EXTRAIT
BIOGRAPHIQUE
Lors
de l'insurrection polonaise contre l'occupation russe, en 1863, un
cavalier polonais, Adam
Chmielowski, s'était fait remarquer par une
incroyable audace. Le 1er octobre 1864, il fonce au galop de son cheval
à travers une forêt. Pris dans l'étau d'une canonnade, il sent soudain
comme un fort coup de bâton sur sa jambe et il tombe à terre. On le
transporte dans une cabane de forestiers où, peu après, des chasseurs
Finlandais alliés du Tsar le trouvent. Le capitaine reconnaît ce jeune
cavalier que maintes fois ses hommes ont pris pour cible, sans succès, à
tel point qu'amis et ennemis l'ont cru invulnérable: «Vous aviez
certainement un porte-bonheur, lui dit le capitaine. – J'avais le
scapulaire de Notre-Dame sur la poitrine», répond fièrement Adam, en le
regardant droit dans les yeux, car il sait bien qu'il a affaire à des
Protestants. La jambe fracassée est gangrenée; il faut l'amputer.
«Quand? demande-t-il. – Tout de suite. – Très bien, commencez!...
Donnez-moi un cigare, cela me fera passer le temps». L'affreuse
opération se déroule sans anesthésie. On conduit ensuite Adam dans un
hôpital militaire en attendant de statuer sur son sort. Grâce à des
complicités, il réussit à quitter l'hôpital, caché dans un cercueil.
Adam est né le 20
août 1845 à Igolomia, en Pologne. Après l'insurrection de 1863, il suit
les cours de l'école des Beaux-Arts à Varsovie. En 1868, il est à
Cracovie où il fréquente les Siemienski. Fidèle à la foi de ses
ancêtres, M. Siemienski est cependant très ouvert aux courants
scientistes qui viennent de l'occident. Son épouse, profondément
chrétienne, possède un solide bon sens, et elle impressionne beaucoup
Adam. À cette époque, se répand la mode de faire tourner les tables pour
«évoquer les esprits». S'apercevant que les invités de son mari se
livrent à ces pratiques spirites, Mme Siemienska prend l'avis de son
confesseur, car elle ne peut persuader son époux de mettre un terme à
ces amusements dangereux. Le prêtre lui conseille de prendre son
chapelet et de prier tranquillement, sans se mêler aux séances.
Fendue en deux
«Un jour, raconte
Adam, nous nous sommes assis autour d'une grande table en bois de chêne,
si lourde que deux hommes pouvaient à peine la mouvoir. Sous nos doigts,
elle se mit à tourner et à bondir, en répondant à nos questions par des
coups secs et violents. Jamais encore elle n'avait été à tel point
déchaînée... Mme Siemienska était assise dans l'embrasure d'une fenêtre
et elle récitait à voix basse son chapelet. Cependant, nous étions en
train de faire des virevoltes à travers toute la salle avec cette table
diabolique et bondissante. Mme Siemienska n'y tint plus: elle se leva
brusquement, vint vers nous et lança son chapelet sur la table
tournante. Nous entendîmes alors comme une détonation de pistolet et la
table s'arrêta net. Lorsqu'on ralluma les lumières, nous vîmes qu'elle
était fendue en deux; l'épaisse plaque en chêne massif avait éclaté tout
au long du diamètre, malgré les crampons qui la fixaient par en bas.
Depuis ce jour, jamais plus nous ne nous amusâmes à faire tourner des
tables».
Le Catéchisme de
l'Église Catholique rappelle que «toutes les formes de divination
sont à rejeter: recours à Satan ou aux démons, évocation des morts ou
autres pratiques supposées à tort «dévoiler» l'avenir. La consultation
des horoscopes, l'astrologie, la chiromancie, l'interprétation des
présages et des sorts, les phénomènes de voyance, le recours aux médiums
recèlent une volonté de puissance sur le temps, sur l'histoire et
finalement sur les hommes en même temps qu'un désir de se concilier les
puissances cachées. Elles sont en contradiction avec l'honneur et le
respect, mêlé de crainte aimante, que nous devons à Dieu seul. Toutes
les pratiques de magie ou de sorcellerie par lesquelles on prétend
domestiquer les puissances occultes pour les mettre à son service et
obtenir un pouvoir surnaturel sur le prochain – fût-ce pour lui procurer
la santé –, sont gravement contraires à la vertu de religion... Le
spiritisme implique souvent des pratiques divinatoires ou magiques.
Aussi l'Église avertit-elle les fidèles de s'en garder» (CEC
2116-2117).
Pleine d'intérêt
pour Adam, Mme Siemienska lui obtient une bourse pour l'année scolaire
1869-1870, et le jeune homme se rend à l'académie des Beaux-Arts de
Munich. Là, il rencontre de nombreux compatriotes dont il devient
rapidement le chef. L'un d'eux a pu écrire de lui: «Il avait sur le
groupe une influence remarquable et son esprit, pénétrant et logique,
découvrait avant tout autre le sens exact de l'art et son rapport avec
l'âme humaine». Moins avancé que la plupart de ses compagnons dans la
technique de la peinture, il s'exerce à peindre, «avec rage et
acharnement», mais toujours d'une manière très personnelle et avec un
véritable talent.
Adam cache autant
que possible le handicap de sa jambe de bois. Mais sa prothèse lui cause
bien des souffrances. Il lui arrive de tomber dans de soudaines crises
de mélancolie jusqu'à ce que l'affection de ses amis le rende à nouveau
sociable et communicatif. Cette mélancolie a une source profonde dans
son tempérament qui aspire à toujours plus, à toujours mieux, et qui
exige trop de lui-même. Il lui arrive de déchirer rageusement les toiles
qu'il a peintes et qu'il estime sans valeur. D'une manière habituelle
pourtant, il est de bonne humeur, très serviable, aimant à faire des
plaisanteries.
Bâtir sur l'Évangile
De 1871 au printemps
de 1873, Adam séjourne avec deux amis à Paris. Il reste profondément
religieux et pratiquant. Passionné pour l'art, il ne se laisse pas
atteindre par les tentations troubles. «Le travail absorbe à tel point
le peintre, il désire tellement faire passer sur sa toile l'idéal
entrevu que tout le reste ne compte pas», écrit-il. Devant les
révolutions sociales qui affligent la France, il commente: «S'ils
veulent du progrès, pourquoi ne bâtissent-ils pas leurs États selon
l'Évangile?» Dans le même sens, le Pape Jean-Paul II affirme: «Le
sarment greffé sur la vigne qui est le Christ donne ses fruits en tout
secteur de l'activité et de l'existence. Tous les secteurs de la vie
laïque, en effet, rentrent dans le dessein de Dieu, qui les veut comme
le «lieu historique» de la Révélation et de la réalisation de la charité
de Jésus-Christ à la gloire du Père et au service des frères» (Christifideles
laici, 30 décembre 1998, n. 59).
Après un nouveau
séjour à Munich, il rentre en Pologne et publie un article sur l'art.
L'art est appelé à devenir «l'ami de l'homme, son guide» dans
l'ascension vers Dieu. Sans ignorer la valeur de la technique, du talent
et du métier, il considère que plus l'âme sera pure et belle, plus son
oeuvre s'épanouira en beauté. Au début de 1879, Adam se rend à Lvov chez
un ami. Là, mûrit en lui la décision de se faire religieux. Le 24
septembre 1880, il entre au noviciat des Jésuites de Stara Wies. Son âme
est inondée de joie. Mais une épreuve terrible l'attend. Une grande
retraite de trente jours commence. Adam s'y livre avec toute sa fougue;
bientôt cependant, il est pris d'angoisse. Après un manquement anodin à
ses résolutions, il tombe dans le scrupule et en devient malade. La
crise est profonde et son frère, Stanislas, l'emmène chez lui pour
l'aider à se reposer. Un jour, il entend un prêtre parler abondamment de
la miséricorde de Dieu et la lumière se fait dans son esprit. Il
retrouve la paix de l'âme mais ne retournera pas au noviciat des
Jésuites.
Il se remet à la
peinture. Son art se ressent du progrès spirituel que la souffrance lui
a fait accomplir. Un jour, il découvre la Règle du Tiers-Ordre de saint
François d'Assise. C'est pour lui un éblouissement. Il demande à être
reçu dans le Tiers-Ordre et prend le nom de frère Albert. Rentré à
Cracovie, il continue son métier de peintre, avec une souveraine liberté
d'esprit à l'égard de tout ce qui n'est pas Dieu. Touché de l'esprit de
pauvreté, il s'applique à voir dans le visage des mendiants qu'il
rencontre la Sainte Face du Seigneur. En effet, «ici-bas, le Christ est
pauvre dans la personne de ses pauvres» (Saint Augustin, Sermon
123, 3-4). Croisant un garçon, livide de froid et couvert de guenilles,
frère Albert lui dit: «Viens chez moi». Dans l'atelier, où il y a un bon
feu, le frère prépare à manger; puis il ajoute: «Et maintenant tu vas
dormir. – Où donc? – Mais, dans le lit! – Et vous? – Je m'arrangerai».
Le petit vagabond n'a même pas la force de protester, il se jette sur le
lit et dix minutes après dort profondément.
Plutôt dormir sous les ponts!
Frère Albert
découvre sa vocation. Bientôt, il mène une triple vie: la nuit, en
compagnie des vagabonds qu'il reçoit dans son atelier; le jour, face à
son chevalet de peintre pour gagner sa vie. Il visite les meilleures
familles de l'aristocratie polonaise et y plaide la cause des
misérables, mais ses efforts lui semblent une goutte d'eau devant un
océan de besoins. Cependant, la présence des étranges locataires de son
atelier lui cause des ennuis. Lorsqu'il est présent, tout se passe bien,
mais s'il s'absente, ils font du chahut et les voisins se plaignent. Il
lui faut quitter les lieux. Où aller? Il demande à l'un de ses hôtes:
«Où passais-tu la nuit avant de venir ici? – Dans l'asile de nuit, à
Kasimierz. – Il faudra que tu y retournes puisqu'on nous chasse d'ici. –
Retourner là-bas? Je préfère dormir sous les ponts! Je préfère geler à
mort...» Frère Albert réfléchit, puis ajoute: «Peux-tu m'y conduire? –
Pensez vous! On vous tuerait et moi avec».
Avec quelques amis,
frère Albert va cependant visiter l'asile de nuit des vagabonds, qui
s'appelle «Ogrzewalnia». Dès l'entrée, ils sont pris à la gorge par une
terrible puanteur. La salle est grande, mais d'une saleté innommable. Le
long des murs se trouvent des bancs de bois brut où s'entassent des
individus sinistres qui sèment la terreur, se gavent d'eau-de-vie et
jouent aux cartes. Sous les bancs gisent des malades et des vieillards,
qui supplient en vain qu'on leur donne une goutte d'eau. La salle est
traversée par un tuyau brûlant, sous lequel se pelotonnent les corps de
voyous et d'enfants profondément endormis. Vers minuit, d'autres
habitués du lieu arrivent et on se roue de coups pour trouver un coin. À
la sortie de ce lieu infâme, frère Albert et ses compagnons croient se
réveiller d'un cauchemar. Tout à coup, dans le grand silence, le Frère
s'écrie: «Il faut aller habiter avec eux. Je ne puis les laisser ainsi!»
Plus
bas encore
Son directeur de
conscience, un Lazariste, lui impose quelques mois de délai pour
discerner si cet élan de générosité vient du Saint-Esprit. Lorsqu'on lui
demandera par la suite les raisons de son extraordinaire vocation, il
répondra: «Pour sauver les misérables, il ne faut pas les accabler de
remontrances, ni leur faire la morale tout en étant rassasié et bien
vêtu: il faut se baisser et descendre plus bas encore, devenir encore
plus misérable». C'est bien la méthode employée par le Fils de Dieu
Lui-même. Pour le frère Albert, le véritable Amour vient de Dieu,
s'incarne dans le Christ, se communique par l'Eucharistie, porte des
fruits de miséricorde et devient la source de tout bien, privé et
public. À ses yeux, l'absence d'amour et le refus de la miséricorde
constituent la cause profonde de tous les maux qui ravagent le monde.
Dans sa Lettre
apostolique pour l'année de l'Eucharistie, le Pape Jean-Paul II écrit:
«Dans l'Eucharistie, notre Dieu a manifesté la forme extrême de l'amour,
bouleversant tous les critères de pouvoir, qui règlent trop souvent les
rapports humains, et affirmant de façon radicale le critère du service:
Si quelqu'un veut être le premier de tous, qu'il soit le dernier de
tous et le serviteur de tous (Mc 9, 35)... Pourquoi alors ne pas
faire de cette année de l'Eucharistie un temps au cours duquel les
communautés diocésaines et paroissiales s'emploieraient de manière
spéciale, par des actions fraternelles, à lutter contre telle ou telle
forme des nombreuses pauvretés de notre monde?... Nous ne pouvons pas
nous faire d'illusion: c'est à l'amour mutuel, et en particulier à la
sollicitude manifestée à ceux qui sont dans le besoin, que nous serons
reconnus comme de véritables disciples du Christ. Tel est le critère qui
prouvera l'authenticité de nos célébrations eucharistiques» (Mane
nobiscum Domine, 7 octobre 2004).
Avant de se lancer
dans une aventure aussi exceptionnelle, frère Albert se présente à
l'archevêque de Cracovie; le prélat lui accorde toute sa confiance et
l'admet à prononcer les trois voeux de religion. Lors d'un séjour dans
un couvent de Carmes, il se familiarise avec les oeuvres de saint Jean
de la Croix qui devient son auteur préféré. Le Supérieur du couvent, le
Père Raphaël Kalinowski, lui propose de se faire Carme. Frère Albert lui
répond: «Que feraient sans moi mes clochards?» et le Père réplique: «Va,
Frère, où Dieu t'appelle».
Le grand jour est
arrivé: frère Albert se rend à «l'Orgzelwania». Il y est accueilli par
des regards hostiles, narquois ou intrigués. Vêtu d'une bure grossière,
il a, pour se faire respecter, l'infirmité de sa jambe de bois. Il
déplie son petit balluchon: «Qui veut manger avec moi?» On regarde: il y
a du saucisson à l'ail et du pain blanc. «Tu as de l'eau-de-vie?»
demande une figure hirsute. Il en a apporté. «Comment t'appelles-tu? –
Frère Albert. – Eh bien! si tu n'as pas où dormir, reste!» Le premier
accueil est fait. Mais vers minuit, les plus durs arrivent.
L'apercevant, ils s'écrient: «Va-t-en ou on te balance!» Les autres
plaident sa cause: «S'il n'a pas où dormir, il a bien le droit de
rester, comme toi et moi». Une bagarre va éclater. Mais finalement tout
se calme.
Une
icône toujours fleurie
En novembre 1888,
frère Albert passe une convention officielle avec la ville de Cracovie
pour l'usage des locaux de «l'Ogrzewalnia», le droit de quête dans les
rues et la réinsertion sociale des plus valides. Très dévot à la Sainte
Vierge, il suspend au mur de l'asile une icône de Notre-Dame de
Czestochowa. Même parmi les plus mécréants, personne n'osera toucher à
celle qui est la Reine du pays. Une petite lampe à huile brûle jour et
nuit devant l'icône vénérable et des mains inconnues l'ornent de fleurs.
Les beaux jours de 1889 venus, frère Albert, aidé d'une équipe de
volontaires, rénove «l'Ogrzewalnia». On racle, on lave à grande eau, on
fait la chasse aux punaises, on bouche les trous, on badigeonne les murs
et on met des grabats. La mauvaise saison revenue, le local a changé
d'aspect. Les pauvres vagabonds sont un peu décontenancés, mais l'amour
brûlant que frère Albert leur manifeste les remet en confiance. Ces
hommes qui vivent dans la misère sentent combien cet étrange moine les
aime.
Pour nourrir ses
pauvres, frère Albert parcourt les rues de Cracovie en demandant
l'aumône. Les critiques pleuvent dru sur son passage, mais peu à peu
l'opinion publique se range de son côté. Les maraîchères des halles de
Cracovie lui font tous les jours un accueil chaleureux et s'empressent
de remplir sa charrette de dons en nature. La Providence envoie à frère
Albert des jeunes au coeur droit qui se laissent entraîner par la flamme
d'amour qui l'embrase. Ils partagent la vie des misérables, les servent
avec amour, nettoyant, lessivant, cuisinant. Pour les repas, tout le
monde s'assoit par terre, puis on bavarde joyeusement. Cependant, les
pauvres de l'asile ne sont pas de tout repos. Il y a là des bandits
notoires, des gens qui ont maille à partir avec la justice et qui
abusent de l'alcool. Parfois, les frères frôlent la mort. Quand
l'atmosphère se fait lourde et menaçante, un frère musicien prend son
violon et fait passer à travers son archet toute l'ardeur de son coeur.
Souvent alors les disputes s'arrêtent, les visages s'adoucissent.
Tous les jours,
frère Albert réunit ses fils et leur fait une instruction spirituelle.
Il leur apprend à faire oraison et à s'occuper des pauvres par amour
pour le Christ. Dans son Exhortation apostolique sur la vie consacrée,
le Pape Jean-Paul II écrira: «L'option pour les pauvres se situe dans la
logique même de l'amour vécu selon le Christ. Tous les disciples du
Christ doivent donc la faire, mais ceux qui veulent suivre le Seigneur
de plus près, en imitant son comportement, ne peuvent que se sentir
concernés par elle de manière toute particulière. La sincérité de leur
réponse à l'amour du Christ les conduit à vivre en pauvres et à
embrasser la cause des pauvres... En réalité, avant même d'être un
service des pauvres, la pauvreté évangélique est une valeur en soi, car
elle évoque la première des Béatitudes par l'imitation du Christ pauvre.
En effet, son sens primitif est de rendre témoignage à Dieu qui est la
véritable richesse du coeur humain. C'est précisément pourquoi elle
conteste avec force l'idolâtrie de Mammon (c'est-à-dire de l'argent)» (Vita
consecrata, 82, 90). Face à un matérialisme indifférent aux
besoins et aux souffrances des plus faibles, et même dépourvu de toute
considération pour l'équilibre des ressources naturelles, la pauvreté
évangélique est un appel à retrouver le sens de la mesure et la valeur
des choses. Elle «suscite l'intérêt de ceux qui, conscients des limites
des ressources de la planète, réclament le respect et la sauvegarde de
la création en réduisant la consommation, en pratiquant la sobriété et
en s'imposant le devoir de mettre un frein à leurs désirs» (Ibid.).
La
contagion de l'exemple
Pour restaurer la
dignité de ses pauvres, avilis par la misère, frère Albert se sert du
travail, conçu comme un facteur de perfectionnement moral et de progrès
humain. «Il y a des choses que la société n'a pas le droit de refuser à
ses membres, déclare-t-il: le droit au travail qui leur assure un gîte
et le pain quotidien. Si elle manque à ce devoir de justice, elle doit y
suppléer par la charité». Frère Albert ouvre des ateliers où ses fils,
revêtus de leur bure grossière et penchés sur leurs établis, donnent
l'exemple d'un travail assidu. Cet exemple est contagieux: les pauvres
prennent courage et retrouvent peu à peu le sens de leur dignité dans
une vie de travail. Frère Albert écrit de petites pièces de théâtre
qu'il fait jouer à ses pauvres avec les moyens du bord. Le succès en est
considérable; les coeurs s'ouvrent et de vrais miracles de conversion se
produisent. Aussi, lorsque frère Albert et ses fils récitent des
prières, à genoux au milieu de l'asile, leurs compagnons se sentent
attirés et se joignent à eux.
Dans son contrat
passé avec la municipalité de Cracovie, frère Albert s'est engagé à
prendre également en charge l'asile des femmes, qui dépasse en horreur
celui des hommes, car, en plus de la misère, il abrite la débauche
organisée. Le Seigneur lui envoie pour cette oeuvre des femmes qui
formeront la branche féminine de sa Congrégation. Mais le travail que
frère Albert demande à ses fils et ses filles est épuisant. Aussi, pour
les reposer, il installe des ermitages dans des lieux isolés, où ils
peuvent refaire leurs forces physiques et spirituelles en vivant du
travail de leur mains, au grand air, face aux merveilles de la nature.
De nombreuses villes
demandent à frère Albert des fondations. Il voyage beaucoup, toujours
comme un pauvre, au prix de nombreuses souffrances. Il se consume pour
donner, toujours donner. Il écrit: «Pour que le parfum se répande, il
faut briser le vase. Il ne suffit pas que nous aimions Dieu, il faut
encore qu'à notre contact d'autres coeurs s'embrasent. C'est cela qui
compte. Personne ne monte au Ciel seul». En 1914, la première guerre
mondiale le surprend en pleine activité. Mais ses jours sont comptés:
depuis longtemps, il est rongé par un cancer de l'estomac. Il survit
encore deux ans à travers de grandes souffrances. Fin 1916, alors que
depuis longtemps son estomac ne supporte plus aucune nourriture solide,
il entre dans une longue agonie. Jusqu'au bout, il accepte la volonté de
Dieu, dans la foi et la reconnaissance. Enfin, le jour même de Noël, il
rend son âme à Dieu, pendant l'Angélus de midi. Le Pape Jean-Paul II l'a
canonisé le 12 novembre 1989.
Dans un monde
souvent marqué par un matérialisme avide de possession, la pauvreté
évangélique appelle à pratiquer la tempérance et à retrouver le sens de
la gratuité. Que l'exemple du saint frère Albert et la contemplation de
Jésus dans la pauvreté de la crèche, nous encouragent à adopter un style
de vie modeste, au profit des plus pauvres! Nous y trouverons le bonheur
et le salut: Heureux, vous les pauvres: le royaume de Dieu est à
vous! (Lc 6, 20).
Dom Antoine Marie osb, abbé
:
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