LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum


À propos de la
contemplation mystique
Joseph de GUIBERT, sj

PROBLÈMES ACTUELS
ET QUESTIONS DE MÉTHODE

Introduction

Les travaux sur la contemplation mystique, livres, articles de revue, publications de textes et de documents, se sont multipliés dans ces dernières années à tel point qu’il faudrait, je crois, remonter aux grandes controverses de la fin du dix-septième siècle sur l’« Oraison de quiétude » pour trouver une production aussi abondante en ces matières.

Cette littérature ne nous offre ni le spectacle de batailles rangées comme celles de Segneri et de ses amis contre Molinos et ses disciples, ni même seulement de duels comme celui de Bossuet et Fénelon : la controverse cependant n’en est point absente.

Nous assistons à l’heure actuelle à une nouvelle « invasion mystique » analogue à celle qui caractérise la première moitié du dix-septième siècle, cette époque magnifique aussi passionnée que la nôtre pour la « vie intérieure ». Aujourd’hui comme alors, ce mouvement rencontre, et des adeptes enthousiastes qui, ravis par les beautés et la fécondité de la vie mystique, se livrent tout entiers au souffle de l’Esprit-Saint entraînant les âmes vers les sommets, et des spectateurs, ou sympathiques, ou quelque peu défiants, qui font leurs objections à ce qu’ils seraient tentés d’appeler, ou tout bas ou tout haut, un engouement, voire une mode. Entre les uns et les autres la controverse existe, ouvert ou latente, il serait vain et puéril de la nier.

Elle existe aussi du reste entre ceux même qui voient dans ce mouvement un retour de la piété catholique à ses voies traditionnelles : sur des points même importants, leurs avis restent partagés.

Beaucoup de ces écrivains, je le sais, admettent difficilement que la controverse existe, ou du moins ait le droit d'exister : tous parfaitement orthodoxes, ils entendent n'être que l'écho de la tradition la plus authentique, des Maîtres catholiques de la vie spirituelle qu'ils ont étudiés avec amour et dont ils sont également convaincus de suivre fidèlement la doctrine.

Personne cependant ne peut sérieusement nier qu'il y ait des divergences de vues au sujet de la contemplation mystique, entre des hommes versés les uns et les autres dans la pratique de la direction et dans la connaissance de la littérature ascétique et mystique, ayant les uns et les autres une longue pratique personnelle de la vie intérieure, et parfois. de la vie mystique, également zélés les uns et les autres pour promouvoir cette vie intérieure autours deux et également convaincus que le grand Maître qui seul peut y faire progresser est Dieu agissant dans les âmes.

On ne peut donc purement et simplement supprimer ou négliger le fait de cette controverse : à le faire, dans un sens ou dans l'autre, on risquerait de nuire à la cause de la vraie et seine mystique, que tous veulent servir, et de provoquer, ou directement ou par réaction, une « déroute des mystiques » analogue à celle qui marqua la plus grande partie du dix-huitième siècle.

On le pense bien, la présente note n’a point la prétention de venir trancher les différends qui partagent des hommes si compétents, ni même de venir ajouter un numéro de plus à la liste déjà si longue des théories proposées pour leur solution. Aussi bien, beaucoup des questions actuellement débattues ne me paraissent pas encore mûres : le désaccord est encore trop grand sur la manière même de les poser, et trop d'éléments font encore défaut qui serait nécessaires pour y donner une réponse capable de s'imposer à tous.

La Revue [d’Ascétique et de Mystique] sera toujours très heureuse de publier les travaux et recherches, les essais de solution, même en sens divers, dès qu’ils paraîtront de nature à faire avancer ces questions, entendant bien laisser à ses collaborateurs la pleine liberté de leurs opinions intra limites Ecclesiæ, mais sans se solidariser avec elles. Je voudrais pour ma part essayer simplement ici de préciser le point exact du débat, délimiter les problèmes réels actuellement discutés, en les distinguant des simples questions de mots, marquer d’où vient la confusion que tous constatent dans ces discussions, indiquer quelques-uns des moyens qui paraissent de nature à éclaircir et faire avancer le débat. Peut-être ce simple travail de méthode, même sommairement fait, ne sera-t-il pas tout à fait inutile.

États mystiques

Une première distinction s’impose entre les questions plus théoriques touchant la nature de la contemplation mystique et les questions de conduite pratique à tenir vis-à-vis des âmes qui sont favorisées de cette contemplation ou qui y semblent appelées. Nous n’insisterons ici que sur les premiers : les secondes sont, en effet, par-dessus tout des questions d’application, des corollaires tirés de la réponse donné aux premières, les divergences y naîtront en grande partie des différences dans l’appréciation d’éléments de fait et dans le tempérament, les tendances personnelles de chacun ; assez souvent enfin elles seront moins marquées que sur le terrain de la théorie.

Sur ce dernier terrain nous sommes actuellement, semble-t-il, en présence de trois grands problèmes : 1. Quelle est la nature des états mystiques ? 2. Y a-t-il une frontière, un seuil qui les sépare d’états plus ordinaires, moins élevés, et où faut-il placer ce seuil ? 3. Qui est appelé à le franchir, peut-on parler de la vocation mystique comme d’une vocation particulière dans le chemin de la perfection chrétienne ?

Tout le monde (parmi les théologiens catholiques s’entend) s’accorde pour distinguer la contemplation mystique des phénomènes extraordinaires qui peuvent l’accompagner : extases, révélations et visions distinctes de Notre-Seigneur ou des Saints, stigmatisations, lévitations, pouvoirs miraculeux, etc. ; même lorsque ces phénomènes accompagnent habituellement la contemplation, comme ce peut être le cas pour l’extase à certains degrés de cette contemplation, ils restent distincts de ce qui la constitue essentiellement.

Tout le monde encore admet que la contemplation mystique comporte des actes intellectuels et des actes affectifs, que ces actes sont surnaturels et requièrent le secours de la grâce, qu’il y a donc en eux comme en tout acte surnaturel une certaine passivité de l’âme sous l’action divine, plus grande que dans un acte simple naturel ; que, d’autre côté, l’âme, comme dans tous les actes qui sont vraiment siens, n’y est jamais, même aux degrés les plus élevés, purement passive.

Tout le monde admet aussi que, comparée à l’oraison mentale discursive, cette contemplation a un caractère essentiel de simplification dans les actes intellectuels et affectifs qui la constituent.

Mais quel est l »élément original et caractéristique qui distingue cette contemplation des oraisons purement ascétiques ? Qu’elles soient ou non en continuité, puisque tout le monde admet une distinction, un passage, quel est le constituant essentiel marquant ce passage ?

Réponses et problèmes

Les réponses sont les plus diverses : pour le P. Poulain, la vraie différence entre les « états mystiques » et « les recueillements de l’oraison ordinaire, c’est que dans l’état mystique Dieu ne se contente plus de nous aider à penser à lui et à nous souvenir de sa présence, mais il nous donne de cette présence une connaissance intellectuelle expérimentale » [1]. A l’extrême opposé, le P. Lercher refuse de spécifier la vie mystique par une différence quelconque dans la manière de connaître, ou même par son caractère de passivité, l’essentiel en est dans « un simple regard de foi sur les choses divines », elle consiste « à pénétrer et goûter des choses divines par une assimilation et union avec elles que produit le Saint-Esprit par l’infusion d’un amour sensible (fühlbar) pour elles ». Le P. Lamballe lui aussi s’arrête à cette définition « attention amoureuse simple et fixée sur Dieu » ; mais dans les explications qui précèdent il insiste sur le caractère de passivité plus grande [2] et rejoint par là M. Saudreau : « Dans l’état mystique, l’Esprit-Saint substitue son opération aux opérations de l’activité humaine ; ce n’est pas seulement le travail de l’âme qui produit en elle lumière et amour, c’est l’Esprit-Saint qui les verse lui-même, l’âme est mue plutôt qu’elle ne se meut... Tel est le vrai principe de distinction entre l’état mystique et l’état ascétique. » [3]

Si l’on schématise beaucoup les innombrables réponses faites à cette première question, réponses trop souvent désespérantes par le vague de leurs termes et de leurs contours et que par suite cette schématisation risque de déformer inévitablement [4], on peut, je crois, réduire ces réponses aux hypothèses suivantes :

a) Pour les uns, la caractéristique essentielle de la contemplation mystique est dans ce qu’elle comporte une connaissance spéciale, infuse, de Dieu et des choses divines ; l’amour n’est qu’une conséquence : c’est l’infusion de cette connaissance passive qui fait passer l’âme dans cet état nouveau.

Mais quel est l’objet immédiat de cette connaissance ? quelle est sa nature et en quoi se distingue-t-elle des actes de foi ordinaires qui sont le point de départ de la prière commune ?

On peut la concevoir comme restant purement et simplement dans le même ordre que notre connaissance de foi ordinaire, utilisant donc les espèces intellectuelles abstraites de cette connaissance et comme elle les appliquant par analogie aux choses divines : la seule différence est une différence dans le degré de certitude, de « réalisation » de cette connaissance et surtout dans le mode ici tout passif suivant lequel est produit cet accroissement de certitude. C’est un minimum.

On peut aller plus lopin et dire : la connaissance mystique reste une connaissance de pure foi, mais tandis que dans la foi ordinaire, nous n’atteignons pas le caractère intrinsèquement surnaturel de l’acte que nous faisons, que nous pouvons seulement le déduire, le conjecturer avec plus ou moins de certitude, ici l’âme expérimente directement, par une action nouvelle des dons du Saint-Esprit, ce caractère surnaturel de son acte et constate ainsi immédiatement l’action de Dieu en elle : là est proprement cette expérience de Dieu ineffable et inexprimable avec nos concepts et nos mots courants, don nous parlent les mystiques ; là est le fait nouveau qui met un abîme entre ces états et ceux qui les ont précédés.

D’autres préféreront dire : le caractère propre de la connaissance mystique est d’être une connaissance angélique, c’est-à-dire un acte dans lequel notre intelligence recevant de Dieu des espèces purement intellectuelles connaît sans aucune image qui vienne accompagner cet acte : et, ajoutent-ils, c’est précisément ce mode de connaître tout différent de notre mode naturel d’arriver au vrai qui déroute les mystiques, leur donne cette impression, si nette chez eux, qu’ils entrent dans un monde nouveau, inexprimable en fonction de leurs expériences ordinaires.

On peut faire un dernier pas et ajouter : ce n’est pas seulement le terme de l’action divine en elle qu’atteint l’âme élevée à la contemplation mystique, c’est Dieu lui-même : dans cette contemplation (du moins dans les états élevés où elle se réalise pleinement) il y a une connaissance expérimentale, intuitive, de l’être divin. Ce n’est pas la vision béatifique parce que cette intuition garde une obscurité qui disparaîtra dans le véritable facie ad faciem de la béatitude : c’est pourtant une connaissance intuitive parce que l’acte intellectuel qui la constitue est produit sans aucun intermédiaire qui vienne déterminer la puissance de connaître, mais immédiatement par l’essence divine elle-même. On ajoute que l’impossibilité d’un tel acte de connaissance à la fois immédiate et obscure n’est nullement démontrée par ceux qui le rejettent, et que seule cette hypothèse semble cadrer pleinement avec les dires des mystiques.

On peut enfin concevoir la contemplation mystique comme un ensemble d’états ayant des caractères communs de simplification affectueuse et de passivité, mais formant une échelle de degrés fort différents entre eux : plus l’âme s’élève, plus ces caractères fondamentaux s’accusent, à mesure qu’elle passe d’un degré à l’autre et qu’apparaissent successivement en elle les actes de connaissance et d’amour tout nouveaux dans lesquels d’autres opinions veulent voir la caractéristique de tout état mystique, tandis que pour celle-ci, ils ne caractérisent que certains états mystiques plus élevés.

b) Autre conception : l’élément caractéristique est un acte d’amour infus produit par l’âme sous une action plus immédiate et plus puissante de Dieu l’attirant à lui. La force de ce mouvement est sans proportion avec les lumières et les actes plus personnels qui ont précédé : et c’est en se sentant ainsi entraînée, « ravie », par l’Amour divin d’une façon toute nouvelle que l’âme a l’expérience, le sentiment de sa présence en elle : la connaissance mystique n’est pas le point de départ de cet état nouveau, elle n’est que la conséquence de l’amour infus qui le caractérise.

c) On pourra encore chercher dans une autre direction et mettre en première ligne, comme caractère spécifique, la passivité plus grande de l’âme dans la contemplation mystique, qu’on envisage cette passivité de préférence sous son aspect expérimental, comme expérimental le témoignage commun des mystiques qu’ils se sentent mus par Dieu ; ou au contraire qu’on la prenne comme résumant la doctrine des théologiens qui rattachent la contemplation mystique aux dons de sagesse et d’intelligence dont le rôle est précisément de mettre plus complètement l’âme sous l’action de l’Esprit-Saint.

d) Si enfin on ne veut pas chercher dans cette passivité le trait propre de la contemplation mystique, il semble qu’il ne reste plus pour la caractériser que les mots d’attention simple et amoureuse unissant l’âme à Dieu, ou qu’on pourra même avec le P. Lercher identifier mystique et voie unitive, l’ascétique se confondant avec les voies purgative et illuminative.

Deuxième problème

Deuxième problème : étant donné la distinction admise de tous entre la contemplation mystique et les oraisons mentales inférieures, ou au moins différentes, à quel moment l’âme franchit-elle le seuil de ce monde nouveau ? Parmi les formes d’oraison décrites par les auteurs spirituels, quelles sont celles qui doivent figurer ou cette dénomination générale d’oraisons contemplatives, mystiques ?

L’accord existe pour en exclure la méditation discursive et l’oraison affective — telle qu’elle est généralement décrite, c’est-à-dire comportant une notable variété d’affections.

L’accord existe encore au moins pour certains états d’oraison très élevés et très particuliers dont la description classique est celle de sainte Thérèse dans sa Vie et dans ses Demeures : tous appellent mystiques au sens le plus propre du mot les états décrits sous les noms de mariage spirituel, oraison d’union, et même, peut-on dire, oraison de quiétude.

Mais entre l’oraison affective qui multiplie encore les actes des diverses vertus et l’oraison de quiétude bien caractérisée, il y a un nombre d’états, souvent assez mal définis, dont les frontières sont vagues et parfois impossibles à marquer, et pour lesquels l’accord n’existe plus : les uns maintiennent très haut la limite inférieure de la vie mystique, les autres la font descendre beaucoup plus bas.

Faut-il dire que les formes décrites sous les noms de quiétude faible, oraison de simplicité ou de simple regard, sont de même nature, avec une pure différence de degré, que l’oraison d’union ou de mariage spirituel ? Faut-il admettre à côté de la contemplation mystique infuse, passive, une contemplation acquise, active, à qui on donnera ou non le qualificatif de mystique ? Contemplation acquise surnaturelle, impossible donc sans le secours de la grâce, mais qui reste active, « ordinaire » [5], en ce sens que l’âme de bonne volonté peut y tendre, s’y disposer positivement et y arriver par ses propres efforts, prévenus et soutenus simplement de la grâce ordinaire qui lui sera toujours donnée ; contemplation qui par son allure simplifiée et intuitive offre une analogie avec la contemplation infuse, mais qui s’en distingue en ce qu’elle ne comporte pas la présence de cet élément affectif ou intellectuel spécial, original, qui caractérise celle-ci et qui, venant directement de Dieu, en dehors de toute coopération positive de l’âme, entraîne comme conséquence la passivité et la gratuité spéciales de cette contemplation « extraordinaire ».

Faut-il admettre en outre une contemplation naturelle, une connaissance « mystique » purement naturelle que ses procédés rapprochent elle aussi de la contemplation infuse proprement dite ? Et dans quelle mesure les procédés de cette contemplation naturelle sont-ils en continuité avec les actes de la contemplation acquise surnaturelle ou même de la contemplation infuse ? Autrement dit, dans quelle mesure cette contemplation infuse est-elle un état entièrement original et neuf sans attache avec notre vie psychologique naturelle, ou au contraire suppose-t-elle cette mystique acquise que l’action de Dieu reprend et transforme du tout au tout dans la mystique infuse en les élevant à des hauteurs totalement hors de leur portée ?

Troisième problème

Troisième problème : Quel rapport y a-t-il entre les degrés de la vie morale, de la perfection, et ceux de la vie mystique ? entre la sainteté et la contemplation mystique infuse ?

Celle-ci est-elle le terme normal de toute vie intérieure fervente ? Y a-t-il un degré de sainteté où ces dons de Dieu apparaissent toujours, en sorte qu’une âme qui ne les obtient pas doive nécessairement attribuer cette privation à son manque de progrès sur le chemin de la perfection ? Y a-t-il au contraire dans ces états une voie de sanctification particulière, singulièrement efficace,, qui est même si l’on veut la voie plus ordinaire de la sainteté héroïque, mais qui n’est cependant pas la seule ? En sorte que des âmes puissent arriver à la plus haute sainteté sans sortir des voies de la simple oraison discursive ou affective ou sans être élevées au-dessus de la contemplation acquise ? Faut-il même aller jusqu’à dire qu’il y a des âmes naturellement mystiques et d’autres qui ne le sont pas, en sorte que, le don de Dieu s’accommodant aux divers tempéraments, les premières si elles sont ferventes seront menées par la grâce dans leur voie propre jusqu’à la contemplation infuse, les autres au contraire, avec la même ferveur, resteront dans des voies différentes, non moins sanctifiantes d’ailleurs et non moins élevées au point de vue de la charité, qui reste la mesure réelle au point de vue de la sainteté ?

D’autres questions se posent encore, par exemple sur les degrés ou étapes de la contemplation mystique, leur nombre et leur distinction, mais on leur attache aujourd’hui (et avec raison) beaucoup moins d’importance qu’elles n’en ont chez tel ou tel auteur du dix-septième siècle ou du dix-neuvième, et il semble bien que toute la controverse actuelle gravite, dans ce qu’elle a de réel, autour des trois problèmes indiqués.

Je dis « dans ce qu’elle a de réel » : car on constate vite que, dans les écrits où se poursuit cette controverse, assez souvent des doctrines très différentes à première vue sont, au fond, identiques ou du moins fort voisines dès qu’on les replace dans le cadre où elles sont nées et qu’on se remet sous les yeux la question précise à laquelle elles répondent. Autant, en effet, est vif et universel l’intérêt que soulèvent aujourd’hui les questions de mystique, autant, serait-on tenté de dire, est grande la confusion qui règne dans la manière de les poser et de les résoudre. On a parlé récemment de questions de mots à propos de discussions sur l’existence d’une contemplation acquise : l’expression pourrait être appliquée à bien d’autres cas. Et, là même où la divergence de vues est réelle, on est souvent frappé par le peu de précision du débat : on a l’impression que la discussion piétine, que les arguments ne portent pas, que les adversaires n’arrivent pas à s’étreindre réciproquement, que dès lors la lutte peut s’éterniser sans avancer vers une solution capable de s’imposer aux deux partis.

D’où vient donc cette confusion ? Dans une récente série d’articles sur La mystique et les doctrines fondamentales de S. Thomas, le R. P. Garrigou-Lagrange s’est attaché à montrer la répercussion que doivent avoir sur la mystique les controverses des écoles théologiques modernes touchant le surnaturel, la foi, l’efficacité de la grâce. Je ne crois cependant pas que ces controverses soient pour grand chose dans la confusion des discussions actuelles de mystique : cela seul le prouve qu’on voit divergences et malentendus se produire et se perpétuer sur ce terrain entre partisans déterminés de la même école théologique : je sais bien que dans ce cas, ils se regardent réciproquement comme infidèles à leurs principes communs, mais le fait subsiste.

Une source plus réelle de confusion est constituée par les imprécisions et les différences qui persistent dans le vocabulaire et dans la description des faits auxquels sont appliqués les divers termes de ce vocabulaire. C’est un lieu commun de constater les sens multiples du mot mystique, même sous la plume des théologiens et dans des ouvrages techniques ; pour les uns il restera réservé aux états extraordinaires de la vie spirituelle dont nous parlions tout à l’heure, pour d’autres il sera applicable à toute oraison qui n’est pas strictement et proprement discursive ; et certains iront même jusqu’à faire de vie mystique un synonyme de vie intérieur, l’opposant à la vie ascétique qui ne comprendra plus que le travail méthodique de correction des défauts et d’acquisition des vertus morales. Contemplation s’emploiera ici pour le simple repos d’une pensée purement philosophique en face de la vérité possédée, ailleurs il sera exclusivement réservé aux grâces d’oraison infuse et passive. Autant en pourra-t-on dire de ces mots d’infus, de passif, comme de surnaturel, extraordinaire..., et en somme de presque tous ceux qu’emploient les mystiques pour essayer de caractériser leurs expériences et les théologiens après eux pour expliquer leurs théories.

Imprécision qui du vocabulaire s’étend facilement aux descriptions d’états mystiques. S’il s’agit d’états élevés, les mystiques reconnaissent à l’envi la difficulté, voire l’impossibilité pour eux de traduire convenablement ce qu’ils éprouvent, en langage courant : ils essaient de suppléer à cette impuissance par des comparaisons et des métaphores : mais précisément claires et expressives pour eux, risquent d’être appliquées par d’autres à des états qui sont fort différents des leurs, mais auxquels elles conviennent cependant aussi d’une certaine manière. Si l’on en vient aux états intermédiaires entre la méditation pure et simple et ces états élevés, le passage de l’un à l’autre se fait par degrés le plus souvent insensibles, et il est difficile de fixer des types bien nets : des formes d’oraison identiques au fond, seront décrites et classées de façon fort différente suivant qu’on mettra en lumière tel ou tel de leurs aspects. Et ici interviendra souvent la tendance si commune à généraliser inconsciemment nos propres expériences, à juger d’après elles les faits que nous étudions : par suite les uns verront de la passivité presque partout, d’autres n’en découvriront nulle part ; ou bien, dans une même oraison de simple regard, l’un marquera les faits qui en font une sorte de contemplation, l’autre ceux par lesquels elle lui paraît rester une oraison acquise, active.

Autre source de confusion

Autre source de confusion : la manière d’interroger la tradition mystique catholique. Tout le monde y fait appel : les théoriciens les plus intrépides entendent bien eux-mêmes, dans leurs constructions les plus hardies, ne faire que synthétiser les données de cette tradition et n’accepteraient aucunement de s’inscrire en faux contre sainte Thérèse, saint Jean de la Croix ou saint François de Sales. Ce n’est pas ici le lieu de préciser les principes de méthode qui doivent diriger l’étude des documents de cette tradition : grosse tâche à réserver pour plus tard ; mais certaines fautes de méthode sont faciles à constater dès l’abord et suffisent largement à expliquer les incertitudes de la controverse mystique.

Enquêtes incomplètes d’abord : pour un ouvrage didactique, mettant ses opinions en formules brèves et épuisant successivement les diverses questions, on peut à la rigueur se contenter de citer la page où est donnée ex professo la réponse à telle question et y chercher sans trop de risques la pensée de l’auteur : mais les grands maîtres de la mystique n’ont guère d’ouvrages didactiques et méthodiques : comment espérer étreindre vraiment leur pensée sur des matières si complexes et si fuyantes avec quelques textes ? Tous les théologiens savent par exemple les difficultés qu’il y a souvent à saisir la pensée de saint Augustin et quelles patientes analyses de longs développements il faut entreprendre pour arriver à la démêler avec sûreté. La cas est le même ici [6] : or s’est-on beaucoup livré à ce travail patient et délicat sur les textes de sainte Thérèse et de saint Jean de la croix que tous invoquent dans les camps opposés ?

Et ce travail lui-même suppose pour être poursuivi avec succès des études de vocabulaire qui ont bien été ébauchées, au dix-septième siècle et de nos jours, par exemple pour saint Jean de la Croix, mais qui ne sont encore qu’ébauchées et qui sont à poursuivre à travers tout le moyen âge : tant que le mot de Contemplation, par exemple, n’aura pas son histoire faite, comment mener une étude un peu rigoureuse de la doctrine des théologiens et des maîtres de la vie spirituelle sur la vita contemplativa et ses rapports avec la tendance à la perfection ? Et la chose est ici d’autant plus difficile et nécessaire que l’influence énorme des écrits aréopagitiques a introduit dans le langage mystique chrétien bon nombre d’expressions venues des néoplatoniciens grecs ; les contemplatifs, par respect pour l’autorité de Denis, ont tenu à les conserver dans la description de leurs propres expériences, mais ce n’a pu être qu’au prix d’un glissement, d’une transposition, qui n’ont certainement pas contribué à la clarté de ces descriptions et à la rigueur du vocabulaire. Depuis le moyen âge, sous l’influence surtout de sainte Thérèse, des précisions se sont opérées dans le langage mystique : d’où danger de les projeter inconsciemment dans le passé, de les supposer dans des textes, de saint Thomas par exemple, d’où elles sont absentes. Comme aussi, en présence des exagérations de certains théoriciens du dix-septième siècle ou du dix-neuvième siècle qui ont apporté parfois, dans la classification des états mystiques par exemple, une précision que la matière ne comporte pas, danger de vouloir au contraire cantonner la théologie mystique dans les formules encore imprécises du moyen âge, et de rejeter à priori tout l’apport des expériences et des réflexions du seizième et du dix-septième siècles.

Troisième source de confusion

Troisième source de confusion, la plus profonde peut-être, c’est que la série de problèmes indiquée plus haut peut être abordée, et l’est en fait par les divers auteurs, de deux manières, en commençant par le premier ou par le second. Les uns étudient d’abord les états que tout le monde s’accorde à qualifier d’états mystiques : ils en recherchent caractères et éléments essentiels, et, ceux-ci une fois déterminés, s’en servent comme de critérium pour décider où commence le domaine de la mystique proprement dite. Les autres partent de l’emploi qu’ils estiment « traditionnel » des mots mystique et contemplation, marquent d’abord, plus ou moins explicitement, l’étendue de ce domaine de la contemplation mystique et, les frontières une fois tracées, recherchent quels sont les caractères communs et distinctifs des états qu’elles englobent.

A ces deux manières de procéder répondent à peu près deux méthodes de travail. Les uns et les autres entendent, en général, ne sacrifier ni la méthode inductive, ni la déduction théologique [7] : ils veulent s’appuyer à la fois et sur les principes de la vérité révélée enseignée par l’Église et sur les faits que permettent de constater les écrits des mystiques. Mais les premiers s’attachent d’abord à l’étude des faits, ils constatent l’existence et les caractères de formes élevées et simplifiées d’oraison, nettement distinctes des formes plus discursives, plus actives, plus communes, ils s’attachent spécialement à ces hauts degrés qui descriptivement sont plus faciles à isoler et à individualiser que les degrés intermédiaires ; et c’est seulement quand ils se sont de leur mieux rendu compte de ces réalités plus extraordinaires, qu’ils vont demander à la théologie déductive des principes pour les juger, les expliquer, diriger la conduite des âmes à leur égard. Les seconds, au contraire, partent du principe révélé que le perfection de l’âme est dans son union avec Dieu par la charité : ils scrutent la doctrine des théologiens, de saint Thomas en particulier, sur les conditions de cette union, sur les opérations de la grâce dans l’âme, sur les vertus et les dons infus, sur la manière d’agir de l’âme qui en est ornée, sur la prière et l’union par la contemplation. Ce travail de déduction sera éclairé et soutenu par l’étude des écrits mystiques, mais à titre de simple secours ; sa base et son point de départ restent ailleurs, dans les principes théologiques. Et comme la révélation et la théologie qui la scrute, nous parlent avant tout des conditions générales de la sanctification chrétienne, fort naturellement cette seconde méthode mettra surtout en relief dans la vie mystique les aspects par lesquels elle tient à toute la vie chrétienne, son côté sanctifiant plus que ses aspects extraordinaires. On s’explique aussi pourquoi les premiers auteurs auront une prédilection spéciale pour les écrits des mystiques qui, comme sainte Thérèse, se défendent de faire de la théologie : ils y trouvent les faits davantage à l’état pur, dégagés de toute théorie ; les autres, au contraire, auront facilement leurs préférences pour les saints qui comme saint Jean de la Croix sont à la fois des mystiques et de grands théologiens.

On pourra dire aussi que l’objet propre de la théologie mystique sera pour les uns l’étude des états d’oraison passifs et extraordinaires, pour les autres celle des formes les plus hautes (ou même de toutes les formes) d’union à Dieu par la charité affective.

Tout ceci est très schématisé, mais il paraît indéniable que les deux tendances existent, pourtant d’une certaine manière sur le terrain particulier de la mystique les deux tempéraments théologiques qu’on pourrait personnifier (pour prendre deux exemples dans la même école) par les noms de deux maîtres aussi éminents  que les cardinaux Franzelin et Billot. Mais, tandis que la théologie dogmatique a ses cadres faits, ses problèmes classés, posés et ordonnés par une longue tradition, la théologie mystique, beaucoup plus jeune en tant que groupe distinct de questions, doit en grande partie à ces différences de méthodes la confusion que tout le monde ressent dans les discussions qui lui sont consacrées. Ajoutons du reste que le caractère extrêmement délicat des problèmes qu’elle aborde, y contribue lui aussi pour une bonne part : qu’il suffise de rappeler, à titre de comparaison, les difficultés bien autrement considérables dans lesquelles se débattent les maîtres les plus illustres d’une science comme la pathologie mentale lorsqu’ils veulent définir d’un peu près les problèmes qu’ils examinent et discutent entre eux.

Que peut-on faire actuellement pour contribuer à simplifier et ordonner ces discussions encore trop confuses sur les grands problèmes de mystique ?

Travailler tout d’abord à fixer et préciser le vocabulaire : tout le monde le demande, mais comment y arriver pratiquement ? Physiciens et chimistes ont fait un travail analogue pour leurs sciences dans des congrès internationaux ; avant la guerre, la Société française de Philosophie avait entrepris la constitution d’un vocabulaire élaboré en commun par ses membres et dont son Bulletin publiait les articles. Ce n’est pas, en effet, un individu qui pourra définir et imposer un vocabulaire qui ait chance d’être universellement adopté : il y faut entente commune et collaboration étendue. Est-ce irréalisable en matière de théologie, et particulièrement en matière de théologie spirituelle ? Je ne le crois pas, et souhaite vivement que cette collaboration soit organisée par ceux qui sont en état de le faire. Je noterai seulement une chose : si l’on veut aboutir, il faut prendre pour base l’état actuel des doctrines et des problèmes. Quelle que soit l’exceptionnelle autorité d’un docteur comme saint Thomas, il ne saurait être question de prendre son vocabulaire mystique, tel quel, sans y ajouter de précisions ou même y faire de modifications. Une des causes, en effet, de l’incertitude actuelle de ce vocabulaire mystique vient précisément de ce que l’on veut trop conserver à la fois le vocabulaire de tous les grands maîtres qui nous ont transmis la tradition spirituelle catholique. Leur doctrine est au fond singulièrement une et continue, mais leur vocabulaire ne l’est pas, ou ne l’est que peu. Si donc nous voulons pouvoir discuter et travailler avec clarté et précision, il nous faut avoir pour termes de mystique un sens actuel fixe et net, qu’ils garderont toujours dans notre bouche, et en fonction duquel il deviendra facile de marquer la variation du sens de ces mêmes termes à travers les documents de la tradition.

Autre tâche nécessaire

Autre tâche nécessaire : l’étude systématique de ces documents de la tradition spirituelle, qu’il s’agisse d’exposés doctrinaux comme ceux de saint Thomas, de saint Bonaventure, de Suarez ou de saint François de Sales sur la contemplation par exemple, ou au contraire des documents comme nous transmettent des faits mystiques comme la Vie de sainte Thérèse ou celle de Marguerite-Marie:  on voit tout de suite que ces deux séries de documents sont d’ordre très différent au point de vue théologique et doivent donc être étudiés suivant des méthodes différentes, sous peine de faire de l’à peu près et de tout brouiller. Je n’insisterai pas davantage ici sur ce travail pour lequel il existe déjà de bonnes contributions (trop souvent ignorées ou négligées d’un grand nombre de théoriciens et la mystique) : j’espère avoir l’occasion d’en parler plus longuement ailleurs.

Troisième nécessité

Troisième nécessité : se rendre nettement compte de l’ordre dans lequel se commandent les divers problèmes posés plus haut et les questions accessoires qui s’y rapportent : inutile, en effet, de discuter indéfiniment des questions dont la solution est commandée par celle d’un problème plus général sur lequel on ne s’est pas encore mis d’accord. Comment décider si la contemplation mystique est le terme normal de toute vie intérieure fervente, tant qu’on n’est pas sûr de s’entendre sur les états d’oraison qui rentrent ou non dans cette catégorie ? Et comment opérer cette distinction des oraisons mystiques ou non, si au préalable on n’a pas encore accepté d’un commun accord, sinon une théorie complète sur la nature intime de la contemplation mystique, du moins certains caractères suffisamment précis et exclusifs pour permettre de la distinguer de toute autre forme d’oraison ?  Ici, comme dans tout le reste de la théologie, c’est perdre son temps que de discuter sur les corollaires alors qu’on est encore divisé sur la thèse elle-même : on accumulera contre les conclusions de l’adversaire des arguments qui ne porteront pas contre lui, vu qu’ils supposent des prémisses qu’on ne lui a pas encore fait admettre.

Ce sont là des truismes : mais n’ont-ils jamais été oubliés dans les controverses récentes ? A-t-on suffisamment dans tous les travaux qu’elles ont suscité l’impression que l’auteur a cherché tout d’abord à faire un bilan exact des points sur lesquels il était d’accord avec l’opinion adverse et à partir de là pour avancer méthodiquement et sans perdre contact ; ou tout au moins qu’il a nettement indiqué et défini les présupposés de son raisonnement ? N’a-t-on jamais entrepris de longs travaux pour démontrer à grands efforts d’érudition ou d’arguments un point particulier qui n’était que le simple corollaire d’une doctrine plus générale qu’on ne se préoccupait point d’établir et que supposait toute l’argumentation ? Plus d’une fois ces manques de méthode sont venus de l’isolement dans lequel ont été préparés des ouvrages de valeur : faute de connaître un peu largement la littérature catholique des questions, faute de suivre ce qui se fait au dehors de l’école particulière où l’on a été formé et du cercle d’idées au sein duquel on s’est habitué à travailler, on s’illusionne sur l’état réel de tel problème en face de la pensée des travailleurs catholiques, pris aujourd’hui et dans leur ensemble.

Nécessité donc de sérier les questions, de les aborder suivant leur ordre naturel de dépendance mutuelle, d’en vérifier surtout les données exactes et actuelles avant de s’attaquer à leur solution. Mais par-dessus tout, nécessité de prendre une position nette et bien marquée par rapport à la double manière signalée plus haut d’entreprendre les études de mystique : l’une choisissant son point de départ dans les principes théologiques, l’autre le prenant dans les faits attestés par les documents.

De ces deux méthodes quelle est la meilleure ? Toutes deux sont bonnes, pourvu qu’on se rende compte de ce que chacune d’elles peut donner et de ce qu’elles supposent l’une et l’autre comme conception générale de la mystique.

La vie de beaucoup de saints, canonisés ou non, ne contiendrait pas, en plus des prodiges extérieurs, un groupe important de faits extraordinaires affectant leur vie spirituelle, et plus particulièrement leur vie de prière ; ou au contraire le dépôt révélé contiendrait sur ces faits particuliers les données positives relativement abondantes qu’il nous offre sur l’acte de foi ou sur la grâce, les deux méthodes ne se distingueraient plus véritablement. Mais, en fait, il n’en est pas ainsi.

On le sait, le dépôt révélé, fondement de notre théologie, nous fournit dans son développement les principes par lesquels l’Église, en des jugements célèbres, a réprouvé les excès panthéistes ou quiétistes des fausses mystiques, tout en sauvegardant la place de la contemplation en tant que forme particulière de prière chrétienne, le dépôt révélé ne nous fournit à peu près aucune donné positive.

Les grandes synthèses théologiques vont plus loin : saint Thomas consacre des chapitres entiers à la vie contemplative, aux dons du Saint-Esprit, au rapt ou à la prophétie : toutefois sur plus d’un point de cet exposé nous trouvons chez lui une doctrine sûre, communément admise, mais dont les éléments dogmatiques, pleinement assurés et résistants, pleinement aptes à servir de base solide pour le travail ultérieur, ne sont pas encore toujours bien dégagés, bien séparés des vues d’école ou des idées plus personnelles : peut-être le seront-ils un jour, mais actuellement (et c’est actuellement que nous avons, nous, à étudier la mystique) ils ne le sont pas encore. De plus nous trouvons là une doctrine profonde sur la vie commune et normale qui mène à l’union divine, avec la discussion de quelques cas absolument exceptionnels comme ceux de Moïse de saint Paul : nous ne trouvons à peu près rien sur les voies de sanctification spéciales, extraordinaires, sans être pourtant le fait de quelques rares unités dans l’armée immense des âmes héroïques.

Conclusion

On conclura, je le sais bien, que cela prouve une seule chose : que l’existence de ces voies extraordinaires était inconnue à toute l’ancienne tradition et n’est qu’une invention peu heureuse des théoriciens modernes de la vie spirituelle. Mais pour quiconque lit sainte Thérèse, ou même les mystiques plus anciens, il me semble bien difficile de trancher ainsi la question au pied levé et de négliger tout ce qu’ils disent sur l’absolue gratuité de ces grâces, sur les conditions toutes nouvelles de la marche des âmes à travers ces voies lorsque Dieu les y place. Et, de fait, les théologiens plus récents, comme des grands docteurs Carmes du dix-septième siècle chez qui l’étude de ces voies prend une large part, dépendent en réalité, pour tous ces développements, surtout des écrits des mystiques. C’est là qu’ils prennent le vrai point de départ de leurs spéculations, fécondant et éclairant ces données par des principes de la tradition théologique. Dira-t-on qu’il y a là une déviation, qu’il faut reprendre la chaîne plus haut ? C’est vite dit : mais est-on sûr, en voulant ainsi purifier le courant théologique d’apports adventices, de ne pas l’ap-pauvrir indûment ? Les théologiens modernes ne sont auprès d’un saint Thomas que d’humbles disciples, c’est bien certain : mais il n’est pas moins vrai que l’Esprit de Dieu ne s’est retiré de l’Église à aucun siècle, et que c’est Lui en définitive qui au-dessus des plus hauts génies est le grand agent des progrès de la pensée catholique d’âge en âge.

Et par là nous atteignons ce qui paraît être le fond ultime des variations actuelles de méthode dans les études de mystique : les uns s’attachent à la conception de la mystique qui fut celle des grands docteurs médiévaux : c’est la science générale de l’ascension de l’âme vers Dieu, de son union à Lui par la contemplation et l’amour, autrement dit l’étude de tout ce qui constitue, en termes actuels, la vie, la voie unitive [8]. La mystique est ainsi la grande science de la vie spirituelle : le travail de purification et d’acquisition des vertus morales est préliminaire nécessaire, étudié autrefois par la morale, aujourd’hui par l’ascétique.

Les autres, au lieu de distinguer entre l’union à Dieu et ses préliminaires, s’attachent à la distinction plus récemment accusée et mise en lumière entre le travail d’union à Dieu par les voies ordinaires et communes, proposée à tous, fait de collaboration humaine plus active à la grâce de Dieu, et les voies d’union offertes par choix gratuit à certaines âmes, à qui Dieu demande surtout de se laisser entraîner et dominer plus passivement par son amour : les premières voies, pouvant conduire en fait de mérite, sinon aussi vite et aussi facilement, du moins aussi haut que les autres, font l’objet de l’ascétique, tandis que les secondes seules restent le champ propre de la mystique. Pour ce groupe de théologiens, cette restriction, cette distinction et cette spécialisation du terrain proprement mystique est un progrès de la pensée catholique qu’il y aurait inconvénient à négliger ou à renier. Et l’on voit tout de suite comment, pour eux, des deux méthodes en question, c’est la deuxième qui tendra à prévaloir, tandis que la première, plus exclusivement théologique, aura les préférences de ceux qui estiment meilleur de s’en tenir à la manière de concevoir les choses des maîtres médiévaux.

Les deux méthodes ou mieux les deux tendances ne se fondront pas complètement de sitôt : d’un côté, en effet, elles répondent à deux tendances générales profondes qui divisent les tempéraments spirituels, et de l’autre elles constituent un cas particulier de ce double mouvement qui porte les sciences sacrées (pour ne parler que d’elles) à se fragmenter, à mesure qu’elles se développent, en domaines spéciaux permettant d’étudier un objet mieux déterminé ; puis, par réaction, par sentiment de ce que perd la pensée à trop se cantonner, les porte au contraire à reconstituer des groupements scientifiques d’ensemble, plus riches et conservant mieux toute la continuité et la complexité de la vie chrétienne : c’est ainsi que la théologie morale s’est détachée de la théologie en général et que beaucoup aujourd’hui tendent à la séparer au contraire le moins possible du dogme.

Ce qui importe donc actuellement, pour faciliter le travail vraiment utile et fécond, pour diminuer les confusions qui risqueraient de le compromettre ou de l’entraver, c’est d’arriver, en coordonnant les efforts de tous, à fixer à un vocabulaire précis communément accepté et fidèlement suivi ; c’est ensuite de multiplier, en fonction de ce vocabulaire, les travaux méthodiques qui établiront peu à peu le bilan exact de la tradition mystique catholique ; c’est, plus encore peut-être, que chacun, se rendant compte de l’existence actuelle de tendances diverses signalées plus haut, évite les exagérations et les exclusivismes de celle qu’il constate en lui : que, par exemple, il ne concentre pas son attention sur les faits plus extraordinaires au point d’en faire une sorte de comparaison étanche, sans liaison presque et sans continuité avec la vie spirituelle ordinaire ; qu’il ne prétende pas, au contraire, sous prétexte de fidélité à la tradition, maintenir vocabulaire et questions dans un état d’imprécision dépassé par les progrès de la pensée théologique. Ce qui importe encore, c’est d reconnaître que les diverses méthodes peuvent être utiles pourvu qu’on ne demande à chacune que ce qu’elle peut donner ; c’est, dans la pratique, d’éviter le mélange des points de vue, de marquer franchement celui auquel on se place, de s’y tenir exactement et porter dans les discussions le souci constant de savoir d’abord quel est celui de l’adversaire ; c’est enfin de reconnaître simplement que bien des questions ne sont pas encore pleinement mûres, que nous ne pouvons prétendre les résoudre toutes, nous-mêmes et entièrement, que par conséquent nous ferons souvent œuvre plus utile et pus féconde en préparant le travail de ceux qui, continuant le nôtre, mèneront ces questions à leur terme.

Encore une fois, je sens que j’aboutis à d’élémentaires constatations de bon sens : peut-être cependant les réflexions qui précèdent leur permettront-elles de n’être pas totalement oiseuses et inutiles [9].


NOTES

[1] Grâces d’oraison : c. 5 n. 3, p. 70, cf. c. 6, n. 8 et c. 1 n. 9, p. 4 : « on appelle mystiques des états surnaturels renfermant une connaissance d’un genre tel que nos efforts, notre industrie ne peuvent arriver à la produire... L’amour ne peut établir une différence spécifique... il faut qu’(elle) soit tirée du genre de connaissance que l’on reçoit ».
[2] La contemplation, Paris, 1912, p. 48.
[3] Faits extraordinaires de la vie spirituelle, 1908, p. 18.
[4] Cette schématisation est nécessaire pour marquer les cadres du débat, mais comme elle ne peut entrer dans toutes les nuances des opinions de chaque auteur, je n’ai pas cru pouvoir mettre de noms et de références pour chaque paragraphe : pour le faire il aurait fallu un volume.
[5] Je prends ici le mot dans son sens le plus large : pour certains la contemplation ordinaire sera l’oraison de quiétude ou d’union, en tant qu’elle s’oppose aux extases, visions, etc., qui constitueront la contemplation extraordinaire. La distinction que je fais ici est notée avec une remarquable précision par Mgr WAFFELAERT dans son introduction au livre de M. MAHIEU, La vie spirituelle (Bruges, 1919, p. 18) :
« Ici nous faisons abstraction pure et simple des dons extraordinaires et gratuits dont Dieu, favorise parfois d’une manière merveilleuse ses âmes de prédilection. Il s’agit donc uniquement de cette contemplation qui, tout en étant surnaturelle, dépend surtout de notre activité personnelle. Dans cette contemplation, nous sommes les sujets actifs et agissants, bien que cette activité soit soutenue par la grâce et plus spécialement par le don de sagesse. Tandis que dans la contemplation surnaturelle en un sens plus restreint et infuse par don gratuit, nous sommes en quelque sorte les sujets réceptifs et passifs, bien que l’intelligence en tant que faculté vitale ne puisse jamais se trouver dans un état de passivité absolue ».
On ne saurait mieux dire ; et plût au ciel que tout le monde parlât avec la nette précision du savant évêque de Bruges.
[6] Un seul exemple : qu’on prenne dans sainte Thérèse le chap. 19 du Chemin de perfection et le chap. 21 (édition Bouix-Peyré, t. 3, p . 95 et p. 109 sq.), on en pourra tirer des textes qui, à première vue, paraîtront également concluants pour établir que toutes les filles de la sainte sont ou ne sont pas appelées à l’union mystique.
[7] Le P. LERCHER cependant estime qu’il n’y a pas grand chose à tirer des confidences faites par les mystiques pour éclairer les questions présentes. En sens contraire, on a reproché au P. POULAIN de s’être borné à un travail de pure psychologie descriptive : ce n’est pas tout à fait exact : s’il fait très large part à la description, il n’oublie pas les questions théoriques.
[8] Le P. LERCHER identifie expressément via unitiva et mystique, via purgativa et illuminativa et ascétique.
[9] REVUE D’ASCÉTIQUE ET DE MYSTIQUE N° 4 – octobre 1920 – Toulouse.

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