Introduction
Les travaux sur la contemplation mystique, livres, articles
de revue, publications de textes et de documents, se sont multipliés dans ces
dernières années à tel point qu’il faudrait, je crois, remonter aux grandes
controverses de la fin du dix-septième siècle sur l’« Oraison de quiétude » pour
trouver une production aussi abondante en ces matières.
Cette littérature ne nous offre ni le spectacle de batailles
rangées comme celles de Segneri et de ses amis contre Molinos et ses disciples,
ni même seulement de duels comme celui de Bossuet et Fénelon : la controverse
cependant n’en est point absente.
Nous assistons à l’heure actuelle à une nouvelle « invasion
mystique » analogue à celle qui caractérise la première moitié du dix-septième
siècle, cette époque magnifique aussi passionnée que la nôtre pour la « vie
intérieure ». Aujourd’hui comme alors, ce mouvement rencontre, et des adeptes
enthousiastes qui, ravis par les beautés et la fécondité de la vie mystique, se
livrent tout entiers au souffle de l’Esprit-Saint entraînant les âmes vers les
sommets, et des spectateurs, ou sympathiques, ou quelque peu défiants, qui font
leurs objections à ce qu’ils seraient tentés d’appeler, ou tout bas ou tout
haut, un engouement, voire une mode. Entre les uns et les autres la controverse
existe, ouvert ou latente, il serait vain et puéril de la nier.
Elle existe aussi du reste entre ceux même qui voient dans ce
mouvement un retour de la piété catholique à ses voies traditionnelles : sur des
points même importants, leurs avis restent partagés.
Beaucoup de ces écrivains, je le sais, admettent
difficilement que la controverse existe, ou du moins ait le droit d'exister :
tous parfaitement orthodoxes, ils entendent n'être que l'écho de la tradition la
plus authentique, des Maîtres catholiques de la vie spirituelle qu'ils ont
étudiés avec amour et dont ils sont également convaincus de suivre fidèlement la
doctrine.
Personne cependant ne peut sérieusement nier qu'il y ait des
divergences de vues au sujet de la contemplation mystique, entre des hommes
versés les uns et les autres dans la pratique de la direction et dans la
connaissance de la littérature ascétique et mystique, ayant les uns et les
autres une longue pratique personnelle de la vie intérieure, et parfois. de la
vie mystique, également zélés les uns et les autres pour promouvoir cette vie
intérieure autours deux et également convaincus que le grand Maître qui seul
peut y faire progresser est Dieu agissant dans les âmes.
On ne peut donc purement et simplement supprimer ou négliger
le fait de cette controverse : à le faire, dans un sens ou dans l'autre, on
risquerait de nuire à la cause de la vraie et seine mystique, que tous veulent
servir, et de provoquer, ou directement ou par réaction, une « déroute des
mystiques » analogue à celle qui marqua la plus grande partie du dix-huitième
siècle.
On le pense bien, la présente note n’a point la prétention de
venir trancher les différends qui partagent des hommes si compétents, ni même de
venir ajouter un numéro de plus à la liste déjà si longue des théories proposées
pour leur solution. Aussi bien, beaucoup des questions actuellement débattues ne
me paraissent pas encore mûres : le désaccord est encore trop grand sur la
manière même de les poser, et trop d'éléments font encore défaut qui serait
nécessaires pour y donner une réponse capable de s'imposer à tous.
La Revue [d’Ascétique et de Mystique] sera toujours très
heureuse de publier les travaux et recherches, les essais de solution, même en
sens divers, dès qu’ils paraîtront de nature à faire avancer ces questions,
entendant bien laisser à ses collaborateurs la pleine liberté de leurs opinions
intra limites Ecclesiæ, mais sans se solidariser avec elles. Je voudrais
pour ma part essayer simplement ici de préciser le point exact du débat,
délimiter les problèmes réels actuellement discutés, en les distinguant
des simples questions de mots, marquer d’où vient la confusion que tous
constatent dans ces discussions, indiquer quelques-uns des moyens qui paraissent
de nature à éclaircir et faire avancer le débat. Peut-être ce simple travail de
méthode, même sommairement fait, ne sera-t-il pas tout à fait inutile.
États mystiques
Une première distinction s’impose entre les questions plus
théoriques touchant la nature de la contemplation mystique et les questions
de conduite pratique à tenir vis-à-vis des âmes qui sont favorisées de
cette contemplation ou qui y semblent appelées. Nous n’insisterons ici que sur
les premiers : les secondes sont, en effet, par-dessus tout des questions d’application,
des corollaires tirés de la réponse donné aux premières, les divergences y
naîtront en grande partie des différences dans l’appréciation d’éléments de fait
et dans le tempérament, les tendances personnelles de chacun ; assez souvent
enfin elles seront moins marquées que sur le terrain de la théorie.
Sur ce dernier terrain nous sommes actuellement, semble-t-il,
en présence de trois grands problèmes : 1. Quelle est la nature
des états mystiques ? 2. Y a-t-il une frontière, un seuil
qui les sépare d’états plus ordinaires, moins élevés, et où faut-il placer ce
seuil ? 3. Qui est appelé à le franchir, peut-on parler de la
vocation mystique comme d’une vocation particulière dans le chemin de la
perfection chrétienne ?
Tout le monde (parmi les théologiens catholiques s’entend)
s’accorde pour distinguer la contemplation mystique des phénomènes
extraordinaires qui peuvent l’accompagner : extases, révélations et visions
distinctes de Notre-Seigneur ou des Saints, stigmatisations, lévitations,
pouvoirs miraculeux, etc. ; même lorsque ces phénomènes accompagnent
habituellement la contemplation, comme ce peut être le cas pour l’extase à
certains degrés de cette contemplation, ils restent distincts de ce qui la
constitue essentiellement.
Tout le monde encore admet que la contemplation mystique
comporte des actes intellectuels et des actes affectifs, que ces actes sont
surnaturels et requièrent le secours de la grâce, qu’il y a donc en eux comme en
tout acte surnaturel une certaine passivité de l’âme sous l’action
divine, plus grande que dans un acte simple naturel ; que, d’autre côté, l’âme,
comme dans tous les actes qui sont vraiment siens, n’y est jamais, même aux
degrés les plus élevés, purement passive.
Tout le monde admet aussi que, comparée à l’oraison mentale
discursive, cette contemplation a un caractère essentiel de simplification
dans les actes intellectuels et affectifs qui la constituent.
Mais quel est l »élément original et caractéristique qui
distingue cette contemplation des oraisons purement ascétiques ? Qu’elles soient
ou non en continuité, puisque tout le monde admet une distinction, un passage,
quel est le constituant essentiel marquant ce passage ?
Réponses et problèmes
Les réponses sont les plus diverses : pour le P. Poulain, la
vraie différence entre les « états mystiques » et « les recueillements de
l’oraison ordinaire, c’est que dans l’état mystique Dieu ne se contente plus de
nous aider à penser à lui et à nous souvenir de sa présence, mais
il nous donne de cette présence une connaissance intellectuelle expérimentale »
. A l’extrême
opposé, le P. Lercher refuse de spécifier la vie mystique par une différence
quelconque dans la manière de connaître, ou même par son caractère de passivité,
l’essentiel en est dans « un simple regard de foi sur les choses divines », elle
consiste « à pénétrer et goûter des choses divines par une assimilation et union
avec elles que produit le Saint-Esprit par l’infusion d’un amour sensible (fühlbar)
pour elles ». Le P. Lamballe lui aussi s’arrête à cette définition « attention
amoureuse simple et fixée sur Dieu » ; mais dans les explications qui précèdent
il insiste sur le caractère de passivité plus grande
et rejoint par là M. Saudreau : « Dans l’état mystique, l’Esprit-Saint substitue
son opération aux opérations de l’activité humaine ; ce n’est pas seulement le
travail de l’âme qui produit en elle lumière et amour, c’est l’Esprit-Saint qui
les verse lui-même, l’âme est mue plutôt qu’elle ne se meut... Tel est le vrai
principe de distinction entre l’état mystique et l’état ascétique. »
Si l’on schématise beaucoup les innombrables réponses faites
à cette première question, réponses trop souvent désespérantes par le vague de
leurs termes et de leurs contours et que par suite cette schématisation risque
de déformer inévitablement
, on peut, je
crois, réduire ces réponses aux hypothèses suivantes :
a) Pour les uns, la caractéristique essentielle de la
contemplation mystique est dans ce qu’elle comporte une connaissance
spéciale, infuse, de Dieu et des choses divines ; l’amour n’est qu’une
conséquence : c’est l’infusion de cette connaissance passive qui fait passer
l’âme dans cet état nouveau.
Mais quel est l’objet immédiat de cette connaissance ? quelle
est sa nature et en quoi se distingue-t-elle des actes de foi ordinaires qui
sont le point de départ de la prière commune ?
On peut la concevoir comme restant purement et simplement
dans le même ordre que notre connaissance de foi ordinaire, utilisant donc les
espèces intellectuelles abstraites de cette connaissance et comme elle les
appliquant par analogie aux choses divines : la seule différence est une
différence dans le degré de certitude, de « réalisation » de cette connaissance
et surtout dans le mode ici tout passif suivant lequel est produit cet
accroissement de certitude. C’est un minimum.
On peut aller plus lopin et dire : la connaissance mystique
reste une connaissance de pure foi, mais tandis que dans la foi ordinaire, nous
n’atteignons pas le caractère intrinsèquement surnaturel de l’acte que nous
faisons, que nous pouvons seulement le déduire, le conjecturer avec plus ou
moins de certitude, ici l’âme expérimente directement, par une action nouvelle
des dons du Saint-Esprit, ce caractère surnaturel de son acte et constate ainsi
immédiatement l’action de Dieu en elle : là est proprement cette expérience de
Dieu ineffable et inexprimable avec nos concepts et nos mots courants, don nous
parlent les mystiques ; là est le fait nouveau qui met un abîme entre ces états
et ceux qui les ont précédés.
D’autres préféreront dire : le caractère propre de la
connaissance mystique est d’être une connaissance angélique, c’est-à-dire un
acte dans lequel notre intelligence recevant de Dieu des espèces purement
intellectuelles connaît sans aucune image qui vienne accompagner cet acte : et,
ajoutent-ils, c’est précisément ce mode de connaître tout différent de notre
mode naturel d’arriver au vrai qui déroute les mystiques, leur donne cette
impression, si nette chez eux, qu’ils entrent dans un monde nouveau,
inexprimable en fonction de leurs expériences ordinaires.
On peut faire un dernier pas et ajouter : ce n’est pas
seulement le terme de l’action divine en elle qu’atteint l’âme élevée à la
contemplation mystique, c’est Dieu lui-même : dans cette contemplation (du moins
dans les états élevés où elle se réalise pleinement) il y a une connaissance
expérimentale, intuitive, de l’être divin. Ce n’est pas la vision béatifique
parce que cette intuition garde une obscurité qui disparaîtra dans le véritable
facie ad faciem de la béatitude : c’est pourtant une connaissance
intuitive parce que l’acte intellectuel qui la constitue est produit sans aucun
intermédiaire qui vienne déterminer la puissance de connaître, mais
immédiatement par l’essence divine elle-même. On ajoute que l’impossibilité d’un
tel acte de connaissance à la fois immédiate et obscure n’est nullement
démontrée par ceux qui le rejettent, et que seule cette hypothèse semble cadrer
pleinement avec les dires des mystiques.
On peut enfin concevoir la contemplation mystique comme un
ensemble d’états ayant des caractères communs de simplification affectueuse
et de passivité, mais formant une échelle de degrés fort différents entre eux :
plus l’âme s’élève, plus ces caractères fondamentaux s’accusent, à mesure
qu’elle passe d’un degré à l’autre et qu’apparaissent successivement en elle les
actes de connaissance et d’amour tout nouveaux dans lesquels d’autres opinions
veulent voir la caractéristique de tout état mystique, tandis que pour
celle-ci, ils ne caractérisent que certains états mystiques plus élevés.
b) Autre conception : l’élément caractéristique est un
acte d’amour infus produit par l’âme sous une action plus immédiate et plus
puissante de Dieu l’attirant à lui. La force de ce mouvement est sans proportion
avec les lumières et les actes plus personnels qui ont précédé : et c’est en se
sentant ainsi entraînée, « ravie », par l’Amour divin d’une façon toute nouvelle
que l’âme a l’expérience, le sentiment de sa présence en elle : la connaissance
mystique n’est pas le point de départ de cet état nouveau, elle n’est que la
conséquence de l’amour infus qui le caractérise.
c) On pourra encore chercher dans une autre direction
et mettre en première ligne, comme caractère spécifique, la passivité
plus grande de l’âme dans la contemplation mystique, qu’on envisage cette
passivité de préférence sous son aspect expérimental, comme expérimental le
témoignage commun des mystiques qu’ils se sentent mus par Dieu ; ou au
contraire qu’on la prenne comme résumant la doctrine des théologiens qui
rattachent la contemplation mystique aux dons de sagesse et d’intelligence dont
le rôle est précisément de mettre plus complètement l’âme sous l’action de
l’Esprit-Saint.
d) Si enfin on ne veut pas chercher dans cette
passivité le trait propre de la contemplation mystique, il semble qu’il ne reste
plus pour la caractériser que les mots d’attention simple et amoureuse
unissant l’âme à Dieu, ou qu’on pourra même avec le P. Lercher identifier
mystique et voie unitive, l’ascétique se confondant avec les voies
purgative et illuminative.
Deuxième problème
Deuxième problème : étant donné la distinction
admise de tous entre la contemplation mystique et les oraisons mentales
inférieures, ou au moins différentes, à quel moment l’âme franchit-elle le
seuil de ce monde nouveau ? Parmi les formes d’oraison décrites par les
auteurs spirituels, quelles sont celles qui doivent figurer ou cette
dénomination générale d’oraisons contemplatives, mystiques ?
L’accord existe pour en exclure la méditation discursive
et l’oraison affective — telle qu’elle est généralement décrite,
c’est-à-dire comportant une notable variété d’affections.
L’accord existe encore au moins pour certains états
d’oraison très élevés et très particuliers dont la description classique est
celle de sainte Thérèse dans sa Vie et dans ses Demeures : tous
appellent mystiques au sens le plus propre du mot les états décrits sous les
noms de mariage spirituel, oraison d’union, et même, peut-on dire, oraison de
quiétude.
Mais entre l’oraison affective qui multiplie encore les actes
des diverses vertus et l’oraison de quiétude bien caractérisée, il y a un nombre
d’états, souvent assez mal définis, dont les frontières sont vagues et parfois
impossibles à marquer, et pour lesquels l’accord n’existe plus : les uns
maintiennent très haut la limite inférieure de la vie mystique, les
autres la font descendre beaucoup plus bas.
Faut-il dire que les formes décrites sous les noms de
quiétude faible, oraison de simplicité ou de simple regard, sont de même nature,
avec une pure différence de degré, que l’oraison d’union ou de mariage
spirituel ? Faut-il admettre à côté de la contemplation mystique infuse,
passive, une contemplation acquise, active, à qui on donnera ou non le
qualificatif de mystique ? Contemplation acquise surnaturelle, impossible
donc sans le secours de la grâce, mais qui reste active, « ordinaire »
, en ce sens
que l’âme de bonne volonté peut y tendre, s’y disposer positivement et y arriver
par ses propres efforts, prévenus et soutenus simplement de la grâce ordinaire
qui lui sera toujours donnée ; contemplation qui par son allure simplifiée et
intuitive offre une analogie avec la contemplation infuse, mais qui s’en
distingue en ce qu’elle ne comporte pas la présence de cet élément affectif ou
intellectuel spécial, original, qui caractérise celle-ci et qui, venant
directement de Dieu, en dehors de toute coopération positive de l’âme, entraîne
comme conséquence la passivité et la gratuité spéciales de cette contemplation
« extraordinaire ».
Faut-il admettre en outre une contemplation naturelle,
une connaissance « mystique » purement naturelle que ses procédés rapprochent
elle aussi de la contemplation infuse proprement dite ? Et dans quelle mesure
les procédés de cette contemplation naturelle sont-ils en continuité avec les
actes de la contemplation acquise surnaturelle ou même de la contemplation
infuse ? Autrement dit, dans quelle mesure cette contemplation infuse est-elle
un état entièrement original et neuf sans attache avec notre vie psychologique
naturelle, ou au contraire suppose-t-elle cette mystique acquise que l’action de
Dieu reprend et transforme du tout au tout dans la mystique infuse en les
élevant à des hauteurs totalement hors de leur portée ?
Troisième problème
Troisième problème : Quel rapport y a-t-il
entre les degrés de la vie morale, de la perfection, et ceux de la vie
mystique ? entre la sainteté et la contemplation mystique infuse ?
Celle-ci est-elle le terme normal de toute vie intérieure
fervente ? Y a-t-il un degré de sainteté où ces dons de Dieu apparaissent
toujours, en sorte qu’une âme qui ne les obtient pas doive nécessairement
attribuer cette privation à son manque de progrès sur le chemin de la
perfection ? Y a-t-il au contraire dans ces états une voie de sanctification
particulière, singulièrement efficace,, qui est même si l’on veut la voie
plus ordinaire de la sainteté héroïque, mais qui n’est cependant pas la seule ?
En sorte que des âmes puissent arriver à la plus haute sainteté sans sortir des
voies de la simple oraison discursive ou affective ou sans être élevées
au-dessus de la contemplation acquise ? Faut-il même aller jusqu’à dire qu’il y
a des âmes naturellement mystiques et d’autres qui ne le sont pas, en sorte que,
le don de Dieu s’accommodant aux divers tempéraments, les premières si elles
sont ferventes seront menées par la grâce dans leur voie propre jusqu’à la
contemplation infuse, les autres au contraire, avec la même ferveur, resteront
dans des voies différentes, non moins sanctifiantes d’ailleurs et non moins
élevées au point de vue de la charité, qui reste la mesure réelle au point de
vue de la sainteté ?
D’autres questions se posent encore, par exemple sur les
degrés ou étapes de la contemplation mystique, leur nombre et leur distinction,
mais on leur attache aujourd’hui (et avec raison) beaucoup moins d’importance
qu’elles n’en ont chez tel ou tel auteur du dix-septième siècle ou du
dix-neuvième, et il semble bien que toute la controverse actuelle gravite, dans
ce qu’elle a de réel, autour des trois problèmes indiqués.
Je dis « dans ce qu’elle a de réel » : car on constate
vite que, dans les écrits où se poursuit cette controverse, assez souvent des
doctrines très différentes à première vue sont, au fond, identiques ou du moins
fort voisines dès qu’on les replace dans le cadre où elles sont nées et qu’on se
remet sous les yeux la question précise à laquelle elles répondent. Autant, en
effet, est vif et universel l’intérêt que soulèvent aujourd’hui les questions de
mystique, autant, serait-on tenté de dire, est grande la confusion qui règne
dans la manière de les poser et de les résoudre. On a parlé récemment de
questions de mots à propos de discussions sur l’existence d’une
contemplation acquise : l’expression pourrait être appliquée à bien d’autres
cas. Et, là même où la divergence de vues est réelle, on est souvent frappé par
le peu de précision du débat : on a l’impression que la discussion piétine, que
les arguments ne portent pas, que les adversaires n’arrivent pas à s’étreindre
réciproquement, que dès lors la lutte peut s’éterniser sans avancer vers une
solution capable de s’imposer aux deux partis.
D’où vient donc cette confusion ? Dans une récente série
d’articles sur La mystique et les doctrines fondamentales de S. Thomas,
le R. P. Garrigou-Lagrange s’est attaché à montrer la répercussion que doivent
avoir sur la mystique les controverses des écoles théologiques modernes touchant
le surnaturel, la foi, l’efficacité de la grâce. Je ne crois cependant pas que
ces controverses soient pour grand chose dans la confusion des discussions
actuelles de mystique : cela seul le prouve qu’on voit divergences et
malentendus se produire et se perpétuer sur ce terrain entre partisans
déterminés de la même école théologique : je sais bien que dans ce cas, ils se
regardent réciproquement comme infidèles à leurs principes communs, mais le fait
subsiste.
Une source plus réelle de confusion est constituée par les
imprécisions et les différences qui persistent dans le vocabulaire et dans la
description des faits auxquels sont appliqués les divers termes de ce
vocabulaire. C’est un lieu commun de constater les sens multiples du mot
mystique, même sous la plume des théologiens et dans des ouvrages
techniques ; pour les uns il restera réservé aux états extraordinaires de la vie
spirituelle dont nous parlions tout à l’heure, pour d’autres il sera applicable
à toute oraison qui n’est pas strictement et proprement discursive ; et certains
iront même jusqu’à faire de vie mystique un synonyme de vie intérieur,
l’opposant à la vie ascétique qui ne comprendra plus que le travail
méthodique de correction des défauts et d’acquisition des vertus morales.
Contemplation s’emploiera ici pour le simple repos d’une pensée purement
philosophique en face de la vérité possédée, ailleurs il sera exclusivement
réservé aux grâces d’oraison infuse et passive. Autant en pourra-t-on dire de
ces mots d’infus, de passif, comme de surnaturel,
extraordinaire..., et en somme de presque tous ceux qu’emploient les
mystiques pour essayer de caractériser leurs expériences et les théologiens
après eux pour expliquer leurs théories.
Imprécision qui du vocabulaire s’étend facilement aux
descriptions d’états mystiques. S’il s’agit d’états élevés, les mystiques
reconnaissent à l’envi la difficulté, voire l’impossibilité pour eux de traduire
convenablement ce qu’ils éprouvent, en langage courant : ils essaient de
suppléer à cette impuissance par des comparaisons et des métaphores : mais
précisément claires et expressives pour eux, risquent d’être appliquées par
d’autres à des états qui sont fort différents des leurs, mais auxquels elles
conviennent cependant aussi d’une certaine manière. Si l’on en vient aux états
intermédiaires entre la méditation pure et simple et ces états élevés, le
passage de l’un à l’autre se fait par degrés le plus souvent insensibles, et il
est difficile de fixer des types bien nets : des formes d’oraison identiques au
fond, seront décrites et classées de façon fort différente suivant qu’on mettra
en lumière tel ou tel de leurs aspects. Et ici interviendra souvent la tendance
si commune à généraliser inconsciemment nos propres expériences, à juger d’après
elles les faits que nous étudions : par suite les uns verront de la passivité
presque partout, d’autres n’en découvriront nulle part ; ou bien, dans une même
oraison de simple regard, l’un marquera les faits qui en font une sorte de
contemplation, l’autre ceux par lesquels elle lui paraît rester une oraison
acquise, active.
Autre source de confusion
Autre source de confusion : la manière
d’interroger la tradition mystique catholique. Tout le monde y fait appel : les
théoriciens les plus intrépides entendent bien eux-mêmes, dans leurs
constructions les plus hardies, ne faire que synthétiser les données de cette
tradition et n’accepteraient aucunement de s’inscrire en faux contre sainte
Thérèse, saint Jean de la Croix ou saint François de Sales. Ce n’est pas ici le
lieu de préciser les principes de méthode qui doivent diriger l’étude des
documents de cette tradition : grosse tâche à réserver pour plus tard ; mais
certaines fautes de méthode sont faciles à constater dès l’abord et suffisent
largement à expliquer les incertitudes de la controverse mystique.
Enquêtes incomplètes d’abord : pour un ouvrage didactique,
mettant ses opinions en formules brèves et épuisant successivement les diverses
questions, on peut à la rigueur se contenter de citer la page où est donnée
ex professo la réponse à telle question et y chercher sans trop de risques
la pensée de l’auteur : mais les grands maîtres de la mystique n’ont guère
d’ouvrages didactiques et méthodiques : comment espérer étreindre vraiment leur
pensée sur des matières si complexes et si fuyantes avec quelques textes ? Tous
les théologiens savent par exemple les difficultés qu’il y a souvent à saisir la
pensée de saint Augustin et quelles patientes analyses de longs développements
il faut entreprendre pour arriver à la démêler avec sûreté. La cas est le même
ici
: or s’est-on
beaucoup livré à ce travail patient et délicat sur les textes de sainte Thérèse
et de saint Jean de la croix que tous invoquent dans les camps opposés ?
Et ce travail lui-même suppose pour être poursuivi avec
succès des études de vocabulaire qui ont bien été ébauchées, au dix-septième
siècle et de nos jours, par exemple pour saint Jean de la Croix, mais qui ne
sont encore qu’ébauchées et qui sont à poursuivre à travers tout le moyen
âge : tant que le mot de Contemplation, par exemple, n’aura pas son
histoire faite, comment mener une étude un peu rigoureuse de la doctrine des
théologiens et des maîtres de la vie spirituelle sur la vita contemplativa
et ses rapports avec la tendance à la perfection ? Et la chose est ici d’autant
plus difficile et nécessaire que l’influence énorme des écrits aréopagitiques a
introduit dans le langage mystique chrétien bon nombre d’expressions venues des
néoplatoniciens grecs ; les contemplatifs, par respect pour l’autorité de Denis,
ont tenu à les conserver dans la description de leurs propres expériences, mais
ce n’a pu être qu’au prix d’un glissement, d’une transposition, qui n’ont
certainement pas contribué à la clarté de ces descriptions et à la rigueur du
vocabulaire. Depuis le moyen âge, sous l’influence surtout de sainte Thérèse,
des précisions se sont opérées dans le langage mystique : d’où danger de les
projeter inconsciemment dans le passé, de les supposer dans des textes, de saint
Thomas par exemple, d’où elles sont absentes. Comme aussi, en présence des
exagérations de certains théoriciens du dix-septième siècle ou du dix-neuvième
siècle qui ont apporté parfois, dans la classification des états mystiques par
exemple, une précision que la matière ne comporte pas, danger de vouloir au
contraire cantonner la théologie mystique dans les formules encore imprécises du
moyen âge, et de rejeter à priori tout l’apport des expériences et des
réflexions du seizième et du dix-septième siècles.
Troisième source de confusion
Troisième source de confusion, la plus profonde
peut-être, c’est que la série de problèmes indiquée plus haut peut être abordée,
et l’est en fait par les divers auteurs, de deux manières, en commençant par le
premier ou par le second. Les uns étudient d’abord les états que tout le monde
s’accorde à qualifier d’états mystiques : ils en recherchent caractères
et éléments essentiels, et, ceux-ci une fois déterminés, s’en servent comme de
critérium pour décider où commence le domaine de la mystique proprement dite.
Les autres partent de l’emploi qu’ils estiment « traditionnel » des mots
mystique et contemplation, marquent d’abord, plus ou moins
explicitement, l’étendue de ce domaine de la contemplation mystique et,
les frontières une fois tracées, recherchent quels sont les caractères communs
et distinctifs des états qu’elles englobent.
A ces deux manières de procéder répondent à peu près deux
méthodes de travail. Les uns et les autres entendent, en général, ne sacrifier
ni la méthode inductive, ni la déduction théologique
:
ils veulent s’appuyer à la fois et sur les principes de la vérité révélée
enseignée par l’Église et sur les faits que permettent de constater les écrits
des mystiques. Mais les premiers s’attachent d’abord à l’étude des faits,
ils constatent l’existence et les caractères de formes élevées et simplifiées
d’oraison, nettement distinctes des formes plus discursives, plus actives, plus
communes, ils s’attachent spécialement à ces hauts degrés qui descriptivement
sont plus faciles à isoler et à individualiser que les degrés intermédiaires ;
et c’est seulement quand ils se sont de leur mieux rendu compte de ces réalités
plus extraordinaires, qu’ils vont demander à la théologie déductive des
principes pour les juger, les expliquer, diriger la conduite des âmes à leur
égard. Les seconds, au contraire, partent du principe révélé que le perfection
de l’âme est dans son union avec Dieu par la charité : ils scrutent la doctrine
des théologiens, de saint Thomas en particulier, sur les conditions de cette
union, sur les opérations de la grâce dans l’âme, sur les vertus et les dons
infus, sur la manière d’agir de l’âme qui en est ornée, sur la prière et l’union
par la contemplation. Ce travail de déduction sera éclairé et soutenu par
l’étude des écrits mystiques, mais à titre de simple secours ; sa base et
son point de départ restent ailleurs, dans les principes théologiques. Et
comme la révélation et la théologie qui la scrute, nous parlent avant tout des
conditions générales de la sanctification chrétienne, fort naturellement cette
seconde méthode mettra surtout en relief dans la vie mystique les aspects par
lesquels elle tient à toute la vie chrétienne, son côté sanctifiant plus que ses
aspects extraordinaires. On s’explique aussi pourquoi les premiers auteurs
auront une prédilection spéciale pour les écrits des mystiques qui, comme sainte
Thérèse, se défendent de faire de la théologie : ils y trouvent les faits
davantage à l’état pur, dégagés de toute théorie ; les autres, au
contraire, auront facilement leurs préférences pour les saints qui comme saint
Jean de la Croix sont à la fois des mystiques et de grands théologiens.
On pourra dire aussi que l’objet propre de la théologie
mystique sera pour les uns l’étude des états d’oraison passifs et
extraordinaires, pour les autres celle des formes les plus hautes (ou même de
toutes les formes) d’union à Dieu par la charité affective.
Tout ceci est très schématisé, mais il paraît indéniable que
les deux tendances existent, pourtant d’une certaine manière sur le terrain
particulier de la mystique les deux tempéraments théologiques qu’on pourrait
personnifier (pour prendre deux exemples dans la même école) par les noms de
deux maîtres aussi éminents que les cardinaux Franzelin et Billot. Mais, tandis
que la théologie dogmatique a ses cadres faits, ses problèmes classés, posés et
ordonnés par une longue tradition, la théologie mystique, beaucoup plus jeune en
tant que groupe distinct de questions, doit en grande partie à ces différences
de méthodes la confusion que tout le monde ressent dans les discussions qui lui
sont consacrées. Ajoutons du reste que le caractère extrêmement délicat des
problèmes qu’elle aborde, y contribue lui aussi pour une bonne part : qu’il
suffise de rappeler, à titre de comparaison, les difficultés bien autrement
considérables dans lesquelles se débattent les maîtres les plus illustres d’une
science comme la pathologie mentale lorsqu’ils veulent définir d’un peu près les
problèmes qu’ils examinent et discutent entre eux.
Que peut-on faire actuellement pour contribuer à simplifier
et ordonner ces discussions encore trop confuses sur les grands problèmes de
mystique ?
Travailler tout d’abord à fixer et préciser le vocabulaire :
tout le monde le demande, mais comment y arriver pratiquement ? Physiciens et
chimistes ont fait un travail analogue pour leurs sciences dans des congrès
internationaux ; avant la guerre, la Société française de Philosophie
avait entrepris la constitution d’un vocabulaire élaboré en commun par ses
membres et dont son Bulletin publiait les articles. Ce n’est pas, en effet, un
individu qui pourra définir et imposer un vocabulaire qui ait chance d’être
universellement adopté : il y faut entente commune et collaboration étendue.
Est-ce irréalisable en matière de théologie, et particulièrement en matière de
théologie spirituelle ? Je ne le crois pas, et souhaite vivement que cette
collaboration soit organisée par ceux qui sont en état de le faire. Je noterai
seulement une chose : si l’on veut aboutir, il faut prendre pour base l’état
actuel des doctrines et des problèmes. Quelle que soit l’exceptionnelle
autorité d’un docteur comme saint Thomas, il ne saurait être question de prendre
son vocabulaire mystique, tel quel, sans y ajouter de précisions ou même y faire
de modifications. Une des causes, en effet, de l’incertitude actuelle de ce
vocabulaire mystique vient précisément de ce que l’on veut trop conserver à la
fois le vocabulaire de tous les grands maîtres qui nous ont transmis la
tradition spirituelle catholique. Leur doctrine est au fond singulièrement une
et continue, mais leur vocabulaire ne l’est pas, ou ne l’est que peu. Si donc
nous voulons pouvoir discuter et travailler avec clarté et précision, il nous
faut avoir pour termes de mystique un sens actuel fixe et net, qu’ils garderont
toujours dans notre bouche, et en fonction duquel il deviendra facile de marquer
la variation du sens de ces mêmes termes à travers les documents de la
tradition.
Autre tâche nécessaire
Autre tâche nécessaire : l’étude systématique
de ces documents de la tradition spirituelle, qu’il s’agisse d’exposés
doctrinaux comme ceux de saint Thomas, de saint Bonaventure, de Suarez ou de
saint François de Sales sur la contemplation par exemple, ou au contraire des
documents comme nous transmettent des faits mystiques comme la Vie de sainte
Thérèse ou celle de Marguerite-Marie: on voit tout de suite que ces deux séries
de documents sont d’ordre très différent au point de vue théologique et doivent
donc être étudiés suivant des méthodes différentes, sous peine de faire de l’à
peu près et de tout brouiller. Je n’insisterai pas davantage ici sur ce travail
pour lequel il existe déjà de bonnes contributions (trop souvent ignorées ou
négligées d’un grand nombre de théoriciens et la mystique) : j’espère avoir
l’occasion d’en parler plus longuement ailleurs.
Troisième nécessité
Troisième nécessité : se rendre nettement
compte de l’ordre dans lequel se commandent les divers problèmes posés plus haut
et les questions accessoires qui s’y rapportent : inutile, en effet, de discuter
indéfiniment des questions dont la solution est commandée par celle d’un
problème plus général sur lequel on ne s’est pas encore mis d’accord. Comment
décider si la contemplation mystique est le terme normal de toute vie intérieure
fervente, tant qu’on n’est pas sûr de s’entendre sur les états d’oraison qui
rentrent ou non dans cette catégorie ? Et comment opérer cette distinction des
oraisons mystiques ou non, si au préalable on n’a pas encore accepté d’un commun
accord, sinon une théorie complète sur la nature intime de la contemplation
mystique, du moins certains caractères suffisamment précis et exclusifs pour
permettre de la distinguer de toute autre forme d’oraison ? Ici, comme dans
tout le reste de la théologie, c’est perdre son temps que de discuter sur les
corollaires alors qu’on est encore divisé sur la thèse elle-même : on accumulera
contre les conclusions de l’adversaire des arguments qui ne porteront pas contre
lui, vu qu’ils supposent des prémisses qu’on ne lui a pas encore fait admettre.
Ce sont là des truismes : mais n’ont-ils jamais été oubliés
dans les controverses récentes ? A-t-on suffisamment dans tous les travaux
qu’elles ont suscité l’impression que l’auteur a cherché tout d’abord à faire un
bilan exact des points sur lesquels il était d’accord avec l’opinion adverse et
à partir de là pour avancer méthodiquement et sans perdre contact ; ou tout au
moins qu’il a nettement indiqué et défini les présupposés de son raisonnement ?
N’a-t-on jamais entrepris de longs travaux pour démontrer à grands efforts
d’érudition ou d’arguments un point particulier qui n’était que le simple
corollaire d’une doctrine plus générale qu’on ne se préoccupait point d’établir
et que supposait toute l’argumentation ? Plus d’une fois ces manques de méthode
sont venus de l’isolement dans lequel ont été préparés des ouvrages de valeur :
faute de connaître un peu largement la littérature catholique des questions,
faute de suivre ce qui se fait au dehors de l’école particulière où l’on a été
formé et du cercle d’idées au sein duquel on s’est habitué à travailler, on
s’illusionne sur l’état réel de tel problème en face de la pensée des
travailleurs catholiques, pris aujourd’hui et dans leur ensemble.
Nécessité donc de sérier les questions, de les aborder
suivant leur ordre naturel de dépendance mutuelle, d’en vérifier surtout les
données exactes et actuelles avant de s’attaquer à leur solution. Mais
par-dessus tout, nécessité de prendre une position nette et bien marquée par
rapport à la double manière signalée plus haut d’entreprendre les études de
mystique : l’une choisissant son point de départ dans les principes
théologiques, l’autre le prenant dans les faits attestés par les documents.
De ces deux méthodes quelle est la meilleure ? Toutes deux
sont bonnes, pourvu qu’on se rende compte de ce que chacune d’elles peut donner
et de ce qu’elles supposent l’une et l’autre comme conception générale de la
mystique.
La vie de beaucoup de saints, canonisés ou non, ne
contiendrait pas, en plus des prodiges extérieurs, un groupe important de faits
extraordinaires affectant leur vie spirituelle, et plus particulièrement leur
vie de prière ; ou au contraire le dépôt révélé contiendrait sur ces faits
particuliers les données positives relativement abondantes qu’il nous
offre sur l’acte de foi ou sur la grâce, les deux méthodes ne se distingueraient
plus véritablement. Mais, en fait, il n’en est pas ainsi.
On le sait, le dépôt révélé, fondement de notre théologie,
nous fournit dans son développement les principes par lesquels l’Église, en des
jugements célèbres, a réprouvé les excès panthéistes ou quiétistes des fausses
mystiques, tout en sauvegardant la place de la contemplation en tant que forme
particulière de prière chrétienne, le dépôt révélé ne nous fournit à peu près
aucune donné positive.
Les grandes synthèses théologiques vont plus loin : saint
Thomas consacre des chapitres entiers à la vie contemplative, aux dons du
Saint-Esprit, au rapt ou à la prophétie : toutefois sur plus d’un point de cet
exposé nous trouvons chez lui une doctrine sûre, communément admise, mais dont
les éléments dogmatiques, pleinement assurés et résistants, pleinement aptes à
servir de base solide pour le travail ultérieur, ne sont pas encore toujours
bien dégagés, bien séparés des vues d’école ou des idées plus personnelles :
peut-être le seront-ils un jour, mais actuellement (et c’est actuellement que
nous avons, nous, à étudier la mystique) ils ne le sont pas encore. De plus nous
trouvons là une doctrine profonde sur la vie commune et normale qui mène à
l’union divine, avec la discussion de quelques cas absolument exceptionnels
comme ceux de Moïse de saint Paul : nous ne trouvons à peu près rien sur les
voies de sanctification spéciales, extraordinaires, sans être pourtant le fait
de quelques rares unités dans l’armée immense des âmes héroïques.
Conclusion
On conclura, je le sais bien, que cela prouve une seule
chose : que l’existence de ces voies extraordinaires était inconnue à toute
l’ancienne tradition et n’est qu’une invention peu heureuse des théoriciens
modernes de la vie spirituelle. Mais pour quiconque lit sainte Thérèse, ou même
les mystiques plus anciens, il me semble bien difficile de trancher ainsi la
question au pied levé et de négliger tout ce qu’ils disent sur l’absolue
gratuité de ces grâces, sur les conditions toutes nouvelles de la marche des
âmes à travers ces voies lorsque Dieu les y place. Et, de fait, les théologiens
plus récents, comme des grands docteurs Carmes du dix-septième siècle chez qui
l’étude de ces voies prend une large part, dépendent en réalité, pour tous ces
développements, surtout des écrits des mystiques. C’est là qu’ils prennent le
vrai point de départ de leurs spéculations, fécondant et éclairant ces données
par des principes de la tradition théologique. Dira-t-on qu’il y a là une
déviation, qu’il faut reprendre la chaîne plus haut ? C’est vite dit : mais
est-on sûr, en voulant ainsi purifier le courant théologique d’apports
adventices, de ne pas l’ap-pauvrir indûment ? Les théologiens modernes ne sont
auprès d’un saint Thomas que d’humbles disciples, c’est bien certain : mais il
n’est pas moins vrai que l’Esprit de Dieu ne s’est retiré de l’Église à aucun
siècle, et que c’est Lui en définitive qui au-dessus des plus hauts génies est
le grand agent des progrès de la pensée catholique d’âge en âge.
Et par là nous atteignons ce qui paraît être le fond ultime
des variations actuelles de méthode dans les études de mystique : les uns
s’attachent à la conception de la mystique qui fut celle des grands docteurs
médiévaux : c’est la science générale de l’ascension de l’âme vers Dieu, de son
union à Lui par la contemplation et l’amour, autrement dit l’étude de tout ce
qui constitue, en termes actuels, la vie, la voie unitive
.
La mystique est ainsi la grande science de la vie spirituelle : le travail de
purification et d’acquisition des vertus morales est préliminaire nécessaire,
étudié autrefois par la morale, aujourd’hui par l’ascétique.
Les autres, au lieu de distinguer entre l’union à Dieu et ses
préliminaires, s’attachent à la distinction plus récemment accusée et mise en
lumière entre le travail d’union à Dieu par les voies ordinaires et communes,
proposée à tous, fait de collaboration humaine plus active à la grâce de Dieu,
et les voies d’union offertes par choix gratuit à certaines âmes, à qui Dieu
demande surtout de se laisser entraîner et dominer plus passivement par son
amour : les premières voies, pouvant conduire en fait de mérite, sinon aussi
vite et aussi facilement, du moins aussi haut que les autres, font l’objet de
l’ascétique, tandis que les secondes seules restent le champ propre de la
mystique. Pour ce groupe de théologiens, cette restriction, cette distinction et
cette spécialisation du terrain proprement mystique est un progrès de la pensée
catholique qu’il y aurait inconvénient à négliger ou à renier. Et l’on voit tout
de suite comment, pour eux, des deux méthodes en question, c’est la deuxième qui
tendra à prévaloir, tandis que la première, plus exclusivement théologique, aura
les préférences de ceux qui estiment meilleur de s’en tenir à la manière de
concevoir les choses des maîtres médiévaux.
Les deux méthodes ou mieux les deux tendances ne se fondront
pas complètement de sitôt : d’un côté, en effet, elles répondent à deux
tendances générales profondes qui divisent les tempéraments spirituels, et de
l’autre elles constituent un cas particulier de ce double mouvement qui porte
les sciences sacrées (pour ne parler que d’elles) à se fragmenter, à mesure
qu’elles se développent, en domaines spéciaux permettant d’étudier un objet
mieux déterminé ; puis, par réaction, par sentiment de ce que perd la pensée à
trop se cantonner, les porte au contraire à reconstituer des groupements
scientifiques d’ensemble, plus riches et conservant mieux toute la continuité et
la complexité de la vie chrétienne : c’est ainsi que la théologie morale s’est
détachée de la théologie en général et que beaucoup aujourd’hui tendent à la
séparer au contraire le moins possible du dogme.
Ce qui importe donc actuellement, pour faciliter le travail
vraiment utile et fécond, pour diminuer les confusions qui risqueraient de le
compromettre ou de l’entraver, c’est d’arriver, en coordonnant les efforts de
tous, à fixer à un vocabulaire précis communément accepté et fidèlement suivi ;
c’est ensuite de multiplier, en fonction de ce vocabulaire, les travaux
méthodiques qui établiront peu à peu le bilan exact de la tradition mystique
catholique ; c’est, plus encore peut-être, que chacun, se rendant compte de
l’existence actuelle de tendances diverses signalées plus haut, évite les
exagérations et les exclusivismes de celle qu’il constate en lui : que, par
exemple, il ne concentre pas son attention sur les faits plus extraordinaires au
point d’en faire une sorte de comparaison étanche, sans liaison presque et sans
continuité avec la vie spirituelle ordinaire ; qu’il ne prétende pas, au
contraire, sous prétexte de fidélité à la tradition, maintenir vocabulaire et
questions dans un état d’imprécision dépassé par les progrès de la pensée
théologique. Ce qui importe encore, c’est d reconnaître que les diverses
méthodes peuvent être utiles pourvu qu’on ne demande à chacune que ce qu’elle
peut donner ; c’est, dans la pratique, d’éviter le mélange des points de vue, de
marquer franchement celui auquel on se place, de s’y tenir exactement et porter
dans les discussions le souci constant de savoir d’abord quel est celui de
l’adversaire ; c’est enfin de reconnaître simplement que bien des questions ne
sont pas encore pleinement mûres, que nous ne pouvons prétendre les résoudre
toutes, nous-mêmes et entièrement, que par conséquent nous ferons souvent œuvre
plus utile et pus féconde en préparant le travail de ceux qui, continuant le
nôtre, mèneront ces questions à leur terme.
Encore une fois, je sens que j’aboutis à d’élémentaires
constatations de bon sens : peut-être cependant les réflexions qui précèdent
leur permettront-elles de n’être pas totalement oiseuses et inutiles
.
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