toute la place : car une grande lumière va vous être donnée pour
vous voir et pour le voir.
Ne vous livrez à personne avant d'avoir
appris à vous séparer de tout le monde.
Surveillez vos ardeurs, éprouvez l'esprit qui
vous les donne. Prenez garde de vous abandonner à celui qui fait les ruines.
Examinez d'où part le feu, où il vous mène, où il vous mènera. Comparez vos
inspirations au livre de vie ; suivez-les tant qu'il les autorise, non pas plus
loin.
Défiez-vous des personnes à l'air dévot qui
n'ont à la bouche que paroles mielleuses. Promptes à mettre en avant les
communications divines dont elles sont favorisées, elles vous tendent un piège
pour vous attirer à elles, et l'esprit de malice est là.
Défiez-vous, oh ! défiez-vous des apparences
de la sainteté ; défiez-vous, défiez-vous des étalages de bonnes oeuvres. Prenez
garde qu'on ne vous entraîne dans la voie indigne des apparences. Regardez,
regardez encore ; éprouvez toutes choses, comparez au livre de vie, et ne
marchez que quand il le permet.
Défiez-vous de ceux qui prétendent avoir
l'esprit de liberté, mais dont la vie est la contradiction vivante du
christianisme. Fondateur de la loi, Jésus-Christ s'est soumis à elle. Libre, il
s'est fait serviteur : ses disciples ne doivent pas chercher la liberté dans la
licence qui brise la loi divine.
Cette illusion est fréquente. Soyez docile à
la loi, aux préceptes, et ne méprisez pas les conseils. Il y a de grands
chrétiens qui font un cercle autour d'eux, et un ordre sublime est inscrit dans
ce cercle. Cet ordre vient du Saint-Esprit, qui les fait vivre, qui les conduit
par la main. Il ne s'agit pas pour eux de savoir si cette chose est permise ou
défendue. Il y a telle chose permise en elle-même dont le Saint-Esprit les
écarte, parce qu'elle n'est pas comprise dans l'ordre immense inscrit dans le
cercle.
Vaine est la prière sans l'humilité ; après
la prière, l'humilité est le premier besoin de l'homme. Enfants bénis du
Seigneur, regardez dans le Christ crucifié le type de l'humilité, et que la
forme de toute perfection se grave en vous. Voyez sa route, voyez sa doctrine ;
elle n'est pas appuyée sur de vaines paroles, mais fondée sur des oeuvres et
confirmée par des miracles. De toute la force de votre âme suivez Celui qui,
étant dans le sein du Père, s'est anéanti, a pris le rôle de serviteur, s'est
humilié jusqu'à la mort, et a obéi jusqu'à la croix.
Il a posé en lui le type suprême de
l'humilité ; c'est là qu'il a mis son cœur, et il nous a demandé d'attacher sur
lui nos regards, quand il a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et
humble de cœur. »
O mes enfants, regardez, voyez l'importance,
la nécessité de cette chose, voyez sa racine, voyez ses fondements. Par une
profonde et savoureuse contemplation, descendez dans cet abîme, et jetez vos
regards vers cette sublimité. Écoutez bien. Il ne dit pas : « Apprenez
l'humilité des apôtres ; apprenez-la des anges. » Non. Il dit :
«
Apprenez-la de moi. Ma majesté seule est assez haute pour que mon humilité soit
au fond de l'abîme. »
Il ne dit pas : «Apprenez de moi à jeûner
», malgré l'exemple des quarante jours et des quarante nuits. Il ne dit pas
: « Apprenez de moi le mépris du monde ; apprenez de moi la pauvreté»,
quoiqu'il ait fait et conseillé ces choses. Il ne dit pas : « Apprenez de moi
comment j'ai créé le ciel. » Il ne dit pas : « Apprenez de moi à faire
des miracles », quoiqu'il en ait fait par sa puissance propre, et qu'il ait
ordonné aux disciples d'en faire en son nom. Il ne dit jamais : « Apprenez
ceci de moi. » Il ne ledit que dans une occasion : « Apprenez l'humilité.
» En d'autres termes : « Si je ne suis pas en fait et en vérité le type
de l'humilité, regardez-moi comme un menteur. » Et il revient sur ce sujet
d'une manière étonnante, pour forcer notre attention. Après avoir lavé de ses
mains, de ses mains à lui, les pieds de ses disciples :
« Savez-vous, dit-il,
ce que je viens de faire ? Si moi, Maître et Seigneur, j'ai lavé vos pieds,
faites suivant ce modèle : j'ai donné l'exemple pour qu'il soit suivi. Je vous
le dis en vérité, le serviteur n'est pas plus grand que le maître, vous serez
bienheureux si, sachant ces choses, vous les accomplissez. »
En vérité, en vérité, le Sauveur du monde a
posé la douceur et l'humilité à la base des vertus. Abstinence, jeûne,
austérité, pauvreté intérieure ou extérieure, bonnes oeuvres, miracles, tout
n'est rien sans l'humilité du cœur. Mais toutes ces choses reprendront vie et
recevront bénédiction, si l'humilité les soutient : l'humilité du cœur est la
force génératrice des vertus. La tige et les branches ne procèdent que de la
racine. Parce que son prix est infini, parce qu'elle est le fondement sur lequel
s'élève toute perfection spirituelle, le Seigneur n'a voulu confier qu'à
lui-même le soin de nous dire : « Soyez humbles. » Et la Vierge Marie,
parce que l'humilité est la gardienne universelle, la Vierge Marie, comme si
elle eût oublié toutes les autres vertus de son âme et de son corps, n'a admiré
qu'une chose en elle-même, et n'a donné qu'une raison à l'incarnation du Fils de
Dieu en elle :
« Parce qu'il a regardé l'humilité de sa
servante. »
C'est pour cela, et non pas pour autre chose,
que s'est élevé le cri des générations qui l'ont proclamée bienheureuse.
O mes fils, c'est dans la même humilité qu'il
faut prendre substance et racine, comme des membres unis à la tète, par une
union naturelle et vraie, si vous désirez le repos de vos âmes. O mes enfants,
où trouver le repos et la paix, sinon dans Celui qui est le repos et la paix
substantiels ? La condition de la paix est l'humilité. Sans l'humilité, toute
vertu, toute course vers Dieu, est vraiment un néant. Cette humilité du cœur,
que Dieu vous demande et vous enseigne, est une lumière merveilleuse et
éclatante qui ouvre les yeux de l'âme sur le néant de l'homme et l'immensité de
Dieu. Plus vous connaîtrez sa bonté immense, plus vous connaîtrez votre néant.
Plus vous verrez votre néant et votre dénuement propre, plus s'élèvera dans
votre âme la louange de l'Ineffable ; l'humilité contemple la bonté divine, elle
fait couler de Dieu les grâces qui font fleurir les vertus.
La première d'entre elles est l'amour de Dieu
et du prochain, et c'est la lumière de l'humilité qui donne naissance à l'amour.
L'âme voyant son néant, et Dieu penché sur ce néant, et les entrailles de Dieu
étreignant ce néant, l'âme s'enflamme, se transforme et adore.
L'âme transformée aime toute créature comme
Dieu aime toute créature ; car dans toute créature c'est Dieu qu'elle voit,
c'est le nom de Dieu qu'elle lit. Aussi elle partage les joies et les douleurs
du prochain. Les fautes des hommes n'enflent pas l'âme et ne l'inclinent pas
vers le mépris ; car la lumière qui l'éclaire lui montre qu'elle est aussi
coupable ou plus coupable. Si elle est innocente, elle sait qu'elle ne l'est pas
par elle-même, qu'elle a été
tenue par la main, fortifiée, que la tentation a été diminuée ; et, au lieu de
l'enfler, les fautes des autres hommes l'aident À rentrer dans son propre abîme,
et là, voyant ses défauts À la clarté de l'abîme, elle voit qu'elle serait
tombée avant tout autre dans le précipice, sans la main qui la tenait. Elle sent
aussi les maux que le prochain souffre dans son corps, et compatit comme
l'Apôtre : « Qui est malade, disait-il, sans que je le sois aussi ? »
Comme la Charité, la Foi, l'Espérance et
toutes les vertus, selon leur nature propre et leurs propriétés particulières,
reposent sur l'humilité : il serait trop long d'expliquer en détail toutes ces
filiations. L'homme qui voit la faiblesse de sa pensée, et comment le vide de
Dieu est à chaque instant dans son esprit, croit ce que la foi enseigne.
L'homme, voyant qu'il ne peut rien par lui ni par personne, place en Dieu toute
son espérance. Mais l'expérience vous parlera plus haut que moi. Je n'ai qu'un
mot à vous dire : tenez-vous sur la base des choses, debout, immobiles, fermes,
fixes. Celui qui est fondé en humilité a sa conversation avec les anges, très
douce, très pure et pacifique. L'homme humble a une action singulière sur le
cœur des hommes, sur le cœur des élus. Il est posé devant eux comme une lumière,
et sa douceur les tourne comme elle veut. Parce qu'il est pacifié par la
pacification interne, nul malheur ne le trouble, et il dit avec l'Apôtre : «
Qui pourra me séparer de la charité de Jésus ? » O mes enfants, cherchez,
cherchez jusqu'à ce que vous ayez trouvé le fondement sans lequel toute
édification est une ruine. Gardez-vous de la route qui n'aboutit pas. Je vois la
nécessité de cette nécessité, parce que sans l'humilité je vois de mes yeux
ouverts le néant des vertus. Accomplissez le désir de l'éternel Roi, de
Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui vous supplie, en vous serrant, d'accepter de
lui l'humilité. Approfondissez la profondeur ; creusez le néant dans votre
abîme. Accomplissez le désir de l'éternelle Vérité, de l'éternelle Sagesse, qui
a caché l'humilité aux sages du siècle comme on cache un trésor, mais qui l'a
relevée et livrée aux enfants.
Je désire, je désire, j'ai faim et soif, mes
enfants ; j'ai faim et soif que vous vous abîmiez dans l'abîme, que vous vous
engloutissiez dans la profondeur de votre néant et dans la hauteur de
l'immensité divine. Si cela est, si vous êtes solides sur la base, vos lèvres et
vos âmes ne seront plus promptes aux querelles. Semblables au Crucifié, vous
serez comme des sourds qui n'entendent pas, comme des muets qui ne peuvent plus
remuer les lèvres. Vous serez les membres véridiques, les membres authentiques
du Seigneur, du Dieu de gloire. Lisez l'Écriture, vous verrez s'il a jamais eu
la moindre complaisance pour les misérables vanités, pour les rivalités qui
s'agitaient autour de lui.
Nul ne sait jusqu'où va la bienfaisance de
cette humilité, qui remplit d'elle-même les âmes pacifiques, les vases
d'élection où Dieu se complaît ; car la profondeur de leur paix intérieure arme
les humbles contre le dehors. S'ils entendent l'injure les attaquer ou attaquer
la vérité, ils ne peuvent se justifier que brièvement et sans emphase. La
calomnie les trouve plutôt prêts à avouer leur ignorance et à se retirer, qu'à
entrer en discussion : ils n'ont pas cette complaisance.
Quand je cherche la source du silence, je ne
la trouve que dans le double abîme, où l'Immensité divine est en tète à tète
avec le néant de l'homme. Et la lumière du double abîme, cette lumière, c'est
l'humilité.
Humilité, lumière, silence, quelle route mène
à vous, sinon la route indiquée ? C'est la prière qui vous trouve, prière
ardente, pure, continuelle, prière fille des entrailles. C'est aussi le livre de
vie, c'est la croix qui, en nous montrant nos crimes, nous ouvre les portes de
l'humilité. O chers enfants de mon âme, je vous le demande, et je me le demande
à moi-même : soyons unis dans la même sagesse, bien loin, bien loin de toute
discorde. Oh ! cette paix, cette paix, cette paix qui fait l'unité entre les
frères ennemis, je vous la souhaite ardemment. La force que donne cette paix,
c'est l'esprit d'enfance. Quand vous le posséderez, au lieu de vous laisser
enfler par la science ou par le sens naturel, des péchés d'autrui vos regards
tomberont sur vos péchés, et si vous querellez quelqu'un, ce quelqu'un ce sera
vous. L'esprit d'enfance ignore les questions de préséance ; il ignore la
lourdeur, la pesanteur de l'homme qui dispute.
Je désire, ô mes enfants, que votre vie, même
dans le silence, soit un miroir où les adversaires de la vérité contemplent son
image dans l'esprit d'enfance, dans l'esprit de zèle, dans l'esprit de
compassion discrète. O mes enfants, si j'apprenais que vous n'avez qu'un cœur et
qu'une âme, et que l'esprit d'enfance est descendu sur vous, je serais
tranquille sur votre vie et tranquille sur votre mort ; car je vois dans la
lumière vraie que sans unité vous ne pouvez pas plaire à Dieu. O mes enfants,
pardonnez-moi mon orgueil ; c'est donc moi qui ose engager les autres à être
humbles ! C'est votre désir et votre amour qui m'ont contrainte à parler.
L'amour est la première des vertus. Sans lui
la prière ne vaut rien ; sans lui elle est une pure vanité que Dieu rejette, et
toute vertu est sans fruit. Sur l'inutilité de la prière destituée d'amour,
lisez le livre de vie, écoutez Jésus-Christ : « Si au moment de déposer votre
présent sur l'autel, etc. » Le don de l'oraison ne vaut rien, s'il n'est
offert dans le lien de la charité. Et dans l'oraison dominicale : «
Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons, etc. »
Il vous sera pardonné comme vous aurez
pardonné.
Posez-vous donc dans l'état de la plus
intime, de la plus unitive charité.
Sachez, mes enfants, que l'amour est le
centre où est contenu tout bien, et le centre où est contenu tout mal. Il n'y a
rien sur la terre, ni chose, ni homme, ni démon, qui soit redoutable comme
l'amour, parce qu'aucune puissance ne pénètre comme celle-là l'âme, la pensée,
le cœur ; et si cette force n'est pas réglée, l'âme se précipite, comme quelque
chose de léger, dans tous les pièges, et son amour est sa ruine. Je ne parle pas
seulement de l'amour absolument mauvais, dont l'infernal danger n'échappe à
personne, et que l'évidence elle-même nous dit d'éviter. Je parle de l'amour de
Dieu et de l'amour du prochain. L'amour de Dieu m'est pardessus tout suspect.
S'il n'est armé de discernement, il va à la mort ou à l'illusion ; s'il n'est
discret, il court à une catastrophe : ce qui commence sans ordre ne peut aboutir
à rien. Beaucoup se croient dans l'amour, qui sont dans la haine de Dieu et dans
l'amitié de ses ennemis. Celui qui aime Dieu uniquement pour être préservé de
telle ou telle douleur accidentelle n'est pas dans un ordre parfait ; car il
aime lui d'abord, et Dieu ensuite, qui cependant doit être aimé avant tout et
pour lui-même. Il s'est fait un Dieu de lui-même, et n'aime Dieu qu'en vue de
lui. Celui qui aime ainsi, aime les choses à cause de lui-même, ne cherchant en
elles que le plaisir de son corps, dont il a fait un Dieu. Il aime ses parents,
s'ils rapportent honneur et profit ; il aime dans les saints, non la sainteté,
mais le secours qu'il en espère pour lui-même ; il aime les aptitudes qui
peuvent faire briller devant quelqu'un ses qualités extérieures ; il aime la
science pour la parade ; il veut raisonner, et non pas aimer ; il veut reprendre
avec orgueil, afin de passer pour quelque chose.
Il y en a d'autres qui croient aimer Dieu, et
qui l'aiment d'un amour infime et imparfait. Ils l'aiment parce qu'il dispose du
pardon et du paradis, mais ils ne se soucient pas de lui-même ; ils l'aiment
uniquement pour qu'il les garde du péché et de l'enfer. D'autres l'aiment pour
avoir des consolations et des douceurs spirituelles ; d'autres, pour être aimés
de lui ; d'autres désirent la sainteté de leurs parents et de leur amis à cause
de l'honneur qui rejaillit sur eux ; d'autres, parmi les lettrés, aiment Dieu
pour recevoir le sens, la science et l'intelligence de l'Écriture ; parmi les
illettrés, pour savoir parler des choses de l'esprit ; mais ils ne songent ni à
la gloire de Dieu ni à leur salut. Ils veulent qu'on les aime et qu'on les
considère ; ils aiment la spiritualité afin de prendre place parmi ses héros, et
de gagner le cœur de ses amis ; ils ne songent qu'au profit et à la réputation ;
ils aiment l'obéissance, la pauvreté, la patience, l'humilité extérieure et
toutes les vertus, afin de dépasser les autres, afin d'être les premiers ; ils
ressemblent à Lucifer, qui fit tout ce qu'il fit pour avoir la première place.
D'autres, afin d'étendre partout la réputation de leur sainteté, admirent la
sainteté de toutes les âmes, saintes ou non, afin de paraître charitables envers
tous, et absolument incapables d'un jugement téméraire.
Il y en a qui aiment l'ami dévot ou l'amie
dévote d'un amour spirituel, parfait et divin ; mais cet amour tombe dans
l'excès et dans le défaut s'il n'est armé d'une profonde discrétion. Il devient
charnel, inutile et nuisible ; il perd son temps en conversations vaines ; les
cœurs sont collés l'un contre l'autre, et la sagesse n'est pas entre eux. Cet
amour augmente, il se procure ce qu'il veut : la présence de la personne aimée.
Loin d'elle il languit ; prés d'elle il augmente par une transformation
dangereuse et une conformité de goûts qui n'a pas sa source dans la vérité.
Contre cet amour, l'âme n'a pas d'arme : il grandit jusqu'au désordre. Si la
personne aimée est blessée de la même flèche, le danger augmente. Ici commence
l'échange des secrets. On s'entretient continuellement de son amour ; on se dit
l'un à l'autre : « Personne au monde ne m'est aussi cher ; je te porte dans
mon cœur. » Ils parlent ainsi pour donner un corps à leurs sentiments ; car
ils veulent les palper. Ces deux âmes s'appellent l'une l'autre ; elles se
désirent dans l'intérêt de leur dévotion et de l'avancement spirituel qu'elles
croient rencontrer dans leur union. Si quelque tentation naît de leur tendresse,
la raison intervient et contredit ; car elle n'est pas encore suffoquée par
l'amour.
Mais voici que la tendresse augmente : un
nuage passe sur la raison, une infirmité passe sur l'esprit. Alors arrive
l'attouchement. On n'y voit aucun danger. Que peut-il faire à l'âme ? On se
donne des permissions qui entraînent une déchéance intérieure, et la perfection
souffre, la raison décline : l'amour la serre à la gorge, et l'âme, comptant
pour rien ce qui n'est pas dangereux, l'âme se dit : « Allons toujours, je
n'ai pas de mauvaise intention ; il n'y a pas grand mal dans tout cela. » Le
nombre des choses permises va toujours en augmentant. Bientôt les deux volontés
n'en font plus qu'une et la raison n'a plus la force d'élever la voix. Chacun
suit l'autre, là où il va. Comme le désordre est intervenu, si une proposition
mauvaise est faite, celui qui la reçoit n'a plus la force de dire : Non ; et si
la proposition ne lui est pas faite, c'est lui qui la fait ; car il sent qu'elle
est attendue, qu'elle va plaire : l'âme est arrachée à la prière, à l'austérité,
arrachée à son antique désert, arrachée à l'antique habitude d'être forte sur
elle-même, et l'amour, qui était divin, devient une passion entre deux
misérables. Il augmente toujours ; tout à l'heure la présence et la parole de la
personne aimée suffisaient, à présent elles ne suffisent plus. voici que l'une
des deux victimes de cet amour toujours croissant veut absolument savoir si
l'autre est blessée au même degré qu'elle-même et par la même flèche. Elle
cherche à en faire l'épreuve, et si elle le peut, le danger devient énorme pour
les deux personnes. Quand le doute a disparu, quand chacune des deux passions
est parfaitement sûre d'être partagée, la présence et la parole ne leur donnant
plus la satisfaction réclamée, les deux créatures tombent dans l'oisiveté, et de
là dans toute dépravation.
Voilà pourquoi l'amour m'est suspect
par-dessus tout.
Il contient tout mal. Donc prenez garde au
serpent. Je suspecte l'amour de Dieu, je suspecte l'amour du prochain, car ce
qui était bon peut devenir mauvais. L'amour de Dieu devient mauvais sans
l'armure du discernement. L'armure est donnée 1 l'homme dans l'acte sublime de
la transformation. Or la transformation de l'âme en Dieu a trois modes
d'accomplissement.
La première transformation unit l'âme à la
volonté de Dieu, la seconde l'unit avec Dieu, la troisième en Dieu et Dieu en
elle.
La première transformation est une imitation
de Jésus crucifié, car la croix est une manifestation de la volonté divine.
La seconde transformation unit l'âme avec
Dieu. Son amour n'est plus seulement alors un acte de sa volonté ; car la source
est ouverte, la source des sentiments immenses, la source des immenses délices ;
cependant il y a encore place ici pour la parole et la pensée.
La troisième transformation fond tellement
l'âme en Dieu et Dieu en elle, qu'à la hauteur immense où le mystère
s'accomplit, les paroles meurent avec les pensées : celui-là sait ces choses qui
les sent.
La première transformation, quoiqu'elle
contienne la loi de l'amour, est insuffisante et laisse place à l'illusion.
La seconde transformation, si elle
s'accomplit bien, assure à l'amour sa vraie direction.
La troisième transformation habite les
sommets où réside le gouvernement de l'amour.
La seconde et la troisième sont les dons de
la grâce.
La seconde, dans le domaine de
l'imperfection, la troisième, dans le domaine de la perfection, peuvent
s'appeler la sagesse. C'est elle qui enseigne à l'âme le gouvernement de
l'amour. C'est elle qui règle dans l'âme les mouvements du feu divin, lui
assurant la durée, la persévérance et le secret. Elle interdit au visage et au
corps toute indiscrétion dans la tenue et dans le geste. C'est elle qui enseigne
à l'amour du prochain la maturité, réglant les lois, la mesure et les heures de
la condescendance. C'est l'union divine qui fournit la sagesse, la maturité, la
gravité, la discrétion savoureuse, et cette lumière révélatrice qui protège
l'amour contre la précipitation et l'illusion.
Si vous ne vous sentez pas en vous l'infusion
de cette sagesse, défiez-vous de vos entrailles au moment où elles vous
emportent vers un ami, ou vers une amie ; la bonne intention qui vous a unis
pour la prière, en vue de Dieu, n'est pas une garantie pour tous les périls.
Celui-là peut s'unir sans crainte qui a
conquis la science et la puissance de se séparer de tout, à l'instant, s'il le
veut.
Pour comprendre les lois de la sagesse
appliquées au gouvernement de l'amour, il faut connaître les différentes
propriétés de celui-ci.
Au commencement de l'amour, l'âme subit un
attendrissement, puis une faiblesse, ensuite la force.
Quand l'âme commence à sentir le feu divin,
il s'élève de son fond une clameur et une rumeur. C'est à peu prés ce qui arrive
aux pierres dans la fournaise, quand on veut les réduire en chaux. Au premier
contacte du feu, elles crient ; mais quand la réduction est opérée, elles
s'apaisent et se taisent. Ainsi l'âme cherche au commencement les consolations
divines ; à leur défaut, l’âme s'attendrit, crie contre Dieu, et se lamente :
« Pourquoi me traitez-vous ainsi ? Oh ! pourquoi cette langueur ? etc. »
L'audace de l’âme naît d'une sécurité secrète qu'elle tire du Dieu qu'elle
accuse.
Dans cet état les consolations la contentent.
Dieu porte à l’âme un amour qui ressemble à
un amour créé ; il lui prodigue, avec ses caresses, d'étonnantes et ineffables
consolations que 1'[me ne doit pas demander avec importunité. Ne les méprisez
pas, si Dieu les donne ; car elles sont votre nourriture, elles vous excitent à
le poursuivre, et écartent de vous l'ennui. C'est par elles que l'âme est portée
vers la transformation, vers la recherche incessante du Bien-Aimé ; quelquefois
aussi l'amour croît par leur absence, et commence à chercher le Bien-Aimé
lui-même. Si elle ne l'a pas, elle sent sa faiblesse, et ne se contentant plus
des consolations, elle cherche la substance de Celui qui les donne, et plus elle
s'abîme dans le joies qui viennent de lui, plus elle languit et gémit dans son
amour croissant, parce que ce qu'il lui faut, c'est la présence de Dieu
lui-même.
Mais quand l'âme unie à Dieu est établie sur
la vérité, qui est son siège, on n'entend plus ni cris, ni plaintes, ni
attendrissement, ni affaiblissement. L’âme se sentant indigne de tout bien et de
tout don, et digne d'un enfer plus affreux que celui qui existe, est établie
dans une maturité, dans une sagesse admirable, dans l'ordre, dans la solidité,
dans une force qui affronterait la mort par la vertu de l'amour, et elle possède
dans toute la plénitude dont elle est capable.
C'est Dieu lui-même alors qui grandit l'âme,
pour la rendre capable de ce qu'il veut poser en elle.
Et elle voit que Dieu seul est, et que tout
n'est rien, excepté en lui et par lui.
Alors, par comparaison, elle regarde comme
rien les magnificences qu'elle a dépassées, et toute créature, et la mort, et la
faiblesse, et l'honneur, et le blâme, et dans l'énormité de sa paix suprême,
perdant les désirs tels qu'elle les avait, et son action propre, celle qu'elle
exerçait, elle se tient fondue en Dieu.
Et alors elle voit si profondément, dans la
lumière divine, la majesté de l'ordre, que rien ne la trouble plus, pas même
l'absence de Dieu.
Et, à force d'être conforme à lui, elle ne le
cherche plus s'il s'absente ; mais, contente de lui, elle remet entre ses mains
l'ordre universel.
Mais à l'instant où cesse la vision, qui
n'est pas habituellement continuelle, un désir de feu surgit au fond de l'âme,
et ce feu la pousse à faire sans peine les oeuvres de pénitence, avec une
puissance qu'elle ne se connaissait pas : car cet état est plus sublime que tout
ce qu'elle a vu. Cet amour de feu est parfait, et pousse l’âme à l'imitation de
Jésus crucifié, qui est la perfection de la perfection. Sa Passion a duré autant
que sa vie. Elles ont commencé, continué et fini ensemble. Il fut toujours sur
la croix de douleur, de pauvreté, de mépris, d'obéissance et de pénitence. Et,
parce que l'amour veut ressembler et plaire, celui qui aime l'Homme-Dieu
Jésus-Christ veut lui ressembler et lui plaire, et s'assimiler sa vie.
Plus la perfection grandit, plus l'âme veut
suivre ses exemples et ses préceptes, et éviter entre elle et lui tout
désaccord. Et il faut continuer toujours, car l'Homme-Dieu n'a jamais quitté la
croix de la pénitence. Sa mesure doit être la vôtre : il vous demande toute
votre vie. Quant à la grandeur de votre pénitence, c'est la direction qui doit
la déterminer. La transformation de l’âme en volonté divine ne se prouve pas par
des paroles, mais par des actes et ressemblances.
Mais quand l’âme transformée en Dieu même
habite dans son sein, quand elle a atteint l'union parfaite et la plénitude de
la vision, alors elle se repose dans la paix qui passe tout sentiment. Puis
quand l'âme revient à elle-même, elle fait un nouvel effort pour opérer une
nouvelle transformation qui la ramène à la volonté divine, et celle-ci à la
vision.
Tant qu'elle est dans les actes de pénitence,
dans le domaine crucifiant de la transformation volontaire, elle imite
Jésus-Christ.
La vision dont j'ai parlé est la force qui
dirige l'amour de Dieu et du prochain. C'est là que l'âme voit l'être de Dieu,
et comment toute créature tire son être de Celui qui est l'Être. Et elle voit
que rien n'existe qui ne tire de lui son existence. Introduite dans la vision,
l’âme puise à la source vive une sagesse admirable, une science supérieure aux
paroles, une gravité forte ; elle arrache à la vision son secret ; elle voit la
perfection de tout ce qui vient de Dieu, et perd la faculté de contredire, parce
qu'elle voit dans le miroir sans mensonge la sagesse qui créa. Elle voit que le
mal vient de la créature, qui a détruit ce qui était bien. Cette vision de
l'Essence très haute excite dans l'âme un amour de correspondance, et l'Essence
nous invite à aimer tout ce qui tient d'elle l'existence, toute vérité, toute
justice, toute créature raisonnable ou irraisonnable pour l'amour d'elle-même ;
l'Essence nous pousse à aimer tout ce qu'elle aime, tout ce à quoi elle ordonne
d'être. Avant tout, les créatures raisonnables, et, parmi celles-ci, les
bien-aimées de l'Essence. Et quand elle voit l'Essence s'incliner par amour vers
les créatures, l’âme imite ce mouvement, s'inclinant comme elle s'incline, dans
la même mesure et du même côté.
Les amis du Père portent un signe, c'est
qu'ils suivent son Fils unique. Les yeux de leur âme sont tendus vers le
Bien-Aimé ; ils sont en quête de leur transformation ; tout entiers et
totalement ils veulent être fondus dans la volonté de Celui qu'ils aiment, et
c'est le Fils unique du Père.
Quand l'amour de l’âme est une création de
l'Essence souveraine, quand il est né de cette contemplation, alors il sait
monter vers l'Essence d'où il tire son origine. Il sait aussi descendre vers les
créatures, respectant toutes les harmonies, s'inclinant plus ou moins suivant le
mouvement régulateur que fait l'Essence pour s'incliner. Dès lors il ne peut
plus passer la mesure, et tout amour devient suspect à l’âme, s'il n'est un don direct de Dieu. Quand l’âme qui a vu l'être de Dieu possède au
degré suffisant l'amour de correspondance, elle devient forte jusqu'à
l'immutabilité. Rien, pas même les visions d'un autre genre ni les ravissements,
rien ne l'ébranle. À défaut de la vision ineffable, une réflexion profonde qui
pèse l'être de Dieu, peut suffire et suffit pour purifier tout amour, et pour
émousser toute pointe mauvaise.
Quant à la vision ineffable, outre l'amour
créé qu'elle produit dans l'âme, parce qu'elle porte sur l'Incréé, elle laisse
couler dans l'homme un amour de même nature. Totalement absorbée par la vision,
l’âme ne sait comment répondre à Celui qui vient en elle. Mais cet amour
illustre fait ses opérations.
Remarquez ceci : Au moment où la vision fut
donnée à l’âme, l’âme opérait et se recueillait dans un immense désir pour
approfondir son union. Mais ensuite c'est l'amour incréé qui agit dans l’âme ;
c'est lui qui la pousse à se retirer de toute créature, pour augmenter l'union
intime. C'est l'amour incréé qui fait lui-même les opérations de l'amour. Or le
principe des opérations de cet amour est l'illumination et le don d'un désir
nouveau.
C'est un certain amour fort et nouveau, que
l'âme serait incapable de se donner. Or l'amour incréé fait tout le bien qui se
fait par nos mains. Sans lui, nous sommes capables de tout mal. Tout bien vient
de lui. La véritable humilité consiste à voir en vérité quel est l'opérateur du
bien ; quiconque a cette vue possède l'Esprit de vérité. L'amour de Dieu n'est
jamais oisif. Il pousse à suivre réellement la voie de la croix. Cet amour offre
la croix à l'âme ; c'est une pénitence, longue, grave, austère, mais sa mesure
et sa forme doivent dépendre toujours de l'harmonie universelle. L'ordre a sa
commodité, qu'il faut suivre en toutes choses. Cet amour véritable arrête toute
espèce de désordre dans l'attitude, dans le boire, dans le manger. Il exclut la
vivacité vaine ; au lieu de résister à l'ordre, il se fait un ordre là où il
n'en trouve pas.
Et quand l'amour, pendant toute la vie de
l'homme, et dans la mesure de ce qu'il faut, aura porté les fruits de l'arbre de
la croix, les fruits de pénitence dans l'austérité, c'est alors qu'il commencera
à comprendre qu'il est un serviteur inutile, un serviteur mauvais. Il verra deux
parts : en Dieu tout amour, en lui toute haine, et cette vue l'introduira dans
une pénitence à laquelle il ne voudra pas que le corps reste étranger. Que la
pénitence soit légère, ou non, c'est l'amour incréé qui la fait, et il la
diversifie immensément suivant les besoins de chaque âme. Que la pénitence et la
pensée de la pénitence ne soit jamais un poids pour vous ; car c'est Dieu qui
opère. Pour provoquer votre volonté et obtenir votre consentement, Jésus-Christ
a donné l'exemple.
Ceux qui sont élevés à la vision de l'Essence
incréée s'abîment dans ce repos immense, et, ayant puisé le feu à la source,
sont poussés par lui vers de plus grandes entreprises ; car leur flamme est
renouvelée.
Ceux qui n'ont pas l'esprit de vérité,
s'attribuant la gloire à eux-mêmes, deviennent des idolâtres qui adorent leurs
bonnes oeuvres.
Ils changent en idoles les dons de Dieu, leur
lumière devient leur idole, leur science devient leur idole ; ils changent en
idole jusqu'à leur prudence, qui leur était donnée pour discerner. Car tout bien
vient de l'amour, de l'amour incréé, qui brûle éternellement, et ne s'éteint
jamais au fond de lui-même.
Qu'à Lui soit honneur et gloire dans les
siècles des siècles. Amen !
La route qui mène à cet amour est la lecture
du livre de vie, et il n'y en a pas d'autre. O mes enfants chéris, que notre
amour soit parfait ! Que notre transformation soit entière I car il est tout
amour, cet Homme-Dieu, ce Dieu incréé, ce Dieu incarné ; il nous aime tout
entier, il veut que tout entier nous l'aimions. Il veut que Lui, et nous par
l'amour, nous fassions un.
J'appelle enfants de l'Esprit ceux qui, par
la grâce de la charité, vivent en Dieu, dans la perfection de l'amour
transformé. Nous sommes tous fils de Dieu par la création, mais ceux-là sont les
vases de l'élection et les fils de l'Esprit, en qui Dieu a posé son amour, et
dans lesquels il se repose, attiré par sa propre ressemblance. C'est sa grâce et
son amour qui a formé son image dans l'âme. J'appelle parfait celui qui a
transformé sa vie en la ressemblance de l'Homme-Dieu.
Or, sachez que Dieu, noble par nature, nous
demande notre cœur tout entier et non la moitié de notre cœur ; il le veut sans
intermédiaire, sans partage, sans contestation. On dirait que Dieu fait la cour
à l'âme humaine. Si elle se donne toute, il prend tout ; si elle se donne à
moitié, il la reçoit à moitié ; mais c'est la première de ces deux choses qui
fait sa joie ; car l'amour pariait est un amour jaloux. L'Époux, dans son amour,
ne peut souffrir chez l'Épouse l'ombre d'un partage, ni en public, ni en secret.
or, notre Dieu est un Dieu jaloux. Je sais, du reste, je sais parfaitement que
s'il existait un homme qui eût goûté l'amour de Jésus crucifié, de ,Jésus
souverain bien, cet homme-là ne s'arracherait pas seulement aux créatures, il
s'arracherait à lui-même pour se donner plus absolument, et que toutes les
puissances n'en feraient plus qu'une pour le transformer tout entier en Celui
qui est notre Sauveur et notre amour, Jésus-Christ, Jésus-Christ !
Si l’âme veut se dégager et s'élever vers la
perfection de l'amour qui se donne tout entier, qui se consacre non pas
seulement en vue de la récompense temporelle ou éternelle, mais aussi en vue de
l'être de Dieu, qui est la Bonté par essence, la Bonté digne de l'amour ; l’âme,
dis-je, doit marcher dans la voie droite, marcher dans la voie de l'ordre, avec
les pieds brûlants de l'amour.
Le premier pas qu'elle doit faire dans cette
voie, c'est de connaître Dieu en vérité, non pas par la surface, par le dehors,
par la science des livres. Il faut connaître profondément. Car l'homme aime,
comme l'homme connaît. Si notre connaissance est bornée, vague, superficielle,
si nous pensons à Dieu, comme quelqu'un qui s'acquitte de sa fonction, notre
amour sera misérable. Relisez ce que j'ai déjà dit sur ce sujet.
Mais l'amour a des propriétés et des signes
qui permettent de le reconnaître.
Première propriété. L'amour transforme l'un
en l'autre, quant à la volonté.
Or, la volonté du Christ est, ce me semble,
la vie dont il a donné l'exemple, vie pleine de pauvreté, de mépris,
d'obéissance et de douleur ; l'exercice de ces choses est un rempart contre le
mal et contre la tentation.
Seconde propriété. L'amour transforme l'un
dans l'autre, quant aux qualités constitutives de l'Être. Je n'en citerai que
trois : L'amour s'incline vers les créatures, suivant les lois de l'universelle
harmonie. L'amour est humble et doux. L'amour est immuable. Plus l’âme est
voisine de Dieu, plus elle est inaccessible au changement. La honte consiste à
être ébranlé par quelque chose de petit ; c'est Il que nous sentons notre
misère.
La troisième qualité de l'amour est la
transformation parfaite de l’âme en Dieu. Alors elle est inaccessible aux
tentations ; car elle ne réside plus en elle, mais en Lui.
Quand nous revenons à notre misère,
défions-nous de toute créature, défions-nous de nous-mêmes ; je vous en supplie,
restez en possession de vos âmes, ne vous donnez à aucune créature ; mais
gardez-vous pour Celui qui a dit : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de
tout votre cœur, de tout votre esprit, de toute votre âme et de toutes vos
forces. »
Voici quelques-uns des signes de l'amour.
D'abord la soumission de la volonté.
Ensuite l'exclusion absolue de toute amitié
contraire ; fallut-il quitter père, mère, frère, sœur, et tout ce qui ferait
obstacle à la volonté de l'amour.
Puis l'amour porte en lui une force
révélatrice des secrets qui oblige à montrer le fond de soi ; ce troisième signe
me parait capital. Il est le complément nécessaire des actes de l'amour.
Enfin l'amour possède un désir d'assimilation
qui fait chérir la pauvreté, si le Bien-Aimé est pauvre ; le mépris, s'il est
méprisé : l'amour veut partager les douleurs. Il ne semble pas qu'entre le riche
et le pauvre, entre l'homme des douleurs et l'homme des délices, l'amitié puisse
ne rien laisser à désirer : la distance des conditions est en général un
obstacle au partage de la vie.
Or, l'amour n'est pas seulement une force
d'assimilation, mais une force d'unité qui fait partout des semblables.
Jésus-Christ, l'éternel amour, a réuni ces
signes. Il s'est soumis à la volonté de l'homme, et Lui, qui d'un signe eût pu
tout écraser, il a obéi jusqu'à la mort. Il a renoncé à sa mère et à sa chair,
se livrant à la mort et les quittant sur la croix. Il nous a dit ses secrets :
« Je ne vous appellerai plus mes serviteurs ; car le serviteur ne sait ce que
fait son maître ; je vous ai appelés amis. » Il s'est rendu semblable à
l'homme, la faute exceptée. Il a été vraiment homme et vraiment mortel.
Imitons-le pour ne pas faire injure à l'amour de ses entrailles. Cherchons-le
comme il nous a cherchés. Imitons-le comme il nous a imités. Si un seul homme
faisait toutes les pénitences du monde réuni, ce serait trop peu pour
reconnaître une seule goutte de la sueur du Christ, ou pour mériter la moindre
des joies du paradis, ou pour expier le moindre des péchés mortels, ou pour
offrir seulement à Dieu la satisfaction de la créature. Aussi chacun devrait
s'efforcer de faire pénitence en secret, dans la mesure convenable, et de
désirer ce qu'il ne peut pas faire, et même de faire pénitence publiquement,
pourvu que ce ne soit pas pour chercher les regards ; car s'abstenir du bien par
crainte d'être vu, c'est tiédeur et lâcheté. Le Maître a donné l'exemple. Il a
fait beaucoup de choses qui n'ont été ni écrites, ni connues ; mais il n'a pas
négligé les actes publics par respect humain. Si la pénitence nous parait dure,
la patience ne pourrait-elle nous être agréable dans ces sortes d'afflictions,
qui, de la part de Dieu, sont des signes d'amour ? Ne pourrions-nous faire de
nécessité vertu ?
Ce que le Père a donné au Fils, souvent le
Fils le donne aux siens. Dieu le Père a choisi pour son Fils la pauvreté et la
douleur, l'angoisse du dedans, l'angoisse du dehors, une amertume au-dessus des
paroles et au-dessus des pensées. C'est pourquoi plusieurs reçoivent la
tribulation non pas seulement avec patience, mais avec joie, comme un signe
d'amitié et comme les arrhes d'un héritage Dans vos douleurs, contemplez celles
du Fils de Dieu, et cette vue sera votre remède. La tribulation produit
quelquefois d'excellents effets que nous ignorons. Quelquefois elle tourne
l'homme vers Dieu et le fait adhérer à lui. Quelquefois elle le fait grandir,
semblable à la pluie qui féconde la terre. Quelquefois elle lui donne la force,
la pureté et la paix. Ce genre de tribulation est précieux, sa valeur nous est
inconnue, et je porte envie à ceux qui l'éprouvent. Si nous savions son prix,
nous nous la disputerions : chacun arracherait à son voisin les moyens de se la
procurer. Je souhaite que vous soyez toujours consolés sous le fardeau de cette
vie par Celui qui est la lumière et la joie des affligés. Qu'à Lui soit la
gloire dans les siècles des siècles. Amen.
Connaissance de Dieu, connaissance de
soi-même, voilà la perfection de l'homme. Cette double vue produit grâce sur
grâce, lumière sur lumière, vision sur vision. Plus grandira votre connaissance
de Dieu, plus grandira votre amour, et avec lui votre force d'action. Votre
pratique sera la preuve et la mesure de votre amour ; ordinairement l'amour
cherche la ressemblance du Bien-Aimé dans l'action et la passion. Le Christ a
supporté la pauvreté, le mépris et la douleur. Le choix de la sagesse révèle la
valeur des choses.
Voici quelques dons très doux qui indiquent
chez celui qui les possède la plénitude et la perfection de l'amour
consommateur. Ils peuvent servir de mesure à l'âme pour connaître le point où
elle est arrivée dans la voie de la transformation.
D'abord l'amour de la pauvreté, qui délivre
l'âme des attaches de la créature, de toute possession qui ne serait pas celle
de Jésus-Christ, de toute espérance qui serait fondée sur un autre. Cet amour ne
doit pas seulement vivre dans le cœur, il doit se prouver par les actes.
Un autre don, c'est le désir d'être méprisé
par toute créature, et de ne trouver de compassion nulle part, et de vivre dans
le cœur de Dieu seul, et de compter pour rien partout ailleurs.
Je pourrais citer encore le désir d'être
accablé et inondé dans son cœur et dans son corps de toutes les douleurs de
Jésus et de Marie, et que toute créature vous les fasse subir sans relâche.
Celui qui n'a pas ces trois désirs ne possède
pas la ressemblance bienheureuse du Christ, car ils l'ont accompagné, sa mère et
lui, en tout temps et en tout acte.
Si vous possédez ces trois dons, le quatrième
sera de vous en sentir indigne, d'être persuadé que vous ne les avez pas par
votre vertu propre, et plus vous les aurez, plus vous croirez qu'ils vous
manquent ; car celui-là perd l'amour, qui se déclare satisfait de ses dons.
Sachez donc que jamais vous n'êtes arrivé ;
regardez-vous comme quelqu'un qui va commencer qui n'a jusqu'ici rien fait et
rien reçu.
Puis par une méditation incessante, par une
oraison savoureuse, vous chercherez ces choses dans l'intérieur de Jésus-Christ,
et vous crierez vers Dieu, lui demandant le manteau du nouvel Élie, et vous ne
réclamerez que la transformation parfaite de vous en lui, et vous vous plongerez
dans cette joie des joies dans la joie de votre vie terrestre, et vous gravirez
l'échelle de la contemplation pour chercher la plénitude de Jésus, et vous y
puiserez les surabondances infinies que sa vie extérieure n'a pas manifestées.
Alors vous fuirez comme la peste tout ce qui vous séparerait de votre amour.
Toute affection charnelle ou spirituelle, toute chose hostile ou contraire que
la terre vous présentera, vous fera le dégoût et l'horreur d'un serpent sur
lequel vous auriez posé le pied.
Enfin, vous ne jugerez personne, et vous ne
vous soustrairez au jugement de personne, vous regardant, suivant la parole de
l'Évangile, comme la dernière des créatures et la plus indigne des dons de Dieu.
Ceux qui posséderont ces choses de la vie
présente, dans le combat d'aujourd'hui, ceux-là posséderont Dieu dans la patrie,
ceux à qui Dieu donne pour les transformer en lui la croix de Jésus dans la vie
présente, seront transformés plus tard en Dieu lui-même, c'est pourquoi l'âme ne
doit chercher en cette vie les consolations spirituelles que pour soutenir sa
faiblesse et réchauffer sa froideur.
Parlons un moment du sacrement de l'amour,
parlons de l'Eucharistie.
C'est lui qui provoque dans l'âme la prière
ardente ; c'est lui qui réveille la vertu d'impétration, et la puissance
d'arracher à Dieu, c'est lui qui creuse l'abîme de l'humilité ; c'est lui qui
allume les flammes de l'amour. J'ai, non la pensée vague, mais la certitude
absolue, que si une âme voyait et contemplait quelqu'une des splendeurs intimes
du sacrement de l'autel, elle prendrait feu, car elle verrait l'amour divin. Il
me semble que ceux qui offrent le sacrifice, ou qui y prennent part, devraient
méditer profondément sur la vérité profonde du mystère trois fois saint, qu'il
ne faut pas marcher au pas de course dans cette contemplation, mais demeurer
immobile, fixe, enfoncé, absorbé, abîmé. Quoique les mystères du sacrement
soient absolument ineffables, je vais tâcher de présenter sept considérations
qui doivent être méditées en détail et une à une.
Ce mystère est absolument nouveau, absolument
admirable, absolument supérieur à la raison. Il fut annoncé d'avance, comme nous
le voyons dans l'Écriture ; mais s'il est ancien quant à la figure, il est
nouveau quant à l'accomplissement, quant à la réalité. Il est certain que par la
vertu des paroles consécratrices, l'Homme-Dieu changea le pain et le vin en son
corps et en son sang ; il est certain que le prêtre, son ministre, accomplit à
l'autel, en vertu du pouvoir qu'il a reçu, le même
acte de puissance.
Quand il prononce sur le pain et le vin les
paroles de la consécration, ces matières sont transsubstantiées dans le vrai
corps et le vrai sang de l'Homme-Dieu. Il reste la couleur du pain et du vin,
leur saveur, leur apparence, leurs accidents ; mais ces accidents ne portent pas
sur le corps de Jésus-Christ, ils portent sur eux-mêmes, la puissance divine
leur ayant donné des ordres supérieurs à leur nature. La couleur est donc ici en
elle-même, la saveur en elle-même, la blancheur en elle-même: chaque qualité
détachée de toute substance porte sur elle-même. Voilà en vérité la grande
innovation qu'a faite le bras de la sagesse, armé de puissance et de bonté : le
corps et le sang du christ poursuit dans ses élus, après la communion, la grande
nouveauté, et accomplit l'inconnu. Or, en face du sacrement, que nul ne
s'étonne : avez-vous mesuré la toute-puissance ? Sur tant d'autels à la fois, en
deçà et au delà de la mer, ici et là, ailleurs encore ! Oh ! que personne, mes
enfants, n'ait l'audace de s'étonner, car il a dit lui-même :
« Je vous suis incompréhensible ; je suis
Dieu, j'agis sans vous, et le mot impossible n'a pas de sens pour moi. J'aurais
pu vous faire capables de comprendre ; j'ai mieux aimé vous laisser le mérite de
la foi : croyez et ne doutez pas. »
Secondement, le sacrement est souverainement
aimable, et plein de vertu pour allumer le feu. Ni la crainte ni l'intérêt ne
l'a institué : il est l'acte d'une force dont je ne sais pas le nom, à moins que
ce ne soit un amour sans mesure. Jésus-Christ l'a institué, parce que son amour
dépasse les paroles. comme ses entrailles criaient vers nous, il s'est jeté là
tout entier, tout entier et pour toujours, jusqu'à la consommation des siècles.
Ce n'est pas seulement en mémoire de sa mort qu'il institua l'Eucharistie ; non
, c'est pour rester tout entier avec nous, tout entier et pour toujours.
Si vous voulez pénétrer dans cet abîme et
regarder devant vous, la première condition est d'avoir de bons yeux.
Pressentant au moment de la Cène la séparation corporelle, vaincu par l'amour
qui veut unir, il s'est substitué lui-même, et a inventé un mode inouï d'unité.
O amour inextinguible ! La présence de la mort lui était déjà présente,. il
voyait venir sur lui l'agonie inénarrable ; c'est alors qu'il se donne à nous,
qu'il invente un moyen de ne pas nous quitter ; car ses délices sont d'être avec
les enfants des hommes ! Quelle cruauté faudrait-il pour contempler profondément
cet amour, et ne pas aimer soi-même ce grand ami, sur qui l'oubli n'eut prise ni
dans la vie ni dans la mort, mais qui a voulu se donner tout entier, avec toute
sa grandeur, pour faire l'unité ? Je crois, en vérité, qu'il n'y a pas une âme
au monde qui, si elle pesait cet amour, ne fût pas attirée et transformée en
lui.
En troisième lieu, ce sacrement renferme des
mystères de compassion : il provoque l’âme. Jésus-Christ l'institua au milieu
d'une douleur mortelle et ineffable : il allait quitter ses disciples, la
vierge, sa chère mère. C'était l'instant suprême, l'instant de la séparation, et
il voyait devant lui tous ceux qui allaient l'abandonner. Celui-ci allait le
trahir, celui-là le renier ; il se donne à l'un et à l'autre. Ses frères lui
préparaient des douleurs inouïes, au milieu desquelles l'attendait l'abandon ;
il pressentait la mort avec ses horreurs, les coups, les injures, la croix, les
clous, etc. ; il allait suer le sang après la Cène, suer le sang dans la prière,
non pas quelques gouttes de sang, mais des ruisseaux qui allaient couler à
terre.
Et cependant il n'eut pas de repos qu'il
n'eût institué le mystère qui le donne, et une des propriétés de ce mystère,
c'est de renouveler mystérieusement la mémoire de la Passion et du sang versé. «
Toutes les fois que vous ferez ceci, dit-il, faites-le en mémoire de moi. »
Dites-moi si vous connaissez une âme qui puisse voir ces douleurs sans se
transformer en elles : si elle existe, cette âme refuse la communion du cœur.
En quatrième lieu, ce sacrement est une
montagne sans sommet ; il a la vertu de creuser l'abîme d'où l'humilité lance au
ciel l'adoration la moins indigne. Celui qui l'a institué, c'est l'Homme-Dieu,
c'est le Seigneur incréé. L’âme, dans sa contemplation, doit regarder à la fois
le sacrement dans la Personne qui l'a institué, et dans la substance qu'il
contient. Il contient le Dieu incréé, invisible, omnipotent, omniscient, juste,
très haut et miséricordieux, créateur du ciel et de la terre, des choses
visibles et des choses invisibles : et voilà le sommet de la montagne. Sur une
de ses crêtes intermédiaires, nous rencontrons l'humanité de Jésus-Christ ;
humanité, divinité, deux natures, une personne, union hypostatique ! Quelquefois
l’âme, dans la vie présente, reçoit de l'humanité du Christ une joie plus
intense que de sa divinité, parce que l’âme, moins disproportionnée à la
première chose qu'à la seconde, a plus de capacité pour jouir de celle-là.
L’âme, qui est la forme du corps, jouit du Dieu incréé dans le Dieu fait homme.
O Jésus-Christ créateur ! ô Jésus-Christ créature ! ô vrai Dieu et vrai homme !
ô vraie chair ! ô vrai sang ! ô vrais membres d'un vrai corps. ô union
ineffable ! ô rencontre d'immensités ! ô Seigneur Adonaï ! Je vais de votre
humanité ! votre divinité, de votre divinité à votre humanité ; je vais et je
reviens. L’âme, dans sa contemplation, rencontre la divinité ineffable, qui
porte en soi les trésors de richesse et de science. O trésors impérissables ! ô
divinité ! C'est en toi que je puise les délices nourrissantes, et tout ce que
je dis, et tout ce que je ne peux pas dire ! Je vois l’âme très précieuse de
Jésus, avec toutes les vertus, tous les dons du Saint-Esprit, et l'oblation très
sainte, très sainte et sans tache. Je vois ce corps, le prix de notre rédemption
; je vois le sang où je puise le salut et la vie, et puis je vois ce que je ne
peux pas dire. Voici vraiment, sous ces voiles, Celui qu'adorent les
Dominations, devant qui tremblent les Esprits et les Puissances redoutables !
Oh ! si nos yeux s'ouvraient comme leurs yeux, quels prodiges feraient en nous,
aux approches du mystère, le respect et l'humilité ! Où est-il, où est-il, celui
qui pourrait garder son orgueil s'il contemplait ce que je contemple, et n'être
pas terrassé dans son cœur et dans son corps ?
Cinquièmement, ce sacrement possède une vertu
de sublimité qui élève l'âme vers les choses du ciel. La Trinité l'a instituée
pour se rattacher ce qu'elle aime, pour arracher l'âme à elle-même et l'emporter
à Dieu, pour l'enlever aux créatures, pour l'unir à l'Essence incréée, pour la
faire mourir aux choses du péché et vivre selon l'Esprit dans la sphère des
choses divines. Sa bonté infinie et sainte l'a institué pour unir, pour
incorporer Dieu à l'homme, l'homme à Dieu ; pour que
réciproquement l'un et l'autre se donnent l'hospitalité, pour
qu'ils se portent l'un l'autre, et que notre faiblesse ait ce qu'il faut pour la
guérir.
Si vous suivez par le regard d'une
contemplation profonde ce mouvement du Seigneur, qui s'incline du haut des cieux
et vient vous prendre par la main pour vous sauver de l'ennui terrestre, il vous
sera difficile de ne pas être entraîné par lui.
En sixième lieu, ce sacrement est d'une
valeur suprême : il est le don des dons et la grâce des grâces. Quand le Dieu
tout-puissant et éternel vient à nous avec toute la perfection de l'humanité
trois fois sainte de la divinité, il ne vient pas les mains vides. Pourvu que
vous ayez fait l'épreuve que demande l'Apôtre, et que vous ne soyez pas dans
l'intention de pécher, il vous fait remise des peines temporelles, vous fortifie
contre les tentations, restreint la puissance de vos ennemis, et augmente vos
mérites. C'est pourquoi je vous recommande à la fois, dans la réception du
sacrement de l'autel, la fréquence et le respect. Saint Augustin dit quelque
part, il est vrai : « Quant à la communion quotidienne, je ne la blâme ni ne
la loue. » Mais lui-même dit ailleurs : « Vivez de façon à communier tous
les jours. » Quelle était donc sa pensée quand il a dit la première parole ?
Voyant que dans l'Église les bons sont mêlés aux mauvais, il n'a pas blâmé la
communion quotidienne, dans la crainte d'en écarter les bons, et s'il a dit
qu'il ne la louait pas, c'était uniquement dans la crainte d'autoriser les
mauvais.
Les autres bienfaits du sacrement dignement
reçu sont absolument au-dessus des paroles. Il est impossible de mesurer l'océan
de grâces qu'apporte avec elle une seule communion, si l'homme n'oppose pas de
résistance.
Enfin, ce sacrement est le sacrement des
louanges, digne d'admiration au delà des mots et des pensées. Toute bonté, toute
beauté, toute sainteté, sont en lui.
Il renferme le souverain Bien incréé et le
souverain Bien créé, l'essence divine et l'humanité de Jésus-Christ. Pourquoi la
louange de la terre n'est-elle pas comme celle des cieux, superbe,
ininterrompue? Les anges chantent l'éternel Sanctus, et leur chant ne s'arrête
pas : les saints et les bienheureux voient et sentent le sacrement sublime.
Enveloppés dans le sacrifice de louanges comme dans les plis d'un manteau de
gloire, ils vivent dans l'Essence infinie qui fait leur béatitude. Toujours en
présence du souverain Bien, du Dieu incréé et du Dieu incarné, ils le
reconnaissent et l'adorent dans le sacrement de l'autel. Ils reçoivent de notre
sacrement une nouvelle douceur, une nouvelle joie, une nouvelle puissance
d'adorer, qui tient à l'universelle harmonie, à l'universelle communion. Ils
communient à la fois à la tête et aux membres du corps mystique. Ils voient,
sentent et savent que le mystère très haut est une des joies de Jésus-Christ,
une des manifestations de sa bonté, une des complaisances de son amour unitif.
C'est pourquoi les anges et les saints
jouissent du mystère qui leur ouvre une source de louanges ; ils partagent la
complaisance de Jésus-Christ ; ils jouissent de ses délices. Les bienheureux de
l’Église triomphante voient avec des transports de joie .les grâces qui coulent
sur l’Église militante par le canal du sacrement de l'autel. Que le ciel et la
terre se répondent, que toute lèvre s'ouvre pour la même adoration !
Quand l'homme approche de l'Eucharistie, je
l'engage à se demander quel est celui qui approche, quel est celui vers qui il
approche, comment il approche, pourquoi il approche. Il approche d'un Bien qui
est le souverain Bien et la cause de tout bien, le Bien unique, sans .lequel
rien ne participe à sa bonté, c'est le Bien suffisant et remplissant, qui
rassasie de grâce et de gloire les saints et les esprits, les âmes et les corps.
Il s'approche pour recevoir le Dieu incarné, le souverain Bien, qui, dans la
créature, rassasie, surpasse et glorifie ; qui, en dehors des créatures, se
déploie sans borne et sans mesure ; souverain Bien que la créature ne peut ni
connaître ni posséder que dans la mesure où il se livre pour être connu et
possédé, et il se livre dans la mesure où chaque créature est capable de lui.
Chaque créature, suivant la quantité d'être
qu'elle a reçue de l'essence infinie, est plus ou moins capable de celui qui est
l’Être et qui est la source de l’Être, et qui est supersubstantiel. Il
s'approche du Bien, hors duquel il n'y a pas de bien. O souverain Bien ! ô Bien
non considéré, non connu, non aimé, trouvé par ceux-là seuls qui donnent tout
pour avoir tout ! O mon Dieu ! si l'homme regarde la bouchée de pain qu'il va
manger, comment fait-il pour ne pas considérer, dans le plus profond
recueillement de son âme et de son corps, cet Éternel, cet Infini, qui va
devenir pour lui, suivant ses dispositions intimes, ou la mort, ou la vie ? Si
vous ne mangez pas la chair du Fils de l'homme, si vous ne buvez pas son sang,
vous n'aurez pas la vie en vous. Oh ! approchez donc d'un tel Bien et d'une
telle table avec un grand tremblement resplendissant d'amour ! Allez dans votre
blancheur, allez dans votre splendeur ; car vous allez au Dieu de toute beauté,
au Dieu de gloire, qui est la sainteté par excellence, la félicité, la béatitude
et l'altitude, la noblesse, l'éternelle joie de l'amour sans mensonge : allez
donner et recevoir l'hospitalité trois fois sainte ; allez, dans la blancheur de
votre pureté, pour être purifié ; allez dans la force de votre vie, pour être
vivifié ; allez, dans l'éclat de votre justice, pour être justifié ; portez à
l'autel l'intimité de l'union divine pour recevoir l'unité plus intime, pour
être incorporés à celui qui vous attend.
O Dieu incréé, et doucement incarné, l'homme
a mangé votre chair, il a bu votre sang : qu'il ne fasse plus qu'un avec vous
dans les siècles des siècles. Amen.
Voici la dernière lettre que nous écrivit,
avant sa maladie mortelle, notre mère Angèle de Foligno ; voici les dernières
lignes que sa main a tracées. Elle nous avait prévenus elle-même : « Mes
enfants, avait dit notre mère, voici ma dernière lettre. » Car elle connut
longtemps d'avance le bienheureux moment où elle passerait du temps à
l'éternité.
À la nouvelle terrible qu'Angèle parlait pour
la dernière fois, celui qui tenait la plume pour avoir le courage d'écrire, eut
besoin d'être forcé par elle.
Avant de dicter, elle poussa un grand cri :
O mon Dieu ! faites-moi digne de connaître
quelque chose du mystère de la hauteur, quelque chose de cette incarnation, que
vous avez faite, de cette incarnation, principe et source du salut. O
incarnation ineffable ! C'est elle qui apporte à l'homme, avec les rassasiement
de l'amour, la certitude du salut. Cette charité est au-dessus des paroles ;
mais au-dessus d'elle il n'y a rien : le Verbe s'est fait chair, afin de me
faire Dieu ! O secret des entrailles de Dieu ! Vous vous êtes anéanti et
dépouillé pour faire de moi quelque chose ; vous avez pris l'habit du dernier
des esclaves pour me donner le manteau d'un roi et d'un Dieu i Et, prenant la
forme de l'esclave, vous n'avez rien diminué de votre substance, vous n'avez
fait tort de rien à votre divinité. Mais l'abîme de votre humilité m'ouvre les
entrailles et m'arrache les cris : « O incompréhensible, fait compréhensible à
cause de moi ! O incréé, vous voilà créé ! O inaccessible aux esprits et aux
corps, vous voilà, par un prodige de puissance, vous voilà palpable aux pensées
et aux doigts ! O Seigneur, touchez mes yeux, pour que je voie la profondeur et
la hauteur de la charité que vous nous avez communiquée dans cette incarnation !
O heureuse faute ! non pas heureuse en elle-même, mais par la vertu de la
miséricorde divine. Heureuse faute qui a découvert les profondeurs sacrées et
cachées des abîmes de l'amour ! En vérité une charité plus haute ne peut pas
être conçue. O Très-Haut, faites mon intelligence capable de votre charité très
haute et ineffable !
Seigneur, j'aperçois cinq mystères.
Agrandissez mon intelligence, car la capacité manque. Voici le mystère de
l'Incarnation. Voici le mystère de la science, de l'exemple, de la pénitence et
de la douleur. Voici la mort terrible, soufferte pour nous ! Voici la gloire de
la Résurrection. Voici la sublimité de l'Ascension. Incarnation ! ô amour
ineffable ô amour sublime et transformé. Soyez béni, Seigneur, qui me faites
comprendre que vous êtes né pour moi. Oh ! quelle gloire, quelle gloire de voir
et de sentir, comme je le crois, comme je le sens, que vous êtes né pour moi ô
sentir cela en vérité, voilà la délectation, voilà la joie des joies ! La même
certitude que nous tirons de l'Incarnation, nous la tirons aussi de la Nativité,
car il est né pour faire l’œuvre qui a déterminé son incarnation. O Admirable,
que vos miséricordes sont miséricordieuses ! Vous nous avez enseigné l'esprit de
vie : car votre pauvreté, vos douleurs, vos opprobres sont des documents, des
leçons et des livres. Votre naissance, votre vie et votre mort parlent le même
langage.
Le mystère de sa mort met devant nos yeux,
avec notre rédemption, le but de la naissance de jésus ; cinq considérations me
frappent en ce moment dans cette mort. D'abord la déclaration et
l'accomplissement de notre salut. Puis la force et le triomphe. Puis la
manifestation de l'amour divin dans sa plénitude et sa surabondance. Puis la
vérité très haute, très cordiale et très profonde dont il nous a rassasiés ; car
nous avons vu dans ce miroir sous quel aspect le Père nous a présenté le Fils.
Enfin nous avons vu comment le Fils nous a manifesté le Père. Cette
manifestation fut l'obéissance qu'il a gardée jusqu'à la mort et jusqu'à la mort
de la croix ; par elle il a répondu pour tout le genre humain. O Dieu incréé,
faites-moi digne de connaître la profondeur de cet amour et l'abîme de cette
miséricorde ! Faites-moi digne de comprendre cette charité ineffable, dont la
communication nous a été faite quand le Père nous a manifesté Jésus-Christ comme
son Fils, quand le Fils nous a manifesté son Père comme notre Père ? O
admirable !c'est en vous qu'est toute saveur, toute suavité, toute délectation,
et la contemplation qui arrache l'âme au monde d'en bas, qui lui donne le repos
et la paix, la transporte plus haut qu'elle-même, et elle se dresse sur
elle-même.
Dans la résurrection, j'aperçois deux points
de vue : d'abord la ferme espérance de la nôtre puisée dans celle de
Jésus-Christ. Puis la connaissance de la résurrection spirituelle, qui est
donnée par la grâce, quand d'un infirme elle fait un fort, quand d'un mort elle
fait un vivant.
Mystère de la hauteur, inénarrable, inconnu
et ineffable, perfection de la perfection ! O Dieu éternel, donnez-moi des yeux
pour voir, pour voir, pour sonder. La plénitude du salut est dans votre
ascension, Seigneur. Faites-moi capable de l'abîme, pour que j'y plonge et que
je regarde ! O Jésus-Christ, c'est par l'ascension que vous nous avez mis en
possession de votre Père et du nôtre ! Il faut une perpétuelle oraison pour lire
dans le livre des cinq mystères. Charité de la création i charité de la
rédemption ! Seigneur, faites-moi capable de sonder la charité d'en haut. O
Incompréhensible ! donnez-moi l'intelligence de l'amour sans prix, de l'amour
inestimable, pour que je voie dans vos entrailles la flamme qui les dévore ! Car
de toute éternité vous avez appelé le genre humain à la vision de vous-même. Et
vous, à Très-Haut, vous avez daigné désirer la vision de nous-même. Oh ! que je
voie donc mon péché ! Que j'évite donc les châtiments épouvantables dont vous
avez menacé ceux que le bienfait sans mesure et le mystère sans parole trouvent
ingrats sur la terre !
Ensuite elle parla de sept dons, de sept
bienfaits en particulier, et voici en quels termes :
« O très doux Seigneur, parmi la multitude
innombrable de vos dons, faites-moi capable d'en comprendre sept. D'abord la
création mystérieuse. Puis l'élection admirable qui nous donne rendez-vous dans
la gloire. Puis le don de Jésus-Christ, qui naquit et mourut pour nous donner la
vie. Puis le don très haut de la raison. Car, au lieu de créer une femme, vous
auriez pu créer une bête.
O raison admirable ! C'est par elle que je
vous connais, par elle que je connais mes péchés ; par elle que, votre grâce
aidant, je résiste à la tentation.
O Incompréhensible ! Vos mains ont fait un
chef-d'œuvre. Vous nous avez créés à votre image et ressemblance ; puis vous
nous avez revêtus de votre lumière, comme d'un manteau. Puis vous nous avez
donné l'intelligence. Faites-moi capable de comprendre la grandeur de cette
intelligence, grâce à laquelle mes lèvres peuvent vous appeler mon Dieu ! Puis
vous m'avez donné la sagesse. O Seigneur, faites-moi savourer cet autour qui m'a
donné la sagesse, la sagesse, la joie des joies, par laquelle en vérité je goûte
Dieu ; je le sens, je le goûte. Le septième don est l'amour.
O Essence pure !
Faites-moi comprendre l'amour, puisque
les anges n'ont pas d'autre bonheur que de voir Celui qu'ils aiment et d'aimer
Celui qu'ils contemplent !
O don qui est au-dessus de tout don, puisque
l'amour c'est vous !
O Souverain Bien, qui nous avez fait capables
de connaître et d'aimer l'amour, tous ceux qui arrivent devant votre face sont
jugés d'après les lois de l'amour. L'amour est la seule puissance qui conduise
les contemplateurs à la contemplation !
O Admirable, que vos oeuvres sont admirables
dans vos enfants !
O souverain Bien ! Bonté incompréhensible et
charité très ardente !
O Divinité, vous avez daigné nous
substantifier au milieu de votre substance !
Au milieu de votre substance ! Prodige des
prodiges, admirable au-dessus des prodiges !
O mystère des mystères ! Mystère de la
substance, à votre approche, l'entendement créé tombe en défaillance. Mais avec
la grâce et la lumière divine, nous sentons ce que nous ne comprenons pas, nous
goûtons la substance, et elle est le gage de ceux qui vivent dans le désert,
dans le désert en esprit, dans le désert en vérité, et tous les chœurs des anges
sont occupés de cette merveille ; et que tous les hommes du désert soient
occupés de la même occupation, que tous les hommes du désert contemplent la même
contemplation, et c'est alors qu'ils deviendront véritablement les hommes du
désert, et la main de la puissance les séparera des créatures, et leur
conversation est dans les cieux. Gloire à Dieu. Amen. »
Quand notre mère Angèle se sentit près de la
mort, Angèle, qui, sur terre, vécut loin de la terre, elle fit son testament, et
enseigna pour la dernière fois ses fils, et leur dit :
« Mes chers enfants, je vous parle pour
l'amour de Dieu, suivant la promesse que j'ai faite : je ne veux rien emporter
avec moi, rien vous cacher, qui puisse vous être utile. Car Dieu a dit à l'âme :
« Tout ce qui est à moi est à toi. » Par quelle vertu peut-il se faire
que tout ce qui est à Lui soit à nous ; je vous le dis, en vérité, c'est la
charité qui fait cela. Les paroles que je vais prononcer ne sont pas de moi,
elles sont de Dieu.
Car il a plu au Seigneur de me donner l'amour
et la sollicitude de tous ses fils et de toutes ses filles, de tout ce qui
respire sur le globe, en deçà et au delà de la mer. Je les ai gardés comme j'ai
pu, et j'ai souffert pour eux les douleurs que personne ne sait. O mon Dieu, je
les remets aujourd'hui entre vos mains, vous suppliant par votre ineffable
charité de les préserver de tout mal, et de les affermir dans tout bien, dans
l'amour de la pauvreté, du mépris et de la douleur, de transformer leur vie en
votre vie, et de les introduire dans la perfection dont vos paroles et vos
actions nous ont donné le modèle quand vous viviez dans la vie humaine.
O mes fils chéris, écoutez la parole suprême,
la parole et la prière de l'adieu. Voici cette parole : « Mes enfants, soyez
humbles ! Mes enfants, soyez doux !» Je ne parle pas de l'acte extérieur ;
je parle des profondeurs du cœur ; mes enfants, soyez doux dans le fond. Soyez
en vérité les disciples de Celui qui a dit : «Apprenez de moi que je suis
doux et humble de cœur. » Ne vous inquiétez ni des honneurs ni des dignités.
O mes enfants, soyez petits pour que le Christ vous exalte dans sa perfection et
dans la vôtre. Soyez humbles, et que votre néant soit immobile devant vos yeux.
Les dignités qui enflent l'âme sont vanités qu'il faut maudire. Fuyez-les ! Car
elles sont dangereuses ; mais écoutez ! écoutez ! elles sont moins dangereuses
que les vanités spirituelles. Montrer qu'on sait parler de Dieu, comprendre
l'Écriture, accomplir des prodiges, faire parade de son cœur abîmé dans le
divin, voilà la vanité des vanités, et les vanités temporelles sont après cette
vanité suprême de petits défauts vite corrigés. Oh ! comptez-vous pour rien ! O
Rien inconnu ! O Rien inconnu ! En vérité l'âme ne peut avoir une science plus
profonde ni une vision plus haute que de voir son Rien et de s'y tenir.
O mes enfants, efforcez-vous d'avoir la
charité sans laquelle le salut n'est pas, ni le mérite. O mes chers enfants, et
mes pères, et mes frères, aimez-vous les uns les autres ! Voilà la condition de
l'héritage promis ; et que votre amour ne soit pas borné à vous, qu'il embrasse
toutes les nations. Je vous le dis, mon âme a plus reçu de Dieu, quand j'ai
pleuré et souffert pour les péchés des autres plus que pour les miens. Le monde
rirait, si je disais que j'ai pleuré les péchés des autres plus que les miens,
car cela n'est pas naturel. Mais la charité n'est pas née du monde. O mes
enfants, aimez et ne jugez pas ; et si vous voyez un homme pécher mortellement,
ayez horreur du péché, mais ne jugez pas l'homme, et ne méprisez personne ; car
vous ne savez pas les jugements de Dieu. Beaucoup semblent damnés qui sont
sauvés devant Dieu. Beaucoup semblent sauvés qui sont damnés devant Dieu. Je
puis vous dire que, parmi ceux que vous méprisez, il en est à qui je crois que
Dieu tendra la main.
Je ne vous laisse pas d'autre testament :
Aimez-vous les uns les autres, et que votre humilité soit profonde. Je vous
laisse tout ce que je possède, tout ce que je tiens de Jésus-Christ, la
pauvreté, l'opprobre et la douleur, en un mot la vie de l'Homme-Dieu. Ceux qui
accepteront mon héritage seront mes enfants ; car ce sont les enfants de Dieu,
et la vie éternelle les attend. »
Elle fit silence, puis imposa la main sur
chaque tète, et dit : « Soyez bénis, mes enfants, par le Seigneur et par moi.
Soyez bénis, vous qui êtes présents, soyez bénis, vous qui êtes absents. Suivant
l'ordre du Seigneur, je donne aux présents et aux absents ma bénédiction pour
l'éternité, et que Jésus-Christ vous la donne en même temps ; soyez bénis par la
main qui a été élevée sur la croix. »
Angèle, brisée par la mort qui venait, et
plus profondément absorbée qu'à l'ordinaire dans l'abîme sans fond de la
Divinité, ne prononça que quelques paroles interrompues et rares. Ces paroles,
nous qui étions là, nous avons essayé de les recueillir. Les voici À peu prés.
Elle mourut vers le temps de Noël, vers la
dernière heure : « Le verbe s'est fait chair », dit-elle. Puis après un
long silence, comme une personne qui revient d'un long voyage :
« Oh ! toute créature est en défaut,
l'intelligence des anges ne suffit pas. »
Quelqu'un lui demanda:
« Pourquoi toute
créature est-elle en défaut ? Pourquoi l'intelligence des anges ne suffit-elle
pas ? »
Angèle répondit : « Pour comprendre. »
Et puis plus tard : « Oh ! en vérité,
voici mon Dieu qui fait ce qu'il a dit. Jésus-Christ me présente au Père. »
Un instant auparavant elle venait de dire :
« Vous savez que pendant la
tempête Jésus-Christ était dans le navire ? En vérité, il est ainsi dans l'âme
quand il permet les tentations, quand il semble dormir. Et il ne met fin aux
tentations et aux tempêtes que quand tout l'homme est broyé. Telle est sa
conduite vis-à-vis de ses enfants véritables. »
Puis dans un autre moment :
« O mes enfants, je vous dirais quelques
paroles, si j'étais certaine de n'être pas trompée. »
Elle pensait à la certitude actuelle de sa
mort, et craignait de la voir encore retarder. Angèle désirait. Elle ajouta :
« Je vous parle, mes enfants, uniquement
pour vous engager à poursuivre ce que je n'ai pas poursuivi. »
Et un instant après :
« Mon âme a été lavée et purifiée dans le
sang du Christ, qui était chaud comme au moment de sa mort.
Et il fut dit à mon âme :
« Voici le purificateur. » Et mon âme répondit : « O mon Dieu,
serai-je trompée ? » Et il me répondit :
« Non. »
Puis elle ajouta :
« Jésus-Christ, Fils de Dieu, m'a présentée
au Père, et j'ai entendu ces paroles : « O mon épouse et mon amour ! O celle
que j'ai aimée en vérité, je ne veux pas que tu viennes à moi chargée de
douleurs, mais parée de la joie inénarrable. Que la reine revête le manteau
royal, puisque voici le jour de ses noces ! »
Et on me montra un manteau, semblable au
cadeau de noces, gage d'un long et grand amour ; il n'était ni de pourpre ni
d'écarlate, mais de lumière et capable de vêtir une âme.
Et alors Dieu me montra son Verbe, de sorte
que maintenant je sais ce que c'est que le Verbe, je sais ce que c'est que de
proférer le Verbe, le Verbe qui voulut être incarné pour moi. Et le Verbe passa
par moi, me toucha, m'embrassa et me dit :
« Venez, ma bien-aimée, que je
n'ai pas aimée d'un amour trompeur. Venez : car dans la joie tous les saints
vous attendent. »
Et il ajouta :
« Je ne vous confierai ni
aux anges, ni aux saints ; je viendrai en personne, et je vous en lèverai
moi-même. Vous êtes telle qu'il faut pour paraître devant la Majesté. »
La veille de sa mort, elle disait à chaque
instant :
« Père, je remets mon âme et mon esprit dans
vos mains. »
Une fois elle ajouta :
« Je viens d'entendre cette réponse :
« Ce
qui fut imprimé pendant ta vie sur ton cœur, il est impossible que tu ne
possèdes pas cela dans ta mort. »
— Et nous ! Vous voulez donc, mère, partir et
nous quitter ?
Mais elle :
« Je vous l'ai caché ; mais je ne vous le
cache plus, mes enfants, je vais mourir. »
Le même jour toute douleur cessa. Les
souffrances, depuis quelques jours, étaient nombreuses et horribles. Mais le
corps entra dans un repos profond, et l'âme dans un océan de délices, et Angèle
semblait goûter d'avance la joie promise.
Quelqu'un lui demanda s'il en était ainsi :
« Oui », répondit-elle.
Dans cette paix du corps, dans cette joie de
l'esprit, Angèle demeura le samedi soir, entourée des frères, qui lui montraient
l'office du jour.
Ce jour-là même, octave de la fête des saints
innocents, à la dernière heure de la soirée, comme quelqu'un qui s'endort d'un
sommeil léger, Angèle, notre mère, s'endormit dans la paix.
Dégagée des liens de la chair, son âme très
pure, absorbée dans l'abîme de la Divinité insondable, reçut des mains de son
Époux, pour régner éternellement avec lui, la robe d'innocence et d'immortalité.
Par la vertu de la croix, par les mérites de
la Vierge, par l'intercession de notre mère Angèle, que le Seigneur Jésus-Christ
nous conduise là où elle est. Amen.
La servante de Jésus-Christ, Angèle de
Foligno, sauvée du naufrage de ce monde, s'envola vers les joies célestes,
depuis longtemps promises à ses désirs, l'an 1309 de l'ère chrétienne, dans les
premiers jours de janvier, sous le pontificat du pape Clément V.
Ejus corpus Fulginei in
Ecclesia sancti Francisci Patrum Minorum honorifice tumulatum, ibique miraculis
coruscans, summa fidelium religione colitur.
Ubertin de Casale, dans un essai
autobiographique, sorte de préface à son Arbor vitæ,
a signalé le rôle de sainte Angèle de Foligno près de lui. Il la
rencontra dans la vingt-cinquième année de sa vie religieuse, c'est-à-dire en
1298, comme il ressort de la discussion des dates, donnée par le P. Frédégand
Callaey,
dont nous reproduisons ou résumons les renseignements.
Ubertin entra dans l'ordre des Mineurs en
1273, et revêtit sans doute la bure franciscaine dans un couvent de la custodie
de Montferrat, ou tout au moins de la province de Gènes dont relevait Casale.
Les contemporains l'appellent plusieurs fois Ubertin de Gènes. Pendant quatorze
années, nous raconte-t-il, il se livra avec ferveur à la vie spirituelle et
tendit à la perfection, malgré les tentations de l'esprit malin, et de la vaine
science.
Envoyé par ses supérieurs à Florence pour y
continuer ses études vers 1285, il visita en pèlerin les sanctuaires de Rome,
puis il s'achemina vers l'Ombrie. Dans ses relations avec Jean de Parme à
Greccio, l'ancien général de l'ordre le prévint contre le relâchement, l'initia
aux prophéties qui avaient cours, et lui fit entrevoir la rénovation spirituelle
de la chrétienté. Il vit aussi, à Cortone, Marguerite la sainte pénitente, dont
le fils était là au couvent des Franciscains.
Pendant quatre années à Florence il se livra
à des études et au ministère. Ses directeurs d'âme y achevèrent « l'œuvre
commencée dans les cloîtres de Gènes, serres chaudes de la vie mystique,
continuée à l'ermitage de Greccio et à Cortone, aux pieds de l'austère
patriarche Joachimite, et de la Madeleine de Toscana » (p. 11).
Ces âmes, en qui bouillonnait l'esprit du
Christ, nous dit-il, étaient le bienheureux Pierre de Sienne, un tertiaire,
marchand de peignes, le pettinagno, dont Dante a loué les « sante orazioni »
au 13e chant du Purgatoire ; — la pieuse vierge Cécile ; — et
plus encore Pierre de Jean Olivi, qui, vers 1287, arrivait de Montpellier comme
lecteur, mais aussi « vénéré comme un confesseur de la foi par ses partisans.
Sa sainteté et son savoir théologique en faisaient l'oracle des Franciscains
spirituels ».
Il ne semble pas sans vraisemblance
d'affirmer que Dante, alors âgé de 22 à 24 ans, connut Ubertin : ses
prédications le signalaient, ils avaient un ami commun, Pier Pettinagno, et
l'arrivée d'un maître en théologie tel qu’Olivi faisait du couvent de
Santa-Croce un centre intellectuel très apprécié.
Ubertin quitta Florence en 1289 pour se
rendre à Paris et s'y préparer au professorat. Là, semble-t-il, s'il faut en
croire les reproches amers qu'il s'adresse, sa conduite ne fut pas toujours
exemplaire, et il abusa de sa situation privilégiée pour se relâcher de sa
ferveur. Mais il est impossible de déterminer à quel point il se laissa
entraîner aux abus, que Jacopone de Todi a poursuivis de sa verve railleuse.
Alvarez Pelayo pousse au noir jusqu'à dire que certains martres, par leur
négligence des règles et de la pauvreté, deviennent les premiers destructeurs de
l'ordre : « Nam veraciter aliqui magistri et lectores primi et præcipui regulœ
prævaricatores et ordinis destructores. »
Il ne fallut rien de moins, à en croire
Ubertin, qu'une apparition terrifiante du Christ courroucé pour le faire rentrer
en lui-même. Mais il reçut aussi la grâce de rencontrer la bienheureuse Angèle
qui le remit sur le bon chemin ; et on sent à le lire toute la reconnaissance du
converti :
« Dieu me l'a fait connaître d'une façon
merveilleuse que je passe sous silence. Il lui révéla les plus secrets replis de
mon cœur ; pas de doute, ce fut Lui qui me parla par sa bouche. Elle me restitua
au centuple les dons de jadis, que ma méchanceté m'avait fait perdre, à ce point
que dès lors je ne fus plus le même homme qu'auparavant. Mon esprit fut
renouvelé au contact des splendeurs de la vérité qu’elle m'exposa ; ma tiédeur
d'Âme, mon infirmité corporelle disparurent. Tout homme au jugement sain qui
m'avait connu avant ma rencontre avec la bienheureuse, ne pouvait douter que
l'esprit du Christ ne fût à nouveau engendré en moi. Que les détracteurs qui
s'en prennent à la vie irréprochable de cette âme très sainte qu'est Angèle et
mettent en doute les conversions multiples opérées par sa parole et ses exemples
le veuillent ou non, Dieu l'a constituée mère de belle dilection, de crainte
salutaire, de grandeur d'âme et de haute espérance à l'égard d'une multitude de
fils spirituels. Tous les biens leurs sont venus avec elle ; sa main a répandu
abondamment sur eux le trésor de la vertu, même sur ses nombreux enfants qui
menaient d'abord une vie déréglée. »
Les Bollandistes qui citent dans leurs Acta
Sanctorum l'éloge d'Angèle fait par Ubertin (le 4 janvier, p. 234. Anvers 1643),
soulignent ce grand témoignage rendu à la bienheureuse par le premier écrivain
qui l'ait célébrée. Magnum sancti et a Deo illuminati scriptoris de Angela
testimonium.
Après avoir rappelé ces termes enthousiastes
du converti, au souvenir du bon ange qui l'arracha aux jouissances égoïstes
d'une vie immortifiée, le récent historien d'Ubertin de Casale constate les
effets durables de cette intervention :
« Il faut bien croire, écrit-il, que
la veuve de Foligno exerça sur lui un ascendant considérable : car le changement
de vie opéré en lui semble avoir été sérieux. Désormais il s'oriente
définitivement vers le rigorisme des Franciscains spirituels. Sans doute ses
regards se tenaient dirigés vers ce mouvement, ses préférences allaient à lui
dès ses premières années de profession religieuse. Mais il l'a perdu de vue
quelquefois, emporté par les distractions au milieu desquelles il a vécu assez
longtemps. Durant ses années d'études à Florence et son séjour à Paris, le parti
de la communauté n'eut qu'à se féliciter de lui. Au concile de Vienne, Ubertin
témoigna qu'il fut choyé par lui aussi longtemps qu'il ne le contredit pas.
Seulement une voix, persistante comme le
remords, vient l'arracher à plusieurs reprises aux douceurs de la vie mitigée. À
chaque chute une main secourable se tend vers lui, le relève et lui montre
l'idéal obscurci par la poussière du chemin. Fait touchant, à côté du maître
spirituel qui enrichit son intelligence de la science surnaturelle, il rencontre
toujours une femme pieuse qui scrute son cœur et le pétrit de ses mains de fée.
À peine sorti de l'ermitage de Greccio, il s'achemina vers la cellule de
Marguerite de Cortone. À Florence la clairvoyante Cécile complète l’œuvre de
rénovation accomplie en lui par Pierre Pettignano et Pierre de Jean Olivi. À son
retour de Paris, à peine revenu de la frayeur que lui a causée son terrible
rêve, la bienheureuse Angèle est là qui le réconforte avec une tendresse toute
maternelle et l'affermit, pour de bon cette fois, dans la voie étroite de la
spiritualité franciscaine. Car dès maintenant son plan de vie est définitivement
tracé : Ubertin est acquis tout entier au groupe rigoriste qui se réclame des
premiers compagnons de saint François, et compte parmi ses membres les plus
illustres Jean de Parme, Olivi, et Conrad d'Offida. C'est d'eux qu'il s'inspire
désormais. Mais son tempérament fougueux, qui ne s'accommode que des extrêmes,
le poussera bien souvent à exagérer leurs tendances. » (p. 22)
Bref, en 1298, à son retour de Paris, la
carrière d'Ubertin, alors âgé de 39 ans, est définitivement tracée. Après bien
des tergiversations son parti est pris ; « les écarts dont il s'est rendu
coupable durant son long séjour dans la ville universitaire, semblent lui avoir
inspiré un profond dégoût de la vie mitigée. À la voix d'Angèle de Foligno, il
s'élance avec toute l'impétuosité de son caractère sur les traces de saint
François et de ses premiers compagnons » (p. 25).
Les lecteurs du P. Callaey pourront le suivre
dans sa carrière. Qu'il nous suffise d'avoir rappelé, par des résumés ou des
citations, ces indications qui complètent les prologues du frère Arnaud et les
révélations personnelles de la bienheureuse.
Jules Pacheu
SOURCE :
www.JesusMarie.free.fr
FIN DE L'ŒUVRE
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